Parolesde la chanson Ma Grand-MĂšre par Yvette Guilbert. Ma grand-mĂšre, un soir Ă  sa fĂȘte, De vin pur ayant bu deux doigts, Nous disait en branlant la tĂȘte : Ah ! Que d'amoureux j'eus autrefois ! Combien je regrette. Mon bras si dodu,

On se touche, mon coeur est submergĂ© On se serre l'un contre l'autre, ce n'est pas grand chose Mais ça suffit pour que je me demande ce qui nous attend C'est de la luxure, ça me torture Tu dois ĂȘtre magicienne, car tu viens de RĂ©aliser l'impossible Tu gagnĂ© ma confiance, ne joue pas avec moi, je serai dangereux Si tu m'entubes Car si je me brĂ»le je vais te montrer ce que c'est vraiment d'avoir mal Car j'ai dĂ©jĂ  Ă©tĂ© traitĂ© comme de la merde avant toi Et l'amour est mauvais Ecris le Ă  l'envers*, je vais te montrerPersonne ne me connait, je suis froid Je parcours cette route tout seul Ce n'est la faute de personne d'autre que moi C'est la voie que j'ai choisi de suivre Aussi froid que la neige, je ne laisse entrevoir aucune Ă©motion, alors Ne me demande pas pourquoi je n'aime pas ces sales putes Ces succubes suceuses de sang, qu'est-ce que c'est que cette merde J'ai essayĂ© dans ce rayon-lĂ  mais je n'ai pas eu de veine Ca pue, mais c'est exactement ce Ă  quoi je m'attendais Comme essayer de recommencer depuis le dĂ©but J'ai un trou dans le coeur, je suis une sorte de montagne russe Ă©motionnelle Quelque chose que je ne vais pas poursuivre tant que tu joues avec mes Ă©motions, alors c'est fini C'est comme une explosion Ă  chaque que je te serres dans mes bras, je ne plaisantais pas quand je t'ai dit Que tu me coupes le souffle Tu es une supernova.. et je suis uneJe suis une fusĂ©e spatiale et ton coeur est la lune. Et je suis braquĂ© droit sur toi Droit sur toi 250 mille km, une nuit de Juin sans nuage Et je suis braquĂ© droit sur toi Droit sur toi Droit sur toiJe ferais n'importe quoi Quand je suis avec toi j'ai la tremblote Quand je ne le suis pas, mon corps souffre Avec toi je n'ai aucune force Aucune limite ne m'arrĂȘterait Aucune frontiĂšre, aucune Ă©tendue Pourquoi est-ce qu'on dit ça jusqu'Ă  ce que l'on trouve la personne Que l'on croit ĂȘtre la bonne et une fois qu'on la trouve, ce n'est plus jamais pareil Tu la veux alors qu'elle ne te veut pas Et dĂšs qu'elle te veut, tes sentiments changent Ce n'est pas un concours et je ne suis une conquĂȘte pour personne Je ne regardais pas mais je suis tombĂ© sur toi, tu devais ĂȘtre mon destin Mais il y a tellement de choses en jeu, putain mais combien est-ce que ça coĂ»te Allons Ă  l'essentiel Mais une porte sur ferme sur toi Promets-moi que si je flanche, me brise et reste ouvert Je ne serai pas en train de commettre une erreurJe suis une fusĂ©e spatiale et ton coeur est la lune. Et je suis braquĂ© droit sur toi Droit sur toi 250 mille km, une nuit de Juin sans nuage Et je suis braquĂ© droit sur toi Droit sur toi Droit sur toiAlors au bout d'un an et six mois, je ne suis plus celui que tu veux Mais je t'aime tellement que ça me fait mal Je ne t'ai jamais malmenĂ© Je t'ai ouvert mon coeur en grand J'ai baissĂ© ma garde, je jure devant dieu Je me ferai exploser la cervelle sur tes genoux Je serai lĂ , gisant et mourant dans tes bras Jusqu'aux genoux et je saigne J'essaye de t'empĂȘcher de partir Tu ne veux mĂȘme pas m'Ă©couter, alors merde J'essaye de t'empĂȘcher de respirer Je mets mes deux mains sur ta gorge Je suis assis sur sur toi et je serre Jusqu'Ă  ce que ton cou casse net comme un bĂątonnet d'esquimau Je ne trouve absolument aucune raison valable de te laisser sortir de cette maison Et de te laisser vivre Les larmes ont ruisselĂ© le long de mes joues Puis je t'ai juste laissĂ© partir et donner Et avant d'appuyer le flingue contre ma tempe Je t'ai dis çaEt je ferais n'importe pour toi Pour te montrer combien je t'adore Mais maintenant c'est fini C'est trop tard pour sauver notre amour Promets-moi juste que tu penseras Ă  moi Ă  chaque fois que tu regardes le ciel et vois une Ă©toile car je suis uneJe suis une fusĂ©e spatiale et ton coeur est la lune. Et je suis braquĂ© droit sur toi Droit sur toi 250 mille km, une nuit de Juin sans nuage Et je suis tellement perdu sans toi Tellement perdu sans toi Sans toi Without you

RaymondLull a vécu au 13° siÚcle.Il a pu étudier le judaïsme, l'islam et le christianisme.Il est mort lapidé par des musulmans. Dans le prologue du Livre du Gentil e

Paroles en Anglais Too Many People Traduction en Français Too Many People Too many people going underground Une chanson style reggea Too many reaching for a piece of cake C'est une chanson essentielle de l'album qui est dĂ©diĂ©e Too many people pulled and pushed around Ă  la mĂ©moire de Chico mendĂšs Too many waiting for that lucky break Paul montre ici ses prĂ©occupations Ă©cologiques That was your first mistake Combien de gens s'opposer Ă  une ligne ? You took your lucky break and broke it in two Combien de gens n'ont jamais l'occasion de briller ? Now what can be done for you Si vous pouvez me le dire j'Ă©couterai volontiers You broke it in two Combien de gens sont morts ? Too many people sharing party lines Un trop grand nombre pour moi maintenant Too many people never sleeping late Je veux ĂȘtre heureux, je veux ĂȘtre libre Too many people paying parking fines Un trop grand nombre s'accroche aussi maintenant Too many hungry people losing weight Je veux voir les gens ordinaires vivre paisiblement That was your first mistake Combien de gens vont faire un tour You took your lucky break and broke it in two Combien de gens ne passe jamais de l'autre cotĂ© Now what can be done for you Si vous pouvez me le dire j'Ă©couterai volontiers You broke it in two Combien de gens ont pleurer Too many people breaching practices Un trop grand nombre pour moi maintenant Don't let them tell you what you wanna be Je veux ĂȘtre heureux, je veux ĂȘtre libre Too many people holding back, this is Un trop grand nombre s'accroche aussi maintenant Crazy and maybe it's not like me Je veux voir les gens ordinaires vivre paisiblement That was your last mistake Combien de gens sera pris ? combien de gens I find my love awake and waiting to be Pour l'amour de dieu ? Now what can be done for you Combien de gens ? She's waiting for me Combien de gens ?
Dieuest puissant, il est juste et grand, il peut tout accomplir. Plus grand que nos pensĂ©es, plus grand que nos dĂ©sirs. Il a fait de grandes choses. ÉlevĂ©, il a vaincu la mort, Oui, il vit, mon Dieu est puissant. En son nom j’ai la victoire, Le Seigneur mon Dieu est puissant. Dieu vit en nous, il est parmi nous, il ouvre la voie.
Les paroles de Combien Dieu est grand de Dan Luiten ont Ă©tĂ© traduites en 2 languesLe roi dans sa beautĂ© VĂȘtu de majestĂ© La terre est dans la joieLa terre est dans la joie Sa gloire nous resplendit Lâ€ČobscuritĂ© s'enfuie Au son de sa voix Au son de sa voix Combien Dieu est grand Chantons-le, combien Dieu est grand Et tous verront combien Combien Dieu est grand Car dâ€ČĂąge en Ăąge il vit Le temps lui est soumis Commencement et fin Commencement et fin CĂ©lĂšste trinitĂ© Dieu d'Ă©ternitĂ© Il est l'agneau divin Il est lâ€Čagneau divin Combien Dieu est grand Chantons-le, combien Dieu est grand Et tous verront combien Combien Dieu est grand Son nom est tout puissant Digne de louanges Je chanterai combien Dieu est grand Son nom est tout puissant Digne de louanges Je chanterai combien Dieu est grand Combien Dieu est grand oui Dieu est grand Chantons-le, combien Dieu est grand oui, tous verront Et tous verront combien oui, tous verront Combien Dieu est grand combien Dieu est grand Combien Dieu est grand Chantons-le, combien Dieu est grand Et tous verront combien Combien et tous verront Et tous verront combien Combien Dieu est grandWriters Chris Tomlin, Jesse Reeves & Ed Cash 6 prĂ©fĂ©rĂ©sDerniĂšres activitĂ©s Card'Ăąge en Ăąge, Il vit. Le temps Lui est soumis. Commencement et fin. Commencement et fin . CĂ©leste unitĂ© . Dieu d'Ă©ternitĂ©. Il est L'Agneau Divin. Il est L'Agneau Divin . Combien Dieu est Grand. Chantons-le! Combien Dieu est Grand! Et tous verront combien, combien. Dieu est Grand! Son Nom est tout-puissant. Digne de louanges. Je chanterai combien Dieu est grand If. 1 I J I ! i .I &S-S S ©??ÂŁ ? Stadtbibliothek Zurich, Letztwilliges Geschenk des Herrn Dr. Gottfried Keller sel 1890. W- r-j3h> MMKK iĂ­ĂźfeĂ­ I COLLECTION C03ÂŁJP2*JZTJÂŁ DES CE U y R E S D E TOME PREMIER. A L ET T v h L/ /A. D E lĂź ÏT T I V JLÌ> U il L Jb A MILORD CHARLES ALFRED DE CAITOMBRIDGE, Comte de Plisinth, Duc de Raflingth. Ă©crit es en 173s, N traduites de V Anglais en 1756. ĂȘ ÂŁ**** 4h ^ 7 * L- KL' ^L>-^ LE T T RES D E ÏTT T V V 1 JUJU FANNI A MILORD CHAR'LES ALFRED. PREMIERE LETTRE. Jeudi Ă  midi. .Âpres avoir bien rĂ©flĂ©chi fur votre songe, je vous fĂ©licite , milord, de cette vivacitĂ© d’imagination qui vous fait rĂȘver de si jolies choses. MĂ©nagez ce bien ; une douce erreur est ce qui fait tout l’agrĂ©ment de notre vie, Heureux par de riantes illusions, qu’a-t-on besoin de la rĂ©alitĂ© ? Loin de remplir l’idĂ©e jque nous avions d’elle , souvent elle dĂ©truit A iv S Lettres le bonheur dont nous jouissions. LĂźvrez-vous au plaisir de rĂȘver, & sachez-moi grĂ© de je ne lais quel mouvement qui sait que je m’intĂ©reĂ­Te Ă  tout ce qui vous touche. Je n’ai point dormi, point rĂȘvĂ© ; mais j’ai tant songĂ©, tant pensĂ©, que je crois que je ne pense plus. Adieu, milord. LETTRE II. SĂąmedi Ă  onze heures. J ' - - . J E ne veux point que vous m aimiez, je lie veux point. que vous soyez sĂ©rieux, je Vous dĂ©fends de me plaire , je vous dĂ©fends de m’intĂ©resser. Mon amitiĂ© devient si tendre , qu’elle commence Ă  m’inquiĂ©ter. J’ai Ăźu deux fois votre billet , & j’allois le relire une troisiĂšme , quand je me fuis demandĂ© raison de ce goĂ»t pour la lecture. Adieu, milord, je vous verrai Ă  six heures. Je fuis assez comme vous ; je trouve le matin ennuyeux, le jour long ; on ne s’amuse que le. soir. de mistriss Butler.’ f * A- LETTRE III. Lundi Ă  une heure' Paix, milord, paix, vous ne vous Corrigez point je vous dĂ©fends de me plaire, & vous m’attendrilsez. Votre lettre m’a sait rĂȘver en la lisant quelque chose me disoit que de tous les vices l’ingratitude Ă©toit le plus odieux. Ou je me commis mal, ou mon cƓur n’en est pas capable si vous me prouvez que je vous dois de la reconnoissance, si vous me le prouvez. .... Adieu, milord. LETTRE IV. Mercredi Ă  midi Mais quelle fantaisie vous porte Ă  m’ai- mer, Ă  vous efforcer de me plaire ? Pourquoi me prĂ©fĂ©rer Ă  tant d’autres femmes, qui dĂ©sirent peut-ĂȘtre de vous inspirer ce que vous voulez que je croie que vous ressentez pour moi ?. . Vous dĂ©rangez tous mes projets, vous dĂ©truisez le plan du reste de ma vie une foule d’idĂ©es m’embarraflV ÏO Lettres & m’affiige ; mon cƓur adopte toutes celles qui vous font favorables. Ma raison rejette tous mes vƓux, combat tous mes dĂ©sirs, s’éleve contre tous mes sentimens.... Je fuis restĂ©e hier dans la mĂȘme place oĂč vous m’a- Vez laissĂ©e , j’y fuis restĂ©e long-tems. Quelques larmes tombĂ©es fur mes mains,, m'ont tirĂ©e de ma rĂȘverie_Des larmes!... Ah! sir Charles, si elles Ă©toient un pressentiment... Je ne veux plus vous voir, je ne veux plus vous entendre.... Est-il bien vrai que je ne le veux plus?.... Je ne fais,... Mon dieu, milord, pourquoi m’aimez-vous ? LETTRE V. Vendredi matin. Je vous ai dit que je vous aime, parce que je fuis Ă©tourdie ; je vous le rĂ©pete , parce que je fuis sincere. Par une fuite de cette qualitĂ©, je ne puis vous cacher que votre joie m’a pĂ©nĂ©trĂ©e d’un plaisir si vif, que je me fuis presque repentie de vous avoir fait attendre cet aveu cependant il ne m’engage Ă  rien. Vous savez nos conditions, & je me flatte que vous ne pensez pas qu’elles soient un dĂ©tour adroit pour augmenter vos dĂ©sirs. Mon cƓur vous a parlĂ©, il vous parlera- tou- IĂŻ de mistriss Butler. jours. Soit que l’araour nous unisse, soit que ne pouvant me rĂ©soudre Ă  me donner Ă  vous, la seule amitiĂ© nous lie, vous me trouverez vraie dans tous mes procĂ©dĂ©s. Je ne connois point sart, ou , pour mieux dire, je le mĂ©prise toute feinte me paroĂźt basse. Je vous aime ; mais je crains les suites d’une passion dont je sens que je ferois ma feule affaire. N’abusez pas de ma confiance ; songez que c’est Ă  mon meilleur ami que j’ai avouĂ© mon penchant. Je n’exige pas qu’il appuie les raisons que j’ai de le combattre ; mais je veux que , regardant la confidence que je lui ai faite, comme une marque de mon estime, il oublie mon secret dans les mo- rnens oĂč je ne voudrai pas qu’il se souvienne que je le lui ai dit. LETTRE VI. Dimanche Ă  deux heures. Je ne prierai point le ciel avec vous, mon aimable, ami ; les vƓux que nous lui adressons font trop diffĂ©rais. Vous voulez qu’il vous prive de la vie , si vous devenez infidĂšle ; & moi je lui demande votre bonheur, votre Ă©ternel bonheur, fans examiner si c’est moi qui dois toujours le faire, si je m’expose Ă  r L Lettres vous rendre ingrat, fi je fuis condamnĂ©e Ă  pleurer un jour la perte de votre cƓur. Je fuis Itire , bien sĂ»re , de former alors pour vous Ăźes mĂȘmes souhaits que je forme dans cet instant. DeĂ­ĂŹrer la mort de son amant , plutĂŽt que son inconstance, c'est s’aimer plus que lui; c’est ĂȘtre plus attachĂ©e aux douceurs de l’amour, qu’à l’objet qui nous les fait goĂ»ter. Cette efpece de dĂ©licate J e est sa mie & cruelle ; elle n’est pas dans mon cƓur , elle n’y fera jamais. Je ne vous verrai ce soir que bien tard. Je vais chez miss Jemag.; milord fera ; il parlera de vous peut-ĂȘtre; il vous nommera du moins. N’est-ce rien que d’en- tendre le nom de ce qu'on aime ? LETTRE VII. Lundi matin'. E pourrois vous cacher que je ne vous ai point Ă©crit hier au soir ; mais la plus lĂ©gers tromperie blesse l'amour. Un assoupissement extrĂȘme , je ne sais quelle lassitude m’ont empĂȘchĂ©e de remplir ma promesse. J’ai lu vos deux petites lettres, & puis je me fuis endormie avec elles. EveillĂ©e Ă  neuf heures , j’écris Ă  dix ; mais je ne vous verrai qu’à sept cette certiu^de rĂ©pand un nuage sur mon hu- de mistriss Butler. 13 meur... Mais savez-vous qu’il est difficile de vous rĂ©pondre? Vous Ă©crivez avec tant de dĂ©licatesse ; vous dites si bien, si prĂ©cisĂ©ment ce que vous voulez dire ; une expression si tendre anime votre stile , que vous devez trouver de la sĂ©chereĂ­ie dans le mien. Avez-vous plus d’efprn que moi ? Dans cette occasion je ne veux pas e croire ; mais vous dites tout ce qu’il vous pi ait, moi je dis souvent bien plus que je ne veux, & pourtant bien moins que je ne pense. Mais je vous quitte. J’entends une voix .. Ah, que n'est-ce la vĂŽtre ! LETTRE VIII. Jeudi Ă  dix heures. O U s me priez de penser Ă  vous ; fy pense. En vĂ©ritĂ© , vous m’occupez fans cesse ; mais quoiqu’un mĂȘme objet semble fixer toutes mes idĂ©es , j’ai pourtant sart de les Ă©tendre & de les varier. TantĂŽt regardant sir Charles comme un simple ami, j’aime en lui son esprit, sa douceur , l’amĂ©nitĂ© de son caractĂšre, ses moeurs, fa voix, fa gaietĂ© , ses talens. En songeant qu’il veut ĂȘtre mon amant, je me reprĂ©sente TagrĂ©ment de sa figure, la noblesse de son air , l’élĂ©gance de sa taille, & cette grĂące rĂ©pandue sur tous ses niouveraens. En 14 LettrĂ©s m’avouant le tendre penchant qui nrattire vers lui , je me rappelle les qualitĂ©s de son ame , la bontĂ© de son cƓur, la gĂ©nĂ©rositĂ© , la candeur, sĂ©lĂ©vation de tous ses sentimens ,‱ & puis rapprochant ce que j’ai sĂ©parĂ© , je vois l’aimable portrait fe' former fous mes yeux ; il m’offre un tout.... Ah ! ce tout est tout pour moi. Adieu, milord... Vous faites la mine.... Adieu, sir Charles.... Vous boudez encore... Eh bien, adieu, cher Alfred. LETTRE IX. Vendredi matin. E h ! pourquoi ne vĂłus Ă©crirois-je pas ?Xe puis-je que vous rĂ©pondre ? N’ai-je rien Ă  vous dire , Ă  vous qui me parlez si bien , & dont ì’cloquence est si puissante fur mon ame ? Non trouble est dissipĂ©, mes craintes font Ă©vanouies } je cesse de penser Ă  moi , pour ne penser qu’à vous. Oui, mon cher Alfred * oui, mon aimable ami, je remets entre vos mains ma tranquillitĂ©, mon bonheur; soyez-en s arbitre. Vous mĂ©ritez bien qu’un cƓur qui se donne Ă  vous, borne tous ses foins Ă  vous aimer, tous ses vƓux Ă  vous plaire, tous ses dĂ©sirs Ă  vous rendre heureux. Ah ! ce n’est pas les borner. m de mistriss Butler.’ Is LETTRE X. Dimanche Ă  minuit . jAl peine sortiez-vous de chez moi, que j’ai Ă©tĂ© saisie de cette sorte de chagrin que l’on Ă©prouve lorsque l’on vient de perdre quelque chose, & qu’on veut se dissimuler que cette perte afflige. Seroit-il possible que vous ne puissiez vous Ă©loigner de moi, fans que votre absence ne me causĂąt de la tristesse ? Vous n’en aviez point , vous ; il ne m’a pas paru que vous en ensilez. Vous m’avez dit, Ă  demain ; je pouvois me dire auĂ­si , je le verrai demain. D’oĂč vient me fuis-je dit > il n’y est plus ? hĂ©las ! il n’y est plus,?... Je neveux point vous aimer comme cela. Non , milord , non, je ne le veux pas. Je fuis fĂąchĂ©e, je boude allons, ĂŽtez-vous , laissez-moi... Que votre lettre est tendre ! qu’elle est vive ! qu’elle est jolie ! Je l’aime...Je l’aime mieux que vous; car je vous quitte pour la relire. ' ! ' ”= LETTRE XI. Mardi dans mon Ut , Ă  je ne fais qu’elle heureĂŹ L e sommeil me suit ; pourquoi m’obstiner Ă  le chercher ? II peut calmer le trouble ds Lettres 6 mes sens ; mais la douceur du repos vaut-elle Pagitation que donne l’amour ? Je prends un livre, je le 1 aille c’est votre lettre que je lis ; je la finis, je la recommmence je voudrois ne savoir pas lue, pour la relire encore. Ha ! que vous ĂȘtes cruel ! oui, vous TĂȘtes. Par combien de traits vous vous gravez dans mon cƓur ! Que d’agrĂ©mens vous joignez aux effets ordinaires d’une passion qui n’est dĂ©jĂ  que trop puissante par elle-mĂȘme ! Mais je supprime la consĂ©quence que je voulois tirer de ce raisonnement. C’est bien assez de n’avoir point Ă©crit hier; je ne veux pas vous chagriner par le dĂ©tail des combats de mon ame. Je sens qu’ii m’est difficile de rĂ©sister long- tems Ă  la douce espĂ©rance de vous rendre heureux j’éloigne les occasions , n’est-ce pas avouer que je les crains ? Mais d’oĂč vient que je me sens rĂ©voltĂ©e Ă  la feule idĂ©e ?.... Ne m’a~ vez-vous pas promis une Ă©ternelle amitiĂ© ?.. Je compte fur vos promesses... Cette amitiĂ© dont j’exige les plus fortes assurances, est le prix , Punique prix oĂč je mets mon amour, mes complaisances, Toubli de moi-mĂȘme , tout ce que je puis immoler Ă  vos dĂ©sirs... Je ne promets pas encore un si grand sacrifice... Voyez, mon cher Alfred , examinez en vous-mĂȘme, si vous le souhaitez assez pour le mĂ©riter.... Mon dieu , si vous me trompiez , si vous vous trompiez vous - mĂȘme!... Ce que je pense Ă  prĂ©sent vous fĂącheroit. Adieu.'Demain d’un de mistriss Butler.’ 17 d’un regard d’un souris , d’un mot, vous dissiperez peut-ĂȘtre tout ce qui me reste de raison. ♩flg .. LETTRE XII. Mercredi Ă  minuit. u E votre retour m’a charmĂ© ! QxjoĂŹ , si aimable, Ă­i chĂ©ri , si digne de l’ĂȘtre , & vous avez des craintes, des doutes ! Ah ! n’en ayez jamais. Vous ignorez combien je fuis sincere , & ce qu’un vrai mĂ©rite peut fur mon cƓur. Je trouve tout en vous ; vous rĂ©uniriez toutes les qualitĂ©s dont je fais cas. Qui pourroit vous tromper ? Moi, trahir ce que j’aime l Que ce mot m’a fait d’impreffion ! Quoique l’idĂ©e que vous avez de ma façon de penser soit bien avantageuse , j’ose vous le dire , le tems ni les Ă©vĂ©nemens ne la dĂ©truiront pas je vous l’îtcrois moi-mĂȘme, Ă­i je la connoissois faulTe. Non, je ne serois point flattĂ©e de votre estime , si je la devois Ă  des feintes, si je n’ctois pas sĂ»re de la mĂ©riter. Celui qui s’efforce de se donner un caractĂšre qu’il n’a pas , qu’il dĂ©ment par ses actions, est Ă  mes yeux l’ĂȘtre le plus vil... Mais quel sĂ©rieux ?.... VĂ»yez comme vous m’avez rendue grave...» Miss Betzi a donc ma lettre ? XI ne falloit pas Tome 1. B ig Lettres la lui donner, puisque vous deviez me voir..il Miss Betzi dormira tard ; elle a la mauvaise habitude de dormir ; je ne la verrai demain qu’à trois heures. Elle a cette lettre ; ce n’est rien pour elle. Bon dieu, fi je l’avois, moi, comme je briserois le cachet ! Je la lirais vĂźte, vite, & puis doucement, doucement, & puis je la lirois encore , & puis je la... Mais je ne veux pas tout dire. Adieu. Je vous aime de tout mon cƓur. LETTRE XIII. Vendredi Ă  midi. o us m’avez promis de la reconnoiĂ­Tance, & vous en manquez dĂ©jĂ . M’écrire que je ne vous aime point , ou que je vous aime foi- hlement, c’eiĂŹ ĂȘtre ingrat. Voyez, cherchez, examinez les preuves que vous m’avez donnĂ©es de votre tendresse; & quand vous aurez trouvĂ© celle qui vous paroĂźtra la plus forte , osez la comparer Ă  l’aveu que je vous ai fait de mes senti mens, Ă  cette complaisance qui nvassujettit presqu’à vos volontĂ©s, & convenez que vous ne pouvez rien faire pour moi qui Ă©gale ce que j’ai fait pour vous. Ne me jugez point fur le commun des femmes, jugez-moiiur mon caractĂšre, fur mes principes - fur la fuite DE MISTKISS BULTER. I9 de mes idĂ©es, & voyez quel est le sacrifice que vous exigez. Je sais qu’il est fans prix pour celui qui le demande , qui ì’attend ; mais trop souvent dĂšs qu’il est fait, des que la victime est immolĂ©e , les fleurs qui la paraient se fanent, & l’on n’apperçoit plus en elle qu’un objet ordinaire. Votre comparaison m’a fĂąchĂ©e, tout-Ă -fait fĂąchĂ©e. Comment , avec un esprit juste, avez-vĂłus pu la faire '{ En prenant un engagement, vous risquez , dites-vous , autant que moi. Vous, milord ? HĂ©, quels dangers, quels pĂ©rils votre sexe peut-il redouter en se livrant Ă  ses dĂ©sirs ? Le ridicule prĂ©jugĂ© qui vous permet tout, vous affranchit de la peine la plus vive qui soit attachĂ©e aux foibles- ses de l’amour. Trahi, quitte, haĂŻ de ce qu’it aime , un homme peut toujours se rappeller avec plaisir le tems oĂč il se trouvoit heureux ; tems marquĂ©s par ses triomphes , par une victoire dont le souvenir est toujours flatteur pour fa vanitĂ©. Mais nous qui nous croyons mĂ©prisĂ©es - dĂšs que nous cessons de nous croire aimĂ©es ; nous qui joignons au regret de perdre notre bonheur, la honte de savoir goĂ»tĂ© ; nous dont le front se couvre de rougeur, quand nous nous rappelions les momens les plus doux de notre vie ; pouvons-nous , fans frĂ©mir, Ă©couter un sentiment aimable, il est vrai, mais dont les suites peuvent ĂȘtre Ă­Ăź cruelles ? Risquer , vous ? Ha ! sir Charles, sir Charles, Bi; 2O Lettres je ne suis point contente de vous, je ne le fuis point de moi, je ne le fuis de personne. LETTRE XIV. Lundi Ă  onze heures du soir. Savez-vous bien, mon cher Alfred, que vous m’avez ennuyĂ©e ce soir, tout comme uii autre ? Que maudits soient les colleges , les universitĂ©s, le grec , le latin , le françois , & tous les impertinens livres oĂč Ton apprend Ă  raisonner en dĂ©pit de l’expĂ©rience & de la vĂ©ritĂ© ! MilordMaire en est un exemple admirable. Je ne saurois souffrir que l’on avilisse son ĂȘtre en adoptant ces paradoxes hardis, qui font briller í’esprit aux dĂ©pens du cƓur, & ne tendent qu'Ă  dĂ©truire en nous í’amour du bien & de l’humanitĂ©. On ne me persuadera jamais que la vanitĂ© soit le motif de nos bonnes actions, & la source de nos vertus. Si, dans quelques occasions de ma vie , j’aipu choisir entre le bien & le malque mon intĂ©rĂȘt ou mon amour propre dĂ»t me dĂ©cider en faveur du mal ; que sĂ©lection que j’étois maĂźtresse de faire, ne dĂ»t jamais ĂȘtre connue, ni par- consĂ©quent m’attirer la louange ou le blĂąme ; Ă­ĂŹ dans le profond secret de moi mĂȘme , j’ai prĂ©fĂ©rĂ© le parti le plus gĂ©nĂ©reux , feulement parcs qu’il Ă©toit le meilleur, ne puis-je pas 21 de mistriss Butler.” me dire , m’assurer que la bontĂ© de mon cƓur est indĂ©pendante de l’opinion d autrui ? que j’ai agi par le penchant naturel qui me porte vers le bien ? Laissez dire milord Maire , & croyez, mĂ»n cher Alfred, que les vertus qui font. en vous , ont un principe plus noble que Porgueil. La bontĂ© n’est pas le fruit de la rĂ©flexion nous ne pouvons ni PacquĂ©rir ni la perdre. La vanitĂ© peut en donner l’ap- parence, mais jamais la rĂ©alitĂ©. Cette qualitĂ© est dans notre ame , comme est fur notre visage ce trait de physionomie que Part rend si difficilement, qui nous distingue, & fait qu’a- vec la mĂȘme forme nous ne nous ressemblons point... Mais voyez oĂč cette sotte conversation m’a conduite , Ă  oublier Ă  qui j’écris , Ă  ne pas seulement me souvenir que je vous aime. Adieu, bon soir effet merveilleux de la dissertation , je dors. L E T T R E X V. Lundi.,. O N est bien criminel, quand on a fĂąchĂ© ce qu’on aime. Mais en convenant de fa faute, on mĂ©rite qu’un cƓur gĂ©nĂ©reux Poublie. Vous avez prĂ©venu le pardon que je voulois vous demander cette bontĂ© m’embarraffe. Je B iij 22 Lettres suis dans la position d’un sujet rebelle, qui aprĂšs s’ĂȘtre rĂ©voltĂ© contre son prince , en Ă©prouvant fa clĂ©mence , sent plus vivement le malheur de lui avoir dĂ©plu. On dit que les grands cƓurs en deviennent plus attachĂ©s & plus fideles le mien n’a pas besoin de nouvelles chaĂźnes pour vous aimer. Je me reproche de vous avoir causĂ© un instant d’en- nui. Ce n’est pas assez d’exiler cette lettre, de la trouver indigne d’ĂȘtre avec les autres , il saut la dĂ©chirer , la brĂ»ler, n’en laisser aucunes traces. Ne vous souvenez jamais de mon caprice ; mais souvenez-vous de ma tendresse ; elle ne finira qu’avcc moi. B- LETTRE XVI. Lundi Ă  quatre heures. u E L L E nouvelle , mon cher Alfred ! Je fuis dĂ©solĂ©e. Que vais-je devenir? Ah ! j’avois bien raison de ne vouloir point aimer ! Quoi malade, malade Ă  garder le lit! & je ne puis vous voir, vous donner mes foins ! Non dieu, que mon inquiĂ©tude est vive! VoilĂ  cette lettre que vous me demandez vous espĂ©rez qu’elle vous guĂ©rira que ne puis-je l’efpĂ©rer austĂŹ ! MĂ©nagez-vous bien ; ne m’écrivez point ; envoyez ce soir chez moi ; faites-moi dire de mistriss Butler.' 2z comment vous ferez. J’ai eu la fievre toute la nuit, une migraine horrible ; mais le mal de ce que j’aime me fait oublier le mien. Que je fuis affligĂ©e ! que je vous aime ? W LETTRE XVII. Mardi matin. FE fuis triste, mon cher Alfred, bien triste , ie vous allure... Ne point vous veir pendant que vous souffrez, que vous vous ennuyez !... Ah ! c’est bien moi qui voudrois ĂȘtre votre garde ! Que mes foins feroient complaifans ! Avec quel plaisir je partagerois votre solitude ! Que je vous ai plaint ! Comme le cƓur m’a battu , quand 011 est venu de votre part ! Que ce laquais m’a causĂ© d’émotion ! HĂ©las ! difois- je , que va-t-il m’apprendre ! N’ĂȘtes-vous pas trop aimable de m’avoir Ă©crit? d’avoir rempli la petite feuille ? Pauvre petit malade, je vois d’ici la jolie mine affublĂ©e d’un bonnet de nuit, qui fe rit au nez , parce qu’elle est un peu de travers... Ma fievre n’est rien ; vous la dissiperez en paroiffant. On vouloir me saigner ce matin; mais quelqu’un m’a dit que l’amour est dans le sang. Ah ! je n’en veux point perdre. On m’annonce sir Thomas je vous quitte la sotte chose que la politesse ! II vient B iv 24 Lettres me voir, dit-il. N’est-il pas bien nĂ©cessaire que ce monsieur me voie? Adieu, mon cher, mon aimable, mon tendre ami. Ne sortez point si vous n’ùtes pas mieux ; & si vous sortez, levez bien vos glaces. Ne prenez point l’air, il est trĂšs-froid. LETTRE XVIII. Mercredi Ă  midi. J E m’éveille dans l’instant je me sens reposĂ©e, tranquille; mais Ă  mesure que je reprends mes esprits, une idĂ©e bien chere ramene le trouble dans mon cƓur. Je pense que je ne vous verrai qu’à six heures. Que de momens Ă  passer fans vous ! Mais en s’écoulant , ils amenent celui qui doit vous offrir Ă  mes yeux. Combien de fois me dirai-je , je vais le voir, lui parler , j’entendrai le son de sa voix, ses regards animĂ©s se fixeront !... Ah, le beau bouquet qu’on m’apporte ! Qu’il sent bon ! Je le donnerai Ă  sir Charles. Je n’ai point encore eu le plaisir d’en recevoir un de fa main. Seroit- il moins amoureux que sir Thomas ? II sereit bien dur de l’imaginer. Seroit-il moins galant, moins attentif ? Ho, non, assurĂ©ment. D’oĂč vient donc qu’il ne donne pas de fleurs Ă  fa maĂźtresse ? II fait qu’elle les aime ; il lui prend demistrissButleiu 2s les siennes, & ne lui en prĂ©sente jamais..... Ah ! l’ingrate , qui va songera des bouquets. Et ces lettres charmantes, ces tendres assurances , ces caresses si douces ?.Mais les lettres , j’y rĂ©ponds il dit qu’il aime, moi je le prouve. Les caresses Ă  la vĂ©ritĂ©.... Est-ce donc que je n’en rends jamais ?.. Vous n’aurez point mon bouquet, milord, non , vous ne saurez pas. Sir Thomas qui rĂ©flĂ©chit surtout, qui compare tout, mĂȘme la pluie & le beau tems,- sir Thomas fera bien Ă©tonnĂ©, quand il verra que vous faites l’amour tout de travers. Voyez, dira-t-il, comme il est des gens heureux! ils plaisent, ils rĂ©ussissent, on ne fait pourquoi. Ce lord Charles, par exemple , on Paime Ă  la folie. Que fait-il? II rit, il chante, il fe chauffe ; & moi qui, dieu merci, fuis lord aussi, & des plus gros qui fe fassent dix milles Ă  la ronde , j’ai beau me parer, me parfumer , prĂȘter des livres , ouvrir la porte au petit chat , donner des bonbons , des bouquets i autant de perdu. Miss Betzi n’en tient compte, & me hait comme la peste. Adieu, sir Charles, point de bouquet pour vous. LETTRE XIX JeusĂźi Ă  minuit au coin de mon feu. J" e ne veux pas me coucher, non, je ne le veux pas ; je veux rester lĂ . Jen’aime de mou a S Lettre s. appartement que l’endroit oĂč je suis. Ma chambre est un pays Ă©tranger pour moi je ne vous y ai jamais vu. Ici , tout est vif, tout est riant, tout a reçu l’empreinte cliĂ©rie ; ce cabinet est tout mon univers. Mais, mon cher Alfred, vous Ăštes encore avec les autres. Dans une heure, dans deux peut-ĂȘtre, vous ferez avec moi. Votre main, cette main que j’aime, tracera les pensĂ©es dĂ©licates de votre ame ; elle m’apprĂ«tera le plus grand des plaisirs. Qu’il est doux de porter ses regards fur les expressions tendres & passionnĂ©es d’un amant que l’on adore, de se rĂ©pĂ©ter les noms flatteurs qu’il nous donne ! Je fuis donc voire maUrestfe , votre chere muĂźtrejjĂš , votre amie , votre premiere amie ? Vous ne vivez point loin de moi ? Vous ne sentez votre existence que lorsque t instant oh vous m'allez voir approcheĂ­ Quoi f c’est moi qui anime cette jolie machinĂ© ? C’est le feu de mon amour qui lui donne, & le mouvement & la grĂące avec laquelle elle se meut ? Dis le moi cent fois , mille fois, dis le moi toujours. Qu’il Ă©toit aimable ce soir ! N’avoir pas vu que cette femme Ă©toit belle ! N’avoir vu que moi ! Ah , que je vous aime ! Je vous aime tant, que si vous Ă©tiez lĂ , je vous aimerois trop. LETTRE XX. Dimanche ausoir. ous me demandez avec vivacitĂ© ce que je pense j & quand je vous le dis , vous doutez de la vĂ©ritĂ© de ma rĂ©ponse. Pourquoi donc ce doute ? Si je voulois me taire, Ă­ĂŹ je me fuis fait presser pour parler, c’est qu’il est des choses qu’il est inutile de dire, parcs qu’on ne peut jamais prouver qu’on les pense. J’étois dans ce moment comme un enfant qui s’apperqoit qu’il est petit, en voyant'placĂ© bien haut ce qu’il voudroit avoir. Ne me montrez jamais cette dĂ©fiance injurieuse ; elle me rĂ©voltĂšrent ; & si je boudois, je bouderois bien jfort. Je ne vous dis point que je vous aime ; vous douteriez de ma sincĂ©ritĂ©. Non, dit-il, ce n’est point cela , assurĂ©ment.... Impertinent , malhonnĂȘte, que cela vous arrive une autre fois, vous verrez. i\dieu, milord oh! trĂšs-milord, je vous assure. Votre grĂące, si vous m’obstinez. * 3 * 28 Lettres M » LETTRE XXL Mardi dans mon lit , malade comme un chien. -Elle a chagrinĂ© celui qu’elle aime au lieu du plaisir qu’elle pouvoit lui donner, qu’il attendoit, qu’il mĂ©ritoit, elle lui a causĂ© de la peine, elle l’a fait gronder, bouder. II a chiifonnĂ© la lettre qu’il auroit baisĂ©e , ^ il l’a battue , mordue , dĂ©chirĂ©e ; il en a mangĂ© la moitiĂ© ; il est fĂąchĂ©, bien fĂąchĂ© ne voilĂ -t-il pas de belles affaires ?... Oh ! la laide. Allons vite, Ă  genoux ; demandez pardon, mauvaise ; oui, Ă  genoux.... Elle rĂ©siste, je crois. Ah ! je vous appendrai Ă  ĂȘtre mĂ©chante !... Joignez les mains, dites comme moi.... Mon cher amant, je vous prie de me pardonner ; je ne le ferai plus ; non , jamais. Et vous , mon cher Alfred, re- levez-la ; qu’un doux souris lui prouve que vous ĂȘtes capable d’oublier ses fautes. Ah qĂ , la paix est faite , n’est-ce pas ? Oh oui, elle est faite. s- sDE mistriss Butler 29 lettre XXII. Mereredi Ă  trois heures. J"e vous attends. Mes yeux font fixĂ©s fur l’aiguille de ma montre; qu’elle va lentement! Dans deux heures elle volera il me le semblera du moins.... II va donc venir cet amant si tendre, si aimĂ©, si digne de l’ĂȘtre. Hier il Ă©toit lĂ  j’occupe la place qu’il remplisloit ; j’ai du plaisir Ă  me voir sur le siĂ©gĂ© oĂč il Ă©toit , oĂč il sera bientĂŽt j’appuie ma tĂȘte au tnĂšme endroit qui sou- tenoit la sienne. Quelle ridicule propretĂ© ! De quoi se font-ils mĂȘlĂ©s d’enlever la poudre de ses cheveux ? Ah ! qu’on me laisse tout ce qui vient de lui, tout ce qui le reprĂ©sente Ă  mon cƓur, Ă  mes 'yeux! Fuis-je trop multiplier des images si cheres? Mais je souffre, mon cher Alfred, je souffre beaucoup j’ai une migraine affreuse, j’en suis bien-aise. J’ai besoin qu’un peu de mĂ©lange de bien & de mal me rappelle Ă  moi-mĂȘme. Depuis quelque te ms je me trouve si heureuse, que mon bonheur m’in- quiete ; je consens qu’il soit troublĂ© ; mais si quelque Ă©vĂ©nement doit le dĂ©truire , je prie le ciel que ce soit ma mort. J’emporte- rai dajas le tombeau la douce certitude d’ùtre 30 Lettres aimĂ©e de vĂČus ; je la conserverai pendane toute l’éternitĂ© ; ou Ă­ĂŹ la voix terrible de Fange m’appelle , je vous chercherai dans cette vallĂ©e immense ; & de quelque cĂŽtĂ© que vous soyez, ma place sera prĂšs de vous... VoilĂ  bien de quoi me faire gronder peut- on ĂȘtre triste comme cela ? Ah la maudite tĂšte ! c'est elle qui dicte ces accens plaintifs. Vous allez paroĂźtre ; la joie va ranimer la pauvre malade. LETTRE XXIII. Vendredi Ă  minuit. Vous croyez que je dors peut-ĂȘtre, j’ai bien autre chose Ă  faire vraiment. On ne fut jamais plus Ă©veillĂ©e, plus folle, plus.... je ne fais quoi. Je songe Ă  ce merveilleux anneau dont on a tant parlĂ© ce soir on me le donne, je l’ai , je le mets Ă  mon doigt, je fuis invisible, je pars, j’arrive... oĂč? Devinez... Dans votre chambre j’attends votre retour ; j’asiiste Ă  votre toilette de nuit, mĂȘme Ă  votre coucher. Cela n’est pas dans Fexacte dĂ©cence ; mais je suppose que milord est modeste. Vos gens retirĂ©s, vous endormi, il semble que je n’ai plus qu’à m’en retourner. Ce n’est pas mon dessein, je reste.... de mis tris s Butler.’ z r Mais croyez-vous que je respecte votre sommeil >. Point du tout pan, une porcelaine ou un bronze sur le parquet crac le rideau tirĂ© pouf, mon manchon sur le nez... Mais sir Charles s’éveillera ; l’esprit rira ; il sera reconnu , attrapĂ© , saisi par une petite patte qui le tiendra bien. On n’a point de force quand on rit ; & puis le silence, la nuit, l’amour.... Haie, haie, vĂźte, vite, qu’on m’îte Panneau bon dieu , oĂč m’al- loit-il conduire ? Je ne voudrois pas savoir, cet anneau ; je craindrois d’en faire trop d’usage. Le dĂ©sir est dans notre cƓur une source de bien oĂč nous puisons indiscrĂštement elle nous paroĂźt intarissable ; & ce n’est que lorsqu’elle est Ă©puisĂ©e, que nous sentons que nous devions la mĂ©nager. Si j’a- vois le pouvoir de ne jamais m’éloigner de vous, je perdrois le plaisir de vous souhaiter, de vous attendre, & peut-ĂȘtre celui de vous plaire. Je ne veux point de Panneau. Adieu, mon aimable ami; adieu, le moi que j’aime mieux que moi-mĂȘme. LETTRE XXIV. Samedi dans mon lit bien tard, IPourquoi disiez-vous du mal de votre lettre ? Elle est si bien ! Le langage de vvtrs 3 * Lettres cƓur pourroit-il me plaire moins que celui de votre esprit ? Je ne puis ĂŽter du mien cette femme que vous aimiez , qui vous a pu trahir je la plains, elle a Ă©tĂ© bien malheureuse de ne pas connoĂźtre le prix d’un amant tel que vous. C’est un avantage pour ceux qui pensent mal, de ne jamais penser mieux. Une ame capable de revenir de ses erreurs , s’abandonneroit Ă  des regrets trop vifs, en se les rappellant. Combien cette femme gĂ©miroit,’si, plus Ă©clairĂ©e, elle pou- voit comparer ce qui lui reste, Ă  ce qu’elle a perdu !... Mais elle est morte, je crois ne m’avez-vous pas dit qu’elle est morte ? Ah ! je veux le croire.... Ce que vous sentes pour moi, ne ressemble donc point Ă  ce que vous sentiez pour elle. Dois-je ĂȘtre flattĂ©e de cette diffĂ©rence ?... Ah ! mon dieu, y penser deux ans, avec un chagrin, une colere!.. Alais elle est morte ; & puis, que me fait un tems Ă©loignĂ© ?... Oui, Ă©loignĂ©, mais point oubliĂ©.... J’ai des vapeurs.... de l’humeur, je crois.... Venez, Pope que la justesse de vos idĂ©es dissipe la bisarJerie des miennes. Tout est bien comme il est ; vous le dites & vous le persuadez.... Mais est-il nĂ©cessaire Ă  l’harmonie du monde, Ă  cette chaĂźne qui embrasse tout, que sir Charles ait aimĂ© cette mĂ©chante femme, peut-ĂȘtre mille fois plus ?... Pope m’ennuie. Cela est fort, j’en conviens; mais qu’est-ce donc qui me fait tant de peine ? En de mistriss Butler . 1 33 En vĂ©ritĂ©, je fuis comme un avare qui pleure auprĂšs de son trĂ©sor, parce qu’il vient de penser pour la premiere fois qu'u n autre en' a peut-ĂȘtre possĂ©dĂ© un plus riche. Cette femme pouvoit avoir plus que moi ; mais ce que j’ai n’est-il donc rien ? Mon partage me ren- doit herueufe hier, ce matin encore ; 011 ne m’a rien ĂŽtĂ© ; ma situation n’a point changĂ© d’oĂč vient que mon cƓur s’obstine Ă  la trouver moins douce ?... Ah ! Ă­ĂŹr Charles » sir Charles, un de nous deux a tort. LETTRE XXV. Lundi , L a , doucement comme vous grondez l Mais n’ai-je pas raison de me rĂ©volter quelquefois contre un penchant qui change mon cƓur, qui n’y laisse plus de place pour ceux qui doivent m’ĂȘtre chers, qui me l’ont toujours Ă©tĂ©? Ne puis-je, fans vous fĂącher, regretter un peu le tems oĂč tout me plaisoit, oĂč tout m’amusoit? Miss Betzi que j’aime si tendrement, dont la vivacitĂ© , l’efprit& l’en- jouement faisoientmes dĂ©lices ; miss Betzi qui m'est si attachĂ©e; hĂ© bien! hiers... elle ne m’ennuyoit pas; non, elle ne peut jamais m’en- Totne L C Lettres 34 nuyer ; mais je trouvois qu’on tardoit bien Ăą venir la reprendre. Vous ne sauriez croire combien je me reproche cet instant oĂč j’ai pu manquer en secret Ă  l’amitiĂ©, & trouver de trop une amie vĂ©ritable , Ă©prouvĂ©e, une amie que je prĂ©fĂ©rĂ© Ă  tout. Et pourquoi desirois-je qu’elle s’en allĂąt? Pour ĂȘtre feule avec vous; pour Ă©couter ces folles raisons , qui chaque jour me paroi lien t moins extravagantes, & qui me persuaderont insensiblement. Vous vous plaignez; vous dites que ce que je sens pour vous , n’est pas de l’amour vous avez bien raison. Non, ce n’en est point c'est bien mieux, c’est bien plus, c’est l’assemblage de tous les sentimens qui peuvent toucher un cƓur pour l’objet le plus digne d’inspirer tous ceux qu’il est possible de ressentir. LETTRE XXVI. J[ L y a deux heures que je vous voyois encore , mon cher Alfred ; mais le plaisir de vous avoir vu n’est point effacĂ© de mon cƓur. J’ai toujours devant les miens ces yeux oĂč l’amour se peint, & dont le feu me pĂ©nĂ©trĂ©. Je sens cette main chĂ©rie qui presse doucement la mienne; j’entends le son enchanteur de cette voix qui me plaĂźt tant_Mais par quel bonheur ai-je pu vous toucher ? Qui m’eĂ»t dit de mistriss Butler.’ Zs que l’amour me combleroit de ses biens, moi qui dĂ©daignois ses faveurs?... Que la douceur & l’agrĂ©mentde votre conversation m’ont charmĂ©e ce soir !... Savez-vous que rien n’est plus aimable que cet air de confiance & d’in- timitĂ© avec lequel vous m’avez parlĂ© ?... FĂ©- ĂŹicitĂ©z-moi, mon cher amant ; j’ai un ami vĂ©ritable, un ami que rien n’égale; & vous, mon tendre ami, partagez ma joie, j’ai un amant adorable. A quel ĂȘtre bienfaisant m’a- dreflerai-je pour le prier de me les conserver tous deux ? Ah ! l’ami me restera , il me restera toujours; je lui sacrifierois l’amant, Ă­ĂŹ jamais il l’exigeoit. Ne me grondez point, mon cher Alfred ; jc ne veux pas sĂ©parer ces titres prĂ©cieux. Si votre cƓur m’en retiroit un, croyez que le mien les chĂ©riroit encore tous deux , mais en secret. L’ame de votre amie est noble, elle est fiere; elle sauroit vous cacher un feu qu’ellc ne pourroit Ă©teindre , qu’elle ne desireroit pas d’éteindre. Elle Vous aimeroit inconstant, lĂ©ger, mais jamais perfide.... Ah ! si vous me trompiez, si sombre mĂȘme de !a faussetĂ© !... Si milord n’étoit pas... Mais ii est... Il est lui. Z6 Lettres A' LETTRE XXVII. Jeudi au soir. ous avez raison de vous plaindre j’aĂ­ mal fait de dĂ©chirer ma lettre, ce procĂ©dĂ© a quelque chose de dĂ©sobligeant. Mais, mon cher Alfred, vous avez tout pris, tout rassemblĂ© j vous verrez tout ce que je voulois cacher. Le billet que vous avez reçu de ma main, Ă©toit l’expreĂ­sion rĂ©flĂ©chie de mon ame » l’autre est i’ouvrage de la nuit, & de la plus folle imagination. Ce n’est pas que je rougisse de vous laisser voir des dĂ©sirs qui naissent des vĂŽtres ce n’est point dans mes sens que j’en trouve la source ; c’est dans mon cƓur, c’est dans le vĂŽtre, c’est dans L’idĂ©e flatteuse de vous rendre heureux. Le plaisir que j’attcnds d’un moment si doux, n’a pour objet que vous-mĂšme. Quand votre bouche m’assure qu’il dĂ©pend de moi de vous procurer un bien au dessus de tous ceux que la fortune vous a donnĂ©s, pour lequel vous les cĂ©deriez tous ; quand vos yeux attachĂ©s fur les miens, me tiennent un langage plus sĂ©duisant encore ; en vĂ©ritĂ© , je hais le prĂ©jugĂ© qui m’arrĂšte. Quand je veux faire le bonheur d’un amant si cher, je me promets de vaincre ma rĂ©pugnance ; & puis, mon cher Al- de mĂŻstriss Butler. Z7 fred , je ne fais comment je reviens Ă  mes premiĂšres craintes. Je me livre Ă  de tristes rĂ©flexions eh ! pourquoi m’y abandonner ? N’est-ce pas sir Charles que j’aime ? Ces vaines terreurs l’aĂ­RigeKt, elles l’offenfent» elles dĂ©chirent son cƓur, dit-il. Ah ! pardonne les moi, m c n cher amant? Elles cĂ©deront Ă  l’amour; mais, en vĂ©ritĂ©, je ne faurois promettre. . .. Quoi ! s’avouer ses mauvais desseins !... fixer un tems !... prendre un jour!... Oh! cela m’est impossible ; je ne puis vous donner ma parole r n’exigez pas cela, je vous en prie, ne l’exigez pas. Je ne faurois. Taisez-vous.... Oh 1 tais-toi. LETTRE XXVIII. Samedi dans mon lit; Q uelle lettre, mon cher Alfred ! Je ne faurois la quitter. Que tout ce qui vient de vous me plaĂźt ! que votre amour m’est cher! que j’en aime les assurances! Ah! parlez-moi toujours, Ă©crivez-moi fans cesse. Que tous les instans de ma vie soient remplis par le plaisir de vous voir & de vous entendre. Mais qu’il Ă©toit joli ce soir ! Quels yeux ! que l’amour l’embellit ! qu’il rĂ©pand de charmes fur tous Ă­es traits! que d’esprit! que d’ame! que de c a Lettres 38 sentimens ! Et je lui rĂ©sisterais ! & je ne comblerais pas ses vƓux !... Comme il peint cette voluptĂ© dĂ©licieuse qui nait du cƓur!... Mais ie veux dormir; oui, dormir.... Cela n’eĂ­t n’est pas si aisĂ© qu’on le dirait bien. Je prends un livre pour me distraire ; il est Ă  mon cher Alfred il sa touchĂ© ; ne m’endormira pas. Je relis cette lettrĂ© charmante, je la remets dans ce porte-feuille. que j’ai vu si souvent dans tes mains. Ah, qu’il sent bon! II sent comme toi_Mais cela finira-t-il? Je vous dis que je veux dormir entendez-vous , milord ? Je veux dormir.. *. Bon soir, adieu... Pas possible; dĂšs que je ferme les yeux, un lutin les ouvre malgrĂ© moi-. He bien ! venez donc, idĂ©e d’un amant que j’adore ; empa- rez-vous de toutes les puissances de mon ame ; je vous prĂ©fçre au sommeil le plus paisible, au repos le plus doux , au songe le plus riant, Ă  moi, Ă  tout le reste du monde... .* Oh! pour cela, milord, vous n’avez point d’égards, point d’attention ; est-il bien de ne pas laiiler un moment de tranquillitĂ© Ă  celle que vous aimez ĂŻ Finissez, finissez donc c’est lc mot qu’il faut toujours vous dire. DĂŻ M ISTRISS BdlTER. AZ 8 * LETTRE XIX. Lundi. UE je vous jure de vous aimer toujours? Ah ! je vous le jure, par l’honneur, par la vĂ©ritĂ©, par vous-mĂ«me; votre cƓur est l’au- tel sacrĂ© qui reçoit mes sermens puissent ces yeux que vous aimez se fermer pour toujours, si je les leve jamais avec plaisir fur un autre que vous ! Je ne me consolerois point de vous avoir connu, si je me croyois capable d’inconstance. Mais vous , mon cher Alfred, ne changerez - vous point ? Cet empire que vous. avez fur moi, qui vous flatte Ă  prĂ©sent, qui vous paroĂ­t si doux, ne vous point un jour? HĂ©las! que fait-on? vous vous ennuierez peut - ĂȘtre d’un commerce si fur, d’un rĂ©gnĂ© si tranquille. Si cet Ă©tat paisible vous fatigue , si vous le quittez, au moins souvenez - vous qu’un souverain qui abdique, ne doit ni mĂ©priser, ni maltraiter les sujets'qu’il abandonne ; que fa bontĂ© doit les mĂ©nager, & graver dans leur souvenir, & l’amour de son nom, & le regret de sa perte.... LĂ , lĂ , point d’humeur, mon cher Alfred c'est un trait en passant qui n’est pas dĂ©placĂ©. Quoi que vous en puissiez dire, je ne doute point de votre sincĂ©ritĂ© mais qui peut s’assurer de penser toujours de mĂȘme ? . Ç 4 i Lettres 40 Ladi Stanlei disoit Pautre jour, que notre sexe Ă©toit lĂ©ger , mais que le vĂŽtre Ă©toit perfide. On m’aĂ­Ă­iira que fur ces deux points elle avoit fait mille Ă©preuves. Mille, c’est beaucoup malgrĂ© son expĂ©rience , je l’en crois bien moins que vous. ' LETTRE XXX. Mercredi Ă  deux heures du matin. u’il est doux, qu’il est satisfaisant de penser bien de ce qu’on aime , de 11e point douter de sa foi, de son cƓur , de s’applau- dir dans un instant.... que trop souvent la crainte des fuites empoisonne; crainte qui place le regret tout prĂšs du plaisir! Ah, que mon ame est tranquille! que ma joie est pure! que ma confiance est entiere! J’ai rempli les dĂ©sirs de mon amant; je les ai vu renaĂźtre ; il est heureux, il m’estime, il m’aime, il m'a- dore. Pourrois-je perdre dans son cƓur, quand il me doit au plus tendre des sentimens ? II le fait, il en est sĂ»r je n’ai point cĂ©dĂ© ; un moment de dĂ©lire ne m’a point mise dans ses bras je me fuis donnĂ©e ; mes faveurs font le fruit de l’amour, sont le prix de Pain our. Oui, mon cher Alfred, je fuis contente, Puis-je ne pas PĂȘtre, quand je fuis Ă  de m i s T r i s s Butler." 41 toi? oui, toute Ă  toi ? Momens dĂ©licieux, plaisir ravissant, redoublez la tendresse de mon amant , comme vous augmentez la mienne !... Il m’écrit dans l’instant oĂč j’écris moi-mĂšme_Ah ! prends garde , prends garde, mon cher Alfred, le bonheur ou le malheur de ma vie est dans tes mains ! Cette lettre que j’attends va dĂ©truire ou confirmer ma joie.... Mon dieu! si un peu moins de vivacitĂ© dans votre style .... s’il vous Ă©chap- poit.... si un seul mot me faisoit craindre... Non, je ne crains rien, je fuis aimĂ©e.... Je ne vous verrai point demain quoi! je ne vous verrai point? Penserez-vous Ă  moi? sentirez-vous cette petite absence ? viendrez- vous de bonne heure vendredi?... Hçlas ! ces jours heureux passent avec rapiditĂ©; ils me conduisent Ă  celui qui va me priver de vous, qui va m’enlever mon bien le plus cher! Ah, Ăźes vilains rĂ©voltĂ©s, que je les hais! Faut-il que vous me quittiez pour eux ? Ils mĂ©ritent bien d’ùtre punis, puisqu’ils vous font aller dans votre gouvernement. Adieu, mon aimable, mon cher Alfred. 42 Lettres LETTRE XXXI. Jeudi d mimĂąt O u ! qui peut rendre, qui peut exprimer le plaisir que m’a fait cette visite L Aimable garçon ! Le voir entrer dans ma chambre, quand je !e crois Ă  Hamptoncourt ; prendre une heure pour me la donner ; que cette attention est charmante ! Mon dieu , qu’il Ă©toit bien! que cet habit lui sied ! que de goĂ»t dans fa parure ! que de grĂące dans son air ! Re- gardez-le , princeile, regardez-le bien ; enviez mon bonheur, mais ne m’en privez pas j il est Ă  moi, il a jurĂ© d’ĂȘtre toujours Ă  moi. Mon fort est plus heureux, mille fois plus heureux que le vĂŽtre.... Ma chere petite lettre, que je vous lise encore. Qu’elle est tendre ! qu’elle est folle ! que je me fais bon grĂ© de la mĂ©riter! qu’elle assure ma joie!... Mais parlerai-je toujours de ma fĂ©licitĂ© ? Je vous ennuierai, mon cher Alfred mais n’est- ce point Ă  vous que je dois les mouvemens de cette joie ? C’est un ruisseau qui retourne vers fa source. Eh ! comment vous lasseriez- vous de mon bonheur, vous qui le faites, vous qui m’aimez? db mistriss Butler. 43 LETTRE XXXII- Vendredi. E tes-vous revenu, mon cher Alfred? Vous ĂȘtes-vous souvenu de votre chere maĂźtresse ? Son idĂ©e vous a-t-elle Ă©tĂ© prĂ©sente, dans un sĂ©jour oĂč l’orgueil & l’intĂ©rĂȘt ont Ă©tabli leur domicile ? Miss Betzi s’est enfermĂ©e avec moi ; nous avions nos raisons pour rester seules ; elle vouloir Ă©tudier; je voulois rĂȘver. Elle a commencĂ© Ă  lire son maudit francois, annonçant chaque phrase , & mettant ZaĂŻde en pieces,- & moi je n’écoutois point, le ciel me faisoit la grĂące de ne point Ă©couter; cependant le portrait de Consalve a ramenĂ© mon attention ; je me fuis imaginĂ© qu’il vous ressembloit en vĂ©ritĂ©, il vous ressemble. A trois heures. Cette aiguille semble immobile ; elle marche pourtant, elle va d’un pas Ă©gal. Mes dĂ©sirs ne peuvent hĂąter ni ralentir son mouvement Quand ira-t-elle sur six heures?... J’écris pour calmer mon impatience.... j’é- cris pour Ă©crire.... Mon amant Ă©crit pour peindre, pour enchanter ,‱ c’est un tableau riant que fa plume dessine l'esprit, l’amour 44 Lettres Sc la variĂ©tĂ© brillent dans ses lettres moi, je ne fais que dire je vous aime.. ..II faut me le pardonner , mon cher Alfred , c’est qu’en vĂ©ritĂ©, je ne pense que cela je ne devrais pas le dire si souvent; il faut de l’art pour conserver un cƓur. Ladi Charlotte le dit, & ladi Charlotte sait bien ce qu’elle dit. De l’artj, mon cher Alfred ! Quoi ! de Part avec toi !... Te cacher que je t’adore !.. /Ah ! jamais , non , jamais. LETTRE XXXIII. Dimanche d midi. E chefchez point des noms plus doux pour me les dĂČnner celui de votre maĂźtresse est le plus flatteur pour moi; il m’est plus cher que tous les titres qui peuvent exciter les dĂ©sirs de la femme la plus vaine & la plus ambitieuse. Ah ! que Por & les pierreries brillent fur mes Ă©gales; qu’elles prisent des biens que la noblesse de mes fentimens me fait dĂ©daigner ; ton amour me parera bien mieux que la richesse & la grandeur ne pourroient le par tes caresses, je devrai mon Ă©clat Ă  tes plaisirs , Ă  Pheureuse certitude d’ĂȘtre chĂ©rie de toi! Eh ! quel rang, quel Ă©tat est au- dcĂ­sus du mien ! Aimer, pouvoir justifier son de mistriss Butler! 45 amour par l’objet qui l’inspire; oser se dire, je l’avouerois fans honte oui, mon cher Alfred , Ă­ĂŹ l’usage , si la dĂ©cence n’étoit pas blessĂ©e par cet aveu , je dirois avec vanitĂ©, j’aime milord duc; je fuis Ă  lui; je mets ma gloire & mon bonheur Ă  lui prouver ma tendresse. Qu’il la partage. Que j'excite un moment de plaisir dans son cƓur , je n’envierai pas le fort du plus grand roi du monde. LETTRE XXXIV. Vendredi. E L LE n’a donc plus que deux jours Ă  vous voir , cette pauvre Fanni ! Que cette , idĂ©e ì’afflige ! Vous ne me quitterez point fans regret, mon cher Alfred ; car vous m’aimez , je me le dis Ă  moi-mĂȘme. J’ai besoin de me le dire quand je 11e vous vois point ; mais vous m’en assurez bien mieux. Que de jours Ă  passer fans vous voir, fans espĂ©rer de vous voir, fans Ă©couter si ce carrosse entre , sans me dire , le voilĂ  ! Combien de fois cinq heures sonneront, sans que mon cƓur fente ce battement , doux du plaisir! Ah! miss Betzt, miss Betzi, que vous allez avoir besoin de votre aimable complaisance ! Que j’en abuserai ! Combien de fois lui rĂ©pĂ©- LettrĂ©s 46 terai-je , il est charmant. N’est-ce pas , miss, qu’il est charmant, que je ne puis trop l’ai- mer !... Et puis tant de rĂ©cits, tant de dĂ©tails , tant de confidences... Et puis toutes les folies , tous les vains projets dont une a me tendre s’amufe... Ah ! ce cachet, le divin cachet de Salomon, oĂč est-il? Que ne l’ai-je Ă  prĂ©sent ! je vous suivrois... Mais quoi! mon cher Alfred seroit-il gouverneur d’une province de la grande-Bretagne ? Auroit-il un maĂźtre dont les ordres pussent l’éloigner de moi ?... Lui?... Non.... II a les vertus de Titus... Je lui don- net ois Pempire de NĂ©ron... On dit que ce prince fut un jour souverain paisible du monde connu. Mon cher Alfred en seroit le monarque chĂ©ri, rĂ©vĂ©rĂ©. Ah! le beau conte de fĂ©es!... Je fuis folle. Adieu, mon cher Alfred. LETTRE XXXV. Lundi Ă  deux heures du matin. C E n’est donc pas moi qui vous donnerai cette lettre, mon cher Alfred ; une autre main vous la prĂ©sentera ; vous ne lirez point dans mes yeux la vĂ©ritĂ© des fentimens qu’elle contient... Je ne lirai point dans les vĂŽtres » rimpreffion qu’elle fera fur vous. Mes regards Ă­uivoient tous vos mouvemens, & je m'ap- I E M I S T R I S S B U T L E r 7 47 plaudissois de l’air satisfait avec lequel vous lisiez les assurances de mon amour. Aimable & douce habitude , que votre perte eit sensible !... Demain viendra & n’amenera point le moment dĂ©sirĂ©; les heures paĂ­Ăźeront, & celle oĂč je vous voyois passera comme les autres elle passera , mon cher Alfred, & vous ne viendrez point. Ah ! mon dieu , vous ne viendrez point ! Que mon cƓur est pressĂ©! J’ai retenu mes larmes ' mais je ne puis plus les retenir.... Le voilĂ  ce portrait; qu’il est diffĂ©rent de vous ! Votre lettre vous peint bien mieux; elle me parle au moins, & l’amour, plus habile que l’artiste, me rend naturellement ces traits chĂ©ris que je cherche en vain dans cette image... Est-ce lĂ  cet air fin , ce souris ? Non , ce ne l’est pas... Mais il est tard, le chagrin appesantit. Si j’allois dormir, & passer l’heure d’envoyer Ă  la poste, mon cher Alfred ne trouveroit point de lettre en arrivant ; il accuserait fa maĂźtresse de nĂ©gligence , de froideur peut-Ă«tre. Ah ! cette crainte m’éveiĂŹlera , il 3a trouvera cette lettre ; il se dira avec complaisance ma tendre amie m’est attachĂ©e , elle est ardente Ă  me le prouver. II m’en aimera davantage ; il connoĂźt le prix d’un cƓursincere; l’éloigne- ment ne dĂ©truira pas le plaisir qu’il sent Ă  m’occuper ; & plus je lui dirai que je l’aime, plus il m’aimera lui-mĂšme. Adieu , mon aimable ami, aiieu. Que ce mot me fait de peine 48 Lettres Ă  prĂ©sent ! Pensez Ă  moi. Ah ! pensez y toujours. LETTRE XXXVI, Mardi Ă  minuit. Enfin il est fini ce jour dont rien n’a trompĂ© la longueur; il est fini, & demain 11e fera pas plus heureux. Je n’aurai point de lettres, pas la moindre marque de votre souvenir. Ah ! que cela est dur pour un cƓur accoutumĂ© aux plus tendres foins du vĂŽtre ! Vous fuyez, mon cher Alfred , vous vous Ă©loignez avec vĂźteĂ­fe d’une femme qui vous adore. HĂ©las ! oĂč ĂȘtes-vous dĂ©jĂ  ? Ce portrait est donc tout ce qui me reste... II me paroĂŹt moins mal qu’hier.... A force de le tourner, de le pencher , j’y trouve une ombre lĂ©gere de ce que j’aime ; je sens qu’il me devient cher; il a un drĂŽle de petit nez qui reĂ­fem- ble Ă  un autre... En vĂ©ritĂ© , je l’aimerai, l’habit me plaĂźt le premier jour oĂč je vous l’ai vu est bien prĂ©sent Ă  ma mĂ©moirec’est celui oĂč je me fuis dit de si bonne foi, je l’aime , mon dieu, je l’aime. Oh ! je l’aimois dĂ©jĂ  bien fort. LETTRE p L mistrĂźss Butler, 49 LETTRE XXXVII. Mercredi matin, O U ĂȘtes-vous Ă  prĂ©sent, mou cher Alfred? Que faites-vous ? Songez-vous qu’il est quelqu'un qui ne respire que pour vous aimer? Me rappeller tous vos discours , relire vos lettres , en attendre , en desirer , voilĂ  ce qui va remplir tous les instans de votre absence, point d’amusemens , point de dissipation une idĂ©e si chere me suffit , je la porterai par-tout. Milord Maire me disoit hier milord duc est donc parti ?.... Ç’est le seigneur d’Angleterre le mieux fait & le plus aimable.... II vous aime, madame.,, vous devriez en faire cas ; il mĂ©rite du retour,,... Et moi je disois tout bas % Ah , qu’il a bien ce qu’il mĂ©rite Jamais milord ne donnera des conseils qui soient mieux suivis.... Sir Thomas est charmĂ© de me voir bien triste, il trouve que cela est dans Tordre,- & vous savez que sir Thomas met de Tordre par-tout, exceptĂ© dans ses pro- pos, Mais on m’interrompt, Adieu, A cinq heures , toujours mercredi, Quelle date, mon cher Alfred ! Elle est bien cruelle ; j’attends toiĂ­t le monde, exçeptĂ© Tome l , D 50 LETTRES vous, vous la feule personne que je dĂ©sirĂ©..-.' Oh! quels vƓux, quels souhaits formerai- je pour mon tendre ami !... fourrai-je sĂ©parer mes intĂ©rĂȘts des siens , parmi les biens done je prie le ciel de le combler?.... La constance est une vertu que je demande avec ardeur pour lui.... Est-ce bien pour lui ?... La petite sƓur de miss Betzi m’a fait tressaillir ce matin Ă  Hideparc, oĂč nous nous promenions j elle a vu le chevalier d’OrĂ­'et qui venoit aprĂšs nous ; il avoit un habit comme celui que vous aviez mis la veille de votre dĂ©part la jolie enfant m’a tirĂ©e doucement, & m’a dit d’un air riant voilĂ  milord duc ; & moi comme une folle, comme une Ă©tourdie , je me fuis tournĂ©e toute rouge, toute Ă©mue, & puis de rire ; car il est impossible de ne pas rire d’une telle sottise. A minuit. Q_u e j’ai de peine Ă  fermer ma lettre!II me semble que j’ai mille choses Ă  vous dire , il faut pourtant vous quitter... Vous quitter, mon cher Alfred ! Comme un tems fait regretter l’autre ! HĂ©las ! j’étois bien heureuse quand je vous quittois ! Je vais me mettre au lit; votre portrait y vient avec moi, nous {filons dormir ensemble... Dormir ! Ce portrait- ßà ne vous ressemble guere, il ne vous ressemble point du tout. de m i s t r i s s Butler, st 4 LETTRE XXXVIII. JeiĂ­di E N E Z, mon. cher Alfred , venez me dĂ©dommager de tout Pennui du jour; que le plaisir de vous parler me fasse oublier tant de fadeurs que Pufage oblige d’entendre & de rĂ©pĂ©ter....* Ah, quelle humeur ! quelle tri si. tesse ! Cette entiere privation m’eĂ­t affreuse.' Ni vous, ni rien de vous! Quoi ! pas une ligne en route ! M’auriez-vous oubliĂ©e?Non , je ne le crois pas , je ne veux pas le croire» Faites-vous des vƓux pour votre maĂźtresse ?. Ah ! je vous en prie, demandez Ă  Pamour & Ă  la fortune, qu’ils daignent lui conserver le cƓur de son amant. LETTRE XXXIX. Vendredi Ă  trois heures , o I L A des lettres de par-tout, & pas uns qui m’intĂ©resse point de nouvelles de mort cher Alfred. Oh ! que je fuis laide , sotte» fĂącheuse ! La belle mine que je vais taire Ăź II faut sortir pourtant situais que 'm’importe ? Dij s2 LĂŻTIR'ĂÂ» Je ne veux pas plaire, j’aime, je fuis Ă©loU gnĂ©e de ce que j’aime. Je ne tiens plus Ă  rien. II nie semble qu’on m’a tout pris, tout enlevĂ© , mĂȘme mes espĂ©rances ; je fuis comme si je n’étois point. Je vais chez ladi Vorthi; il le faut elle m’ennuiera , mais je le lui rendrai bien. A cinq heures Comme j’allois sortir avec miss Betzi, sir Thomas, le bon, l’aimable sir Thomas m’ap- porte une lettre. Je le remercie , je le caresse, je lui fais baiser la main de la mĂ©chante miss, je lis cette lettre, je ris, je pleure; je fuis contente, attendrie, charmĂ©e ; j’emhrasse ma chere amie. II est triste , miss, il est triste. Ah ! c’est qu’il m’aime , & puis je ne fais ce que je fais. Je mets la lettre dans mon sein, A puis je la reprends, & puis je la baise mille fois. Ah, que vous m’ùtes cher ! Que je fuis touchĂ©e des assurances de votre amour ÎQu’elles redoublent le mien ! Mais il faut sortir. Quoi ! vous laisser? vous, mon cher amant? Maudit soit l'usage! Je vais donner cette feuille Ă  sir Thomas , il la fera partir ce soir. Adieu donc , adieu. Oh, que miss est pressĂ©e Ăź Elle est trop indiffĂ©rente, oui , elle l’est trop. Adieu. Je vous dirai ce soir tout ce que je pense , si pourtant il m’est possible de í’exprimer. ♩I de M Ăź s t r Ăź s s Butler, s z LETTRE XL. A minuit; J E vous aĂŹ quittĂ© brusquement, mon cher Alfred on m’arrachoit au plaisir de vous parler. Sir Thomas a fait partir ma lettre. It est bien mon serviteur, en vĂ©ritĂ©, & tout- Ă -fait content de ma conduite. II ne trouve pas ma mauvaise humeur ridicule ; & quand je le reçois comme un chien, cela lui parole le plus naturel du monde. La cruelle qu’il aime en vain , bien en vain , je vous assure, n'est pas si complaisante pour moi ; elle me raille, me fait une grimace qu’elle appelle mon air ennuyĂ©, & puis elle Ă©clate de rire. Elle ne me corrigera point ; mon cher Alfred n'y est pas, je ne l’attends point, non, je ne Ă­aurois rire... J’ai lu cent fois votre lettre. Ce chagrin qui devroit me flatter, me pĂ©nĂ©trĂ©; je ne veux pas que vous soyiez triste.. J’ai mis la lettre fur mon sein, mon visage sur la lettre, & je Lai baignĂ©e de mes larmes. Elle fera fur mon cƓur cette lettre que tu as touchĂ©e ; elle y fera toujours, jus- qu’à ce qu’une autre de la mĂȘme main vienne l’en ĂŽter pour prendre sa place. Que je ne cesse point de vous rĂ©pĂ©ter que je vous aime. Ah ! je ne me lasserai ni de le penser, D iij 54 L K T T R E S ni de rĂ©crire. PuiĂ­lĂŹez-vous, mon cher Alfred, prendre autant de plaisir Ă  l’entendre , que j’en ressentirai toujours Ă  vous le dires... II y a deux heures que j’étois dans ce coin oĂč vous vous plaisez; ils jouoient , ils se que* relloientj moi je fermois les yeux» je cher- chois Ă  me tromper moi-mĂšme... Il vient, me difois-je , il entre , il va m’embrasser ; j’entciids cette voix , dont le son si doux , Ă­ĂŹ caressant, Ă©veille le plaisir dans mon cƓur.... Eh ! pourquoi Terreur se diffipe-t-elle ? Pourquoi n’est-ce point lui ?... Quoi! tu n’es pas lĂ  ? Quoi ! tu n’y feras point demain, ni Ăąpres? Tu n’y feras donc jamais , mon cher Alfred ? Mon cher amant, plains ta maĂźtresse, elle ne te voit point, elle ne te verra de long-tems... Ah ! qu’u n moment de ta prĂ©sence , qu’un seul de ces baisers que tu lui prodiguois, por- teroient de joie dans son ame ! Mais tu ne m’entetrds point. HĂ©las ! tu ne saurois m’cn- tendre. LETTRE X L I. Samedi matin Q ĂŻĂŻELQUS douleur que je ressente de votre absence, quelque dure que me soit cette sĂ©paration, je ne me repens point de vous de mistriss Butler. ss aimer. Les peines les plus cruelles ne me feroient pas renoncer Ă  la douceur d’un sentiment que vous m’avez rendu II cher. Un instant de votre vue , un billet de votre main, un baiser de votre bouche me causeront plus de plaisirs , que dix ans d’une stupide indiffĂ©rence ne pourroient m’en procurer...Bon dieu ! quand vous entrerez dans ma chambre , quand je leverai les yeux fur vous , quand je me sentirai dans vos bras , quand je vous presserai dans les miens, me souviendrai- je des pleurs que votre Ă©loignement me fait rĂ©pandre ? Non, je ne me souviendrai que de vous. Adieu , je vous quitte ; aimez-moi comme je vous aime. Samedi au soir. J’ai fait aujourd’hui tout ce qu’il m’a Ă©tĂ© possible pour dissiper cet ennui que je ne saurois vaincre ; mais je n’ai cherchĂ© qu’en vous un amusement qu’aucun autre objet ne pouvoit me procurer. Je me suis retirĂ©e dans mon petit cabinet, j’ai ouvert le tiroir qui renferme les gages prĂ©cieux de votre amour» j’ai lu ces lettres si tendres , je prononqois avec un sentiment dĂ©licieux des mots que votre main a tracĂ©s & que votre cƓur a dictĂ©s. Que cette lecture m’a touchĂ©e ! Avec quel regret j’ai rappelle le tems heureux oĂč vous me donniez vous-mĂšme ces aimables lettres ! Quelle diffĂ©rence, mon cher Alfred ! Mott D iv §6 tĂ­ T t RĂŻ S bonheur n’est pas dĂ©truit ; mais il ĂȘst OtĂčĂ©L lement interrompu ! II n’y a que cinq jours que vous Ă«tes parti dĂ©jĂ  si triste , si abattue , que ferai-je dans la fuite ? J’attends votre lettre demain. Ah, si je n’en ĂĄvois pas ! MaiĂĄ j’en aurai $ vous n’ùtes pas capable de m’aban- donne^^a mon inquiĂ©tude. La moindre nĂ©gligence qui viendroit de votre cƓur me met* troitau dĂ©sespoir; mais ce cƓur est sensible, dĂ©licat j il est Ă  moi. J’aurai une lettre, oui, je l’auraL Adieu, adieu, mon aimable & cher fimi; Miss Betzi vous prie de croire que, si je n’ai pas de nouvelles demain, vous pourrez m’adresser votre premiere lettre aux pe- tites-maisons. Qu’elle est heureuse, mon cher Alfred ! Ellen’aime rien... Mais est-on heureul de n’aimer rien Non, oh, non, LETTRE XLÍI. Dimanche aiisoi?* J\Ă  t Ă©tĂ© aujourd’hui dĂźstĂ«r Ă  huit milles de Londres avec deux dames catholiques qui se sont retirĂ©es dans cette espece de couvent françois, nouvellement tolĂ©rĂ© cela peut passer pour Un monastĂšre , quoique les religieuses soient en habit sĂ©culier^ La maison est belle, & remplie de jeunes demoiselles Jrlandoises* BË MISÏRlSS B HITLER. f? jpai Ă©tĂ© frappĂ©e de l’extrĂȘme tranquillitĂ© qui Ă­egne dans ce feu. Miss Betzi & fa petite sƓur Ă©lbient avec moi. Sir Thomas est venu nous chercher. Nous revenions tous quatre dans un grand silence. Sir Thomas foupiroit, miss Betzi marmottait un air Ă  boire, l’enfant maiigeoit des massepains, & moi je me con* tais une histoire qui n’étoit pas plaisante. Quand mon cher Alfred ne m’aimera plus , difois-je , je me ferai catholique , & j’irai habiter cette maison paisible. J’auraibien du plaisir Ă  me confesser, car je ne parlerai que de mon amant ; son image ornera ma jolie cellule tous les saints, toutes les saintes qui pareront mon oratoire auront cette aimable physionomie. Le portrait que je tiens de fa main, placĂ© dans le lieu le plus Ă©minent, fera le patron le plus rĂ©vĂ©rĂ© de mon simple hertnitage ; couronnĂ© de fleurs , & couvert d’un voile lĂ©ger, il ne fera vu que de moi, il fera toujours le dieu de mon cƓur. Je lui adresserai des vƓux qui ne le toucheront plus i rĂ©importe, je sentirai toujours de la douceur Ă  nfoccuper de lui. Milord fera mon ami, il viendra quelquefois me voir ; je lui cacherai mes peines ; je retiendrai mes larmes , je renfermerai mes regrets; je ne lui parlerai quĂš de lui, de fa grandeur , de fa fortune » de ses emplois brillans. II ne saura pasqu’il est toujours aimĂ©, il ignorera que son amie est malheureuse, malheureuse par lui. Avec s 8 - Lettres ce petit projet, nous avancions vers Londres , Sc le cƓur me battoir bien fort. Aurai-je une lettre, dĂ­sois-je Ă  sir Thomas ? Vous irez voir si j’ai une lettre. Il y a Ă©tĂ©. Je n’en ai . point hĂ©las ! je n’en ai point. A minuit. Je fuis tout-Ă -fait triste , mon cher Alfred j cette lettre qui n’est point venue... Mon dieu, pourquoi n’est-elle pas venue ? Ah ! l’abfence est le poison de l’amour ,‱ elle dĂ©truit tous ses plaisirs. Adieu , je vais nie mettre au lit ; & ce portait qui rit, je ne puis le souffrir ce loir j son air gai m’indigne , il passera la nuit dans le tiroir, pour lui apprendre Ă  me montrer de la joie quand je fuis de mauvaise humeur. LETTRE XLIII. Lundi. Je l’ai repris , ce portrait, je lui ai pardonnĂ© ; il faut bien que je l’aime , puisque je n'ai que lui. Je vous y trouve, parce que je vous cherche , parce que je vous dĂ©sirĂ© ; il est aprĂšs tout l’objet qui vous retrace le mieux Ă  mes yeux. Ah ! tout vous retrace Ă  mon coeur ! Quoi ! tu es mieux que ce de mistriss Butler. s9 portrait ? Ton visage est plus noble, plus beau que celui-lĂ  ? Qu’il est joli pourtant ! qu'il est aimable ! qu’il me plaĂźt ! HĂ©las, mes plus tendres baisers ne raniment point! II est toujours le mĂȘme, insensible Ă  toutes mes ca- relses la froide image ne me les rend point.... Est-ee lĂ  cet amant passionnĂ© , ardent, qu’un seul regard rend si vis, si obstinĂ© ?... Ah » que n’eft-ce lui ! LETTRE X L I V. Mardi Ă  minuit. puis-je vous dire, dans la position oĂč je fuis ? AprĂšs avoir attendu ce jour avec tant d’impatience, le voir finir fans recevoir cette lettre si desirĂ©e; ne savoir que penser, n oser vous condamner dans la crainte d’ùtre injuste ; m’inquiĂ©ter, me chagriner , c’est tout ce que puis faire. Ah ! pourquoi vous ai-je aimĂ©?... J’aivu partir milord pour Pli- mouth, je l’ai vu partir pour Caitombridge pourquoi faut-il que son voyage Ă . soit un Ă©vĂ©nement pour moi ? 11 n’étoit point Ă  Londres, mon cƓur en Ă©toit-il moins paisible ? 11 ne m’écrivoit point, en Ă©tois-je moins heureuse ? PĂ r quelle fantaisie a-t-il yculu m’intĂ©resser Ă  son sort? Faut-il que €o L E T t R E S le mien dĂ©pende de lui ? D’oĂč me vient It douleur qui me preise ? Que me manque-t-il ? Une feuille de papier ! & me voilĂ  dĂ©solĂ©e , parce que je ne l’ai point. Ah ! tir Charles, Ă­ir Charles, est-ce ainsi que vous aimez? Si vous connoiĂ­Ă­ĂŹez le cƓur que vous avez touchĂ© , vous mĂ©nageriez mieux son extrĂȘme sensibilitĂ©. Vous ĂȘtes loin, bien loin d’ima- giner le chagrin que vous me donnez. Je crains que quelque accident ne vous ait arrĂȘtĂ© dans votre route , que vous ne soyez arrivĂ© malade, que vous ne m’aimiez plus. Quelque terrible que soit cette idĂ©e, je la prĂ©fĂ©rĂ© fans balancer aux deux autres. Ah ! que l’amour me Vend chers les plaisirs qu’il m’a donnĂ©s ! ll y a huit jours que je vous Ă©crivois ; mais quelle diffĂ©rence ! Je parlois Ă  un amant dont je croyois ĂȘtre adorĂ©e. A qui est-ce que je parle Ă  prĂ©sent ? Je ne vouS commis plus ; non, milord, je ne vous commis plus. LETTRE X L V. Mercredi Ă  JĂŹx heures du soir, On prend vivement votre parti ; miss Betzi ne veut pas que vous ayieztort ; elle ne conçoit pas que vous puissiez avoir tort elle vous dĂ©fend, me gronde; je fuis la malheureuse» de mi s t ri s s Butler; €t & c’est vous qu’on plaint, qu’on excuse.... Pauvre petit ! mĂ©uagez-le donc, il le mĂ©rite bien.... On veut dĂ©chirer ma lettre, on ne veut pas que milord la voie,... Oh ! je vous assure, miss, qu il saura il boudera. Voyez le grand malheur ; le voilĂ  bien malade, en vĂ©ritĂ©. II chiffonnera la lettre, il la mettra en pieces, il la mangera. Qu’il fasse tout ce qu’il voudra pourquoi me chagrin e-tffl ? Moi, lui dire des choses tendres ? Oh ! je ne le laurois il n’est plus mon cher Alfred, il n’est plus mon ami, mon amant ; il ne m’est rien, rien du tout, vous dis-je. Ah Ăź mon dieu, s’il m’avoit Ă©crit, il seroit. Mais c’est un paresseux, un nĂ©gligent, un.... tout ce qu’on peut ĂȘtre de pis, Adieu , milord. Votre grĂące veut-elle recevoir mes humbles complimens ?... Ho ! je vois bien la mine que vous faites ; mais je ne m’en soucie guere, entendez-vous ? LETTRE X L V I. A minuit, toujours mercredi. On est bien fier, bien content, bien heureux, quand on n’a point de reproches Ă  se faire, quand on peut se dire je ne mĂ©rite pa$ çeux dont on m’accable. J’éprouve fin- L E T T R E S 6 % justice des autres. On attend une impertinente maĂźtresse Ă  ses genoux, on lui dits ingrate, vous seriez trop punie, si vous aviez raison.... J’ai tort, mon cher Alfred ; mais j’ai craint , j’ai souffert ; mes peines ont Ă©tĂ© rĂ©elles n’obtiendrai-je pas ma grĂące ? La mĂ©chante lettre venoit de partir, quand on m’a donnĂ© la vĂŽtre avec quel plaisir je l’ai lue ! Elle a Ă©tĂ© pour moi comme un astre brillant, qui s’éleve au-dessus de l’horjson le plus sombre elle a Ă©clairci les nuages de l’humeur qui me dominoit, de cette humeur qui m’a fait vous Ă©crire avec froideur & indiffĂ©rence. Ah ! je vous en prie, brĂ»lez bien vĂźte cette lettre n’en gardez jamais une oĂč vous ne trouverez pas des assurances de mon amour. Ai-je pu douter d’un cƓur si tendre , de cet amant qui me dit O ma belle, ĂȘ ma chere maĂźtrejse ! aimez-moi , aimez-moi , fi vous voulez que je vive ! Ah , si je le yeux ! ah, si je vous aime ! Mais je ne mĂ©rite pas de vous le dire , j’en fuis indigne je ne vĂłus le dirai pas , c’est une pĂ©nitence que j’impose Ă  mon cƓur, de mistriss Butler. '63 ‱* LETTRE L X V I I. Vendredi matin. Fe fuis triste » mon cher AĂźfred, & tout me, 3e paroĂźt depuis que je ne vous vois plus. Un amant aimĂ© embellit tout; il rĂ©pand l’a- grĂ©ment dans les lieux qu’on habite, fur les personnes qu’on voit; il prĂȘte fa grĂące Ă  tous les objets qui nous environnent ; le charme inexprimable attachĂ© Ă  fa prĂ©sence, semble s’étendre fur l’univers, & rendre tout plus aimable & plus riant. L’abfence , au contraire, rĂ©pand l’insipiditĂ© fur tout; elle suspend la gaietĂ© , Ă©teint , ou du moins amortit les dĂ©sirs. On s’éveilĂźe fans goĂ»ter le plaisir de revivre ; on fe leve fans dessein, fans fe rien promettre. La nonchalance prĂ©side Ă  la toilette; on s’habille fans fe parer ; on fe mire fans fe voir ; f habitude fait mouvoir la machine, mais fes mouve- mens n’intĂ©ressent point. Le jour paroĂźt long Ăź il passe , il finit ; rien ne l’a marquĂ© il est anĂ©anti, on ne lĂ© souvient pas qu’il a Ă©tĂ© la vivacitĂ©, l’efprit, Penjouement, ne peuvent percer le voile qui les obscurcit. Ces dons renfermĂ©s en nous-mĂšmes, y font comme les fleurs dans un parterre oĂč l’on fe promens la nuit la variĂ©tĂ© de leurs cou- 64 Lettres leurs existe , mais on ne l’apperqoit point. La sĂ©vere miss me gronde. Eh fi , fi, madame, vous avez Pair d’une princesse de roman. Elle me traite comme.... comme ses amoureux, en vĂ©ritĂ©, Mais elle me dit que vous m’airhez, que j’ai raison de vous adorer , que jamais folie ne fut plus pardonnable , & lĂ - dessus je l’embrasse. Adieu, mon aimable » mon tendre ami. Adieu , mon cher Alfred. LETTRE L X V 11 I. Vendredis Ă  minuit, JT’ai dĂźnĂ© chez ladi Vorthi. En rentrant, j’ai trouvĂ© la charmante miss qui m’atteu- doit. J’ai vu votre lettre dans ses yeux $ elle me l’a remise avec une joie que l’arnitiĂ© seule peut donner, & qu’elle ieule auĂ­Ă­ĂŹ peut comprendre. Miss requit tous les compli-. mens de milord, & lui en rend mille. Elle rĂ©pond Ă  votre anecdocte Ă 'Iphis plĂźtt au ciel qu'il imitai ! Cela vous paroĂźt-il assez tigre ? A fa place je dirois comme elle ; il est fĂącheux d’ĂȘtre aimĂ©e, quand on n’aime point ; de sentir qu’on fait Ă  quelqu’un une peine violente , qu’on ne peut soulager , qu’on aigrit par la fiertĂ©, qu’on entretient par la -douceur, & qu’on ne guĂ©rit que par la du- DE Mr stries Butler. 6s retĂ©. C’est une dĂ©sagrĂ©able situation.... II y a aujourd’hui dix-sept jours, qu’à pareille heure, dans le mĂȘme lieu, dans la mĂȘme place oĂč j’écris, je ne croyois guere qu’on pĂ»t ĂȘtre cruelle. II me paroilsoit bien doux & bien naturel de cĂ©der aux dĂ©sirs d’un amant, de partager ses transports , d’ùtre flattĂ©e de les exciter.... Vous en souvient-il, mon cher Alfred ?... Ce moment eĂ­t-il auĂ­si, prĂ©sent Ă  votre idĂ©e qu’il Test Ă  mon cƓur ?.... Que celui-ci eit diffĂ©rent! Je vous parle, il elt vrai5 mais je vous voyois, je vous en- tendois, je vous touchois ; votre tĂȘte penchĂ©e fur mon sein, ce tendre abattement, ces soupirs, ces sermens, ces priĂšres ardentes, enflammĂ©es. Que vais-je rappeller ? D’oĂč vient que ce tableau fe retrace si vivement Ă  ma mĂ©moire ? Je crois voir encore ces yeux attendris, brillans d’amour & de plaisir, mĂȘler tout-Ă -coup Ă  leur douce langueur l’éclac de la joie. hĂ© ! quelle joie ! qu’elle Ă©toit pure ! qu’elle Ă©toit vraie! que ne puisĂ©e te la faire oublier, pour te la donner encore ! Ah ! mon cher Alfred, pourquoi ne me reffce-t-il plus rien Ă  faire pour ton bonheur ! Vous me priez d’écrire quatre pages oĂč il n’y ait que ces mots, je t'aime , je te deftre ah ! si je m’en croyois, je les rĂ©pĂ©terois tant, que vous vous lasseriez peut-ĂȘtre de les lire. Tome 1. 66 L E T T R r. s LETTRE X L I X. Samedi Ă  minuit , "Vous croyez,mon cher Alfred, que je vais vous Ă©crire. Point d u tout, je vais me coucher je fuis accablĂ©e, ma tĂšte*ne fe prĂȘte point Ă  mes dĂ©sirs ; elle fe fait sentir si vivement, que si je vous aimois moins, je ne senterois qu’elle ; mais rien ne peut affoiblir le sentiment qui me fait songer Ă  vous. Adieu* Pensez Ă  moi, aimez-moi, aimez-moi bien. Je vous aime, je vous aimerai toujours, j’aurai toujours du plaisir Ă  vous aimer. - SsÏTS—— -—=- —- - — -— ^9* u- A LETTRE L. Dimanche matin. Fe me porte mieux,ma tĂȘte est dĂ©barrassĂ©e, & je commence le jour par vous donner des preuves de ma tendresse je voudrois remployer tout entier Ă  vous Ă©crire. Que ne puis-je m’enfermer, ne voir personne! Cette porte* s’ouvre, on annonce qui? un importun. Qui que ce soit, c’est quelqu’un que je ne dĂ©sirĂ© point. Ce n’est jamais milord de mistriss Butler. 67 duc ce nom si chĂ©ri ne se fait plus entendre. Tout me dĂ©plaĂźt, tout m’ennuie. Je commence Ă  m’allarmer d’un sentiment si vif ah ! que devietidrois-je , si vous ceĂ­siez de le partager ! Je sens que toutes les affections de mon cƓur font rĂ©unies en vous, que tous mes mouvemens, tous mes dĂ©sirs tiennent Ă  vous. Votre absence me fait connoĂźtre combien vous ĂȘtes devenu nĂ©cessaire Ă  mon repos, Ă  mon bonheur, Ă  mon existence mĂšme. Qu’avez-vous donc fait pour me lier si fortement, pour m’arracher Ă  tout ce qui n’est point vous? Qpoi ! pas un instant, pas une idĂ©e,pas la moindre distraction !... Oh! mon cher Alfred, m’aimez-vous de mĂȘme. LETTRE L I. Dimanche Ă  minuit. Il est donc des momens oĂč, dans l’absence de ce qu’il aime , un cƓur tendre peut se livrer Ă  la joie. Oh ! que j’en ai ressenti Ă  la vue de ces deux feuilles remplies de tĂ©moignages de ton amour ! avec quelles dĂ©lices je les ai parcourues ! Je n’ofois respirer, de m’interrompre. N’avois-je pas raison de regretter ces lettres charmantes ? Puissent les miennes te faire Ă©prouver le mĂȘme sentiment E ij 68 Lettres dont elles m'ont pĂ©nĂ©trĂ©es ! Vous me souhaitez un bonheur que rien ne puisse troubler he ! mon eher Alfred, qui peut remplir vos souhaits que vous-mĂȘme? Vous aimer , vous plaire, voilĂ  mon bonheur ; je n’en veux point d’autre, je n’en goĂ»terois point d’autre_ C’est donc moi qui prĂ©si- dois en secret Ă  ce festin superbe » Ă  ce bal magnifique? Cette couronne refusĂ©e Ă  celles qui la demandoient, qui se disputoient l’honneur de l’obtenir, de la recevoir de ta main, est donc offerts Ă  ta maĂźtresse ? Qu’elle est brillante Ă  ses yeux! Mon dieu, que ces riens ont de prix ! l’amour en compose ses trĂ©iors... LĂ  est un baiser. . . il'n’y est plus, il n’y est plus, ce baiser, mon cher Alfred, il y en a mille Ă  prĂ©sent.... Non, vous ne m’avez jamais Ă©crit avec ce feu.... j’ai mis tout mon visage sur ce papier, qui a Ă©tĂ© dans tes mains. Je croyois t’entendre me parler, voir cette mine aimable, cette bouche dont le silence aussi doux que les expressions, plus animĂ© peut-ĂȘtre.... Ah ! que je t’aime ! faut- i! que je ne puifle que te l’écrire ! LETTRE LII. lundi Ă  midi. -/'EST donc Ă  votre rĂ©veil que vous recevez mes lettres! Ă  votre rĂ©veil, mon cher de mistriss Butler. 69 Alfred! Mon dieu, que j’aimerois Ă  vous rĂ©-, veiller ! J’approcherois fans bruit, j’ouvrirois doucement le rideau, je passerois mon bras fous votre tĂȘte un baiser_ ah, quel baiser!... il Ă©veilleroit tout le monde.... Vous distinguez donc la forme, le cachet, le papier. Cette lettre est vue d’abord, elle est baisĂ©e , tendrement baisĂ©e. Heureuse lettre ! & moi je n’ai rien. Oh ! comme vous vous endettez ! combien vous m’en devez de baisers ! rĂ©glons un peu nos comptes, f,n mettant, annĂ©e commune, qu’il ne m’en revĂźnt que cent par jour, quel fonds cela fait dĂ©jĂ ! Je vous avertis que vous trouverez en mot un crĂ©ancier un peu dur; j’exige intĂ©rĂȘt & principal pas la moindre remise. DĂšs que je vous vois, je vous arrĂȘte dans mes bras; vous y ferez dĂ©tenu, vous n’en sortirez point que vous n’ayez tout payĂ©. Mais , quoĂ­qu’urç peu arabe, comme je ne fuis point sans gĂ©- nĂ©rofitĂ©, pour vous faciliter, tous ceux que je prendrai, je les compterai pour deux, il vous le voulez_ Le voudrez-vous, mon cher Alfred? J’efpere que milord est trop juste, trop noble.... Oh ! non , tu ne le voudras pas. E 3 1 Lettres 7© LETTRE LIV. Mardi Ă  sx heures du soir, ]P ENDANT que miss Betzi assure sir Thomas de son indiffĂ©rence, de sii parfaite indiffĂ©rence, qu’elle lui dit de son air le plus riant, le plus satisfait, qu’elle ne l’aime point, qu’elle ne l’aimera jamais,- tandis qu’il saie la mine d’un ours qu on a trop fait danser, je vous Ă©cris fur mes genoux, prĂȘte Ă jetter ma lettre au feu , au premier bruit que j’en- tendrai. . Vous me demandez ce que je fais, ce que je pense, ce qui m’occupe. Je pense Ă  vous, je vous Ă©cris , je fais des vƓux pour votre retour.... Quel train elle fait! Que miss est mĂ©chante! VoilĂ  un piquet qui commence mal ; sir Thomas aura les cartes fur le nez avant qu’il soit peu elle 11e veut pas qu’il ait le moindre avantage fur elle , pas mĂȘme au jeu. Pauvre sir Thomas ! Pourtant j’envierois son sort, si je ne le trouvois pas humiliant. II la volt, il est tout prĂšs d’ellej rien qu’une petite table ne les sĂ©pare, il touche sa robe, quelquefois fa main oui, mais elle la retire avec dĂ©dain sir Thomas l’ennuie , lui dĂ©plait, lui donne de l’humeur. Je ne voudrois pas du fort de sir Thomas, je ne voudrois pas du mien non plus. Qu’est- vL mistrĂŻss Butler. 71 ec donc que je voudrois ? Ah! je ne saurai point, ce que je veux! je fuis trop Ă­ure de ne point savoir!... Sept heures, point de lettre! est-ce que je n’en aurai point ce soir '{ Miss Betzi dit que je me renfrogne Ă  vue d’Ɠil ; que je prends l’aird’une vertu qui s’ap- puie fur un tombeau elle rit. HĂ©las ! je ne saur ois rire. A neuf heurts du soir. Me vqilĂ  retombĂ©e dans mes premiers chagrins , je n’ai point de lettre. Mais d’oĂč vient donc que je 11’en ai pas ? Je ne m’accoutume point Ă  ces retards , ils m’affligent. Je soupe chez ladiVorthi je suis d’une humeur contre vous!... Paix ne me parlez de votre vie. ^ A une heure du matin. Je reviens Ă  vous, mon cher Alfred , un penchant naturel m’y ramene. Quelle que soit mon humeur , eĂŻle ne va pas jusqu’à diminuer ma tendresse j’aime Ă  penser que vous n’avez pas tort. On me gronde quand je me plains de vous, on prend votre parti, on vous aime, on vous dĂ©fend, on me rend la vie bien dure. Vous qui ĂȘtes mon ami, mon plus tendre ami, partagez donc ma peine, souffrez que je vous la confie. Ne faites pas comme miss Betzi s Ă©coutez-moi avec douceur, avec E 4 72 Lettres cette bontĂ© qui vous rend si aimable. N’est-il pas affreux d’avoir un amant, de l’aimer si sincĂšrement, & d’ùtre Ă©loignĂ©e de lui dans les premiers momens d’une liaison si douce, d’un commerce si satisfaisant ; d’ĂȘtre privĂ©e de teus les plaisirs que l’ongoĂ»toit, de tous ceux qu’on se promettoit? LĂ , pensez-y bien* cela n’est-il pas fĂącheux ? Plaignez-moi, plai- gnez-moi, je vous en prie. 11 faudroit ai*, mer comme j’aime, connoĂźtre mon amant comme je le connois , pour sentir le dĂ©sagrĂ©ment de ma situaiion; daignez y prendre un tendre intĂ©rĂȘt, je vous en saurai grĂ©; votre compassion me consolera un peu. Adieu, mon cher Alfred vous voyez que je ne boude point, je ne veux pas ĂȘtre injuste. Vous m’avez Ă©crit, j’en fuis sĂ»re ; mais c’est ce courier, courrier, qui s’amuse Ă  se eatĂ­er le cou, plutĂŽt que d’apporter ma lettre ; je voudrois que le traĂźtre fĂ»t au fond de la Tamise ; mais non, je perdrois ma lettre. Adieu, adieu donc, mon cher amant. LETTRE L V I I. Mercredi, JL a douceur avec laquelle vous rĂ©pondez Ă  mes reproches augmente bien le regret quo de m i s t r i s s Butler. 73 j’ai dĂ©jĂ  senti d’avoir pu vousles faire. Votre justification m’a touchĂ©e, attendrie jusqu’aux larmes. Je voudrois retrancher de ma vie tous les instans oĂč je pourrai vous causer la plus lĂ©gere peine. Vous ne voulez pas que fois triste, vous me priez de m’amuscr ah! je ne le puis! J’ouvre des yeux stupides, je ne rencontre plus ceux qui portoient la joie dans mon ame. Vous me la rendrez cette joie, mon cher Alfred j vous seul pouvez me la rendre. Je passe ces jours si longs Ă  me rappeller les premiers moraens de notre amitiĂ©. Souvent je me fais un plaisir dĂ©licat de retracer Ă  ma mĂ©moire tous les mouvemens que vous avez excitĂ© dans mon cƓur, ds penser Ă  ce tems heureux oĂč, fans songer Ă  l’amour, j'en goĂ»tois les douceurs. Pourquoi ne me disiez-vous point que vous m’ai- miez, vous qui depuis deux ans formiez ie dessein de me plaire ? Comment ai-je pu vous voir, vous parler, fans vous aimer? Mais je ne connoissois que vos traits ; vous me cachiez encore ce cƓur, cette ams que j’a- dore eh ! pourquoi me les cachiez-vous ? De quels biens m’avez-vous privĂ©e! que de jours perdus pour l’arnour ! Eh bien, mon cher Alfred , c’est encore une dette, & je ne me sens point assez de gĂ©nĂ©rositĂ© pour vous la remettre. 74 L E T T 1 ! S Toujours mercredi Ă  minuit. Je fuis d’utie colere, d’une indignation devinez.... Mais, qui pourroit l’imaginer! Sir Barclay, ce vilain lord, si petit, si rond, fi laid , si sot & bien, milord, il aura demain votre habit, cet habit si admirĂ©, si envie, cet habit que j’aime tant, que vous avez mis au mariage de votre sƓur il aura le front, l’audace, l’insolence d’en porter un semblable. II nous a parlĂ© touc le soir de ce bel habit; & pour le mieux dĂ©signer , il est, disoit-il, tout pareil Ă  celui de milord duc... Ah! je l’aurois battu. Quoi ! je verrai cet habit , & ce ne fera pas vous qui le porterez ! Sir Barclay.. . oh ! qu’il vienne chez moi avec ce bel habit j’y mets le feu; oui, je l'y mettrai ; tant pis pour qui fera dedans. Lui cotivient-il de le mettre comme vous ? est-iL digne d’ùtre votre singe ? Adieu, mon cher Alfred, je vais dormir. Ah! si je pouvois rĂȘver !... Pourquoi non ?... vous rĂȘvez bien, vous. HĂ©las ! je ne vous vois pas mĂȘme en songe. LETTRE L I I I. Jeudi d ^ trois heures. J E viens de t. ouver une position pour votre portrait, dans laquelle il vous retĂ­embie tant, de mistriss Butler. 7s que j’ai cru vous voir. Je vous diĂ­ois bien qu’il se feroit aimer.... En relisant votre derniere lettre , je trouve dans votre style un peu de tristesse. Ah ! ne vous y abandonnez pas , mon cher Alfred, je n’entends jamais parler de consomption que je ne frĂ©misse pour vous. Amusez-vous, jouez, chassez, donnez des fĂȘtes, oubliez-moi; oui, ou- bliez-moi , si mon souvenir trouble la douceur de votre repos. Ne m’oubliez pas tout Ă -fait, pourtant , mais autant qu’il le faudra pour votre santĂ©. Je sens par moi-mĂšme combien l’ennui prend fur le tempĂ©rament. Si je ne connoissois pas la source de l’humeuc noire dont je ne puis me dĂ©fendre , je me croirais malade. Ma tante Test dangereusement; elle souffre; son Ă©tat m’atendrit, & me fait Ă©prouver qu’un bon cƓur ne se lasse point, quelque mal qu’on ait reconnu sa sensibilitĂ©. Ma tante m’a donnĂ© bien des chagrins ; elle n’a jamais nĂ©gligĂ© l’occasion de me dĂ©sobliger ; sa mort m’enrichiroit malgrĂ© elle; mais- loin , loin de moi tout espoir vil , tout projet de fortune qui s’arrange aux dĂ©pens de la vie ou de la satisfaction d’autrui. Ma tante est malheureuse, bien malheureuse, en vĂ©ritĂ©, puisqu’elle a un caractĂšre inflexible , qui ne lui a jamais permis de goĂ»ter les plaisirs de l’amitiĂ©. Mais qu’est-ce donc que cette lettre ĂŹ Est-ce Ă  mon amant que j’écris? Non, ’c’est Ă  mon ami, Ă  mon plus cher j Ă  mon plus tendre ami. j 76 LettrĂ©s * *‱ LETTRE L I X. Vendredi. J E voudrois ne vous point Ă©crire, parce que je fuis triste ; mais je vous Ă©cris parce que je vous aime ; au hasard d’ùtre un peu grave , un peu fĂącheuse mĂȘme. La maladie de ma tante m’afflige. Je ne f ai ms pourtant pas, il n’est pas possible que je l’aime ; mais elle souffre , elle me sait une vĂ©ritable compassion. Que nous avons la vie Ă  de dures conditions , mon cher Alfred ! Qu’elle est semĂ©e de dĂ©goĂ»ts & d’évĂ©nemens malheureux ! Si la noblesse de nos idĂ©es, iĂź la grandeur de notre ame nous en font supporter courageusement une partie, qui est celle qui nous concerne seuls, cette liaison naturelle, indispensable, que nous avons avec tous les ĂȘtres dont nous sommes environnĂ©s , fait que les peines des autres nous deviennent propres, que nous souffrons par eux , avec eux & pour eux. Que de maux fans remede & qu'il est bien peu de biens f ins mĂ©lange ! L’amour mĂȘme , ce sentiment le plus flatteur de tous, qui nous enchaĂźne par des liens dont le tissu se cache sous des fleurs, combien d’amertumes ne verse-t-il pas fur les douceurs qu’il nous fait sentir ? II ' SE M ĂŻ S T R 1 S S BUTLER.’ 7 7 nous a pourtant Ă©tĂ© donnĂ©, ce sentiment,’ pour faire notre bonheur, pour uour ramener quelquefois Ă  cet Ă©tat de fĂ©licitĂ© dans lequel nous avions Ă©tĂ© formĂ©s. Je crois , mon cher Alfred , qu’il sortit avec l’espĂ©rance , de la boite fatale , pour ĂȘtre le contrepoison de tout ce qu’elle rensermoit. Par lui les mortels les moins heureux en apparence goĂ»tent des plaisirs que la fortune ne donne pas, & qu’elle ne peut ĂŽter. Ces plaisirs leur font supporter la privation des autres biens. Par lui on oublie insensiblement tout cequin’est pas lui ; & c’est lui qui me ra m en e Ă  vous parler de vous, Ă  ne me plus souvenir que de vous. Je voudrois ĂȘtre Ă  la moitiĂ© du tems que je dois passer fans vous voir, il me semble qu’alors chaque jour nous rapprocheroit davantage. Quand 011 est Ă  la moitiĂ© du chemin qu’on doit faire, on marche vers la fin , il paroĂźt qu’on avance bien plus. Adieu, adieu, mon cher amant, adieu tout ce que j’aime LETTRE LX. Samedi, oila des lettres bien ennuyeuses , mon cher Alfred ; mais mçn style est toujours assujetti aux impressions que mon ame reçoit. J 78 Lettres ne saurois prendre un ton que je serois forcĂ©e d’étudier ; & puis vous m’avez permis de rĂ©pandre dans votre sein mes peines & mes plaisirs. Mon cƓur vous fera toujours ouvert, vous y lirez comme moi-mĂ«me il est Ă  vous ce cƓur, il y est tout entier; mais l’amour ne le ferme ni Ă  la compassion , ni Ă  ì’huma- nitĂ©. Ma tante est un peu mieux. Mes foins ni mes attentions ne m’attirent pas fa bienveillance ; elle ne croit pas que l’on puiife desirer de bonne foi la vie de quelqu’un dont la mort nous feroit utile. Pauvre femme ! la maladie de son ame est incurable. Mais parlons de vous , mon cher Alfred. On vous volt donc? Lette porte s’ouvre Ă  midi. On entre, on vous fait la cour. Que j’aimerois Ă  vous faire la mienne, Ă  vous voir feulement un instant, par le plus petit trou qu’il soit possible d’imaginer ! Non pas pour vous Ă©pier, au moins; je crois tout ce que vous me dites. Ah ! si Ă  l’ennui de votre absence il se joignoit la crainte de vous perdre , des doutes fur votre fidĂ©litĂ©, je serois trop malheureuse. Mon cƓur fe repose sur le vĂŽtre cette douce confiance est le charme de l’amour & l’agrĂ©ment de la vie. Mon estime a prĂ©venu ma tendresse , elle a dĂ©terminĂ© mon penchant, elle en a hĂątĂ© les preuves, bien plus que le goĂ»t vif que vous m’inspiriez. J’ai aimĂ© l’homme aimable ; mais c’est Ă  ï’homme qui pense, Ă  l’honnĂšte homme que DE M I ST RI SS B U T E E R." 7A Ăźe me fuis donnĂ©e. Adieu dites-moi que vous m’aitnez ; je ne me lasse point de vous l’en- tendre rĂ©pĂ©ter. Que j’aime vos lettres , la main qui les Ă©crit, ton esprit, ton cƓur , ton toi ! Ah ! quand te verrai-je ? Quand pourrai- je te presser contre mon sein , reposer ma tĂȘte sur le tien ? Adieu. Ah ! le vilain mot ! Le dirai-je toujours ! ESSES LETTRE L X I. Dimanche Ă  sept heures du soir. OUS vous souvenez toujours de mes reproches , de mes injujtes reproches. Est-ce ainsi que vous pardonnez , mon cher Alfred ? J’aime mieux vous le payer; ne me grondez plus. Votre lettre a fait rester ladi Vorthi un peu de tems Ă  ma porte. Elle venoit me prendre pour faire une visite elle Ă©toit si pressĂ©e, si pressĂ©e, qu’elle n’a pas voulu monter ;& moi j’ai lu bien posĂ©ment mes deux feuilles avant de descendre. Tenez, ces choses lĂ  sont plus fortes que toute ma raison. Oh,cqmme elle a rendu mes yeux brillans ! Cette lettre, cette aimable lettre ! Quel plaisir je sentois Ă  savoir dans mon sein ! Elle me donnoit un air fou f elle m’a sait faire une conquĂȘte...Ce songe ! Ah]! quel songe! D’qĂč vient qu’il me cause 8s Lettres tant d’émotion?,. A mes genoux !....., Toii’ mon cher amant !... Quoi ! je t’y verrois encore !... Je partageois donc... ton bonheur!.,.. Muet dans mes bras , fans autre sentiment que celui du plaisir... Eh ! mais dis, dis-moi donc... Mais non, tais-toi... En vĂ©ritĂ© la pensĂ©e va vite. Cette image... Oh ! tais-toi donc... Paix, paix... Dans un mois tu me diras le reste. Je vais t’écrĂźre , je ne fais comment, car je fuis folle. Ce soir ma tance va bien, on la guĂ©rira, je n’y pense plus. Je ne vois que toi, ton amour , le mien , le plaisir d’ĂȘtre aimĂ©e, celui d’aimer moi-mĂȘme. Ah ! qu’on est heureux d’avoir une ame sensible ! Qu’il est doux de se livrer ĂĄ une passion si tendre, quand sir Charles est l’objet qui l’inspire & qui la partage !... je ne te connois donc pas ? Je ne te connois point assez ? Je ne douterois jamais un moment de l’ardeur ?. Oh ! vas te promener avec tes plaintes. Je t’adore , mon cher petit. N’est-ce pas te prouver que je te connois ?... Vous me demandez si je veux faire de vous un autre Abaillard. jamais peut- ĂȘtre on ne rappelia cette histoire avec plus d’efprit & plus de sentiment. Non, ce n’est pas mon dessein , je fuis de l’avis de Pope, tout est bien comme il est... Je crois vous voir de mistriss Butler- 8r voir dans votre lit avancer la main, choisir ma lettre entre toutes celles qu’on vous prĂ©sente , dĂ©chirer vĂźte cette enveloppe..-Dans. ton lit ! Mais d’oĂč vient que j’aime ton lit ĂŻ C’est que j’aime tout ce qui t’approche , tout ce qui t’appartient. Je voudrois ĂȘtre tout ce qui te plaĂźt , me transformer en tout ce que tu dĂ©sirĂ©s tu l’aurois d’abord. Oh ! comme je voletois pour te contenter ! Que dĂ© folles idĂ©es je me fais ! C’eĂ­l tout ce qui m amuse Ă  prĂ©sent. J’en use avec moi-mĂȘme , comme on fait avec un enfant qui demande sa bonne avec de grands cris. On lui dit cent menteries pour l’appaiser » & donner Ă  la bonne le tcms de revenir. Moi je me fais des contes. TantĂŽt fĂ©e, tantĂŽt sil- phide, toujouts ta maĂźtresse, je forme un nouvel univers, je le soumets Ă  tes loix ; je te cache mon ĂȘtre , mon pouvoir , non pour Ă©prouver ton cƓur , mais par un mouvement de dĂ©licateĂ­ĂŻe. Je fuis ta sujette , quelquefois ton esclave ; tu me distingues dans mon abaiC- Ă­ement, tu me choisis, tu m’éleves jusqu’à toi. J’aime Ă  te devoir tout , je me plais Ă  dĂ©pendre de mon amant, de ses foins gĂ©nĂ©reux. Revenue Ă  moi-mĂȘme , mon Ă©clat dispĂ - loĂźt; ta partie la plus brillante de mon chĂąteau s’écroule ; mais le fondement subsiste. Je retrouve mon bonheur, & ce bonheur est encore ton ouvrage. Adieu , mon aimable, mon cher S mon bien-aimĂ© Alfred. Je vais me coucher, & toujours avec ce portrait qui ne dit pas F Lettres §2 un mot, & qui pourtant me regarde comme s’il avoir quelque chose Ă  me dire. Je ne vous Ă©crirai pas demain. Je vais Ă  Hamstead ; 4 fera tard quand je reviendrai, car j’y souperai, LETTRE L X I I I. Lundi , ou plutĂŽt mardis À deux heures du matin. u o i ! mon cher Alfred, je passerois tout un jour fans vous dire que je vous aime ! Je me livrerois au sommeil plutĂŽt qu’à vous ! Je prĂ©fĂ©rerons mon repos Ă  mon amant, Ă  mon cher amant ! Non , je veux te parler , te dire... hĂ©las ! ce que je t’ai dit mille fois. Quelles nouvelles assurances, quelles nouvelles preuves puis-je te donner de mon amour Ăź Ah, quen’es-tulĂ  pour recevoir toutes celles qu’un cƓur tendre peut accorder ! Ah, comme je te baiserois ! Avec quels transports!. M’entends-tu, mon cher Alfred ? Non, tu ne m’entends pas tu me rĂ©pondrois ; je ne parle rois plus , je. n’aurois plus la force de parler. DĂ©jĂ  dans tes bras, dĂ©jĂ ... Mais tu n’y es pas. Ah ! dieu , tu n’y es pas ! Bon soir, bon soir, mon aimable ami, bonsoir. Adieu toi, adieu tout le monde. -L D b mistriss Butler . 1 83 c.. LETTRE L X IV. Mardi Ă  trois heures. J E fuis Ă­iu coin de mon feu, en bonnet de nuit, de nuit exactement. Jamais ennui ne fut comparable Ă  celui que je Ă­cns ; ii j’avois pu le prĂ©voir, je n’aurois point aimĂ©....Allons, paix, taisez-vous , laiĂ­fez-moi dire ; c’eit bien le moins qu’il me soit permis de me plaindre, quand tout m’eit odieux. Eh ! pourquoi tout m’est-il insupportable ? Voyons pourquoi. Venez ici, milĂČrdj parlons raison. PrĂ©tendez- vous que je vous aime comme une folle quand vous y ĂȘtes , & comme une imbeciile quand vous it’y ĂȘtes pas ?.... Oh ! je ne ris point, moi, ceci elĂŹ sĂ©rieux. PrĂ©tendez-vous faire de moi une crĂ©ature auĂ­lĂŹ amusante que fĂŹr Barclay?... A propos, je l’ai vu hier, Ă­ĂŹc Barclay, avec son bel habit qu’il portoit tout de travers ; un nƓud d’épĂ©e Ă­ĂŹ brodĂ© , fi pomponnĂ© , Ă­ĂźjajuĂ­tĂ©, si dorĂ©,- Ă­ĂŹ furdorĂ©, que jamais Midas n’en eut un plus riche ; une grande mouche placĂ©e je ne fais oĂč , fur l’oeil , je crois ; un air tout empĂȘtrĂ©, tout empĂątĂ©. La mere de ce joli enfant fe meurt, pendant qu’il se roule sur l’or & la broderie. Miss Betzi dit qu’elle ne peut souĂ­rir la vieille folle, pour s’ùtre avisĂ©e de le faire... On m’apporte un. prĂ©sent le plus agrĂ©able du monde c’est L S T T RE S 84 une corbeille parfumĂ©e, remplie de mille bagatelles de France & d’Italie c’est miss Jening qui me renvoie. Me voilĂ  ruinĂ©e. Je ne fuis point assez riche pour recevoir, je fuis trop gĂ©nĂ©reuse pour recevoir. Que vais- je lui donner ' Cela m’embarrasse ; je veux rendre au double. Vous me manquez toujours. J’aimerois Ă  consulter votre goĂ»t dans cette occasion. Mais je voulois vous gronder , vous faire un train Ă©pouvantable je ne fais comment, j’aĂ­ tout oubliĂ© , exceptĂ© mon amour il n’en fut jamais de plus tendre, de plus sincere » de plus ardente ; mais vous n’en doutez pas, mon cher Alfred. Mercredi matin , 3VÍ e voilĂ  donc Ă  cette moitiĂ© , Ăą cette heureuse moitiĂ© que j’ai tant desirĂ©e ! HĂ©las, que de jours encore ! J’en voudrois palier deux Ă  la Fois. Miss Betzi dit que je n’irai jamais jufqu’à la fin , que je mourrai d’une belle langueur; que l’impatience , l’ennui&la passion me tueront tout aussi bien qu’une apoplexie. Elle travaille Ă  une impertinente Ă©pi- taphe qu’elle veut faire graver sur ma tombe. Le mausolĂ©e qu’elle m’pleve , ressemble Ă  une salle de bal plutĂŽt qu’à un tombeau. Elle vous fait arriver vite, vite, pour me Ăź e m i s t r i s s Butler. g? voir. Elle vous reçoit, vous annonce l’étrange Ă©vĂ©nement; elle se sait un plaisir de vous ì’annoncer , d’examiner la mine que vous ferez ; elle vous voit tomber fans sentiment, vous ranimer pleurer. Elle vous fait dire mille extravagances ; elle espere que dans votre fureur, ne distinguant rien , vous prendrez sir Thomas pour la parque inhumaine qui a tranchĂ© le cours d'une si belle vie ; que vous l’immolerez Ă  mes manĂšs errantes ; & puis elle rit de ma mort, de vos regrets.... Je ne fais comment elle arrange tout cela ; mais elle m’a fait rire & pleurer. Elle faisoit si bien votre air, vos gestes.... Mon dieu, qu’elle est folle ! A-t-on jamais fait rire quelqu’un Ă  son propre enterrement ? Sir Thomas , qui se modele un peu sur vous , chante ; en vĂ©ritĂ© il chante ! II a pris un maĂźtre Italien, pour lui donner du goĂ»t. II a beau faire, il ne chantera pas L-S-D-L.... Que cette ariette me charmoit quand vous la chantiez f Qu’eĂ­le pĂ©nĂ©troit mon ame ! HĂ©las, je fuis privĂ©e de tout Ăź Oui, de tout. A minuiĂ­. Vos lettres que je me plais Ă  relire, me font dĂ©cĂłuvrir dans mon cƓur une source de tendreĂ­se que je n’y avois jamais apperçue. Eh, qui m’eĂ»t dit, qui m’eĂ»t persuadĂ©e qu’ii Ă©toĂ­t dans le monde un homme si aimable * F iij Lettres 86 si digne d’ĂȘtre aimĂ© ! II Falloit vous connoĂźtre pour le croire , pour le sentir. D’oĂč vient que mon a me timide sembloit craindre son bonheur? Oui, tu le sais mon bonheur, & tu le feras toujours. PuissĂ©-je expirer dans l’instant oĂč tu ne feras plus flattĂ© d’en ĂȘtre l’arbitre ! Mais quel langage! 11 se ressent de la tristesse du jour. Celui oĂč je n’attends point fls lettres est affreux pour moi. II semble stus je ne vis ce jour lĂ  que pour sentir cette privation. Que d’humeur ! Elle se rĂ©pand s UB tout , sur toi que j’aime , que je dĂ©sirĂ©, que j’adore, que je meurs de chagrin de ne point voir. Mon cher ami, mon cher Alfred, mon cher amant, ta m ai tresse , ta chere maĂźtresse est une sotte bĂȘte ; mais c’est toi qui en es cause! Aime la bĂȘte, ton retour lui rendra tous les agrĂ©mens que ton absence lui enlevĂ©. O , que mon cƓur s’émeut quand je pense Ă  ce retour !... Quoi ! le voir , lui , sir Charles, l’embrasser, lui parler, l’écouter, le toucher, presser ses mains dans les miennes ! ... Ah, que n’est-ce demain ! Que n’est- ce tout Ă  l’heure ' LETTRE L X V I. Samedi d minuit. O UE je lise ce s lettres avec le mĂȘme plaisir qiif vqus en rejfentez Ă  les Ă©crire. Eh ! ft’en de mistriss Butler. 87 doutez point, mon cher Alfred. Moi, je les trouverois longues? Si je ne dis rien quand je ne reçois qu’une feuille, c’est que mou. cƓur ne veut point gĂȘner le vĂŽtre ; mais Ă­ĂŹ vous saviez combien je fuis contente quand j’en vois deux, combien je vous fais grĂ© de vous ĂȘtre occupĂ© Ă­ĂŹ long-tems de moi ; Ă­ĂŹ vous le saviez , mon cher Alfred , vous vous applaudiriez d’ùtre le maĂźtre de causer une joie Ă­ĂŹ vive Ă  une femme que vous aimez.§ Des vapeurs , ne point dormir, qu’avez-vous donc ? vous m’inquiĂ©tez. Dormez, dormez , mon cher amant ; que le souvenir de Fanni amuse votre cƓur qu’il l’intĂ©reĂ­se, mais qu’il ne l’afflige pas. Je ne puis penser sans chagrin, que je cause l’agi- tation qui vous tient Ă©veillĂ©. Pauvre petit, jusqu’à Ă­ĂŹx heures , je n’étois pas lĂ  pour causer avec lui, pour calmer son sang. L’aurois-je calmĂ©, mon cher Alfred? Vous vous fĂąchez d’une question que je vous ai faite, qui suppose , dites-vous, que je vous crois ingrat, capable d’oublier mes bontĂ©s je ne voulois que vous faire rĂ©pĂ©ter que vous vous en souvenez. Comment douterois* je de votre rcconnoilsance ? Ah ! jamais ; mais vous ne m’en devez point votre bonheur m’a rendue st heureuse, qu’en vĂ©ritĂ© vous ne me devez rien. Ce moment, le plus fortunĂ© de 'ma vie , ne s’eĂ­facera jamais de ma mĂ©moire il est gravĂ© dans mon cƓur avec un F Ă­v 88 LettrĂ©s trait de feu ; & quand vous Paurez oubliĂ©..." Mais vous ne Poublierez point. Eh ! pourquoi voudrois-je penser que vous Poublierez ? Vous vous plaignez de ce que je commence nia lettre par vous dire que je reviens Ă  vous j vous me demandez Ă­ĂŹ je vous avois donc quittĂ© moi, vous quitter ! cela signitioit feulement que je ne boudois plus ; car je vous boude quand je n’ai point de lettre ; votre portrait en pĂątit, je le mets en pĂ©nitence dans le tiroir. On vous dira comme je le bats, comme il est malheureux avec moi miss Betzi embellira bien cette folie qui m’a prise un jour. Ah ! je ne m’éloigne jamais de vous ; votre idĂ©e m’accompagne par-tout le cercle des miennes est bornĂ© Ă  ce qui vous concerne, Ă  ce qui vous plaĂźt, Ă  ce qui vous intĂ©resse. Tu ĂŹrĂŹas enveloppĂ©e dans un tourbillon ; je n’en fors point ; je n’en veux point sortir. EntraĂźne-moi toujours oĂč ferois-je mieux qu’avec toi ? Adieu, ma mie. Dimanche Ă  minuit . ous ĂȘtes bien bon, mon cher Alfred , de relire fi souvent mes lettres si je les re- liĂ­ois, moi, vous n’en auriez pas de si longues, vous n’en. auriez pas iĂŹ souvent. Je DE MISTRISS BUTLER? FA croyois , quand vous partĂźtes que je vous Ă©crirois des folies, des choses amusantes, de jolies choses mais cette plume brillante & lĂ©gere , si vantĂ©e par mes amis, conduite par le sentiment, ne peut s’écarter de son objet. J’ai voulu rĂ©pondre Ă  votre couplet > que tout ce que j’ai fait m’a paru foible ! L’es prit ne parle pas au cƓur, il ne parle pas comme le cƓur.. .. Nais d’oĂč vient donc cette insomnie qui me dĂ©sole ? Qui peut vous troubler ?... Cela m’inquiete, j’ai de l’humeur, j’en ai beaucoup, votre lettre ne la dissipe point. Est-il possible que j’en conserve en m’ent , 'etenant avec vous ? Quoi ! ces ser- mens de m’aimer toujours , ces nouvelles assurances de votre tendresse ne peuvent calmer mon ame , & lui donner cette paix douce que l’amour heureux rĂ©pand fur tous nos sens?... Vous vous applaudissez donc de votre constance ? Cela est tout-Ă -fait singulier. Je ne crois pas que personne dans l’u- ntvers ait jamais prĂ©tendu que vingt-deux jours d’éloignement pussent dĂ©truire ou ai- foiblir une passion, sur-tout quand l’habĂ­- tude de jouir n’a pas encore produit la satiĂ©tĂ© , ni laissĂ© entrevoir le dĂ©goĂ»t ; suite trop ordinaire des longs attachemens. Ce n’est pas Ă  prĂ©sent qu’i! faut vous vanter de cette merveilleuse constance attendez que vous soyez prĂȘt Ă  revenir de Caitombridge alors vous pourrez juger des effets de l’absen- sc ; & si, votre cƓur est encore le mĂȘme, 90 LettrĂ©s vous dires, vous soutiendrez qu’elle n’éteint »i l’amour ni les dĂ©sirs... Tenez je veux toujours ĂȘtre vraie, dussĂ©-je vous fĂącher cet endroit de votre lettre m’a parfaitement dĂ©plu i iĂ­ m’a fait une peine extrĂȘme. C’est peut-ĂȘtre de ma part une dĂ©licatesse outrĂ©e, je ne me donne pas tout-Ă -fait raison ; mais il me semble qu’un homme capable d’admi- rer qu’un tems si court n’ait point fait d’im- preĂ­Ă­ion fur ses sentimens , Ă©toit accoutumĂ© d’en avoir de bien lĂ©gers. Si je m’étois trompĂ©e Ă  votre caractĂšre, rien, non rien ne m’en consoleroit, rien ne pourroit m’en. consoler. Une estime si sincere, tant de crĂ©dulitĂ© pour vos discours, tant de confiance, d’amitiĂ©.... Ah! sir Charles, est-il possible que vous vous Ă©tonniez !.. Quoi ! vous faire un mĂ©rite?.... En vĂ©ritĂ© vous ne deviez pas m’écrire cela , il ne salloit ni le penser, ni le dire. LETTRE L X V I I I. Lundi Ă  midi chez miss Betzi. Ma confiance est toujous la mĂȘme, mon cher Alfred; je me hĂąte de vous le dire, de peur que vous ne me grondiez. Je n’ai pas raison ,* j’ai tort peut-ĂȘtre, j’espere que j’ai tort. Que je suis folle ! Miss Betzi le dit. Elle vous conseille de me bien laver la tĂȘte ; & moi je vous le dĂ©fends, entendez-vous, ds mistriss Butler? $ĂŻ je vous le dĂ©fends. Je fuis excusable j vous pouvez tn’en croire. Quand je reçois une lettre de vous, je l’ouvre avec ce plaisir extrĂȘme que je sens quand je vous vois elle remplit mon dĂ©sir le plus vif ; elle satisfait le besoin le plus pressant de mon cƓur. Je la lis avec aviditĂ© ; elle me plaĂźt, elle m’enchante ; & puis aprĂšs je Pexarnine, je pese chaque mot, je me rĂ©pete chaque expression , je rĂ©flĂ©chis, je quitte la lettre, je la reprends ; elle est les dĂ©lices de mes yeux & la joie de mon ame. Hier, je ne fais quel caprice m’a fait chercher querelle fur cette phrase ; je lui ai fait la moue, je Pat critiquĂ©e. Je me fuis imaginĂ© que vous la souteniez, que vous m’obstiniez la dispute s’est Ă©chauffĂ©e, & j’étois presqu’en colere quand je vous ai Ă©crit. J’avois de l’humeur, je Pavoue, parce que je fuis franche, & c’est la lettre qui me l’avoit donnĂ©e. Mais aussi pourquoi me vanter ce bel effort, vingt- deuxjjours de fidĂ©litĂ© ! & milord est confondu de la fermetĂ© de son ame! il va soutenir une these contre ceux qui prĂ©tendent qu’il n’est plus de CĂ©ladon , d’Amadis !... Que je vous entende jamais dire de pareilles absurditĂ©s ! que je vous voie me donner du chagrin!.... Mais vous me rĂ©pondrez que je vous voie en prendre Ă  propos de rien. Oh ! ne t’a- vise pas de me faire la mine, de m’écrire dans ta gravitĂ© , j’aime mieux que tu me battes quand tu feras revenu. De prĂšs on 92 Lettres peut se brouiller; un baiser interrompt la dispute, & .fait oublier, au milieu de l’ex- plication, le sujet de la querelle j mais de loin on ne finit pas. Vous m’avez dit. vous ne deviez pas me dire.... je ne croyois pas.... je ne mĂ©ritois pas.... je fuis piquĂ©.... touchĂ©. fĂąchĂ©. Je fais bien comme vous arrangez tout cela. Allons, faisons la paix; pardonnez-moi finis me faire faire de bassesses... HĂ© bien, Ă  qui est-ce donc que je parle ?... Fi, que cela est vilain de bouder!.... Levez la tĂšte.... donnez votre main.... donnez-la donc.... Vite, vite.... Vous riez.. . oui, vous riez.... Je fiai vu rire; tu n’es plus fĂąchĂ©. Ma tĂȘte est un peu dĂ©rangĂ©e ; il faut me passer mille folies, mille sottises. Aimez-rnoi, aimez-moimalgrĂ© mon mauvais esprit, mon mĂ©chant caractĂšre. Aime-moi par bontĂ©, par devoir, par reconnoissance, parce que tu ne peux aimer personne qui ait pour toi un attachement plus tendre, plus vrai. Je fuis un peu impertinente,’ mais je fuis sensible, sincĂšre. Je fi aime, je fiadore ; ah ! oui, de toute mon ame. Mardi Ă  minuit. O N dit que l’amour abaisse le courage > & moi jc crois, mon cher Alfred , qu’il l’é- de mistriss Butler.' pi Ăźeve, qu’il en donne aux foibles j’en fais l’expĂ©rĂŹence. C’cst aprĂšs sept heures des plus violentes douleurs, que je trouve dans mon cƓur la force de vous Ă©crire, malgrĂ© rabattement de toute la machine. Je me fuis levĂ©e avec un point de cĂŽtĂ©, auquel j’ai fait peu d’attention. Je devois aller Ă  Topera avec ladi Vorthi & miss Betzi je ri’ai pas voulu dĂ©ranger la partie, quoique Je me sentisse plus mal de moment en moment. Cela est devenu si vif, si fort, que j’ai Ă©tĂ© obligĂ©e de quitter le spectacle. Je ne sais comment on ne meurt pas de ce que j’ai senti. HĂ© bien , en vous en parlant je perds l’idĂ©e de ces tranchĂ©es cruelles ; elle s’éloigne , elle diminue par le plaisir d’imaginer que vous me plaindrez. C’est , depuis que je vous aime, Tunique moment oĂč je n’ai pas dĂ©sirĂ© que vous fuĂ­siez prĂšs de moi. Mais laissons ce dĂ©sagrĂ©able sujet. Je lis Driden ; il me plaĂźt, je T ai beaucoup dans la tĂȘte. Je ne fuis point du nombre de ceux qui dĂ©sapprouvent son ouvrage ; il me semble qu’il a souvent raison. Qu’avions-nous affaire d’acquĂ©rir tant de connoissances, de multiplier nos besoins?Une feule passion, un seul dĂ©sir, un seul bien suffit Ă  notre cƓur, peut remplir tout notre cƓur. La diversitĂ© n’est point nĂ©cessaire Ă  notre bonheur; elle ne pique notre goĂ»t que lors- que nous n’en avons point un dĂ©terminĂ©. La variĂ©tĂ© flatte nos yeux, amuse notre es- 94 Lettres prit ; mais le sentiment, principe de notre ĂȘtre, ce mouvement dont la cause est divine, & par lequel une sage main meut, anime, entretient toute la nature ; ce mouvement si doux, mon cher Alfred, n’a qu’un ressort, qu’un seul objet il y rapporte tout. HĂ©las! qu’étoit pour moi cette foule de gens bril- lans, le roi, toute fa cour? MalgrĂ© le mal dont j’étois accablĂ©e , une comparaison bien dĂ©savantageuse pour ceux que je voyois , m’a fait dĂ©lirer mille fois qu’ils luisent Ă  ***, & que mon cher Alfred ornĂąt les lieux qu’ils remplissoient. Si je juge de tout par mes idĂ©es, par ce que je sens , il eĂ»t Ă©tĂ© plus heureux pour l’homme d’ignorer, de ne jamais dĂ©couvrir tous ces biens que fart lui procure , & de coraioĂźtre mieux & de jouir davantage de ceux qui font en lui-mĂȘme. Une simple cabane, une aine tendre, un naturel doux, un amant tel que le mien, point de colique, jamais d’absencej que faudroit-il de plus ?... Mais, mon cher Alfred , mĂČn ton pastoral, ma fade bergerie ne vous ennuie- t-eIle pas? Pardonne Ă  la pauvre malade; elle ne fait ce qu’elle dit. Eh ! comment le sauroit-elle ? L’amour lui tourne la tĂȘte; son cƓur est avec toi; Ă­on esprit voltige autour de toi que veux-tu qu’elle fasse du reste? . .. Miss Betzi pĂźeuroit ce soir auprĂšs de moi, elle me brĂ»loit, me saisoit avaler tout ce qui lai venoit en fantaisie. Ce mal est bien de mistriss Butler.’ 95 grand, lui difois-je, il est bien cruel; mais je le Ă­upporterois plus patiemment,.que la crainte de n’ĂȘtre plus aimĂ©e de sir Charles. Sir Thomas, qui venoit d’entrer , s’est Ă©criĂ© Ah, l’adorable femme ! qu’on est heureux d’ùtre aimĂ© d’elle ! Et miss avec un air... un air qu’on ne peut peindre Ne voudriez- vous pas, n’auriez-vous pas l’infolente audace de vouloir ĂȘtre aimĂ© comme cela?Je vous conseillerois de l’avoir ; ce travers vous manque.... MĂ©chante fille, elle 11e le hait que parce qu’il I’aime. Elle Paffuroit l’autre jour que s’il Ă©toĂźt raisonnable, s’il ne lui mollirait que de l’amitiĂ©, elle ne le maltraite- > roit point, & qu’il lui ferait tout aust! indiffĂ©rent qu’un autre. VoilĂ  tout ce qu’il peut attendre de ses foins. Adieu ma mie, adieu toi, adieu mon aimable Alfred. * LETTRE L XX. Toujours mardi Ă  quatre heures du matin , dans 1 , mon lit. Je ne saurais dormir; je reprends la plume, & c’est avec plaisir que je la reprends. Je finis toujours mes lettres avec regret. Ceffer det’é- crire , c’est te quitter, comme tu le dis. Ah ! c’est bien toi qui m’as quittĂ©e, quittĂ©e pour fi long - tems! Pendant que je pense Ă  toi, que je te parle, tu dors paisiblement peut- ĂȘtre; tu ne songes point Ă  ta chere Fanni- 9§ Lettres Dors, dors , mon cher petit; il m’est doux de penser que tu reposes. ... C’est demain un jour heureux pour ta maĂźtresse ; elle recevra quatre pages de ton Ă©criture , peut-ĂȘtre six, peut-ĂȘtre davantage.... Tu ne me tiens donc pas quitte pour cent baisers par jour? HĂ© bien, je t’en donnerai mille. Ah, que tu me dois de doux momens! De combien de plaisirs ton absence me prive ! Celui de te regarder, d’ùtre regardĂ©e par toi, d’entendre tous ces petits dĂ©tails intĂ©ressans, aimables , j’ai pensĂ©_ j'ai rĂȘvĂ© .... j’ai dĂ©sirĂ©.... j’ai senti.. . que sais-je , tous les biens que tu me voles ; biens perdus , perdus pour jamais ! Pourras-tu m’en dĂ©dommager? Oublierai-je, en te voyant, tout le tems que j’aurai passĂ© fans te voir? Ce premier moment effacera- t-il le souvenir de cet ennui, de cette langueur?... Ah, s’il l’effacera !... Reviens, reviens, mon aimable Alfred, reviens dans les bras de celle qui t’adore. Oh ! pour cette fois adieu tout-Ă -fait. Mercredi Ă  trois heures aprĂšs-midi. ous vous lassez donc, milord, d’avoir une cour, de reprĂ©senter, de punir, de rĂ©compenser , & d’essuyer de longs complimens ? Je voudrois ĂȘtre dans votre antichambre quand de mĂŻstriss Butler.' 97 quand midi sonne. Supposons que j’y fois, daignerez-vous m’accorder une audience particuliĂšre ? me sera-t-h permis de vous prĂ©senter mes respects, de porter mes plaintes Ă  votre auguĂ­le tribunal ? Ce grave gouverneur me fera-t-il la grĂące de m’écouter ? Que j’ai de choses a lui dire, de demandes Ă  lui faire! Que je nr expliquerai bien, mĂȘme fans parler ! II est un langage Ă©loquent qu’au- cun idiome ne peut imiter; le cƓur l'entend , il y rĂ©pond. Ah, que ne suis-je dans cette chambre! J’y ferois ce que vous dites que tant d’autres y font ; j’y parler ois fans rten dire,... Mais cette lettre que j’attends, j’en fuis un peu inquiĂ©tĂ© ; c’est une rĂ©ponse Ă  celle.... Si vous me grondez, Ă­ĂŻ vous faites votre train, je crierai comme un dĂ©mon , je vous en avertis je vcudrois savoir dcjĂ  reçue. VoilĂ  milord Stanley, faniece, miss Jening, tout l’univers ; qu’avois-je besoin d’eux? En vĂ©ritĂ©, les jours de poste je me suffis trĂšs-bien Ă  moi-mĂȘme. Les voilĂ , Ă  tantĂŽt. LETTRE L X X I I. Fe me fuis levĂ©e bien matin aujourd’hui,' pour jouir de ma libertĂ©. Tout le monde Ă©toit parti pour Gantorbery ; j’étois feule, maĂźtresse absolue dans ma maison. Vous au-, Tome L G §8 Lettres riez ri de me voir. C’est pour le coup que mils Betzi pouvoir dire que j’avois Pair d’une princesse de roman. Votre portrait Ă©toit fur ma table; vos lettres toutes Ă©parfes dans mon sein, fur mes genoux ; le tiroir renversĂ©, le porte-feuille ouvert ; je contemplois toutes mes richesses. Je bĂ©nissois ^inventeur d’un art qui remporte fur tous les autres, non parce qifil nous transmet les actions des hĂ©ros, l’histoire du monde, les causes de tout; qu’íl satisfait le dĂ©sir insatiable d’apprendre, & la vaine curiositĂ© des hommes ; mais parce qu’il me fait lire dans ton cƓur, malgrĂ© la distance qui nous sĂ©pare. Que l’amour doit Ă  cette heureuse dĂ©couverte ! Quel trĂ©sor pour lui que ces lettres, soulagement d’un cƓur & dĂ©lices de l’autre ! L’on se plaĂźt Ă  les Ă©crire, & l’on jouit du plaisir que l’on sent, & de celui qu’on croit procurer Ă  un autre. J’abuse souvent peut-ĂȘtre de l’idĂ©e que vous m’avez donnĂ©e, que vous n’aviez point d’autre amusement que mes lettres. J’écris mal, je ne saurois rĂȘver Ă  ce que je veux dire ma plume court, elle fuit ma fantaisie mon style est tendre quelquefois ; il est tantĂŽt badin , tantĂŽt grave, triste mĂȘme, souvent ennuyeux , toujours vrai mais' mon cher Alfred est indulgent, il dit que j’écris bien ah ! trĂšs-bien fans doute, si je lui plais ! Je n’ose penser bien fort que je te reverrai ; c’est MS Ă©motion si vive quand j’y pense ! Qh ! de mistsisĂ­ Butler. 99 je perds la tĂšte, en vĂ©ritĂ© je la perds! Quoi! tu feras lĂ ; mes yeux en se levant rencontreront les tiens; je ne ferai pas un seul mouvement qui fie t’intĂ©teĂ­fe ; j’entendrai cette Voix douce, harmonieuse, me dire Qiie veux - fu'Ă­ ... que dĂ©sirĂ©s- m r ... Mon cher Alfred, si tu savois, je ne puis plus Ă©crire ; mon cƓur agitĂ©, pressĂ©.... Ah ! reviens , reviens donc. Mon dieu, que vous ĂȘtes aimĂ©! S’il est un sentiment plus fort que l’amour, que ce que le vulgaire appelle cunour , je le sens pour toi. Aimer, adorer , foi h les expressions qui ne rendent point les transports d’une pĂĄision Ă­i tendre.... Ah , si tu Ă©tois lĂ  ! si tu y Ă©tois, mon cher Alfred , mon cher , mon adorable amant ! Je crois.... oui, je crois que je trou- verois un moyen de te convaincre que jamais on n’aima plus ardemment que moi. LETTRE L X X I I I. J" E fuis Ă  vos pieds, mon cher amant, les mains jointes les yeux baissĂ©s lion, je ne fuis pas digne de vous regarder. 11 faut que je fois une bien mĂ©chante crĂ©ature, car je demande toujours pardon. J’ai donc toujours des torts avec mon aimable ami ! O la tendre, la dĂ©licieuse lettre! Suis-je digne de ia lire ? Est-ce Ă  une capricieuse que l’on dit des choses si flatteuses ? Que je l’ai baisĂ©e, cette lettres G ij 100 Lettres L’autre m’avoit fĂąchĂ©e, plus fĂąchĂ©e que je ne l’ai fait paroĂźtre; il me sembloit que vous Pa- viez Ă©crite parce qu’il falloit Ă©crite. Les mots Ă©toient faits pour exprimer la passion ; mais la tournure me paroissoit froide, Ă©tudiĂ©e; je l’ai iue cent fois, toujours avec humeur, en la rejetmnt, en lui faisant une mine horrible r enfin, je l’avois bannie de ma prĂ©sence ; un arrĂȘt de la chambre-haute l’avoit relĂ©guĂ©e tout au fond du tiroir je viens de la rappelles. Comment avoit-elle pu me dĂ©plaire? elle est de toi. Ah ! tout ce qui vient d’une main si chere porte le sceau de Pamour & du plaisir ! Mais il est des momens oĂč l’ame abattue par la tristesse , a besoin d’un trait vif pour se ranimer. Je Pai trouvĂ©, ce trait, dans ta derniere lettre; il m’a pĂ©nĂ©trĂ©e, & je t’en remercie oui, ma mie, je t’en remercie.... Je fuis bien-aise que ce que j’ai fait ait pu vous plaire. J’aime Ă  mĂ©riter vos louanges; j’aime Ă  en recevoir d’une personne qui ne les prodigue pas, & dont PĂąme noble & gĂ©nĂ©reuse juge par ses propres impressions cependant il est fĂącheux , je dirai plus, il est dĂ©shonorant pour l’humanitĂ© que des actions si simples, si naturelles , puissent attirer des Ă©loges. Si nous pensions bien, nos plus grands efforts ne nous pĂ­roxtroient que la fuite indispensable des devoirs que la sociĂ©tĂ© nous impose ; mais il est des cƓurs durs, MĂ©prisables, des Ăąmes baffes.,.. 11s font cause de mistriss Butler. ioĂŻ que la bontĂ© est regardĂ©e comme une vertu.... Mais, mon cher Alfred, il dure donc encore ce mois ? il durera donc tou'ours? Quoi! pas un mot de votre retour! Ah, la - maudite province ! que je la hais ! elle vous ennuie-, elle me tue, moi. Je n’ose vous dire combien votre absence me chagrine, je ne puis plus la supporter; non, en vĂ©ritĂ©. J’ai dĂ©jĂ  eu deux ou trois attaques de cette maladie qui m’a fait tant de peur, de la catalepsie. Oh! je saurai sĂ»rement; mon cƓur est dĂ©jĂ  fixĂ© , le reste ne tient Ă  rien. Adieu, ma mie, ma mie Ă  moi. LETTRE L X X I V. 33 aĂŻsez-la, mon cher Alfred ; oui, baifez- la cette charmante miss, qui me parle si bien de vous , qui se prĂȘte avec tant de 'bontĂ© Ă  toutes les foibleiTes de fa folle amie. Une autre s’ennuieroit, se lasserait de causer avec une imbĂ©cille comme moi, qui n’ai qu’un. objet dans sesprit, dont je parle sans fin, fans cesse. En bonne foi, je fuis insoutenable, je le sens. Baisez-la, mais doucement, n’appuyez pas trop vos levres fur fa joue. Je ne fuis pas jalouse , oh ! non ; mais j’ai des droits fur vos actions, fur vos pensĂ©es, fur vos regards, fur vos moindres prĂ©fĂ©rences. Que je haĂŻrais un femme qui chercherai* G iij l i©2 Lettres Ă  vous plaire ! Quand je serois sure qu’ells ne pourroit y rĂ©ussir, je !a dĂ©testerais, elle me ferait odieuse. J’ai fait bien des dĂ©couvertes dans mon cƓur depuis que je vous aime je ne vous gĂȘnerai j’amais pourtant, je ne fuis pas soupçonneuse, encore moins exigeante. Si j’avois quelque raison de craindre votre inconstance, je serois peut-ĂȘtre assez fiere pour ne pas vous montrer mon inquiĂ©tude; mais je serois bien triste, bien froide, bien fĂącheuse. Au fond la jalousie est dĂ©sobligeante ; on la dit fille de í’amour & de la dĂ©licatesse ne le ferait-elle pas plutĂŽt de forgueil & de la dĂ©fiance? Elle suppose une crainte d’ùtre trompĂ© , qui s l accorde mal avec l’estime qu’on doit s ü’objet qu’on a choisi comme le plus digne de son attachement. En vĂ©ritĂ©, mon cher Alfred, si la jalousie tient Ă  l’amour, c’est par un mauvais cĂŽtĂ© si elle semble l’augmenter, redoubler sa vivacitĂ©, c’est pour l’instaut; elle doit naturellement l’affoiblir, mĂ«me le dĂ©truire dans un cƓur bien fait. On ne saurait aimer Icng-tcms ce qu’ou mĂ©prise quelquefois.... J* ne ferai point jalouse, je ne veux jamais l’ĂȘtre..,. Mais Ă  quoi bon tout cela? d’oĂč vient ce propos? Quoi! pour cc * baiser!... Allons vite, vite donnez-le, & i qu’il n’en soit plus pariĂ©. Adieu, mon cher, mon tendre ami. HĂ©las! toujours cet adieu Ă­ Eh! yiens donc, que je te dise bonjour. LETTRE L X X V. Sir Humfrey, toujours lĂ©ger Ă  son ordinaire , a dĂźnĂ© ici ; nous avons Ă©tĂ© seuls deux minutes. Eh bien, a-t il dit, milord duc est donc toujours absent ?... Je suis Ă­ĂŻir qu’il vous adore ... vous l’aĂŹmerez auĂ­lĂŹ ... je l’ai rĂ©solu j’arrangerai cela... Et moi je disois tout bas cela est fait, cela est rangĂ© je l’aĂ­ ce lord aimable; il est Ă  moi; c’est mon bien le plus cher, le plus prĂ©cieux je ne le chan- gerois pas pour tous ceux de l’Inde & du PĂ©rou.... Sir Thomas le hait, sir Humfrey; il le hait.... comme je vous aime_ Ces derniers jours vous ennuient donc, mon cher petit ? vous les trouvez d’une longueur insupportable? HĂ©las! c’est qu’ils ne finissent pas.... J’ai montrĂ© votre portrait Ă  sir Mont- rose; & regardant votre visage comme une chose qui m’appartenoit, j’ai pris la libertĂ© d’en faire les honneurs je mourois d’envie qu’il vous trouvĂąt charmant, & je lui disois son portrait est plus beau que lui; mais il est bien plus joli que son portrait. II a dit » oui ; & sir Montrose ne ment jamais. II est. vrai qu’il y a un agrĂ©ment dans votre physionomie qui n’est point dans cette image, plus rĂ©guliĂšre peut-ĂȘtre, mais bien moins touchante. Ah ! rapporte-la-moi cette mine si fine, si expressive; viens me montrer cet ai- G ĂŹy 104 Lettres mable visage que je trouvois toujours tout prĂšs du mien ! Qu’il m’est cher ! que tous ceux qui s’offrent Ă  mes yeux me font deĂ­irer de le revoir !... Mais ne vas pas croire lĂ -deflus que tu es beau comme le soleil; c’est mon amour qui t’embellit, qui te donne toutes les grĂąces avec lesquelles tu me sĂ©duis tu les dois Ă  ma tendresse. Oui, mon cher Alfred, c’est elle qui te pare !.... Mon dieu, quand je ne t’aimois point, tu n’étois pas plus beau qu’un autre au moins. . — — ^ LETTRE L X X V I. E ne crois pas avoir passĂ© dans toute ma vie un jour plus dĂ©sagrĂ©able que celui-ci. Miss Betzi faisoit des vilites avec ion pere ce vieux fou , de quoi il s’avise , de me la prendre pour toute la journĂ©e. Je n’avois personne Ă  qui je puisse parler de vous j’ai pris le parti de ne rien dire ; j’ai fait fermer ma porte ; j’ai dĂźnĂ© fans savoir ce que je faisoisj aprĂšs je me fuis endormie de pure indolence. En m’éveiliant je me fuis fait la moue mais c’est que je me dĂ©teste, qu’il m’est impossible de vivre avec moi-mĂȘme. J’ai rap- pcllĂ© toute ma raison, tout mon courage, toute cette force & cette grandeur d’ame que vous dites qui me distingue des autres femmes, & tout cela pour me persuader de me de mistriss Butler. lof divertir , de m’amuser , de m’occuper au moins. J’ai pris un livre, je l’ai 1 aillĂ© tomber. Je me fuis mise Ă  mon mĂ©tier, & voilĂ  tous les pelotons en l’air ; j’ai tout nouĂ©, tout mĂȘlĂ©, tout gĂątĂ©. J’ai voulu rĂ©pondre Ă  des lettres que j’ai dĂ©jĂ  trop nĂ©gligĂ©es ; je ne trou vois rien Ă  dire, si ce n’est que vous n’é- tiez pas Ă  Londres ; je n’ai fait que des ratures. J’ai par hasard renccntrĂ© ma figure dans une glace Ă  merveille , lui ai-je dit, aimable en vĂ©ritĂ©, vous pouvez vous flatter d’ĂȘtre la plus sotte bĂȘte de l’univers. Quoi ! vous ne pouvez avoir un peu de patience! II reviendra, vous le verrez-, en attendant, sortez, jouez, faites ce que vous faisiez autrefois Bon, vous croyez que cette maudite tĂȘte m’écoute ! la voilĂ  retombĂ©e dans son fauteuil, cherchant des yeux tous les endroits de fa chambre oĂč elle vous a vu. II Ă©toit lĂ  debout, le coude appuyĂ© fur la cheminĂ©e, quand il me donna fa premiere lettre. C’est ici qu’il Ă©toit affis quand je lui avouai que je l’aimois; c’est lĂ .... Eh bien, finira-t-elle?... Ah ! mou cher Alfred, votre maĂźtresse est une Ă©trange personne ! Mais vous devez l’ai- mer, puiĂ­que fa folie est votre ouvrage.... Elle vous a donc dĂ©plu, cette dame qui avoit des desseins fur votre cƓur? vous l’avez trouvĂ© changĂ©e ? Qu’elle me parois belle Ă  moi, puifqu’elle ne vous inspire plus rien ! je souhaite son visage Ă  toutes les femme» Lettres 186 que vous regarderez. Elle est donc bien contente d’elle-mĂšme mais qui est-ce qui n'est pas satisfait de sa figure ? Sir Barclay nous a soutenu avec impudence, Ă  miss Betzi & Ă  Moi, qu’il n’étoit ni laid, ni sot, ni fat, ni ennuyeux. Quelle qualitĂ© veut-il donc prendre f Y concevez-vous quelque chose? Je soupe demain chez sa sƓur; je bĂąille d’avan- ce; j’ai bien peur que ma lettre ne vous en fasse faire autant. LETTRE L X X V I L Otrs ĂȘtes, mon cher Alfred, le plus aimable de tous les hommes. Qu’il m’est doux de vous le dire! Que cette vĂ©ritĂ© me flatte! Este fait ma gloire & mon bonheur. Quelle lettre ! Quelle complaisance ! Quelle tendre marque de votre amitiĂ© ! Je pesois ce paquet, il me sembloit lĂ©ger. Que de richesses il renfermoit ! Jamais la veille d’un bal parĂ© une coquette ne reçut un Ă©crin rempli de pierreries avec autant de plaisir que j’en ai ressenti en voyant ces trois feuilles Ă©crites partout. Ah , je t’en prie, baise pour moi la jolie petite main qui a si bien peint les sentimens de ton ame ! Baiso-la, mon cher amant, je te rendrai cela au centuple.... Paix donc , ne grondez pas miss Betzi, c’est chez elle que vous arriverez elle le veut, pares que je fuis de MisTRiss Butler. 107 r . . une imprudente , que j’ai un vilain visage qui dĂ©cele tout ce qui se passe dans mon cƓur ; ma joie me traliiroit, on la liroit dans mes yeux, mon secret n’est point en sĂ»retĂ© , j’ai l’air d’une folle. Elle dit tout cela, & j’en conviens. Vous arriverez donc, mon cher, mon aimable ami ! Jc vous reverrai ! Miss a bien raison, je ne diĂ­simulerai jamais une satifaction Ă­l pure. Ce moment, ce premier moment !. Mon dieu... je 11’y veux pas penser !....Vous voudriez donc ĂȘtre toujours auprĂšs de moi ; vous aimeriez .Ă  ne me point quitter , Ă  vivre avec moi, Ă  ne vivre que pour moi? Vous croyez que je suĂ­ĂŻĂŹrois Ă  vos amusemens, Ă  vos plaisirs ? La contrainte vous dĂ©plaĂźt, vous la mettez au nombre de ces conventions dures, que les hommes ne semblent avoir faites en- tr’eux que pour ajouter Ă  la miĂ­ere de leur condition ? Si nous Ă©tions plus constans dans nos idĂ©es , nous aurions raison de blĂąmer des usages qui nous gĂȘnent ; mais, mon cherAlfred, nous devons peut-ĂȘtre des louanges Ă  ceux qui les ont Ă©tablies. C’estĂ la dĂ©cence, aux biensĂ©ances, Ă  cette contrainte que vous haĂŻssez , que l’on doit le plaisir qu’on trouve Ă  saisir des instans qui, toujours offerts, perdroient de leur prix. Les obstacles font aux amans ce que la diete est aux convalescens ; elle entretient leur appĂ©tit, & prĂ©vient le danger de la rĂ©plĂ©tion. Les animaux dont vous enviez l’hemeuse libertĂ©, ne sentent pas toujours, 108 Lettres PeĂ­Fet du dĂ©sir, que la nature n’a mis en eux que pour un seul objet. BornĂ©s en s’ai- jnant Ă  reproduire leur espece, ils n’ont pas comme nous une imagination vive - qui » 'animant au souvenir du bien dont elle se retrace la jouissance , nous rend la facultĂ© d’en jouir encore , & nous conduit Ă  user indiscrĂštement de cet avantage. Les oiseaux, sur-tout ceux que vous citez, font pourtant Ă  cet Ă©gard Ă -peu-prĂšs comme les hommes aussi sont ils coquets , lĂ©gers , infidĂšles. Ils abandonnent quelquefois leurs femelles. Pauvres petites femelles, que je les plains ! Ce n'est pas,mon cher Alfred,que je prĂ©fĂ©rĂ© l'Ă©tat oĂč je fuis Ă ce'ui oĂč vous voudriez me voir. Qu’il me Ă­eroitdoux de n’avoird’autres devoirs, d’au- tres foins que ceux qui pourroient vous plaire, vous contenter ! Mais par une forte de philosophie que j’ai adoptĂ©e, loin de desirer fortement ce que je ne puis avoir , je cherche toujours les moyens de m’en passer fans peine. Ce principe de toutes mes rĂ©flexions Ă©choueroit fur un seul point, je ne me paĂ­ferois point de vous. Ah ! comment pourrois-je m’en passer ? Votre cƓur est un bien si prĂ©cieux pour moi, rte me l’îtez point, ne me l’îtez jamais, mon cher Alfred. Je sens que cette perte est la feule que je ne fupporterois pas. Adieu. Aime- jnoi toujours. Je t’aime, je t’adore ; je ne changerai jamais. Avant de Armer ma lettre, je veux vous d i mistriss Butler. 109 remercier encore de la vĂŽtre , & rĂ©pondre Ă  la question que vous me laites. Vous ms demandez si j’ai un vĂ©ritable plaisir Ă  vous aimer; si depuis votre absence je n’ai pas quelquefois dĂ©sirĂ© de ne vous aimer plus. 2Slon , non, en vĂ©ritĂ© , ma tendreiĂ­e m’est chere; & loin de souhaiter de la perdre , j’ai souvent pensĂ© qu’un caprice qui m’eĂ»t Ă©loignĂ©e de vous , qui m’eĂ»t fermĂ© les yeux Ă  votre mĂ©rite, eĂ»t Ă©tĂ© afirenx pour moi. De quel bien il m’eĂ»t privĂ©e ! En ell-il de comparable au bonheur d’ùtre aimĂ©e de vous ? Mais ce n’est qu’en vous aimant comme je le fais qu’oti peut juger de ce qu’on perdroit Ă  ne vous aimer pas. Ah ! s’il est vrai que je fois l’arbitre de ta fĂ©licitĂ©, si elle dĂ©pend de mon amour , de ma fidĂ©litĂ©, de ma constance , que tu es heureux, mon cher Alfred ! Que tu feras heureux ! La durĂ©e de ton bonheur fera celle de ma vie. Je viens de recevoir une lettre de milord duc, & j’en attends une de mon amant. Quelle diffĂ©rence ! Milord est spirituel, poli, presque affectueux ; mon cher Alfred est tendre, passionnĂ© , vif, aimable. L’un Ă©crit pour tout le monde , l’autre ne parle qu’à moi... Mais mon amant, mon cher amant a touchĂ© ce papier VoilĂ  son nom, ses armes....Et pourquoi n’aimerois-je pas cette lettre ? bí’est-ce pas lĂ  ce caractĂšre?... Je l’ai baisĂ©e cette let re. Sir Thomas a l’autre, peut-ĂȘtre est-ejje dĂ©jĂ  IÏO L K T TRES chez miss Betzi. Elle va venir la charmante miss ; elle a aujourd’hui deux raisons pour se faire desirer. Adieu. LETTRE L X X V I I I. Je ne vous ai jamais tant aimĂ© que ce soir ; votre lettre m’a sait un plaisir!... Aimable garçon ! comment pourrois-je ĂȘtre ingrate? Ah ! quelque bien que vous exprimiez vos senti- mens, soyez sĂ»r que je pense auĂ­si vivement que vous. Vous dites que je mets de Fesprit dans mes rĂ©ponses je ne fais pas comment cela se fait, c’est que j’en ai apparemment quand je ne veux point en avoir, c'est que vous m’en donnez, c’est que le vĂŽtre m’anime.... Vous voilĂ  debout fur ma table, appuyĂ© contre mon Ă©cri- toire, votre lettre sert de piĂ©destal Ă  la jolie statue ses yeux fixĂ©s fur les miens, semblent vouloir faire passer dans mon cƓur le feu dont ils brillent; cette bouche qui sourit, paroĂźt vouloir s’ouvrir pour me parler. Je crois Fentendre me dire aimez Fobjet que je vous reprĂ©sente, c’est votre ami, c’est votre amant; c’est lui qui trouble votre cƓur, qui Fenchante vous lui devez ces mouvemens flatteurs, ces dĂ©sirs ardens, inquiets, mais doux pourtant c’est lui qui vous a fait retrouver en vous-mĂšme la source dubonheur que vous laissiez tarir; vous lui devez tous les biens dont vous jouissez , tous III ‱ de miStriss Butler. ceux dont vous le faites jouir ces mots que vous tracez, lui causeront un plaisir dĂ©licieux. Contemplez cette figure aimable , elle s’embel- Ăźira encore en lisant ce que vous Ă©crivez.... Pauvre petit portrait, ĂŹ mal reçu, si rejette, que tu perdois auprĂšs de mon amant ! Mais que tu m’es devenu cher ! -ar combien de caresses j’ai rĂ©parĂ© l’espece de mĂ©pris avec lequel je te reçus ! que de jours il a passĂ©s dans mon iĂšin ! que je l’ai baisĂ© ! combien de fois je l’ai pressĂ© contre mon coeur ! J’avois du plaisir Ă  me dire il est lĂ . Arrangez - vous avec lui, mon cher Alfred, il est Ă  prĂ©sent ce que j’aime le mieux les jours de Courier je lui fuis un peu infidelle, la lettre est prĂ©fĂ©rĂ©e, mais toutes mes nuits font Ă  lui. Mon impatience redouble Ă  chaque instant, je ne pense qu’à vous revoir, il m’est impossible d’abandonner une idĂ©e fe satisfaisante. Savez - vous bien que vous m’avez fait connoitre l’ennui?De tous les dĂ©goĂ»ts qu’on Ă©prouve dans la vie , c’est celui auquel je fuis le moins sujette. Votre absence m’a appris ce que c’étoit que de ne pouvoir rien prĂ©fĂ©rer, rien supporter, rien dire, rien penser. Qui pourroit vous remplacer ? Quel amusement mettre Ă  la place de ce plaisir vif qu’on sent Ă  voir un homme que l’on adore ? On doit bien craindre de se laisser toucher, quand on est capable d’un attachement si tendre , quand on fait consister son bonheur dans un feu objet ! Mais qu’il est doux de trouver dans cet objet un amant digne de tout ce qu’on ressent iĂź2 Lettres pouf lui ! Oh ! que j’aime cette attention aimable qui te fait tout quitter pour moi, pour Ă©crire Ă  ta maĂźtresse, pour obliger ta chere maĂźtrejfe ! Comment reconnoĂźtre tes foins, ta tendresse ? Que ferai-je pour mon cher Alfred? hĂ©las que pourrai-je faire ! Si tu l’avois voulu , j’au- rois une rĂ©compense Ă  te donner, un prix Ă  t’accorder je voulois te le garder ; mais. mais voilĂ  ce que c’est que d’ĂȘtre si pressĂ© !... Qye je te veux de mal de m’avoir privĂ©e du seul prĂ©sent que je pouvois te faire ! A prĂ©sent je n’ai plus que ton bien Ă  t’offrir. Adieu, mon tendre, mon cher ami. Adieu.... toi. LETTE E L X X I X. . ! que je fuis de mauvaise humeur ! Ladi Charlotte qui sort d’ici, m’a impatientĂ©e, chagrinĂ©e elle me soutient que ma façon de penser est ridicule , & que si j’aimois quelqu’un j’en ferois une cruelle Ă©preuve. II faut maĂźtriser, maltraiter un amant pour l’enchaĂźner, pour le fixer. La bontĂ© fait des ingrats ; la douceur des tyrans, & la bonne foi des perfides. Mon cher Alfred , je fuis effrayĂ©e de tout ce quelle m’a dit, d’autant plus qu’à force d’y penser, je trouve que l’expĂ©rience est pour elle, & j’en frĂ©mis. 11 faut donc n’écouter que fa vanitĂ©, cacher une partie de fa tendresse, affliger son amant, lui laisser des doutes, en faire de mistriss Butler. nz faire naĂźtre fans cesse , entretenir ses feux par une conduite adroite, qui lui fasse toujours craindre que le bien qu’il possede ne s’éva- uouiĂ­ĂŻe pour jamais. Si c’est de cette façon qu’on peut attacher un amant, je vous perdrai , mon cher Alfred, hĂ©las , fe vous perdrai! Cet art mĂ©prisable ne peut ĂȘtre employĂ© par une ame franche Eh ! commment se rĂ©soudre Ă  sĂ»re de la peine Ă  ce qu’on aime , Ă  tourmenter un homme qu'on chĂ©rit ? Si je haĂŻĂ­iois quelqu’un , je lui souhaiterois de la jalousie vou- drois - je en donner Ă  celui dont la moindre inquiĂ©tude dĂ©chireroit mon cƓur ? Ah ! j’aime bien mieux vous voir inconstant que malheureux. Non, je ne puis concevoir qu’on aie assez peu de gĂ©nĂ©rositĂ© pour causer de la peine Ă  son ami, dans la crainte qu’il ne nous en. donne un jour Pour augmenter mon chagrin» cet imbĂ©cille de sir Thomas m’obstine que vous ne ferez ici que le dix, moi je prĂ©tends que vous arriverez le huit; s’il a raison, je lut donnerai un grand soufflet, pour lui apprendre Ă  se mĂȘler de ses assaires. Adieu , mon cher petit. Je n’ose vous dire combien je vous aimes Si vous alliez m’en aimer moins, hĂ©las ! quelle diffĂ©rence il y auroit dans nos deux cƓurs ! Plus je vous crois reconnoiffant, plus je vous aime; plus je pense .que vous m’aimez, plus je me livre au plaisir de vous adorer. Adieu» adieu, mon cher Alfred. 4f *- Tome L H LettrĂ©s 141 LETTRE L XXX. FE vous Ă©cris dans le cabinet de miss BetzĂ­. Je fuis fur ce mĂȘme sopha oĂč vous faisiez fĂ­ bien le malade pour vous faire plaindre , pour vous frire caresser. Ah, quel jour! vous en Ă­buvient-il ? Oui, sĂ»rement; vous ne m’aime- riez guere, si vous l’aviez oubliĂ©. Il m’est devenu cher. ce cabinet ; je vous y ai vu, je vous y reverrai bientĂŽt. Je commence ma lettre fans savoir si vous saurez j’efpere que celle de ce soir va m’annoncer votre retour. N’im- porte, j’écris toujours, ç’est un plaisir pour moi de vous Ă©crire.... Vous m’avez fait un- reproche que je 11’ai pas compris, Ă  moins que vous n’ayez mal entendu ce que je vous difois. Moi douter de ce que vous me dites ! Ah !jjamais. Si j’avois des craintes, elles n’oíü’enferoient que moi ma dĂ©fiance naitroit d’une connoissance exacte de moi- mĂȘme ; ou, si vous Paimez mieux, d’un mouvement de modestie. Non , je n’ai point d’i- dĂ©es qui puissent porter d’atteinte Ă  PeĂ­time que j’ai pour votre caractĂšre je trouve dans le mien toutes les qualitĂ©s qui peuvent faire naĂźtre l’amitiĂ©, P entretenir & la conserver. Mais l’amour semble chercher des agrĂ©mens qu’il Oje paroĂźt que je n’ai point, Puisse le dieu qui de mistriss Butler.' Us me les prĂȘte Ă  vos yeux j m’eil parer toujours, & ne rssen parer que pour vous !.... Bon dieu, quel tapage ! Sir Thomas est perdu, il vient de casser une porcelaine admirable en prenant le thĂ©. Si c’étoit ie chat > miss en ri~ roit ,‱ elle trouveroit qu’iĂ­ auroit eu de la grĂące Ă  faire cette sottise. Mais sir Thomas est un mal-adroit de quoi se mĂȘle-t-ii ? Officieux personnage qui veut tout ranger ! C’est une ame servile ; son talent est d’ĂȘtre le valet de touc le monde. Pauvre sir Thomas ! II pleure, je crois $ il contemple la belle tasse qui gĂźt fur le parquet. Si miss Betzi levoit les yeux fur lui » elle riroit; car fa grimace est unique, & la profonde douleur oĂč il s’abandonne , le rend laid comme un dĂ©mon. Moi j’écris toujours, je ne fuis point de la querelle.... Pourtant je veux vous laisser; car les Ă©pithetes de bĂȘte, de mal-adroit, de gauche, ne s’accordent guere avec la dĂ©licatesse des propos qu’on tient Ă  son amant...i Cela recommence , je vais rn’en mĂȘler... Adieu, je ne vous dirots que des impertinences ; car je prens volontiers le ton des autres. A ce loir. A minuit.' Ah ! de quelle jq'e votre lettre ĂĄ pĂ©nĂ©trĂ© mon cƓur ! Quoi ! parti pour * * * ? Vous ĂȘtes dĂ©jĂ  plus prĂšs de moi? Vous ferez ici le quatre ? Que cette nouvelle est charmante ! Vous Hij iiÂŁ Lettres avez comptĂ© toutes Ă­es minutes que vous devez encore passer lans me voir ie calcul est juste, O que cela est long ! Vous nssavez pardonnĂ©, mon cher Alfred ; vous me la donnez cette main que je demande ; mats pourquoi les yeux baissĂ©s ? Levez-les, ces yeux si tendres 3 Ă­evez-les, mon cher amant, fur celle qui n’a jamais vu vos regards fe tourner vers elle , fans ressentir la plus vive Ă©motion. Je la requis cette main , je reqois tes fermens ; mais tu n’en as pas besoin pour me persuader ton amour. Quoi, dans six jours je te verrai!je te parlerai !... Ah, mon dieu t il n’y faut pas penser!... C’est une attente ..„ un espoir!... Non, je ne dormirois plus, si j’y songeois... Que cette lettre m’a charmĂ©e ! Quelle bontĂ© ! Moucher Alfred s’excuse, lui qui devroit se plaindre jejcraignois des reproches,je ne trouve que des assurances de lĂ  tendresse.//e/i mon esclave } il ejl anx pieds de fa souveraine ses chaĂźnes font douces ; il les prĂ©fĂ©rĂ© Ă  la libertĂ© , Ă  f empire dn monde. A mes pieds , toi ! Ah ! viens dans mes bras , viens-y prendre de nouveaux fers, & que leur lĂ©gĂ©retĂ©, ne t’engage jamais Ă  les rompre. Mon dieu, que jetaime ! Je trimerai toute ma vie, je t’aimerai aprĂšs ma mort. Oui, fans doute, puisque mon ame est immortelle. Adieu , adieu, mon cher Alfred ; adieu , mon aimable ami ; adieu, toi » toi, que j’adore-l N T MisTiiss Butler. 117 A trois heures du matin. Quoi, je ne dormirai point? Quoi! tu ne me laisseras pas dormir ? Je penserai toujours Ă  toi ? Mais que voulez - vous, mon cher petit? Je vous ai Ă©crit chez miss; je vous ai Ă©crit ce soir ; j’ai relu dix sois votre lettre; j’ai fait milles caresses Ă  votre portrait; laissez-moi vous oublier jusqu’à midi. DĂšs que j’ouvrirai les yeux, je me livrerai avec transport au plaisir de m’occuper de vous. II le veut pas, cet obstinĂ©- lĂ  quand je m’essorce d’éloigner des idĂ©es qui m’éveillent malgrĂ© moi, son image vient se jetter au travers de tout ce que je veux penser pour me distraire.... Venez, grand... venez combattre un hĂ©ros mille fois plus grand, plus noble que tous les vĂŽtres; un amant plus tendre, plus aimable, plus aimĂ© que tous vos princes ennuyez-moi, ĂŽtez-moi ce souvenir vif, ce dĂ©sir ardent... Mais non, laissez-moi me perdre , m’abĂźmer dans ces pensĂ©es dĂ©licieuses.... O mon cher Alfred ! ta lettre a embrasĂ© mon cƓur! Tes expressions peignent si bien l’amour, le dĂ©sir, le bonheur..... Mais dites-moi donc pourquoi je nesaurois dormir; je fuis si contente de vous, si satisfaired’ùtre Ă  vous ! Un avenir si riant s’ouvre devant mes yeux ! N’est-ce pas lĂ  le moment de goĂ»ter un repos tranquille ? Ah , je vous aime trop ! II faut modĂ©rer cette passion, la rendre plus supportable le tiers de mon amour seroit assez..., Hiij 118 Lettres Non.... Eh hien, va par moitiĂ©... Encore non,.. Eh bien, mon cƓur, prends donc tout, oui tout; f* LETTRE L X X X I. puis-je vous dire? Je vous ai vu, je vous attends ; je nesais que cela, je ne sens que cela ma tendresse est Ă­ĂŹ vive, que je n’aĂ­ point de termes pour en parler mon cƓur est st transportĂ©, lĂź rempli de sa joie, qu’il ne peut la faire Ă©clater au dehors. Jc vous aimois , je vous ado roi s que l’amour vous dise ce que je sais Ă  prĂ©sent ; il peut seul vous l’exprimer. ... Savez-vous bien, mon cher Alfred, que vous avez passĂ© dimanche huit heures avec moi , hier prĂšs de quatorze, & que j’ose croire que ce tems ne vous a pas paru long?... O quelle douce nuit ! quel sommeil ! & quel plaisir de me dire, en m’évcillant je ne le verrai pas aulst long-tems qu’hier, mais.... mais je le verrai !... VoilĂ  donc ce mouvement que la philosophie veut rĂ©primer , que l’auttere sagesse condamne. Ah, que les sept sages Ă©toient fous ! que les stoĂŻques Ă©toient insensĂ©s ! Ils cher- choient le bonheur & la vĂ©ritĂ©* pouvoient-ils les trouver en fuyant les douceurs de l’amour? C’estune erreur, difent-ils , une illusion des sens, qui nous flatte & nous trompe. Ah! qu’eile de mistriss Butler. iĂ­9~ me trompe toujours, & qu’une erreur si chere ne le dissipe jamais ! Non, jamais. LETTRE L X X X11. IPensez-vous Ă  moi, mon cher amant? Puis- je me flatter que mon idĂ©e Ă­ĂȘ mĂȘle aux occupations de ce jour ? Le faste vous environne, TĂ©clat brille autour de vous; daignez-vous, dans ce palais oĂč rĂ©gnĂ© la grandeur , vous rappeller ce simple appartement, oĂčl’amour, fans autre ornement que lui-mĂȘme, parĂ© de ses seuls dĂ©sirs , vous attend avec impatience, vous requit avec transport, & vous polsede avec tant de plaisir ? Que j’aimerois Ă  vous donner des fĂȘtes ! Je n’envie que ce pouvoir Ă  celui chez qui vous soupez. Je vous en prie , & que cela soit dit pour toujours, ne me parlez jamais de ma fortune'; qu’elle ne vous inquiĂ©tĂ© point. La modĂ©ration qui m’est naturelle, me fait trouver, dans un Ă©tat qui vous paroĂźt bornĂ©, tout ce qui m’est nĂ©cessaire, tout ce que je souhaite, & sorlvent mĂȘme les moyens d’o- bliger ceux qui font dans le cas d’avoir besoin des mes secours. Ofez-vous me dire que je ne fuis point riche, moi qui ai votre cƓur ? On est riche, mon cher Alferd, quand on polsede un bien dont rien ne pourroit rĂ©parer H iv- 120 LettrĂ©s la perte bien qui tient Ă  nous, qui nous rend heureux en dĂ©pit de l’opinion & des prĂ©jugĂ©s. Je fuis riche, milord, & par ma façon de penser plus riche que vous peut-ĂȘtre. Je vous renvoie ce livre merveilleux ; il m’a fort ennuyĂ© j les sophistes me font insupportables. LETTRE LXXXIII. -ILjh bien, mon cher pe-it, vous l’avez vue cette maitreiĂź'e , qui n’étoit point Ă  ce ba! oĂč vous avez dansĂ© avec tant de grĂące ! Avez vous senti, en la voyant, ce plaisir flatteur que votre cƓur fe promettoit ? N’avez-vous rien. regrettĂ© auprĂšs d’eile? Que votre empreĂ­iĂšment, que votre vivacitĂ© me plait ! que cette folie vous aĂŹloit bien ! Qu’il m’est doux d’exciter votre joie , de me voir l'arbitre des mouve- mens de votre cƓur 1 Ah! le oouvoir d’animer votre ame est encore plus fensib’e, plus enchanteur pour moi, que celui de faire naĂźtre vos dĂ©sirs! & pourtant ce dernier est bien grand. Je ne vous verrai point demain ; je ne vous verrai que tard jeudi. HĂ©las ! c’est une absence ; elle m’affiige. Songez Ă  moi, plaignez- moi, aimez-moi; je vous verrai p r - tour , je ne penserai qu’à vous , vous m’occuperez seul. Adieu , mon cher petit ! adieu, mon aimable Alfred. de m Ă­ s t r i s s Butler, iat lettre lxxxiv. Ï-ies chevaux sont rais , je vais partir ; miss Betzi amuse ma tante ; elle lui dit du mal de moi, je crois, pour me donner le tems de vous ccrire. Vous ne sauriez croire combien ce petit voyage me chagrine ; c’est un jour perdu. Que mon cƓur vous est attachĂ©, & qu’il se plaĂźt Ă  vous aimer ! Ah ! ne me dites jamais, pas mĂȘme en badinant, ces cruelles paroles que vous me dites hier; je n’ai pu les entendre fans douleur si vous les pensez un jour, laif r ez-moi vous deviner; je vous dispense d’une sincĂ©ritĂ© si dure. Quand vous cesserez de m’aimer , un peu de froideur suffira pour me faire comprendre mon malheur. Je ne vous Tourmenterai point, vous n’essuĂ­erez point mes reproches , vous ne verrez point mes larmes, vous ne ferez point accablĂ© de mes plaintes; je souffrirai seule de votre inconstance.... Mais quelle est ma folie ! Je pleure de toute ma force... je pleure, & tu m’aimes, tu m’adores, tu me le jures... Adieu, pense Ă  moi, si tu te plais Ă  penser Ă  celle qui t’aime le mieux, qui t’aime le plus, qui t’aimera toujours, 122 Lettres LETTRE LXXXV. "Vous dites que j’ai tort ; vous ĂȘtes surpris que vos careíßÚs ne soient pas plus puissantes fur moivcƓur. Quel reproche, mon cher Ab fred ? Si elles n’ont pu dĂ©truire la triste impression que m’avoit fait un discours tenu fans deĂ­fein, devez-vous en conclure que je fuis moins sensible , & m’accuser de dĂ©fiance ? Tu comtois le cƓur de ton amant , U tu crains / Non , je ne crains pas qui.,pourroit autoriser ma crainte? qui vous engageroit Ă  feindre avec moi, Ă  me tromper, Ă  vous imposer Ă  vous- mĂȘme une indigne contrainte ? Vous suppo- serois-je de la bassesse , de la faussetĂ©? Ce trouble dont je ne puis me dĂ©fendre, est une maladie dĂ©mon ame. Si j’étois foible, je le regard ois comme le pressentiment de quelque malheur c’est l’eĂ­Fc t d’une imagination trop remplie d’un seul objet, elle s’étend surtout ce qui peut s’y rapporter. Je fuis comme un vaporeux , qui, jouissant d’une santĂ© parfaite, Ă  force de s’en occuper, envisage ĂĄ chaque instant tous les maux qubpeuvent la dĂ©truire, & voitla mort, fans que rien lui en dĂ©couvre les approches... Vous vous plaignez de mes regards ; vous trouvez qu’ils ne font plus ceux d 'une maĂźtresse tendre qui contemple avec plat- de mistriss Butler. 123 - fir celui quelle aime ; mais ceux Hutte femme inquiets qui cherche Ă  pĂ©nĂ©trer un homme qu’elle Ă©prouve. Quel tems pour Ă©prouver , mon cher Alfred ! que me reviendroit-il de le faire? Si une feule de vos action*; dĂ©mentoit cette noblesse, cette Ă©lĂ©vation de fentimens, cette candeur que Ăź'ai cru trouver en vous , cette affreuse dĂ©couverte dĂ©truiroit mon amour sans doute ; mais mon bonheur , mais ma vie tient Ă  cet amour. Ah! soyez sĂ»r que je ne cherche en vous que des sujets de vous aimer davantage, des raisons de vous aimer toujours! LETTRE L X X X V I. Ăąf’ obÉirai a mon cher amant plus d’idĂ©es affligeantes; le bonheur d’ëtre aimĂ©e de lui, n’en doit prĂ©senter que de riantes. Les Ăąmes tendres font sujettes Ă  mĂȘler un peu de tristesse au Ă­entiment ; & l’amour, quand il est extrĂȘme, porte naturellement Ă  la mĂ©lanco- lis. Pardonnez Peffet en faveur de fa cause. ForcĂ©e de vous quitter, de me priver du plaisir de vous voir ; passer tout qn jour fans vous , fans recevoir la moindre marque de votre souvenir, c’eil bien assez pour avoir de shumeur. Si vous saviez ce que j'ai senti en rentrant, quand j’ai Betzi n’avoit rien Ă  me dire, rien Ă  me donner ! Si vous le saviez, vous me plain- 124 Lettres driez. II m’a semblĂ© que vous m’aviez oubliĂ© pendant tout ce tems ; & me croire Ă©loignĂ©e de votre cƓur, imaginer qu’il est des momens ©Ăč je vous fuis moins chere, oĂș vous me nĂ©gligez, n’est-ce donc pas assez pour m’îter cette gaietĂ© & cette vivacitĂ© qui vous plaĂźt? Je ne mets point dans mes yeux ce feu qui les anime quand vous paroissez les mouvemens de mon ame se peignent, malgrĂ© moi sur , mon front, dans mes regards; je ne puis vous cacher, ni ma joie, ni mou inquiĂ©tude. Mais pourquoi me grondez-vous ? Pourquoi dites- vous que je fuis trop sensible ? Est-ce un dĂ©faut dout un amant puisse se plaindre ? Ah ! vous ne comprenez point, vous ĂȘtes bien loin de .oncevoir combien je vous aime, combien je fuis capable d’aimer ! Rattachement d’une femme dĂ©licate est au-dessus des idĂ©es de votre sexe vous ne connoissez qu’une preuve de notre amour ; mais vous ignorez quel sentiment nous conduit Ă  vous la donner. Non, vous n’aimez pas comme nous. -. ĂŹ r. LETTRE L X X X V IL e MisfRiss Butler. IZL dĂ© celles qu’on a faites. Je ne regrette rien» Àh ! je n’ai rien Ă  regretter. LETTRE X C I I I. IPouRQuoi me montrez-vous un visage Ă­Ăź triste ? quel sujet sait donc couler vos pleurs? dĂ« quoi voulez-vous que je vous plaigne? Mon amitiĂ© partageroit vos malheurs, si je vous en voyois Ă©prouver. Mais qu’avez-vous? Je vous ai priĂ© de me rapporter mes lettres $ je vous en prie encore ; rendez-les-moi. Est- ce mon Ă©tat qui vous afflige? J’en serois bien fĂąchĂ©e. II est l’effet d'un saisissement terrible r mais ne vous Ă©tonnez point de nion mal, jl passera , le te m s me rendra peut-ĂȘtre Ă  moi-mĂ«me. Est-il possible que vous me demandiez ma pitiĂ© ? Vous ! Je n’ai pas cher-» chĂ© Ă  exciter la vĂŽtre. Qui de nous deux pourtant avoit droit d’en attendre ? Que vous ai" je fait?Qui m’eĂ»t dit que sir Charles me repro- cheroit quelque chose ? Rapportez-moi meS lettres, je veux absolument les ravoir. Eh ! quel intĂ©rĂȘt aveĂŻ-vous Ă  les garder ? Pourriez, vous les relire avec plaisir? J’aurois bien mauvaise opinion de votre cƓur, si je pouvois le croire. I ĂŹĂź > IZ2 Lettres LETTRE XCIV. Il rn’est difficile , tout-Ă -sait difficile de vous Ă©crire... Le style dont je me servois avec vous, n’étoit pas dans ma plume. Le vĂŽtre est encore le mĂȘme. Ah , milord, milord ! quand je ne veux que votre amitiĂ©, quand je ne puis vouloir que votre amitiĂ© ; si vous me i’exprimez dans les mĂȘmes termes qui me peignoient ivotre amour, quel fond puis-je faire fur elle? Je sens le prix de vos attentions , mais je crains la complaisance. Rien ne saurait me persuader que votre conduite soit naturelle; ; l’i- dĂ©e oĂč je suis que vous vous contraignez, est un supplice pour moi. HĂ©las ! cette amitiĂ© , le seul bien qui me reste, dĂšs que je pense qu’elle peut vous coĂ»ter, je me sens portĂ©e Ă  y renoncer pour jamais !... Non, il n’est pas possible que vous me voiez avec plaisir... Mon Ă©tat vous fait faire des rĂ©flexions trop tristes lur vous - mĂȘme.... Je me, fuis trouvĂ©e si mal hier, qu’une espĂ©rance flatteuse s’étoit emparĂ©e de mon cƓur je n’ai point assez de bassette pour aider Ă  la nature ; mais je trouve qu’clle agit bien lentement. d e mistriss Butler, izz LETTRE XCV. Q u’qpEZ- vous penser, qu’osez-vous m’é- crire ? Moi, vous hair ! Moi, vous mĂ©priser ! Non, milord , je n’ai point changĂ© , mon cƓur est encore le mĂȘme , il n’oubliera point h tendresse qu’il eut pour vous ; d’autres sen- timens ne l’affecteront jamais mais n’exigez plus des preuves d’un attachement qui peut durer , mais qui ne doit plus se manifester. Trente-sept jours passĂ©s dans un Ă©tat Ă­i cruel, sont-ils de foibles garans de mon amour? Lais- fez-moi gĂ©mir seule , ne me voyez plus. Je me reproche la douleur oĂč vous vous abandonnez; en voyant couler vos larmes, j’oublie des miennes. II me semble qu’un autre est sauteur de ma peine , & que je ne puis accuser que moi de celle que vous ressentez. Soyez heureux , oubliez-moi ; & par quelle obstina- nation voulez - vous me persuader que vous m’aimez ? Mon dieu ! comment pourrois-je le croire ? * LETTRE XCVI. uox, mon cher Alfred, ce cƓur qui vous aime, rĂ©lĂŹsteroit Ă  vos larmes, Ă  vos gĂ©mis- I iij Lettres 134 seraens ! Ah ! je puis m’affliger moi-mĂȘme, faire violence Ă  tous mes sentimens; mais je ne puis vous causer la moindre peine. Je cede Ă  vos instances. L'amour & la vĂ©ritĂ© font Ă©vanouir toutes mes rĂ©solutions. Non, je ne te hais point, non,je ne te haiffois pas quand je croyois devoir te dĂ©tester. Un mouvement inconnu m’agite , il est vrai j pardonnne-le-moi, il h’est que trop naturel. C’est mon amant, c’est toi que tu veux que je partage peux-tu me le proposer ? Eh ! qui m’assurera ?... Si une autre avoit tes dĂ©sirs.... s’il ne me restoit que tes caresses... HĂ©las ! elle te verra donc dans ces momens oĂč ton bonheur Ă©toit mon ouvrage ! elle lira dans tes yeux cette tendre reconnoissance que le plaisir y rĂ©pand ! Tu lui donneras ces noms flatteurs, ces noms qui m’enchantoient, ... Quelle affreuse image!.,. Quoi!je te sacrisierois ma dĂ©licatesse ?... Je pourrois ?... Je le tenterai, je le ferai, si je puis le faire; mais laisse couler mes larmes; retiens les tiennes ; tu m’accables , tu me pĂ©nĂ©trĂ©s de douleur... Eh! mon dieu , est-ce moi qui chagrine un homme que j’adore ? Moi, qui dĂ©sirĂ© si sincĂšrement fa joie, son repos, fa tranquillitĂ©; mot qui donnerois tout pour le voir heureux ?... Oui, vous rĂ©gnerez toujours dans mon cƓur, dans ce cƓur malheureux que vous avez percĂ© d’un trait si cruel. Mes efforts pour vous hĂąter feroient inutiles on n’cfface point des impressions si fortes, des idĂ©es si cheres ; elles DE MÏSTRISS BUTLER. IZs renaissent malgrĂ© nous, malgrĂ© notre raison. Que m’ont servi tant de combats ? Qji’à rĂ©assurer que rien ne peut dĂ©truire un penchant vĂ©ritable.... Je vous verrai demain Ă  l’heure oĂč vous me priez de vous recevoir. LETTRE X C V i I. C/est donc Ă  mon amant, Ă  mon cher amant que j’écris? II m’aime , il m’a toujours aimĂ©e ; il le dit, il le jure, & je le crois. Eh Ăź pourquoi voudrois-je douter de son cƓur , moi qui dĂ©sirĂ© tant qu’il soit sincere ? moi qui ne vis, qui ne respire qu’autant que je crois lui ĂȘtre chere ? Dis-le-moi cent fois , mon cher Alfred, dis-le-moi mille & mille fois , que je fuis ta chere maĂźtresse, qu’aucune autre ne te plaĂźt. Puisses-tu me le persuader!... HĂ©las , que les tems font changĂ©s ! Quelle diffĂ©rence! Un mot, un seul de tes regards Ă­uffisoitpour m’assurer de ta tendresse Ă  prĂ©sent tes larmes , tes sermens, tes caresses ne peuvent que suspendre mes crainteselles renaissent dĂšs que tu t’éloignes. Je le sens trop bien , mon cher Alfred, je ne fuis plus digne d’ĂȘtre aimĂ©e i non, je ne mĂ©rite plus tes foins. Mon cƓur se fait une peine de tout, il empoisonne tout. Mon amour ressemble Ă  la haine ; je t’offense Ă  chaque instant. Laisse-moi je ne iz6 Lettres veux pas que tu supportes la bizarrerie de mon humeur ; elle devient Ă  tous momens plus fĂącheuse. LETTRE XCVIII. 1S1" o N , je ne puis effacer de mon imagination ces tristes idĂ©es que vous me reprochez votre prĂ©sence les Ă©carte sans les dĂ©truire. Eh! comment pouvez vous accorder votre amour & vos devoirs ? Hans le mĂȘme cas une femme peut remplir les siens lans trahir ce qu’elle aime ; elle n’a besoin que d’une complaisance oĂč son cƓur, oĂč ses sens mĂšme n’ont point de partielle se prĂȘte, elle ne se donne pas. Mais vous . dont les dĂ©sirs doivent prĂ©venir, doivent prĂ©cĂ©der le pouvoir de remplir ces devoirs !... Non, je n’y Ă­aurois penser;je n’obtiendrai point cet effort d'un cƓur qui vous adore.... Quoi ! moi je pourrois chercher fur ta bouche les traces de baisers qu’une autre y au- roit imprimĂ©s !... Je pleurerois dans tes bras... Ah ! des gĂ©missemens , des cris douloureux, seroieut Ă  l’avenir les seules marques de ma sensibilitĂ©.... Tes careĂ­fes n’exciteroient plus que ma rĂ©pugnance & mon dĂ©sespoir.... Ce sacrifice est au-deffus de mes forces, & plus j’y pense, & moins je me sens capable de le faire.... Eh puis, quel droit ai je de causer Ă  I iv de mistriss Butler.' 137 une autre les peines que je sens? Pourquoi voudrois-je dĂ©soler une femme qui nera’j point offensĂ©e ? Que penseroit ladi Monsery, si elle savoir que celui qu’elle prĂ©fĂ©rĂ©, me jure qu’il ne l’aimera jamais ? Je ne fuis pas assez peu gĂ©nĂ©reuse pour desirer que vous ne puissiez i’aimer, & je connois trop bien l’horreur d’ëtre trahie par ce que l’on aime, pour vouloir la faire Ă©prouver Ă  personne...! Pouvez- vous avouer que fa naissance & sa fortune vous ont dĂ©terminĂ©?... Vous, milord, ĂȘtre conduit par l’orgueil & par l’intĂ©rĂȘt !.... Qui m’eĂ»t dit que de pareils motifs nous sĂ©pareroient un. jour ?.... HĂ©las! ladi Monsery, sĂ©duite par les mĂȘmes apparences qui m’ont fait vous croire, trompĂ©e comme moi, d’auffi bonne foi peut-ĂȘtre, s’abandonne Ă  la douce certitude de vous plaire , de vous fixer. Que la moindre connoissance de votre cƓur la ren- droit malheureuse ! Elle ne le sera jamais par moi ; il n’est pas dans mon caractĂšre de me faire un bonheur aux dĂ©pens d’autrui. LETTRE XCIX. J"’ai pensĂ© plus d’une fois, milord, qu’il Ă©toit peu gĂ©nĂ©reux de vous laisser voir une douleur dont toutes les marques ont l’apparence du reproche ; j’ai voulu vous la cacher mais Ăź38 L E T T R E S ĂŹe cƓur que vous aviez touchĂ©, n’est pas capable d’une longue contrainte ; & lors- qu’il veut dissimuler, ses plus grands efforts Ă­ont inutiles. J’ai voulu soumettre ma raison au foible extrĂȘme de ce cƓur ; j’ai cherchĂ© tous les moyens de concilier cet amour dont votre bouche & votre main m’ont donnĂ© tant d’affurances, avec le parti que vous avez pris, avec la façon dont vous l’avez pris, avec ce caractĂšre vrai, noble, dĂ©sintĂ©ressĂ© , qui me channoit en vous j je n’ai trouvĂ© dans mes idĂ©es que impossibilitĂ© d’allier les contraires. Si vous ne m’aimiez pas, en supposant que rien ne vous distinguĂąt du commun des hommes, votre conduite est simple, quoiqu’elle ait ses cĂŽtĂ©s blĂąmables si vous m’aimiez, je ne puis la comprendre. Dans le premier cas, la droiture & la bontĂ© ne permettent assurĂ©ment pas de risquer de rĂ©pandre l’amertume sur les jours d’un autre, pour contenter un goĂ»t passager dans le second, est-o n maĂźtre d’ctouffer un sentiment que la violence qu’on veut lui faire ne rend que plus tendre & plus vif?,.. Vous n’ùtes point celui quej’ai- mois; non, vous ne fĂȘtes point, vous ne l’avez jamais Ă©tĂ©.... Mais, je puis me tromper ; que fais-je ? Chaque Ă©tat a peut-ĂȘtre ses usages , ses maximes, mĂȘme ses vertus. La rigiditĂ© des principes auxquels je tiens le plus, n’est peut-ĂȘtre estimable que dans ma sphĂšre; elle est peut-ĂȘtre le partage de ceux qui, nĂ©gligĂ©s de mistriss Butler. 139 de la fortune, peu connus parleurs dehors, ont continuellement besoin de descendre en eux-mĂȘmes , pour ne pas rougir de leur position. Le tĂ©moignage de leur cƓur leur donne en partie, ou du moins leur tient lieu de ce que le fort leur a refusĂ©, Etre heureux dans l’opinion des autres, sacrifier tout au plaisir fastueux d’attirer les regards, briller d’un Ă©clat Ă©tranger , qui n’est point en nous, qui n’est un bien que parce que la foule en est privĂ©e, c’est peut-ĂȘtre, pour ceux que 1c hazard a placĂ©s dans un jour avantageux, un dĂ©dommagement des vertus qu’ils n’ont pas, des qualitĂ©s qu’ils nĂ©gligent, du bonheur qu’ils cherchent en vain, & du dĂ©goĂ»t, l’en- nui qui les fuit & les souhaite, milord, & je souhaite sincĂšrement que rien ne vous porte Ă  regretter la vie paisible & tranquille que vous quittez & qu’un pett moins d’ambition, pour me servir de vos termes, vous eĂ»t peut-ĂȘtre fait prĂ©fĂ©rer, Ă­x le plus fort penchant de votre cƓur n’eĂ»t emportĂ© la balance. Vous allez briser tous les liens qui m’attachent Ă  vous. Trop dĂ©licate pour vous partager, trop fiere pour remplir vos mo- mens perdus - & trop Ă©quitable pour vouloir garder un bien fur lequel une autĂźre acquiert de justes droits, je reprends tous ceux que ma tendresse vous avoit donnĂ©s fur moi. Je ne vous promets point de l’amitiĂ©. J’ignore quel mouvement agite un cƓur dĂ©chirĂ© par tant 140 * L E T T R E S de combats ; mais je ne crois pas qu’un sentiment auĂ­si pur, auĂ­si doux que l’amitiĂ© , puisse naĂźtre d’une paffion qui ne laisse aprĂšs elle que le regret de savoir sentie, la honte d’en avoir donnĂ© des preuves, & la douleur d’avoir fait un ingrat. J’oĂ­e croire que vous me connoiisez assez pour ne pas me soupçonner de vous quitter par un esprit de vengeance ou de vanitĂ© ma situation ne ressemble point Ă  celle oĂč vous Ă©tiez quand vous formĂątes !e projet cruel de m’abandon- ner projet dont la duretĂ© ne peut se concevoir. Vous ne pouvez douter que je ne vous aie tendrement aimĂ© ; soyez Ă­Ăčr que je vous aime encore mais le te ms, l’évĂ©ne- ment qui m’engagent Ă  faire une dĂ©marche qui me coĂ»te tant, votre absence , des rĂ©flexions si naturelles Ă  foire fur le passĂ© , me rendront peut-ĂȘtre Ă  moi-mĂšme, & me procureront une paix que je ne pourvois trouver dans l’avililsement d’une paffion dont je nesentirois plus que les peines. Adieu, milord, croyez que personne ne vous a plus vĂ©ritablement aimĂ© que celle, qui regarde comme un malheur la dure nĂ©cessitĂ© de ne vous aimer plus, & souvenez-vous que dans mes chagrins les plus amers, si j’ai quelquefois fait couler les vĂŽtres , au moins ai-je eu assez d’égards pour ne mettre jamais d’ai- greur dans mes plaintes. Adieu, milord ? adieu pour jamais. DE MISTRISS Bu'tLEK. I4I * %' —±= &* LETTRE C. J’ai attendu plus d’un mois, milord, l’ef- fet de votre promeĂ­ie. Un si long oubli me force d’insister, & de vous prier une seconde Ă­ois de me rendre ces lettres qui ne vous font point cheres , qui ne peuvent vous ĂȘtre cheres. II faudroit vous supposer une façon de penser bien singuliĂšre , pour imaginer que vous puisiez chĂ©rir des tĂ©moins qui dĂ©posent contre vous , & ne flattent votre vanitĂ© qu’en dĂ©gradant votre cƓur. Tant d’autres femmes pouvoient vous en Ă©crire de plus agrĂ©ables pourquoi nf avez-vous choisie pour remplir ce tems d’attente qu’elles ĂȘuĂ­fent peut-ĂȘtre rendu plus riant? Elles vous au- roient pris avec plaisir, quittĂ© fans peine, & remplacĂ© fans croire y perdre..-.. Vous me demandez mon amitiĂ©, vous prĂ©tendez Ă  mon amitiĂ©, vous, mon ennemi le plus cruel! Eli - ce en dĂ©truisant mon bonheur, mon repos, ma santĂ©, tout l’agrĂ©ment de ma vie , que vous avez acquis des droits Ă  ma reconnoiifance, Ă  mon estime, Ă  mon amitiĂ©?.... Bendez-mci mes lettres; ne me forcez pas de vous les demander encore. Mou cƓur aigri par ce qu’il sent, n’eĂ­t que trop portĂ©-Ă  s’ouvrir ne m’exposez point Ă  Ăź 4Ă­ Lettres Vous dire quels font les fcntimens que vous lui inspirez. LETTRE C ĂŻ. af" E vtms dois une rĂ©ponse, milord j & jĂ« veux vous la faire ; mais comme j’ai renoncĂ© Ă  vous , Ă  votre amour $ Ă  votre amitiĂ©, Ă  la plus lĂ©gere marque dĂ© votre souvenir * c’est dans les papiers publics que je vous l’a- dreise. Vous me reconnoĂźtrez un style qui Vous fut si familier * qui, flatta tant de fois votre vanitĂ©, n’est point encore Ă©tranger pour vous ; mais vos yeux ne r e verrou t jamais ces caractĂšres que vous nommiez sacrĂ©s ĂĄ que vous baisiez avec tant d’ardeur, qui vous Ă©toient si chers, & que vous m'avez fait remettre avec tant d’exactitude. Vous dites dans votre dernier billet, quĂ« vous tri ĂȘtes encore attachĂ© far iamitiĂ© la plut tendre. Mille grĂąces * milord, de cet effort sublime j je dois beaucoup fans doute Ă  la gĂ©nĂ©rositĂ© de votre cƓur, puifqu’elle a pu vous dĂ©fendre de la haine & du mĂ©pris pour une femme que vous avez si vivement offensĂ©e. Vous ne mĂ©ritez pas j continuez-vous, iĂ©pi- thete que je vous donne ; vous ne fĂ»tes jamais mon ennemi vous avez l’audace de rĂ©pĂ©ter que vous ne le fĂ»tes jamais vous oses me- DE I BijĂźlee. I4Z prier de ne f oint oublier un homme qui me fui cher. Non, milord, non, je ne l’oublierai point, je ne l’oublierai jamais; un trait ineffaçable l’a gravĂ© dans ma mĂ©moire; mais je ne m’en souviendrai que pour dĂ©tester ses artifices. Tremblez, ingrat, je vais porter une main hardie jusqu’au fond de votre cƓur, en dĂ©velopper les replis secrets, la perfidie ; & dĂ©taillant shorrible trahison... Mais le pour- yai-je ? Avilirai-je aux yeux de l'AngleterrĂ© i’objet qui fut plaire aux miens?... Non... par une touche dĂ©licate mĂ©nageant Fexpres- Ă­ion du tableau, en rendant ses traits sortans pour lui-mĂšme, mettons -les dans sombre, pour tous les autres. Descendez en vous-mĂȘme, milord, osez vous interroger, vous rĂ©pondre; & de tant de qualitĂ©s dont vous vous pariez, de tant de vertus dont vous vous dĂ©coriez , dites-mot quelle est celle dont vous rn'avez donnĂ© des preuves. Sincere, gĂ©nĂ©reux , .compatissant, libĂ©ral, ami des hommes, rempli de cette noble fiertĂ© qui caractĂ©rise la vĂ©ritable grandeur, Ăźa bontĂ©, la droiture; l’honneur Ac la vĂ©ritĂ© sembloient rĂ©gler tous vos sentimens, diriger toutes vos dĂ©marches, guider tous vos mouvemens vous le disiez, milord, & moi je le croyois. Eh! pourquoi ne saurois-je pas cru? Je ne trouvoĂ­s rien dans mon cƓur qui pĂ»t me faire douter du vĂŽtre. Ne vous 144 L ! T T R ES applaudissez pas de m’avoĂŹr trompĂ©e; non, ne vous en applaudissez pas le fourbe le plus habile doit bien moins Ă  son adresse qu’à la bonne foi de celui qui en devient la victime. Mais comment un pair de la Grande-Bre- tagne a-t’il pu s’abaisser, se dĂ©grader au point de s’imposer Ă  lui-mĂšme une indigne contrainte ? de donner des soins , Ă  qui ? Quel Ă©toit l’objet de fa feinte ? Une simple habitante de ĂŹa citĂ©. MĂ©ritois-je le fatal honneur que vous m’avez fait? par quel malheur ai-je eu de vous cette odieuse prĂ©fĂ©rence ? Sans beautĂ©, fans Ă©clat, fans rien qui me distinguĂąt , comment ai-je pu vous inspirer le dĂ©sir de me rendre malheureuse ? Quel fruit avez- vous recueilli de cette triste fantaisie ? Les gĂ©missemens de mon cƓur Ă©touffĂ©s par la prudence; mes pleurs rĂ©pandus dans le sein d’une seule amie ; l’altĂ©ration de ma santĂ© attribuĂ©e Ă  ce mal commun dans nos climats , * tien n’a servi votre vanitĂ©. On ignore encore le sujet d’une douleur si vive , si constante; vous n’en avez point triomphĂ©. Mais qui fait aprĂšs tout ce que vous auriez fait, si un intĂ©rĂȘt qui ne regardoit que vous ne vous eut engagĂ© a u silence. Mais Ă  quel titre avez-vous pu croire qu’il N * La consomption. vous ft E IVÌÏSTRISS BvtLEE. 14s vous fĂ»t permis de m’affliger? Quelle' loi l’aĂ­sujettilsoit Ă  votre caprice , vous reudoit !'arbitre de mou destin? Je ne vous ester- chois pas. Tranquille dans mon obscuritĂ© , j’éloignois de moi tout ce qui pouvoir troubler une vie , sinon heureuse , au moins paisible, Pourquoi votre art perÊde iut-il me voiler vos desseins ? Ghoisie apparemment pour amuser vos dĂ©sirs , en attendant que vos estants.... Vous m’entendez, milord; cette ariette tant rĂ©pĂ©tĂ©e Ă©toit un vĂ©ritable oracle ; le sens n'en Ă©toit compris que de vous...-. Si connoissant vos vues, par une basse condescendance, j’euĂ­se ben voulu les remplir, je n’aurois peint Ă  me plaindre de vous.... Mais feindre une passion si tendre, un respect si grand , des vƓux si soumis !... Vil sĂ©ducteur, digne Ă  jamais de mon Ă©ternel mĂ©pris, vas, mon cƓur te dĂ©daigne. Plus noble que le tien, il 11’accorde point son amitiĂ© Ă  qui n’a pu conserver son estime ; une haine immortelle est le seul sentiment que ton ingratitude & ta faussetĂ© peuvent lui inspirer. Mais quoi ! tromper une femme est-ce donc enfreindre les loix de la probitĂ©? Man- que-t-on Ă  l’honneur, en trahissant une maĂźtresse? C’est un procĂ©dĂ© reçu; tant d'autres Pont fait; il en est tmt qui le font. Oui, milord, il en est; mais ce font des lĂąches, qui, portĂ©s par leur caractĂšre Ă  faire Tome I, K 146 Lettres le mal, & n’osant offenser ceux qui peuvent les punir, se destinent & se bornent Ă  dĂ©so- ler un sexe que le prĂ©jugĂ© rĂ©duit Ă  ne pouvoir ni se plaindre ni se venger. Eh ! qui ĂȘtes- vous, hommes ? D’oĂč tirez- vous le droit de manquer avec une femme aux Ă©gards que vous vous imposez entre vous ? Quelle loi dans la nature, quelle convention dans un Ă©tat autorisa jamais cette insolente distinction ? Quoi ! votre parole simplement donnĂ©e, vous engage avec le dernier de vos semblables, & vos sermens rĂ©itĂ©rĂ©s ne vous lient point Ă  l’amie que vous vous ĂȘtes choisie ? Monstres fĂ©roces , qui nous devez le bonheur & l’agrĂ©ment de votre vie, vous qui ne connoissez que l’orgueil & l’amour effrĂ©nĂ© de vous-mĂȘmes fans la douceur & l’amĂ©nitĂ©, qui furent notre partage, quel seroit le vĂŽtre ? Pensez-vous qu’il ne nous fĂ»t pas facile de laver dans le sang les outrages que nous recevons, si la bontĂ© de notre cƓur n’étouffoit en nous le dĂ©sir de la vengeance? Sur quoi fondez-vous la supĂ©rioritĂ© que vous prĂ©tendez? Sur le droit du plus fort ? Et que ne le faites-vous donc valoir? Que n’employez-vous la force, au lieu de la sĂ©duction ? Nous saurions nous dĂ©fendre; l’habitude de rĂ©sister nous nppren- droit Ă  vaincre. Ne nous Ă©levez-vous dans la mollesse, ne nous rendez-vous foibles & vZ mistriss Butler. 147 timides, que pour vous rĂ©server le plaisir cruel que goĂ»te cette espece de chasseur qui, tranquillement aflĂŹs, voit tomber dans ses piĂ©gĂ©s l’innocente proie qu'il a conduite par la ruse Ă  s’envelopper dans ses rets? Mais est-il possible que ce soit le souvenir de milord , qui m’engage Ă  me livrer Ă  des rĂ©flexions si dures fur ses pareils ? Qui m’eĂ»t dit que la tendresse & Pestime que j’avois pour lui, me forceroient un jour Ă  les faire? Ah! sir Charles, sir Charles, eĂ­t-ce bien vous qui avez dĂ©truit par votre conduite le respect que j’avois pour votre caractĂšre ? HĂ©las ! trop attachĂ© Ă  l’erreur qu'il chĂ©rissoit, mon cƓur a cherchĂ© tous les moyens de la conserver! Avec quel regret je Pai perdue! Ah! dans Pin liant oĂč je m’arrachois moi- mĂšme Ă  la douceur de vous voir, portĂ©e encore Ă  diminuer vos torts, je me serois trouvĂ©e heureuse de n’accuser de mes pleurs que l’excĂšs de ma dĂ©licatesse. Elle vous Ă©tonne peut-ĂȘtre , cette dĂ©licatesse ; mais sachez, milord , que dans un cƓur bien fait, Pamour une fois blessĂ©, l’est pour toujours. Dans l’é- garement de la douleur, dans ces momens affreux, oĂč PĂąme avilie , abattue, succombe, & ne meut presque plus la machine ; affais. fĂ©e fous le poids qui Paccable , 011 se tourne naturellement vers la cause de son mal; il semble que la main qui vient d’enfoncer le K ij 148 L E T T K ÂŁ S trait, ait feule la puissance de l’arracher. Situation horrible, inexprimable, oĂč, dĂ©tachĂ©e de tout, de l’univers, de foi-mĂȘtne, on ne tient plus qu’à l’inhumain qui vous rĂ©duit Ă  cet Ă©tat funeste ! Le cƓur ne sent alors que fes pertes tout entier au sentiment qu’il se cache peut-ĂȘtre, il saisit avec aviditĂ© tout ce qui lui en offre l’image ; l’estime, l’ami- tiĂ© , les moindres Ă©gards lui paroi dent un dĂ©dommagement du bien qu’on lui enleve; il met un prix immense au peu qui lui reste; semblable au malheureux qui lutte avec les flots , il s’attache Ă  tout ce qui, lui prĂ©sents un foibĂŹe appui. ^ C est dans cette agitation terrible, danses dĂ©sordre humiliant, que je crus pouvoir vous pardonner , vous rendre ma tendresse & ma confiance. Les reproches que vous vous faisiez , m’engcgerentĂ  supprimer ceux que j’au- rois dĂ» vous faire j vos attentions excitĂšrent ma reconnoĂ­ffance; vos pleurs me touchĂšrent} Ăź'amertume de ma douleur me rendit sensible Ă  la vĂŽtre. Je ne pus vous voir gĂ©mir Ă  mes pieds , vous que j’adorois, fans laisser Ă©clater cet amour si vrai, si tendre, dont VOUS doutiez alors , qui vous semblait Ă©teint. Je vous ferrai dans mes bras ; des larmes d’at- tendrissement, & peut-ĂȘtre de joie, se mĂȘlĂšrent Ă  celles que la vanitĂ© vous faisoit rĂ©pandre» je crus pouvoir ĂȘtre heureuse eu- de mistriss Butler.” 14^ core. Mais chaque jour , chaque instant m’ap- prit que, s’íl est possible de pardonner, il ne Test pas d’oĂșblier ; que si la bontĂ© du naturel peut faire qu’011 ne haĂŻsse pas un perfide , une juste fiertĂ© s’éleve enfin contre notre foiblesse, & nous fait mĂ©priser, & l’amant qui put nous trahir, & le penchant qui nous Ă©ntraĂźne encore vers lui. C’est dans la vivacitĂ© de ce penchant, c’est dans la force de mon amour, que j’ai eu celle de renoncer Ă  vous, de vous dire vous n’ùtes plus celui quej’aimois J’ai prĂ©fĂ©rĂ© la douleur Ă  la honte, j’ai mieux aimĂ© gĂ©mir de cet effort que de laisser dĂ©pendre mon bonheur d’un homme qui n’étoit plus digne d’en ĂȘtre l’arbitre ; j’ai rompu un commerce dont je ne voyois plus que l’indĂ©eence ; le charme flatteur qui ms la cachoit, n’existoit plus; je me mĂ©prisois moi-mĂšme , en songeant que je vous aimois. A prĂ©sent, c’est vous, milord, vous seul que je mĂ©prise, non pour avoir quittĂ© une femme, non pour avoir changĂ© de sentiment; mais parce que vous en avez feint que vous ne sentiez pas, parce que vous avez traitĂ© durement , inhumainement votre amie , celle qui vousĂ©toit vĂ©ritablement attachĂ©e , dont vous aviez dĂ©sirĂ© la tendresse, que vous connoif- siez digne de vos Ă©gards , & dont vous aviez mille fois jurĂ© de mĂ©nager la sensibilitĂ©. Je vous mĂ©prise , parce que vous vous] ĂȘtes con- 1 IfO L E T TRES duit avec bassesse ; qu’incapable de confiance & d’amitiĂ©, vous avez eu recours au mensonge moyen infĂąme, & dont un homme de votre naissance devoit rougir de faire usage. Plus sincere que vous, je ne vous promets point mon amitiĂ© j je ne veux point de la vĂŽtre. Mais qu’est-ce donc qu’un homme qu’on ne voit plus, qu’on ne verra jamais» entend par cette amitiĂ© qu’il ose offrir, promettre ? Quelle profanation d’un nom si rĂ©vĂ©rĂ© des cƓurs vertueux ! Quoi ! ce sentiment si noble, don prĂ©cieux de la divinitĂ©, qui rassemble, unit, intĂ©resse, lie les humains, se borne donc , dans l’idĂ©e de milord, Ă  ne point nuire Ă  ceux qu’il honore du nom d’amis ! Que pouvez-vous pour moi? Vous seriez - vous flattĂ© que je voulusse un jour vous devoir quelque chose ? Vous avez dĂ©truit ma tranquillitĂ© ; est-il en vous de la faire renaĂźtre? Le bien que vous m’avez ĂŽtĂ© ne subsiste plus ; le ciel mĂȘme ne peut rĂ©parer mes pertes. L’idĂ©e fantastique qui faifoit mon bonheur, s’est Ă©vanouie pour jamais ; cette idole chĂ©rie, adorĂ©e , dĂ©nuĂ©e des ornemens dont mon imagination l’avoit embellie , 11e m’offre plus qu’une esquisse imparfaite ; je rougis du culte que j’aimois Ă  lui rendre. Ainsi mon cƓur, trompĂ© par ses dĂ©sirs,"Ă©clairĂ© par ses peines, n’a joui que d’une vaine erreur il la regrette peujç-ĂȘtre, mais ii ne peut la recou- de mistriss Butler. i?i vrer. Adieu, milord. Pour reconnoĂźtre en partie cette amitiĂ© Ă­ĂŹ tendre, Ă­Ăź sincere, que vous me conservez, je souhaite que vous n’en ressentiez jamais pour quelqu’un qui vous ressemble. Ce souhait doit vous convaincre que je fuis capable de pardonner. * * Cette derniere lettre a Ă©tĂ© mise dans le Mercure de France. Fin des Lettres de mistriss Butler . HISTOIRE JD Xr M^LX-QVXS B E C R E S S Y »’ TRADUITE DE L’ANGLOIS, T * > Tome L L in^ĂźCĂŻairiĂŻiEzsciEiĂŻCErĂŻĂŻrjEijnicinrĂźr* Ăź Ăź 't' i% Ă  *E20irEr3niĂŻric^3irai303CC3C3i3szri* HISTOIRE DU MARQUIS JO JÂŁ C JELjEI S S jr. IVÏonsieur le marĂ©chal duc de L..., ayant glorieusement terminĂ© la guerre de i***, j revint Ă  la cour, suivi d’une brillante jeunesse, qui partageoit avec lui l’honneur des victoires que cet habile gĂ©nĂ©ral avoit remportĂ©es. Parmi ceux qui s’étoient distinguĂ©s fous ses ordres, le marquis de Creisy, par une attention particuliĂšre du marĂ©chal qui saimoit , avoit eu occasion de montrer ce que peuvent le zele, le courage & la fermetĂ© dans le cƓur d’un François. Heureux , si des qualitĂ©s si nobles eussent pris leur source dans l’amour de la patrie, & dans cette gĂ©nĂ©reuse Ă©mulation naturelle aux belles Ăąmes, plutĂŽt que dans un dĂ©sir ardent de s’avancer , d’effacer les autres, & de parvenir Ă  la plus haute fortune, L Ă­j Is6 Histoire Le marquis entroit dans fa vingt-huitieme annĂ©e ĂŹorfqu’il reparut Ă  lacour aprĂšs six ans d’abfence. 11 Ă©toit maĂźtre de lui-mĂšme, assez riche si ses dĂ©sirs eussent Ă©tĂ© modĂ©rĂ©s ; mais dominĂ© par l’ambition, le bien de ses pĂšres ne pouvoit suffire Ă  sĂ©tat qu’il avoit pris ; il songea Ă  !e soutenir , mĂȘme Ă  l’augmeiiter. L T ne grande naiiĂźhnce , une figure charmante, mille talens, une humeur complaisante , l’air doux , le cƓur faux, beaucoup de finesse dans l’esprit, ü’art de cacher ses vices & de connoitre Se foible d’autrui , soudoient ses espĂ©rances elles ne furent point déçues Un tel caractĂšre rĂ©ussit presque tou jours. L’appa- reuce des vertus e!t bien plus sĂ©duisante que les vertus mĂȘmes,- & celui qui feint de les avoir, a bien de l’avantagc fur celui qui les possĂšde. Le marquis de Cressy devint en peu de terns l’admiratĂŹon des deux sexes. Les hommes recherchĂšrent ion amitiĂ©, & les femmes dĂ©sirĂšrent fa tendresse ; mais celles qui tentĂšrent de f engager, trouvĂšrent dans son cƓur une barriĂšre difficile Ă  forcer. De toutes les passions , l’intĂ©rĂšt est celle qui cede le moins aux attaques du plaisir. Le marquis rĂ©sista long-tems aux douceurs qui lui Ă©toient offĂ©rtes, mĂȘme Ă  fa vanitĂ©. Le titre envie d’hotmne Ă  bonne fortune, le toucha bien moins que l’efpoir d’une alliance, qq’une conduite sage poCvoit lui procurer. BU MAR Q_U I S DE Cl E S S Y. 1^7 Sans pĂ©nĂ©trer ses desseins, on vit son indiffĂ©rence ; & le peu de succĂšs ayant rebutĂ© les femmes qui ne vouloient que plaire , la difficultĂ© anima celles dont famĂ© tendre , les dĂ©sirs timides & rĂ©glĂ©s par la dĂ©cence , sem- hloient dignes de vaincre la réíÏlhmce d’un homme qui paroilToie fait pour rendre heureuse celle qui Ă  toucher son cƓur. Madame la comtesse de Raisel & mademoiselle du Bugei furent de ces dernieres. La comtesse , veuve depuis deux ans d’un mari qu’elle n’avoit pu aimer , dont l’ñge avancĂ© & fhumeur fĂącheuse ne lui avoient fait connoitre le mariage que par ses dĂ©goĂ»ts, fetn- bloit s’ĂȘtre destinĂ©e Ă  vivre libre. Elle avĂ»it prĂšs de vingt-six ans; fa taille Ă©toĂŹt haute & majestueuse , ses yeux pleins d’efprit & de feu; une physionomie ouverte annonqoit la noblesse & la candeur de son ame ; fa bontĂ©, la douceur & la gĂ©nĂ©rositĂ© formoient le fond de son caractĂšre ; incapable de freindre , elle I’é- toit aussi de concevoir la plus lĂ©gere dĂ©fiance, II Ă©toit difficile de lui inspirer de l’amitiĂ©; mais quand elleaimoit, elleaimoit si bien qu’ilfal- loit mĂ©riter fa haine pour la ramener Ă  l’indif- Ă­Ă©rence. Une naissance illustre,une fortune immense , Ă©toient les moindres avantages qu’une femme telle que madame de Raisel pĂ»t offrir Ă  l’heureux Ă©poux qu’elle daĂ­gneroit choisir. AdĂ©laĂŻde du Bugei n’avoit guere plus de L iij is8 Histoire seize ans ; tout ce que la jeunesse peut donner de fraĂźcheur & d’agrĂ©ment, Ă©toit rĂ©pandu dans ses traits & fur toute fa personne ; son esprit, naturellement. vis& perçant, avoir encore ce charme inexprimable que donnent l’innocence & l’ingĂ©nuitĂ©. Elle n'avoit plus de mere. M. du Bugei qui la chĂ©riĂ­soit, ve- noit de la retirer de Chelles, oĂč elle avoir Ă©tĂ© Ă©levĂ©e. Quoique son bien ne fĂ»t pas considĂ©rable, la plus grande partie de celui de son pere consistant en bienfaits du roi, l'anciennetĂ© de fa maison, les services de ses ayeux, son mĂ©rite & sa beautĂ©, pouvoient lui promettre un sort bien diffĂ©rent de celui dont l’intĂ©rĂȘt & l'amour la rendirent la triste victime. Telles Ă©toient les deux personnes dont M. de CrĂȘssy fit naĂźtre les premiers sentimens. Elles Ă©toient alliĂ©es, & l’amitiĂ© les unissoit, mais la diffĂ©rence de leur Ăąge n’admettoit point entr’eĂŹles cette intimitĂ© qui bannit toute rĂ©serve. La comtesse gardoit son secret par prudence , & mademoiselle du Bugei ignoroit qu’elle en eĂ»t un Ă  confier. M. de Creffy se trouvoit plus souvent avec AdĂ©laĂŻde qu’avec la comtesse. II alloit presque tous les jours dans une maison oĂč elle Ă©toit familiĂšre. II s’apperqut du dĂ©sordre oĂč la jettoit sa prĂ©sence , & connut le penchant de son cƓur. II sentit un plaisir secret en observant l’impreffion qu’il faisoit sur ce cƓur DU MARQUIS DE C R E S S Y, I simple & vrai; mais comme il Ă©toit fort Ă©loignĂ© de borner son ambition Ă  la fortune qu’elle pouvoit lui apporter , il rejetta d’a- bord toute idĂ©e de profiter des dispositions d’AdelaĂŻde ; mais le tems, la vanitĂ©, le dĂ©sir, Tamour, peut-ĂȘtre, dĂ©truisirent cette sage rĂ©solution, & lui prĂ©senterent un moyen d’entretenir le goĂ»t que mademoiselle du Bugei lui laiĂ­soit voir, sans rien changer au plan qu’il s’étoit formĂ© pour son Ă©lĂ©vation. Ainsi, cachant Ă  tous les yeux les nouvĂ©aux sentimens dont il Ă©toit occupĂ©, il affecta de ne lui marquer aucun Ă©gard qui pĂ»t les dĂ©voiler , & s’attacha Ă  lui rendre des foins qui ne parussent tendres qu’à elle-mĂȘme. Cette conduite adroite fit l’esset qu’il en avoit attendu. AdĂ©laĂŻde se crut aimĂ©e; son cƓur prĂ©venu par une forte inclination, s’enflamma par degrĂ© ; & fa passion devint si puissante fur son ame, que l’ingratitude & la perfidie du Ă­narquis ne purent dans la fuite, ni l’s- teindre, ni la lui rendre moins chere. Madame de Gerfay,chez laquelle Adelaide & le marquis se rencontroient si souvent, Ă©toit sƓur du feu comte de RaiseĂ­, & me voyoit point sa veuve, avec laquelle elle ĂĄvoit plaidĂ© pour quelques prĂ©tentions qui se trouvĂšrent mal fondĂ©es. Comme elle en jugeoit autrement, & qu’il y avoit peu dc tems que cette affaire Ă©toit terminĂ©e, son ressentiment duroit encore. Cet effet du hasard fit 166 Ă­ĂŹ I S T O I R E que madame de Raisel & AdĂ©laĂŻde ne s’ap- perçurent jamais de leur rivalitĂ©. La maison qu’occupoit M. du Bugei avoit un jardin, dont une des portes s’ouvroit fur une promenade publique avec le tems, M. de Cressy parvint Ă  engager Adelaide Ă  profiter de cette commoditĂ© pour lui parler les soirs. La beautĂ© de la saison oĂč l'on en- troit alors, rendant ces promenades trĂšs-na- turelles , elle n’imagina pas qu’il y eĂ»t le moindre risque a lui accorder cette faveur j elle for toit de chez elle, suivie d’une gouvernante , dont l’humeur trop facile se prĂȘ- toit aux dĂ©sirs de fa jeune Ă©leve qui, charmĂ©e de ces entretiens, ne prĂ©voyoit aucun des pĂ©rils oĂč ils pouvoient l'expofer. M. de CreĂ­ĂŹy profitant de l'avantage que lui don- iĂźoient fur elle l’expĂ©rience & l’artifice, en Ă©chauffant peu Ă  peu son cƓur, l’amenoit insensiblement Ă  lui avouer tout l’amour qu elle sentoit pour lui aveu dangereux, dont un amant conteste la vĂ©ritĂ© jusqu’au moment oĂč de preuve en preuve il nous conduit Ă  lui en donner une aprĂšs laquelle le doute se diĂ­fipe & le dĂ©sir s’envole. Cependant madame de Raisel , qui ne trou- voit rien dans fa raison qui s’opposĂĄt Ă  Pin- clination qu’elle avoit pour le marquis , souhaitait ardemment qu’il lui rendit des soins. La retenue de son sexe Ă  sa modestie naturelle ne pouvoient lui permettre de sair§ DU MARQUIS DE CrESSY, 19* Ăźes premiers pas. Quoique ses intentions eussent pu justifier ses dĂ©marches, elle n’o- soit en faire aucune il lui paroiisoit honteux d’employer l’entremise d’un ami, & d’a- cheter par une sorte de bassesse un bonheur qu’elle rougiroit d’avoir obtenu , & qui se- roit continu- llement troublĂ© par l’incertitude des m tifs qui auroient dĂ©terminĂ© M. de Cressy Ă  rechercher sa main, Son cƓur dĂ©licat ne vouloit rien devoir Ă  ia fortune; il cherchoit un bien plus prĂ©cieux que tous ceux qui attirent les vƓux des hommes ordinaires c’étoit la douceur d’une tendresse, sentie & partagĂ©e, d’une union dont l’amour formĂąt les liens, & dont l’estime & l’amitiĂ© resserrassent Ă  jamais les nƓuds. Quelle que fĂ»t l’ambition du marquis, elle n’alloitpas jusqu’à prĂ©tendre Ă  madame de Raisel , qui venoit rĂ©cemment de refuser un parti aprĂšs lequel il sembĂŹoit qiraucun autre ne pĂ»t s’offrir. II Ă©toĂ­t bien Ă©loignĂ© d’imaginer qu’il fĂ»t assez heureux pour lui plaire. Lorsque la comtesse se rencontroit avec lui, ia crainte de laisser Ă©chapper des marques de son penchant, lui donnoit un air de rĂ©serve & d’embarras que M- de Cressy prenoit pour une froideur de caractĂšre peu propre Ă  l’attirer, lui dont l’cnjoue- mentĂ©toit extrĂȘme. Madame de Raisel, char-, manie oĂč i ĂŹi’étoitpas, perdoit, en le-voyant* çstte vivacitĂ© qui rend aimable, & donne 4 i 62 - Histoire de ia grĂące Ă  tout ce qu’on fait j l’agitatiort de son cƓur suspendoit les agrĂ©mens de fort esprit,- elle se taisoit, ou disoit des choses Ă­ĂŹ indiffĂ©rentes, que le marquis, prĂ©venu contre le sĂ©rieux oĂč il la voyoit toujours , avoir une forte d’éßoignement pour elle. Quoique fa maison fĂ»t une des plus brillantes de la cour, qu’il y eĂ»t. Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©, mĂšme accueilli, c’é- toit celle oĂč on le'trouvoit le plus rarement. Pendant qu’Adelaide s’abandonnoĂŹt au charme sĂ©duisant d’une passion dont rien ne troubĂźoit encore ĂŹa douceur; que madame de Raisel, chaque jour plus sensible, entrete- noit avec complaisance un dĂ©sir dont elle Ă©toit uniquement occupĂ©e, la marquise d’El- mont, conduite par ia vanitĂ© , ou peut-ĂȘtre par un motif moins excusable, entreprit de vaincre l’indiffĂ©rence de M. de Cressy ; ou Ă­Ăź elle ne pouvoit s’eti faire aimer, de lier avec lui cette espece de commerce oĂč le caprice & la libertĂ© tenant la place du sentiment, ĂŽtent Ă  l’amour toutes ces erreurs aimables dont il se nourrit, en font une sorte de goĂ»t oĂč le cƓur ne prend jamais de part, & qui donne moins de plaisir qu’il ne produit de regret. Madame d’Elmont Ă©toit une de ces femmes qui n’ayaut aucune des vertus de leur sexe, adoptent follement les travers de celui qu’elles prĂ©tendent imiter ; qui , loin de chercher Ă  en acquĂ©rir la force & la soliditĂ© , cn prennent seulement l’ñudace & la licence, BU DE C RE S S Y. &qui, livrĂ©es au dĂ©rĂšglement de leur imagination , s’honotent du nom d’homme , parĂ©e qu’indignes de celui de femmes estimables, elles ont osĂ© renoncer Ă  la pudeur, Ă  la modestie , & Ă  la dĂ©licateile de sentiment qui est la marque distmctive de leur etre. Telle Ă©toit celle qui prit du goĂ»t pour M. de CreĂ­sy, & fit Ă©clater le de-Jein formĂ© de fe rattacher mais comme un pareil engagement ne convenoit ni Ă  ses vues ni Ă  la situation actuelle de son cƓur, il le re- jetta absolument, feignit d’ignorer les intentions de la marquise , l’évita par-tout ; & sans manquer Ă  ce qu’il devoit Ă  son rang & Ă  son sexe, il sut Ă©luder ses poursuites & sc dĂ©fendre de ses attaques. La haute opinion que madame d’Elmont avoit d’elle-mĂȘme, & l’orgueil dont elle Ă©toit remplie, lui persuadĂšrent qu’un homme qui pouvoit rĂ©sister aux avances qu’elle avoit faites, Ă©toit moins gardĂ© par l’indistĂ©rence, que liĂ© par un amour secret & heureux. AttachĂ©e Ă  cette idĂ©e, & guidĂ©e par le dĂ©pit & la curiositĂ©, elle observa les dĂ©marches diĂ­ marquis, fit Ă©pier ses pas, & tarda peu Ă  dĂ©couvrir que mademoiselle du Bugei Ă©toit l’ob- jet de ses empreiTemens. Ainsi la regardant comme le seul obstacle qu’elle eĂ»t Ă  vaincre , pour rĂ©ussir dans les projets, crut plus avan- elle rĂ©solut de troubler une intrigue qu’elle cĂ©e qu’elle ne l’étoit en estĂ© t, & de priver 164 Histoire AdĂ©laĂŻde d’un bien dont elle-mĂȘme dcsiroit vivement la poĂ­seffion. Comme on voit les actions des hommes, & qu’on n’en pĂ©nĂ©trĂ© que rarement les motifs , il est bien des occasions dans la vie oĂč la noirceur & la malignitĂ© se parent aisĂ©ment des traits de la justice & de la probitĂ©. Madame d’Elmont, instruite des promenades frĂ©quentes d’Adelaide & de l’exactitude du marquis Ă  l’y accompagner, Ă©crivit Ă  M. du Bu- gei, pour l’informer qu'u n jeune seigneur de la cour, dont elle taisoit le nom, avoit les soirs des rendez-vous avec fa fille. C’eĂ­t ainsi que , cachant fa baise jalousie sous l'apparence de ramitiĂ©jqu’elle avoit pour M. du Bugs i, elle porta dans l’ame d’Adelaide le premier mouvement de douleur qu’elle eĂ»t encore senti. Ce ne fut point aĂ­lĂ©z pour elle d’en- tendre les reproches d’un pere irritĂ©, de recevoir lin ordre prĂ©cis de ne plus parler Ă  celui qu’elle aimoit; en lui dĂ©couvrant oĂč pouvoit tendre la conduite mystĂ©rieuse qu’on avoit tenue avec elle, on lui apprit Ă  craindre que cet amant dĂ©jĂ  trop cher n’eĂ»t pas pour elle le respect & la tendresse qu’elle mĂ©- ritoit Ă  tant de titres de lui inspirer. Le caractĂšre de mademoiselle du Bugei ne lui permettoit pas de nier une vĂ©ritĂ© que son trouble confirmoit assez un aveu sincĂšre de ce qui s’étoĂŻt passĂ© entre elle & le marquis, mit M. du Bugei dans un embarras DU DE C R E S S Y. I6s extrĂȘme. M. de Cressy ne s’étoic avancĂ© fur rien dont on pĂ»t tirer avantage pour pĂ©nĂ©trer son cƓur,- il n’avoit fait aucune ojfre, aucune demande; & l’adreile avec laquelle il avoi t mĂ©nagĂ© ses expressions, donnoit peu de lumiĂšres fur ses deĂ­feins mais AdĂ©laĂŻde jumoit-, Jie fe croyoit aimĂ©e. M. du Bugei cstimoit le marquis & deĂ­Ăźroit le bonheur de fa bile; il prit le parti de contraindre M. ds Credy Ă  s’expliqner ; & ne voulant point pa- roĂŹtre dans cette affaire , il dicta ce billet Ă  AdĂ©laĂŻde , qui rĂ©crivit fans oser rĂ©sister Ă  sa volontĂ©. Vhonneur que vous m'avez fait, monsieur , de vous entretenir [ouvert avec moi, a Ă©tĂ© remarquĂ© par des personnes qui en ont pris occasion de me croire imprudente. Ne m'accusez ni de caprice, ni d’impolitesse, en me voyant changer de conduite avec vous, trouvez bon que je ne vous parle pins ni en public- ni en particulier , Ă  moins que je n'en reçoive tordre de mon pers fi vous ne t engagez pas vous-mĂȘme Ă  nie le donner , onbliez-moĂŹ pour toujours. Elle pleuroit si fort en Ă©crivant, que son pere, touchĂ© des larmes quai lui voyoit rĂ©pandre, s’avanca vers un balcon, fur lequel Ăźl s’appuya un instant pour lui cacher son attendriĂ­Ăźement. AdĂ©laĂŻde , qui juge'oit de la peine qu'elle alloit causer Ă  son amant par 1 16 Histoire celle qu’elle ressentait eilc-mĂšme, sans son» ger qu’elle lui offroit un moyen d’ùtre heureux, ne vit que la privation de ces entretiens qui l’enchantoient ; & saisissant le moment ou son pere ne la regardent pas, elle Ă©crivit ces mots fur un petit papier. Vous dire de m?oublier ? Ah jamais ! On m'a forcĂ©e de d Ă©crire j rien ne sent m'obliger Ă  le penser ni Ă  le defirer. Elle glissa ce papier dans fa lettre, Ik se hĂąta de la fermer son pere l’ayant envoyĂ©e sur le champ, elle en attendit la rĂ©ponse avec toute sinquiĂ©tude que peuvent causer samour & la crainte dans un cƓur oĂč l’on vient d’élever un doute fur l’objet de ses plus chers dĂ©sirs. M. de CreiĂ­y n’étoit point chez lui lors. qu’o n y apporta ce billet; il avoit cherchĂ© AdĂ©laĂŻde tout le soir ; & surpris de ne savoir vue ni chez madame de Gersai, ni dans le jardin, il ne pouvott concevoir ce qui savoir fait manquer Ă  leur rendez-vous ordinaire. II ne rentra qu’à deux heures du matin; cette lettre qui lui fut remise le surprit & le chagrina ; il en connut aisĂ©ment sauteur mais il fut pĂ©nĂ©trĂ© d’un sentiment si tendre en lisant ce petit papier, sur lequel il trouvait une preuve ss dĂ©cidĂ©e de samour d’A- DV DE CrESSÍ. 157 delA'de, qu’il fut tentĂ© de sacrifier tous ses projets de grandeur & de fortune, Ă  battrait du bonheur vĂ©ritable qu’il pouvoit trouver dans la possession d’une fille charmants dont il Ă©toit adorĂ©. II ne pouvoit se dissimuler que le penchant qu’AdelaĂŻde avoit Ă  l’aimer ne se Kit dĂ©truit avec le tems ; qu’il n’eĂ»t peut-ĂȘtre jamais pris de force, s’il n’avoit eu bar t de l’entretenir & de baugmenter en lui parlant avec assiduitĂ©, en lui montrant une prĂ©fĂ©rence dĂ©cidĂ©e, & enfin en lui persuadant qu’il l’aimoit lui-mĂšme avec ardeur. En pensant au regret, Ă  la douleur oĂč ses refus pouvoient la livrer, aux reproches qu’elle seroit en droit de lui faire, il sentit au fond de son cƓur ce mouvement juste & vrai que la nature y imprime, qui dĂ©chire Je voile dont l’amour-propre couvre nos erreurs, nous fait rougir de nos fautes, & nous porte Ă  les rĂ©parer, mouvement qui nous condui- roit peut-ĂȘtre plus sĂ»rement que les principes d’une raison Ă©tudiĂ©e, si nous avions la force de l’éeouter & de le suivre. Quelle riante image s’otsroit Ă  l’idĂ©e de M. de Cref- sy, si faisant cĂ©der l’ambition Ă  la tendresse, au devoir, Ă  bhonneur , il portoit dans l’ame d’AdelaĂŻde une joie dont il partageroit les transports ! Quel plaisir de lire dans les yeux de ce qu’on aime , la douce satisfaction qu’on vient d’y rĂ©pandre ! Et quel bien est ©Q-mpa- HlSTOlFvĂŻ rabie Ă  celui qui naĂźt de la certitude d’avoir rempli rengagement qu'un cƓur noble contracte avec iui-mĂȘme ! II se le peignit ce bien vĂ©ritable; mais il ne put se rĂ©soudre ĂĄ Tacheter par la perte de ses espĂ©rances ; il paĂ­Ăźa la nuit dans la plus grande agitation; & son amour & ses dĂ©sirs cĂ©dant enfin Ă  Tambition, penchant invincible de son cƓur, il fit cette rĂ©ponse Ă  mademoiselle du Bugei. Mademoiselle , Rien ne peut me consoler d'avoir Ă©tĂ© la cause innocente qu’on ait osĂ© trouver quelque chose Ă  reprendre dans une personne auf]\ rejpeBable que vous. J'approuverai toujours tout ce que vous ferez, Jans me croire en droit de vous en de- mander la raison. Qpe je serois heureux , mademoiselle, ft ma fortune & les arrangement qui elle me force de prendre , ne mĂČtoient pas la douceur d'espĂ©rer un honneur dont mon respeB mes Jentmens me rendrvient peut-ĂȘtre digne, mais que mon Ă©tat prĂ©sent ne me permet pat de rechercher. J ai 1honneur d’ĂȘtre , & c. Cette lettre fut remise Ă  M. du Bugei, suivant Tordre qu’il en avoit donnĂ©- La rĂ©ponse du marquis lui fit peu de peine. Comme il avoit d’autres vues pour fa fille , que k seul dĂ©sir de la satisfaire eĂ»t pu lui faire changer, DU DE CrESSY. IL§ changer, il regarda l’excuse de M. de Cressy comme un moyen heureux de suivre les premiers desseins, fans contraindre l’inclination d 5 AdĂ©laĂŻde. II n’imagina pas que l’amour eĂ»t fait dans son ame une impression difficile Ăą eflĂ cer ; il regarda son attachement comme un de ces goĂ»ts vifs, mais lĂ©gers, que le te ms & la dissipation dĂ©truisent. L’opinion avantageuse qu’il avoit du caractĂšre de M- de CrelĂŹy , ne lui permettoit pas de penser qu’il eĂ»t formĂ© le projet odieux de sĂ©duire AdĂ©laĂŻde. II crut qu’une fille sans expĂ©rience avoit pu se tromper, & prendre pour de l’amour ces attentions polies & ces propoĂĄT flatteurs que la galanterie a mis en usage. M. du Bugei avoit de Phonneur & de la droiture ; qualitĂ©s qui portent toujours Ă  bien juger des sentimens d’autrui. II fit appeller fa fille, & lui remettant la lettre qu’ii venoitde recevoir; c’eĂ­t Ă  vous , mademoiselle, lui dit-il, Ă  dĂ©cider des torts que M. de Cressy peut avoir avec vous; s’il vous a dit qu’il vous aimoit, il vous a trompĂ©e , & vous en tenez la preuve convaincante. A votre Ăąge on est facilement déçue. Que cette mĂ©prise vous Ă©claire & vous fasse Ă©viter ce qui peut vous conduire Ă  de Ă­em- blables erreurs. Je ne veux pas, continua- t-il, aigrir le chagrin oĂč je vous vois, par une remontrance plus sĂ©vere. J’excufe ce premier mouvement, pourvuqu’i'lne dure pas, Tonu L M Histoire 170 & que par plus d’exactitude vous vous rendiez digne de mes bontĂ©s. Vous m’ùtes chere 5 AdeiaĂŻde , ajouta-t-il , je vous aime, vous le savez ; mais je ne rĂ©pondrois pas de vous conserver ma tendreise, si vous Ă©tiez assez foible pour vous ĂŹivrer encore Ă  un penchant que vous devez rougir d’avoir laissĂ© paroĂ­tre. Mademoiselle du Bugei n’étoit point en Ă©tat de rĂ©pondre 5 sou cƓur, pressĂ© d’une douleur accablante , en Ă©toit entiĂšrement occupĂ© ; ses pleurs couloient fur son visage, sur Ion sein, & baignoient cette lettre fatale qui venoit de dĂ©truire tout son bonheur, toutes les espĂ©rances. Elle tomba aux pieds de M. du Bugei, & le supplia de lui permettre d’aller passer quelques jours Ă  CheĂŹles elle ne dĂ©sirait dans cet inihmt que la libertĂ© de s’ass fiiger faus contrainte. IÌ y consentit d’autant plus volontiers, qu'il espĂ©ra que le plaisir de revoir les compagnes de son enfance, ramĂšnerait la paix dans son cƓur, & lui fe- roit oublier le marquis de Cressy. La gouvernante fut renvoyĂ©e, & remplacĂ©e ' par une femme de chambre; on chassa celle qu’elleavoit auparavant, & la nouvelle suivit AdĂ©laĂŻde Ă  Chelles. La clef de la porte der communication fut portĂ©e dans l’appartement de M. du Bugei. En remerciant madame d’El- montde ses avis, il prit soin de i’engager au secret sur cette assa ire ; & comme personne n’avoit intĂ©rĂȘt Ă  la divulguer, elle fut ensevelie dans le silence. DU marquis de CrĂ«ssy. 171 M. de Cressy apprit la retraite d’AdelaĂŻde par un homme Ă  lui, qui se trouva parent de la femme de chambre qu’on venoit de placer auprĂšs d’elle. II fut touchĂ© de son dĂ©part. Dans les longs entretiens qu’il s avoient eus ensemble, le marquis avoittrop bien connu la lagon de penser de mademoiselle du Bugei» pour douter de la peine qu’elie devoir ressentir dans ces premiers momens. II savoir qu’elle Ă©toit auffi fiere que sensible en se rappellant tout ce qu’il lui avoir dit, & la conduite qu’il avoir tenue aprĂšs tant d’assurances d’une passion dont rien n’avoit dĂ» la faire douter , il peosi qu’elle le mĂ©priserait, qu’il serait sob- jei Je son dĂ©dain, peut-ĂȘtre de sa haine, lui qui savoir Ă©tĂ© de sa plus tendre estime, des plus douces affections de son cƓur. Sans avoir deiiein de rĂ©parer ses torts , il voulut les diminuer aux yeux d’AdelaĂŻde; il entreprit de justifier un procĂ©dĂ© si dur; & saisissant lemoyen que le hasard lui offrait dc faire parvenir une lettre dans ses mains , il se dĂ©termina Ă  lui Ă©crire mais comment? Et qu’avoit-il Ă  lui dire, aprĂšs ce qu’il avoir fait? Quelle excuse pouvoir ĂȘtre reçue par utl cƓur trompĂ© dans ses dĂ©sirs , par une personne Vraie, dont i’esprit juste & solide ne s’ébloui- roit point une seconde fois ? II est des caractĂšres dont la noble simplicitĂ© embarrasse fart dans ses propres dĂ©tours ; on ne peut leur en imposer qu’en abusant de la vĂ©ritĂ© Mij i-72 Histoire mĂȘme pour les sĂ©duire. M. de Çreily pensa qu’un aveu sincĂšre lui rendroit. i’estime d’A- delaĂŻde, peut-ĂȘtre sa tendrelle, & se dĂ©termina Ă  lui Ă©crire ainsi IĂŹst-il permis Ă  un malheureux qui 3'est privĂ© ĂŻuĂŹ-tnsme du plus grand bonheur, d’’oser vous demander Jon pardon & votre pitiĂ©s" Jamais Vamour n'alluma de flamme plus pure, plus ardente , que celle dont mon cƓur brĂ»le pour / ’ aimable AdĂ©laĂŻde .pourquoi n'ai -je pu lui en donner la preuve qtdelle devoit en attendre ? Ah l mademoiselle, comment oserois-je vous lier au fort d’un ambitieux dont peut - ĂȘtre vous ne rempliriez pas tous les vƓux, qui en vous possĂ©dant , maĂźtre d'un bien fi cher, fi prĂ©cieux , pourrait en regretter dƓ moins estimables fans doute , mais dont il it toujours nourri le defir sfl P espĂ©rance ? Je vous avoue , je vous confie une foiblejfe honteuse , qui m’avilit Ă  mes propres yeux, que je voudrais surmonter, que personne ne seroit plus capable de nĂŻaider Ă  vaincre que vous , mais dont je ne puis m'assurer de triompher. Flaignez-nwi , ne me mĂ©prisez pas , ne m'accablez pas de votre haine. QiĂŻmie gĂ©nĂ©reuse compassion vous intĂ©resse encore pour un homme que vous estimĂątes » qui vous adore, qui vous perd, & qui se dĂ©teste lui - mĂȘme. Cette lettre fut portĂ©e Ă  Chelles, & rendue Ă  mademoifcfe du Bugei par sa femme de DU DE C R E S S Y. J 73 chambre, qui la lui donna sans dire de quelle part elle venoit, & fans paroĂźtre instruite de ü’intĂ©rĂ«t que fa maĂźtresse y pouvoit prendre. AdĂ©laĂŻde avoit lu trop souvent la premiere qu’elLe avoit reçue de M. de CreĂ­ly , pour ne pas reconnoitre fi main ; elle ì’ouvrit avec une Ă©motion violente & son trouble Ă©toit si grand en la parcourant* quelle la recommença plusieurs fois avant de pouvoir comprendre ce qu’elle lisoit. Des expressions si tendres, une confidence si singuliĂšre, touchĂšrent d’abord son cƓur; mais en y rĂ©flĂ©chissant, elle ne sentit que du mĂ©pris pour un homme qui pouvoit prĂ©fĂ©rer Ă  fes propres dĂ©sirs, Ă  l’amour qu’ilavouoit, l’attented’une fortune incertaine. Des larmes de regret & d’indignation 'Ă©chappĂšrent de fes yeux. Eh! que me veut-il,s’écria-t-elle? Que lui importe ma haine ou mon amitiĂ© ? Que je le plaigne ! Moi ! Ah, dieu ! qui de nous deux a droit d’ex- citer une juste compassion? franquiste, heureuse, avant qu’il me parlĂąt de sĂ  feinte tendresse, je goĂ»tois en l’aimant, un plaisir dont le charme flatteur n’avoit aucun mĂ©lange d’amertume. Sa vue Ă©toit un bien dĂ©licieux pour moi; elle suffifoit Ă  mes vƓux innocens. Mon amour ignorĂ© de lui, inconnu Ă  moi - mĂȘme, Ă©toit un bonheur si doux, si satisfaisant ! Ah ! pourquoi m’en a-t-il privĂ©e ? Pourquoi m'en a-t-il fait connoĂźtre un autre , puifqu’il devoit me l’enlever? Je le vois, continua-t-elle, les M iij 174 Histoire hommes font cruels; ils se plaisent Ă  nourrir dans nos cƓurs le poison qu’ils y versent eux - mĂȘmes ; & Pamour ne nous cause des peines , que parce que l’objet qui nous Pins- pire n’est presque jamais digne dessentimens qu’il fait naĂźtre. Elle interrompit ses rĂ©flexions pour relire encore cette lettre, pour l’examiner, pour peser chaque expreĂ­ĂŹĂŹon; elle sembloity chercher ce qu’elle desiroit en vain d’y trouver. Sa femme de chambre vint Pavertir qu’on attendoit sa rĂ©ponse ou ses ordres. AdĂ©laĂŻde rĂȘva quelque temsj elle balança fur ce qu’elle devoit faire; mais se dĂ©terminant tout-Ă -coup allez, dit-elle Ă  cette fille; faites savoir Ă  celui qui ose attendre une rĂ©ponse de moi, que ma premiere lettre contient tout ce que j’aurai jamais Ă  lui dire. En se livrant au mouvement d’une juste fiertĂ© , mademoiselle du Eugei croyoit remporter une victoire sur elle-mĂȘme, elles’applaudis- soit d'a voir eu assez de force pour rĂ©primer le dĂ©sir qu’elle avoit senti d’écrire au marquis. En cachant ses sentimens , elle croyoit en triompher ; mais la contrainte qu’on impose Ă  Pamour , ne PaĂ­foiblit pas ; & dans un cƓur tendre & vraiment touchĂ©, le teins, mĂȘme la rĂ©flexion , ramenĂ© vers l’objet qu’on aime, diminue insensiblement le sujet qu’on a de s’en plaindre , ou du moins PĂ©loigne , & met dans un jour favorable tout ce qui peut le faire psroitre moins coupable. L’apparente DU 1 S DE CRESSÏ. I?? franchise de M. de Cressy fit l’eĂ­fet qu’il en avoit espĂ©rĂ© AdĂ©laĂŻde ceiĂźa de le mĂ©priser , son ambition lui parut moins condamnable, & bientĂŽt elle 11e. sentit plus que le regret douloureux de ne pouvoir lui oiĂ­'rir Ă  la fois tous les biens qu’il desiroit. Pendant qu’elle s’astligeoit Ă  CheĂŹles , que le marquis continuoit de lui Ă©crire, qu’eile s’obf- tinoit Ă  ne point lui rĂ©pondre , & qu’elle se plaignoit des ordres de son pere qui la pressoit de retourner chez lui, on prĂ©paroit une fĂȘte Ă  la cour , qui devoit se terminer par un bal parĂ©. AdĂ©laĂŻde &mademoifellede CĂ©, parunedistinc- tion particuliĂšre , dĂ©voient y accompagner la jeune princesse de ***. Toutes les dames nommĂ©es pour y danser, s’occupoient du choix des ornemens qui pou- voient donner de l’éclat Ă  leurs charmes. Madame de Raisel avoit fait monter une parure de diamans qu’elle vouloir porter ce jour - lĂ  ; elle fut ehe-mĂšme chez la marchande qui gar- nissoit, l’habit qu’ellej devoit mettre, pour choisir avec elle les pierreries qu’il falloit placer fur la piece, fur les tailles , & qui dĂ©voient former des agraĂ­fes pour relever fa robe. Pendant qu’elle donnoit les ordres fur cet arrangement, on rapporta Ă  la marchande une Ă©charpe qu’un maUentendu lui faiĂ­oit renvoyer. On l'avoit demandĂ©e en argent ; & dans la quantitĂ© qu’elle en avoit Ă  fournir, elle s’étoit trompĂ©e, & l’avoit faite eu or M iv 176 Histoire Tandis que cette femme se dĂ©soloit de sa mĂ©prisĂ©, madame de Raisel examinoit PĂ©charpe; elle la trouva si belle, si riche, & d’un si bon goĂ»t, qu’elle ne put rĂ©sister Ă  Penvie de savoir f & Payant destinĂ©e d’abord, elle l’a- cheta. De retour chez elle , aprĂšs avoir rĂ©sistĂ© quelque tems Ă  l’idĂ©e que cette Ă©charpe lui avoit fait naĂźtre, elle cĂ©da au plaisir de la suivre elle Ă©crivit un billet Ă  M. de Creisy , & lui envoya PĂ©charpe dans un moment oĂč elle savoitjqu’on ne le trouveroit point chez lui, & par un homme sans livrĂ©e , qu’on ne pouvoit connoĂźtre pour lui appartenir. M. de Creisy reçut le soir cette magnifique Ă©charpe, Ay fit bien moins d’attention qu’au billet qui l’accompagnoit ; trouva ces mots Un sentiment tendre , timide , qui craint de paraĂźtre , niintĂ©rejse Ă  pĂ©nĂ©trer les jecrets de de votre cmtr ; on vous croit indiffĂ©rent , vous me paroffez insensible peut-ĂȘtre ĂȘtes - vous heureux N discret. Daignez m'apprendre la situation de votre ame , & la dĂ©marche qu'elle fait en vous le disant , efi la premiers foĂŹ- bkjfe qu'elle ait Ă  se reprocher. DU DE C R E S S Y. 177 Ce billet inquiĂ©ta M. de Cressy ; toutes les femmes qui !ui avoient laissĂ© voirie dĂ©sir del’at- tirer prĂšs d’elles, revinrent dans fa mĂ©moire; il chercha vainement qui pouvoit en ĂȘtre l’au- teur il ne devina point. De toutes les femmes qu’il connoissoit, madame de Raisel fut la feule qui ne s’ossrit point Ă  son idĂ©e. Enfin, malgrĂ© tout ce qui devoit lui faire rejetter e» soupçon, il s’obstina Ă  croire que c’étoit uns plaisanterie de la marquise d’Elmont. II se dĂ©termina Ă  ne point porter l’écharpe, & ne s’en occupa plus. Le jour du bal Ă©tant arrivĂ©, le marquis sentit un plaisir extrĂȘme , en pensant qu’il al- loit revoir AdĂ©laĂŻde ; il ne ctoyoit pas qu’un amour auĂ­si tendre fĂ»t dĂ©jĂ  Ă©teint; il le croyoit seulement un peu refroidi, & se flattoit de le ranimer par sa prĂ©sence, d’obtenir son pardon s’il pouvoit lui parler. II ne vouloit lui faire aucun sacrifice, mais il ne vouloit pas perdre la douceur d’ùtre aimĂ©. t Parmi tant de jeunes seigneurs galans , ornĂ©s de tout ce que le goĂ»t & la magnificence os- frent de plus Ă©clatant, le marquis de Cressy parut si bien fait, si distinguĂ© par son air & sa parure , & tellement formĂ© pour effacer tout ce qui l’environnoit, que dĂšs l’instant oĂč il se montra, il fixa les regards & rĂ©unit tous les suffrages. AdĂ©laĂŻde dansolt lorsqu’il entra ; un petit murmure qui s’éleva lui fit deviner que c’átoie 178 Histoire Jui; elle ! L ailla les yeux, & n’osa plus les lever, clans la crainte de rencontrer les siens. Elle Ă©toit si Ă©mue qu’elle avoir peine Ă  continuer; & l’ordre de le prendre, qu’elle reçut en finissant, lui causa tant d’agitation, qu’elle fut obligĂ©e de prier qu’on Pen dispensĂąt. Son trouble Ă©toit si visible, qu’on la fit passer dans une salle voisine , pour lui donner la libertĂ© de respirer & de se remettre. Quand elle rentra, le marquis la fixa avec un air d’intĂ©rĂȘt qui fut remarquĂ© de madame d’Elmont,auprĂšs de laquelle il se trouvoit assis. Elle lui en fit la guerre avec une plaisanterie mĂȘlĂ©e de tant d’aigreur , qu’il ne put se dĂ©fendre d’en mettre un peu dans ses reparties. Madame de Raisel Ă©toit assez prĂšs d’eux pour les entendre ; elle s’étoit apperçue avec chagrin que le marquis ne portoit point l’écharpe qu’elle lui avoit envoyĂ©e. Elle comprit, par quelque chose qu’il disoit Ă  madame d’Elmont, que c’étoit cette dame qu’il soupqonnoit de lui avoir Ă©crit. Elle se leva pour interrompre une conversation qui lui dĂ©plaisoit ; & Rapprochant de la marquise , elle lui adressa la parole , & la força de cesser le discours qu’elle avoit commencĂ©. Le marquis , que madame d’Elmont fatiguoit, fut si charmĂ© du service que madame de Raisel lui rendoit, que pour la premiere fois il la regarda avec attention. Elle Ă©toit si belle ce soir - lĂ  , son air çtoit fi noble*,] fi touchant, qu’il Ă©toit im- DU DE C R E S S Y. 1-9 possible de la voir sans convenir qu’elle Ă©toit faite pour inspirer de la tendresse & du respect; elle railla la marquise sur la mauvaise humeur qu’elle montrait’, plaisanta M. de CreĂ­fy, en l’accusant d'en ĂȘtre la cause, mit tant d’esprit, de grĂące & de lĂ©gĂ©retĂ© dans ce ba- dinage, que le marquis s’étonna d’avoir pu la voir si long-tems fans connoĂ­tre combien elle Ă©toit aimable. Mais il cherchoit Ă  s’approcher d’AdeĂźaĂŻde; & malgrĂ© tous les foins qu’elle prit pour l’é- viter, il parvint Ă  fe placer auprĂšs d’elle. II lui parla assez long-tems, fans qu’elle daignĂąt lui rĂ©pondre, ni paraĂźtre attentive Ă  ce qu’il lui difoit. Ce silence mĂ©prisant piqua vivement le marquis; il lui dit qu’elle feignoit dans ce moment, ou qu’elle l’avoit trompĂ© quand elle lui avoit permis de croire que fes fentimens la touchoient. Je n’ai jamais feint, interrompit mademoiselle du Bugei; mais le tems & les Ă©vĂ©ncmens changent les dispositions de nos cƓurs; si Ăźe mien n’est plus le mĂȘme, vous ne pouvez vous en plaindre avec justice. Cependant, comme j’ignore quelle personne a pris foin d’a- vertir mon pere d’une conduite que je me reproche , & qu’on peut m’obferver ici, vous m’obligerez en vous Ă©loignant. L’air de fiertĂ© dont elle prononça ce peu de mots, dĂ©concerta M. de Cressy ; il voulut lui parler encore , mais eu vain » eile fe leva fans i’écou- 180 Histoiri coĂ»ter , & fut se placer ailleurs. Cette froideur & ce dĂ©dain, plus puiifans fur le marquis que l’amour ne l’avoit Ă©tĂ©, postĂšrent au fond de son cƓur un trait fi vif, qu’il pensa que sans AdĂ©laĂŻde , fans fa tendresse , il n’étoit plus ni repos ni bonheur pour lui. II s’abandonna au regret de savoir oĂ­Ă­Ă©nfĂ©e ; il voulut la ramener Ă  quelque prix que ce pĂ»t ĂȘtre ; & quittant le bal dĂšs que la biensĂ©ance le lui permit, il courut chez lui pour lui Ă©crire , dans le dessein de lui faire tenir sa lettre cette nuit mĂȘme. Mademoiselle du Bugei n’avoit pu s’em- pĂȘcher de suivre les raouvemens du marquis; elle s’étoit apperque de l’effet qu’avoit produit fur lui l’indiffĂ©rence qu’elle lui avoit montrĂ©e; mais loin de s’applaudir du chagrin qu’elle lui avoit causĂ©, elle en reïßÚntit un vĂ©ritable au moment qu’il sortit. Madame de Rai- sel vit sa tristesse , & lui en demanda le sujet avec tant de marques de l’intĂ©rĂȘt qu’elle y prenoit, qu’AdĂ©laĂŻde touchĂ©e ne put retenir quelques larmes. La comtesse qui l’aimoit, lui reprocha doucement que depuis six mois elle la nĂ©gligeoit, & lui fit sentir , en la pressant de lui ouvrir son cƓur, qu’elle se doutoit que l’amour causoit ses peines. Ce n’est ni le teins ni le lieu de vous confier ce qui m'agite, lui dit mademoiselle du Bugei ; mais Ă  mon retour de Gersey , oĂč je dois passer quelques jours, j’irai vous demander vos conseils .& votre indulgence. Madame DU M A R S DE C R ĂŻ S St. Tg* de Raisel lui promit tous les secours que l’on pouvoit attendre d’un amie zĂ©lĂ©e & fincere. EĂŹles s’entretinrent aĂ­Tez long-tems, & ne se sĂ©parĂšrent que lorsque la princelse, en se retirant, fit avertir AdĂ©laĂŻde, qui sortit avec plaisir d’un lieu oĂč elle n’étoit pas libre de rĂ©flĂ©chir fur ce qui l’occupoit uniquement. En maltraitant M. de Cressy, elle n’avoifc Ă©coutĂ© que son devoir; mais les dĂ©marches que la raison nous fait faire , ne font pas toujours celles qui donnent le plus de satisfaction Ă  notre cƓur. A peine AdĂ©laĂŻde rentroit dans son appartement , & commençoit peut-ĂȘtre Ă  dĂ©sapprouver sa fiertĂ©, qu’Helene, sa femme de chambre , lui prĂ©senta une lettre qu’on venoit de lui donner de la part du marquis. Elle l’ouvrit avec empressement, &y trouva ce qui fuit Vous me punissez trop, mademoiselle , s ose vous dire que vous rue punissez trop. Quelque coupable que saie dĂ» vous paraĂźtre , votre ressentiment va trop loin. Tant de hauteur dans un caractĂšre attjjĂŹ doux que le vĂŽtre, est la marque assurĂ©e d’im mĂ©pris que je ne peux supporter. Non , belle AdĂ©laĂŻde , votre malheureux amant ne peut vivre U se croire haĂŻ de vous. Ah / rendez moi vos premier es bontĂ©s , U mettez un prix A cette faveur prĂ©cieuse tout me fera facile pour p obtenir. Mais puis-je encore espĂ©rer le bien qui rn’étoĂŹt ojsert ? Aie sera -t - il permis de le demander t Voudra t-on me P accorder Ăź Oui , fi 282 Histoire vous le dcfirez. Consentez Ă  me parler ; fat Ă­e~ foin d’un entretien avec vous\ il faut que vo- tre bouche promueç mon pardon, quiche m'assure que vous ne me bassez pas, que vous m'aimez encore. Ne refusez pas cette grĂące Ă  fumant le plus tendre, le plus pajjionnĂ© , çf le plus repentant qui fut jamais. Daignez rĂ©gler fa destinĂ©e, elle ejl dans vos mains. Ah , que n'immolera-t-il pas au bonheur de vous convaincre qu'il vous adore ! Quel mouvement de joie pĂ©nĂ©tra le cƓur de la tendre AdĂ©laĂŻde, Ă  ces assurances flatteuses d’un changement lĂŹ peu attendu, si peu espĂ©rĂ© ! La prĂ©sence d’Hclcne ne put contenir ses transports. Ah, qu’ai-je lu, s’écria- t-éßle ! Mes yeux ne m’ont-ils point trompĂ©e ? Se pourroit-il que, revenu de cette fatale ambition qui l’arrachoit Ă  moi, Ă  mon amour, il formĂąt le dĂ©sir sincere de me la sacrifier? Quoi ! je passerois tous les inilans de ma vie avec lui! je le verrois fans cesse! il m’aimeroit toujours! je pourrois i’aimer, l’adorer, le dire, mettre ma gloire Ă  faire Ă©clater ees mĂȘmes sentimens dont on m’a dit que je devois rougir,, qu’il salloĂŹt nourrir avec honte, ou Ă©touffer avec douleur ! Ah , quel sort, quel heureux sort que celui qui me iieroĂ­t pour jamais au sien ! EnchantĂ©e par ces riantes idĂ©es , mademoiselle ' de Bugei crut pouvoir rĂ©pondre, & le fit ainsi . Non , je ne vous hais point , je ne puis jamais DU MARQUIS DE C R E S S Y. 183 vous haĂŻr ; mon devoir N PobĂ©issance que je doit aux or a, ; de mon pere , ont pu jeuls me dĂ©terminer Ă  vou> n tirer les marques de mon amitiĂ©. Si mon efiĂŹme sfi ma confiance font nĂ©cessaires ait bonheur de votre vie, vous savez par quel moyen vous pouvez vous les assurer pour toujours, fiai promis , V ma parole niengage a Ă©viter de vous voir sfi de vous parler, je n’abuserai point de Pindulgence d'un pere qui nia pardonnt avec bontĂ©puis , que vous dirois-je dun P entre t. eu que vous me demandez ? Qiiimporte que ma bouche prononce ce pardon , fi mon cƓur vous iaccorde , fi ma main vous donne une preuve que vous Pavez dĂ©jĂ  obtenu ? Adieu. Si vous ni aimez , songez qtĂŻ'ii liefi qu'une feule marque de votre amour , que vous puisiez offrir Ă  AdĂ©laĂŻde. Helene se chargea du soin de remettre ce billet Ă  M. de Crelsy ; & mademoiselle du Bugei , aprĂšs avoir relu mille fois celui de son amant, s’endormit enfin dans TĂ©tĂąt le plus tranquille oĂč elle se fĂ»t trouvĂ©e depuis long-tems. Cette fille qui fervoit AdĂ©laĂŻde , Ă©toit une de ces Ăąmes baises que TintĂ©rĂȘt conduit, qui ne voient dans les Ă©vĂ©nemens oĂč le hasard les fait entrer par le besoin qu’on a de les employer, que le profit qu’eĂ­les en peuvent tirer , fans s’embarraĂ­ser des suites ou des consĂ©quences qui trop I ou vent réïultent de leur entremise. GagnĂ©e par M. de CreĂ­lV? J 84 Histoire elle le servoit avec zele, & sa libĂ©ralitĂ© la lui attachoit entiĂšrement. * En lui donnant le billet d’AdelaĂŻde, elle lui fit un rĂ©cit exact de la joie que le sien. avoit excitĂ©e datis son cƓur. Ce dĂ©tail enflamma le marquis; il brĂșloit du dĂ©sir de voir mademoiselle du Bugei, & de lui parler. II se plaignit Ă  Helene du refus de fa maĂźtresse; il en parut si touchĂ©, que cette fille espĂ©rant qu’il la rĂ©compenseroitgĂ©nĂ©reusement, si elle lui procuroit un plaisir qu’il souhaĂŹtoit avec tant d’ardeur j lui offrit de l’introduire dĂšs le soir mĂȘme par le jardin , & lui fit voir la facilitĂ© de ce projet. Elle avoit remarquĂ© l’endroit oĂč M. du Bugei tcnojt la clef de la porte de communication ; elle pouvoit s’en saisir pendant le jour, ouvrir cette porte, & remettre la clef sans qu'o n s’en apperqĂčt. M. du Bugei se retirant de bonne heure, & sa fille ayant i’habitude de se promener fort tard , M. de Cressy pouvoit passer quelque tems avec elle fans donner aucun soupqon. II accepta cette offre avec ravissement; il lui donna une lettre pour sa maĂźtresse, remplie des plus tendres protestations d’un amour Ă©ternel , & de l’assurance de lui en donner des preuves Ă©clatantes Lc sincĂšres. Helene,contente de fa reconnoiffance, le quitta , aprĂšs ĂȘtre convenue avec lui de i’heure Ă  laquelle il se trouve- Ăźoit Ă  la porte, & dusiĂŻgnal qu’elle feroit pour l’avertir de l’instant oĂč ilpourroit paroitre. M tĂŹu ie dĂ« CressV. ig6 M. de Cressy passa tout le jour dans l'impatience de voir arriver cet heureux moment qui devoit le rapprocher d’AdelaĂŻde. OccupĂ© du plaisir qu’il se promettoit Ă  l’entendre lui parler encore avec cette douceur & cette ingĂ©nuitĂ© qui la rendoient si intĂ©ressante , il sem- bloit avoir oubliĂ© tout le reste. Mademoiselle dĂș Bugei Pemportoit alors dans son cƓur surtout ce qui avoit combattu ses charmes ; le bonheur de l’aimer, de lui plaire, faisoĂ­t sa seule ambition ; il ne concevoitpas l’aveuglement qui ì’avoit portĂ© Ă  nĂ©gliger,un bien si doux; & tout ce qu’il comparoit Ă  elle , Ă  ses lentĂ­- mens, Ă  la certitude d’ùtre l’objet de soir amour, de ses prĂ©fĂ©rences, lui paroiĂ­soit peu digne de ses regrets. Onze heures arrivĂšrent enfin ; iĂ­ se rendit Ăąu lieu marquĂ© ; Ă­l 'approcha doucement de U porte. La voix de deux personnes qui se parloient en dedans lui causa quelque inquiĂ©tude ; il prĂȘta ['oreille, & cohnoissant que c’étoit AdĂ©laĂŻde & Heiene qui s’entreteiroient ensemble , il attendit en silence que cette derniere fit le signe dont {ils Ă©toient convenus. Une branche d’arbre , jettĂ©e par - dessus Itz mur, l’avertit qssil pouvoĂ­t entrer. La portĂ© n'Ă©toit que poussĂ©e ; il la remit dans l’état oĂč il l’avoit trouvĂ©e, & s’avanqa jusqu’au lieu oĂč AdĂ©laĂŻde le souhaitoit peut ĂȘtre ; mais oĂč elle ne l’attendoit pas. La lune Ă©clairoit si parfaitement, que ma- Tome L N 186 Histoire demoiselle du Bugei connut d’abord le marquis. La surprise , rembarras, un trouble mĂȘlĂ© de joie & d’inquiĂ©tudc, lui ĂŽterent pendant quelque tems la force de parler; elle vou- loit's’éloigner, elle se plaiguoit d’Helene , elle n’osoit Ă©couter son amant. Le marquis Ă  ses genoux ne vouloit point abandonner une de ses mains, dont il s’étoit saisi, qu’elle n’eĂșt prononcĂ© le pardon qu’il lui demandoit. L’ai- mable AdĂ©laĂŻde cĂ©da Ă  l'attendrillcment de son cƓur elle pleura; & ses larmes , que l’amour faisoit couler, furent le sceau de ce pardon tant dĂ©sirĂ©. Que de sermens d’aimer toujours suivirent cette douce rĂ©conciliation ! Qu’AdelaĂŻde goĂč- toit de plaisir Ă  les entendre ! Elle les rĂ©pĂ©- toit tout bas, & juroit en secret de remplir tous les engagemens que son amant prenoit; cependant elle ne vouloit point -qu’il restĂąt long-tems avec elle, elle le prestoit de se retirer; mais LIelene se joignant Ă  lui pour l’obliger Ă  lui accorder la libertĂ© d’un plus long entretien , dans la crainte d’ëtre apper- qus des appartemens, ils la dĂ©terminĂšrent Ă  passer dans le jardin public , qui Ă  cette heure Ă©toit fermĂ© , & oĂč l’on Ă©toit sĂ»r de ne rencontrer personne. AdĂ©laĂŻde tremblent Ă  chaque pas ; mais rasi. surĂ©e enfin , & perdant toute autre idĂ©e pour ne s’occuper que de l’on amour, elle marcha assez long - tems appuyĂ©e lur M. de CreĂ­iy, DU MARQUIS DE 18? qui, charmĂ© de se voir auprĂšs d’elle, & dans une si grande libertĂ© , lui parloit avec une paillon bien capable de lui faire oublier & Funivers & elle-mĂȘrne. Ils s’avancerent Ă  pas lents juĂ­qu’à une piece d’eau qui terminoit un parterre. AdĂ©laĂŻde s’affit fur le galon qui la bordoit, le marquis se plaça prĂšs d elle, & Helene qui les avoit suivis , le promena Ă  quelques pas d’eux. Leur conversation s’anima. AdĂ©laĂŻde avoit dĂ©jĂ  oubliĂ© qu’elle avoit des reproches Ă  faire ; le plaisir & F espĂ©ra n ce lui ĂŽtoient le souvenir des fautes de son amant, elle n’étoit occupĂ©e que du bonheur de. le voir & de l’en- tendre. Le silence profond qui rĂ©gir o it dans ce, lieu , la beautĂ© de la nuit , le parfum qui s’exhaloit des fleurs, l’air enflammĂ© de la saison, cette solitude oĂč lis se trouvoient tous deux, le nĂ©gligĂ© d’AdelaĂŻde qui n’avoit qu’une robe simple & lĂ©gere que le moindre vent saisoit voltiger , lĂ  tĂšte lans orncrnens, & sa gorge demi-nue, Ă©levĂšrent peu Ă  peu dans FamĂ© du marquis ces dĂ©sirs ardens, impĂ©tueux, si difficiles Ă  rĂ©primer quand F occasion de les satisfaire augmente encore l’em- pire que les sens prennent fur la raison. La joie qu’il voyoit briller dans les yeux de mademoiselle duBugei, l’air paisible dont elle FĂ©coutoit, le sentiment qui se peignoir sur son visage lorsqu’il pressoir sa main, ou N ij 188 Histoire qu’il oioit y porter fa bouche, allumĂšrent une ardeur si vive dans son sein , qu’il nc put en contenir les transports. II prit AdĂ©laĂŻde dans ses bras j & la serrant tendrement, il imprima sur ses levres un de ces baisers de feu, dont le murmure aimable Ă©veille l’amour & la voluptĂ©. AdĂ©laĂŻde surprise, cĂ©da pour un instant Ă  battrait d’un plaisir inconnu ; elle sentit la premiere atteinte de cette sensation flatteuse, qui conduit Ă  ce doux Ă©garement oĂč la nature , par l’oubli de tout ce qui contraint sbs mouvemens , semble nous ramener Ă  son heureuse simplicitĂ©. II fut court cet oubli. Mademoiselle du Bugei, confuse en revenant Ă  elle-mĂȘme , se plaignit de son amant; elle voulut fuir, mais il Ă©toit Ă  ses genoux ; il convenoit de fa faute, il demandoit grĂące , il l’obtint. Un tendre raccommodement suivit cette querelle, & peut-ĂȘtre en renouvella la cause. Combien de fois AdĂ©laĂŻde se fĂącha, & que de pardons elle accorda ! Contente qu’il n’en coĂ»tĂąt rien Ă  son innocence, elle ne s’appercevoit pas de tout ce qu’il en pouvoit coĂ»ter Ă  son cƓur. Que cette nuit augmenta son amour! que le marquis lui parut digne de son attachement ! & que de traits le gravĂšrent pour jamais dans fou ame! 11 fallut enfin se sĂ©parer; le jour ail ost paroĂźtre. Ils convinrent, avant de se quitter, que le marquis attendroit le retour de M, ; T U MARQ_UIS DE C R R S S Y. I 8§ du Bugei pour lui parler. AdĂ©laĂŻde vouloir avoir le tems de prĂ©venir son pere, dans la crainte que les refus du marquis n’euĂ­Fent changĂ© ses dispositions. Elle partoit avec lui dans six jours ; & le marquis insistant pour la revoir encore une fois , elle conientit qu’il revint la veille de son dĂ©part. Elle lui permit de lui Ă©crire tous les jours , & le quitta, charmĂ©e de lui & de la nouvelle situation oĂč elle se trouvoit. Pendant qu’elle se livroit aux plus agrĂ©ables espĂ©rances , madame de Raisel s’aĂ­fligeoit de la mĂ©prise du marquis. En continuant de lui Ă©crire fans se faire connoĂźtre, elle s’étoit flattĂ©e de l’inquiĂ©ter, mĂȘme de l’intĂ©resser c’étoit un moyen de se procurer le plaisir de l’occuper, de lui parler de son amour, peut-ĂȘtre d’en faire naĂźtre dans son cƓur. II n’étoit pas Ă©tonnant qu’en croyant que l’é- charpe venoit de madame d’Elmont, il n’eĂ»t pas daignĂ© la porter. Madame de Raisel n’o- Ă­oit paroĂźtre ; mais elle desiroit que M. de trelly la devinĂąt. Un mouvement injuste, quoique pourtant naturel, lui saisoit haĂŻr la marquise; il lui sembloit que cette semmo Ă©toit la cause du peu d’attention qu’on avoit fait Ă  sa lettre ; elle voulut au moins ĂŽter Ă  M. de Cressy toute idĂ©e qu’elle fĂ»t venue de ce cĂŽtĂ© , & dans ce dessein elle lui Ă©crivit un autre billet conçu en ces termes Niij Histoire i9o QiianĂ  la fortune U Vamour s'unissent pour vous prĂ©parer un fort digne de vous ; quand on veut diriger vos pas vers un objet qui mĂ©rite votre attachement , pottvez-vous vous mĂ©prendre d’me façon fi humiliante pour moi ! Celle qui vous a donnĂ© mille preuves dr me folle paĂ­jĂŹon , ne doit attirer que vos mĂ©pris j U c'efi vous Ă©garer que de chercher en elle un cƓur dont on vous assure que l'honneĂșr & la modefiie rĂšglent les moitvemens. Levez les yeux plus hauti c'efl parmi celles qu'on ejlinte le plus , que vous trouverez la perjonne qui peut s'attendre aux attentions , aux Joins , mĂȘme Ă  la tendresse de M. de Crejfy. Ce billet, envoyĂ© avec les mĂȘmes prĂ©cautions que le premier, fut rendu au marquis dans un instant oĂč, tout rempli d’AdelaĂŻde, il paroissoit peu portĂ© Ă  recevoir d’autres impressions. Pourtant ce second aveu d’un amour dĂ©licat, le mystĂšre qui l’accompagnoit, la fortune dont on pnrloit, & ces mots , levez les yeux plus haut , le firent rĂȘver profondĂ©ment. II fe voyoit recherchĂ© par une femme riche & d’un rang Ă©levĂ©. Madame de Raifel s’offrit enfin Ă  fa pensĂ©e ; elle Ă©toit d’une maison st distinguĂ©e , avoir des mƓurs st rĂ©guliĂšres, un bien si considĂ©rable, de si grandes alliances, qu’elle pouvoit prendre ce ton fans orgueil mais en examinant la conduite qu’il avoit toujours tenue avec elle, ii abandonnoit DU BE C R E S S Y, Ipl un soupçon qu’il trouvoit peu fondĂ©. Quelle apparence qu’une femme si de tirĂ©e prĂ©vint le seul homme peut-ĂȘtre qui savoit nĂ©gligĂ©e? Dans cette confusion d'idĂ©es, son ambition se rĂ©veilla; il sentit renaĂźtre cette passion, que le dĂ©sir de regagner AdĂ©laĂŻde avoit affoiblie, mais qu’il n’avoit pu dĂ©truire. II ne lui vit plus ces grĂąces sĂ©duisantes qui l’a- voieut touchĂ©; son penchant pour elle lui parut une foibleĂ­se Ă  laquelle il sacrisioit trop. 11 se repentit de savoir appaisĂ©e, de savoir revue, de savoir jamais aimĂ©e. Cependant il s’étoit liĂ© par les promedes, par les Ă­er- jnens les plus forts ; shonneur sengageoit Ă  les remplir mais que fa voix est Foible dans un cƓur oĂč sambition prĂ©side, qui se laissant sĂ©duire Ă  sappas des richeises, au vain Ă©clat des grandeurs , prĂ©fĂ©rĂ© dans son ivreĂ­Ăźe les dehors du bonheur au bonheur mĂȘme Ăź Ce jour & ceux qui suivirent, s’écoulerent dans un tumulte de sentimens divers, qui se combattoient & se dĂ©truisoient sans cesse. Celui oĂč le marquis devoir revoir AdĂ©laĂŻde arriva , & le surprit encore dans 1 incertitude oĂč savoit jette le billet de madame de Rail’el. Dans ces dispositions oĂč se trouvoit M. de Creisy, il eĂ»t Ă©tĂ© prudent de 11 e point voir AdĂ©laĂŻde, de s’cxcuser prĂšs d’elle, &de profiter du tĂȘtus de son Ă©loignement pour se dĂ©terminer; mais les ĂȘtres inconsĂ©quens qui nous donnent des loix, Ă­e font rĂ©servĂ© le Niv I§L H i s t o n t droit de ne suivre que celles du caprice. Pendant que le marquis se livroit Ă  son inquiĂ©tude, des mouranens bien diffĂ©rens agitoient mademoiselle du Bugei contente de son amant, sans crainte , fans dĂ©fiance, se reposant sur sa foi, sur son amour, le plus heureux avenir s’ouvroit devant elle. Avec quelle complaisance, avec quel plaisir elle songeoit qu’elle alloit porter ee nom chĂ©ri, ce nom qu’elle n’entendoit jamais prononcer fans Ă©motion ! Les chagrins que le marquis lui avoir donnĂ©s s’essaçoient de son souvenir ; elle n’envisageoit qu’avec ravissement le bonheur qui l’attendoit au retour de cette courte absence dont elle comptoir dĂ©jĂ  les momens. Son imagination, sĂ©duite par ces agrĂ©ables idĂ©es, la faisoit jouir de ses espĂ©rances dans l’instant mĂȘme qui alloit les renverser, & la priver pour jamais d’une erreur qui lui Ă©toit si chere. Elle revit le marquis avec tous les transi, ports d’une joie naĂŻve & d’une tendresse vĂ©ritable , dont elle ne cherchoit point Ă  lui cacher la vivacitĂ©. Ils pariĂšrent long-tems de eur union prochaine, & des arrangemens qu’ils prendroient pour la hĂąter. Ces projets qu’ils formoient ensemble , augmentoient la gaietĂ© de mademoiselle du Bugei. Jamais elle n’avoit Ă©tĂ© plus enjouĂ©e le marquis, dont les intentions n’étoient plus les mĂȘmes, avoit la cruautĂ© de h laisser s’abandonner Ă  i DU MARQUIS DE C RE S S Y. 193 ces illusions flatteuses. ElleĂ©toit sortie de chez elle, & se promenoit avec lui pour mieux cacher ie changement de son cƓur, il se mon- Ă­roit plus passionnĂ© qu’auparavant j il affec- toit un air attendri, pĂ©nĂ©trĂ©, l’entretenoit avec feu d’une ardeur dĂ©jĂ  refroidie, & dont Ă­es foibles restes n’avoient pour objet que lui-mĂšme. Le respect cesse quand l’amour finit ; soit que ses rĂ©flexions eussent assez diminuĂ© le sien pour lui faire perdre de vue ce qu’il devoit Ă  mademoiselle du Bugei , soit que sa confiance & la facilitĂ© d’en abuser lui fissent naĂźtre le dĂ©sir d’éprouver jusqu’oĂč la tendretfe & la bonne foi peuvent conduire une jeune personne qui n’est gardĂ©e que par l’innocence de des pensĂ©es, il ofii tenter de s’assurer par la sĂ©duction un bien qu’il ne vouloit plus acquĂ©rir par les loix de l’honneur il devint pressant, hardi. Ces mĂȘmes faveurs qu’il a^oit dĂ©robĂ©es quelques jours auparavant, long- tems disputĂ©es, enfin accordĂ©es, ne pou- voient le satisfaire * il demandait fans cesse, obtenoit toujours, & se plaignoit encore. 8es soupirs brĂ»lans, Ă©touffĂ©s par la violence de ses dĂ©sirs, ses larmes feintes, ses priĂšres soumises, ardentes, cette phrase si simple en apparence , si souvent employĂ©e , & toujours trop puissante fur le cƓur d’une femme.... mous ne m'abnez pas . fi vous m'aimiez*... mille & mille fois rĂ©pĂ©tĂ©e par lui, consolĂ© 194 Histoire doient AdĂ©laĂŻde. Elle aimoit, elle ne pouvoit souffrir que son amant doutĂąt de son amour. De moment en moment il en exigeoit une preuve nouvelle ; & plus elle donnoit, moins il paroissoit disposĂ© Ă  borner ses prĂ©tentions. Helene Ă©toit Ă©loignĂ©e » le tetns un peu couvert rĂ©pandoit dans le jardin une obscuritĂ© qui n’étoit que trop favorable aux intentions de M. de CreĂ­fy. La tendre & crĂ©dule AdĂ©laĂŻde, conduite par lui fous un feuillage Ă©pais, abandonnĂ©e Ă  l’imprudence de son Ăąge , Ă  l’ignorance du pĂ©ril, Ă  la soi de son amant, iembloit s’ĂȘtre oubliĂ©e ; son eƓur tout entier Ă  l’amour, n’étoit distrait par aucun autre objet ; sans prĂ©voir oĂč la gui- doit une question captieuse , elle y avoit rĂ©pondu, elle avoit dit qu’elle deĂ­ĂŹroit qu’il fĂ»t heureux, qu’elle feroĂ­t tout pour assurer son bonheur. Elle le disoit encore, quand la tĂ©mĂ©ritĂ© du marquis, portĂ©e Ă  i’extrĂšme, la tirant de cette ivresse dangereuse, lui rendit sa raison, & la force de s’opposer Ă  ses entreprises. Este s’arraeha de ses bras avec un cri d’hor- reur; & s’élanqant hors du bosquet, elle ap- pella Helene Ă  haute voix, sans s’embarras- ser dans son effroi si d’autres pouvoient l’en- tendre. Helene accourut; mademoiselle du Bugei, un peu rassurĂ©e Ă  sa vue , n’avant pas la force de se soutenir, s’appuya contre un arbre; & laiffant tomber Ă­a tĂšte fur le sein DU MARQUIS DE CRESSY. 195 de cette fille qu’elle tenoit embrassĂ©e , elle se mit Ă  pleurer avec toutes les marques d'une douleur excessive. Le marquis, honteux d’une tentative qui lui avoit si mal rĂ©ussi, prosternĂ© Ă  ses pieds , s’efforçoit, mais en vain, de Pappaiser ; elle ne PĂ©coutoit pas, & continuoit Ă  s’affliger fans paroĂźtre s’appercevoir ni de fa prĂ©sence ni de ses soumissions. Faisant enfin un etfort sur esie-mĂšme , elle le repoussasse la main , fit quelques'pas ; & levant au ciel ses yeux baignĂ©s de larmes oh, mon pere ! s’écria-t-elle, vous ma Paviez dit, & il n’est que trop vrai; celui qui vous cachait ses desseins n’en formait que contre moi ! Elle se promena quelque te m s sans s’éloigner; & rĂȘvant profondĂ©ment, ensuite s’appuyant fur Hclene , elle reprit le chemin de chez elle, fans rĂ©pondre une feule fois Ă  tout ce que le marquis disoit pour la flĂ©chir. Elle Ă©toit prĂȘte Ă  rentrer , lorsqu’il l’arrĂšta & la supplia de PĂ©couter. Je ne veux rien entendre , lui dit-elle avec beaucoup de fiertĂ© ; je vous mĂ©prise & je vous hais. Je conçois Ă  prĂ©sent les raisons de la conduite bifarre que vous avez tenue avec une fille Ă  laquelle vous deviez du respect , & que tout autre que vous n’eĂ»t osĂ© choisir pour l’objet d’un amusement que la plus vile de son sexe pouvoit vous procurer. Je fuis punie, cruellement punie, ajouta-t- elle, de cette fatale prĂ©vention qui m’a fait Histoire 196 vous aimer, qui m’a fait croire que vous mĂ©ritiez tout l’amour que je sentois pour vous. Avec quel art vous m’avez trompĂ©e , & que mon cƓur le soupçonnoit peu ! Mais ce cƓur vous Ă©chappe ; non, il 11’est plus Ă  vous; il vous dĂ©teste, & regarde comme un bien Je trait qui le dĂ©chire , mais qui l’éclaire fur la bassesse du vĂŽtre. Rendez-moi ma lettre , eominua-t-ciie ; rendez-moi ce tĂ©moin d’une odieuse foibleise, Puissai-je ne merap- peĂ­ler jamais le malheureux penchant qui m’entrainoit vers vous, que pour me souvenir combien vous en fĂ»tes indigne ! Le marquis , consternĂ© par ces reproches , hĂ©sitoit encore; il ne favoit ce qu’il devoir faire ; il ne vouloit point lui rendre fa lettre , il la fupplioit de lui laisser le seul gage qu’il eĂ»t de ses bontĂ©s ; il pressoit, il pleu- roit, il lui reprĂ©fentoit tout ce qu’il croyoit capable de calmer son esprit & de dissiper sa colere; mais rien ne pouvoit effacer l’impres- Ă­ĂŹon qu’elle venoit de prendre de son caractĂšre; il 11’étoitplus tems de lui en imposer blessĂ©e jufqu’au fond du cƓur, elle ne pouvait plus pardonner. Elle rĂ©itĂ©ra fa demande avec un ton & des expressions qui faisoient assez connoĂźtre qu’elle vouloit ĂȘtre obĂ©ie ; & dĂšs qu’elle eut cette lettre, elle rentra prĂ©cipitamment, fans daigner Ă©couter ce que M. de Greffy vouloit lui faire entendre. L V MARQUIS DECRESSY. ĂŻ$7 Quelle nuit passa la triste AdĂ©laĂŻde Ăź IliPest point de peines plus difficiles Ă  fupportei^que celles que Pamour nous cause. Quel mai que celui que la rĂ©flexion aigrit, 6c qui mĂȘle la honte Ă  Poppreffion de la douleur! Elle frein issoit en pensant au danger qu’eĂŹie avoit couru; le bonheur de savoir Ă©vitĂ© Ă©toit une consolation pour elle; mais Ă  quel prix elle en jouissent ! Par la perte de ses dĂ©sirs , de son amour , de tous ces projets dateurs qui l’avoient 11 agrĂ©ablement occupĂ©e. II falloit renoncer Ă  toutes lĂ©s espĂ©rances ; il falloit mĂ©priser celui qu’elle adoroit encore. Ce n’ett pas toujours son amant qu’on regrette le plus, quand on est forcĂ©e Ă  lui retirer son cƓur ; c est le sentiment dont on Ă©toit touchĂ©e. c’est le prestige aimable qui s’évanouit, c’est le plaisir d’aimer ; plaisir fl grand pour une ame tendre, qu’elĂŹe ne voit rien qui puisse remplacer la douce habitude qu’elle avoit prise de s’y livrer. AdĂ©laĂŻde voulut relire cette lettre que le marquis lui avoit rendue. Mais quel Ă©tonnement pour elle, en voyant au lieu de fou Ă©criture celle de la comtesse de RaifeĂ­, Ă©criture qui lui Ă©toit parfaitement connue. M. deCressy, trompĂ© par la forme Ă©gale de ces deux billets , avoit donnĂ© Ă  mademoiselle du Bugei celui qu’il avoit reçu fans savoir de quelle part il venoit. Confuse, dĂ©sespĂ©rĂ©e Ă  cette lecture, elle 198 Histoire ne douta point qu’elle n’eĂ»t Ă©tĂ© sacrifiĂ©e Ă  la vanitĂ© du marquis elle crut se reconnoi- tre dans cette personne qu’on accusoit de lui donner des marques d’une folle paillon. Un cƓur prelsĂ© par la tristesse adopte aisĂ©ment tout ce qui peut l’affliger encore. Elle pensa que Sa comteĂ­se Ă©toit instruite de tout ce qu’elle avoit fait pour le marquis de Cres- sy; elle se rappella tout ce que madame de Raisel lui avoit dit au bal, & le prit pour une cruelle raillerie. Elle se vit trahie & se crut dĂ©shonorĂ©e ; elle Ă©clata en pleurs, en gĂ©mifiem>ens, en cris douloureux, & paiĂŹĂ  le reste de la nuit Ă  se plaindre avec Helene du malheur de sa destinĂ©e ; mais comme elle vouloit absolument ravoir la lettre qu’elle avoit cru reprendre , elle se dĂ©termina le matin Ă  Ă©crire ce billet Ă  M. de Cressy Vous vous ĂȘtes trompĂ© , mou sieur ; je vous renvoie la lettre de madame de Raisel, & je vous prie instamment de me rendre la mienne. Je m croyois pas qu'il y eut quelqu'un au monde Ă  qui on pĂ»t reprocher ses sentimms pour moi , ni que personne osĂąt jamais me soupçonner d'avoir donnĂ© des preuves d'une sol le paillon. C est bien estez pour me faire rougir de vous en avoir donnĂ© d'une tendresse pure Ç5? vĂ©ritable , que vous Ă©tiez indigne d'inspirer. Rendez ma lett> e Ă  Helene , b J oyez Ă  jamais sĂ»r du mĂ©pris d’/L delaĂŻde. DU MARQUIS DE C R E S S Y. I§9 Elle joignit Ă  ce billet tous ceux qu’elle avoit reçus du marquis, & chargea Helene de lui rendre ce paquet, avec un ordre positif de ne rapporter d’autre rĂ©ponse que celle qu’elle demandoit. Cette fille s’acquitta de fa commission ; mais elle n’eut pas besoin d’insister long-tems fur le refus d’une rĂ©ponse pour sa maitreĂ­se. Le marquis, charmĂ© de la dĂ©couverte qu’il ve- noit de faire , Ă©toit bien Ă©loignĂ© de songer Ă  se justifier auprĂšs d’AdelaĂŻde ; & s’il fei- gnoit de le vouloir faire, c’étoit par une fuite de cette dissimulation qui lui Ă©toit naturelle, & que les caractĂšres faux emploient, mĂšme lorsqu’elle leur est inutile. La lettre que mademoiselle du Bugei demandoit lui fut r-ndue, & l’aprĂšs-midi de ce jour elle partit avec M. du Bu^ei pour aller Ă  Gersay. L’efsort qu’elle se faiioit pour cacher sa douleur, le chagrin dont elle Ă©toit ^accablĂ©e, lui causerent dĂšs le lendemain de son arrivĂ©e une fievre violente ; & bientĂŽt son mal augmenta si considĂ©rablement, qu’on douta qu’il fĂ»t possible de la retirer d’un Ă©tat si dangereux. Pendant qu’elle se mouroit Ă  Gersay , l’ob- jet d’un sentiment si tendre, d’une passion si vive, d’une situation si dĂ©plorable, dĂ©jĂ  dĂ©gagĂ© des fossiles liens qui l’attachoient Ă  elle, par une baise ingratitude, oublioit & son amour ct les peines qu’elle devoir resientir. I 200 H Ă­ S ĂŻ O ĂźR t C’est Un des avantages de la supĂ©rioritĂ© de l’ame d’un homme fur la nĂŽtre, que cette force qui lui fait Ă©touffer avec facilitĂ© les remords lĂ©gers qui s’élevent quelquefois dans son cƓur au souvenir d’une femme sensible & malheureuse , Ă  laquelle souvent il ne peut reprocher que de savoir honorĂ© d’une estime qu’il 11e mĂ©ritait pas. De tant de marques de tendresse que M. de Creify avoit reçues d’AdelaĂŻde, la feule dont peut-ĂȘtre il lui favoit grĂ© * Ă©toit ce mouvement de dĂ©pit qui favoit fait Ă©crire & nommer madame de Raifel. En apprenant quelle Ă©toit la personne qui le prĂ©fĂ©roit & desiroit de lui plaire, il convint qu’en effet la fortune & l’amour s’étoient unis pour le combler de leurs faveurs, La CQmtesse, parĂ©e de tous les dons qui pouvoient attirer ses vƓux, offroit Ă  fou idĂ©e une foule de plaisirs dont il jouiroit avec elle & par elle.' Le faste, l’éclatj les grĂąces* la beautĂ©, un titre qu’il ambition- noit & que cette alliance pouvoit lui procurer avec le tems ; que de raisons pour rem* dre ses poursuites ardentes ! Mais il falloit cacher cette ambition qui le guidoit vers elle; il falloit prĂ©venir le tort que son procĂ©dĂ© pour AdĂ©laĂŻde pouvoit lui faire dans ses» prit de madame de Raifel * si jamais elle en Ă©toit informĂ©e. AprĂšs savoir vue si long- tems avec indiffĂ©rence, il n’osoit se montrer tout-Ă -coup DU DE Cil E S S Y. 301 tout Ă -coup amant passionnĂ© , encore moins paroitre instruit de ses sentimens, II crai- gnoit de blesser son orgueil ou sa dĂ©licatesse, en l’arrĂštant dans la route qu’elle s’étoit tracĂ©e, & que peut-ĂȘtre elle prenoit plaisir Ă  suivre. Ces considĂ©rations le porterent Ă  en agir en apparence comme il avoit coutume de faire ; il n’alla pas plus souvent chez madame de Raisel, mais il se renferma sans affectation dans le cercle oĂč elle vivoit. Sans lui parler d’un amour dont il vouloir qu’elle fĂ»t persuadĂ©e , il se conduisit d’une faqon Ă  faire juger Ă  tout le monde qu’il en ressentent un violent pour elle. II ne sembloit jamais ni l’attendre ni la chercher; mais une rĂȘverie oĂč il paroissoit s’abandonner, & dont la prĂ©sence le retiroit; l’etnbarras que ses moindres plaisanteries lui causoient, une application continuelle Ă  Ă©tudier ses goĂ»ts, Pair naturel dont il les adoptent, toutes ces petites choses qui ne prouvent aux personnes indiffĂ©rentes que les attentions de l’amitiĂ©, mais qu’un cƓur prĂ©venu prend pour les foins de Pamour ; Part de dĂ©velopper ses talens, de se parer des qualitĂ©s brillantes d’un caractĂšre estimable, tout fut employĂ©, & tout rĂ©ussit au marquis au-delĂ  de ses espĂ©rances la comtesse le crut aisĂ©ment tout ce qu’il vouloir paroitre. Les hommes s’épargneroient la plus grande Tome I. O 202 Histoire partie des peines qu’iis se donnent pour nous en imposer, s’ils pouvoient imaginer combien la noblesse de nos idĂ©es leur donne de facilitĂ© pour nous tromper. Une femme croi- roit se dĂ©grader, en supposant des vices Ă  Fobjet qu’elle a choisi pour celui de ses affections; & dĂšs qu’elle aime, elle accorde plus de vertus Ă  son amant qu’il n’ose en feindre. Tout le monde aĂ­suroit madame de Raisel que le marquis de Cressy l’aimoit ; c’étoit avec plaisir qu’elle l’entetidoit dire. Elle crai- gnoit encore de se livrer Ă  une joie que l’é- vĂ©nement pouvoit dĂ©truire cependant elle avoit pour lui les distinctions les p'us flatteuses , & n’attendoit que l’aveu de ses len- timens pour lui montrer combien les siens Ă©toient tendres & sincĂšres. II commenqoit Ă  se rendre assidu chez elle, ĂŹorsqu’un jour une lĂ©gere indisposition lui faisant garder la chambre, M. de CreĂ­sy fut admis , malgrĂ© le , dessein formĂ© qu’elle avoit pris de ne voir personne. Elle Ă©toit rĂȘveuse, mĂȘme triste. Le marquis se conformant Ă  Pair sĂ©rieux qu’il lui voyoit, lui en demanda la raison avec toute l’apparence de la plus tendre inquiĂ©tude. La comtesse lui dit qu’une personne qu’elle aimoit avoit Ă©tĂ© fort mal, & ne jouilsoit encore que d’une santĂ© trĂšs languissante; qu’elle venoit de rapprendre dans le'moment. Elle ajouta que c’étoit une per- DU MARQUIS BE CRÊSSY. 22 Z. sonne charmante, & tout de fuite elle nomma mademoiselle du Bugei. Le marquis perdit toute contenance Ă  ce discours j il changea de couleur, & resta les yeux baillĂ©s dans un silence qui surprit la comtesse. Je vois, lui dit-elle en l’examinant avec attention , que cette nouvelle vous donne bien de sĂ©motion ; je fuis fĂąchĂ©e de vous savoir annoncĂ©e avec Ă­ĂŹ peu de mĂ©nagement, mais j’ignorois l’etiĂ©t qu’elle pourroit produire sur vous. Et voyant qu’il continuoit Ă  se taire je savois pas, ajouta-t-elle, que vous eussiez des liaisons particuliĂšres avec AdĂ©laĂŻde. JĂš l’aime , fa perte m’eĂ»t infinement touchĂ©e, & je ne fais pourquoi vous rougissez de montrer que vous y seriez encore plus sensible. Si j’ai quelques liaisons avec mademoiselle du Bugei, madame, reprit le marquis, elles font d’une espece Ă  me chagriner le reste de ma vie. Je puis rougir & paroĂźtre confus en apprenant l’état oĂč elle s’est trouvĂ©e , puisque j’ai tout lieu de m’accuser d'en ĂȘtre la malheureuse cause. Vous , s’écria la comtesse? Ah! madame, interrompit M. de Cressy , suspendez votre jugement. Je suis homme, jeune, vain peut-ĂȘtre. Je ne prĂ©tends pas que ma conduite soit exempte de tout reproche j’ai des torts, je les sens, je ne puis me les pardonner. Mais si vous saviez ... si mon cƓur vous Ă©toit mieux connu, peut-ĂȘtre ne me con- damneriez-vous pas ? O ij 204 Histoire II est difficile de vous comprendre, dit la comtesse un peu troublĂ©e en supposant que l’intĂ©rĂȘt vif que vous prenez Ă  mademoiselle du Bugei dĂ©cele un tendre penchant, pourquoi donc rougiriez-vous en le laissant paroĂź- tre ? Par quelle singularitĂ© votre amour seroit- il un malheur pour elle? Quels sont ces torts que vous vous reprochez, que vous craignez de ne pouvoir vous pardonner ? S’il vous est possible de me les faire connoĂźtre, fans que cette confidence offense AdĂ©laĂŻde ou lui nuise, vous m’obligerez par votre confiance. Si les mouvemens de notre cƓur dĂ©pen- doient de nous, de nos rĂ©flexions, reprit M. de Creisy , AdĂ©laĂŻde seroit heureuse , & je ne sentirois pas le regret affreux d’avoir troublĂ© son repos & dĂ©truit, au moins pour quelque tems, la douceur & l’agrĂ©ment de fa vie. Mais, madame , comment vous avouer une lĂ©gĂšretĂ©, une indiscrĂ©tion que rien ne peut excuser? C’est une faute que je n’oublierai point , & dont le souvenir m’affligera sans cesse. Madame de Raisel pĂ©nĂ©trĂ©e de Pair & du ton dont il s’exprimoit, rĂ©itĂ©ra la priere qu’elle lui avoit flĂ»te, & le pressa de lui apprendre ce qui causoit fa peine M. de Cressy , charmĂ© de trouver cette occasion de la prĂ©venir sur 1?. seule chose qui pouvoit lui dĂ©couvrir sa façon de penser, feignant de cĂ©der Ă  ses instances je vais, madame, lui dit-il, m’ex- BU DE CrESSY. 20s poser Ă  perdre par ma sincĂ©ritĂ© une partie de l’estime dont vous m’honorez mais pouvez- vous former un dĂ©sir qu’il soit en mon pouvoir de satisfaire, fans que mon cƓur vole au-devant de vos vƓux ? Vous p’ignorez pas, madame, avec quelle indiffĂ©rence j’ai vu toutes les femmes, mĂȘme celles qui ont paru me distinguer. OccupĂ© du foin de faire ma cour , de remplir les devoirs que mon Ă©tat m'impose, d’acquĂ©rir des amis, j’ai Ă©vitĂ© de me livrer Ă  des amusemens peu faits pour me sĂ©duire. Un naturel sensible, un caractĂšre vrai , m’ont sait envisager sain o ur comme une passion qu’il Ă©toit heureux de sentir, mais ridicule de feindre. Dans ces dispositions, je vous vis, madame, & mon cƓur me dit que vous Ă©tiez la feule personne qui put m’inspirer ces fentimens dĂ©licieux qui, nĂ©s de l’admiration , acccrus par le respect , entretenus par l’estime, & soutenus par l’amitiĂ©, remplissent tous les vuides de famĂ© , & forment ces chaĂźnes douces & durables que le tems ne peut rompre t mais la diffĂ©rence de nos fortunes, le bruit rĂ©pandu du peu de goĂ»t que vous montriez pour prendre de nouveaux engagemens, tant de partis plus avantageux que vous aviez Ă©loignĂ©s, assez de hauteur peut- ĂȘtre pour craindre d’essuyer de/ refus, mille raisons me forcerent Ă  cacher l’ardeur que vous m’inspiriez. Je voulus en triompher; je contraignis mes dĂ©sirs qui m’entraĂźnoientsur vos Oiiij 206 Histoire pas ; fĂ©vitai les occasions de vous voir, je ne parus chez vous que lorsque la biensĂ©ance m’obligea de m’y montrer. C’eĂ­l dans ce tems , madame, qssAdelaĂŻde me laissa voir des dispositions si favorables , qu’il me fut impossible de conserver de la froideur auprĂšs d’une fille charmante qui ne me cachoit pas que j’avois su lui plaire. Sans espĂ©rance prĂšs de vous, fans passion* pour elle, dĂ©terminĂ© ou plutĂŽt emportĂ© par cette vanitĂ© qui nous rend sensibles aux prĂ©fĂ©rences , je me plus Ă  suivre tous les mouvemens de mademoiselle du Bu- gei. Je me livrai au plaisir de voir naĂźtre dans son cƓur un amour dont je n’envisageai point les suites j’en admirois les progrĂšs, ils me flattoient , & je m’en applaudissois par une Ă©tourderie dont je ne puis trop me repentir. Je voyois souvent AdĂ©laĂŻde chez madame de GerĂ­ay -, quand elle manquoit Ă  s’y rendre, je la cherchois Ă  la promenade, dans les maisons oĂč elle alloit, par-tout oĂč je croyois la trouver j elle amusoit mon inquiĂ©tude, & cet ennui insĂ©parable d’un homme isolĂ© qui ne tient fortement Ă  rien , & dont les dĂ©sirs n’ont pour objet qu’un bonheur qui le fuit. Mes assiduitĂ©s furent remarquĂ©es, M. du Bugei voulut me faire expliquer fur mes desseins. C’est alors que’, m’avouant que je n’en avois aucun, je reconnus toute l’imprudence de ma conduite. SĂ»r d’ùtre aimĂ© d’AddaĂŻde , un sen» DU MARQUIS DE CRESSY. 207 timent de reconnoissance me portoit Ă  m’u- nir pour jamais avec elle mais en y rĂ©flĂ©chissant plus mĂ»rement, je pensai que ce servit ĂŹa trahir. Je ne crus pas devoir la lier Ă  un. Ă©poux dont elle ne fixeroit pas les vƓux. J’aitnai mieux pafí’er pour intĂ©ressĂ© aux yeux de M. du Bugei, en prenant le seul prĂ©texte qui pouvoit me dĂ©gager -, j’aimai mieux passer pour ingrat & lĂ©ger Ă  ceux d’AdĂ©laĂŻde, que de risquer de la rendre malheureuse un jour par mon indiffĂ©rence. Je refusai donc, & ne rendis plus de foins Ă  mademoiselle du Bugei. Je la revis au bal , oĂč vous Ă©tiez toutes deux, son air abattu, sa tristesse, quelques mots qu’elle me dit, le reproche secret que je me saisois d’avoir entretenu fa tendresse sans la partager,, l’intĂ©rĂȘt qu’on prend toujours aux peines que l’on cause, sa jeunesse, sa beautĂ© , son amour, me firent une impression si vive , que j’allois peut-ĂȘtre lui offrir toutes les preuves qu’elle pouvoit exiger de mon repentir, lorsqu’en jettant ies yeux fur vous, je sentis que tout ccdoit dans mon cƓur Ă  Battrait invincible qui m’entraĂź- noit vers madame de Raisel. Comment m’îter pour toujours ĂŹel Foible espoir qui me sĂ©duifoit quelquefois ? Comment m’îter ma libertĂ©, pendant que vous jouissiez de la vĂŽtre? Je n'attend ois pas le bien que je desirois ; mais si rien ne me le pro- xnettoit, au. moins un obstacle insurmontable O iv 208 Histoire ne me privoit pas du plaisir d’y songer, de m’en occuper dans ces momens oĂč des idĂ©es vagues flattant l’imagination qui les enfante , semblent applanir toutes qui s’op- posent Ă  nos souhaits. J’avois reçu un billet dont j’avois Ă©tĂ© foi- blement affectĂ©, sur-toĂ»t ayant pensĂ©, par je ne sais quelle fantaisie, qu’il venoit de madame d’Elmont; j’en reçus un autre qui m’apprit que le premier n'Ă©toit pas d’elle. Vous le dirai-je , madame ajouta le marquis en s’interrompant, oferois-je vous dire de quelle main je pensai qu’il venoit ? La comtesse baissa les yeux, rougit ; & d’un air d’intĂ©rĂšt, & avec un ton qui marquait assez combien ce discours l’attachoit, elle le pria de continuer. Je le crus de vous, madame; & mon amour se rĂ©veillant avec force, plus d’Ade- laĂŻde, plus d’inquiĂ©tude fur ses sentimcns. Que m’importoit alors son estime ou fa tendresse, ses plaisirs ou fa peine ? Je ne vis que madame de Raisei ; son image adorĂ©e remplit tout mon cƓur; j’abandonnai mademoiselle du Bugei, je ne la revis que pour lui prouver que je ne l’aimois point, que je ne se- rois jamais Ă  elle; & par une duretĂ© condamnable, je la rĂ©duisis Ă  faire des efforts fur elle-mĂšme , Ă  s’éloigner pour oublier un amant qu’elle doit dĂ©tester, & qui ne peut fe souvenir d’elle fans se mĂ©priser lui-mĂšme. DU DE CrESSY. 209 Que je plains AdĂ©laĂŻde, dit alors madame He Raisel ! Qu’il lui sera difficile de se consoler d’un tel Ă©venement ! Pourra-t-elle vous oublier? Mais achevez; votre sincĂ©ritĂ© me touche, & votre confiance me flatte. Que vous dirai-je de plus, madame ? continua M. de Creify, je n’osai vous laisser voir ce que je croyois avoir pĂ©nĂ©trĂ©; mais je ne pus rĂ©sister au plaisir de vous montrer que j’obĂ©issois Ă  vos ordres, en levant les yeux vers l’objet le plus digne de mon attachement. Vous savez tout , madame ; vous venez de lire dans un cƓur qui vous est soumis,'.qui vous l’a toujours Ă©tĂ©, dont le fort dĂ©pend de vos bontĂ©s. Quel prix m’effil permis d’attendre de mon obĂ©issance? Puis-je espĂ©rer qu’une passion que vous feule pouviez allumer dans ce cƓur, vous touche en effet? Est-ce vous , est-ce l’aimable comtesse de Raisel qui a daignĂ© m’avertir de chercher mon bonheur ? Eclaircissez mes doutes ; j’attends Ă  vos pieds l’arrĂȘt que vous allez prononcer. Parlez, madame, parlez, & songez que ce moment va dĂ©cider pour jamais du fort d’un homme qui vous adore. Qui n’eĂ»t point ajoutĂ© foi Ă  ce rĂ©cit si simple, si naturel? Pourquoi madame de Raisel en eĂ»t-elle soupçonnĂ© la vĂ©ritĂ© ? Elle crut le marquis; & lui tendant une main qu’il reçut Ă  genoux, & fur laquelle il imprima le baiser le plus ardent oui, c’est 210 H I S T O U I moi, lui dit-elle, qui ai dĂ©sirĂ© votre amour; vous me voyez pĂ©nĂ©trĂ©e de i’aveti que vous m’en faites. Qu’il m’est cher cet amour ! Je le partage, j’ose 3e dire, & je ferai vanitĂ© de le prouver oui, je mets tout mon bonheur Ă  penser que vous m’avez choisie pour Faire le vĂŽtre. Une dĂ©claration si prĂ©cise fut reçue avec tous les transports d’une joie vĂ©ritable. La comtesse s’essorqa de persuader Ă  M. de CreĂ­Ă­y, que si fa conduite avec AdĂ©laĂŻde n’étoit pas tout-Ă -fait irrĂ©prochable , il devoit cependant cesser de s’en affliger -, que la pialadie qu’elle venoit d’avoir , pouvoit provenir d’une autre cause & qu’à son Ăąge le tems & l’abfence effaçoient les plus fortes impressions. Ce n’est pas que je blĂąme votre sensibilitĂ©, ajouta-1- elle; au contraire, elle redouble mon estime, & mon cƓur se plaĂźt Ă  dĂ©couvrir que le vĂŽtre est capable d’une tendre compassion. AI. de CreĂ­Ă­y, parvenu Ă  se faire un mĂ©rite du procĂ©dĂ© cruel qu’il avoit eu pour mademoiselle du Bugei, arrivĂ© au moment de persuader Ă  madame de Raisel qu’il l’avoit aimĂ©e dans un tems oĂč il n’avoit aucune vue fur elle , enfin Ă  paroĂźtre Ă  ses yeux le plus siticere & le plus tendre de tous les hommes, s’applaudiisĂłit de la finesse avec laquelle il la trompoit. II attribuoit ses succĂšs Ă  son adresse erreur grossiĂšre de tous ceux que ja faussetĂ© guide. On est crĂ©dule DU MARQUIS DE CRESSY. 211 sans ĂȘtre foible ni imprudent, & l’extrĂ«me confiance naĂźt toujours du peu d’idĂ©es qu’on a qu’il y ait des Ăąmes alsez baises pour en abuser. Peu de tems aprĂšs cet entretien, 1 madame de Raisel annonça le jour de son mariage & l’époux qu’elle avoir choisi. Le marquis reçut les fĂ©licitations de tous ceux qui con- noilfoient la comtesse ; son bonheur fut enviĂ© par une foule de rivaux moins heureux, & peut-ĂȘtre plus dignes de l’ĂȘtre. Ces noces se firent avec Ă©clat ; & les fĂȘtes brillantes qui les suivirent , marquĂšrent assez le contentement des deux Ă©poux. Madame de Raisel avoit donnĂ© Ă  M. de Cressy tout ce qu’il Ă©toit en son pouvoir de lui rendre propre. Sa fortune assurĂ©e , son ambition satisfaite, samour & les charmes de la marquise, une maison devenue le temple de la gaietĂ© , lui firent goĂ»ter tant de plaisirs dans cette union, qu’il oublia facilement la route qu’il avoit prise pour acquĂ©rir les biens dont il jouiĂ­Foit. Madame de Cressy, bien plus heureuse, puisqu’elle aimoit & se croyoit adorĂ©e, se disoit Ă  chaque instant qu’elle rĂ©gnoit sur un cƓur tendre, sincere, gĂ©nĂ©reux, tout Ă  elle, sur un cƓur dont elle croyoit que rien n’c- galoit la noblesse & la grandeur elle voyoit un dieu dans son mari, il lui devenoit tous les jours plus cher; faus cesse occupĂ©e Ă  lui, procurer de nouveaux amuscmens, elle se m- 212 Histoire bloit ne vivre, ne respirer que pour rĂ©pandre l’agrĂ©ment sur les jours de celui qu’elle ai- moit; les moindres dĂ©sirs du marquis, ses plus lĂ©geres fantaisies , devenoient une affaire pour madame de CreĂ­Ty. Elle lui sii- crifioit ses propres goĂ»ts, mĂšme le plaisir de le voir,* plaisir si grand pour elle, que le tems ni l’habitude ne purent le lui rendre moins sensible. Cependant AdĂ©laĂŻde, aprĂšs plus d’un mois de maladie & prĂšs de deux de convalescence, avoir enfin recouvrĂ© la santĂ© mais une sombre tristesse s’étoit emparĂ©e de son esprit. Elle avoir perdu pour jamais cet Ă©tat paisible qui rend susceptible de goĂ»ter tous les plaisirs qui se prĂ©sentent & se succĂšdent dans l’ñge heureux oĂč on ne les choisit pas. Le chagrin avoir laissĂ© de si profondes traces dans son cƓur, l’amour rĂ©gnoit encore avec tant de puissance sur son ame , elle Ă©toit Ă­ĂŹ peu capable d’oubĂźier le cruel qui s’étoit plu Ă  la rendre malheureuse, que la seule pensĂ©e de reparoitre dans les lieux qu'il habitoit la faisoit retomber dans des foiblcsses presque auĂ­st dangereuses que savoir Ă©tĂ© sardeur de sa fievre. Le comte de Saint-Agne, jeune, bienfait, aimable , auquel elle Ă©toit destinĂ©e, augmentoit encore fa peine par les foins qu’il lui rendoit. Rien ne pouvoir la distraire ; le souvenir de M. de Cressy animoit seul un coeur accoutumĂ© Ă  ne s’occujkr que DU MARQUIS DE GrESSY. 21? de lui. Que de larmes accompagnoient ce fou* venir douloureux, mais cher, mais vif, & fans ceĂ­fe prĂ©sent Ă  son ame ! Dans cette situation, son retour Ă  Paris ou Ă  la courĂ©toit pour elle le comble du malheur ; & chaque jour qui rapprochent celui oĂč elle devoit quitter Gerfay, ajoutoit Ă  son supplice. Un soir qu’elle Ă©toit dans l’appartĂšment oĂč tout le monde fe ralfembloit pour jouer, le chevalier de Saint-Helenes , qu’on attendoit depuis huit jours Ă  Gerfay, arriva, & *pour excuser son retard, rendit compte des affaires qui l’avoient obligĂ© de rester Ă  Paris e’étoit le mariage de madame de Raifel & de M. de Crelfy. Madame de Gerfay entra dans des dĂ©tails , lui fit mille questions , & le chevalier s’étendit avec plaisir fur un discours qui paroiĂ­foit intĂ©resser. Que devint AdĂ©laĂŻde en l'Ă© coĂ»tant? Un froid mortel saisit son cƓur; pĂąle, tremblante, fans force & presque fans senti mens , elle fe renversa Ăźur le siĂ©gĂ© oĂč elle Ă©toit af- sise, & fermant les yeux elle dĂ©sira de ne les rouvrir jamais. Par bonheur pour elle , M. du Bugei n’étoit pas prĂ©sent ; & comme depuis fa maladie elle Ă©toit trĂšs-foible, on ne chercha point d’autre cause Ă  son Ă©vanouissement. II fut long ; & lorsqu’elle reprit la connois* sance, elle se trouva dans son lit, environnĂ©e de plusieurs personnes qui s’essorcerentde la 214 Histoire rappeller Ă  la vie. Elle fit connoĂźtre qu’elle desiroit d’ĂȘtre seule ; & dĂšs qu’elle se vit en libertĂ© il est mariĂ© , s’écria-t-elle , en se jet- tant dans les bras d’Helene ! il est mariĂ© ! Helene , il est mariĂ©, lui rĂ©pĂ©ta-t-elĂ­e mille fois ! Je n’ai plus de doute > de crainte , d’es- pcrance ; il est perdu, pour jamais perdu ! Rien ne peut me le ramener, rien ne peut me le rendre ! Madame de Raisel est heureufĂš ! Elle triomphe dans ses bras des pleurs d’une fille infortunĂ©e Ăź A-t-eĂŹle mĂ©ritĂ© ce cƓur qu’elle m’enleve? L’inhumainel avec quel air de vĂ©ritĂ© elle feignoit de s’intĂ©reĂ­l'er Ă  mes peines, d’en ignorer le sujet! Elle m’oĂ­froit des secours, des conseils, de l’amitiĂ©. Ah, la cruelle ! Elle est fa femme, elle rĂ©gnĂ© fur ses volontĂ©s, elle fait ses plaisirs, elle les partage ; il lui est permis de contenter tous les dĂ©sirs de ce qu’elle aime ; elle peut, fans rougir , recevoir ses caresses, les lui rendre, mettre son bonheur Ă  s’y montrer sensible & moi je ne dois me rappeller qu’avec honte ces momens.... momens dĂ©licieux, & pour toujours gravĂ©s dans ma mĂ©moire ! Ah , pour- fuivit-elle dans l’amertume de son cƓur, Helene! imprudente Helene ! pourquoi ta fatale complaisance m’exposa-t-elle Ă  le revoir? HĂ©las! sans toi, fans ta facilitĂ©, j’ignorerois une partie de mes pertes ! M. du Bugei interrompit ses tristes plaintes ; il venoit savoir comment elle se trou- DU marcluisdeCressy. 2ks yoit. HeĂŹene l’aĂ­sura qu’elle n’avoit besoin que de repos ; & la malheureuse AdĂ©laĂŻde puisa la nuit dans un saisissement qui, retenant ses larmes, faisoit que le peu qu’dle en versoit dĂ©chiroit son cƓur sans le soulager. Elle fut quelques jours dans cet excĂšs d’ac- cablenient; mais faisant violence Ă  tous ses scntimens, elle parut se calmer. Son pere at- tendoit le retour de sa santĂ© pour la ramener Ă  Paris ; mais elle avoit pris la rĂ©solution de n’y rentrer jamais. Elle pria M. du Bugei de lui permettre de passer un mois Ă  Chelles, oĂč elle lui fit entendre qu’elle espĂ©roit se rĂ©tablir tout-Ă - fait. II y consentit avec peine ; & ce fut avec une extrĂȘme rĂ©pugnance qu’il la conduisit lui-mĂȘme Ă  cette abbaye. Mademoiselle du Bugei pleura beaucoup en se sĂ©parant de lui ; & le chagrin qu’il sentit lui-mĂȘme en la laissant Ă  Chelles, fut un prĂ©sage de la perte qu’il alloit faire. L’aimable & triste AdĂ©laĂŻde, peu de jours aprĂšs son arrivĂ©e, entra au noviciat, oĂč ses Ă©preuves abrĂ©gĂ©es par l’avantage qu’elle avoit d’avoir Ă©tĂ© Ă©levĂ©e dans la maison, lui permirent au bout de six mois de prendre le voile blanc, malgrĂ© les regrets de son pere , la douleur du comte de Saint- Agne qui l’aimeit, & les efforts rĂ©unis de toute fa famille. Madame de Cressy s’affligea du parti que prenoit AdĂ©laĂŻde ; elle craignit que ses senti- 216 Histoire mens pour le marquis ne l’y euĂ­Tent dĂ©terminĂ©e; elle n’ofa s’en expliquer avec lui, dans la crainte de le chagriner, & d’ajouter au reproche secret que peut-ĂȘtre il se faisoit Ă  lui-mĂȘrae. Le malheur d AdĂ©laĂŻde Ă©toit uu poids pour la marquise; son cƓur vraiment gĂ©nĂ©reux souĂ­sroit, en songeant qu’eile avoit innocemment causĂ© sa perte. Elle donna des larmes au fort d’une jeune personne qui s’ar- rachoit au monde dans un Ăąge oĂč > peu capable de juger des effets du te ms , & guidĂ©e par un mouvement qu’iĂ­ pouvoĂ­t dĂ©truire, se livroit Ă  l’horruer d’un repentir infructueux & Ă©ternel. Plus d’un an s’étoit passĂ© dans le ravissement d’une passion heureuse, satisfaite & toujours vive. Peut-ĂȘtre la marquise eut-elle joui long-tems de cet Ă©tat paisible, sans un Ă©vĂ©nement oĂč fa bontĂ© l’intĂ©reĂ­sa. Madame de Berneil, ancienne amie de la mĂšre de madame de CreĂ­ly, vivoit retirĂ©e au Val-de-Grace, avec une fille, seul fruit d’un mariage mal assorti, qui avoit renversĂ© sa fortune par une suite de malheurs dont le dĂ©tail est peu nĂ©cessaire. Une pension du roi la faisoit subsister avec aĂ­sez d’aisance. Cette pension s’éteignoit par fa mort, & fa fille avoit besoin d’amis pour en conserver une moitiĂ© que la faveur pouvoit lui accorder, mais qu’on ne lui devoir pas. Madame de Berneil, qui avoit Ă©prouvĂ© plus d’une fois combien DU DE CRESSY. 2iy combien madame de CreĂ­fy Ă©toic portĂ©e Ă  obliger, se sentant dangereusement malade & prĂšs de fa fin, eut recours Ă  elle. Elle lui fit Ă©crire son Ă©tat ; & la marquise s’étant rendue auprĂšs d’elle, trouva cette dame prel- qu’expkante, & si occupĂ©e du fort de fa fille, que madame de CreĂ­fy , pĂ©nĂ©trĂ©e d’une inquiĂ©tude si naturelle & du spectacle qu’of- froient Ă  ses yeux les larmes de fa fille & la douleur touchante de la mere, promit avec serment de se charger du soin de mademoiselle de Berneil, de la retirer chez elle, & de ne s’en sĂ©parer qu’aprĂšs lui avoir procurĂ© un Ă©tabliĂ­sement convenable Ă  sa naiĂ­lance, & qui pĂ»t la rendre heureuse. II sembloit que madame, de Berneil n’at- tendĂźt que cette promesse d’une femme dont la nobleĂ­se des se mi mens lui Ă©toifc connue , pour rendre au Áel une ame devenue plus tranquille. Elle mourut le soir mĂȘme; & la marquise, qui ne l’avoit point quittce, embrassant tendrement mademoiselle de Berneil, lui rĂ©nouvella les assurances qu’elle avoit donnĂ©es Ă  fa mere, & ĂŹa conduisit chez elle, oĂč elle !a recommanda aux foins de ses femmes, pendant qu’elle alloit Ă  Versailles chercher M. de CreĂ­fy qui l’y attendoit. Elle lui rendit compte des engagemens qu’elle avoit pris, & lui montra un peu de crainte qu’ils ne puisent lui dĂ©plaire , s’excu- sant sur le moment qui ne lui avoit pas per- Tome L E 2i § Histoire mis de !e consulter. M. de Cresly badina de cette espece de soumission, qu’il traita d'enfance ; il Passura qu’il approuveroit toujours ce qu’elle feroit. En effet il eut pour mademoiselle de Berneil tous les Ă©gards qu’il aurait cru devoir Ă  une sƓur chĂ©rie. Elle fut traitĂ©e par la marquise, non comme une fille dont le sort dĂ©pendoit de ses bontĂ©s, mais comme une amie dont le sĂ©jour chez elle devoir ĂȘtre suivi de tous les agrĂ©mens qu’on s’efforce de procurer Ă  ceux dont on attend des bienfaits. Hortense de Berneil avoit un peu plus de vingt ans; Ă­a figure n’avoit rien de remarquable que fart avec lequel elle en cachoit les dĂ©fauts; un goĂ»t de parure, assez rare dans une personne Ă©levĂ©e loin du monde , donnoit de l’élĂ©gance Ă  tout ce qu’elle por- toit ; le dĂ©sir de plaire l’avoit toujours occupĂ©e , quo’que long-tems fans objet. Elle avoit de l’esprit, peu de brillant, beaucoup de rĂ©flexion. II Ă©toit difficile de la connoĂźtre ; un air froid & le silence qu’elle gardoit sur ses goĂ»ts , la saisoient paroĂźtre d’une extrĂȘme indiffĂ©rence. L’ennuid’une retraite forcĂ©e avoit mis de la duretĂ© dans son caractĂšre. Elle avoit de l’humeur, & savoir en cacher Paigreur sous l’apparence intĂ©ressante d’une santĂ© dĂ©licate , que la moindre Ă©motion altĂ©roit. Capricieuse , jalouse, susceptible de passion , sans ĂȘtre capable de tendresse ni d’amitiĂ©, Hor- > DU DE CRESSY. 219 tense Ă©toit peu faite pour sentir la cotiduit e que madame de CreĂ­sy tenoit aveo elle. II y avoit dĂ©jĂ  quelque tems que mademoiselle de Berneii vivoit a i’hĂČtel de Cressy, lorsque le marquis s’amusant un jour Ă  Ă©tudier un air qu’on avoit mal notĂ©, Hortense, en le reprenant, le fit appercevoir qu’elle avoit ĂŹa vo-x belle, & qu’elle chantoit parfaitement bien. II aimoit la musique; & ce talent qu’il lui dĂ©couvrit, redoubla ses attentions pour elle. Madame de CreĂ­sy voyoit avec plaisir le goĂ»t qu’il prenoit pour mademoiselle de Berneii ; elle cherchoit Ă  la faire valoir auprĂšs de lui, & n’attendoit qu’une occasion favorable pour la marier & 1a rendre heureuse. M. de CreĂ­sy Ă©tant un matin Ă  la toilette de la marquise, oĂč il aíßÏíloit seule avec Hortense, on lui apporta une lettre qu’il ne put lire sans donner des marques d’une grande sensibilitĂ©. Cette lettre Ă©toit de mademoiselle du Bugei ; elle l’avoit Ă©crite la veille, & ce our mĂšme elle prenoit le voile noir , derniere cĂ©rĂ©monie de sa consĂ©cration Ă  la vie religieuse. Les yeux de M. de CreiĂźy seremplirent de larmes la lettre tomba de ses mains ; & tandis qu’il les portoit fur son visage pour cacher son attendrissement , la marquise effrayĂ©e de l’effet qu’avoit produit cette lettre , fit signe Ă  une de ses femmes de la ramasser, & de la lui apporter. Elle la prit 22G Histoire sans la lire ; & courant embrasser son mari , elle lui demanda avec empressement quelle nouvelle si fĂącheuse pouvait l'accabler ainsi. Mais le marquis, fans changer de situation , lui dit de lire la lettre. Elle y trouva ce qui fuit Cest du fond Ă 'un asyle oĂč je ne redoute plus la perfidie dc votre jexe, que je vous dis un Ă©ternels, adieu. Naissance , biens, honneurs, dignitĂ©s , tout s'Ă©vanouit Ă  mes regards. Ma jeunesse f Ă©trie par mes larmes , le goĂ»t des plaisirs anĂ©anti dans mon cƓur, F amour Ă©teint, te souvenir prĂ©sent le regret toujours trop sensible m'ensevelissent Ă  jamais dans cette retraite. O vous , qui m’’avez conduite Ă  me cacher dans cette ejpece de tombeau, ne craignez pas mes reproches j je ne vous Ă©cris que pour vous dire que je vous pardonne ! J’ojfre an. ciel une viShne immolĂ©e par vos mains , V' je le prie avec ardeur de rĂ©pandre fur vous tout le mĂ©rite du sacrifice volontaire que je lui fais. C auguste Ă©poux qu’AdĂ©laĂŻde choisit , effacera de son cƓur des sentiment qiĂ­elle ne peut conserver sans F offenser - il y mettra les vertus qu il chĂ©rit, U Foubli qu’il exige ; elle ose espĂ©rer qiCil lui pardonnera les motifs qui la dĂ©terminent aujoud’hui. Alors, prosternĂ©e aux pieds de ses autels , elle lui demandera pour vous tous les biens dont vous F avez privĂ©e i & st elle peut s* intĂ©resser encore an monde qu'elle abandonne, ce sera seulement pour s'assurer que k marquis de Crejfp tst heureux . DU DE CRESSY. 221 Dites Ă  madame de Cressy que je lui pardonne l’opinion qu'elle a eue de mon caraSere. Dites lui que j’ai oubliĂ© fou injustice , N w je me souviens feulement de-fa tendre amitiĂ© que feus pour elle. La marquise, en finissant cette lettre, se jettĂĄ dans les bras dc ion mari; & le serrant avec une tendresse inexprimable; pleurez, monsieur, pleurez , dit-elle en le baignant de ses larmes ; ab, vous ne sauriez montrer trop de sensibilitĂ© pour un cƓur si noble, si constant dans son amour ! Aimable & chere AdĂ©laĂŻde , s’é- cria-t-elle, c’en est donc fait, & nous vous perdons pour toujours ! Ah , pourquoi faut- il que je me reproche de vous avoir privĂ©e du feuL bien qui excitoit vos dĂ©sirs ! Ne puis-je jouir de ce bien si doux, fans me dire que mon bonheur a dĂ©truit le vĂŽtre ! Le marquis , touchĂ© de ce sentiment gĂ©nĂ©reux qui lui saisoit regretter AdĂ©laĂŻde , la pressant avec transport, elsuyoit ses larmes; & par les plus tendres caresses & les expressions les plus passionnĂ©es, la conjuroit de lui pardonner ['imprudence qu’il avoit eue de lui montrer cette lettre. Mademoiselle de Berneil, tĂ©moin de cette sccne touchante , considĂ©roit la marquise avee Ă©tonnement. Tout ce qu’eĂźle pouvoit comprendre , c’ett qife madame de Cressy s’affligeoit de la retraite d’un fille que son mari avoit ai- Piij 222 » H I S T O I R ÂŁ mĂ©e, & que ses pleurs saisissent penser qu’il aimoit encore. Une pareille sensibilitĂ© Ă©toit au-dessus de l’ame d’Hortensej elle la regarda comme une foibleĂ­se. Un mauvais cƓur prend souvent pour un dĂ©faut de fermetĂ© la bontĂ© du naturel , dont les mouvemens lui font Ă©trangers, & ce noble dĂ©sintĂ©ressement qui sait qu’on s’oublie foi - mĂȘme , pour partager la peine d’un autre. Le marquis pensa tristement pendant quelques jours Ă  cet adieu d’AdelaĂŻdej mais les plaisirs variĂ©s auxquels il se ltvroit, dissipĂšrent bientĂŽt ce lĂ©ger chagrin. Madame de Cressy le sentit plus long-tems. L’image de mademoiselle du Bugei prosternĂ©e aux pieds des autels, priant pour le marquis, attirant fur lui les bĂ©nĂ©dictions du ciel par ses vƓux innocens . l’attendrissoit, & la rendoit toujours prĂ©sente Ă  son idĂ©e. Les dernieres lignes de fa lettre l’étonnoienty elle ne pouvoit les entendre. Elle en demanda plusieurs fois Fex- plication Ă  M. de Cressy ; mais Fembarras & l’humeur que lui donnoient ces questions, la dĂ©terminĂšrent Ă  n’en plus parler. Cependant cette marque de rĂ©serve dans un homme pour lequel elle n’en avoit aucune , toucha vivement la marquise , lui donna de FinquiĂ©tude, & lui fit craindre qu’en lui parlant d’AdĂ©laĂŻde, M. de Cressy n’eĂ»t pas ctĂ© auffi sincere qu’elle l’avoit cru. Quelle Ă©toit cette opinion que mademoiselle du tĂŹugei Fac* DU MARQUIS DE CRESSY. 22Z eusoit d’avoir eue de son caractĂšre? Qu’a- voit-elle Ă  lui pardonner? Il paroiĂ­soit un myĂ­tere dans ces expressions, qu’elle desiroit ardemment d’approfondir son extrĂȘme complaisance pour M. de CreiTy la força au silence ; & respectant le secret qu’il vouloit garder , elle ne sit point de dĂ©marches pour le dĂ©couvrir, Mais cette premiere preuve qu’elle n’avoit pas toute fa confiance, & qu’il avoit pu lui dĂ©guiser la vĂ©ritĂ©, la chagrina. La seule idĂ©e d’avoir Ă©tĂ© trompĂ©e dans la plus petite chose par une personne que l’on airne & qu’on. croyoit incapable de dĂ©tour , porte un trait vif dans le cƓur trait qui blesse Ă  tout moment , ouvre feutrĂ©e au soupçon , rend tout incertain, & laisse entrevoir que le bonheur dont on jouit peut n’ĂȘtre qu’une chimere prĂȘte Ă  s’évanouir. Mademoiselle de Berneil, Ă  laquelle la marquise ouvroit son cƓur, Ă©toit bien Ă©loignĂ©e de comprendre cette dĂ©litateĂ­ĂŹe de sentiment qui troubloit la douceur de sa vie elle badina M. de Cressy sur la mĂ©lancolie que lui avoit causĂ© la lettre d’AdĂ©laĂŻde; & donnant un tour plaisant & malin Ă  ce pouvoir qu’il avoit sur les Ăąmes sensibles, elle se fĂ©licita de n’ùtre pas du nombre de celles qui ne savoient pas rĂ©silier Ă  l’amour, & dit au marquis qu’elle s’étonnoit fort qu’on abandonnĂąt le monde seulement pour n’avoir pu lui plaire ouĂŻe fixer. Pour moi, contiixua-t- P iv I 224 Histoire elle, comme j’en chĂ©ris les plaisirs, quoiquĂȘ je me croie sure de mon cƓur, je ne veux p'us vous regarder, de crainte qu’il ne me prenne envie de retourner au couvent. Cette raillerie piqua le marquis, dont la vanitĂ© Ă©toit extrĂȘme penfez-vous, lui dit-il en riant, qu’il vous fĂ»t si facile de rĂ©sister Ă  mes foins , si je vous en rendois d’aĂ­sidus ? En vĂ©ritĂ© je le pense, reprit mademoi- Ă­el'e de Berneil ; & quoique vous soyez trĂšs aimable , je crois & j’éprouve qu’il est possible de vous voir & de conserver beaucoup d’in- difsĂ©rence. Oui, dit le marquis, cela est possible,- mais vous ignorez ce que le dĂ©sir de plaire rĂ©pand d’agrĂ©mcns dans un homme qui s’en occupe. II faut avoir Ă©tĂ© aimĂ© de quelqu’un, pour s’aĂ­ĂŻurer qu’on peut lui rĂ©sister & si je vous aimois, si je cherchois Ă  vous Je persuader, peut-ĂȘtre reviendriez-vous de l’opinion que vous avez de la fermetĂ© de votre cƓur. Ho! non, non, assurĂ©ment , reprit Hortense, & vous ĂȘtes prĂ©cisĂ©ment la seule personne qui ne pourroit jamais rĂ©ussir auprĂšs de moi. Comme vous ne sauriez me montrer de dĂ©sirs fans -m’offenser , ni m’aimer sans manquer Ă  ce que vous devez Ă  la plus aimable des femmes, si vous me rendiez des foins , je n’aurois que du mĂ©pris pour vous. Vous le croyez, dit le marquis; mais soyez sĂ»re que les rĂ©flexions que l’on fait de fang-froid, lie se prĂ©sentent pas Ă  une ame attendrie. DU MAS. I S DE CRESSY. 22s Celles qui semblent devoir faire mĂ©priser un homme indiffĂ©rent, se changent en pitiĂ© pour un amant aimĂ©, & nous savons toujours trouver en nous-mĂȘmes des raisons pour nous livrer Ă  des sentimens qui nous flattent. Hortense, Ă  ce discours, ne fit que redoubler ses plaisanteries, & s’obstina Ă  soutenir qu’elle ne redoutait point ses attaques, & que, quelque passion qu’il lui montrĂąt, elle nc l’aimeroit jamais. Cette conversation fut reprise plusieurs fois , & toujours avec la mĂšme assurance de la part de mademoiselle de Berneil. Le marquis, accoutumĂ© Ă  voir prĂ©venir les dĂ©sirs , ne put supporter cette espece de mĂ©pris d’une fille Ă  laquelle il lui sembloit que rien ne devoit inspirer cette fiertĂ©. II s’en offensa , & voulut l’en punir, en lui inspirant une passion dont elle se croyoit si peu susceptible. La vanitĂ© l’engagea Ă  se faire une Ă©tude de lui plaire. Elle s’apperqut de son delsein ; elle en rit, & mĂ©nagea si peu son amour propre, que du simple projet de la soumettre il forma celui de la toucher. Le peu de* progrĂšs qu’il fit au commencement ne ral sentit point sex poursuites ; il devint ardent, empressĂ©; & perdant de vue ce premier objet , il oublia ce qui l’avoit portĂ© Ă  parler le langage de l’amour Ă  mademoiselle de Berneil. I! s’accoutuma Ă  Pentrçtenir d’un sentiment qu’il cessa de feindre. Ce sentiment devint bientĂŽt sa seule affaire; & Punique mouvement qui se fit sentir Ă  soa cƓur. 226 Histoire Madame de CreĂ­sy, loin de soupçonner le marquis d’un tel attachement, lui savoit grĂ© de tout ce qu’ilfaisoit pour Hortense, &croyoit lui devoir de la reconnoiĂ­sance des attentions qu’il avoit pour une fille qu’el le chĂ©riĂ­soit, & dont el le se croyoit tendrement aimĂ©e. Elleparloitdelui sans cesse avec elle , lui vantoit son mĂ©rite , les agrĂ©mens de fa personne, son esprit, l’é- galitc de son humeur , la douceur de si sociĂ©tĂ© , l’élĂ©vation de ses sentimens ; elle le comparoit Ă  tous ceux qu’elle voyoit, Ă  tous ceux qu’on admiroit, pour le trouver plus parfait encore. Mademoiselle deBerneil applaudiĂ­soit aux louanges que la marquise donnoit Ă  M. de Crejsy;insensiblement elles firent impreĂ­fion fur elle; ü’ laquelle il Ă©toitaimĂ© l’embel- liĂ­Toit Ă  ses yeux. L’amour de madame deCressy passa dans le cƓur de fa rivale ; & tout ce qui rendort la marquise Ă­ĂŹ propre Ă  plaire , Ă  fixer ce mari qu’elle adoroit , formoit une sorte de triomphe pour Hortense qui se voyoit maĂźtresse de le lui enlever, excitoit sa vanitĂ© , & lui faisoit regarder comme'un avantage brillant, le pouvoir de remporter sur une femme Ă  laquelle elle se sentoit fi infĂ©rieure Ă  tous Ă©gards. Ce fut donc Ă  l’orgueil & Ă  la coquetterie, que M. de CrelTy dut les premieres complaisances de mademoiselle de Berneil ; elle lui laiisa voir un penchant qu’elle n’osoit avouer j DU MARQUIS DE CrESSY. 22^ elle cĂ©da peu Ă 'peu ; elle ne se dĂ©fendit plus que fur ses devoirs, fur l’amitiĂ© quelle avoit pour la marquise,fur le lien quil’uniffoitĂ elle. Ces obstacles eulsent Ă©tĂ© insurmontables , si mademoiselle de Berneil eĂ»t mieux pensĂ© mais dĂšs qu’on a fait un pas vers l’ingratitude, rien ne retient plus. Le marquis trouva les moyens de lever les foibles scrupules d’Hortense ; elle sb donna Ă  lui; elle oublia la tendresse & les bontĂ©s d’uue amie , pour jouir du goĂ»t passager d’un amant. Quelle diffĂ©rence ! quelle perte ! Quoi qu’on en puisse penser dans i’égarement de son cƓur, un amant ne vaut pas une amie. Mademoiselle de Berneil, en payant de retour la passion du marquis, cĂ©doit peut-ĂȘtre moins Ă  son amour, qu’au dĂ©sir curieuxd’é- prouver si cette passion procuroit tout le bonheur dont on i’avoit assurĂ©e qu’elle Ă©toit la source ; elle en cherçhoit les plaisirs, & u’en donnoit pas les douceurs. Plus elle pĂ©nible avoir sacrifiĂ© en comblant les» vƓux de son amant, plus elle exigeoit de fa reconnois- sance. L’espece de sentiment qui la condui- soit, n’étoit pas cet attachement lincere d’A- delaĂŻde, ni cet amour tendre & dĂ©licat de la marquise; c’etoit un mouvement voluptueux, sur-tout ie plaisir de dominer & de soumettre un cƓur Ă  tous ses caprices. Elle abusa du pouvoir que le marquis lui avoit donnĂ© fur lui ; elle prit un empire absolu sur ses volontĂ©s, le maĂźtrisa, devint son tyran, 228 Histoire & saccabla de ces chaĂźnes qu’on porte avec douleur, dont on sent tout le poids, qu’on vou- droit rompre, & qu’on n’a pas la force de briser. Assujetti Ă  cette maĂźtresse altiere , le marquis se rappeiloit souvent avec regret l’état heureux oĂč il vivoit avant d’avoir Ă©coutĂ© le penchant fatal qui l’entraĂźnoit vers elle. AdorĂ© d’nne femme qui n’avoit point d’é- gale, dont les qualitĂ©s brillantes f'embloienĂ­ n’ùtre en elle que pour l’avantage de ceux dont elle Ă©toit environnĂ©e ; qui toujours attentive Ă  lui plaire , n’avoit de plaisirs que ceuxqu’il ressentent, de joie que celle qu’elle voyoit Ă©clater dans ses yeux. Elle n’ùtoit point changĂ©e cette femme charmante qui lui avoit Ă­ait passer des jours si tranquilles, si heureux; mais fa beautĂ©, ses vertus, ses foins, ses complaisances , auparavant la source de la fĂ©licitĂ© de M. de Qresiy, ne servoient plus qu’à le confondre , Ă  l’affliger, Ă  rĂ©pandre saluer tu me fur tous les instans de fa vie. Souvent maltraitĂ© par mademoiselle ide Ber- neil, fatiguĂ© du joug , honteux de le subir, il se livroitĂ  des retours vifs & pressans qui le rame- noient dans les bras de la marquise. Quelquefois la serrant tendrement dans les siens , il retenoit Ă  peine des larmes que le remords arrachoit Ă  son cƓur. Tantd’amour qu’il trahissent , tant de consiance dont il abusoit, la comparaison qu’il faisoit de deux personnes si diffĂ©rentes, de deux caractĂšres si opposĂ©s, excitoient en lui des \ DU DE C R E S S Y. 229 mouvemens si sensibles, qu’ily avoit des rao- mens oĂč il Ă©toit prĂȘt Ă  tomber aux pieds ds la marquise , Ă  lui avouer sa foiblefle , Ă  la prier d’en Ă©loigner l’objct mais le peu d’ha- bitude d’ùtre sincere, retenoit son cƓur prĂȘt Ă  s ouvrir, Ă  s’épancher dans le sein d’une amie , qui pouvoit encore lui rendre le calme & la paix dont il ne jouiĂ­loit plus. Mademoiselle de Berneil le surprit plusieurs fois dans ces attendriisemens des railleries piquantes , de longues querelles , une aigreur insupportable, suivoient les moindres Ă­ujets qu’elle croyoit avoir de se plaindre. Elle s’appaisoit difficilement, & mettoit au plus haut prix l’oubli d’une faute mais parvenue Ă  le subjuguer , Ă  se rendre souveraine d’ust cƓur qu’elle s’attachoit par tout ce qui au- roit dĂ» le lui ĂŽter, el e ne put jamais dĂ©truire le Amords qu’il se n toit de tromper la marquise, ni rattachement qu’il conservoit pour elle. II lui fut impossible d’étouffer dans l’ame du marquis cette voix dont le cri puissant s’éleve, se fait entendre mĂȘme dans l’i- vresse du plaisir, & nous avertit fans celle que nous n’avons pas le pouvoir cruel de goĂ»ter en paix un bonheur que nous avons osĂ© fonder sur l’infortune d’autrui. Madame de Cressy ne s’appercevoit que trop du changement du marquis. Toujours triste, rĂȘveur, elle voyoit qu’il souffroit» qu’une peine sĂ©crĂ©tĂ© agitait son ame elle LZO HĂźstoir* » l’avoit en vain priĂ© de la lui confier, elle n’osoit plus l’interroger, & lui cachoit la douleur qu’elle sentoit de ses chagrins, & du mystĂšre qu’il lui en faisoit. Elle ne pouvoir le soupçonner d’une intrigue au-dĂ©hors ; son alĂŻĂŹduitĂ© chez lui & dans tous les lieux oĂč elle alloit, Ă©loignoit les idĂ©es de cette espcce. II ne marquoit aucune prĂ©fĂ©rence pour les femmes qu’il voyoit; toutes ses dĂ©marches Ă©toient connues, il le sembloitau moins cependant la marquise se disoit Ă  tous mo- mens qu’il ne l’aimoit plus. Elle en eut une preuve bien sensible dans une occasion oĂč elle devoir moins l’attendre. Elle tomba malade j & fa maladie , quoique peu dangereuse, fut assez longue. Mademoiselle de BerneĂ­l se contraignit aifez dans les premiers jours , poul* s’assujettĂ­r prĂ©s d’elle mais oubliant bientĂŽt ce qu’elle devoir Ă  les bontĂ©s, mĂȘme Ă  la dĂ©cence , qui l’obligeoit Ă  ne pas s’éloi- gnerde l’appartementde la marquise, ellen’y parut dans la fuite que rarement, & dans les momens oĂč elle ne pouvoir se dispenser de s’y faire voir. Le marquis l’imita ; & profitant de la libertĂ© qu’il avoir d’ëtre souvent seul avec elle, sous prĂ©texte de rĂ©pĂ©ter pieces de clavecin, il passoit des heures en- tieres dans le cabinet d’Hortense, & n’étoit chez madame de Cressy, que lorĂ­qu’elle recevoir du monde. Cette conduite d'un homme qui lui Ă©toit V DU DE CRESSY. 23 1 si cher, rendit sa convalescence plus fĂącheuse que son mal ne l’avoit Ă©tĂ©; elle la sentit jusqu’au fond du cƓur, & ne douta plus qu’elle n’eĂ»t entiĂšrement perdu celui de son mari. Elle renferma en elle-mĂšme cette triste connoissance, ne se permit aucune plainte, & ne diminua rien de la douceur & de l’af- fection qu’elle lui avoir toujours montrĂ©es. La nĂ©gligence de mademoiselle de Berneil lui parut une suite naturelle de la froideur de son caractĂšre; ainsi elle y fit peu d’at- tention. Elle Ă©toit parfaitement rĂ©tablie & sortoit depuis quelques jours, lorsqu’étant seule un matin & prĂȘte Ă  partir pour la campagne , M. de CreĂ­fy -qui n’alloit point avec elle, entra dans fa chambre pour lui donner une petite boite d’une forme nouvelle , qu’il venoit d’acheter. Elle fut touchĂ©e de cette attention , & plus encore de quelque chose de flatteur qu’il lui dit en lui prĂ©sentant ce bijou. Elle vouloir rĂ©pondre; mais en fixant le marquis, elle lui vit un air si triste , si abattu , qu’elle en fut pĂ©nĂ©trĂ©e, & ne put lui marquer fa reconnoiflance que par des regards expressifs qui sembloient chercher son. secret jusqu’au fond de son cƓur. M. de Cressy prit la main de la marquise, il la baisa plusieurs fois d’un air timide & respectueux. II Ă©toit devant elle comme on est auprĂšs de quelqu’un dont on dĂ©sirĂ© une faveur, a qui on n’oss la demander parce qu’on se sent peu 2Z2 Histoire digne de l’obtenir. Jamais madame de CreĂ­ĂŻy ne lui avoit paru plus belle, jamais elle ne lui avoit inspirĂ© d’émotion plus douce ; niais l’oifenfe qu’il lui avoit Faite sembloit. Ă©lever une barriĂšre entre elle & lui. II oubliait ses droits, ou n’osoit les rĂ©clamer; il vouloir parler, il craignoit de s’expliquerj il la regardent, soupiroit, & setaisoit, lorsque la marquise emportĂ©e par ce tendre sentiment que la froideur de M. de CreiĂ­y n bavoir pu altĂ©rer, passant ses bras autour de lui, se laissa tomber Ă  ses pieds ; & le prĂ©s. sa n t avec une action toute passionnĂ©e dites- moĂŹ, monsieur, dites-moi, s’écria-t-elle fondante en larmes, ce que j’ai fait pour perdre le bonheur de vous plaire? Pourquoi m’é- vitez-vous? Suis-je devenue un objet odieux Ă  vos regards? Non, je ne puis vivre, & penser que je ne vous fuis plus chere. Eh, qu’ai-je fait, qu’ai-je donc fait, pour vous Ă©loigner de moi ? Si vous rn’îtez votre amour, si vous m’enlevez ce bien prĂ©cieux, devez- vous me priver de tout? Ah, monsieur! nie croyez-vous indigne de votre amitiĂ©? M. de CreiTy eĂ»t voulu dans cet in liant que la terre se fĂ»t ouverte & l’eĂ»t cachĂ© dans son sein. Ah, levez-vous , madame, lui dit-il en rougissant, levez-vous! cette soumission ne convient qu’à moi vous, aux pieds d’un cruel quia pu vous nĂ©gliger, qui fait ouler vos pleurs, qui doit seul en verser! Ah ! DU DE C R E S S Y. 2ZZ Ah, vous m’ùtes chere, vous me le ferez toujours! Je vous respecte, je vous aime, je vous adore mais fuis-je encore digne de vous le dire ? Ceffc Ă  vos genoux, ajoura- t il en s’y jettant Ă  son tour, que j’implore votre pitiĂ©, que je vou$ demande un gĂ©nĂ©reux pardon ; je l’efpere de vos bontĂ©s ; je l’attends de la grandeur de votre ame. Apprenez, madame, dans quel alloit poursuivre, quand mademoiselle de Berneil qui alloit avec marquise , avertie qu’eile Ă©toit prĂȘte , & craignant de la faire attendre, ouvrit brusquement la porte, & le surprit Ă  genoux, arrosant de pleurs les mains de fa femme , qui s’efforçoit de le relever. M. de CreĂ­Ăźy , consternĂ© Ă  fa vue, resta muet, interdit; la parole expira fur ses lĂšvres en vain la marquise le pressoit de s'expliquer , l’aisuroit qu’eĂźle lui avoit dĂ©ja pardonnĂ©. GlacĂ© par la prĂ©sence de mademoiselle de BernetĂŹ , il ne pouvoit ni parler ni lever les yeux. Enfin paroiĂ­sant se remettre, il prĂ©senta la main Ă  madame de CreĂ­sy, la conduisit Ă  son carrosse ; & dĂšs qu’elĂ­e y sut entrĂ©e , il se retira, dans la crainte de rencontrer les regards d’H'ortense qui, maĂźtresse de ses mouvemens , ne Ă­embloit prendre aucun intĂ©rĂȘt Ă  cc qu’elle avoit vu. Son inquiĂ©tude Ă©toit grande cependant ,& elle attendoit avec impatience que madame de CreĂ­ly parlĂąt. HĂ©las, dit madame de Crelly , dans quel Tome I. Q, 2Z4 Histoire moment vous Ăšfes' venue ! J’aĂźlois lire dans son cƓur ; il alioit me confier ce secret qu’il me cache depuis si long tems. Ilm’aime, il le dit, son trouble me l’affurc. Je n’ai point perdu l’espcntnce d’ùtre heureuse i sa tendresse n’est point Ă©t inte, elle n’est que suspendue par ce chagrin que je ne conçois point. Mais ne vous a-t-il jamais rien dit qui ait pu vous le faire deviner ? II paroĂ­t avoir de la confiance & de l’aniitiĂ© pour vous ne fauriez-vous m'i n si mire de ce qu’il me cache? Hortense saffura qu'elle ignoroit que le marquis eĂ»t aucun sujet de peines. II en a, mademoiselle, il en a, reprit la marquise. Mars quels font ces reproches qu’il se fait ? II m’a offensĂ©e, qu’il parle, & tout esi oublis. Mon dieu! est-il possible que cet infhint ait Ă©tĂ© perdu! Mademoiselle de Berneil Peignit beaucoup de regret d’avoir interrompu une conversation si intĂ©ressante elle Ă©toit embarrassĂ©e ; mais madame de Cressy Ă©toit trop occupĂ©e de ses idĂ©es, pour s’appercevoir de la contrainte d’IIortense. La maison oĂč elles alloĂŹent passer quelques jours Ă©toit tout prĂšs de libelles j & des fenĂȘtres de l’appartement qu’occupoit madame de Creffy, on voyoit les jardins de l’abbaye. Elle n’avoit point perdu le souvenir d’AdeiaĂŻde. Cette lettre, dont la fin savoir si fort Ă©tonnĂ©e , revint dans son esprit, EUe pensa que mademoiselle du Bugei DU DE C R E S S Y.' LZs pouvoit seule lui donner un explication qu’elle n’avoit pu tirer du marquis. La proximitĂ© rĂ©veilla ce dĂ©sir & cette curiositĂ© qu’elle avoit eu peine Ă  rĂ©primer mais craignant que son nom ne rĂ©voltĂąt AdĂ©laĂŻde , si elle alloit Ă  Chelles sans la prĂ©venir, elle lui Ă©crivit avec beaucoup d’amitiĂ© , & la pria instamment de lui donner une heure oĂč elle pĂ»t la voir & sentretenir. AdĂ©laĂŻde resta surprise de ce message & de cette prier s ; son premier mouvement fut de ne point voir la marquise. II lui parut bien dur de l’admettre dans cet asyle qu’elle avoit cherchĂ© contre sa prĂ©sence , de revoir une des deux personnes qu’elle avoit fuies , qui l’a- voient forcĂ©e Ă  'ensevelir dans cette retraite. Par quelle cruautĂ© la femme de M. de Cressy vouloit-elle Ă©taler Ă  ses yeux un bonheur qu’elle ne lui envioit plus, mais dont il Ă©toit inhumain de venir s’applaudir devant elle ? Elle se dĂ©termina pourtant Ă  recevoir cette visite qu’eĂŹle eĂ»t Ă©vitĂ©e dans le monde, mais qu’elle crut ne pouvoir refuser au couvent > elle le regarda comme une humiliation que les vƓux qu’elle avoit faits ne lui permet- toient pas de 'Ă©pargner; & bannissant une fiertĂ© qu’elle crut ne plus convenir Ă  la pĂ©nitente AdĂ©laĂŻde, elle rĂ©pondit Ă  la marquise, qu’elle la verroit des qu’elle voudroit bien se rendre Ă  l’abbaye. Madame de Crelly avoit trop jgsirĂ© cette a Ă­j 2Z6 Histoire entrevue pour la diffĂ©rer; elle se rendit Ă  Chelles,& fut conduite dans un parloir, oĂč peu de tems aprĂšs qu’on l’y eut laissĂ©e, elle vit entrer AdĂ©laĂŻde. Son voile Ă©toit levĂ©; un peu d Ă©motion animoit son teint la marquise la trouva plus belle fous cet habit, qu’elle ne l’avoit jamais vue ; le souvenir de ce qui le lui avoir fait prendre, l’attendrit; elle ne put retenir quelques larmes en la saluant. L’aimable religieuse, avec un souris oĂč fe peignoient la douceur & la tranquillitĂ©, s’ef- força de lui prouver que son Ă©tat ne devoit pas lui inspirer cette tristesse. Le commencement de leur conversation sut aĂ­lez languissant mais madame de Cressy lui disant que, malgrĂ© les idĂ©es qu’elle pouvoit avoir Ă  cet Ă©gard, elle avoit senti une douleur vĂ©ritable du parti qu’elle avoit pris.... tout est fini, madame , tout est passĂ©, tout est oubliĂ©, dit la jeune recluse ; le tems oĂč j’étois dans le monde est dĂ©jĂ  loin de mon souvenir. Mais , reprit la marquise, comment avez-vous pensĂ© que j’eusse quelque opinion de votre caractĂšre qui pĂ»t. ĂȘtre fausse ou injuste ? Ce reproche m’a Ă©tĂ© sensible. Je vous aimois tendrement, vous le connoĂŹstiez, & j’ose vous assurer qu’aucun Ă©vĂ©nement n’a pu changer mon cour. Je !e crois, madame, je le crois, interrompit AdĂ©laĂŻde; je ne puis me plaindre; je dois respecter les dĂ©crets du ciel, & bĂ©nir les voies qu’ii a prises pour DU DE GltESSY. 2Z7 m’avertir de ne chercher qu’en lui un bon heur que sans doute il ne m’avoit pas dĂ©lit nĂ©e Ă  trouver dans le monde. HĂ©las, dit madame de Cressy, que les agrĂ©mens que ce monde procure font donnĂ©s avec un cruel mĂ©lange ! Mais , madame, puisque vous avez priĂ© qu’on m’assurĂąt de votre pardon , vous avez cru avoir Ă  vous plaindre de moi. AdĂ©laĂŻde rougit Ă  ces mots, elle baissa les yeux, & resta dans un profond silence. Pourquoi ne voulez-vous pas m’appreudre, continua la marquise, quels font mes torts avec vous ? Quoi, madame » dit enfin AdĂ©laĂŻde, vous avez vu cette lettre que je me reproche? Le motif qui. m’en- gagea Ă  l’écrire est encore douteux dans mes idĂ©es ; & je fis mal fans doute, puisque je vois que j’ai pu vous causer de l’inquiĂ©tude. Ah, s’écria la marquise, que n’ai-je connu votre cƓur dans un tems oĂč je pouvois rĂ©primer le penchant du mien ! Pourquoi me prĂ©fĂ©rĂątes-vous madame de Gerfay ? Votre confiance eĂ»t arrĂȘtĂ© les progrĂšs de mon inclination vous seriez heureuse, & j’aurois vu votre fĂ©licitĂ© fans l’envier. Madame de Gerfay n’a jamais su mon secret, reprit AdĂ©laĂŻde; je ne connoissois point vos fenti- mens ; & quand le hasard me les dĂ©couvrit, les miens ne pouvoient plus, faire mon bonheur maisn’en parlons- plus, n’en parlons jamais, Q iy 2Z8 Histoire Eli pourquoi, dit madame de Crcssy ? Permettez que j’insiste , & que je vous demande encore ce qui a pu vous blesser dans ma conduite ou dans mes discours... Puisque vous me forcez de parler, reprit AdĂ©laĂŻde , j’ai cru pouvoir me plaindre de madame de Raisel» lorsque j’ai appris d’elle-mĂšme qu’elie m’ac- cusoit de donner des marques d’une folle passion, & qu’elle me trouvoit indigne des vƓux d’un homme qu’eiĂŹe avertissoit de chercher ailleurs un objet plus estimable. Moi, s’écria la marquise, j’ai pu dire !. .. Je ne puis vous comprendre. ... A qui l’ai-je dit. Qui vous fit cet horrible mensonge ?—-Votre lettre s’expliquoit fans dĂ©tour- Quelle lettre? - Celle que vous Ă©criviez Ă  M. de Cressy, dans laquelle. Mais, encore une fois, n’en parlons plus, ce tems est oubliĂ© , it doit FĂȘtre au-moins ; & si je me fuis rap- pellĂ© avec douleur le mĂ©pris que vous avez marquĂ© pour une personne qui ne devoir pas s’attendre Ă  vous en inspirer, croyez, madame , que ce souvenir n’a Ă©tĂ© mĂȘlĂ© d’au- cune aigreur contre vous. Que vous m’em- barrassez , dit la marquise ! Je me souviens d’avoir parlĂ© de madame d’Elmont dans ies termes que vous me rappeliez mais je ne conquis ni votre mĂ©prise, ni comment vous avez pu la faire , puisque la lettre oĂč je parfois d’elle n’a pas dĂ» tomber dans vos mains, & que je niai su votre inclination pour M. de DU MARQUIS DE CRESSY. 2Z9 Cressy, que long - tems aprĂšs votre dĂ©part pour Gersay. AdĂ©laĂŻde pressĂ©e vivement, ne put refuser de s’expiiquer ; elle fit Ă  la marquise un dĂ©tail qui ne fut que trop exact, & finit pas lui faire entendre qu’il y avoit apparence que c’étoit elle - mĂȘme qui avoit appris Ă  M. de Cressy que madame de Rai- sel Ă©toit Pincemnue qui lui avoir Ă©crit. L’histoire d’Adela'Ă­de, ii conforme pour les faits , & si diffĂ©rente dans ses circonstances, de celle que le marquis lui avoit faite, dĂ©couvrit Ă  madame de Cressy toute la faussetĂ© du caractĂšre de fou mari, & lui causa la douleur la plus sensible. Elle ouvrit son cƓur Ă  AdĂ©laĂŻde , qui mĂȘla ses larmes Ă  celles qu’elle lui vit rĂ©pandre. Le fort de la marqmfe lui parut plus fĂącheux que celui qui l’avoit conduite Ă  s’ensermer dans ce monastĂšre. Elles se sĂ©parĂšrent avec- tous les senti mens d’une sincĂšre amitiĂ©, & la charmante recluse se consola de n’avoir point joui d’un bonheur qu’un instant pouvoit changer en .amertume; elle plaignit celle dont elle avoit enviĂ© la fĂ©licitĂ©; ct pour toujours Ă  l’abri des peines cruelles qui dçchiroient le cƓur de la marquise, elle s’applaudit du choix qu’elle avoiĂŻ fait. Madame de Cressy revint Ă  Paris dans une tristesse profonde;toutes fesrĂ©flexionsl’augmeri- toient, & rien ne pouvoit la dissiper. Eliese repentit mille fois d’avoir cherchĂ© ce fatal Ă©clair- Q_iv 24 o Histoire ciĂ­Ă­ement. Cette passion si tendre de M. de CreĂ­Ty, amour secret qui lui avoit fait sacrifier celui d’AdelaĂŻde Ă  i’espoir de poĂ­Ă­Ă©der un jour madame de Raifet , ce plaisir qu’elle goĂ»toit en se disant qu’il avoit Ă©tĂ© un tems oĂč il l’adoroit, en songeant que ce tems pouvoit renaĂźtre, tout s’abĂźmoit dans l’affreuse certitude d’avoir Ă©tĂ© trompĂ©e. Elle ne voyoit plus dans le marquis qu’un ambitieux que l’intĂ©- rĂȘt & la vanitĂ© avoient conduit, qui n’avoit prĂ©fĂ©rĂ© en elle que l’éclat de fa fortune. Ces caresses si tendres , ces transports flatteurs qu’elle s’étoit applaudie tant de fois d’exci- ter, tout, jufqu’aux plaisirs qu’il avoit paru goĂ»ter, avoit Ă©tĂ© feint; il ne lui reif oit pas mĂȘme la douceur d’imaginer qu’elle lui en eĂ»t donnĂ© de vĂ©ritables , qu’elle eĂ»t Ă©tĂ© un seul instant l’arbitre de son bonheur. La nĂ©gligence qu’ avoit pour elle , lui parut alors l’état naturel de foname. Elle pensa que, las de se contraindre, il s’abandonnoitĂ  son indiffĂ©rence , suivoit des goĂ»ts plus vifs ou des fantaisies plus nouvelles. Ce qui avoit fait le charme de fĂ  vie, fe peignoir Ă  ses yeux fous les traits d’une illusion fantastique, d’un songe dont le rĂ©veil Ă©toit terrible. Mais pourquoi le marquis avoit-il pleurĂ© Ă  ses pieds ? jĂźtoit-ce le remords qui faisoit couler ses lar- ,mes ? Qu’importe ? Ce n’étoit pas l’aniour, .ce n’étoit pas le retour d’un cƓur qui. revint k elle ; & ce cƓur n’étoit plus celui DU MARQUIS DE CRESSY. 241 dont la tendresse pouvoit la flatter. M. de Cressy n’avoit point les vertus qu’elle avoit aimĂ©es en lui ; Pobjet de son admiration ne mtritoitplus que son indiffĂ©rence ou ses mĂ©pris. L’instant oĂč elle fit cette triste dĂ©couverte fut le dernier de son repos. Madame de Cressy n’avoit pu cacher Ă  mademoiselle de Berneil qu’elle avoit vu AdĂ©laĂŻde; mais en lui confiant que ce qu’elle avoit appris d’elle i’affligeoit sensiblement, elle ne lui avoit donnĂ© aucune connoiffance de ce que c’étoit ; elle ne vouloit pas avilir le caractĂšre de M. de Cressy ; & loin de dĂ©couvrir Ă­es vices Ă  d’autres yeux, elle souhaitoit qu’ils ne fussent connus que d’elle, &s’étoit dĂ©terminĂ©e Ă  les ensevelir dans son cƓur. Hortense ne pouvoit douter qu’elle n’eĂ»t Ă©tĂ© sur le point d’ùtre sacrifiĂ©e ; elle Ă©toit revenue avec un esprit irritĂ© , que des soupçons sondĂ©s aigrisse! en t encore. Elle sentoit qu’elle alloit perdre M. de Cressy , s’il reprenois pour la marquise ce goĂ»t vif qui, ramenant les grĂąces fur l’objet qui l’inspire » ranime les feux de l’amour, & leur rend leur premiĂšre ardeur ; elle ne pouvoit supporter de le voir se soustraire Ă  son empire , & craignoit d’ùtre la victime d’un tendre raccommodement. ‱ M. de Cressy n’étoit guere plus tranquille. RebutĂ© des hauteurs de mademoiselle de Ber- ’n'eil, dĂ©goĂ»tĂ© d’un commerce que l’amour du 242 Histoire plaisir lui avoitfait lier, il s’étoitoccupĂ©, pendant l’abĂ­Ă©nce de madame de Creliy, des moyent. qu’il pouvoit trouver d’éÏoigner Hortense, sans trahir un secret qu’il ne convenoitpas dc rĂ©vĂ©ler Ă  la marquise. II avoit senti l'imprudence qu’il avoit pensĂ© commettre , & ne vouloir point exposer mademoiselle de Rerneil Ă  l’ín— dignation d’une femme qui auroit tant de sujet de la haĂŻr ; il se prĂ©paroit Ă  conduire cette affaire avec tous les mĂ©nagemens qu’elle exigeoit, lorsque le retour de l’une & de l’au- tre changea toutes les dispositions de son arac. Hortense se conduisit avec toute la fiertĂ© d’une fille qui se çroyoit offensĂ©e. L’air de tristesse rĂ©pandu sur le visage de la marquise , & la visite qu’elle avoit faite Ă  Libelles , lui firent craindre qu’elle ne fut trop instruite pour leur commun bonheur. Cette crainte ferma son cƓur Ă  ce tendre retour qui le ramenoit vers elle. 11 Ă©vitoit Hortense, & redoutoit une explication avec !a marquise; il ne pouvoit lever les yeux sur deux femmes dont il Ă©toit aimĂ© , fans trouver fur leur visage l’apparence dĂŻst reproche. II chercha dans le monde des amusement qui pussent remplacer ceux qu’il avoit trouvĂ©s chez lui. Insensiblement il prit du dĂ©goĂ»t pour sa maison , & perdit l’habitude de s’y montrer. Quoique madame de Crejly ne le vĂźt plus DU M A R Q_U I S DE CRESSY. 24Z qu’avec une Ă©motion bien diffĂ©rente de celle qu’il lui causoit autrefois, elle ne se sentit point capable de supporter l’espece de douleur que cet Ă©loignement lui donna. Elle ne put s’y accoutumer j & cette maison, autrefois Ă­ĂŹ aimable pour elle , lui parut la plus triĂ­fe des solitudes, lorsqu’elle n’y rencontra plus l’objet de toutes les peines de son cƓur. Madame d’Elmont, que d’autres fantaisies avoient occupĂ©e , sembloit avoir oubliĂ© le goĂ»t qu’elle avoit eu pour M. de Cressy; mais le voyant reparoitre dans le monde avec un ' air d’ennui & de dĂ©sƓuvrement, qui parois- soit annoncer que cette grande passion qu’il avoit fait Ă©clater pour sa femme Ă©toit sur ion dĂ©clin , oh peut - ĂȘtre dĂ©jĂ  Ă©teinte, elle voulut elsayers’i! lui rĂ©ilsteroit encore, penchant qu’elle avoit pour lui Ă©toit fans jalousie comme fans dĂ©licatesse, & tous les te ms devenaient propres Ă  le ranimer & Ă  le satisfaire. L’intĂ©rĂȘt qu’elle commença de reprendre Ă  M. de Credy , lui fit chercher Ă  connoĂźtre celui de fa maison $ & comme avec des soins, de l’argent & des valets on dĂ©couvre aisĂ©ment tout ce qu’on veut apprendre, quand on se permet de pĂ©nĂ©trer, par des moyens si bas, dans les secrets des autres , madame d’Elmont fut bientĂŽt l’intriguc d’Hortense avec lui, le lieu de leur rendez-vous, & la froideur qui Ă©toit actuellement- entr’eux. 244 Histoire CharmĂ©e de ces connoĂŹssances, elle se crut sĂ»re du marquis; & changeant le plan de ses attaques , en lui montrant qu’elle Ă©toit instruite de tout ce qui se paĂ­soit dans son ame, elle lui marqua seulement des Ă©gards & de l'amitiĂ©. Par cette conduite elle excita fa curiositĂ© ; il ne pouvoit comprendre comment elle avoit dĂ©couvert un secret dont il se croyoit maĂźtre. Le dĂ©sir de savoir par quel moyen elle l’avoit pĂ©nĂ©trĂ©, l’engagea Ă  la voir & l’attacha prĂšs d’elle. L’adroite madame d’E'unont lui fit entendre qu’il Ă©toit des personnes qu’on se souvenoit toujours d’avoin connues; que les Ă©vĂ©nemens de leur vie n’c- toient jamais indiffĂ©rens; qu’on aimoit Ă  s’en occuper, & Ă  suivre les mouvemens de leur cƓur, fans mĂȘme espĂ©rer le bonheur d’en ĂȘtre un jour i’arbitre. Les hommes nous accusent d'une extrĂȘme crĂ©dulitĂ© pour ce qui flatte notre amour propre mais quelle vanitĂ© peut se comparer Ă  la foibleise qu’ils ont fur ce point ? M. de CreĂ­sy ne douta point que madame d’E'mont ne l’eĂ»t toujours aimĂ©; il prit fa coquetterie, les dĂ©marches hardies qu’elle lui avoit fait faire, pour la violence d’un sentiment trop fort pour se contraindre. II en admira la constance, & crut devoir de lĂĄ reconnois- Ă­Ă nce Ă  une tendreĂ­se que le tems n’avoit pu dĂ©truire ; & soit par choix, par complaisance, ou pour se distraire , il se livra Ă  ce DU DE CRESSY. 24? nouvel amusement; & bientĂŽt cette intrigue Ă©clata aux yeux du public avec toute l’indĂ©- cence dont madame d’Elmont se plaisoit Ă  dĂ©corer ses caprices. Mademoiselle de Berneil, en apprenant que madame d’Elmont la remplaqoit dans le cƓur de M. de Cressy, ne put retenir les marques du plus violent dĂ©pit. Elle chercha Ă  le voir, pour l’accabler de reproches ; mais loin de le ramener par ses emportemens, elle acheva dc l’éloigner, & s’en vit enfin abandonnĂ©e. Celui qui* quelques mois auparavant paroif- Ă­oit faire tout son bonheur de lui plaire, la livra sans scrupule aux pleurs, aux regrets, Ă  la honte, plus difficile Ă  supporter que le malheur. Mademoiselle de Berneil avoit manquĂ© Ă  samitiĂ©, Ă  ses devoirs, Ă  eßíe-mĂȘme mais M. de Cressy n’avoit-il aucun tort avec elle ? Ne doit-on rien Ă  une femme qu’on a aimĂ©e ou feint d’aimer ? Avec quelque lĂ©gĂšretĂ© qu’une partie des hommes traitent ce sujet ; quelque reçu que soit l’usagc mĂ©prisable d’a- buser de la tendresse & de la crĂ©dulitĂ© d’une femme que l’homme qui aime shonneur s’in- terroge lui-mĂšme, qu’il consulte la nature & la vĂ©ritĂ©, & qu’il se dise s’il est un point fur lequel la trahison & la faussetĂ© soient yiermises; s’il a le droit d’é'chauffer dans notre CƓur le germe du sentiment, qui peut-ĂȘtre y resteroit toujours fans Ă©clorre, s’il ne l’anĂ­- 346 Histoire moit pas par l’ardeur de ses empreĂ­Temens, pour rĂ©pandre ensuite l’amertume dans FamĂ© de celle qui ne partage ses dĂ©sirs que pour ĂŹes combler, & 11’y cede que pour le rendre heureux. De quelque façon que pensĂąt mademoiselle de Berneil, sa situation chez M. de CreĂ­sy devoir la lui rendre respectable. Le besoin qu’elle avoir d’un asile , mĂ©ritoit les plus grands Ă©gards Ă©toit-ce Ă  lui de sĂ©duire une fille qui vivoit sous fa protection , & devoit- il jamais la traiter avec duretĂ© ? O vous, qui payez d’un prix si cruel les faveurs que vous recevez, comment osez-vous vous plaindre quand 011 vous en refuse ? Dans la violence de les premiers mouve- rnens , Hortense fut tentĂ©e de s’adreiser Ă  madame de Crelly , de l’exciter contre fa rivale & contre un infidĂšle dont le choix bilkrre devoit la rĂ©volter. Mais qu’attendre de cette dĂ©marche? La marquise n’étoit pas faite pourrelĂ­en- rir des transports furieux, encore moins pour en rĂ©pandre l’écĂŹat au dehors,-elle avoir, un de ces cƓurs tendres qui tournent tout contre eux-mĂȘmes , & dĂ©vorent en secret leurs peines. Elle portoit au fond du sien une bleliure que le terris ne pouvoit fermer, & qui Je- venoit chaque jour plus douloureuse j mais loin de prendre aux yeux des autres cet air de disgrĂące que le chagrin rĂ©pand sur le visage, elle s’eĂ­forçoit de paroĂźtre la mĂȘme ; DÛ DE C R E S S Y, 247 & eomme eĂź!e ne parloir jamais de M. de Cressy, personne ne s’empreiì’oit Ă  lui apprendre le ridicule dont il se couvroit. U11 jour qu’este venoit de dĂźner Ă  la campagne, en passant dans un fauxbourg , son postillon donna en l’air un coup de fouet au milieu d’une troupe d’enfans qui jouoient & embarrassaient le paĂ­iage. Dans l’empres- sement de se ranger , un de ces en fans tomba fous les pieds des chevaux. Madame de CreĂ­fy qui le vit, poulsa un cri perçant. On arrĂȘta Ă  tems, & sentant fut retirĂ© sans avoir aucun mal. La marquise , alarmĂ©e de cet accident, Ă©toit deĂ­cendue de son carrosse ; elle s’étoit fait apporter Pensant,- & caressant cette innocente petite crĂ©ature, elle fut si touchĂ©e, en songeant qu’elle avoit pensĂ© causer sa mort, qu’elle parut prĂȘte Ă  s’évanouir. La mere de sentant, qui venoit de recevoir des marques de fa libĂ©ralitĂ©, l’invita Ă  entrer chez elle pour se remettre de sa frayeur, & lui offrit tous les secours qui pouvoient ranimer ses esprits. La marquise accepta ses offres. L’a p parte ment que cette femme lui ouvrit, Ă©toit meublĂ© d’un goĂ»t si noble & si recherchĂ© , que madame de CreĂ­ĂŻy s’étonna qu’une personne , dans la condition simple oĂč elle lui paroissoit , fĂ»t logĂ©e d’une façon si distinguĂ©e. Cette femme vit fa surprise, & lui avoua que la maison lui appartenoit; mais qu’un seigneur de la cour l’avoit fait L48 Histoire orner comme elle la voyoit, & la louoit depuis un an pour y recevoir quelquefois une jeune personne qu’il avoir Ă©pousĂ©e malgrĂ© son peu de fortune, & dont le mariage avec lui Ă©toit fort secret. Madame de CreĂ­sy passa dans dans le jardin, qui n’étoit formĂ© que par quatre bosquets & un parterre rempli des plus belles fleurs. En se baissant pour en prendre une, elle vit briller quelque chose dans le fable; elle en avertit cette femme qui la suivoit, & lui montra l’endroit oĂč elle avoit vu. La maĂźtreflĂ© de la maison ayant ramassĂ© ce que la marquise avoit apperçu, fit Ă©clater la plus grande joie, en voyant que c’étoit un cachet. Elle lui dit qu’il Ă©toit Ă  ce seigneur dont elle venoĂŹt de lui parler; qu’il ì’avoit fait chercher avec beaucoup de soin, & paroissoit trĂšs-fĂąchĂ© de n’avoir pu le retrouver. Madame de Cressy, qui ne pensoit pas qu’une telle perte mĂ©ritĂąt d’occuper, fut curieuse de voir ce cachet; elle le prit, & i’eutĂ  peine regardĂ© , qu’elle pĂąlit. Elle en reconnut la pierre qui Ă©toit trĂšs rare ; & ses armes gravĂ©es dessus, ne lui laissĂšrent aucun doute que cette maison ne fĂ»t Ă  M. de Cressy. La seule idĂ©e de se voir dans des lieux oĂč il la fuyoit, oĂč il en cherchoit une autre, lui cawsa tant de douleur, qu’en traversant l’appartement pour regagner son carrosse, elle fut obligĂ©e de se jetter sur un siĂ©gĂ© , oĂč, malgrĂ© ses essorts, des larmes amer es 'Ă©chappĂšrent de ses yeux. Pendant D 0 DE CrESSY. 249 Pendant qu’elle s’affligeoit d’une dĂ©couverte qui la conduisoit Ă  en faire de plus fĂącheuses encore , madame d’Elmont qui alloit souper un peu au-delĂ  de ce mĂšme tauxbourg , paliant devant cette maison qu’elle connois- soit trĂšs bien, y voyant un carroile arrĂȘtĂ© & plusieurs laquais a la livrĂ©e de CreĂ­Ty, imagina que le marquis , au lieu d’ĂȘtre Ă  Versailles oĂč elle le croyoit, s’étoit raccommodĂ© avec mademoiselle de Eerneil , pour qui cette maison avoit Ă©tĂ© louĂ©e , & qu’il y Ă©toit avec elle. Remplie de cette idĂ©e, & sans faire attention qu’il n’alloit point dans ce lieu avec cette fuite ni cet Ă©clat, elle trouva tr-Ăšs plaisant de les y surprendre, & de voir comment Hortense soutiendroit cette aventure. Elle nt arrĂȘter son carrosse, en deicendit, & frapoa ede-mĂȘme Ă  la porte avec une vivacitĂ© qui ne l’abandonnoit jamais. On lui ou- viiti oiĂŹe entra; & jamais surprise ne fut Ă©ga e rien n’est plus beau DU MARQUIS DE CrESS?. 2s I que de mĂ©nager avec tant de soin la rĂ©putation d’une fille qui paie vos bienfaits de la plus noire ingratitude ; qui , aprĂšs vous avoir enlevĂ© le cƓur de votre mari, l’a banni de chez vous par l’aigreur de son caractĂšre. Feindre d’ignorer qu’elle est la maĂźtresse du marquis, nier que vous lavez trouvĂ©e ici, ou du moins que vous l’y cherchiez, assurĂ©ment, madame, c’est porter la bontĂ© auĂ­fi loin qu’elle peut aller. Madame de Cressy , impatientĂ©e du ton & des propos de la marquise d Fl mont, traita de calomnie tout ce qu’elle avanqoit sur mademoiselle de Berneil mais madame d’El- mont, voulant la convaincre qu’elle n’avoit rien dit qui ne fĂ»t vrai, appella la maĂźtresse de la maison qui s’étoit retirĂ©e ; & lui montrant une boĂźte qu elle avoit prise Ă  M. de Cressy, elle rouvrit, lui fit voir un portrait qui Ă©toit sous un store qu’elle leva par le moyen d’un ressort, & lui ordonna de dire si ce n’étoit pas celui de la jeune dame pour laquelle on avoit embelli ce sĂ©jour. Cette femme interdite ne put rĂ©sister Ă  l’air d’autoritĂ© dont madame d’Elmont lui parloit elle convint de tout. Quel moment pour madame de Cressy ! Trahie par l’objet de Ă­bn amour, par celui de sa plus tendre amitiĂ© z Ă©clairĂ©e fur son malheur par une personne qui fembioit en jouir prendre plaisir Ă  voĂ­r couler ses Ăźar- R ij 2sL . Histoire mes, par une femme qu’elle voyoit assez qu’un mouvement jaloux avoir conduite dans ce lieu Ă©toĂ­t-il un Ă©tat plus triste que le sien? Elle fe leva pour sortir, & fe tournant vers madame d’Elmont Ah, madame, lui dit-ellc , comment’M. de Cressy a-t-il pu vous instruire d’une intrigue Ă­ĂŹ odieuse, en sacrifier l’objet» & faire Ă©clater ce que tant de raisons ì’obligGoient Ă  cacher ? Eh , pourquoi rn’avez-vous dĂ©couvert cet affreux secret ? A quel titre en Ă«tes-vous dĂ©positaire ? HĂ©las ! si l’on m’eĂ»t dit, il y a une heure, que j’étois heureuse, on m’auroit rĂ©voltĂ©e. Je l’étois pourtant, oui je i’étois , si je compare ce que je fentois Ă  cc que j’éprouve Ă  prĂ©sent. En finissant ces jnots , elle quitta cette maison fatale & madame d’Elmont, sĂ»re qu’une femme qui con- poissoit si bien le marquis , n’étoit pas une simple confidente. Èa marquise croyoit avoir senti toutes les peines qu’un amour sincere & mal reconnu peut causer ; elle pensoit que cesser d’ùtre aimĂ©e, s’assurer qu’on toujours Ă©tĂ© trompĂ©e , Ă©toient des maux qui ne pouvoient souffrir d’accroissement. Elle ne connoissoit point Thorrible tourment d’une jalousie sans incertitude , de cet Ă©tat oĂč Ton est sure de i’aban- don d’un ingrat, du bonheur d’une rivale qui jouit de nos pertes, dont on s’exagere les plaisirs, que Ton fe; peint fans cesse au milieu des douceurs qu’on -regrette fans espoir de BU DE CRESSY. 2sZ les goĂ»ter jamais. Ah ! quand un infidĂšle re- viendroit Ă  nous , quand il nous rendroit son cƓur, pourroit-il jamais nous rendre ce charme inexprimable attachĂ© Ă  la prĂ©fĂ©rence ? Quelqu’un a dit qu’on pardonne tant que l’on aime mais peut-on aimer encore , quand on a besoin de pardonner ? Madame de Cressy rentra chez elle , oppressĂ©e par un saisissement qui lui laiflĂČit Ă  peine la force de fc soutenir. Elle demanda si mademoiselle de Berneil y Ă©toit; & sachant qu’elle Ă©toit sortie, elle chargea une de ses femmes de l’empĂšcher d’entrer lorsqu’elle reviendroit. La joie que cette femme fit paraĂźtre en recevant cet ordre, surprit la marquise ; elle voulut en savoir la raison , & comprit par ce qu’elle lui dit, que personne dans l’hĂŽtel n’ignoroit ce qu’elle venoit d’apprendre. Hortense Ă©toit haĂŻe des gens de madame de CreĂ­Ty , qui, attachĂ©s Ă  leur maĂźtresse , regardoient mademoiselle de Berneil comme la cause des chagrins dont elle ne retenoit pas toujours les marques lorsqu’elle Ă©toit seule. Cette eonnoissance fut sensible Ă  la marquise. Juste ciel ! s’écria-t-elle , voilĂ  donc tout le fruit de cette union si desirĂ©e, qui sembloit m’élever au comble de la fĂ©licitĂ© ! RejettĂ©e d’un ingrat, trahie par celle que j’ai si tendrement recueillie , malheureuse dans ma propre maison, j’y suis l’objet de la pitiĂ© de mes valets ! Elle recommanda le silence Ă  cette femme, & trop sure d’avoir R iv 2s4 Histoire Ă©tĂ© le jouet de deux perfides, elle s’aban- donna Ă  toute l'amertume dont cette idĂ©e pĂ©nĂ©troĂ­tson cƓur. Le lendemain , quoiqu’elle se lentĂ­t trĂšs-malade , elle partit de grand matin, fins autre compagnie que deux de ses femmes , pour une terre qu elle avoit Ă  dix lieues de Paris. Ce fut lĂ  qu’elle considĂ©ra avec attention son Ă©tat prĂ©sent, & celui que Pavenir lui promettoit. Cette femme si aimable, si desirĂ©e, dont Pheureux possesseur excitoit tant d’envie, dont le sort Ă©toit iĂŹ brillant avant qu’elle connĂ»t M. de CreĂ­fy , Ă  prĂ©sent accablĂ©e de douleur, n’envisagea plus qu’un malheur continuel dans le reste de fa vie. Le sentiment qu’elle ne pouvoit Ă©teindre, n’étoit plus qu’un triste mouvement qui portoit le dĂ©sespoir, dans son ame. Elle chercha dans ses principes, dans la force de la morale, des ressources contre l’ennui dont elle Ă©toit pressĂ©e mais que peut la raison contre une passion qui nous maĂźtrise , qui tient Ă  nous , qui est cn nous, qui fixe & absorbe toutes nois idĂ©es Ă­* Semblable Ă  un jeune enfant qui, entourĂ© de mille jouets, ne s’amuse que d’un seul ; qui, fi on le lui enleve , crie, gĂ©mit, jette & brise tous les autres notre cƓur attachĂ© Ă  l’ob- jet qu’il prĂ©fĂšre, qu’il chĂ©rit, dĂ©daigne tous les biens qui semblent lui rester. Eh , que font -ils ces biens, comparĂ©s Ă  l’amour qu’ojr relient, qu’un croyoit inspirer ! Qu’attendre DU M A R QJU I S DE C R E S S Y. 2ss du temg,du retour de sa raison ? Une triste langueur, une insipide tranquillitĂ©, un vuidc affreux, p'us Ă  craindre mille fois pour une amcsensible,que les peines les plus arriĂ©rĂ©s que le sentiment puisse lui faire Ă©prouver. Quelque inconsidĂ©rĂ©e que fĂ»t madame d’El- mont , elle avoit senti du regret de ce qui s’étoit passĂ© , elle n’en avoit point parlĂ© Ă  M. de Cressy. En revenant de Versailles, il fut que la marquise Ă©toit Ă  la campagne. Comme elle faisoit bĂątir dans ce lieu , elle y alloit assez souvent. I! fut surpris qu’elle n’eĂ»t point menĂ© Hortense,- mais il ne fit pas grande attention Ă  cette nouveautĂ©. Mademoiselle de Berneil en Ă©toit fort inquiĂ©tĂ© ; maĂ­s le marquis ne partageoit plus ses chagrins. Madame de CreĂ­fy , aprĂšs avoir restĂ© huit jours Ă  rĂ©flĂ©chir dans Ă­a solitude J prit le seul parti qui lui parut capable de terminer toutes ses peines. Depuis long-tems elle ne voyoit presque plus le marquis; elle sentoit mĂšme qu’elle ne pouvoir plus le voir avec plaisir. Sa santĂ© s’aĂ­foiblidoit tous les jours ; le sommeil n’étoit plus connu d’elle j use noire mĂ©lancolie lui rendoit tout importun & dĂ©sagrĂ©able elle ne voulut pas attendre d'un long dĂ©pĂ©rissement la fin d’une vie si languissante; elle se dĂ©termina Ă  en abrĂ©ger le cours. Madame de CreĂ­fy revint Ă  Paris ; elle reçut mademoiselle de Berneil d’un air froid, & lui parla fans aigreur & fans aucune marque R iij 2s6 Histoire de dĂ©goĂ»t pour elle elle s’occupa tout le jour Ă  mettre en ordre des papiers qu’elle cacheta aveci foin ; elle distribua des prĂ©sens Ă  fes femmes, & parut s’amufer Ă  leur faire choisir ce qu’elles aimoient le mieux dans les choses qu’elle leur dettinoit. Elle Ă©toit moins triste qu’à l’ordinaire ; le parti qu’elle avoit pris calmoit> son ame, & lui rendoit toute la libertc de son esprit; elle donna Ă  mademoiselle de Berneil une trĂšs belle boĂźte; tenez, mademoiselle, lui dit - elle en la lui prĂ©sentant, gardez soigneusement le prĂ©sent que je vous prie d’accepter ; il vous rappellera un Ă©vĂ©nement qui pourra vous faire rĂ©flĂ©chir, & rĂ©veiller dans votre cƓur des fentimensque je souhaite que vous n’ayez pas perdus pour ton* jours ; & lui faisant signe de la main de ne point lui rĂ©pondre, elle continua ses arran- gemens. Lorsqu’elle eut fini, elle donna ordre qu’à quelque heure que le marquis rentrĂąt, on lui dit qu’elle vouloir lui parler. A minuit elle demanda du thĂ©, on lui en apporta j elle s’as- sit pour en prendre ; elle en prĂ©para une taise, dans laquelle elle jetta une poudre qu’elle dit Ă  mademoiselle de Berneil qu’on l’avoit assurĂ©e qui procuroit du repos. Elle la posa sur la table pour la laisser infuser. II Ă©toit une heure lorsque le marquis rentra , & vint dans la chambre de madame de Crcssy , qu’il trouva s’entretenant paisiblement avec Honteuse. La marquise se leva pour le recevoir, Made- D U DE C R E S S Y. Zs? moiselle de Berneil voulut sortir, mais elle la retint restez, mademoiselle , lui dit-elie, il ne Ă­e passera rien ici qui doive ĂȘtre un secret pour vous& s’étant remise Ă  sa place, elle pria M. de CreĂ­sy d’achever de remplir la tasse qui lui restoit Ă  prendre, & de la lui donner. II le fit ; & la marquise la recevant de sa main , lui dit avec un regard bien expressif, s’il eĂ»t pu l’entendre , qu’elle Ă©toit charmĂ©e que ce fĂ»t ĂŹui-mĂȘme qui la lui eĂ»t prĂ©sentĂ©e. Comme elle vouloir gagner du tems, elle lui parla de beaucoup de choses qui avoient rapport Ă  des affaires qui le regardoient. Ensuite faisant sonner sa montre , & jugeant que l’heure Ă©toit assez avancĂ©e je vais vous instruire, monsieur, lui dit-elle, de ce qui m’a fait souhaiter de vous voir & de vous parler. Alors elle prit un petit coffre de la Chine , qui Ă©toit prĂšs d’elle, Fouvrit; & ayant tirĂ© deux paquets cachetĂ©s , elle en donna un Ă  mademoiselle de Berneil voici, mademoiselle, lui diĂŻ- e ! le, i’accomplissement de la promesse que je sis Ă  votre mere lorsqu’elle vous remit dans mes bras & confia votre fortune Ă  mes foins je n’ai que depuis peu le brevet de votre pension, il est fous cette enveloppe ; & ce que j’y ai joint peut vous procurer une vie douce & aisĂ©e dans quelque lieu que vous dĂ©siriez de vivre. Je n’ai rien Ă  vous dire de plus ; en vous obligeant je me fuis ĂŽtĂ© le pouvoir de me plaindre de vous. Et donnant Ă  M. de 2s8 H I S T O I R E Cressy l’autre paquet gardez cela, monsieur» continua -1-elle, jusqu’au moment oĂč vous sentirez la nĂ©cessitĂ© de l’ouvrir. J'nttends de votre complaisance que vous voudrez bien vous conformer Ă  mes intentions ; je n’eif ai jamais eu de contraires Ă  vos intĂ©rĂȘts , & le peu dont je dispose ne vous fait aucun tort. M. de Cressy, surpris de ce langage, interdit, les yeux fixĂ©s fur eUe, voyant qu’elle attendoit fa rĂ©ponse, la preĂ­fa de s’expliquer, avec toutes les marques de la plus vive inquiĂ©tude fur ce qu’elle alloit dire. Vous allez perdre pour jamais, monsieur, reprit la marquise, une amie dont vous n’a- vez pas connu le cƓur; j’ose croire que vous sauriez traitĂ©e moins durement, si vous aviez pu juger de l’efpece de sentiment qui l’atta- choitĂ  vous. Vous l’avez toujours trompĂ©e, cette amie ; vous l’avez nĂ©gligĂ©e, trahie , abandonnĂ©e; vous en avez agi avec elle comme si vous aviez pensĂ© qu’elle Ă©toit sans intĂ©rĂȘt fur vos dĂ©marches. JĂ© ne souhaite pas que vous la regrettiez assez pour que son souvenir trouble la tranquillitĂ©- de votre vie ; mais je ne veux pas penser assez mal de vous, pour croire que fa mort, causĂ©e par vous-mĂȘme, vous soit tout-Ă -fait indiffĂ©rente. Sa mort ! Ah, dieu ! qu’avez-vous dit? Quoi ? Qui doit mourir, s’écria le marquis transportĂ© ? Se pourroit-Ă­l, madame?.... DĂ©truisez l’affreux soupçon qui s’éleve dans mon cƓur. Auriez-vous pu ?... BU DE C R E S S Y. Ls§ ModĂ©rez ces mouvemens, monsieur, reprit froidement madame de Creffy; ils ne peuvent plus m’en imposer. J’ai trop connu le fond de votre ame ; mais je ne veux point me plaindre, tout est fini pour moi. J’ai cru pendant long-tems tenir de votre main tout le bonheur dont je jouissois, tous les biens dont j’étois environnĂ©e cette erreur est dissipĂ©e j pour jamais dissipĂ©e ;mais c’est de cette main autrefois si chere, que je viens de prendre ce qui va terminer des jours qui me font devenus inutiles , mĂȘme odieux , depuis que j’ai pu me dire , m’assurer que je ne vous rendois point heureux. M. de CreĂ­sy n’entendit point ces dernieres paroles ; il s’étoit levĂ© & avoit envoyĂ© chercher du secours. Ses cris, ses ordres prĂ©cipitĂ©s, son trouble, son effroi, lui laiffoient Ă  peine l’usage de la raison il se prĂ©cipita dans les bras de madame de Cref- sy,il la serroit dans les siens, il la conjnroit de recevoir tous les secours qu’il pouvoit lui procurer, elle n’en voulut aucun. Elle s’ef- forqoit de le calmer Ă©pargnez-vous desseins inutiles, lui dit elle; ne faites point un Ă©clat fĂącheux; dans quelques instans je ne ferai plus, rien ne peut me sauver. Je suis sure de ce que je vous dis. Qu’avez-vous fait, cruelle, s’écria M. de CreĂ­sy fondant en larmes? Avez-vous pu me forcer Ă  vous donner moi-mĂšme ?... Ah Ăź que 26 o Histoire ne vous vengiez-vous fur moi? HĂ©las 3 Ă­avez- vous quel sentiment m’éloignoit Je vous? Se peut-il que la crainte Je vous avoir trop offensĂ©e, ait pu m’arrĂšter? Que n’aĂŹ-je osĂ© me confier dans vos bontĂ©s ? ... . Et vous qui soutenez cet horrible spectacle, dit-il Ă  mademoiselle de Berneil que l’étonnement rendort immobile, pouvez-vous offrir Ă  ses yeux votre barbare tranquillitĂ©? Sortez, mademoiselle, sortez. Que saĂ­tes-vous ici ? Ah, deviez-vous jamais y paroitre ! Madame de Cressy , quoique fort affaiblie, fut touchĂ©e de ce que le marquis venoit de dire. Ah! ne mortifiez pas cette fille dĂ©jĂ  trop malheureuse, lui dit-elle ; n’ajoutez pas aux reproches qu’elle doit se faire ; vous savez assez punie. Je vous pardonne Ă  tous deux ; pardonnez-moi la douleur que je vous cause dans ce moment. Calmez-vous, ne m’îtez pas la douce consolation de penser que je vous laisse heureux. Ceux que le marquis avoir envoyĂ© chercher , arrivĂšrent alors ; la marquise cĂ©da aux instances de M. de CreĂ­fy , elle prit ce qu’il lui prĂ©senta; mais tout fut fans effet. II la tenoit dans ses bras, il la baignoir de ses larmes, il ne pouvoit renoncer Ă  l’espoir de la retirer de ce funeste Ă©tat. Vivez, madame , lui disoit-il, vivez pour retrouver en moi un ami, un Ă©poux, un amant qui vous adore. Ses caresses, ses expressions passionnĂ©es , ranimĂšrent madame de Creify une BU DE C R E S S Y. 2Ă­7f couleur vive bannit sa pĂąleur ;ses traits doux & charmans reprirent tout leur Ă©clat ; "la joie se Deignit sur son visage. Je meurs contente, s'Ă©cria-c-elle , puisque je meurs dans vos bras , honorĂ©e de vos regrets , & baignĂ©e de vos larmes. Ah! preĂ­lĂšz-moi, pressez-moi dans ces bras, autrefois le temple du bonheur pour l’infortunĂ©e qui n’a pu vivre & s’en voir rejettĂ©e! Que j’expire fur ce sein chĂ©ri! Qu’il s’ouvre, & que mon ame s’y renferme ! Elle perdit alors la connoiĂ­sance ; & rien ne pouvant la retirer de l’aiĂ­bupiĂ­Tement oĂč elle tomba, fur les quatre heures du matin elle s'endormit du -sommeil de la mort. II fallut arracher des bras de M. de CreĂ­Ty ce qui restoit d’une femme si aimable, si digne de son amour, & dont il ne vouĂźoit plus se sĂ©parer, lorsque les marques de fa tend' eiTe lui Ă©toient inutiles. On l’enleva d’au- pvĂšs ’'elĂŹe & de cette chambre funeste il fd’-i'c veiller fur lui pour le dĂ©rober Ă  fa propre fureur. Une fievre ardente & des transports violens le conduisirent aux portes du tombeau j il crioit dans son Ă©garement, qu'o n Ă©loignĂąt deux furies qui dechiroient le cƓur de la marquise & le sien. Revenu Ă  Ăźui-mĂȘme, sa santĂ© rĂ©tablie, il ne revit jamais Hortense ni la marquise d’Elmont. L’une l’oublia, l’autre retourna dans fa retraite pleurer une amie qu’elle regretta toujours, & des fautes qu’elle ne put se pardonner. 26s Histoire M. de Cressy ne put se consoler. AdĂ©laĂŻde sacrifiĂ©e pour lui, Madame de Raisel morte dans ses bras, formĂšrent un tableau qui se reprĂ©sentant sanscefle Ă  son idĂ©e, empoisonna le reste de ses jours. II fut grand, il fut distinguĂ© j il obtint tous les titres, tous les honneurs qu’il avoit dĂ©sirĂ©s ; il fut riche, il fut Ă©levĂ©, mais il ne fut point heureux. Fin de t histoire du marquis de Crejjy. ms v;» -y LETTRES DE AI I LA D T JULIETTE CATESBY, A M I L A D T HENRIETTE CAMPLEY, SON AMIE. L Tome Ù n~ t. \ \K ĂŹ\ M /' ’ i 3 i u ^ ĂąZ'—à , jjr 1 %^ 3 V ^ ? lV c-^tFl y^v - H—O" *m * Î7~-7rr-T-7r-T^-Tr-T? -7- sir Henry ne respire pas ; il m’ap- porte vingt exemples des malheurs causĂ©s par l’odeur trop forte des jonquilles ; il m'allure qu’elle est dangereuse pour la tĂšte. Moi qui vois son insolente jalousie, je garde le bouquet ; je le garderai, dĂ»t-il me causer la migraine. J’arriverai demain Ă  Vinchester; j’y trouverai de vos lettres ; c'est le feus plaisir que je m’y promets. Adieu. Mes plus tendres complimens Ă  milord Carlile. LETTRE VI. Dimanche , Ă  Vinchester J'At reçu vos lettres en arrivant ici; vous ne doutez pas , ma chere Henriette, du plaisir vĂ©ritable que j’ai senti Ă  les lire. Votre amitiĂ© me touche dans tous les instaus de ma vie; elle a suffi Ă  mon cƓur que 278 Lettres j’étois heureuse alors ! Si des sentimens moins volontaires & plus tumultueux m’ont occupĂ©e , vivement occupĂ©e, croyez qu’ils n’ont point affoibli ce goĂ»t tendre & solide qui m’attache Ă  vous. Les qualitĂ©s qui sont fait naĂźtre ne doivent rien Ă  l’illusion; le tems ni l’éloignement ne pourront jamais le dĂ©truire. Mal fermetĂ© vous Ă©tonne. Eh , bon dieu! cet effort que vous admirez, lĂź je pouvois l’envifager fans passion, perdroitbien du prix que nous y mettons toutes deux. Qu’est-ce donc que je sacrifie ? Quel est le bien dont je me prive? La douceur d’ùtre trompĂ©e encore peut-ĂȘtre! Mais pourrois-je m’y abandonner, quand j’ai perdu celle de me tromper moi-mĂȘme? , Vous me dites de pardonner Ă  milord d'Os- sery, ou de ne plus penser Ă  lui ? Lui pardonner ! Ah , jamais !... M’y plus penser !... j’y pense assurĂ©ment le moins que je puis ; je n’y pense plus avec plaisir, je n’y pense plus avec regretj’y pense. HĂ©las , ma chere, parce qu’il m’est impossible de n’y plus penser ! Le souvenir marche avec nous > on croĂźt le perdre en cherchant le monde, mais un instant de solitude lui rend toute la force que la dissipation sembloit lui avoir ĂŽtĂ©e. DĂšs que je fuis avec moi, je me retrouve avec cette idĂ©e autrefois si chere j je revois ette image...... Combien famĂ© que je croyois DE MILADY CATESBY. 279 s cet ingrat, avoit embelli ses traits ! Quelle parfaite crĂ©ature il offroit Ă  mes yeux! Ah, pourquoi ! pourquoi a-t-il dĂ©chirĂ© ce voile aimable qui me cachoit ses vices, fa faussetĂ©?... Tant de candeur dans cette physionomie , & tant de perfidie, d’ingratitude dans ce cƓur!... Que n’est-il auĂ­lĂŹ noble, auiĂ­ĂŹ gĂ©nĂ©reux que je l’ai cru!_ Oui, mon plus grand malheur est d’ùtre forcĂ©e de le mĂ©priser. Adieu, ma bonne, ma chere amie ; je ne suis point en Ă©tat de rĂ©pondre Ă  tout ce que vous me demandez.... Que je fuis foible encore !.Falloit-il me parler de lui !.... . Vous avez puis Ă©viter cet homme, renoncer Ă  lui, le haĂŻr, le dĂ©tester j mais l’oublier.... oh , je ne le saurois! LETTRE VII. -7 Lundi , Ă  VinchefĂźer . Je reçóßs Ă  l’instant une lettre de milord Carlile, qu’assurĂ©ment illne vous a pas communiquĂ©e. II traite ma fuite de ruse fĂ©minine. II ne me dit pas cela; mais c’eft cela qu’il veut me dire. II croit que mon intention est ,de mortifier le pauvre milord d’Os-' sery , de s Ă©prouver, de .le dĂ©soler , & de lui faire grĂące ensuite. Cette idĂ©e qu’il » de me* Lettre 28 amour ; je regrettois ma premiere tran- ,, quillitĂ© je ne voulois plus me livrer Ă  „ mes sentimens; je les combattois; j’exa- ,, minois de comte avec attention ; je lui „ cherchois des dĂ©fauts; je souhaitois qu’il ,, pĂ»t me dĂ©plaire mais plus je le regardois, plus je l’écoutois, plus je me perfuadois „ qu’il Ă©toit vraiment digne de tout l’amour „ que je sentois pour lui. ,, Le chevalier d’Orfey, dont la lĂ©gĂšretĂ© ,, Ă©toit extrĂȘme, las de mon indiffĂ©rence , „ offrit ses vƓux Ă  miss Germain; son in- „ fidĂ©litĂ© nous rendit amis. Comme fa nou- „ velle maĂźtresse Ă©toit souvent avec moi, il „ me prioit de ne pas lui apprendre Ă  le „ maltraiter. Milord d’OĂ­sery Ă©toit toujours „ mĂȘlĂ© dans nos entretiens nous parlons „ fans le vouloir de l’objet qui nous plaĂźt; „ son nom est sans cesse fur le bord de nos „ levres on veut en vain le retenir, il ,, Ă©chappe ; on l’a prononcĂ© cent fois , avant „ de songer qu’on ne vouloir pas le pro- „ noncer une feule. Soit que le chevalier „ m’eĂ»t pĂ©nĂ©trĂ©e & voulĂ»t se venger, fĂČĂ­t -4 DE MILADY CATESBY. 307 qu’ii le pensĂąt en effet, il me rĂ©pĂ©toitĂ  „ tous momens qu'il plaindroit beaucoup „ une femme qui s’attacheroit Ă  milord d’Of- „ sery. II me le peignoit solide, aimable, ,, gĂ©nĂ©reux, mais insensible. Le chevalier „ me chagrinoit par ses discours,- pourtant ,, je ne me laĂ­fois point de les entendre c’é- „ toit parler de milord d’OĂ­fery ; & tout* ce „ quim’entretenoit de milord d’Ossery , avoit ,, un charme attrayant pour moi. „ Je passai une partie de l’hiver dans l’in- ,, certitude & l’agitation; les regards du comte, „ ses assiduitĂ©s redoublĂ©es , mille petits foins „ que le cƓur seul fait preĂčdre & que lui „ seul sait apprĂ©cier, tout me persuadoit qu’il „ m’aimoit mais il 11e me le disoit pas ; & ce doute insĂ©parable de samour, cette „ crainte qui Ă©leve des obstacles Ă  nos de- „ sirs & dĂ©truit nos espĂ©rances , me faisoit „ toujours rejetter les preuves que je croyois „ avoir de fa tendresse. Tant que milord „ d’Ossery Ă©toit prĂšs de moi, une paix douce „ calmoit mes- sens ; mes vƓux les plus „ chers me paroissĂČient remplis ; & dĂšs qu’il „ s’éloignoit, jesentois renaĂźtre toutes mes „ inquiĂ©tudes. „ Nous Ă©tions un soir dans le cabinet de „ milady d’Ormondj tout le monde jouoit, „ exceptĂ© le comte & moi; j’étois debout, ,, appuyĂ© fur le fauteuil de lady Bedford, d, dont je voyuis le jeu. Elle appella rnilord 3 ©8 Lettres „ d’OĂ­Ă­Ăšry pour lui parler; il se pencha vers „ elle; un mouvement que le hasard me fit „ faire , posa ma main sur celle du comte. „ Je la retirai; mais lui, me fixant avec un „ regard passionnĂ© , se hĂąta de porter la sienne n Ă  sa bouche, & baisa l’endroit que je ve- „ nois de toucher. Je fus Ă©mue de cette ac- „ tion ; elle m’attendrit, elle me charma; „ & du reste du soir je ne pus me dĂ©fendre, ,, en regardant le comte , de ce trouble, de „ cet ''embarras qui dit si bien ce qu'on s’ef- „ force de taire. „ Pardonnez , milord, si je m’étends fur 5, de si fossiles dĂ©tails cette cruelle passion m’a M Ă©tĂ© si chere , tout ce qui s’y rapporte est en-, „ eore si vif dans ma mĂ©moire, qu’il m'est „ impossible d’en parler , fans me rappeller j, les circonstances qui m’ont conduite Ă  me „ livrer Ă  ce malheureux penchant. „ Au commencement du printems nous re- „ tournĂąmes Ă  Lrford milord d'Ossery voulut „ ĂȘtre du voyage , j'en ressentis une joie ex- „ trime; je me flattai qu’il y venoit pour „ moi feule ; je lui fus grĂ© de me prĂ©fĂ©rer „ aux amufemens que la cour, Bath & Tun- nebrige pouvoient lui offrir. HĂ©las, je ne j, fus que torp sensible Ă  ce lĂ©ger sacrifice ! „ Moins gĂȘnĂ©s qu’à Londres , nous passions des heures entieres dans ces beaux jardins j, que milord d’Ormond a pris plaisir Ă  ren- „ dre dĂ©licieux par les plantes rares, les bos- DE MI I..4D Y C A T E S B Y. ZO§ m qucts , & ] a quantitĂ© de fleurs dont ii m les a fait orner. Le comte me perfection- 53 noit dans le françois , & je lui enseignois 5, l’efpagnol nos lectures nous conduisoient 5, Ă  des rĂ©flexions dont nos sentimens Ă©toient „ le principe. A chaque instant le secret de „ notre cƓur paroiĂ­soit prĂȘt Ă  nous Ă©chapper, j, nos yeux se l’étoient dĂ©jĂ  dit, lorsque li- „ sant un jour une histoire touchante de „ deux tendres amans qu’on sĂ©paroit cruel- 5, lement, le livre tomba de nos mains, nos „ larmes se mĂȘlĂšrent ; & saisis tous deux de j, je ne fais quelle crainte, nous nous regar- dames. II passa un bras autour de moi, ,3 comme pour me retenir. Je me penchai 55 vers lui; & rompant le silence en mĂȘme tems, j, nous nous Ă©criĂąmes ensemble Ah, qu'ils 5, Ă©toient malheureux ! „ Une entiere confiance suivit cet atten- ,3 driĂ­sement, milord d’Oflery me dĂ©couvrit 33 enfin les sentimens que je lui avois, di- „ soit-il, inspirĂ©s dĂšs le premier instant oĂč il „ m’avoit vue. 11 m’apprit les raisons qu’il ,3 avoir eues de contraindre les mouvemens de ,3 son cƓur naturellement portĂ© vers l’amour. 3, Vous savez qu’il Ă©toĂŹt prĂȘt d’épouser lady „ Charlotte Chester , lorsque le vieux duc de 33 Penbroke se prĂ©senta & sut agréé dans fa „ recherche. Lady Charlotte prĂ©fĂ©ra Ă  l’amant „ aimable qui lui Ă©toit attachĂ©, qu’elle fei- ,» gnoit d aimer, un titre qu’il n’espĂ©roit point 3io Lettres „ alors,ayant deux freres, tous deux ses aĂźnĂ©s, „ Cette fille ambitieuse dĂ©goĂ»ta milord d’Os- ,j sery de tout un sexe qu’il crut incapable „ de tendreflĂš & de fidĂ©litĂ©. II quitta Londres , „ & conservoit encore, lorsqu’il vint Ă  Er- „ Ă­ord , la crainte de s’engager elle sut bien- ,, tĂŽt dissipĂ©e par l’efpoir de trouver en moi „ un cƓur formĂ© pour le sien. II oublia la „ duchesse , & ne s’occupa que du plaisir de „ se livrer Ă  l’amour que je lui donnois & „ qu’il me cachoit. ,, Avec quel feu il me le peignit cet amour ! _ „ Combien de fois il me jura que son bon- „ heur, que fa vie dĂ©pendoit du retour que „ j’accorderois Ă  la tendresse Ăź Que ses regards „ Ă©toient touchans ! Quelle ardeur dans ses „ expressions ! Ses discocrs , le son mĂȘme de „ sa voix pĂ©nĂ©traient mon ame j toutes ses „ paroles s’y gravoient pour ne s’en eliaccr jamais. „ Ah, milord, quel moment! L’aveu d’un „ amour qu’on partage eĂ­l un trait de ĂŹu- „ miere qui porte un nouveau jour dans nos „ idĂ©es. Un charme inconnu se rĂ©pandit sur 3, tout ce qui m’environnoit ; les objets chan- „ gĂšrent Ă  mes yeux ; ils devinrent plus rians , „ plus aimables ; je vis la nature s'embellir 33 autour de moi. Ce jardin , oĂč je venois d’ap- „ prendre que j’étois aimĂ©e, me parut le fĂ©- ,3 jour d’un ĂȘtre bienfaisant , dont la main „ dĂ©chirait le voile qui m’avoit {cachĂ© le bon- DE MILADY CĂąTESBY. ZH „ heur. Interdite, saisie d'Ă©tonnement & de » joie , comment aurois - je pu renfermer ,, des mouvemens rapides & sentis pour la ,, premierc fois ! Eh ! pourquoi les aurois-j s ,, contraints ? Je laissai voir Ă  mon amant tout „ le plaisir qu’il vcnoit de faire passer dans mon , 3 ame il en jouit, & l’augmenta par ses trans- ,, ports, par la reconnoissmccavec laquelle il „ reçut les sermens que je lui sis de Paimer ,3 toujours. Depuis cet instant, milord d’Ossery „ rĂ©unit tous les penchans de mon cƓur , & „ je ne respirai plus que pour aimer milord „ d’Ossery. ,3 C’est dans ce tems que le duc de Sus- „ folk vint Ă  Erford; il y passa six semaines , j, & prit pour moi cette passion qu’il con- „ serve encore. Pourquoi ne puis - je la j, payer d’un sentiment plus tendre que l’es- 33 stime ? Une ardeur si constante devroit „ bien l’emport;r sur le souvenir d’un in- „ grat. Milord duc me fit parler ; mes re- „ fus Paflsigerent fans l’offenser il imagina „ facilement que le rang de duchesse, une „ fortune immense, l’homme le mieux fait 3, & le plus justement estimĂ© , n’étoit point » un parti auquel on pĂ»t renoncer fans „ un fort attachement pour un autre. II ,3 s’en expliqua avec milord d’Ormond, qui „ Passura du contraire , mais fans pouvoir „ le persuader. Je ne doute point que ses „ soupçons ne soient tombĂ©s fur milord dTQ» ZiL Lettres ,, sery je le crois d’autant plus, que depuis „ il n’a jamais prononcĂ© son nom devant ,, moi; Ă©gard dont je lui saurai toujours grĂ©. „ Nous cachions avec foin notre sĂ©crĂ©tĂ© s, intelligence, sans autre raison qu’utt peu „ de honte d’avoir changĂ©; nous nous voyions ,, fans cesse, & la nuit nous nous Ă©crivions „ ce que nous n’avions pu nous dire pen- „ dant le jour. Que ce tems est encore cher „ Ă  mon souvenir! Que jevivois heureuse! ,, Quel bien est comparable Ă  la douceur ,, d’aimer un homme qui nous paroĂźt digne 3, des plus tendres affections de notre coeur, „ qui nous aime, nous le dit, nous le rĂ©pete ,, Ă  chaque instant , dont tous les dĂ©lits se „ confondent avec les nĂŽtres ! Quel piaitĂŹr j, de l’attendre , de le voir paroitre , de lever „ fur lui des yeux que fa prĂ©sence anime, „ de lire dans les siens qu’on est belle, & „ qu’on lui plaĂźt! Qii’il est flatteur de se voir „ l’objet de ses soins , de ses prĂ©fĂ©rences , d’i* ,, maginer qu’il relient tous les transports qu’il ,, excite, qu’il jouit de tous les plaisirs qu’il „ donne! Âh, milord! pourquoi la lĂ©gĂ©retĂ© de „ notre cƓihvTinconstance de nos idĂ©es, chan- ., gent-elles enamertume un sentiment si doux? ,, D’oĂč vient qi\e, de deux personnes qui ont „ l’égal pouvoir ste se procurer un bonheur si „ grand , si vrai, une des deux s’cn dĂ©goĂ»te, „ cesse de le sentir , & livre l’autre Ă  d'Ă©ter- „ ne!s regrets !.... Aimable sensibilitĂ© ! prĂ©sent DKMILADY C ATÈ SBf. ZlZ „ sent cher & flatteur ! Non, ce n’eft pas vous -> qui nous rendez malheureux notre inquiĂ©- ,, tude naturelle, nos caprices empoisonnent ,, les dons d u ciel , & nous font prodiguer, s- fans en jouir , les biens prĂ©cieux qu’il nous ,, accorde. ,, Six mois se passerent dans cette agrĂ©able s, Ă­ituation. Vers le milieu de l’automnc, mi- „ lord d’Olsery fut obligĂ© d’aller Ă  Londres -, pouraĂ­ststeraux noces de milord PortĂŹand* „ qui cpoufoit lady Mortimer. II montra une „ rĂ©pugnance extrĂȘme ĂŹorfqu’il fallut partir, & -, me quitta avec une douleur vĂ©ritable. II m’é- *, crivoit deux ou trois fois par jour; ses let- ,, tres Ă©toicnt remplies de la plusgrande ten- „ dresse; il ne parloir quedu deĂ­ĂŹrde revenir* ,, de me revoir, & de fespoir de former bientĂŽt „ avec moi la mĂšme chaĂźne qu’il venoit de voir serrer. Mes rĂ©ponses lui cxpi l’en- „ nui que me caufoit son absence, ennui quĂȘ „ rien ne pouvoir dissiper. II revint enfin , ,, & la joie^le le voir essaça le souvenir des *, tristes jours que j’avois p a flĂ©s fans lut, „ Les premiers tranĂ­jrorts de cette joie Ă©tant „ calmĂ©s , je crus m’appercevoir d’un peu de -, mĂ©lancolie dans les regards du comte ; je -, lui en demandai le sujet, avec ce tendre „ intĂ©rĂȘt qu’u n cƓur vraiment touchĂ© prend 5, aux moindres inquiĂ©tudes de ce qu’il aime. -, Un jour que je le preisois de me confier „ ses peines, je vis ses yeux mouillĂ©s de quel- Tomt L X ZI4 L t T t R E S „ ques larmes ; il s’efforça de me les caches 5 „ & dĂ©tournant son visage ah ! me dit-il en „ s’interrompant plusieurs fois, j’ai u-n re- „ proche Ă  me faire, un reproche qu’á cha- „ que iniĂŹaut vos bontĂ©s rendent plus vif! „ Permettez-moi de ne pas m’expliquer fur „ ce qui le fait naĂźtre. Si je parlois, vous „ m’en aimeriez bien moins; vous ne m’ai- „ meriez plus peut ĂȘtre. Je ne fuis pas digne „ de ee cƓur que vous m’avez donnĂ©; aucun „ homme n’en est digne. Que votre arne est „ au-deĂ­fus de la mienne ! Que j’ai Ă  rougir „ auprĂšs de vous ! Ah 1 lady Juliette , eiĂŹ-ce „ votre amant, est-ce un homme aimĂ© de ,, vous , qui a pu fe prĂ©parer des remords „ Mon , je ne fuis plus cet heureux amant „ qui croyoit vous mĂ©riter. Cet Ă©trange dif- „ cours pĂ©nĂ©tra mon cƓur d’un trait douiou- „ reux. Je le priai en vain de m’ouvrir son „ ame toute entiere ; il 11e put y consentir, „ Je n’o ai le pretfer, dans la crainte d’aug- „ m enter fa peine. Le teins ieinbla l’adĂČu- ,, ci r , & diminua ma curiositĂ©. Son amour „ Ă©toit toujours le mĂȘme; & fa tristeĂ­fe fe „ diisipan peu Ă  peu , je ne m’obstinai point „ Ă  dĂ©couvrir son secret. Le comte m’étoit „ si cher ! Je trou vois tant de douceur Ă  lui „ sacriher quelque chose! Comment aurois-je „ ramenĂ© un sujet d’enrretien qui pouvoit „ lui dĂ©plaire ou l’affliger! „ Nous partions d’Erford dans six jours. DE BI I LAD Y CaTESBY. Zls „ Milord d’Oifery m’avoit fait consentir Ă  lut j,, donner la main un mois aprĂšs notre re- „ tour Ă  Londres, j’avois souhaitĂ© d’atteru „ dre , pour nf unir Ă  lui, le retour dĂ©mon irere ses denieres lettres m’aĂ­ĂŹuroient qu’il ,, repatieroic la mer au commencement de „ l’hiver. Milord d’OĂ­lery pouvoit prĂ©tendre Ă  un parti plus riche que je nc i’étois alors ce- ,, pendant rua fortune fuffifoit au surcroĂźt de „ dĂ©pense qu’une femme devoit lui occalĂŹon- „ ner,- elle me mettott en Ă©tat de me paĂ­fer ,, de tous les avantages qu’il vouloit me faire, ,, On lui avoit envoyĂ© un plan des articles ; ,, il avoit cris piaiĂ­ĂŹr Ă  les examiner , Ă  les ,, rĂ©diger avec moi. Nous Ă©tions d’accord j, fur tous les points j lorfqu’un soir milord ,, d'OiĂ­ery reçut un courier qui le fit deman- ,, der avec beaucoup de myitere, & 11e voulut „ remettre ses dĂ©pĂȘches qu’à lui-mĂ«me. II avoit i, lailfĂ© le jeu ou il Ă©toit engagĂ© , pourader „ parler Ă  cet homme ; mais au lieu de re- „ venir , il envoya prier milord Arthur de a prendre son jeu. A l’heure du soupĂ©, un ,, de ses gens vint dire qu’il fe trouvoit un j, peu mal, & qu’on le mutoit au lit. „ Jamais inquiĂ©tude plus vive ne fe fit feiv tir Ă  mon cƓur, que celle oĂč me mit ce „ melĂ­age. Je n’imaginai point que le comte t, fĂ»t malade, mais je pensai qu’on venoit „ de lui apporter une nouvelle fĂącheuse, J’envovai pluiieurs lois Betty savoir com- X Jj >1 Z r6 Lettres „ ment il sc trouvoit, & s’informer de ce ,, qu’il faifoit. Elie me dit d’abord qu’il Ă©toĂ­t ,, enfermĂ©, & avoit dĂ©fendu Ă  ses gensd’en- „ trer. Ensuite elle apprit de son valet-de- ,, chambre, qu’il plcuroit amĂšrement, parois- „ soit au dĂ©sespoir, & que jamais on ne l’a- „ voit vu dans un Ă©tat nulßÏ violent. „ Quelle nuit jepaĂ­ĂŻai ! Milord d’Oisery Ă©toit ,, dans la plus profonde affliction, il s’en- „ fermoit, il plcuroit; il avoit des peines a „ & ne me cherchoit pas. En avoit - il qu’il 3 , ne pĂ»t me confier ? Doutoit-il de l’intĂ©rĂȘt „ que je prenois en lui ? II avoit donc des „ secrets pour moi 'Ă­ Je me rappel lai ses diĂ­- „ cours & son embarras dans les premiers „ momens de son retour Ă  Erford ; je com- ,, menqai Ă  craindre, fans dĂ©mĂȘler ce que „ je craignois. La feule idĂ©e qu’il versoit des „ larmes, faifoit couler les miennes ; je ne „ pouvois calmer mon trouble, & le jour me „ surprit dans cette triste incertitude dont on „ brĂ»le de sortir, & d8nt trop souvent on „ regrette la perte. „ DĂšs que l’hcure le permit, j’envovai „ savoir comment milord avoit paisĂ© la nuit „ on rĂ©pondit qu’il ne s’étoit pas couchĂ©, „ qu’il venoit de s’babiller, & s’étoit mis „ Ă  Ă©crire. Milord Arthur, fa femme , la ,, comtoise de Lindfcy Ăłi. son fils , Ă©toient „ les seuls Ă©trangers qui restassent Ă  Erford ; „ ils partirent ce mĂȘme jour. Pour Ă©viter de DE MI LA D Y CATESBY. ZI? „ me montrer, je fis dire que je repofois, „ & j’aS'ai me promener le long du canal ; ,, je marchai iotig-rems finis m’apperccvoir „ du chemin que j’avois fait. Comme je re- „ venois , je vis milord d’OiĂźery qui s’avan- „ çoit vers moi, mais fi foible, si abattu , si , v changĂ©, qu’il Ă©toit facile de juger , en lere- » gardant, qu’un Ă©vĂ©nement bien fĂącheux, bien „ imprĂ©vu , le rĂ©duifioit dans cet Ă©tat. II me ,, joignit, me salua fans lever les yeux fur moi, ,, prit une de mes mains, la ferra doucement, „ me conduisit dans un bosquet, oĂč nous ,, nous assĂźmes tous deux fans rien dire. Je ,, n’ofois lui faire des questions ; il vouloit „ parler, & fa voix expiroit fur ses levres „ enfin tombant Ă  mes genoux, & cachant „ son visage dans ma robe, il fe mit Ă  pleu- „ rer, avec toutes les marques d’une douleur „ inexprimable. Ses larmes & ce triste silence „ dĂ©chiroient mon cƓur ; je le preifois ten- „ drement de parler; je pleurois avec lui; 3, son chagrin m’accabloit ; je le conjurois de 33 le modĂ©rer, de le rĂ©pandre dans mon sein ; 3, il avoit cĂ©dĂ© Ă  mes instances & levĂ© la tĂȘte. „ Ses yeux baignĂ©s de larmes Ă©toient fixĂ©s 3, fur les miens ; nos pleurs fe confondoient ; j, il paroissoit dĂ©terminĂ© Ă  s’expliquer; jc l’en „ fuppliois, lorsque s’arrachant tout-Ă -coup j, de mes bras, il s’éloigna avec vitesse. Je ,3 le rappellai en vain; je voulus le suivre, & n’en eus pas la force. Toutes mes craintes, X iij U Lettres Zi8 „ mes alarmes n’étoient que pour lui j je 11e „ pouvois concevoir ce qui Paffligeoit Ă  cet „ excĂšs, ni comment il Ă©toit possible qu’il ,, pĂ»t trouver de !a difficultĂ© Ă  s’ouvrir avec 5, moi. RentrĂ©e dans mon appartement, on j, me dit que milord Ă©toit sorti ; deux heures 3, aprĂšs, on rapporta une lettre ; elle Ă©toit „ de lui que devins-je en y trouvant ces mots ! Je pars, madame , & je pars fans espoir de vous revoir jamais comment oferois-je reparaĂźtre devant vous ! moi qui vous ai trahie ! qui parvenu au comble de mes vƓux, de mes souhaits les plus ardens, aimĂ© de vous enfin, n'ai pu rĂ©primer un indigne mouvement !.... moi qui me fuis exposĂ© Ă . vous perdre ! Ah, dĂ©testez , mĂ©prisez le monsre odieux qui a dĂ©truit sou bonheur & le vĂŽtre' HĂ©las, fi prĂšs J ĂȘtre Ă  vous ! fi charmĂ© de mon fort f fi vain de rĂ©gner dans un cƓur tel que 1 e vitre ! quand vous m'avez prĂ©fĂ©rĂ© !... iaut-il !... Oui, P honneur fn impose une loi... Que vous Ă©tĂ©s vengĂ©e ! que je fuis puni ! je vous perds !... Ah, dieu, je vous perds!... Fatal voyage !... Mais-de qui me plaindre que de moi-nĂȘnie ? Votre idĂ©e , fi chere Ă  mon cƓur, fi prĂ©sente Ă  mon souvenir, ne devoiĂź-elle pas nParreter ? . . . Mais Ă©tois-je Ă  moi?... Quai, je ne vous verrai plus ? Je ferai P objet de vos mĂ©pris , de votre haine ?... Plus malheureux cent fors de P ĂȘtre un seul instant de vos regrets, de votre JouleuY , de vos larmes , qui vont couler pour un ingrat, pour un cruel , forcĂ© de fe priver !... Ah, DE MĂź'lĂąDY CATESBY. Z!? fĂźaignez-mot , madame ij'ofe implorer votre pitiĂ© ! Qiie ne au moins vous apprendre !.... ridais cet horrible secret n'ejĂŹ pas tout Ă  moi! Je dois relpeSter... Fini ?... A!ou malheur. Faut-il que je lois rĂ© luit Ă  dejĂŹrer J?ĂȘtre oubliĂ© de vous ! Ah , je ne vous oublierai jamais ! je vous adorerai toujours ; vous ni’occuperez fans cejje. Adieu , madame, adieu. PuijfĂ©-jç ne pas vivre ajfez long- tems pour apprendre ce que vous pensez Ă !un malheureux qui ne vous mĂ©ritait pas! “ Je demeurai comme une personne ina- „ nimĂ©e un coup si terrible , si peu attendu, „ si peu mĂ©ritĂ© , anĂ©antit presque mon ĂȘtre. w Immobile, & sans lever les yeux de deifus ,, ce funeste Ă©crit, il me sembla, en le finis- „ sant, qu’une invisible main me prĂ©cĂ­pitoit „ dans un abyme, & dĂ©truisoit en moi le „ principe de ma vie. Je restai jusqu’au len- „ demain dans une espece de stupiditĂ© qui „ suspendoittoutes les facultĂ©s de mon ame. M Heureuse encore , si cet Ă©tat eĂ»t durĂ© , & „ que ma raison se sĂ»t perdue avec mon bon- „ heur! „ Mi'ady d’Ormond Ă©toit Ă  douze milles „ d’Erford , chez une de ses parentes ; elle y j, reçu t la nouvelle du duel & de la mort de B mon frere. En revenant, elle cherchoit avec „ son mari les moyens de me prĂ©parer Ă  cettç ,, perte ; elle Ă­avoit combien j’y serois sensible. On lui dit l’état oĂč j’étois; elle s’in- X iv » Lettres 320 „ forma si j’avois cu des lettres de Londres ; L „ sachant qu’on m’en avoir remis plusieurs, ,, elle me crut instruite du sort de mon frere, „ Mes foiblesses se succĂ©doient II rapidement, „ lorsqu’elle vint prĂšs de moi ; j’étois si peu ca- „ pable d’entendre ou de parler, que ma si-, j, tuation l’eflraya. Ce ne fut que le soir du len- 3, demain, oĂč revenue un peu Ă  moi-mĂȘme, j, je compris par les consolations qu’on s’ef- 3, sorqoit de me donner, & par les dĂ©tails oĂč j, l’on entroit en me les donnant, que mon „ aimable frere n’étoit plus. Je dus la vie Ă  33 ce redoublement de douleur ; mes larmes 3, s’ouvrirent un passage ; leur abondance me 33 rendit le cruel pouvoir de rĂ©flĂ©chir; j’eus 3, la force de cacher une partie de mes re- 3, grets , en me livrant fans contrainte Ă  ceux 5, dont je n’avois point Ă  rougir. „ Je ne pus me rĂ©soudre Ă  retourner Ă  „ Londres ; je restai Ă  Erford , malgrĂ© les „ priĂšres de milady d’Ormond & de son mari, 33 dont j’étois sort aimĂ©e. J’y portai le deuil 3, de mon frere avec autant de rĂ©gularitĂ© que j, j’avois portĂ© celui de milord Çatesby; je „ ne voulus voir personne; jç ne me plai» ,3 sois qu’à rn’abymer dans ma douleur. Je ,3 parcourois tous les lieux oĂč j’avois vu mi- „ lord d’Ossery , oĂč je lui avois parlĂ© mes 33 cris , mes gcmissemens marquoient les en- 3, droits oĂč il m’avoit assurĂ©e de son amour, 33 de çef amour tjui n’çxistoit plus ; je bai- DE MI L A D Y CatESEY. Z2I „ gnois de mes pleurs ses lettres , son por- , „ traitmille bagatelles qu’s m’avoit donnĂ©es. 3, Sans celle occupĂ©e de lui, je ne semois en- „ core que la douleur d’en ĂȘtre sĂ©parĂ©e, pour M jamais sĂ©parĂ©e ! Je le regrettois sans le con- 3, damner; je relisois Ă  tous momens cette let- ,3 tre fatale; je cherchois en vain Ă  comprendre 33 ce qu’il n’avoit Ă©crit, pourquoi il m’aban- 33 donnoit. Je le plaignois', parcequ il desiroit ,3 d’ùtre plaint. Je ne le croyois ni faux ni per- „ ; mon cƓur le dĂ©fendoit, l’adoroit tou- 3, jours. Je l’avois aimĂ© lans savoir s’il par- 3, tageroit ma tendresse ; & je saimois encore, „ incertaine du sujet de sa fuite, sans dou- 3, ter de la noblesse de ses sentimens, & ne 3, pouvant me persuader qu’il m’eĂ»t trompĂ©e. „ Je passois une partie du jour fans lui „ Ă©crire, fans jamais envoyer ce que j’avois „ Ă©crit. DĂšs que ma lettre Ă©toit finie, une „ rĂ©pugnance invincible m’empĂšchoit de la „ fermer; je la lisois, je pleurois, je dĂ©- ,, chirois ce que je venois d’écrire ; un ins- „ tant aprĂšs , je recommenqois fans pouvoir ,, me dĂ©terminer Ă  hasarder la moindre dĂ©- ,, marche. Ma tĂȘte , fitiguĂ©e par une conti- „ nuelle application sur le mĂȘme sujet, par ,, tous ces noirs projets que la tristesse en- „ santĂ© , perdoit peu Ă  peu la facultĂ© de se „ fixer sur d’autres objets; je ne pensois „ qu’à mon frere & Ă  milord d’Ossery. Qiiel- p quefois je tombois dans une espece d’in- I22 Lettres a, snsiĂČih'te ; tout s’eĂ­façoit alors de mon cf- 9 , prie.; \c ne revenois Ă  moi que pour gĂ©mir „ avec o 1 us de force. J’invoquois l’ame de ,, mo i frere ; je l’appellois .au secours de fa „ malheureuse soeur; je priois le ciel de m’î- „ te" a vie. & je ne sais comment ma raison „ put se conserver dans un Ă©tat auffi violent, „ J’attendois mes lettres avec impatience? „ je ne croyois point en recevoir de milord „ d’O'lery ; cependant , lorsque dans celles qu'on m’aooortoit je m’étois alsurĂ©e qu’il „ n’y en avoit aucune de lui, je sentois s’é- „ vanouir le dĂ©sir que j’avois eu de les voir. 5 , Je parcourois en tremblant celles de mi- „ lady d’Ormond ; je cratgnois d’y >rouver 5 , un nom que j’y c Ire rein ois avec emprelfe- ,, ment. HĂ©las! il ne s’orfrit Ă  mes yeux que a, pour augmenter mes chagrins ! J’appris que „ lĂ© comte Ă©toit dangereusement malade ,, j’oubliai tout le mise , pour ne m’occuper „ que de son Ă©tat. J’écrivis Ă  un de mes gens „ qui Ă©toit Ă  Londres, pour lui donner ordre 9, de s’informer exactement du cours de la 99 maladie de milord d’O cry , & de me dĂ©- 9, pĂȘcher chaque jour un exprĂšs pour nr’cn „ rendre compte. Son mal Fut long ; tant „ qu’il dura, j Ă©prouvai que la douleur peut a , ĂȘtre suspendue par 'a crainte d’une douleur „ plus grande Mais que fa convalescence „ changea ma situation ! Le premier usage s, que fit milord d’ du de sa DE MILADY C A T E S B Y. Z2Z „ santĂ©, fut de se rendre Ă  Saint-Jamcs, oĂč „ il Ă©pousa miss Jenny Monfort. Aucun de ,, ses amis n’affista Ă  cette cĂ©rĂ©monie ; elle se 5 , fit sans Ă©clat, & deux jours aprĂšs il partit „ avec fa femme pour le nord de ['Angleterre. „ Comment vous peindre, milord, ì’im- s , pression que cette nouvelle fit fur moi ? s, II me sembla qu’on m’arrachoit une se- „ conde fois Ă  tout ce qui m'Ă©toit cher. J’a- 9, vois conservĂ©, sans m’en appercevoir, une 95 foible espĂ©rance j sinisant qui m’en priva 95 r’ouvrit avec force toutes les blessures de s, mon cƓur. Je savois que milord d’Ossery 95 n’étoit plus Ă  moi ; je me disois Ă  chaque 95 moment du jour qu’il n’y seroit jamais ,, mais je n’avois point d’idĂ©e du mouvement 95 douloureux dont je fusassectĂ©e, en me di- 95 faut qu’il Ă©toit Ă  une autre. „ Son mariage ne m’expliquoit ni fa lettre 55 ni fa conduite pourquoi donc l’honneur 9, l’engageoit - il Ă  Ă©pouser miss Jenny qu’il 95 ne connoiisoit point, ou qu’il connoiĂ­soit 9, peu ? Comment cet honneur lui imposoĂŹt-il ,, une loi pour elle, dont il l’affranchissoit „ Ă  mon Ă©gard ? Je me perdois dans mes rĂ©- 9 , flexions ĂŹ & tandis que je succombois fous „ le poids de mes chagrins, qu’une triste lan- „ gueur dĂ©tru'soit ma santĂ©, flĂ©trissoit ma 9, jeunesse, m’enlevoit moa repos, milord », d’OĂŹĂ­ery Ă©toit content , ses vƓux Ă©toient it remplis. Je me le peĂ­gnois dans le ravis- Lettres Z 24 „ sĂšment d’une paillon satisfaite , d’un amant „ qui s’arrachoit Ă  tout le reste , pour jouir „ lans distraction de l’objet de fa tendreĂ­ie; „ je me le reprĂ©sentois dans les bras de son ,, heureuse Ă©pouse , m’oubliant au sein des „ plaisirs , rejettant loin de lui quelques lĂ©sa gĂ©rs souvenirs qui peut-ĂȘtre me rappelloient „ encore Ă  ion cƓur, & dont un souris de „ ce qu’iĂź aimoit essaçoit jusqu'Ă  la trace. Son „ goĂ»t, son inclination pouvoient seuls l’a- „ voir dĂ©terminĂ© Ă  s’unir Ă  miss Jenny elle „ avoit une grande naissance ; mais elleĂ©toifc „ fans fortune ; & ceux qui font vue, m'ont „ assurĂ©e qu’elle n’étoit pas beile. J’ignore par j, quel charme elle fut l’artirer. j, Je ne tenterai pas de vous exprimer les „ tourmens de mon cƓur pour bien juger , 3 des mouvemens cruels qui l’agitoient , il ,, faudroit ĂȘtre dans la situation oĂč je me „ trouvois alors , & avoir le mĂȘme degrĂ© de „ sensibilitĂ©. Soyez-en sĂ»r, milord; celui qui „ n’a pas senti la douleur d’ëtre trahi de ce M qu’il aime, de ce qu'il aime avec passion, „ n’a qu’une foible idĂ©e des peines qu’on ,, peut Ă©prouver dans la vie. Le renverí’e- ,, ment d’une fortune brillante nous laisse „ au moins l’avantage de faire Ă©clater la grattas deur de notre unie, ou par la modĂ©ration „ qui nous aide Ă  supporter ses revers , ou M par cette noble fermetĂ© capable de nous * Ă©lever au-dessus du malheur mĂȘme. L’excĂšs DE MĂŻLADY CATESBY. ,, de vanitĂ© qui rĂšgne dans le cƓur humain ,, est souvent une consolation pour lui dans „ ses plus grands chagrins. Heureux qui jouit „ du plaiĂ­ir secret de s’admirer! Mais quelle „ ressource reste-t-il Ă  celui qui, ayant mis „ fa joie & son bonheur dans un seul ob- ,, jet, s’en voit privĂ© tout-Ă -coup, accuse ,, de se s pleurs la main qu’il eĂ»t choisie pour ,, les essuyer , si quelqu’autre sujet l’eĂ»t forcĂ© „ d’en rĂ©pandre? Etre malheureux, & i’ùtre. ,, par ce qu’on aime , est une sorte de douleur ,, qu’il est impossible de comprendre, sans ,, en avoir fait la triste expĂ©rience. ,, Milord Campley revint de Venise Ă  la ,, fin de l’hiver. Lady Henriette obtint de „ lui la permission de venir Ă  Erford le ,, plaisir de la revoir, sa douceur, son ami- „ tiĂ© , se s complaisances, l’aveu que je lui „ fis de toutes mes foiblesses, soulagĂšrent un ,, peu mon cƓur. Cette aimable fille me ra- s, mena insensiblement Ă  moi-mĂȘme ; je sentis „ toujours mes chagrins, mais je devins ca- ,, pable de les cacher & de reparoĂźtre dans „ le monde. SĂ»re que milord d’Qssery n'Ă©- ,, toit plus Ă  Londres, qu’il ne de voit plus „ y revenir, je pris le parti d’y retourner; ,, j’abandonnai des lieux oĂč tout ce qui s’ofi- ,, froit Ă  mes regards eutretenoit ma tristesse „ & renouvelloit mes regrets. ,, Vous eĂ»tes peine Ă  me reconnoĂźtre ; ,, mon Ă©tat vous causa de sattendnssemeut. Z26 Lettres j, Mes traits reprirent leur forme altĂ©rĂ©e pĂĄr j, la maigreur; le tems me rendit ma fraĂź- „ cheur, mais il ne put me rendre ni ma 3 j gaietĂ© ni mon repos. Je faifois mille ef- fores pous oublier un perfide quelquefois -, je croyois n’aimer plus , mais je me fou- j, venois toujours d’avoir aimĂ©. Milord d’Of- i, fery excitoit encore des mouvemens vio- „ lens dans mon ame ; son Ă©loignement me „ ralfuroit Ă  peine contre lui ; je portois un i, regard timide dans tous les lieux oĂč le „ hasard pouvoir me le faire rencontrer ; fans Ă  , celle je le croyois voir , l’entendre par- ,, 1er. Milord Eilex, par une ressemblance „ lĂ©gere avec lui, me caufoit une Ă©motion ,, dont vous vous ĂȘtes apperçu ; son nom ,, fuffifoit pour m’interdire. Je combattois ce i, reste de fo. blesse; je me croyois prĂȘte Ă  en „ triompher, quand son retour a ranimĂ© dans -, mon cƓur tous les fentimens que le tems „ & fa lĂ©gĂ©retĂ© dĂ©voient avoir Ă©teints. Jamais „ Ă©tonnement ne fut pareil au mien, en le i, voyant entrer chez la duchesse de Newcaf- „ tel ; ses yeux fe fixerent fur moi ; je sentis i, une agitation qui me fit craindre de rester -, lans connoillance. Tandis que tout le monde -, charmĂ© de le revoir fe prĂ©cipitoit pour l’em- ,, brader , & mĂšloit Ă  des complimens de con- „ do'Ă©ance fur la mort de Ă­a femme mille ,, fĂ©licitations fur son retour , Ăźady Henriette „ m’entraĂŹnoit; je sortis avec elle. Vous fĂ»tes SE M I L A D Y CAÏ ESBY. i, tĂ©moin de mon trouble ; je voulois en vain » le cacher ; PĂ©trange rĂ©volution de tous mes » sens vous dĂ©couvrir une partie de mon se- » crec. Milord d’Ossery se prĂ©senta chaque 33 jour Ă  ma porte, il la trouva fermĂ©e pour lui seul i il intĂ©ressa une de mes femmes 33 qu’il connoiiĂźoit, Ă  me demander un mo- 33 ment d’entretien. Ilm’écrivit, il me suivit ,3 en tous lieux; son obstination m’alarma; », je sentis que milord d’OĂ­Ă­ery ne pouvoit ,3 ĂȘtre un homme ordinaire pour moi. Hon- 33 teuse de me trouver sensible encore, j’ai ,3 cru devoir fuir le danger de le voir & de 3, Pentendre. „ A prĂ©sent, milord, croyez-vous devoir 3, m’accuser de duretĂ© , Ă 'inflexibilitĂ© , pour „ avoir refusĂ© les visites de milord d’Ossery, ,3 pour lui avoir renvoyĂ© ses lettres fans daigner ,3 les ouvrir , pour ne vouloir aucune explica- 3, tion avec lui ? Quels Ă©gards lui dois-je ? 3, Quels motifs m’engageroient Ă  Pentendre? ,3 Eh, que peut-il avoir Ă  me dire? II m’a 33 oubliĂ© si long-tems! II m’a trop appris qu’il 33 pouvoit vivre fans moi, ĂȘtre heureux fans ,3 moi! Ah, qu’il le fuit! Oui, qu’il le soit j, toujours, mais loin de moi & fans moi ! SĂź „ vous savei oĂč il est, s’il vous Ă©crit, dites- ,3 lui bien de renoncer au projet de m’appaijert ,3 de me voir. Moi, son amie ! Ah , dieu !... ,3 je ne Ă­aurois l’ĂȘtre; je fuis fĂąchĂ©e que le 3, ciel lui ait enlevĂ© celle qu’il aimoit, qu’il Z 2F Lettres „ m’avoit prĂ©fĂ©rĂ©e mais pourquoi fa pettS „ nous rspprocheroit-efle ? EĂ­t-ce Ă  moi de „ l’en consoler ? Adieu gardez mon secret ; „ rendez justice Ă  mes sentimens ; & si vous „ voulez que je croie Ă  cette amitiĂ© tendre „ dont vous m’assurez, ne me parlez jamais „ de milord d’Oflery LETTRE XV. Mercredi , Ă  FinchejĂŹer, J E n’ai pu vous Ă©crire hier,- j’étoĂŹs fatiguĂ©e, malade mĂȘme j'ai gardĂ© ma chambre. Cette lĂ©gere indisposition a fait bien du plaisir Ă  sir Henry; elle l’a fixĂ© prĂšs de moi; je ne savois que lui dire; je l’ai priĂ© de chanter; il a la voix douce, sonore, agrĂ©able En vĂ©ritĂ© , ma chere Henriette, il m’a rappel lĂ© ces sons j’y penserai toujours !... Mais aussi que ne me grondez-vous ? J’abufe de votre complaisance; je dis fans cdse la mĂȘme chose ; rien ne me diisipe ; jme surprends quelquefois dans une .humeur que je me reproche. On dit que la solitude porte vers la misantropie ; j’imagine que le grand monde seroit plus propre Ă  produire cet effet, si ü’indulgence naturelle Ă  un bon cƓur ne combattoit Paigreur des rĂ©flexions de l’esprit. Qju’il de milady Catesby. 32 - Qu’il s’éleve de singuliers mouvetnens dans PĂąme! En apperc-evant les travers, le ridicule & l’inconsĂ©quence de tant de gens avec lesquels il faut vivre, celui qui s’en croit exempt & veut les supporter, doit se regarder, au milieu de ces extravagans, comme une personne saine environnĂ©e d une foule de malades. Elle Ă­eroit injuste, si elle leur Ă­avoit mauvais grĂ© de ne pas jouir d'une santĂ© auiĂ­i ĂąoĂșiiĂŹuite que la sienne. Hier au soir tout le monde se rassembla cirez moi on railla milord Clarendon sur une passion qu’il a conservĂ©e long-tems, quoĂș- que l’objet de son attachement mĂ©ritĂąt peu sa constance. Cette passion .l’a rendu fort malheureux pendant cinq ans. Comment trouvez- vous ce sujet de plaisanterie ’í Croiriez-vous qu’on pĂ»t se faire un amusement de rappeller Ă  un homme le teins' le plus fĂącheux de fa vie? Ah! comment pensent ceux qui trouvent du plaisir Ă  rouvrir les plaies d’un cƓur tendres Milord Clarendon s’est prĂȘtĂ© avec comolaiĂ­Ă nce Ă  ce dur badi liage ; il a mis de, l’efprit & de la douceur dans la façon dont il’ l’a soutenu; mats il bailĂ­btt les yeux ; il Ă©toĂ­f embarrailĂ©.... Dites-mot donc, ma chere pourquoi nous rougiihms' Favori Ă©tĂ© trompĂ©s On rougit donc d’avoir de la bonne foi, â€œĂ©c d’en supposer dans les autres! D’ou vient quĂ©' Fon se sent humiliĂ© d’une crĂ©dulitĂ© dont en* examinant le principe ori dĂ«yfĂČĂ­t s’iioĂ­torĂši ? Tome L Y ‱V * 330 Lettre* Si c’est par nos sentimens que nous jugeons de ceux d’autrui , ia dĂ©fiance n’est pas naturelle Ă  une ame droite. Eh , peut-on en -noir quand on se sent incapable d’en imposer ? J’ai partagĂ© la peine de ce pauvre lord peut-ĂȘtre ma pitiĂ© venoit-elle moins d’une gĂ©nĂ©reuse compassion, que d’un retour vif sut moi-mĂ«me; je ne veux pas approfondir fa cause. Je hais Ă  chercher des raisons qui affoi- hliisent l’idĂ©e que j’ai de la bontĂ© les moralistes qui s’étabiĂŹiĂ­ent scrutateurs & juges de PĂąme, pour i avilir, dĂ©grader ses opĂ©rations les plus nobles, ne me persuadent jamais que contre eux-mĂȘmes. Ace propos, je vous remercie du petit livrĂ© que vous m’avez envoyĂ©. Cela est bien dit; mais cela est il bien. pensĂ©? Je voudrois qu’ou Ă©crivĂźt par un motif plus déíhitĂ©r'eiĂ­Ă© que celui de montrer de l’esprit. Le spectateur devroit ĂȘtre un models pour ceux qui s’étudient Ă  pĂ©nĂ©trer les secrets de l’humanitĂ©. Pourquoi employer Ă  Paffliger, des foins qui pourroĂ­ent tendre Ă  la consoler? Ne vaudroit-il pas mieux Ă©lever PĂąme que de Pabattre? II est des exemples de bontĂ©, de grandeur, de gĂ©nĂ©rositĂ©; tout homme peut donc aspirer Ă  ĂȘtre bon, grand , gĂ©nĂ©reux. Celui qui veut nous rendre Ă­es cĂłnnoissances utiles, doit nous aidera faire profiter le germe du bien » dont le principe est en nous. Nous Liter !e mĂ©rite Ă©e devoir Ă  nos efforts une partie de nos vertus, c est nous dĂ©courager. Attri- DE MILADY C A T E S B Y. ZZI buer toutes nos bonnes actions Ă  la vanitĂ©, Ă  l’amour de nous-mĂšmes , c'est rebuter notre cƓur. Ne nous entretenir que de nos foibles- ses , c'est dire Ă­ĂŹins celle Ă  un malheureux qu’iL est Ă  plaindre. Si on ne peut le soulager , eh. pourquoi l’éclairer sur sa misere '{ A un mal incurable il ne saut que des caĂŻmans ... Mais , bon dieu! est-ce Ă  moi de raisonner, de critiquer l’honnete lĂŹr Villiams ?.... Voyez le danger de ces lectures ; j’ai pensĂ© faire un livre auiĂŹĂŹ. Adieu.* je vous aime de tout mon cƓur. LETTRE XVI. Jeudis Ă  Vinchejler- La ridicule, la sotte, la maussade aventure qit vient de nTarnver ! Heureusement dĂ©bar- raĂ­tĂ©e de lĂŹr Henry qui est Ă  douze milles d’ici,j’ai voulu profiter de son absence, pour jouir du plaisir de me promener seule. Au dĂ©tour d’une ailĂ©e- dont je sortois pour gagner le parc , j’ai trouve lir James. Ì1 m’avoit suivi sans se laiĂŹĂ­er appcrcevoir ; sa rencontre m’a extrĂȘmement dĂ©plu j j’ai pensĂ© que pour cette fois je n’éviterois point de ['entendre. DĂ©terminĂ©e Ă  ['Ă©couter, je roĂ©ditois dĂ©jĂ  ma repense.... Mais , ma chere Henriette, croirĂŹez-vous imaginer l’effetque ses discours 332 Lettre ont produit sur mon cƓur, sur mon foibĂźe cƓur? Sir James a commencĂ© par m’apprendre que Punique motif de son voyage Ă  Vinches- ter Ă©toit... II a hĂ©sitĂ©... de trouver... de saisir... l’occasion... que le hasard lui oĂ­sroit... enfin... de... de me rendre... un hommage..,. II hĂ©sitoit encore mais enhardi par mon profond silence , il a fait la peinture la plus vive , la plus animĂ©e de son ardeur, de ses peines, de son respect, de fa passion... mon dieu ! de tout ce qu’il a voulu, ma chere, je ne Pin-, terrompois point.... Ah, j’étois bien loin de lui! Son trouble, l'on embarras, des exprĂšs-, fions presque pareilles , le lieu , la saison , rheurc,'le jour mĂȘme, si prĂ©sent Ă  ma mĂ©moire -, tout m’a rappel lĂ© milord d OiĂŻery. II m’a semblĂ© entendre encore cette voix si douce, ces assurances si flatteuses, ces promelses si cruellement trahies. Ma tĂšte est tombĂ©e fur mon sein,oubliant sir James , ses aveux, son amour la prudence, & moi-mĂ©me. J’ai saisie couler mes larmes ; je me fuis abandonnĂ©e Ă  une douleur dont je n’ai pu retenir ni cacher les marques. Je ne fais ce que m’a dit alors sir James; je ne fais ce qu’il a pensĂ© d’un mouvement si extraordinaire j j’ignore le teins qu’a durĂ© cette singuliĂšre scene. Milady Sunderland s’est fait entendre ; elle venoit Ă  nous Sir James s’est enfoncĂ© dans le bois j & votre folle amie a coupĂ© par une petiie allĂ©e, pourn’ùtre point vue ; elle se hĂąte de veus Ă©crire... En vĂ©ritĂ© DE MI L A D Y CĂ TESBY. ZZZ j’ai perdu la raison... Que pensera sir James ?... II faut le revoir dans un instant... Cette idĂ©e n’est pas supportable. * LETTRE XVII. Toujours jeudi Ă  minuit. Sir James n’a point paru au dĂźner,- il s’est plaint de la migraine , & n’a descendu que fort tard. IIz paroissoit triste, & j’étois embarrassĂ©e. Je ne saurois vous dire combien je crains une explication ; je l’éviterai si je puis. Quoi , milord d’Ossery fera donc toujours prĂ©sent Ă  mon esprit ! Se peut-il que le souvenir de cet ingrat soit ineffaçable ! qu’il me trouble ou m’afflige sans cesse !... Quelle idĂ©e sir James prendra -1-il d’une femme qui pleure , parce qu’un homme aimable l’aime tendrement? un homme dont la naissance est Ă©gale Ă  la sienne, dont la fortune est considĂ©rable? .. Oh, ma chere Henriette , j’ai un cƓur inconcevable , foible , mĂ©prisable , je crois ! Ces qualitĂ©s, ces vertus , qui font la base de notre amitiĂ© , vous les possĂ©dez moi , je n’en ai plus que l’apparence. Une cruelle passion, une constance mal placĂ©e , ont dĂ©truit mon naturel & changĂ© mon caractĂšre. J’ai toujours les mĂȘmes principes, mais je les dĂ©mens j jlagis contre mes Y iij 334 Lettres propres lumiĂšres. Je ne puis m’élever au-dessus de cette vile partie de moi - mĂȘme , de cette foible machine Ă  laquelle la moindre impulsion rend ses premiers mouvemens. Groudcz- Moi bien fort, je vous en prie j j’ai besoin de toute votre sĂ©vĂ©ritĂ©. Mais par quel malheur faut-il que Ă­lr James & sir Henry me persĂ©cutent ? Je ne puis rien aimer , je ne veux point ĂȘtre aimĂ©e. L'uti se tait, m’obsede & me boude. L’autre parle avec un ton , des expressions... Les hommes n’auroient ils qu'un langage ?... Pourquoi le sien m’a-t-il fait reconnoitre ?... Ai-je un tort bien grand, ma chere, parlez donc? Mes fautes vous font si sensibles , qu’en vĂ©ritĂ© mon amitiĂ© pour vous me force Ă  me les reprocher doublement. Si vous me trouvez bien ridicule , ne m’en aimez pas moins. LETTRE XVIII. Vendredi , Ă  VĂŹnchejĂŹer, Vous craignez que vos lettres ne soient longues , qu’e'les ne me fatiguent. Vous , ma chere Henriette , penser que vous pouvez me fatiguer ? Soyez bien sĂ»re qu’éloignĂłe de vous, mon unique amusement est de lire ces aimables lettres. Le sentiment qui me les fait aimer DE MILADY CATESBY. AZs ne portera jamais la douleur dans mon amĂ©; mes larmes n’effaceront jamais ces caractĂšres chĂ©ris. Je ne me rappellerai jamais avec rougeur le plaifir que je sens Ă  les voir. HĂ©las , oui eĂ»t pu me le prĂ©dire ! ceux qui mĂ« causaient autrefois une joie Ăź pure, je n'ose Ă  prĂ©sent... Quand je les recevois, je me ri'ou- vois -heureuse , si heureuse , que tous les biens qu’on estime me paroissoient a u-d estons de celui que je croyois possĂ©der !...'Quel changement un jour, une heure, un moment, fit dans mon fort!.... Cette lettre.... cette odieuse , inexplicable lettre !... Le perfide, me jurer qu’il m’adoroit ! me demander ma pitiĂ© !... Ah, ma chere, je ne puis l’oublierl... Non, jene le pu s! Ce que j’ai Ă©crit Ă  milord Cariste a rĂ©veillĂ© cette tendresse si vraie, si forte,que rien ne dĂ©truit, je me fuis arrachĂ©e Ă  la honte de cĂ©der au foible extrĂȘme de mon cƓur. Ma fiertĂ© m’a soutenue dans ce pĂ©nible effort. J’ai cru pouvoir me reposer sur ma raison ; je me suis flattĂ©e... Vain espoir.! Je ne puis cesser de m’occuper de milord d’Os- Ă­ery. Son Ă©loignement me fĂąche j d’oĂč vient ? Aurois-je donc pensĂ© qu’il devoit ĂȘtre sensible au mien? Croyois-je que mes dĂ©dains ne le rebuteroient point? Etoit-ce pour ĂȘtre suivie , que je fuyois ? Aurois-je eu la bassesse de desirer?... Je ne fais; mais j’imaginois qu’il verroit milord Carlile , qu’il chercheroit Ă  'approcher de vous. Je fuis devenue bi- Ă­Ă rre, injuste quand on me parie de lui, je me Y iv s;6 Lettres mets en colere. Si on ne m’en dit rien, je m’af- flige. En voulant me voir , iĂŹ m’a irritĂ©e ; il me laide, fa nĂ©gligence me dĂ©plaĂźt, m’oĂ­fenfe... Mon dieu, est ce votre amie, est-ceune femme sensĂ©e , qui est si peu d’accord avec elle-mĂȘme? Ma bonne , ma tendre amie , aimez-moi pour nous deux ; car je me hais bien fort. M LETTRE XIX. Samedi , Ă  VinçhejĂźer. C ^ir James m’a Ă©crit. Sa lettre est tendre; il aimera, il se taira. Il'n’o/e me demander le sujet de mer pleurs-, il n’ oubliera jamais cet instant. II voit que mon cƓur est pĂ©nĂ©trĂ© d’un e douleur qu’il respecte. 11 finit en m’alfurant d’un amour Ă©ternel.... Eternel ! ma chere , ils promettent tous un amour Ă©ternel. La premiere preuve que fir James veut me donner de cet Ă©ternel amour & de fa soumission, est de renfermer des sev- timens qu’il est sĂ»r de conserver toujours. Je lui ai rĂ©pondu poliment, en acceptant seulement son silence. Je suis fĂąchĂ©e de lui voir inspirĂ© de la tendresse. Si je ne puis faire le bonheur de sir James , je Xmudrois bien au moins ne pas lui causer des peines. 11 est aimable ; il me piairoit, si l’on pouvoit encore me plaire. Vous Ăštçs sĂ»re que milord dDĂ­sery n’est B E MI L A D Y CATESEY. ZZ7 pointĂ Bath? On ne Papas vu Ă  Erford. Mi- lady d’Ormond me l’auroit nommĂ© parmi ceux qui font chez elle. Elle me presse d’ader la trouver. Retourner Ă  Erford , revoir ces lieux!.... Ah , je n’irai point Ă  Erford ! VoilĂ  sir Henry trĂšs promptement de retour; & le voilĂ  prĂ©cisĂ©ment tel qu’il Ă©toit parti. Je l’aĂŹ reçu assez bien, pas assez pourtant ; car il a l’air peu content... MilaĂąy Ă©crit... Un grand soupir, & le trille personnage s’en va... Eh non , il revient chargĂ© d’une corbeille de jacinthes & de semidoubles, dont il va parer mon cabinet. Tandis qu’il fait cet arrangement, myĂźadi Ă©crit, au grand regret de sir Henry. Je sens, que rien n’ell plus malhonnĂȘte ; mais si j’étois capable de complaisance pour ses foins , il m’eti ac- cableroit. C’est bien assez de supporter en silence toutes ses humeurs. II en a tant avec moi, que souvent je m’examine pour voir si je n’ai pas des torts avec lui. Ce qui me rend fa prĂ©sence fĂącheuse & sa tendresse pĂ©nible, c’est de penser qu’au fond de son cƓur il' me trouve ingrate. En esset, pourquoi le maltraiter ? Qu’ai-je Ă  lui reprocher? De rembarras? Un dĂ©sir d’ùtreavec moi, qui le conduit fur mes pas, peut-ĂȘtre malgrĂ© lui? Unesou- milsion extrĂȘme? Une envie de me plaire qu’il ose Ă  peine me montrer ?... Si vous voyiez avec quelle application il s’occupe de son ouvrage... Pauvre sir Henry!... On dit que l’on est injuste quand 011 aime ; on i’est bien da- 338 Lettres vantage quand on n’aitr" pas. De quel droit fuis je impolie avec fir Henry ? Parce qu’il m’ennuie, faut-ilqueje ì’afflige?Dois-je abuser du pouvoir que sa foibleife me donne sur lui ? Ne doit - on rien Ă  celui que l’on fait souffrir , mĂȘme sans le vouloir ?... Allons je v is l’entretenir ... Mais que lui dire ? Je vais lui demander du tabac, l’heure qu’il est, le tems qu’il fait, laisser, tomber mon mouchoir pour lui donner le plaisir de le ramasser. [1 saut ĂȘtte obligeante. Milord Carlile me demande pardon; il trouve que j’ai raison mais il ne conçoit pas ce qui a pu faire changer de caractĂšre Ă  milord d’OflĂȘry, il ne le reconnoit point Ă  son procĂ©dĂ© bĂ­sarre pour moi. Adieu, ma chere & tendre amie» LETTRE XX. Dimanche , d VinchejĂŹer . A-H, grand dieu, quelle Ă©motion ! Quelle surprise! Sous une enveloppe dont la main m’eft inconnue, une lettre de milord d’Ossery !...» Oui, de lui, en vĂ©ritĂ©. ... VoilĂ  son caractĂšre... Elle est de lui... Mon dieu, elle est bien de lui ?... D’ou vient-elle?... Qui l’a apportĂ©e?... Comment?... Pourquoi?... II m’é- crit encore !... A moi!... Que me veut-il ? Ma DE M I L A D Y CatESBY. ZZI main tremble.... Ma plume s’échappe de mes mes doigts... II faut que je prenne l’air. On ne sauroit me dire d’oĂč vient cette lettre. Un homme Ă  cheval i’a donnĂ©e Ă  un de mes gensqu’il a fait appeller... Milord d’Odery feroit-il dans cette province ? Je voudrois qu il me vĂźnt des ailes... Me voilĂ  comme une folle, comme une imbĂ©cille , comme... Mais Ă  quoi me comparer qu’à moi-mĂšme ?... Je ne puis Ă©crire... Ma tĂšte fe dĂ©range... Oh, ma chere, si vous me voyiez... Cette lettre... elle me dĂ©sole. HĂ©las , oĂč est le tems que la vue de cette mĂȘme Ă©criture portoit une si douce agitation dans mon cƓur ! A prĂ©sent elle m’épou- vantej elle me cause un trouble cruel, un dĂ©sordre inexprimable_ O ma chere Henriette, que ne fui s-je avec vous ! que ne puis-je rĂ©pandre dans votre sein les peines que je sens ! Elles font vives, elles font d’une efpece... Je ne les co n g ois point, mais j’en fuis accablĂ©e. Quel pouvoir cet homme a-t-il donc suc moi? Autrefois je lui croyois celui de me rendre heureuse. 11 l’a perdu » il a bien voulu le perdre... Fa ut-il qu’il ait encore celui de rr.’aftliger ?... Je voudrois me cacher, m’ou- blier , n’ùtre plus. Elle est toujours lĂ  cette ne fais que faire. Voyez mon malheur quand le tems semble avoir nffoibli mes senti mens, diminuĂ© mes chagrins , il faut que cet ingrat revienne k 34 Lettres Londres, que son caprice l’excite Ă  me chercher ; Sc lorsque , pour sĂ©viter, je» laisse tout ce qui m'etfc cher, il me tourmente ici, il m’écrit, iĂ­ a Ăźa cruautĂ© de m’écrire. Cette enveloppe, cette ruse .... Quand je renverrais la lettre Ă  Londres, comment lui prouver que je ne l’aurois pas lue?... II n’est point assez vrai pour m’en croire fur ma parole... si artificieux ... Mais que peut-il m’écrire?... Oseroit-il entreprendre de se justifier ? Comment le pourroit-il ?... Ah ! ce n’est ni l’amour ni l’arnitiĂ© qui l’engagent Ă  m’im- portuner $ c’est !a vanitĂ©. I! ne peut soussrir de se voir dĂ©daignĂ©, il voudrait triompher de mes rĂ©solutions, l’cmporter fur ma fiertĂ© , fur mon ressentiment... AprĂšs deux ans d’oubli, oseroivl se ssttcr que je pense encore Ă  lui ?... foiblesse,ou curiositĂ©?... D’oĂč vient ce dĂ©sir de voir ?.... AprĂšs tout, qu’ai-je Ă  craindre? a-t-il des reproches Ă  me faire ? Je veux lire fa lettre, y rĂ©pondre. Allons.... Mais voici la comtesse de Bristol.... HĂ©las , que n’ai-je une ame comme la sienne !.... Adieu. LETTRE XXL Toujours dimanche , ĂĄ minuit. Il se plaint de moi, ma chere Henriette ! il ’en plaint en vĂ©ritĂ© ! il a l’audace de s’en B E MILADY CATESBY. Z4k plaindre , de me faire des'leçons de gcnĂ©ro- fitĂ©. L’époux de Jenny Monfort s’é tonne de mon inconstance ! I> attendoit de moi d’autres sentimens.... & tout cela avec une hauteur.,.. Lisez, lisez , je vous en prie, l’exacte cooie de son insolente lettre .... Non , cet insdele n’a point d’idĂ©e des chagrins qu’il m’a donnes.... Mais un homme conprend-il les peines qu’il peut causer ? Lettre de milord d’Ojsery, Ă  milady Catesby. w Fuir un malheureux, rejetter ses sou- „ millions, l’abandonner Ă  ses remords, mĂ©- „ priser son repentir, se peindre sans pitiĂ© ce „ qu’il doit souffrir; c’est le procĂ©dĂ© d’une femme ordinaire , qui se croit offensĂ©e, se „ livre Ă  l’ardeur de son relsentiment, veut „ punir , se venger, & de laquelle au fond on „ n’a pas droit d’exiger plus de douceur ou „ de complaisance. „ Ne pas fermer son cƓur au mouvement ,3 gĂ©nĂ©reux qui peut encore l’ouvrir Ă  la com- passion s’attendrir fur le fort d’un homme» „ d’autant plus Ă  plaindre, qu’il a mĂ©ritĂ© les ,3 maux dont il gĂ©mit oublier, pardonner, „ remettre Ă  l’ami une partie des dettes de ĂŹ'a- „ niant accorder quelque indulgence au rs- „ tour d’un coupable, í’entendre au moins; „ c’est ce qu’on avoit espĂ©rĂ© de l’ame noble» Ă©clairĂ©e, de milady Catesby. 342 L 1 T T R { ! „ Mais elle a changĂ©. Elle n’est plus cette „ femme sensible & vraie, cette amie fidelle, „ cette maĂźtresse tendre, qui vouloir aimer Ăą , toujours, dont rien ne devoit affbiblĂŹr les „ sentimens. Ses lettres, feule consolation „ de mon exil, seul adoucissement de mes 3 , longs chagrins ; ces lettres si cheres , si sou- 3, vent pressĂ©es contre mes levres, si souvent m baignĂ©es de mes larmes; ces lettres char- ,3 mantes, unique relie de mon bonheur passĂ©, „ elles me disent encore que vous m’avez 33 aimĂ© mais vos yeux m’ont dit que vous ,3 me haĂŻssiez, & votre dĂ©part ne me l'a que „ trop confirmĂ©. „ Ah, lady Juliette, lady Juliette ! est-ce „ bien vous qui me montrez cette inhumaine a, fiertĂ©? Vous m’aviez tant promis de m’es- „ timer toujours ! Que savez-vous si vous ,3 n’ùtes point injuste? J’ai des torts, fans „ doute; mais leur espece vous est iucon- „ nue jusqu’à prĂ©sent je n’ai pu vous ex- „ pliquer ma conduite. Consentez Ă  m’en- „ tendre, madame; au nom de tout ce qui „ vous est cher, permettez-moi de vous voir, „ de vous parler ; ne refusez pas cette faveur „ Ă  un homme qui vous adore, qui n’a ja- „ mais cessĂ© de vous aimer, de vous desirer, „ de vous regretter. MalgrĂ© les plus fortes „ apparences, croyez qu’il n’est poun indigne v de la grĂące qu’il ose vous demander. M Pardonnez- moi la façon dont je m’y fui* DE M11ADÏ CĂŹTESEY. Z4Z -, pris pour vous engager Ă  lire ma lettre; „ un de mes gens attend votre rĂ©ponse Ă  la » ferme. » Cette imhunmine fiertĂ©. Quesavez-vous fi vous n'ĂȘtes point injujĂŹe f Eh bien .> auriez-vous pensĂ© qu’il osĂąt mettre en doute si j’ai tort ou raison avec lui? Ces lettres baignĂ©es de ses larmes....t D’oĂč vient donc qu’il rĂ©pandus des larmes? Quel sujet avoit-il d’en rĂ©pandre ? Ah, qu’il en verse encore! Qu’il pleure! Il a trahi cette maĂ­trejfĂ© tendre qui le prĂ©fĂ©rois Ă  tout, ne vivoit que pour saimer , dont les vƓux les plus ardetis n’avoient pour objet que le bonheur de ce cruel... Ah , qu’il pleure ! II a tant de reproches Ă  sc faire ! Cette amie fidelle peut l’abandonner sans ĂȘtre inhumaine , fans ĂȘtre injufie.... Audacieux suppliant, il ne se croĂźt point indigne de la grĂące qu’il demande.... Pesez bien les termes de cette lettre... Y rĂ©- pondrai-je?... Je ne fais... Que puis-je lui dire?... Mais je ne me sens pas bien_ Je ne saurois bonne, ma chere amie, pourquoi vous ai-je quittĂ©e, & dans un tems oĂč vos conseils me seroient fl nĂ©cessaires ?... C’est milord d Ossery qui en / est cause... Eh,ne l’est-il pas de topt ce qm jn’afflige ! Lettres 344 " > LETTRE XXII. Lundi, Ă  Vinchcjlcr. F e suis encore dans l’incertitude fur ce que je dois faire plus je relis la lettre de milord d’OĂ­sery , plus je me sens rĂ©voltĂ©e contre lui; parce que je fuis capable de reĂ­fentiment, il ne reconnoit point mon ame; une balle condescendance me conviendroit mieux dans ses idĂ©es, qu’une inhumaine fiertĂ©. O ma chere Henriette ! les hommes nous regardent comme des ĂȘtres placĂ©s dans l’uni- vers pour Pamufemcnt de leurs yeux, pour la rĂ©crĂ©ation de leurs esprits, pour servir de jouet Ă  cette espece d’enfance oĂč les assujettit la fougue de leurs paillons, l’impĂ©tuositĂ© de leurs dĂ©sirs, & l’impudente libertĂ© qu’ils ie font rĂ©servĂ©e de les montrer avec hardiesse & de les satisfaire fans honte. L’art difficile de rĂ©sister, de vaincre ses penchans, de maĂźtriser la nature mĂȘme, fut lassĂ© par eux au sexe qu’ils traitent de foible , qu’ils osent mĂ©priser comme foible. Esclaves de leurs sens, lorfqu’i's paroiflent l’ĂȘtre de nos charmes , c’est pour eux qu’ils nous cherchent, qu'ils nous fervent ; ils ne considĂšrent en nous que les plaisirs qu’ils efperent de goĂ»ter par nous. L’objet de leurs feintes adorations n’at- teint jamais juĂ­qu’à leur estime j & si nous leur de miladĂŻ Catesby. 345 leur montrons de la force d’esprit, de la grandeur d’ame, nous sommes d?inhumaines crĂ©atures , nous passons les limites qu’ils ont osĂ© nous prescrire , & nous devenons injustes fans le savoir. Je suis piquĂ©e.... Je lui rĂ©pondrai.... Oh oui... Mais j’attends que Paigreur dont je ne puis me dĂ©fendre , loit un peu modĂ©rĂ©e.... Je ne veux pas le Voir.... Je ne le voudrai, jamais.... Je tĂącherai de ne point Ă©crire avec duretĂ©, aBn de remettre a milord d’OiFery , qui doit m’ëtre indiffĂ©rent, une partie des dettes de l'amant que je dois haĂŻr.... Non , il n’y a pas une expression dans fa lettre , qui ne me Bielle jnĂ­qu’au fond du cƓur .... Uefpece de ses torts m’est inconnue. Ah , comment peut- il le croire & le dire ? Ne m’a-t-iĂŹ pas trompĂ©e, quittĂ©e, abandonnĂ©e? N'a-t-il pas dĂ©truit ma plus chere espĂ©rance ? Ne m’a-t il pas privĂ©e ?... HĂ©las ! de lui, du feu! objet de mon attachement! II m’a fait tout le mal qu’il Ă©toit eu son pouvoir de me faire ; & je lui pardonnerois !.... Que n’ai-je eu la force de dĂ©chirer cette lettre, dĂšs que j’en ai connu la main ?... Pourquoi fau t-il ? ... Cet homme a mis tout son bonheur Ă  troubler, Ă  dĂ©truire le mien. Toujours lundi Ă  minuit. Croiriez-vous bien, ma chere Henriette» que je ne laurois Ă©crire Ă  milord d’Ossery ? J’ai Tome /. Z Z46 L È T T R E S recommencĂ© vingt sois une trĂšs petite lettre, fans jamais pouvoir la finir ; tout ce que je ne veux pas dire vient s’otfrir Ă  mon idĂ©e ; le reproche le place fous ma plume; je cherche Ă  paroitre indiffĂ©rente , & ma sensibilitĂ© Ă©clate malgrĂ© moi. Pas une expression qui me fatis- t'aĂ­lĂš , ni froideur, ni modĂ©ration ; mon cƓur emportĂ© par un mouvement rapide , veut s’ex- pljquer lans dĂ©tours j'attendrai. Toujours lundi , Ă  deux heurts ; Jamais je ne courrai faire cette rĂ©ponse j’écris , j’eiface , je dĂ©chire... AprĂšs tout, pourquoi me tourmenter, me fatiguer? Est-ii si essentiel que jc lui Ă©crive ? . ... Oui ; car si je garde le silence, il croira que je consens Ă  le voir.... Ah, s’il alloit paroitre ici!... Chez qui peut-il ĂȘtre ? n’a point de terre dans ce canton?... Est-ce le hasard ou !e foin de me chercher, qui l’amene auprĂšs de moi?... Ma chere , ne riez point de mes inquiĂ©tudes; ne me dites point que je l’aime... Eh, comment pourrois-je l’aimer encore? Non, ce n’eĂ­t point l’amour dont je fuis occupĂ©e ... e'est... je ne sais ce que c’. st ; mais je fuis triste. Je vais me mettre au lit, fans espoir d’y trouver du repos. Plaignez votre meilleure amie, plai- gnez-la , fans examiner la cause de ses peines ; nous sommes souvent convenues qu'il y a de la duretĂ© Ă  refuser sa pitiĂ© Ă  des maux qui nous BE MILADY CatESBÏ. 34s paroifsent lĂ©gers ce n’est pas l’espece du mal, mais la sensibilitĂ© du malade , qui doit exciter notre compassion. Ah, je suis bien digne de la vĂŽtre ! LETTRE XXIII. Mardi , Ă  Vinchesier VO I c I une copie de ma rĂ©ponse je ne sil- vois pas combien il Ă©toit difficile d’écrire quand on ne vouloit pas dire tout ce qu’ora pensait. C’est un fardeau pelant, dont je viens de me dĂ©barrasser. Croiriez-vous que depuis une heure que ma lettre eĂ­t partie , j’ai dĂ©sirĂ© vingt fois de la ravoir ? je crains qu’eĂŹle 11e le dĂ©soblige trop... mĂȘme qu’elle 11e safflige. J’ai relu la sienne avec attention; este me pa- roit moins choquante ; tout ce qui me rĂ©voltoit m’attendrit Ă  prĂ©sent. Cet endroit oĂč il parle de mes lettres est touchant, en vĂ©ritĂ© ... il les frejoit contre jes levres .... elles Ă©toient fa feule conji ution. i ... Mais quels chagrins avoit-il donc? Son exil ? S’il m’aimoit.. Eh, comment en eĂ»t -11 Ă©pouĂ­Ă© une autre, si son cƓur ?... je n’ypuis rien comprendre.... II dit qu’il est malheureux...^ Je 11e voudrois pas penser qu’il l’est en ester.... Ah , s’ii sentoit ce que que j’ai senti ! Cette douleur, ces dĂ©chĂŹremens* s’il les sentoit ! Qpe je le plaindrois ! que ma Z ij Lettres §48 fiertĂ© cĂ©deroit aisĂ©ment Ă  la douceur de 1 c consoler , de ramener la joie dans son ame!... Je pleure, en vĂ©ritĂ© je pleure,- je ne puis supporter l’idĂ©e de fa tristeise , de ces longs chagrins dont il me parle. Quoique ma raison doive me persuader qu’ils n’ont point existĂ© , ils se peignent sans cesle Ă  mon cƓur. RĂ©ponse de milady Jidiette Catesby , Ă  milord comte d’OJsery. “ Je ne m’attendois , milord, ni Ă  vos „ plaintes, ni Ă  la priere que vous me faites j „ le te m s oĂč une explication de votre con- w duite pouvoit m’intĂ©retĂźer, est dĂ©jĂ  loin de „ moi. S’il se retrace quelquefois Ă  ma mĂ©- 3, moire, c'est comme le souvenir d’un songe „ pĂ©nible , que le rĂ©veil a diifĂŹpĂ©, & dont il ne reste q u'une idĂ©e triste & confuse. II m’im- „ porte peu de cotinoitre les raisons qui vous „ engagerent Ă  nse rendre Ă  moi-mĂȘme ; il me 3, suffit que vous l’aye2 fait. Je ne crois point „ sortir de mon caractĂšre, en refusant de vous ,3 voir , en le refusant absolument. Je ne vous „ regarderai jamais comme un Ă­i,auquel je j, doive remettre des fautes qu’on ne peut par- w donner ni Ă  ĂŻ'ami , m Ă  Vamant, Celui qui „ put m'abandonner si long-tems aux soup- „ çons vagues de mon esprit agitĂ© , Ă  ceux que „ je devois former fur ses sentimens , mĂȘme M fur fa probitĂ©, doit-il s’étouner de mon in- DE M J LADY CĂ TESBY. 349 diffĂ©rence ? A-t-il droit de me la reprocher ? „ Eh , pourquoi chercherois-jc Ă  m’instritire „ des circonstances , quand ies faits n’ont rietĂŹ „ de douteux? J’en ai su alsez pour nĂ©gliger „ toujours d’apprendre ce que j’ignofe ; j’at- „ tends , de la complaisance oĂč je me force cil „ vous Ă©crivant, une faveur Ă  laquelle je puis „ prĂ©tendre. Rendez-moi ces lettres, milord, „ dont le style vous rappelle ce que je rougis „ d’avoir pensĂ© ; & ne vous plaignez point „ d’un coeur qui fut allez noble pour ne pas „ fe plaindre du vĂŽtre Ne trouvcz-vous pas , ma chere Henriette, une efpece de faussetĂ© dans cette façon d's- crire? C’est bien lĂ  ce que je devrois penser, mais cc n’est pas ce que je pense. Cette orgueilleuse indiffĂ©rence n’est pas dans mon cƓur , je fuis fĂąchĂ©e d’avoir envoyĂ© cette lettre. Pourquoi feindre ? N’eĂșt-Ă­l pas Ă©tĂ© mieux de parler naturellement, d’avouer ma vĂ©ritable situation Ă  son Ă©gard , de dire je vous aime peut-ĂȘtre encore , mais je ne vous estime plus > je renonce Ă  vous ; la constance de mes sent mens n’est point uni preuve que je vous croie digne de mon attachement. Elle est dans snoti car aller edes traits ineffaçables ont gravĂ© dans mon ame une faiblesse qui me fut chere ; j'en aime encore le souvenir, ll ne tient point Ă  vous, mais aux imprejstons vives que j'ai reçues. Semblable Ăą une personne qui se regardĂ© avec complaisance, & jouit du plaisir de Zss Lettres se voir fans songer Ă  la glace qui le lui procure , je me plais Ă  me rappeller mon amour , fans me plaire Ă  penser Ă  vous. Cela eĂ»t Ă©tĂ© plus noble , plus vrai je vou-, drois l'avoir fait. Je hais la dissimulation , j’en hais jusqu’à l’apparence. Mais la lettre est par-, tie ....Depuis long-tems j'ai perdu l’habitude d’ĂȘtre contente de moi ; le regret semble atta-, chĂ© Ă  toutes mes dĂ©marches. De tant de qualitĂ©s dont je m’applaudissois, il ne me reste que la connoissance de mes fautes ; & de tant de biens que je m’étois promis, votre amitiĂ© est le seul qui m’en paroisse un vĂ©ritable. LETTRE XXIV. .Mercredi y Ă  Vinchejkr . Jh . ssurÈment, ma chere, ma tĂȘte est un peu dĂ©rangĂ©e. Je suis inquiĂ©tĂ© , agitĂ©e je compte les heures, les momens ; le tems me varort d'une longueur extrĂȘme. J’attends, fans; savoir ce que j’attends. Le moindre bruit excite un mouvement en moi; ma porte s’ou- vre, le cƓur me bat. Pendant que mes gens yont & viennent dans mon appartement, je les regarde avec des yeux qui leur demandent quelque chose. Je m’en suis apperque Ă  l’en- nuyeuse rĂ©pĂ©tition de , que veut Madame? Eh, DE M I L A D Y Ça TE SB Y. Zsk ÍjqĂ­i dieu ! madame ! e sait-elle ce qĂș’elle veut ?.. . Devinez-vous , ma chere Henriette, le sujet de tant d’é motion '{... Oh, que cela est bas,, vil, honteux! C’est donc l’attente d’une rĂ©ponse... Non, je ne puis me souffrir. J’ai envie de partir, de m’éloigner d'uri voisinage si dangereux -, mais si milord d’OĂ­Ăźery veut me voir, me parler , onserai-je en sĂ»retĂ© contre ce dĂ©sir obstinĂ©? II saura le satisfaire ; il obtiendra du hasard.... de ma Ă­oibleiĂ­e peut- ĂȘtre , cet entretien demandĂ© avec tant d’inf- tances. Les hommes se lassent-ils des foins qu’ils prennent pour contenter leurs fantaisies? Ils ne se sentent point humiliĂ©s de nos refus c’est encore un des avantages rĂ©servĂ©s Ă  eux seuls. Qii’une femme ait eu le malheur fariner, d’aimer trop; qu’elle se laffe de son amant, veuille le quitter, que de reproches! quelles persĂ©cutions n’est-elle pas obligĂ©e de soustrir! Elle le chaise ; il revient, la cherche, la fuit, l’obsede , se plaint, menace, prie , gĂ©mit, s’a- bandonne Ă  fa passion; l’éclat de ses chagrin» est un soulagement qu’i! ne veut pas se refuser. II s’embarraffe peu s’il cause de l’ennui, du dĂ©goĂ»t; son ame n’est point alsez dĂ©licate pour qu’il se trouve b leste de l’idĂ©e d’i importuner. OccupĂ© de lui seul, de ses intĂ©rĂȘts, rien ne' peut le faire renoncer au bien dont la possession le flatte ; & souvenc Ă  force d'obstination, il parvient Ă  conserver, sinon Ăźe cƓur, au moins la personne, premier objet de son atta- Z ĂŹy 3s2 Lettres chement. Lui, dĂšs qu’il trouve fa chaĂźne pesante , il la brise, il s’éloigne ; il ne voit point couler nos larmes, il n’entend point nos plaintes. Notre douceur naturelle, une fiertĂ© dĂ©cente nous force Ă  cacher nos douleurs. Ah, comment effc-Ă­l possible que notre cƓur se donne ! Nous sommes si malheureuses en aimant!... Je fais une rĂ©flexion, ma chere, c’est que je vous ennuie. Je vous dis toute» que je pense, & je ne pense rien d’amusant.... Oh, je me dĂ©plais Ă  moi-mĂȘme , & que les autres me plaisent peu !... Ne voilĂ -t-i[ pas sir Henry qui s’est mis Ă  avoir des vapeurs, Ă  s’évanouir comme une femme ! Ce matin it Ă©toit chez moi; ses vertiges lui ont pris je ne savois avec quoi ranimer ses esprits. Je n’ai trouvĂ© qu’un flacon rempli d’eau ambrĂ©e; je le lui ai tout rĂ©pandu fur le visage. Sa sƓur m’a criĂ© que je l’ qu’il n’en reviendra pas. LETTRE XXV. Jeudi. 30Li e n encore de milord d’OsseryĂźNe pas me rĂ©pondre ! II lui sied bien d’avoir de la hauteur !... II est fĂąchĂ© peut-ĂȘtre... Ma lettre Ă©toit-elle si dure?... Le vain personnage ne DE MI L A D Y CatESBY. ZsZ peut supporter Ăźe ton de l’indiisĂ©rence dans une femme qui lui a montrĂ© de la tendresse; celui de la haine l’offenseoit moins.... Ah, si je lui Ă©crivois Ă  prĂ©sent!... Mais n'y pensons plus. J’ai reçu deux lettres de milord Carlile ils se plaint de vous. Je lui Ă©crirai qu’il a tort mais je vous dis , Ă  vous, qu’il a raison. Vous riez de la jalousie. Ah, n’eti riez jamais ! Si vous Paviez sentie, vous ne pourriez vous permettre d’aigrir la sienne par des plaisanteries. Avec un naturel tendre & gĂ©nĂ©reux , est-il possible de badiner d’un mouvement involontaire qui affecte PĂąme si douloureusement ? C’ett une folie , dites - vous , une extravagance. Soit mais cette folie dĂ©sespĂšre. C’eĂ­t du supplice d’un homme dont elle est adorĂ©e , que lady Henriette s’amuse il doit ĂȘtre fur de votre tendresse ,vous ccmmĂŹtre , vous croire. Eh,Pamour raisonne-t-iĂź! A Force de rĂ©flĂ©chir sur mes propres sentimens , j’aĂ­ peut-ĂȘtre acquis une lĂ©gere connoiisance du cƓur. Ma chere, celle qui peut rire de Pin- quiĂ©tude, de la douleur d’un homme attachĂ© Ă  elle, ou ne Palme plus, ou s’est trompĂ©e quand elle a cru Palmer. Les peines d’un amant touchent, parce qu’il les senton s’afflige, parce qu’il est triste ; on pleure, parce qu’il verse dĂ© larmes; oti cherche Ă  calmer , Ă  ^jftsiper des chagrins que l’on partage... Eh , comment peut-on les don- 5?4 Lettres ner,& les rendre plus amers par des railleries , par une gaietĂ© !... Fi, Henriette, fi ! Vous avez retardĂ© le bonheur de milord CarliĂŹe , adoucissez du moins cette attente par une complaisance que vous devez a la vivacitĂ© de sa tendresse. Je L’aime, vous le savez ; & puis vos fautes retombent un peu fur moi. II m'Ă©- crit des lettres de quatre pages toutes remplies de vos cruelles malices ; vous boudez , & il se dĂ©sole. Allons, pardonnez-lui, pour i’amour de votre meilleure amie. On ne prĂ©tend pas vous cacher , vous Faire disparaĂźtre ; on dĂ©sirĂ© que vous soyez admirĂ©e parez - vous, mon. tcez-vous, sortez , on y consent; soyez belle nux yeux de tout le monde, mais ne vous applaudissez de hĂȘtre, que lorsque votre amant vous regarde. Adieu on m’a priĂ© de vous gronder ; je vous gronde , mais je ne vous en aime pas moins, .. LETTRE XXVI. Vendredi , Ă  Vitichejier. 3-j A Lettre de .milord d’Ossery vous a touchĂ©e ; ma rĂ©ponse vous paroĂźt trĂšs-hautei vous n’approuvez point cet excĂšs Je sĂ©vĂ©ritĂ©... Allons, poursuivez, ma chere Henriette, chagrinez-moi auíßß. J’admire avec q^tle facilitĂ© nous rapprochons tout de nos propres sentimens ; vous J E MILADY C A T E S B Y. veniez Je pardonner Ă  milord CariiĂŹe , quand vous m’avez Ă©crit, PĂ©nĂ©trĂ©e encore d u plaisir que donne un doux raccommodement, vous pensez que l’on doit far donner s qu’il y a de la duretĂ© Ă  ne pas pardonner. Vous me priez , vous me conjurez d’entendre ce pauvre comte. Quand je voudrois vous donner cette preuve de ma complaisance,en serois-je la maĂźtresse ?... Eh, comment l’écouter ! 11 ne veut plus parler.... Vous le plaignez! Pouvez-vous croire qu’aprĂšs fa fuite , son mariage , & deux ans d’oubĂŹi, mon indiffĂ©rence soit capable de P affliger?,.. II ne vouloir que nsĂ©prouver. Sa vanitĂ© lui persuadoit que je l’aimois encore j que ses moindres dĂ©marches dĂ©truiroient mes rĂ©solutions. En effet., pour effacer le souvenir de sa perfidie , d’ime trahison si noire , n e- toit-ce point assez qu’ii offrĂźt de se justifier? Je devois voler au-devant dç ce cƓur qu’on daignoitme rendre ; un bien si prĂ©cieux mĂ©ri- tois mon empressement, ma reconnoilfance peut-ĂȘtre... Audace insupportable des hommes! Insolent orgueil!.... Je devrois pourtant des remercĂźmens Ă  milord d’OĂ­fery ; son dernier c "vrice me sert mieux que le teins & la rails ‱ n’avoient pu le faire -, il dĂ©truit ce reste de penchant dont je croyois ne jamais triompher ‱ je ne pensais point Ă  cet infidĂšle fans atte ’ ’Tement; Ă  prĂ©sent sa vue n’exciteroit pas oi la plus lĂ©gere Ă©motion j je fuis traira...;, ĂČ. presque contente -, je ne crain- Zs6 Lettres drai plus fa rencontre , ses importunitĂ©s ; n’est- ce pas oĂč tendoient tous mes voeux?... Avec quelle cruautĂ© il a cherchĂ© Ă  me troubler encore , Ă  rallumer cet amour qu’il ne fut jamais digne de m’inspirer !... Eh, d’oĂč vient donc que je l’aimois tant ! J’ai regardĂ© ce matin son portrait ; je l’ai tenu plus d’une heure ; je le considĂ©rois fans ressentir la moindre agitation; mĂȘme en l'examinant , je me fuis Ă©tonnĂ©e d’avoir Ă©tĂ© si attachĂ©e Ă  cette image. Pourquoi n’ai - je pu aimer que cet homme ? Qu’a-t-il de si sĂ©duisant? Quel charme dĂ©cevant, rĂ©pandu dans mes yeux, prĂštoit tant d’a- grĂ©ment Ă  cette physionomie? OĂč font ces grĂąces si touchantes ? Qu’admĂ­rois-je dans ces traits?.... O ma chere Henriette, notre prĂ©vention fait tout le mĂ©rite de Pobjet que nous prĂ©fĂ©rons ; elle pare PidĂČle de notre cƓur; elle lui donne chaque jour un nouvel ornement. Peu Ă  peu, l’éclat dont nous Pavons revĂȘtue nous Ă©blouit nous mĂȘmes, nous en impose, nous sĂ©duit, & nous adorons follement l’ouvrage de notre imagination. Cc portrait, autrefois si chĂ©ri, est celui d’un homme trompeur. HĂ© ; as, je Pai regardĂ© long tems comme la reprĂ©sentation d’une crĂ©ature cĂ©leste!.... Oh, je ne puis plus le voir!.... Je le hais... Je me hais auffi... Je vous aime toujours. DE MILADY CATESBY. 3Ï7 'SĂȘ y-.~^ B b==±= ±== ± ==ĂŹlĂ­* LETTRE XXVII. Samedi , d VincheJIer. Yods mouriez d’envie que sir Henry parlĂąt; eh bien, le voilĂ  dĂ©clarĂ©, proposĂ© & refusĂ©. Miiady Vinchester m’a vantĂ© l’amour de son frere , son respect, le silence qu’il s’esl imposĂ© dans la crainte de me dĂ©plaire ; & pat sant de ses louanges aux miennes, elle m’a montrĂ© le dĂ©sir le plus obligeant d’acquĂ©rir en moi une sƓur aussi bien qu’une amie. Vous jugez de mon embarras , ma chere , & des dĂ©tours polis qu’il m’a fallu prendre. J’ai opposĂ© mes dĂ©goĂ»ts presque invincibles pour le mariage , nĂ©s du peu d’agrĂ©ment que j’y ai T trouvĂ© , mon Ă©loignement pour l’amour , l’habitude d’une libertĂ© qu’on ne perd jamais fans regret. A la vĂ©ritĂ©, je ne fais pas de la mienne l’usage qui y attache la plupart des veuves dĂ©mon Ăąge, mais elle me donne l’espece de plaisir que sent un avare en calculant ses richeises. II jouit des biens qu’il peut fe procurer, & poilede dans son imagination tous ceux oĂč l’étendue dc fa fortune peut atteindre. Un feu! homme, lui ai-je dit , pouvoir me dĂ©terminer Ă  sacrifier cette libertĂ© prĂ©cieuse ; un autre n’aura jamais le mĂšme ascendant sur mon cƓur. Miiady est restĂ©e sa- Zl8 LettrĂ©s tisfaĂ­te des raisons que je lui allĂ©guois ; mais pour sir Henry qu’eile a instruit de rnessen- timens , il est bien loin de les approuver * On ne peut plus vivre avec lui ; il ne fne parle point, ne me regarde point, contredit tout Ă­e monde, gronde les valets des autres , chaste }es siens , brise tout ce qu’il touche, renverse tout ce qui se trouve sur son paisage, va comme Un fou au travers d’un parterre, & revient en rĂȘvant donner de la tĂȘte dans le battant d’une porte fermĂ©e, fort Ă©tonnĂ© de se voir arrĂȘtĂ©... Mais qu’un homme est injuste ! Su fantaisie est-elle Ă»ne loi? De quoi se fĂąche sir Henry i'A-t-il droit d’exiger que ses VolontĂ©s dĂ©terminent les miennes ? J’ai aimĂ© une crĂ©ature de son efpece... Ah , c’est bien assez !.... Mais voici une lettre de vous... HĂ©las, que m’apprenez - Vous ! Quoi , lady ;Seymour ta quittĂ© la cour , renoncĂ© Ă  la place?... Que je la plains! Que son malheur me touche ! Elle est dans la retraite, dans la plus haute dĂ©votion ; & c’est la mort de milord Gage qui cause ce grand changement, bien grand assurĂ©ment. Personne ne teuoit tant au monde que cette dame... Ah, ma chere! perdre un homme qu’elĂ­e aimoit si sincĂšrement, depuis si long-tĂȘtus ; avoir surmontĂ© tant d'obstacles ; ĂȘtre fur le point de PĂ©pouser, & se le voir enlever en un jour & en un moment par un accident!... Je ne puis refuser des larmes Ă  ce triste Ă©vĂ©nement. Mais auĂ­si quelle fureur Ă  des gens de milady Catesby. de cc rang , de risquer dans ces courses Ă  perdre fans honneur une vie chere Ă leur patrie, & qu’ils ne devroient exposer que pour elle !. N’en sont-iis pas responsables Ă  leurs compatriotes, Ă  des parens qui les aiment, Ă  une maitrelse dont ils causent ĂŹong-tems l’inquiĂ©- tude , & enfin le dĂ©s spoi r Ă­* Pauvre lady Sey- niour! Ă­a situation, & les rĂ©flexions qu’elle vous engage Ă  faire, ont pĂ©nĂ©trĂ© won cƓur. tous mes souhaits font remplis. LETTTRE XXX. Samedi , Ă  VĂ­nchesiĂ©r. 3 ’ai passĂ© trois jours fans vous Ă©crire, nia chere, & je crains bien que mon silence ne A a ij Z64 i E T I R I S vous ait inquiĂ©tĂ©e j j’aieuun pende mal Ă  Ăźa gorge, la fievre, & beaucoup d’accablement» on m’a saignĂ©e malgrĂ© moi. Sir Henry n'a pas voulu perdre cette occasion de faires Ă©clater ion zele officieux ; il s’est emparĂ© de ma chambre, en a fait les honneurs... Cet hovnme est bon, il souffre; quelquefois il me fait pitiĂ©, plus souvent il m’impatiente j’ai !e cƓur assez sensible pour le plaindre, mais je l’ai trop prĂ©venu pour l’aimer. John est revenu ; milord d’Ossery est dans une convalescence qui promet un trĂšs prompt rĂ©tablissement; mon imbĂ©cille messager me cause Ă  prĂ©sent une autre forte d’inquiĂ©tude.... Mais on m’annonce Abraham, le valet-de- chambre de milord_ Mon dieu! que me veut-il ? Oh, que le cƓur me bat !.... Si troublĂ©e pour un homme Ă  lui! Eh, que feroit-ce donc si le comte lui-mĂšnie ?... Que de variĂ©tĂ© dans ma foible tĂšte! Je brĂ»lois de le voir il y a quelques jours, & ,1e seul nom d’Abraham m’interdit? ... Ce st un billet qu’il m’apporte... Ce pauvre Abraham, il est ii charmĂ© de me revoir , qu’ii ne peut me parler... Mais lisons... Ces lignes font tracĂ©es avec difficultĂ©... II a Ă©tĂ© bien .mal... Voyez, ma chere, ce qu’il m’écrit» Billet de milord d] Offery , Ă  milady Cateshy, ÂŁ Q_u o I, madame , vous avez daignĂ© vous intĂ©resser Ă  mes jours ! Cette bontĂ© me touche 55 DE MILADY CATESBY. Z65 vivement ; mais la dois-je Ă  votre feule pi- ,, tiĂ©, ou Ă  un Foible reste de cette amitiĂ©?... „ HĂ©las, j’ofe Ă  peine me flater que vous cìÍl „ conserviez un lĂ©ger souvenir! Qu’ül me sĂ©- „ roit doux de penser qu’elle n’est pas entiĂ©re- „ ment Ă©teinte dans votre cƓur! Ah, si l’ar- „ d eu r de la mienne pouVoit la ranimer en- „ core!... Mais vous ne voulez pas m’écotiter. „ Recevez, madame, me$ Respectueux remeir- „ cĂŹmens. Sans examiner le sentiment qui , vous a fait prendre part Ă  mon Ă©tat, je dote „ me trouver heureux de savoir excitĂ© „. Vous voyez, il sait que j’ni craint pour st vie. John, simpertinent John est cause de ces remercĂźmens qu’il me fait... Mais je fuis obligĂ©e de finir ; on attend aprĂšs mĂĄ lettre. Je ne veux pas vous laitier un jour de plus dans l’incertitude de ce qui peut ĂȘtre arrivĂ©; & puis il faut une rĂ©ponse Ă  Abraham. Ah, c’est une grande affaire que cette rĂ©ponse ! LETTRE XXXI. Dimanche , a Vinchestcr. oyez, ma chere Henriette, dans quel embarras me jettent ma vivacitĂ©, cette prĂ©cipitation, avec laquelle j’envoyai John , fans A a iij g66 Lettres l’avertirde se cacher, saris lui dĂ©fendre de me nommer, fans lui donner d’autreordre que de s’instruire. L’imprudent animal n’arien sude mieux que d’aller tout droit chez sir Halifax ; de renouveller connoissance avec Abraham j de lui dire qu’il venoit de ma part, & de rĂ©tablir dans l’antichambre de milord d’OĂ­fery. Le pauvre malade, charmĂ© de savoir prĂšs de lui un de mes gens, envoyĂ© par moi, a voulu le voir. Monsieur John , comme il me l’a redit lui-mĂšme, a requ avec bien de la joie f oi> dre d'entre r ; a rĂ©pondu Ă  toutes les questions de milord ; l’a assurĂ© que milady Ă©tait plus morte que vive en le faisant partir ; qiCelle avait toujours bien de C amitiĂ© pour milord , Ă©tait Ă  peine contente de recevoir trois buletins par jour , que lui John avoit l’honneur de lui envoyer. ... Si vous saviez avec quelle satisfaction cet Ă©tourdi m’a rendu dompte de fa commission; comme il s’applaudit des merveilles qu’il a faites !..., AprĂšs tout, je ne dois me plaindre que dĂ©mon peu de prĂ©voyance, j’ai renvoyĂ© Abraham fans rĂ©ponse hier je me fuis excusĂ©e fur la foibleĂ­fe de ma tĂȘte.... Ah, ce n’est pas celle que je crains le plus!.... Encore Abraham !..., Encore une lettre !.... Voyons... Ce n’est pas la peine de copier son billet; c’est Ă  peu prĂšs celui d’hier , exceptĂ© beaucoup d’inquiĂ©tude fur ce mal de gorge que je n’aĂ­ plus. Voyez-moi ,Ă©coutez-moi -, toujours la mĂȘme çhofe. II faut rĂ©pondre, ‱.. Mais qu’il m’esi t DE M ĂŻ L À D Y CATESBY. difficile de lui Ă©crire ! Le zĂ©lĂ© Abraham a dit Ă  Betty , qu’il ne partiroit point dans u rie lettre... A mesureque mes craintes'se sont diíßÏ- péés , ma fiertĂ© a repris-de Pempire fui mon ame. Je fuis trĂšs fĂąchĂ©e quĂ« nirlord d’OĂ­ĂŻery en puiife douter de cette ; amitiĂ©iiont il feint d’ĂȘtrĂš ĂŹ peu sĂ»r. Par cette feinte , il mĂ©nage mĂĄ vanitĂ© son adresse ne m’ichappe point... Oh, ces hommeslces hommes! Remarquez-vous comme ils savent tirer parti des Ă©vĂĄnemens ? Lorsque les moyens de nous subjuguer semblent leur manquer, un incident imprĂ©vu , le hasard , une maladie les ramĂšnent vers le but qu’ils s’étoient proposĂ©. Qn ne veut point les voir , on ne veut point les entendre, tout paroit fini ; mais leurs re;fources ne s’épuifient jamais. Quand ils ne firvent plus que faire, ils ont la fievre,, ma chere; ils n’ont plus qu'un instant Ă  vivre j ils remplissent notre imagination de terreur i s’ossrent Ă  notre idĂ©e fous un aspect attendrissant 5 mettent fous nos yeux le spectacle effrayant de la mort, de la destruction de cette forme enchantereĂ­ĂŹĂš qui nous sĂ©duisoit & I* fievre la plus pas ce qui les tue, c t est notre duretĂ©... II n’a pas songĂ© Ă  me dire cela... Mais Abraham attend. Je u’aurois jamais cru avoir ll peu d’esprit. Je ne trouve rien Ă  dire.... Oh, ce mĂ©chant John ! queue s’est-il cachĂ©!... Je rĂȘve en vain ... Ceim qui m’écrit n’est-il pas ce mĂȘme milord d’OĂ­lĂȘry quim’a causĂ© des peines si sensibles, qui m’a A a iv Z68 Lettres abandonnĂ©e Ă  Erford, qui s’qst mariĂ© Ă  miss Jenny \ Ces torts-sont-ils diminuĂ©s? Non, mais.,, il a Ă©tĂ© malade. Allons, je vais Ă©crire.... Je ne vous envoie point la copie de mon billet; il est trĂšs court, trĂšs Ă©tudiĂ©, & trĂšs mauvais. Adieu, ma chere Henriette; je vous aime toujours, Ăź LETTRE XXXII, Lundi, J E viens de me' promener au bord d’une petite riviere qui baigne les murs d’un pavillon oĂč je vais souvent voir pĂ©cher. Comme il Ă©toit fort matin , je me suis amusĂ©e Ă  regarder traverser la riviere Ă  de jeunes paysannes qui vont vendre des fleurs & des fruits Ă  la ville prochaine. Elles chantent, rient dans leur bateau; elles offrent l’image de la joie; leur habit est propre, leurs corbeilles bien arrangĂ©es. Elles ont de grands chapeaux de paille. fous lesquels on les croiroit toutes jolies ; elles font vraiment agrĂ©ables. Comme le bateau venoit de partir , une mieux faite que les autres, est arrivĂ©e ; elle paroi doit triste& fans montrer de regret de ce qu’on ne Pavoit point attendue , elle a posĂ© fa corbeille fur un monceau de fable, & s’est mise Ă  se promener au bord de Peau. J’aĂź dit Ă  BĂŻ MILADY CatESIY, Z69 Betty de l’appeller ; elle est venue Ă  nous; j’ai achetĂ© tout ses bouquets, & lui ai demandĂ© pourquoi elle ne chantait pas comme les autres. Ma question l’a Ă©mue ; elle a fait une petite mine pour s’empĂȘcher de pleurer, & m’a dit avec une ingĂ©nuitĂ© charmante, qu’elle Ă©toit prĂȘte Ă  rompreson coeuri queMosĂšs, un des fermiers de milord Vinchester,la feroit mourir de chagrin elle & une autre ; & le souvenir de cet autre l’a fait pleurer, & bien fort. La pauvre enfant m’a intĂ©ressĂ©e ; j’ai voulu tout savoir; & voici ì’hiitoire de ma petite jardiniere. C’est que MosĂšs.... Ecoutez bien , ma chere.... MosĂšs est un mĂ©chant avare. II avoit accordĂ© Tommy son petit-fils, avec Sara, qui aime, Totnmy comme ses deux yeux. La noce alĂŹoit Te faire ; les habits Ă©toient achetĂ©s , les parens priĂ©s, les violons retenus ; voilĂ  qu'une lettre venue d’Orford a fait changer MosĂšs. La sƓur de Tommy est morte ; elle a laissĂ© de l’argenfc Ă  Tommy, & le vilain MosĂšs ne veut plus de Sara pour fa petite-fdle, Ă  moins qu’on n’aug- mente fa dot Ă  proportion de l’hĂ©ritage. La mere de Sa^a qui est fiere, s’est emportĂ©e, a tout rompu ; & comme elle est d’un naturel lin peu vif, elle veut tordre le cou Ă  Sara, si elle aime encore le petit-fils de cet arabe de MosĂšs ; & la pauvre Sara aura le cou tordu , voyez-vous, car elle l’aime toujours ; & l’hon- jiĂšte Tommy rompra son cƓur auĂ­lĂŹ, plutĂŽt que de renoncer Ă  Sara. 37 0 Lettres Entre le bonheur ou le malheur de ces simples & tendres amans , cent cinquante guinĂ©es s’élevoient comme une barriĂšre insurmontable. Je Pai Ă­orcĂ©e j’ai tout apptani ; le juif Mo- sĂšs , la fiere jardiniere, l’honnĂȘte Tommy & la jolie Sara , font d’accord. Ce moment e!ĂŹ un de ceux ou j’ai senti Pavantage d’ùtrç riche. Je marie aprĂšs demain mon aimable villageoise, & je la marie avec Ă©clat. Je donne un grand souper, illumination, feu & musique far Peau;ensuite un bal masquĂ© , oĂč tout le monde sera bien venu. Milord Winchester me prĂȘte le pavillon qui donne sur la riviĂšre; il est grand, ornĂ©, trĂšs propre pour mon dessein. Nos dames font enchantĂ©es de cette espece de fĂȘte sir Henry, malgrĂ© sa mauvaise humeur, est mon intendant; il a reçu mes ordres avec alitant de gravitĂ© , qu’i'l eĂ»t pris une patente du premier ministre. Milady Winchester & sir James feront les honneurs du bal ; la comtesse de Sunderland, ceux du souper ; moi, je regarderai s’ils s’acquittent bien des emplois que je leur confiq. Je fuis gaie, ma chere ;'je commence Ă  reprendre le goĂ»t des amusemens ; je ne veux pas examiner la cause de ce changement , je trouverais peĂčt-Ăštre.... N’allcz pas croire que le mariage de Sara soit un prĂ©texte pour cĂ©lĂ©brer la convalescence de ce pauvre comte. . . . N’est - ce pas ainsi que vous Pap- pellez? En tout cas John n’en fait rien ; mon Ă­Ăšcret xst en furetĂ©. Adieu , ma chere Hen- / 0 E M I L A D Y C A T E S B Y. 37* nette » je voudrois bien vous voir danser Ă  ce bal. LETTRE XXXIII. Mardi, Ă  VĂŹnchejĂŹer. Ençore une lettre! VoilĂ  un commerce bien exact & bien dangereux j’ai Ă  tout moment besoin de me souvenir que milord d’Os- sery m’a trompĂ©e. MalgrĂ© ce souvenir, comment rĂ©sister aux mouvemens de mon cƓur ? Ils me portent Ă  l'Ă©couter Mais que me dira- t-il ? Ses offres rĂ©itĂ©rĂ©es de se justifier m’éton- nent & m’impatientent eh, comment le pourroit-il! II s'est mariĂ©", il a mĂȘme une fille de ce mariage... On dit qu’elle s'appelle Juliette.... Insolent! donner mon nom Ă  la fille de sa femme! Miladv Arthur, tante de feu milady d’OĂ­sery , est ici depuis huit jours-» elle parle continuellement des grĂąces & de la beautĂ© de la petite d’Ossery. Cette femme est la plus ennuyeuse CrĂ©ature qu'iĂź soir polsible ds rencontrer. Mais voici la lettre de milord. ^ MilçnĂŹ d'Ojsery, Ă  milmĂŻy Catesby .- ^ HĂ©las, de quoi me fĂ©iicitez-vous ĂŹua- ame!Deauel prix font pour moi des jours ; re vous ne voulez plus rendre heureux { 372 Lettres Vous, des Ă©gards! Ah, vous ne pouviez 3, m’affliger plus sensiblement que par cette ,3, insultante politeßÏe ! Elle etĂŹ toujours com- 33 pagne de ['indiffĂ©rence. Supprimez-les ces j, Ă©gards ; c’est votre pitiĂ© , votre tendre pitiĂ© , 3, qui m’est nĂ©cessaire; c’est une condeĂ­cen- „ dance d’un jour, d’une heure, que je vous de- 3, mande. Ne m’entendrez- vous point ? Suis-jc 33 condamnĂ© faus retour? Me refuserez-vous 33 une grĂące accordĂ©e aux plus vils criminels ? „ Nous avons Ă©tĂ© amis... Ne vous fouvient-il 33 plus que vous m’avez donnĂ© un nom plus „ doux ? Mon amour , le vĂŽtre, vos promesses, 33 vos fermens mĂȘme, tout est-il effacĂ© ?... Rap- „ pellez-vous Erford, ma chere, mon ado- „ table Juliette... C’est un homme autrefois j, honorĂ© de votre tendresse, qui vous de- 33 mande Ă  genoux un moment d’entretien. ,3 Par tout ce qui peut vous toucher , je vous 3, conjure de ne pas rejetter ma priere. Ne 33 continuez pas Ă  affliger un malheureux donc j, le fort est dans vos mains. Non , je neper- 3, d rai qu’avec la vie I’efpoir d’obtenir de vous j, un gĂ©nĂ©reux pardon. J’ai un secret que je 3, ne puis rĂ©vĂ©ler qu’à vous; donnez-moi un 3, jour, madame au nom du ciel , ne soyez 33 pas inexorable 33 . Sa chere , son adorable Juliette ! Cela est assez familier, je vous assure; & vous voyez quelle obstination Ă fe faire Ă©couter.... Ah, cette ma- DE M1LADY C A TES B Y. Z?Z ladie oĂč m’a-t-elle engagĂ©e!... Le voir! La seule idĂ©e d'une telle entrevue me fait tres. saillir.... Mais cette audace de vouloir me parler!... Cet homme est bien hardi! Ne de- v roi t-il pas Ă©viter mes regards? Quelle pour- roit ĂȘtre fa contenance devant moi ! Ne suis-je pas en droit de l’accabler de reproches?.... Eli bien , il ne me craint point du tout! D’oĂč vient que je le redoute, moi qui peux lever les yeux fur lui avec la noble assurance que donne la certitude d’avoir toujours bien fait 7 Que je me rappelle Erford f HĂ©las, s’il m’y avoit vue aprĂšs son dĂ©part, oferoit-il me prier de me le rappeller ? H connoĂźt les fautes ; mais qu’il est loin d'imaginer comment je les ai senties !... Peut - il jamais excuser cet abandon cruel? Eh, pourquoi feignoit-il? Pourquoi feint-il encore ? Je me prĂ©parois avec plaisir Ă  Ăźa fĂȘte que je donne. Cette lettre vient troubler ma joie, m’embarrasser, me retracer uu terns.,.. Ah , rien n’est effacĂ©]... Vous ĂȘtes fort capable de rire de mes chagrins, - vous me ditĂšs que je devrois l'avoir vu , Pavoir entendu , que tout Jeroit terminĂ©. Vous qui n’avez jamais eu Ă  pardonner que des sautes lĂ©geres, quelques mouvemens de jalousie, de Pimpatience, de Phumeur pem-Ăštre, vous croyez qu’on peut fe rĂ©soudre aisĂ©ment -, qu’il est facile de savoir ce qu’on veut... Je ne puis comprendre cet espoir de pardon ! Mon dessein n’est pas de P affliger. Je le verrois, si je croyois pouvoir Z 74 Lettres soutenir sa prĂ©sence; je l’écouterois, shl Ă©toit poiĂ­Ăźbie cĂŹ'excuser... Mais, je vais lui Ă©crire. Milady Catesby, Ă  milord d’OfJcry. “Eh, pourquoi, milord , n’auro's-je poinÊ ,3 tout oubliĂ©? 'Qui m engageoitĂ  me souvenir j, d’un ingrat Ă  m’occuper d’un infidĂšle? Ne ,3 m’avez-vous pas priĂ© de vous oublier ? Com- 33 ment osez-vous me rappeller un tems & des „ lieux auxqucls je ne puis songer sans vous „ haĂŻr ? Quel droit avez-vous encore Ă  moix ,3 amitiĂ©, aprĂšs m’avoir si cruellement rĂ©- „ compensĂ©e de celle que je vous ai montrĂ©e? ,3 Si vorre lĂ©gĂšretĂ© m’a rendue Ă  moi. mĂȘme , „ vous ne pouvez vous plaindre que de votre „ cƓur. J’ignore par quel caprice vous Ă­embleZ „ aujourd’hui faire dĂ©pendre votre bonheur ,3 de l’entretien que Vous me demandez ; je ,3 ne puis consentir Ă  vous l’accorder. Accou-Ă­ „ tumĂ©e depuis si long-tems Ă  penser que je „ ne vous verrai jamais, il m’est impossible j, de me familiariser avec l’idĂ©e de vous revoir, „ Si vous avez des secrets qu’il vous importe „ de me communiquer, vous pouvez me les „ Ă©crire, sĂ»r de ma discrĂ©tion Ă  les taire, & 3, de mon exactitude Ă  vous faire remettre ce 3, que vous m'aurez Ă©crit. En vĂ©ritĂ© , milord, 3, recevoir de vos lettres est Tunique com- 33 plaisance oĂč je puisse me forcer pour voua „ obliger,,. a JDE MI LA D V CATESEY. Z7s Je suis fĂĄchce d’avoir envoyĂ© cette lettre on dit qu'entre des amans brouillĂ©s un reproche est le prĂ©liminaire d'un traitĂ© de paix. Adieu, mon aimable Henriette; je vous aime toujours. LETTRE XXXIV. Mercredi... Non, jeudi , Ă  six heures du nmtin. O», ma chere Henriette, quelle agitation dans mes sens !.. .. Quel trouble dans mon ame !... Je l’ai vu... II m’a parlĂ© .... C’étoit lui... II Ă©toit au bal.... Oui, lui, milord d’Os- sery.... Ah, ne me dites plus de le voir! Ne me priez plus de l’entendre ! II est bien sĂ»r que je ne puis supporter la prĂ©sence de cet.... Je ne sais quel nom lui donner. Peut-on ĂȘtre plus hardi, plus imprudent ? M’exposer !.... Je le hais, je crois.... Et pourtant je voudrois- avoir eu plus d’empire fur moi-mĂȘme.... Je voudrois savoir Ă©coutĂ©. Quel est donc ce mouvement qui m’entraĂŹne avec force, & me fait agir contre ma volontĂ©?.... Je vais partir s retourner Ă  Londres.... Ce n’est pas par obstination , mais par nĂ©cessitĂ© , par faiblesse , quq j’éviterai le comte d’OĂ­lery. 11 faut bien me dĂ©terminer Ă  1c fuir, puisque je ne puis le vok avec tranquillitĂ©. Z76 Lettres Le jour Ă©toit dĂ©jĂ  grand z fatiguĂ©e de dĂĄrĂŹ- ser, ennuyĂ©e du bal , j’ai palfĂ© sur la terrassiĂ­ pour prendre l’air. Un masque en domino noir, qui me suivoit depuis une heure , est venu se placer Ă  mes cĂŽtĂ©s. Dans un lieu aussi spacieux, j’ai trouvĂ© un peu extraordinaire qu’on choisĂźt l’endroit oĂč j’étois pour m’y gĂȘner, car le masque s’étoit assis tout prĂšs de moi. Mais jugez de ma surprise , quand sainiiĂ nt une de mes mains, la retenant malgrĂ© moi , & ia preĂ­sant dans les siennes, ce masque m’a dit d un ton Ă©mu Eh quoi, lady Juliette se plaĂźt encore Ă  faire des heureux Ă­ On m’avoit assurĂ© qu’elle n’étoit plus sensible Ă  cette sorte de plaisir.,. Oh, le son de cette voix a pĂ©nĂ©trĂ© comme un trait jusqu’au fond de mon cƓur ! Je l’ai reconnu... Eh, quel autre eĂ»t osĂ© prendre cette libertĂ© ! rn’eĂ»t tenu un tel langage !... J’ai voulu fuir ; l’audacieuxs’est saisi de ma robe, & m’a retenue dans ma place. II a ĂŽtĂ© brusquement son masque, sou camail s’est renversĂ©... Ah , ma chere Henriette , qu’il Ă©toit bien ! Le dĂ©sordre deses cheveux donnoitune grĂące nouvelle Ă  ses traits j un air animĂ©, passionnĂ© mĂȘme... Comment l’aspect de cet aimable visage m’a-t-i! causĂ© un trouble si cruel, si contraire Ă  l’impreffion qit’il sembioitfaire iur moiĂ­'Tout- Ă -coup j’ai perdu !a facultĂ© de voir & d’en- tendre, un froid mortel m’a saisie, Je ne sais ce que le comte m’a dit, je ne fais comment il a rassemblĂ© tout le monde auprĂšs de moi. En rouvrant DÉ MÍLAOY C A T E S B Y. 377 fouvrant les yeux § je me fuis vue entourĂ©e d’une infinitĂ© de personnes, parmi lesquelles je eherchois en vain milord d’Ossery je l’ai ap- perçu au bout de la terrasse; & dĂšs que je me fuis levĂ©e j il a diĂ­paru, le bal a fini, & me voilĂ  dans mon lit Ă  vous Ă©crire* Ă  rĂ©flĂ©chir, Ă  me chagriner./;. Je ne fais quel parti prendre. * LETTRE XXXV. Vendredi , Ă  VinchejĂŹer, Je reçois des invitations si pressantes de milord d'Ormond, ma cousine & lui continuent Ă  me prier avec tailt d’instances d’aller les trouver Ă  Erford * que je ne puis me refuser plus long-tems Ă  leur empressement. Je ne fais pourquoi je sens affoiblir ma rĂ©pugnance pour retourner dans ce lieu j’ai annoncĂ© mon dĂ©part ici si j’étois vaine, je pourrois m’éten- dre fur le regret que tout le monde paroit avoir de me perdre. Sir James s’en va. Pour le pauvre sir Henry, la triĂ­lelfe est inexprimable ; il me fait une peine extrĂȘme j’efpere que mon absence lui fera utile. On dit, ma chere * que Pabfence est un remede salutaire contre l’amour ; remede violent , que Ăźle malade prend toujours aeve dĂ©goĂ»t, & qui n'o- pere pas fur tous les tempĂ©ramens. Je vais Tome L B b Lettres 378 me rapprocher de vous, mon arrable amie; c’est un grand plaisir pour moi. AprĂšs quelque sĂ©jour Ă  Erford je retournerai Ă  Londres, & nous irons ensemble Ă  ma jolie maison d’Am- Ă­leat... Voici Abraham,.. Quel paquet iĂź rn apporte I Tout un cachier Ă©crit de la main da milord...Ob permettez, permettez,ma cbere-que je vous laiĂ­le!... Je brĂ»le de lire... Ah ,qu’est- ce donc qu’il me dit ! Vous le saurez dĂšs que j’aurai parcouru ce cahier. Milord d'Ojscry , Ă  mifady Catesby. * L’aventure du bal m’a trop appris, ma- dame, que je ne puis espĂ©rer de devoir au „ hasard ou Ă  mou adresse, la saveur d’un „ entretien avec vous. L’horreur que vous a M fait ma prĂ©sence , TĂ©tĂąt oĂč je vous ai vue t „ 8c la douleur que j’ai sentie d’en ĂȘtrĂŽ la „ cause , rn’ont dĂ©terminĂ© Ă  renoncer au pro- Ă­5 jet de m’approcher de vous fans votre or- „ dre positif, je consens Ă  vous Ă©crire ce que „ je voulois vous dire si vous aviez pu m’é- „ coĂ»ter ; vous me promettez de garder mon „ secret , je ne doute point de votre discrĂ©- „ tien. Cependant, comme vous pourriez sen- M tir quelque peine en cachant Ă  lady Hen- ,, rie t te des faits oĂč vous ĂȘtes intĂ©ressĂ©e, je „ n’exige pas que vous vous gĂȘniez fur ce point. Tout ce qui vous est cher acquiert „ des droits fur mon cƓur ; votre amie ne Ă­ E MI L A D Y CatESBY. Z 79 ĂĄj peut ĂȘtre une personne indiffĂ©rente pou r „ moi. Ah, lady Juliette, lorsque vous au- j, rez lu , fi vous ne me pardonnez pas , vous j, n’avez jamais aimĂ© celui qui vous aimera i, toujours „j Histoire de milord d'0ÂŁfery. Lorsque lady Charlotte Chester eut donnĂ© au duc de Penbroke une prĂ©fĂ©rence que mes foins & mon attachement m’avoicnt sait e& pĂ©rer, je voulus m’éloigncr d’elie , & je paf. sai en France. J’étois vivement touchĂ© de fa perfidie; elle me porta Ă  Ă©viter les femmes; je jugeai de toutes, par la feule que j’avois examinĂ©e ; je pensai que l’intĂ©rĂȘt'& la vanitĂ© Ă©toient les uniques poisons dont elles fuifent susceptibles. Je m'armai donc contre elles de la connoiiĂŹanee que je croyois avoir acquise de leur ame, & remployai avec succĂšs pour me garantir de leurs charmes. On me prĂ©fentoit Ă  la cour; Ă  la ville, comme un sauvage qui joignoit Ă  la fĂ©rocitĂ© attribuĂ©e Ă  fa nation , un Ă©loignement rĂ©voltant pour des goĂ»ts adoptĂ©s & des usages rĂ©gns. Ma sagesse paroiflĂČit ridicule , fur - tout dans l’ñge oĂč l'on est convenu de fe livrer Ă  tous les dĂ©rĂ©gletnens dont on croit qu’iĂ­ peut ĂȘtre l’excufe. Je ne fais jrafqu'oĂč l’indul- gence des François s’étend fur cet article. Ici j’ai vu bien des gens qui, pour avoir trop B b ij 230 Lettres espĂ©rĂ© de cette excuse. n’ont pu dans leur maturitĂ© faire oublier leur jeunesse. Six mois aprĂšs mon dĂ©part de Lon Ires » nv n frere aine fut tuĂ© fur mer, & le second mourut en EcoĂ­ĂŹe d’une chiite qu’il fit Ă  la chaise. Ma fortune devint Ă©gale Ă  celle d u duc de Penhroke ; je pensai que la ducheise se repentiroit peut - ĂȘtre d’avoir prĂ©cipitĂ© son choix. Le regret dont j’imaginai qu’elle se- rott pĂ©nĂ©trĂ©e, fut 'avantage le plus rĂ©el que je crus trouver en hĂ©ritant des titres & des biens de ma maison. Mon sĂ©jour en France ne m’îta point les impressions que j’y avois apportĂ©es les femmes m’y parurent charmantes; mais l’idĂ©ede lady Charlotte &le souvenir de son inconstance me dĂ©fendirent contre !'amour. Je revins en Angleterre, dĂ©gagĂ© de ma passion , mais sensible encore au regret de m’y ĂȘtre abandonnĂ© Lavuede la duchdĂ­e me chagrina, &me fit Ă©prouver une sorte d’entiui qui me donna du dĂ©goĂ»t pour Londres. Je rĂ©solus de m’en Ă©loigner encore, & je me prĂ©parois Ă  revoir l’Itaiie , quand d’Or- mond, instruit de mon retour , me pressa d’al- 3er ie voir Ă  Erford. Je m’y rendis, croyant y passer peu de jours.; mais je trouvai dans vos yeux i’attraitdatteur qui devoit me fixer dans. ma patrie, & me rĂ©concilier avec le sexe aimable dont lady Juliette est l’ornement. Vous fĂźtes naĂźtre dans mon cƓur des senti mens bien nouveaux pour moi; ils in’apprirent que jt DE MI LA D Y qATEÎBY. ZZl n’avois point aimĂ© lady Charlotte, & que la vanitĂ© blessĂ©e peut exciter dans notre ame tous les regrets qui semblent naĂźtre de i’amour trahi ou mĂ©prisĂ©. D’Orsey vous importuna bientĂŽt par ses empreffemens ; son exemple m’essraya ; sĂ©loi- gnement que sa tcndreĂ­ie vous donna pour lui, me fit mettre tous mes foins Ă  vous cacher la mienne. EcoutĂ©, prĂ©fĂ©rĂ© comme ami, jecraignois de paraĂźtre comme amant il m'Ă©- - toit si doux d’avoir votre confiance, d’ëtre de moitiĂ© de vos amusĂšmens , de vous voir fans cesse fans vous donner d’ennui ni vous inspirer de contrainte , que je n’osois risquer de perdre ce bien , en vous dĂ©couvrant le dessein de vous plaire. Quelquefois il me sembloit que vous me deviniez. J’oubliai un jour que je n’étois pas en droit de me montrer jaloux ; je vous laissai voir du dĂ©pit, dç shu- meur. Mon trouble vous toucha , il vous toucha trop mĂȘme... Que je sens de plaisir Ă  me rappelles ces premiers iussans de mon bonheur, ccs tems heureux oĂč , fans vous l’avouer peut- ĂȘtre , vous partagiez toĂșs les mouvemens de mou ame ! Ils font passĂ©s , ces momens dĂ©licieux, & ladv Juliette ne s’en souvient plus. Avec quelle peine je renfermois en moi- mĂšme des sendmens si vifs , si tendres ! Combien le souvenir de lady Charlotte m’intimi- doit ! Je ne considĂ©rois plus son changement sous le mĂȘme aspect j depuis que je vous ai- B iij A8S Lettres mois, j’excufois la lĂ©gĂ©retĂ© de milady Pen-. jbroke ; il me fembloit que je n’avois point en moi ce charme attirant qui fait naĂźtre l’amour & le rend confiant. J’osai parler enfin ; mes 'vƓux surent comblĂ©s. Vous consentiez Ă  me donner votre main; tout m’annonçoit des jours heureux dans l’ivreffe de ma joie, trop prompt Ă  me flatter , j’ajoutois dejĂ  au bonheur dont je jouissais, la fĂ©licitĂ© suprĂȘme qui m’étoit promise,quand je fus invitĂ© aux noces de Portltmd. Je ne fais quel preĂ­fentimentfejoignoitĂ la douleur que je sentois en m’cloignant de vous;mais je partis d’Erford, accablĂ© du regret de vous quitter. HĂ©las , ce chagrin Ă©toit le tride prĂ©sage du malheur qui devoir m’arriver !... Avant que j’entre dans le dĂ©tail humiliant de l’aventure fatale qui nous sĂ©para, permettez-moi d’im- plĂłréï votre indulgence... Mais comment espĂ©rer de vous toucher, fi vous ne m’aimez plus, si ma vue vous effraie, si vous m’avez fermĂ© pour jamais ce cƓur autrefois si tendre pour moi, si sensible Ăąmes moindres inquiĂ©tudes ! Que de sermens vous trahissez , si le foin de mon bonheur ne vous intĂ©ressĂ© plus ! Quoi , cette passion si chere ! ces plaisirs si-purs qu’elle nous fit goĂ»ter, ne peuvept-ils ranimer en vous une Ă©tincelle de ce feu ?... Ah, remettez fur vos yeux le bandeau de l’amour ; qu’il vous cache mes fautes , & ne vous laisse voir Hue mon repentir. Je retournais Ă  Erford qvec la-vitesse & DE MILADÏ CATESBY. Z8Z rimpatience d’un amant qui va revoir ce qu’il aime, iorsqu’en passant Ă  Midleiex > je rencontrai Mouron, benne t. Andson, Lindsey , & plusieurs jeunes gentilshommes avec lesquels javois Ă©tĂ© Ă  runiversitĂ©. A Pexception de Monfort qui Ă©toit mon ami , j’tvois peu revu les autres t ils avoient arrĂȘtĂ© Abraham qui courait devant moi, & m’arrĂšurent austi Ă  la poste, oĂč ils m’attendoient. Ils revenoient de la chasse, & soupaient tous chez Monfort, dont la mers avoit une maison dans ce lieu. fut impossible de rĂ©sister Ă  leurs priĂšres , ou, pour mieux dire, Ă  leurs importunitĂ©s ; ils m’obligerent d’accepter un souper qui ne me promettait aucun agrĂ©ment, & me privoitdu plaisir d’arriver assez tĂŽt Ă  Ersord pour vous voir au moins un instant. C’étoit des heures dĂ©robĂ©es Ă  i’amour ; je les perdois Ă  regret, & n’en fis le sacrifice qu’avec une extrĂȘme rĂ©pugnance. La mere de Monfort Ă©toit partis le matin pour Londres, oĂč une affaire pressante l’avoit appelles ainsi notre souper de- venoit une de ces parties libres & bruyantes , oĂč l'on s’étourdit en parlant tous Ă  la fois, qui finissent par des paris ridicules oĂč ruineux, souvent mĂȘme par briser les meubles, & s’égor- ger fur leurs dĂ©bris. L’ennui me saisit dĂšs le premier service , il augmenta de plus en plus ; l’in- supportable joie des convives , LĂ©clat de leurs voix & le dĂ©sordre de leurs propos me firent maudire cent fois l’inĂ­tant oĂč je les avois ren- Ă­ib iv LettrĂ©s Z84 contrĂ©s. Le sang froid que je conservois parmi ces extravagans , ajoutoit au dĂ©goĂ»t qu’ils m’inspiroient je m’en apperçus;& voulant tirer quelque parti de la dĂ©sagrĂ©able situation oĂč je me trou vois , /imaginai que le seul moyen de la sentir moins , Ă©toit de m’efforcer de perdre une partie de ma raison. Je ne pouvois plus espĂ©rer de vous voir en arrivant ; je rĂ©solus donc de faire comme les autres , & je me prĂȘtai Ă  leur folle gaietĂ©. Ce projet me rĂ©ussit, je commençai bientĂŽt Ă  trouver mes anciens camarades un peu plus supportables. La conversation varioit & n’étoit guera suivie ; elle tomba sur les femmes , on en parla avec plus de vivacitĂ© que de dĂ©cence les uns les exaltoienc, les autres les dĂ©chiroient, Lindsey, naturellement sensible & honnĂȘte, les dĂ©fendit avec chaleur il ramena Ă  l’opi- nion oĂč il Ă©toit, que la douceur d’ëtre aimĂ© d’une feule Temporte de beaucoup furie plaisir de mĂ©dire de toutes. On se rĂ©unit donc pour louer ces ĂȘtres charmans, auxquels le ciel remit le pouvoir de nous rendre heureux. L’uii parloir de leur beautĂ© dont battrait a tant de force fur nos cƓurs, l’autre yantoit leur esprit plus sĂ©duisant encore , la finesse de leur goĂ»t, & la dĂ©licatesse de leurs senti mens. Mon- fort tout seul soutint que l’esprit naturel & PingĂ©nuitĂ© surpajsoient le savoir & les talens qu’on faisoit RequĂ©rir aux femmes , & que »L MI L A D Y CĂąTESBY. Z8s la plus simple Ă©toit!a plus aimable. On disputa contre lui > il s’ohstina;&pour prouver ce qu’ii avanqoit, il envoya dire Ă  la gouvernante de fa sƓur, de venir avec elle. II falloir ĂȘtre auíßß peu capable de rĂ©flexion qu’il l’étoit alors, pouc exposer sa sƓur Ă  paroĂ­tre au milieu de dix ou douze jeunes foux , peu en Ă©tat de songer- Ă  ce qu’ils dĂ©voient Ă  son sexe & Ă  son Ăąge. Eli attendant qu’on ramenĂąt, Monfort nous apprit Hue depuis la veille seulement elle Ă©toitsortie de la maison oĂč elle avoir Ă©tĂ© Ă©levĂ©e j il fit Ă©clater l’amitic la plus vive pour elle , A nous as. sura que persopue ne pouvoir ĂȘtre plus simple ni plus aimable. Miss Jenny vint alors confirmer par fa prĂ©sence les louanges que son frere donnoit Ă  l’ingĂ©nuitĂ©. Son air annon- çoit ce caractĂšre , il Ă©toit doux , modeste ; une figure noble, gracieuse dans tous ses mou- vemens , rĂ©paroit en elle le dĂ©faut de rĂ©gularitĂ©. Elle avoir cet agrĂ©ment que donne la fraĂźcheur de la premiere jeunesse ; & ses traits, fans ĂȘtre beaux,'oiĂ­roient quelque chose de touchant. Elle prit sa place auprĂšs de Mon- fort; & par loutniĂ­sion pour ses ordres rĂ©itĂ©rĂ©s, elle fit raison Ă  ses amis des santĂ©s qu'ils lui portoient tous Ă  la fois. Sa vue avoir ranimĂ© leur joie; il Ă©toit heureux pour elle que son extrĂȘme simplicitĂ© lui dĂ©robĂąt une partie des transports qu’elle excitoit , & des expressions dont on se servoit pour vanter ses charmes. Sir Bennet s’empara de Ă­a gouvernante ^ Lettres 386 Ă­k la mit bientĂŽt hors d’état de veiller fur ft jeune Ă© eve. Mis Jenny, ennuyĂ©e d’un monde auquel elle n’étoit point accoutumĂ©e, insista fur la permission de fe retirer j elle l’obtint avec peine , & nous quitta avec plus de plaisir qu’elle n’en avoir senti Ă  nous voir. Quelques momens aprĂšs, Ă©tourdi par le bruit, fatigue de chaleur , je me levai pour prendre l’air , dont je n’avois jamais eu tant dc besoin je sortis de la salle, & me trouvai dans un vestibule dont la lumiĂšre finissoit. J’en apper- qus dans l’éloignement Ă­ & dirigeant mes pas de ce cĂŽtĂ© , je traversai une longue enfilade de pieees ; je parvins a un grand cabinet oĂč j’en- trevis une femme je n’eus pas le terris' de la bien distinguer , un mouvement qu’eile fit renversa une petite table sur laquelle Ă©toĂ­t une seule bougie, qui s’éteignit en tombant, Au son de voix de Cette femme, Ă  ses questions, je la reconnus pour miss Jenny; je me nommai, & la priai de vouloir bien me faire conduire au jardin ; elle me rĂ©pondit 'qu’elle alloit sonner pour avoir de la lumiĂšre. Dans la profonde obscuritĂ© oĂč nous Ă©tions , il lui fut impossible de trouver le cordon de la sonnette ; cet appartement lui Ă©toit presque aussi Ă©tranger qu’à moi. Cependant elle cher- choit Ă  se rappelles de quel cĂŽtĂ© la cheminĂ©e Ă©toit placĂ©e , & nous nous efforcions l’un & 'l’autre de la trouver. Mon embarras, & le peu de succĂšs de nos recherches, lui parut r de mi lad y Catesby. 387 plaisant; elle se mit Ă  rire de si bon cƓur, que Ă­a gaietĂ© excita la mienne. La jeune miss n’étoit guere plus Ă  elle que moi - meme \ elle appelloit , mais en vain; les gens Ă©toient trop Ă©loignĂ©s du lieu oĂč nous nous trouvions , pour pouvoir nous entendre. En marchant au hasard, nous nous heurtions tous deux ; miss Jenny redoubloit ses ris , badinoit de mon inquiĂ©tude, & mille plaisanteries enfantines me Ă­orçoient Ă  rire auíßÏ. DĂ©terminĂ©s tous deux Ă  finir ce jeu , nous convĂźnmes d’abandon- ner l’espĂ©rance de nouS faire entendre, & de nous en tenir Ă  trouver une porte qui con- duisoit Ă  une espece de galerie, de laquelle on palToit au jardin ; nous nous orientĂąmes de notre mieux. Miss Jenny me prit par la main ; & se conduisant de meuble en meuble , elle reconnut la place oĂč elle Ă©toit d’abord ; elle m’avertit que la porte devoir ĂȘtre vis-Ă -vis de nous; elle s’avança', & je la fuivois. Malheu- Yeusement elle s’embarrassa dans la table qu’elle avoit renversĂ©e , & tomba rudement. Sa chiite entraĂźna la mienne ; bientĂŽt de grands Ă©clats de rire me prouvĂšrent qu’elle ne s’étoit point blessĂ©e. L’excĂšs de son enjouement me fit une impression 'extraordinaire ; il m’enhardit j l’é- garement de ma raison passa jusqu’à mon cƓur. LivrĂ© tout entier Ă  mes sens , j’oubliai mon amour, ma probitĂ©, des loix qui m’a^ voient toujours Ă©tĂ© sacrĂ©es , la sƓur de mon -mi. Une fille respectable ne me parut, dans ZZ8 Lettre cet instant qu’une femme offerte Ă  mes dĂ©sirs , Ă  cette paĂ­sion groisiere qu’allume le seul instinct. Un mouvement impĂ©tueux m’em- porta , j’ofai tout, j’abufai cruellement d u dĂ©sordre & de la simplicitĂ© d’une jeune imprudente, dont Finnocence causa la dĂ©faite. A peine ce moment d’erreur fut-il passĂ© , que ma raison reprenant tous ses droits, je vis ma faute dans toute son Ă©tendue. Miss Jenny revenue Ă  elle-mĂšme, remplilfoit Fair de ses cris, gĂ©missoit, fondoit en larmes, & par fa juste douleur ajoutoit encore Ă  la mienne. La lune vcnoit de fe lever; & la lumiĂšre qu’elle commençoit a rĂ©pandre, me fit appercevoir cette porte, dont la recherche nous avoit Ă©tĂ© si fatale Ă  tous deux. Confus, honteux, dĂ©sespĂ©rĂ© , je ne songeai qu’à m'Ă©toigner. Je sortis de ce cabinet qui me fajfoit horreur; & passant de FeutrĂ©e du jardin dans la cour oĂč mes gens m’attendoient, je montai brusquement dans ma chaise, & repris !a route d’Erford, pĂ©nĂ©trĂ©* d’un chagrin dĂ©vorant, que toutes mes rĂ©flexions aigriifoient encore. Qu’il fe renouvella vivement Ă  votre aspect! Avec quelle bontĂ© votre cƓur gĂ©nĂ©reux s’y intĂ©ressa! Que de tendres questions! Qu’elles me firent sentir de remords ! Combien je me haif- sois, en songeant que j’avois pu vous trahir! Cependant le plaisir de vous voir, d’ùtre fans cesse auprĂšs de vous, de penser que vous m’ai- Hjie2j l’idĂ©c de mon bonheur prochain; un DE JULADÏ CĂĄTÏSÍÏ. Z 89 charme invincible attachĂ© Ă  vous , Ă  vos regards , Ă  vos discours, tout etfaqoit ma tris. teise. Je commenqois Ă  regarder mon aventure comme une foibleise dont le souvenir pouvoit fe perdre, lorsque ses funestes suites me le rappellerent avec force , & m’obligerent de subir la peine de mon imprudence. ... Eh, quelle peine ! Ah » si vous rn’avez aimĂ©, si vous avez daignĂ© me regretter , jugez de mes tourmens par les vĂŽtres ! Jugez de ma douleur, en m’arrachant Ă  vous, Ă  vous que j’adorois !. .. que j’adorerai toujours, de quelque façon que vous puistiez me traiter! Vous devez vous souvenir, madame, qu’un Courier me sit demander la veille de mon dĂ©part d’Er- ford; il m’apportoit une lettre. Elle Ă©toit de miss Jenny, & voici ce qu’elle contenoit. ' Lettre de miss JennyMonsort, Ă  milord comte d'OJJery. La malheureuse soeur de votre ami , la triste Jenny Monfort , est perdue , dĂ©shonorĂ©e par Imprudence de soufrera, par la votre , milord , & plus encore par la sienne. Elle vous l'apprend fans savoir ce qu’elle espere de sa dĂ©marche ; elle rĂŹa rien exigĂ© de vous s vous ne lui avez rien promis, Qitel droit lui est-il permis de rĂ©clamer ? Et pour ~ tant st vous l'abandonnez , » ’ aurez-vous rien Ă  vous reproches ? Je destre ardemment votre rĂ©- Lettres ponse. Si elle n'adoucit point ma situation j, je h’ ai j tendrai sas que ma honte paroisse Ă  tous les ytuxt Le Jeul moyen qui peut m'en faire Ă©viter L Ă©clat s'est dĂ©jĂ  prĂ©sentĂ© Ă  mon esprit . J’enjeveliraĂŹ avec moi ce funejte secret , N personne ne vous repro- chera jamais le malheur ni la mort de Jenny Mon- fort. Peignez-vous mon Ă©tat, madame, aprĂšs cette lecture; songez dans quelles rĂ©flexions je paĂ­lĂĄi cette nuit, la derniere dĂ©mon sĂ©jour Ă  Ersord. je formai mille projets; ma raison les dĂ©truisait Ă  mesure qu’iis s’offroient Ă  mon imagination ;je voulois aller trouver Monfort, lui apprendre mon malheur , abandonner Ă  fit sƓur la moitiĂ© de mon bien , tout mĂȘme. Eh , que m’étoit la fortune fans vous ! Mais Ides quel front proposer Ă  mon ami une rĂ©paration qu’en pareil cas je n’aurois point acceptĂ©e l AprĂšs savoir offensĂ© , devois-je l’insulter Ă­ risquer de devenir PassaffĂźn d’un homme dont j’avois dĂ©shonorĂ© laiƓurĂ­'Ehpuis, madame,- eh puis , cette innocente crĂ©ature quj m’aĂ­loit devoir son ĂȘtre , m’étoit-il permis de la placer au rang des malheureux, de la livrer Ă  la basseĂ­le ? INPapporteroĂŹt-elle pas en naissant un droit de se plaindre de moi, de mĂ©priser Pau-* teur de les jours ? La fin de la lettre de miss Jenny m’effrayoit au milieu de mes agitations, de mes regrets. PĂ©nĂ©trĂ© de mon amour pour vous, dĂ©sespĂ©rĂ© de vous perdre, je pris lĂš DE M I L A D Y CaTESBY. 39 t parti de n’écouter que l’honneur, & d’iramoler mes plus chers intĂ©rĂȘts Ă  une personne dont PĂ©tat exigeoit ce cruel sacrifice. Que de combats! combien me coĂ»ta ce pĂ©nible effort ! C’étoit vous que j’abandonnois ! C’étoit Ă  vous qu’il falioit renoncer ! J’allai vous chercher pour rĂ©pandre ma douleur dans votre sein , vous confier mon Ă©garement, mes desseins, vous demander des conseils , de la consolation ; mais mon projet s’évanouit Ă  votre vue. Comment vous faire un tel aveu? L’affreuse vĂ©ritĂ© ne put sortir de ma bouche ; je isolai mĂȘme vous donner une lettre que j’avois Ă©crite dans le tumulte de mes pensĂ©es ; je m’é- loignai, je quittai Erford , & je me sĂ©parai de vous, dans ta ti ifte persuasion de ne vous revoir jamais. Je laissai ma lettre Ă  Abraham,avec ordre de vous la remettre quand je serois parti; L joignant le messager de miss Jenny qui rn’atten- dok Ă  la poste, je pris avec lui la route de Midlesex, d’oĂč je me rendis chez Monfort. La violence des mouvemens qui m’agĂ­toient, ressort que je me faisois pour cacher mon tremble, me causoient une chaleur brillante; j’étois dans une espece d’ivreĂ­fe, & me con- noilsois Ă  peine. En arrivant je demandai Monfort; il Ă©toit Ă  Londres ; on me conduisit chez fa mere. AprĂšs quelques raomeiis de conversation , je parlai de miss Jenny; & lĂąchant dĂš lady Monfort qu’il n’y avoĂŹt encore aucun projet formĂ© pour son Ă©tablissement, je la de- Lettres Z-L mandai. Ma proposition fut reçue avec aĂ­Ă­- tant de joie que de surprise; lady Monfort rPespĂ©roit pas pour miss Jenny un parti aullt riche que je l’étois; quoiqu’elle fĂ»t nĂ©e polir occuper le rang oĂč j’offrois de la placer, soit peu de fortune sembloit l’en Ă©loigner, Sa meref me conduisit Ă  son appartement, & m’annonç* comme un amant qu’il falloit traiter en Ă©poux * puisqu’il alloit le devenir. Miss Jenny rougit en me voyant; elle bailla les yeux avec une contenance triste & timide ; mon embarras Ă©gaioit le sien. Suivant l’usage, on nous laissa seuls ; la honte me mit Ă  ses pieds ; la recon- noissancc la Ët tomber aux miens ; nous ne pĂ»mes nous parler ; des soupirs & des larmes furent les uniques expressions de nos cƓurs-. Je pris jour avec lady Monfort pour dreder leS articles ; & feignant une aft’aire indispensable & pressente, je partis pour Londres. J'arrivai chez moi dans un accablement extrĂȘme ij’étois pĂ©nĂ©trĂ© de ma douleur, & plus encore de celle oĂč je vous croyois livrĂ©e. Eli entrant dans mon cabinet, la vue d’une estampe destinĂ©e de votre main frappa mes yeux- je ne pus rĂ©sister aux mouvemens qui s’éte- verent dans mon cƓur ; je me livrai Ă  m fureur , & poussai des cris qui attirĂšrent mes gens autour de moi. Une espcce de frĂ©nĂ©sie m’îta Pusage de mes sens ; je ne fais ce qui m'arriva pendant long-tems ; je ne sentois ni mon mal, ni le danger de mon Ă©tat. Mes esprits JDÉ 51 I L A D ĂŻ C A T E S B Y. Î9Í prits aifoiblis par la violence de mes transports , par les secours de sart, m’avoient rĂ©duit dans une forte d’enfance. Monfort ne me quittoit pas ; ce qu’il avoit appris de mes intentions pour fa sƓur, redoublent son attachement, & rendoit les foins plus tendres & plus empressĂ©s II s’applaudilfoit de la fantaisie qu’il avoit eue de la faire paroĂźtre Ă  ce souper; il pensent qu’elle m’avoit inspirĂ© de l’a- monr, & le pensent aved transport; ses discours fur ce sujet renouvelloicnt tous mes regrets. Je me rĂ©cabis en n n , & j’époufai miss Jenny. Que j’eus de peine Ă  retenir mes larmes aux pieds de ces autels oĂč j’avois cru recevoir des mains du ciel la feule campagne qui pouvoit faire le bonheur de ma vie !. -. AprĂšs m’en avoir privĂ©-, il a voulu me le rendre, ce ciel bienfaisant; mais elle a changĂ©, elle est devenue fiere, ingrate, inhumaine j elle ne veut point pardonner. Je partis pour le comtĂ© d’Herney, oĂč jd conduisis une femme jeune, douce, sensible, re. connoiliante , aimable peut-ĂȘtre. Mais ce n’étoit pas lady Juliette ; ce n’étoit pas la femme Ă©lue de mon cƓur, celle que j’aimois toujours, Ă  ĂŹa quelle il ne me restoit plus Ă  consacrer que de tristes soupirs & d’inutiles regrets, Miiady d’OiĂ­ery donna le jour Ă  une fille Ă­ fa vue fit passer dans mon cƓur le seul mouvement de joie que j’aie senti loin de vous. Aimable petite innocente ! combien ds tests Tome L Ce ZS>4 Lettres l’ai-je baignĂ©e de mes larmes , en m’applau- diĂ­Tant pourtant d’avoir rempli mes devoirs Ă  son Ă©gard ! Ah, que de tendrelfe elle de- vroit Ă  son pere , fi elle saVoit jamais Ă  quel prix il lui donna son nom j Je paĂ­sois les entiers dans les bois, pour m’éloigher de lady d’O'fery ; je craignais fa prĂ©sence z ses attentions me gĂȘnaient » j’avois pour elle les Ă©gards de l’amitiĂ© , & non pas les foins de ì’amour. Je lui devois davantage ; mais comment lui donner un cƓur que vous poĂ­sĂ©diez tout? Je crus pouvoir rĂ©parer par ma gĂ©nĂ©rositĂ© la froideur de mes sentimens. Prompt Ă  lui procurer des plaisirs que je ne partageais point , je lui donnais des fĂȘtes, je 1 accablais de prĂ©fens, elle disposoit Ă  son grĂ© de ma fortune, tout lui Ă©tait prodiguĂ©, elle paroiiibit contente, & je la croyois heu- reuf.' le te m s m'apprit qu’elle ne fĂȘtait pas plus que moi. Quelquefois je voulois vous Ă©crire, vous ouvrir mon ame, vous instruire des raisons de ce mariage, duquel vous deviez avoir Ă©tĂ© si surprise. Mais c’étoit ma femme , c Ă©tait la mere de ma fille , dont il fallait rĂ©vĂ©ler la foiblefle eh puis, comment, vous avouer qu’il avait Ă©tĂ© un instant dans ma vie oĂč j’avois pu manquer Ă  cette probitĂ© premier fondement de f estime dont vous m’aviez honorĂ© ? Milord Exeter , mon ami depuis l’en- fĂ­uice, Ă©toit le seul qui connĂ»t mon attache- DE MlLADÏ CATÉSBt Z9s Ă­hent pour vous il le connoiĂ­Ă­oit long-tems avant vous-mĂȘme. C’eĂ­t Ă  lui que je m’adres- sai pour ĂȘtre informĂ© de ce que vous faisiez. J’appns que vous Ă©tiez reliĂ©e Ă  Erford que tous y pleuriez la mort de votre frcre... Ah, pardonnez Ă  ['amour dĂ©sespĂ©rĂ© ia hisarre contrariĂ©tĂ© de ses voeux ! Que n’aurois - je pas donnĂ© pour vous rendre tranquille, heureuse! Et pourtant je Ă­Ă©ntois de la douceur Ă  penser que vous Ă©tiez Ă  Frsord 5 que vous y Ă©tiez feule, que vous y pleuriez; que peut-ĂȘtre j’avois part k vos larmes ; que parmi ces regrets donnĂ©s a la perte d’un frere chĂ©ri, quelques soupirs s'Ă©chappoient vers Pamant qui vous adoroit. Votre retour Ă  Londres me causa lesplos vives inquiĂ©tudes; vous receviez les viiites du duc de Suffolk ; jaloux , injuste, je tremblois qu’il n’obtĂ­nt un bien auquel je ne pouvois plus prĂ©tendre. je recevois chaque semaine un dĂ©tail cir- cork; 'ru’ie de toutes vos dĂ©marches cette es?s de commerce indirect que je semblois en ctenir avec vous, Ă©toit le seul plaisir oĂč je iulse encore sensible. Que ces dĂ©tails touchoient mon cƓur ! combien ils redou- bloient mon estime & mon attachement ! Quelle femme jamais se conduisit Ă  votre Ăąge avec tant de prudence, sut allier si bien la sageĂŹTe austĂšre, ĂĄ l’aimable gaietĂ© , Tubage du monde ! Quelle autre podĂ©da jamais au naĂ©rne degrĂ© ces vertus douces , charme C c ij 3 96 Lettres de la sociĂ©tĂ© ! cette indulgence qui sait aimer en vous la supĂ©rioritĂ© dont vous craignez Ï’é- c!at !... Ah, ladv Juliette! est-ce feulement pour vous taire admirer que le ciel rĂ©pandit fur vous ses dons les plus flatteurs? II a Ă©tĂ© un teins oĂč vous croys z ne les avoir reçus que pour me rendre heureux. AprĂšs une annĂ©e de sĂ©jour Ă  Herney , lady d’Oifery fut attaquĂ©e d’uti mal qui fembloit annoncer la consomption ; de prompts secours ĂŹa rĂ©tablirent un peu. Mais au commencement de l’hivcr, elle retomba dans une langueur qui fit craindre pour fa vie. Son danger & Ă­a douceur pendant le .cours de fa maladie me touche rent ; je devins assidu prĂšs d elle. En rĂ©flĂ©chiifant fur ma conduite, je craignis de savoir chagrinĂ©e ; je redoublai de foins & Abstentions pour estimer l'imprestĂŹon que mon indiflĂ«ience avoir pu faire fur son esprit je ne fortois point de iĂĄ chambre , je lui prĂ©- iĂšntois moi-mĂšme tous les mĂ©dicamens propres Ă  la soulager. Je sentois alors la force du lien qui nous unitfoit, je n’en avois pas rempli tous les devoirs, & je me le repro- chois amĂšrement. je l’aidois un jour Ă  marcher dans une galerie oli elle avoir dĂ©lirĂ© d’elfayer de fe promener ; fa foiblelfe la forçoit Ă  fe jetter entiĂšrement dans mes bras. AprĂšs avoir fait quelques pas, elle rentra dans fa chambre , s’aĂ­ĂŹĂŹc j & toujours appuyĂ©e fur moi, elle fen- DE M I L A D Y CATESBY. 397 tit que je la preflois doucement. Elle fit un mouvement de surprise, me regarda attentivement; & voyant dans mes yeux des marques d u plus grand attendrissement, elie prit une de mes mains , & l’arrosant de ses larmes je fuis bien malheureuse, me dit-este , de vous causer tant de peine , j’étois destinĂ©e Ă  vous affliger. Faufil que ''excite votre douleur ! HĂ©las , mon Ă©tat Ă©leveroitune flatteuse espĂ©rance dans un cƓur moins gĂ©nĂ©reux que le vĂŽtre ! Ma mort va rompre des liens qui vous contraignent, une chaĂźne dont le poids vous accable , fous lequel vous gĂ©missez. Une forte inclination avoir prĂ©venu votre ame ; je n’ai pas droit de m’en plaindre nia reconnoiflance en est plus grande mais pardonnez, milord, pardonnez mes pleurs* c’est la premiers fois que j’ose en rĂ©pandre devant vous. J’ai renfermĂ© mes cruelles peines vos bontĂ©s, l’attendrilsement oĂč je vous vois, ma nu prochaine, m’arrachcnt l’aveu d’un icn- timent que vous n’avez pu partager. Tant d’é- gards, de bienfaits pour me dĂ©dommager de l’amour que vous me refusiez, en me faisant admirer, respecter l’époux que j’adorois * ont fans cesse aigri le regret de ne pouvoir lui plaire. Je souhaite , continua-t-elle , que celle dont le souvenir m’a fermĂ© votre cƓur, ait conservĂ© pour vous une tendrefl'e digne de votre constance. J’ai cru devoir vous cacher m-n attachement, vous en Ă©pargner les preuves la crainte de vous ĂȘtre importune m’a fait Ă©tou& Cg iij 39 § Lettres fer j’usqu’aux mouvemens de ma reconnoissan- ce. Soutirez qu’elle Ă©clate dans ces derniers ins- tans. Vous avez sacrifiĂ© Ă  l’honneur d’utie fille infortunĂ©e un bien qui vous Ă©toit cher. Puis- siez-vous le recouvrer quand elle ne fera plus;& puissent mes vƓuxardens attirer fur vous toutes les bĂ©nĂ©dictions de ce ciel qui m’entend. qui m’anpelle, & d’oĂč j'efpere bientĂŽt veiller au bonheur de mon gĂ©nĂ©reux bienfaiteur, de celui qui a daignĂ© faire un si grand effort pour ne pas m’abandonner Ă  la honte dont la mort mĂšroe n’auroit pu me garantir ! Aimez ma fille, aimez-la , milord, & oubliez les maux que fa malheureuse rnere vous a causĂ©s. Milady d’Of- sery pouvoit parler sans crainte d’ëtre interrompue ; chaque mot qu’elle prouonçoit Ă©toit un trait douloureux qui me perçoit le cƓur. Je Pavois nĂ©gligĂ©e ; le tĂȘtus ne Ɠ’offroit plus de moyens de rĂ©parer, par une conduite plus tendre, cette longue indiffĂ©rence qu’elle avoit trop sentie. Ah , madame , qu’il eft affreux d’avoir tort, & que ceux qu’on offense se trouve, roientvengĂ©s , s’ils pouvoient comprendre ì’ef- fet terrible des remords fur un cƓur sensible & vertueux ! J’avois fait venir de Londres les docteurs Lereins & Harrison. Par mes soins mfiady d’Offery raisembioit autour d’clletous ceux qui pouvoient inspirer de la confiance dans leur art. Ce n’est pas Ă  vous , madame, Hue je crains d’avouer le dĂ©sir ardent que j’a- vois de la sauver; mais ni fa jeunesse, ni las secours de Part, ne purent la tirer d’un Ă©tat DE MILADY CaTESET. Z99 tout-Ă -fait dĂ©sespĂ©rĂ©. Je la perdis, elle expira dans mesibrasi& malgrĂ© les assurances qu’on me donna de l'efpece de sa maladie , maladie nĂ©e avecelĂ­e, & que !a dĂ©licatesse de sa constitution ne pouvoir lui faire supporter plus long-tems, je me regardai avec douleur comme une des causes de fa mort, je me rappelions fans cesse ce qu’elle m’avoit dit je 11e pouvois me consoler de n’avoir pas eu assez de force fur moi-mĂ«me pour feindre au moins , & lui cacher qu'une autre occupoit mon cƓur. Mais lorfqu'on a perdu tout espoir d’ùtre heureux, pense-t-on pouvoir quelque chose pour le bonheur d’un autre ? A mesure que ce triste spectacle s’effaçoit — de ma mĂ©moire, je songeais avec transport que vous Ă©tiez libre encore je me flattois qu’uit amour si tendre n’étoit point Ă©teint que vous en conserviez le souvenir, que ma vue & !e rĂ©cit fĂ­ncere de mon aventure pourroient le ranimer. La connaissance de votre caractĂšre ai- doit Ă  me tromper. Je lui avouerai tout, me difois-je ; elle m’écoutera, elle me plaindra, elle me pardonnera.,. Que vous avez cruellement dĂ©truit ces douces illusions ! Comme je n’avois quittĂ© Londres que pour vous Ă©pargner la dĂ©plaisir d’y rencontrer une femme portant le nom que vous aviez daignĂ© ĂȘ choisir en vous dĂ©terminant Ă  enjehanger, j’y retournai trois mois aprĂšs la mort de lady d’Oi- fery. Avec quelle ardeur je me rapprochons dçs Ç c iv Lettres 400 ĂŻieuxque vous habitiez ! Quel dĂ©sir vif de vous voir, de vous parler, d’entendre le son flatteur de cette voix chĂ©rie !... J’arrive ; je cours vous chercher. En pailĂ nt devant la porte de la duchĂ© lie de Ncucaste!, j’apperçois des gens Ă  votre livrĂ©e , j’apprends que vous ĂȘtes chez elle ; mon empressement me cache l’impru- dence de ma dĂ©marche ; j’entre, je vous vois, vous me reconnoiĂ­Tez, Quelle trouble fur votre visage ! quel dĂ©dain dans vos yeux ! Vous saisissez un prĂ©texte , vous sortez , & je reste immobile , pĂ©nĂ©trĂ© de douleur & forcĂ© de m a- vouer que j’ai mĂ©ritĂ© ces mqrques d’un mĂ©pris qu’il m’est impossible de supporter, je me prĂ©sentai en vain Ă  votre porte ; je vous Ă©crivis en vain mes lettres constamment refusĂ©es, mes efforts pour vous voir rendus inutiles par vos prĂ©cautions, toutes mes tentatives fans succĂšs , me firent dĂ©sespĂ©rer d’appaifer votre colĂšre. Je n’obtins de compaĂ­sion que de Betty; mais elle Ă©toit fans crĂ©dit auprĂšs de vous. La» Jile n’osa s’intĂ©reiĂŻer ouvertement pour moi, dans la crainte de dĂ©plaire Ă  lady Henriette, Enfin , mettant le comble Ă  vos rigueurs, vous partĂźtes, & peu de te ms aprĂšs je vous suivis. Halifax venoit d’acheter une terre ici; j’y vins avec lui. Je vous Ă©crivis avec quelle fiertĂ© vous Ă­ivez reçu ces tĂ©moignages de ma tendrelfĂš ! vous ne m’avez rĂ©pondu que pour vousdĂ©ba» rafler de mes importunitĂ©s , avec une duretĂ© Hui n’cst point dans yotrs coeur, Ă  laquelle je ns DE MI LA D Y CATESBÏ. 401 puis vous reconnoĂźtre. AprĂšs m’avoir laiffĂ© trois jours Ă  mort inquiĂ©tude, c’elt pour me demander vos lettres que vous m’écrivez... Vos lettres ? Ah, ne me les demandez jamais ! Non, jamais je ne consentirai Ă  vous les rendre... Je vous croyois flĂ©chie;la bontĂ© qui vous a intĂ©ressĂ©e Ă  ma vie, qui vous a fait tenir un de vos gens chez Ha H fax, me paroissoitun retour de ce tendre penchant qui vous attachoit Ă  moi ; je me flattois qu’au moins FamitiĂ© vous parloit encore en ma faveur... Nais non; vous 11e m'aimez plus, nu vue vous a Ă©pouvantĂ©e, vous a privĂ©e de vos sens, C’est la prĂ©sence d’un amant autrefois souffert, prĂ©fĂ©rĂ©, chĂ©ri, qui a rĂ©pandu sur vos joues la pĂąleur de la mort.. . II eit donc vrai que j’ai perdu tout espoir de vous attendrir ! Quoi, rien ne peut-il vous ramener ?... Mais vous avez raison, madame , je ne dois me plaindre quede moi-mĂšme ; je serois trop heureux si j’avois Ă  me plaindre de vous... Avec quel plaisir je vous pardonnerois ! Ah , lady Juliette, si jamais vous daignĂątes penser Ă  un homme que vous croyiez ingrat, infidĂšle, que vous aviez d’avantages fur lui ! Vous pouviez haĂŻr, mĂ©priser celui qui vous affligeoit ; & moi je ne puis qu’estimer, rĂ©vĂ©rer, adorer celle qui me rend le plus malheureux de tous les hommes. Ah , la pauvre lady d OiĂźery , que son destin me touche ! Pourrois-je refuser des larmes Ă  fa mort ! Quelle force d’efprit ! Ado- 402 L E T TRIS rer son mari, lui cacher son amour par Ă©gard, par reconnoiffince Ăź ... Eh , que ne saimoit-il ! que ne la rendoit-il heureuse ! Elle Ă©toit digne de son attachement. Pourquoi la fuir, saisi i ger ? n’avoit-elie pas des droits Ă  fa tendreise? Quelle cruautĂ© de sen priver ! La duretĂ© de cette conduite me rĂ©volte. Je suis bien Ă©loignĂ©e d’approuver ce chagrin farouche dont il l’a rendue la victime. InfortunĂ©e miss Jenny , celle qui vous bannis, soit du cƓur de votre Ă©poux voudroit vous rappelles Ă  la vie, vous voir poĂ­iĂ©der ce cƓur qui devoit ĂȘtre Ă  vous ! Elle ne trouble- roit point votre bonheur ... HĂ©las , ma chere Henriette , quelle diffĂ©rence ! j’ai pleurĂ© , & lady d’Ossery est morte ... Je me reproche de savoir haĂŻe. J’étois bien injuste, bien inhumaine de la haĂŻr; c’étoit Ă  eile Ă  me dĂ©tester. Je fuis sensiblement affectĂ©e de cette mort. Puisqu’il le permet, je vous envoie ce cahier.... Je ne fais encore ce que je pense ... ah, cette aimable Jenny , que son sort a Ă©tĂ© triste ; je le croyois si heureux ! gg c— . -3-' .... -rrrSr— LETTRE XXXVI. Samedi , Ă  VinchefĂ­cr. IVÎilord d’Offery avoit bien raison de dire que sespece de ses torts m’étoit inconnue. Comment aurois-jeimaginĂ©? ... Quelle aven- ÂŁ>E MILADY CaXESBY. 4° 3 ture ! ce cabinet .. . cette obscuritĂ©, . . sa hardiesse ... Il appelle cela un malheur. J’oubliai mon amour, dit-il... Ah oui, les hommes ont de ces oublis} leur cƓur & leurs sens peuvent agir sĂ©parĂ©ment ; ils le prĂ©tendent au moins; &par ces diĂ­tinctons qu’ils prennent pour excuse, ils se rĂ©servent la facultĂ© d’ĂȘtre excitĂ©s, par l’a- mour , sĂ©duits parla voluptĂ©, ou entraĂźnĂ©s par VĂŹnfiinB. Comment pouvons-nous dĂ©mĂȘler la vĂ©ritable impression qui les dĂ©termine ? Les effets font Ă­Ăź semblables , & la cause Ă­i cachĂ©e ! Mais cette excuse qu’ils prennent, ils ne la reçoivent pas , remarquez cela ce qu’ils sĂ©parent en eux, ils le rĂ©unissent en nous. C’est nous accorder une grande supĂ©rioritĂ© dans notre façon de sentir, mais faire naĂźtre en nous une terrible incertitude fur Pespece des mouvemens qui les portent Ă  deĂ­lrer de nous pofĂ­Ă©der. Pourtant, ma chere Henriette, ce perfide , cet ingrat , cet homme/Ɠ & trompeur , n’étoit qu’un infidĂšle ... pas mĂȘme un infidĂšle ... Sa tĂšte troublĂ©e ... fa raison Ă©garĂ©e .. . Ah, quel Ă©garement ! qu’il m’a co u tĂ© de larmes ! Faudra-t-ii pardonner !... Mais comment milord d Ossery a-t-il pu me laisser deux ans dans Pignorance de cc secret?... 11 en donne une raison. .. II en donne de tout... Qu’il a souffert! que de probitĂ© dans ce sacrifice! quelle gĂ©nĂ©rositĂ© ! It parle de fa fille minable, innocente, dit-il... Je me plais Ă  lui voir ce naturel tendre ... Pauvre petite ! je crois ma chere, quĂš je Parme auĂ­E., ÂŁ 4°4 L E T T R E Ah > s’il m’avoit parlĂ© Ă Erford, que de peines il nous eĂ»t Ă©pargnĂ©es Ă  l’un &Ă  i’autre! Je me serois prĂȘtĂ©e Ă  fa situation ; il m’eĂ»t Ă©tĂ© 'roins dur de ĂŹe ccder que de m’en voir abandonnĂ©e je me serois consolĂ©e par la part que j’aurois eue Ă  la noblesse de son procĂ©dĂ©. J’aurois pleurĂ© fans doute, mais je n’aurois pas versĂ© des larmes Ă­ĂŹ ameres. Je ne l’aurois pas haĂŻ , mĂ©prĂŹĂ­Ă«, au contraire, il pouvoir conserver mon estime. L’ami- tiĂ© nous eĂ»t liĂ©s de ces chaĂźnes douces , si cheres aux cƓurs bien faits; il n’eĂ»t pas fui dans !e nord de l’Angleterre pour m’éviter ; nous nous serions vus , jVurois aimĂ© fa femme. Quel lu- jet avois-je de m’en plaindre ? Pourquoi n’au- roit-eĂŹle pas Ă©tĂ© ma compagne, mon amie? Elle vivroit peut-ĂȘtre encore. Je ne me serois point le reproche cruel d’avoir innocemment causĂ© ses chagrins. Mais Ă  quoi servent Ă  prĂ©sent tous ces j’aurois , Í1 eĂ»t , dont je vous fatigue ? Milady d’OĂ­iery est morte. Son mari Ă©toit coupable ; l’est-il encore ? ne l’est-il plus ? voilĂ  te point embarassant ? La raison de me cacher son secret est bien lĂ©gere ; si peu de constances.. Maisc’étoit fa femme Oh, je ne fais que rĂ©soudre. LETTRE XXXVI 1. I Dimanche , ĂĄ Vinchejler. E pars aprĂšs-demain pour Erford, Abraham DE MI LAD Y C A T E S B Y. 40s est ici son maĂźtre envoie savoir de mes nouvelles} je ĂŹe crois plus inquiet de ma rĂ©ponse que de ma santĂ©. La fin touchante de sa femme avoit arrĂȘtĂ© les transports de rra joie; elle me frappe encore , mais mon cƓur parle ; il se fait Ă©couter. Ma chere Henriette, concevez- vous mon bonheur ? Le comte d’OlTery n’est pas indigne de ma tendresse. Qu’il m’eĂ­t doux d’accorder Ă  son mĂ©rite ce que je croyois donner Ă  la prĂ©vention ! II n’a point dĂ©menti ces qualitĂ©s distinguĂ©es qui lui soumirent toutĂ­S les affections de mon ame. C’estun homme estimable, sincere, gĂ©nĂ©reux , qui va bientĂŽt repa- roitre Ă  mes yeux ... Ah , tout est pardonnĂ© , tout est oubliĂ© ! Je ne lui ferai point acheter par des soumissions , des craintes , des incertitudes, un bien qu’il deĂ­ĂŹre un prompt retour fera le prix de fa confiance ... Quel heureux avenir s’ouvre devant moi ! Mais je vais lui Ă©crire ; pourquoi retarderois-je le plaisir que je puis lui procurer ? Voici la copie de mon billet A milord chOjsery. Vous me croyez changĂ©e ? Non, je ne le fuis point. Sensible Ă  votre confiance , je crois devoir f ĂȘtre ausifi Ă  vos jentimens. Je vais chez milord d'OrmonĂą. Si vous voulez vous rendre Ă  Erford , j'y reverral le comte d’Ofsiny avec ce plaisir vif qu'on sent en retrouvant un ami que l on croyait avoir perdu pour jamais. En l’invitant d’aller Ă  Erford, en lui disant 4o§ Lettres que je le verrai avec plaisir, n’est-ce pas tout lui dire ? Je cache avec peine ['agitation de mes sens i ma joie brille dans mes yeux ; on die que je fuis embellie depuis deux jours. O ma chere amie , que je voudrois vous voir ! Mais j’ai des adieux Ă  faire, des larmes Ă  essuyer. Le pauvre sir Henry ! il est en vĂ©ritĂ© digne de pitiĂ© je lui ai ouvert mon cƓur ; il fait tout, j’ai cru devoir quelque chose Ă  ì’ex- trĂšme paillon qu’il a pour moi. Cette confidence, en lui prouvant mou estime, a paru calmer un peu ses chagrins ; il fera mon ami, dit- ĂŹl ; mon bonheur le consolera... II m’a touchĂ©e. Adieu, ma chere Henriette 5 j’attends vos fĂ©licitations Ă  ErĂ­'ord ; j’y ferai jeudi , peut-ĂȘtre mercredi vous jugez bien que j’ai beaucoup d’envie d’y arriver. Milord d'OJsery,Ă  lady Henriette, hindi, Ă  Vous Ă©crivez, belle Henriette, Ă  milady Catesby -, on a reconnu votre main, vos armes ; mais Ă  qui remettre votre lettre ? Est-il encore au monde une milady Catesby ? Ce 11’est pas du moins Ă  Erford qu’il faut la chercher. Si Ă  la place de cette amie si chere Ă  votre cƓur, vous voulez en accepter une nouvelle , milady d’OĂ­Tery est prĂȘte Ă  rĂ©pondre Ă  vos tendres fĂ©licitations. Elle a ouvert votre lettre avec une libertĂ© dont vous ferez peut-ĂȘtre Ă©tonnĂ©e ; mais DE M I L A D Y CĂąTESEY. 407 quels droits n’a pas cette femme charmante Ăź cette Juliette !.. Elle est a moi, pour jamais Ă  moi ! Plus de milady Catesby ; c’eit ma femme, mon amie , ma maĂźtresse , ie gĂ©nie heureux qui me rend tous les biens dont j’étois privĂ©. Per- mettez-moi dc vous remercier ou dĂ©sir gĂ©nĂ©reux que vous aviez qu’eĂźle me pardonnĂąt. Elle l’a fait ; elle a mis dans cet acte de bontĂ© toute la nobleiĂ­b de fentimens dont vous la connoissez capable. Hier fut le jour Ă  jamais fortunĂ©.... Milady d'Ojjery. Eh bien, cet indiscret, il ne me laissera rien Ă  vous dire. O ma chere Henriette ! ils Ă©toient tous unis contre moi ; on ne m’appeiloit ici que pour me conduire dans le piege prĂ©parĂ© ma cousine conduifoit la conjuration 5 on 11e m’a pas donnĂ© le teins de respirer. Un amant repentant Ă  mes genoux , des pareils chĂ©ris intercĂ©dant pour lui, un cƓur tendre, le ministre prĂ©sent... En vĂ©ritĂ©, on m’a mariĂ©e si vite , fl vite, que je crois de bonne foi que le mariage ne vaut rien. Milady d’Ormond est fl vive. .. Ă­ĂŹ absolue.. . Milady cd'Ornwnd. J’arrive Ă  tems pour me justifier impĂŹegel une conspiration , un mariage qui ne vaut tien ... Que penferiez-vous de moi, ma chere Hen- 4 '*4** crr l / ^ Tad bfltĂŹfaE Ă ? flfeagS, M-G f**’ '-Ă L \j**.-.Mwgi ,.Ă­-** f m f%m —^'-VZ W^AĂ LĂą -»,» mmm *S W . UMSĂ  *â–ș?- 'hĂ«fÇt? MzĂą ..>""v^ M»g E, '-fc*»». Ă­ÂŁ%rji '^ fiĂ­fei-Ă­vĂ­ĂŹ ' mr m^' *»wr'. â–ș.HEÌrStĂ« tlĂŹ ite- 4^ ĂŹh Wi >jr&£Ë9ÂŁ -L^Z 4^- - f ĂŹ /ĂąSS" o. Stadtbibliothek Zurieh Letztwilliges Geselienk des Herrn Dr. Gottfried Keller sel. 1890. M-"- COLLECTION CG3tt3PJLJÂŁjt. DES ƒUVRES TOME SECOND. 3 AMÉLIE R OMAN 3BJÂŁ MU - F X JÂŁ Ăč jD Z M & , Traduit de l’Anglois Par Madame RICCOBONI. premiere Partie. &**$%&*% \ * A N EU CHATEL, De l’Imprimerie de la Societe’ Typographique. . M. D C C. LXXIII. zmicH LETTRE A M. Humblot, Libraire. JE N arrivant de la campagne , Rapprends , Monsieur , que vous avez pris la peine de venir plusieurs fois chez moi. Je vous donne avis de mon retour. Je niai pourtant rien de nouveau Ă  vous communiquer. Miss Jenny GlanviUe ejĂŹ prĂ©cisĂ©ment Ă  ce mĂȘme cahier oĂč elle a commencĂ© Ă  me donner de l humeur. Je crois avoir trĂšs mal fait d'’entreprendre deux volumes /’étendue de mon esprit se borne sans doute Ă  uns car Milady Catesby ne m'a point causĂ© d embarras. Vous dosez m’appeller paresseuse > mais ma lenteur vous rĂ©volte. A quoi bon, dites-vous , effacer, dĂ©chirer, copier sans cesse ? Vous ĂȘtes trop difficile. J’imprimeraĂ­ tout ce qui viendra de vous. Rien d est plus honnĂȘte. Vous imprimerez , d'accord-, mais qui lira , je vous prie ? Ne dait-on rien au public ? Se- roit-il bien d'abuser de ses premieres complaisances ? laut-il ajouter Ă  ces dĂ©fauts qui Ă©chappent toujours , une nĂ©gligence volontaire ? Non; il est mal de tenir un ouvrage pour fini, quand on croit pouvoir mieux faire en y travaillant encore. Cependant, comme je vous impatiente depuis deux ans , je voudrais trouver un moyen de vous contenter j & pour y rĂ©ustir , je vous propose une folie. En Ă©tudiant l'anglais , fans maĂźtre , fans principes , la grammaire 'jfj le dictionnaire prĂšs de moi , ne regardant ni V un ni d autre , me tuant la A iij S Lettre au Libraire.' tĂȘte Ă  deviner, f ai traduit tout de travers comme ‱ f entendais un roman de M. Fielding. Ce qui Ă©toit difficile , je le laiffois lĂ  ] ce que je ne comprenois point, je le trouvais mal dit favançois toujours. Je parvins enfin Ă  faire un gros amas de papier Ă©crit, oĂč je me perdis fi bien qiCil me fut impossible d’en retrouver le fil. Une personne plus patiente que moi , s'est occupĂ©e Ă  le chercher, a numĂ©rotĂ© toutes les petites feuilles,Ă©parfes dans mon secret aire, 05 * parmi le fatras de mes thĂšmes anglais, a recouvrĂ© la fuite de ce singulier ouvrage. Elle ma conseillĂ© de vous Venvoyer ; & le voilĂ . II me paroit qtCen effet cela petit composer une tradu&ĂŹon trĂšs infidelle du roman de M. Fielding . Je le trouve mauvais, je vous en avertis ; sfi probablement tous les tradu&eurs l'ont jugĂ© tel, puif- qu'ils l'ont nĂ©gligĂ©. Mais imprimez toujours , cela deviendra c,e que cela pourra. Si le livre dĂ©plaĂźt , tant pis pour /’auteur Anglois ; nous dirons que cela est traduit Ă  la lettre. Si on le lit , nous nous vanterons de l'art infini avec lequel nous avons ajoutĂ© , retranchĂ©, corrigĂ©, embelli notre original. Cependant, comme le papier fepaie, je vous conseille de risquer seulement deux parties. Vous en dĂ©biterez une , fi vous pouvez l'autre fera fous presse. Selon VĂ©vĂ©nement, vous la donnerez, ou vous la supprimerez. Je fuis , Monsieur, avec une parfaite considĂ©rai Votre trĂšs humble servante, RICCOBÒNI. „ l ĂȘ.. ami zĂ©lĂ©, connu, avouĂ©, je goĂ»tois la douceur de la voir, de lui parler, d’ùtre sans ceĂ­fe auprĂšs d’elle. Souvent je me trouvois heureux* Comme ellerecevoit encore peu de villtes, je restois quelquefois des heures entieres dans fou cabinet Ă  Ă©tudier de la musique, fans autres tĂ©moins que fa sƓur, ou une de leurs femmes. Deux couplets de chanson , composĂ©s fur un air qu’AmĂ©lie amenerent un jour Punique sujet de con variation que j’évitois soigneusement de traiter avec elle. Nous parlĂąmes de l’amour, & elle me demanda si je n’avois jamais aimĂ©. Cette question me troubla, m’interdit je demeurai confus, incertain de ce que je devois dire. Je baiiĂŹbis les yeux, je n’oĂ­ois ouvrir mes levres, prĂȘtes Ă  laiĂ­ler Ă©chapper le plus tendre aveu. Comment feindre avec ma charmante amie , lui dĂ©guiser la vĂ©ritĂ©, affecter de ì’indifference , quand mes regards, quand le sorfde ma voix dĂ©mentiroient peut ĂȘtre mes paroles? Je gardai le silence, soupirai, & dĂ©tournai la tĂšte pour cacher les marques de l’attendriĂ­fement qui fe mĂšioit Ă  mon embarras. Un dĂ©sordre si grand, dont Poccasion Ă©toit si lĂ©gere , surprit AmĂ©lie. Elle se tut assez long-tems. Vous me faites appercevoir, dit- elle enfin, que j’ai Ă©tĂ© indiscrĂšte mais s comme je me flattois d’avoir votre confiance» 62 AmĂ©lie. j’ai cru pouvoir hasarder cette question. L’efset qu’elle produit m’étonne , & me confirme dans l’idĂ©e oĂč je fuis, que votre cƓur n-’est point tranquille. Je remarque en vous une tristesse habituelle. Elle s’interrompt quelquefois, mais elle ne se dissipe pas. N’y voyant point de cause apparente, ou du moins nouvelle , j’ai pensĂ© que peut-ĂȘtr,e une inclination, secrĂšte vous rendoit malheureux. Je vous ai des obligations si grandes, si rĂ©centes, que je tssaccuserois d’ingratitude , si je ne me Ă­entois pas disposĂ©e Ă  partager vos chagrins, Ă  prendre un vif intĂ©rĂȘt Ă  ce qui vous touche En me choissiisant pour votre confidente , donnes-moi les moyens de vous prouver ma re- connoiĂ­sance & mon amitiĂ©. Vous avez bien devinĂ©, miss, m’écriai-je, transportĂ© du plaisir de lui entendre dire qu’eile s’intĂ©reĂ­soit Ă  moi oui, une inclination sĂ©crĂ©tĂ©, ou plutĂŽt un penchant insurmontable , est la source de ma peine. J’aime avec tendrai e, j’aime avec douleur je ne puis ĂȘtre heureux, je ne puis mĂȘme souhaiter de le devenir. CondamnĂ© Ă  soussiir, Ă  me taire, Ă  dĂ©sirer que l’objet de mon ardeur ignore toujours ma passion, Ă  renfermer mes sentimens, Ă  craindre p ! us que la mort de les lui voir partager, je gĂ©mis, je vis dans une contrainte continuelle j & malgrĂ© cette destinĂ©e bisarre, il est des momens oĂč j’éprouve des plaisirs dĂ©licieux, oĂč jene voudrois pas changer ma situa- AmĂ©lie. 6z Ăźion. paĂ­Tent rapidement ces instans flatteurs ! Quand je sunge que si j’étois aimĂ© , je serois le malheur de ce que j’aime; quand je me vois privĂ© pour si long-tems d’une fortune qui me permettoit d’afpirer au plus grand des biens , je me livre au dĂ©sespoir, je me reproche une ardeur insensĂ©e; je travaille Ă  i’éteindre.... A 1 Ă©teindre , interrompit AmĂ©lie ? Ah ! vous n’aimez pas autant que vous le croyez. J’ai entendu dire Ă  des personnes sensibles, que de tant de projets dont s’occupent un amant malheureux, celui de ne plus aimer est le seul qui ne se prĂ©sente pointa son idĂ©e, & qu’ìl lui soit impoĂ­sible de former. Que ce peu de mots prononcĂ©s avec vivacitĂ©, du ton dont on accompagne un tendre reproche , me fit sentir une douce Ă©motion ! Je pris fa main, je la pressai dans les miennes; j’osai rapprocher de ma bouche, la baiser pour da premiĂšre fois. k h, qu'importent, lui dis-je d’une voix balle & tremblante, qu’importent ces vains, ces inutiles efforts ? Ils augmentent mes tourments, & n’aĂ­foibliflĂ©nt point mon amour ; ils n’oĂ­Fensent point celle que j’aime. Ah, si vous saviez combien je la respecte. chere miss, si vous saviez.... Mais que veux-je vous dire! Non, ce secret.... je le tairai toujours. O? miss AmĂ©lie ! votre cƓur paisible ne peut concevoir les cruelles douleurs qui dĂ©chirent le mien. Une modeste rougeur se rĂ©pandit sur son 64 A m Ă­ t i ÂŁi visage. Elle me regarda, dĂ©tourna promptement lĂ©s yeux, les fixa Ă  terre , retira fa main ; & parodiant auffi embarralfĂ©e que moi on n’est pas tout-Ă -fait paisible, dit-eile, quand on voit ses amis d uis le trouble. Votre portion est bien singuliĂšre ! Mais comment ? pourquoi craignez-vous d’ùtre aimĂ© de celle qui vous inspire une passion si forte ? Est- il possible d'aitner sans souhaiter de plaire? Se peut-il qu'une personne digne de faire naĂźtre des sentimens. si tendres , si dĂ©licats , se trouvĂąt malheureuse de les partager ? Voug me donneriez mauvaise opinion de votre choix, si vous me laissez penser que la situation prĂ©sente de votre fortune fĂ»t pour votre maĂźtresse une raison de rejetter vos vƓux. Eh , que font tous les biens du monde , comparĂ©s Ă  la certitude d’ctre aimĂ©e d’uti hom- mcqestimable, de devenir son heureuse compagne, & de se voir l’arbitre de son bonheur ! En sĂ©coutant, je me sentois enlever Ă  moi- mĂȘme par un charme puissant & invincible. Oui, un mouvement passionnĂ© m’entraĂźnoit malgrĂ© moi, m’aĂŹloit taire tomber aui pieds d’AmĂ©lie plus d’égards, de rasson; mon secret m’échappoit, si la voix de mistriss Harris qui entroit, suivie de plusieurs personnes, n’eĂčt arrĂȘtĂ© l’impĂ©tuositĂ© de ce mouvement. Incapable de parler, d’entendre , de rĂ©pondre , je feignis une subite indisposition, je sortis, & gagnai le parc Saint-James, si Ă©mu°, si oc- A M Ă­ L I ĂŻ. 6s cupĂ© de mes pensĂ©es, que je ne savois si je marchois, ou si je restois en place. Au milieu de cette violente agitation, des transports de joie s’élevoient dans mon ame. AmĂ©lie m’a entendu, me disois-je j elle m’a montrĂ© de l’ettime, de l’amitiĂ©, & presque de la ten- dreise j mon infortune ne l’éloigne point de moi. Quoi, je plairois ! Quoi, j’aurois touchĂ© Ion cƓur ! Elle daignĂšrent ĂȘtre ma compagne ! Ah, que ne puis-je dire comme elle mon heureuse compagne ! Mon ami, dit miss Matheus, je vous admire, en vĂ©rité» Eh, comment depuis si long- tems vous souvenez-vous de tout cela? Je ne Vous croyois pas une mĂ©moire si fidelle. On Vous a tenu, j’énjsuis frire, des discours qui mĂ©- ritoient bien autant d’étre gravĂ©s dans votre esprit ; cependant vous les avez oubliĂ©s. Qui vous a dit, miss, que je les aie oubliĂ©s, reprit M» Fenton? Votre conduite, ajouta-t-e!le. Mais continuez. Vous Ă©tiez donc 'dans le parc » parlant tout seul comme un fou. Quand Pair eut un peu calmĂ© mes sens, poursuivit-il, je rĂ©flĂ©chis plus posĂ©ment Ă  ce qui venoit de se palier entre AmĂ©lie & moi. Je me rappellai plusieurs de ses actions, de ses discours , qui , Ă©chappĂ©s Ă  une personne Ă­iuĂ­si sage, aussi rĂ©servĂ©e, sembloient dĂ©celer Une tendre prĂ©vention. Je n’avois jamais voulu les interprĂ©ter en ma faveur ; j’osai le faire alors. Mais oĂč me conduisirent ces idĂ©es Ăąat Tome Ih E 66 AmĂ©lie. cteuses ? A me trouver le plus malheureux des hommes , Ă  me confirmer dans la rĂ©solution de ne point profiter des dispositions sĂ©crĂ©tĂ©s d’AmĂ©lie, de ne jamais abuser des bontĂ©s d’6ine fille respectable, destinĂ©e Ă  une grande fortune , mais dĂ©pendante de fa mere j d’une fille assez noble , aise z sensible pour prĂ©fĂ©rer peut-ĂȘtre la satisfaction de son cƓur & la fĂ©licitĂ© de son amant, Ă  l’espĂ©rance d’uu Ă©tablissement considĂ©rable. Je n’aurois pas balancĂ© un instant entre l’empire du monde, & la main d’AmĂ©lie ; mais je me fentois capable de renoncer Ă  son cƓur, Ă  fa vue, Ă  la vie, Ă  mon amour mĂȘme, plutĂŽt que de consentir Ă  lui voir sacrifier ses intĂ©rĂȘts Ă  ma tendresse. Le croirez-vous, miss? je me dĂ©terminai Ă  feindre , Ă  la tromper , Ă  devenir l’objet de son mĂ©pris, de fa haine peut-ĂȘtre, pour m’îter tous les moyens d’ĂȘtre jamais la cause de sa ruine. Elle savoir que j’aĂ­mois, je le lui avois dit $ mais celle qui m’inspiroit tant d'ardeur, ne lui Ă©toit pas connue, au moins par mon aveu. Je pouvois dĂ©tourner ses idĂ©es d’eĂŹle-mĂȘme, les fixer fur une autre personne , essacer de son ame ces impressions qui dĂ©voient m’ùtre si cheres, me bannir de ce cƓur qu’il me sembloit si doux de toucher, dont la moindre prĂ©fĂ©rence eĂ»t suffi Ă  mon bonheur ah, miss, que je me sentis malheureux en m'ar- rĂȘtant Ă  ce cruel projet ! AmĂ©lie. 67 Malheureux ! dit miss Mathetis ; vous Vous traitiez doucement il ne tenoit qu’à vous dĂ© vous trouver trĂšs extravagant. DĂ©sespĂ©rer une femme, de peur qu’elle n’ait un jour du chagrin , c’est ĂȘtre bien prĂ©voyant* Et sites-vous cette sottise ? Je commençai * reprit M. FentoiĂŹ , par essayer s’il me seroit possible de me priver du seul plaisir auquel j etois sensible. Je passai deux jours fans voir AmĂ©lie, & je les passai feule, dans une tristesse inexprimable, combattant entre le dĂ©sir d’aller chez elle, & la crainte de ne pas me tenir tout ce que jĂ© me promettois. Le troisiĂšme jour * mon laquais me donna Ă  mon reveil Un billet de mittriss Harris. Elle s’informoit dĂ© ma santĂ©, nie gron- doit, se plaignait de mon absence * & me prioit Ă  dĂźner. Je voulus m’en dĂ©fendre, lui Ă©crite que je n’irois point ; mais je ne pus imaginer un prĂ©texte de refus je pris lĂ© parti de me rendre Ă  son obligeante invi* tation. Je trouvai AmĂ©lie sort parĂ©e elle rougit en me saluant, & pour la premiere fois il me sembla qu’elle me recevoit avec un peu de froideur. Je crus dĂ©mĂȘler de l’inquiĂ©tude dans ses yeux. Qu’elle Ă©toit belle ! En la regardant, je me demandois comment j’avois pu passer volontairement deux jours fans la voir. Je la priai de nie dire si je me trompois en pensant remarquer une sorte de changemenl E ij 68 A M i L I Ê. cn elle. Je ne suis pas sujette Ă  Phumeur 9 me rĂ©pondit-elle ; on ne m’accuse point de caprice. Et me regardant fixement qu’avez- vous donc fait pendant deux jours entiers ? On assure que vous n’ĂȘtes point sorti de chez vous. J’y ai rĂȘvĂ©, rĂ©pondis-je. RĂȘvĂ©, dit-elle ; & Ă  quoi? A mon infortune, miss ; Ă  tout ce qui peut assurer votre fĂ©cilitĂ©. Elle baissa les yeux, soupira ; & d’un ton doux & languissant est-ce loin de moi qu’il faut s’occuper de moi, dit-elle? Est-ce fous un mĂȘme point de vue qu’il faut envisager votre infortune & ma fĂ©licitĂ© ? Sa mere m’appella pour jouer. Je nez pus lui parler, & dti reste du jour nous ne retrouvĂąmes point Poccasion de renouer un entretien particulier. Mais le lendemain apporta un terrible changement dans notre situation. J’allai de bonne heure chez AmĂ©lie miĂ­s Betzy fortoitfa mere Ă©crivoit elle me fit prier de monter Ă  Pappartement de ses filles, en attendant qu’elle eĂ»t fini des lettres pressĂ©es. J’entrai. AmĂ©lie Ă©toit feule. Le cƓur me battit avec tant de violence en la voyant, qu’il me fut impossible de lui rien dire. Elle me salua avec cet air de bontĂ© qu’elle avoĂ­t accoutumĂ© de me montrer. Elle me regar- doit, fourioit & Ă­embloit jouir d’une confusion dont elle devinoit la cause. Mon silence durant toujours eh bien, me dit-elle 9 combattez-vous encore qe tendre penchant que vous craignez de laisser voir? Est-ce pour gn triompher que yous fuyqa vos amis? Deux jours de solitude vous ont ils rendu votre indiffĂ©rence ? N’aimez-vous plus ? On n’éteint pas si aisĂ©ment une ardeur vĂ©ritable, rĂ©pondis-je. J’aimc encore, miss, j’aitnerai long-tems j’ai cependant tirĂ©' un avantage des durs combats de mon cƓur. Je me fuis dĂ©terminĂ© Ă  Ă©viter la prĂ©sence de celle que j’aime ; je ne la verrai plus. Vous ne la verrez plus, rĂ©pĂ©ta AmĂ©lie ? Et si cette rĂ©solution l’affligeoit ? si elle se plaisoit Ă  vous voir ? si elle vous aimoit ? Ce scroit un nouveau motif de m’éloigner d’elle , ajou- tai-je. Non , miss, je ne la verrai plus. Mais loin de fuir mes amis, ç’est auprĂšs de vous que j’espere trouver de la consolation. Une amie si chere m’aidera Ă  supporter l’absence d’une maĂźtresse. Votrejestime me dĂ©dommagera du sacrifice que je crois devoir faire. Vou» nr’avez permis de vous confier mes peines ; la douceur de me plaindre avec vous peut feule les adoucir, me donner la force de rĂ©sister Ă  des chagrins si vifs. Je viens vous ouvrir mon ame toute entiere, & vous demander des conseils & de la pitiĂ©. AmĂ©lie , pĂąle, tremblante, interdite, laissa tomber la son sein, Ă©tendit le bras vers moi comme pour me repousser, ou m’im- poser silence ; & sans me regarder au nom du ciel , ne m’en apprenez pas davantage , dit-elle. A quoi pensois-je en vous pressant de parler? Suis-je en Ă©tat de donner des conseils.? A m h i t Sait-on adoucir des maux que l’on n’a point sentis? Me convient-il d’entrer dans de pareils secrets ? Quand j’ai dĂ©sirĂ© votre confidence , je croyois.... oui, je croyois connoĂźtre celle que vous aimez. Vous la connoissez aussi, repris-je fort Ă©mu ; vous la connoissez beaucoup. C’est.... c’est..., J’hĂ©sitois, je cherchois un nom au hasard. Mais si prĂšs d’ÀmĂ©lie, quelle femme pouvoir revenir Ă  mon idĂ©e ! Eh bien c’est , c’est, rĂ©- pĂ©ta-t-elle d’un air abattu. Miss Osborne, dis-je enfin. La grande fortune de cette fille la rappella Ă  mon esprit comme un des partis dont la mienne m’éloignoit le plus. Malheureusement c’étoit la feule personne qu’AmĂ©liq haĂŻĂ­soit, si pourtant la haine a jamais fait partie des inouvemens d’un cƓur tel que le sien. Je fuis bien destinĂ©e Ă  me tromper dans Ăźe choix de mes amis, s’écria la charmante fille en joignant ses mains, & me jettant un triste regard, dont mon cƓur fut pĂ©nĂ©trĂ©. Vous, monsieur j vous qui m’avez paru si sensible Ă  mes moindres chagrins, si attachĂ© Ă  mes intĂ©rĂȘts vous aimer ma cruelle ennemie ! celle qui a pu goĂ»ter une maligne joie du malheur de fa compagne , insulter par des railleries piquantes une amie toujours prĂȘte Ă  l’obliger, Ă  vanter ses charmes, Ă  cacher ses dĂ©fauts ! Avant que l’hĂ©ritage de fa tante l’eĂ»t rendue indĂ©pendante, elle n’étoit point heureuse ; fa mere la haĂŻifoit. Combien de foi? j’ai pleurĂ© pour çette ingrate ! Aveq 7Ă­ AmĂ©lie. quelle tendresse je partageois toutes ces petites mortifications dont Pensante se fait des malheurs ! De quelle prix elle a reconnu mes foins ! Quand on dĂ©sespĂ©roit de ma vie, quand Je devois lui inspirer de la pitiĂ©, ĂȘtre Pobjet de sa compassion , j’ai Ă©tĂ© celui de ses froides plaisanteries. Vous le savez, monsieur ; son procĂ©dĂ© a excitĂ© votre indignation. Vous la mĂ©prisiez, & vous Palmez! Un si mauvais cƓur a pu toucher le vĂŽtre ? Ce vil caractĂšre n’a point FermĂ© vos yeux fur des agrĂ©mens passagers ? Oh , monsieur Fenton Ăź qui m’eĂ»t dit!... Vous ne deviez pas m’avouer un m’offense , il blesse notre amitiĂ© , il en brisera les liens. Mais pourquoi, ajouta- t-elle,en s’abandonnnantĂ  toute fa douleur, pourquoi exigerois - je de vous des Ă©gards, quand une amie qui m’en de volt tant, nĂ  traitĂ©e avec duretĂ©, avec bassesse, avec inhumanitĂ© ? Comment exprimer le mouvement .dptit mon cƓur se sentit pressĂ©, quand j’apperqys le visage d’AmĂ©lie inondĂ©,dĂ© larmes ! Quel misĂ©rable artifice , nfĂ©criai-'je ! quelle in- indigne feinte ! Comment ai-je pu Pemployer ! O mon aimable, ma seule amie, unique objet de mon estime, de ma tendresse , de toutes les affections de mon ame ! voyez Ă  vos. pieds un malheureux qui vous chĂ©rit, vous respect?, vous adore. Moi aimer votre ennemie ! je vous vois, & j’en aimer ois une autre! AnĂź E iv 72 À M i L I E. pardonnez-moi ce ridicule dĂ©tour. J’ai cru vous servir, en vous cachant mon ardeur. Oui, je vous adore, je vous adorerai toujours. Une joie douce Sc modeste se rĂ©pandit fur tous les traits de la sensible AmĂ©lie. Les couleurs teint se ranimĂšrent; ses yeux encore mouillĂ©s de pleurs, chercherent timidement les miens nos larmes se mĂȘlĂšrent. O Jcmmy, Jemmy, me dit-elie du ton le plus tendre, avea»vous pu me faire penser, me laisser croire un moment ?... Ah ! rĂ©pĂ©tez- moi cent sois que vous m’ai... que miss Osborne 'n’est point l’objet de votre amour. J’en jure par vous-mĂȘme, m’écriai-je, par vous qui m’enchantez, que rien n’effacera jamais de mon cƓur. Eh ! pourquoi donc, reprit elle, percer le mien d’un trait si douloureux ? Pourquoi cette feinte cruelle ? O ma chere AmĂ©lie ! votre intĂ©rĂȘt, le dĂ©sir de ne point troubler votre bonheur, m’ont fait craindre.... oserai-je le dire ! m’ont fait craindre de vous plaire. Tout ce qui annonce ĂŻa fĂ©licitĂ© Ă  un amant ordinaire, cause ma douleur. Quel est mon espoir eu vous aimant ? Songez Ă  la diffĂ©rence actuelle de nos fortunes. Cette mere respectable, qui vous a Ă©levĂ©e avec tant de tendresse, de foins, vous a inspirĂ© des vertus si rares, qui vous rendent si aimable ; maĂźtresse de choisir une hĂ©ritiĂšre entre ses deux filles, voiĂ­s prĂ©fĂšre Ă  votre Ă­beur. Elle vsUt vous placer dans un haut AmĂ©lie, 7Z rang. N’a-t-elle pas raison ? vous ĂȘtes si digne d’y monter! Nos biens rĂ©unis, ma naissance, me procureroient aisĂ©ment un titre. AĂ­ais combien d’annĂ©es doivent s’écouler avant que le mien revienne en ma puissance ! Et eroyez-vous , dit AmĂ©lie , que de raines grandeurs excitent mes dĂ©sirs ? Non, repris-je ; mais l'homme qui vous aime, doĂźt-il souhaiter que vous y renonciezjpour lui? En vous supposant maĂźtresse de vous-mĂšme, les circonstances oĂč je me trouve formeroient encore des difficultĂ©s. Ale çonviendroit-il, jna chere AmĂ©lie, de rechercher qne fille riche, d’accepter ses bienfaits ? Je partagĂšrent donc son aisance, & ne pourrois lui prouver la gĂ©nĂ©rositĂ© de mon cƓur ! GĂȘnĂ©e dans fa dĂ©pense, elle se privçroit en ma faveur, d’une partie des agrĂ©mens qu'un autre Ă©poux lui auroit procurĂ©s ! AĂ­ais jamais, jamais votre mere n’approuveroit un tel mariage.'Je l’estime , je l’aime ; je rie lui propo serai point une union si dĂ©savantageuse .Ă  & fille chĂ©rie.' HĂ©iĂĄs ! que deviendrons-nous donc , s'Ă©cria AmĂ©lie ? Je vous fuirai, lui dis-je ; vous m’oubliercz. O mon incomparable amie ! plaignez, mais ssaimez point un homme qui n’est pas destinĂ© au cĂ©leste bonheur d’ùtre Ăą vous. Ah, grand dieu ĂŹ si nos lentimens Ă©cla- "toiĂšnt, si mistrifs Harris les dĂ©couvrait, si elle'vous punissoit, yous’abandonnoit Ă  l’eir- ycur qui vour sĂ©duit ; si, cĂ©dant a' nies bru- 74 AmĂ©lie. lans dĂ©sirs, je recevois cette main ; si, perdant l’amitiĂ© de votre mere , vous deveniez la femme d’un soldat, dont l’homieur & Pa- raour sont encore Punique partage ah ! quelle seroit ma douleur, en voyant un ange souffrir Ă  mes yeux tous les maux attachĂ©s au besoin , Ă  PadversitĂ© ! Chassez-moi, banissez- moi, ĂŽ mon AmĂ©lie! aidez-moi Ă  vous fuir j Ôtez-moi Pessroi mortel dont je me sens saisi en pensant que je vous verrois un jour vous repentir de m’avoir cru digne de vous. O heureuse & trois fois heureuse AmĂ©lie, s’écria miss Matheus ! oh, que n'ai-je inspirĂ© des senti mens si tendres ! Quelle femme fut jamais plus aimĂ©e ! Mou ami, qu’elle vous adore, ou je la dĂ©telle. Aimez-la , miss, aimez-la , dit M. Fenton, elle mĂ©rite Pamour de la nature entiere. PlĂ»t au ciel, rĂ©pondit Paimable fille, que maĂźtresse de moi-mĂšme , je pusse donner avec ma main le premier trĂŽne du monde ! O Jemmy, Jem- my ! si vous lisiez dans mon ame, vous ne l’affligeriez pas par ces tristes & inutiles rĂ©flexions. Vous me quitter, me fuir; & j’y consentirois ! Quelle fortune me dĂ©dommage- roit de la perte d’un cƓur tel que le vĂŽtre Ăź Moi, vous oublier ! desirer d’ĂȘtre oubliĂ©e de vous ! Non de quelques malheurs que Pavenir me menace, jamais je ne sonnerai ee souhait cruel. Si ma mere me prive de son hĂ©ritage, un bien plus cher me restera. Ma main ni mon cƓur ne feront point le,partage AmĂ©lie. * 1 % d'un autre. Ah ! je ne vous bannirai pas ; la plus grande des disgrĂąces seroit de cesser de vous voir. Rien, dans ce vaste univers, ne mĂ©- rite de vous ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ©. Elle parloit encore , quand la porte de son cabinet s’ouvrant avec assez de bruit, préíenta Ă  nos yeux mistriss Harris. Soupçonnant de-* puis un peu de tems Pinclination de fa fille & mon amour, elle m’avoit exprĂšs mĂ©nagĂ© la facilitĂ© de Pentretenir fans tĂ©moins. Un escalier dĂ©robĂ© conduifoit de son appartement au cabinet d’AmĂ©lie; ellĂš s’y Ă©toit cachĂ©e Ă  l’instant oĂč j’y entrois, & yenoit d’entendre toute notre conversation, Jugez, miss , de Peffet que produisit fa vue fur fa fille & fur moi. A genoux prĂšs d’AmĂ©- lie, surpris, immobile, je ne fongeois point Ă  me lever. Vous faites bien, monsieur, rrle dit mistriss Harris , de garder une attitude st soumise. Les fentimens de cette fille ingrate mĂ©ritent votre reconnoissance. Elle abuse des bontĂ©s de fa mere, dĂ©daigne ses bienfaits. Mais, grĂąces au ciel, elle aune soeur. Betzy, modeste, rĂ©servĂ©e , incapable de rechercher la tendresse d’un homme , & d’un homme assez prudent pour pouvoir la lui cacher, me rĂ©compensera mieux de mon indulgence & de mes foins. Elle ne prĂ©fĂ©rera pas l’indulgence Ă  la grandeur, un Ă©tranger Ă  fa mere ; une indigne passion ne fermera point ses, yeux Ă  ses intĂ©rĂȘts & Ă  ses devoirs. Et s’adressant Ă  AmĂ©lie, qui pleuroit & cachoit son visage ,* *?5 A M Ăź L I Ë." vous roxigiĂ­Tez trop tard, miss, lui dit-elle; c’étoit en assurant un amant de votre folle ardeur, qu’il falloit sentir de la honte. Sortez, imprudente, foible, insensĂ©e crĂ©ature, ajouta- t-elle i sortez , je ne puis souffrir la prĂ©sence d’une fille qui a pu se manquer si essentiellement Ă  elle-mĂȘme. AmĂ©lie tomba Ă  ses genoux. Je me prosternai aux pieds de cette mere irritĂ©e pardon- nez-lui, m’ccriai-je 5 pardonnez-lui, & je ne la verrai jamais. Sans m’écouter, elle l’obligea de se lever & de sortir de la chambre. Mais tendre jusques dans fa colere, elle sonna , & envoya une de ses femmes auprĂšs d’AmĂ©lie, craignant que son saisissement ne la fit trouver mal. Je me sentois prĂȘt Ă  m’évanouir. Mistriss Harris me prit la main, me força de m’asseoir , & me pria de l’écouter. Je ne me plains point de vous, monsieur, me dit-elle. Vous ĂȘtes jeune & aimable, vous plaisez ; rien n’eĂ­t plus naturel. Mon amitiĂ© pour vous m’a rendu imprudente. Ne devois-je pas prĂ©voir qu'une figure auffi intĂ©ressante que la vĂŽtre, de F esprit , un si noble caractĂšre, pourroient faire de vives impressions fur le cƓur de mes filles ? En vous approchant d’elles, je les ai moi-mĂšme exposĂ©es au danger. Non, M. Fenton , je ne vous reproche point d’avoir sĂ©duit AmĂ©lie. J’ai tout entendu , & suis pĂ©nĂ©trĂ©e d’estime pour l’honnĂȘte homme qui peut s’immoler lĂči-mĂȘme au bien de ce qu’il aime. En vĂ©ritĂ©* AmĂ©lie. 77 monsieur, si vous jouissiez seulement de la moitiĂ© de vos espĂ©rances, je dirois comme ma fille personne ne mĂ©rite de vous ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ©. Mais j’ai des parens ambitieux, continua- t-elle on fait mes desseins fur AmĂ©lie ; je l’ai presque promise. Milady Nesby me la demande pour son fils. Si, comme je l’exige, sonde de ce jeune seigneur consent Ă  lui assurer une partie de son bien , je ne puis me dispenser de conclure une affaire qui convient aux deux familles. Je vous le rĂ©pete , vos sentimens viennent de me charmer. L’intĂ©rĂ«t de ma fille me dĂ©fend de contenter son goĂ»t, sans me rendre assez injuste pour blĂąmer son choix. Vous avez de la grandeur d ame j suivez votre gĂ©nĂ©reux dessein, sauvez AmĂ©lie de sa propre foiblesse. II est digne de vous de travailler Ă  son bonheur. Partez, allez Ă  votre rĂ©giment, ne paroissez plus aux yeux de ma fille. Quand elle fera mariĂ©e, qu’elle ne logera plus avec moi, ma maison vous fera ouverte ; regardez- moi comme votre meilleure amie , comme une femme qui s’honorera dans tous les tems de ce titre mais, ajouta-t-elle , partez fans nous revoir, recevez ici mes adieux, & don- nez-moi votre parole de ne point Ă©crire Ă  ma fille. Je vous obĂ©irai, madame, lui dis-je, 1© cƓur ferrĂ© par la douleur, je vous obĂ©irai. Je ne verrai point votre charmante fille, js 78 A M Ă­ L 1 Ei ne lui Ă©crirai point, je la quitterai pĂłur totU jours ; mais oserois-je mettre un prix Ă  c6 dur sacrifice ? Promettez-moi que cette malheureuse inclination ne lui nuira point dans votre cƓur. II lui fera peut-ĂȘtre difficile d’en triompher j une longue habitude de me voir lui ren- d ra peut-ĂȘtre cet effort pĂ©nible pardonnez-lui un peu de tristesse dans les premiers m o mens ; ne l’accablez point de reproches ; traitez-la avec indulgence. C’est, madame j Punique preuve que je vous demanderai jamais de cette amitiĂ© dont vous voulez bien m’honorer. Elle me le promit- Je voulus baiser sa main j elle m’embrassa , me serra tendrement contre son sein. Je ne pouvois plus parler , & je sortis dĂ©sespĂ©rĂ©. Mon dessein Ă©toit de partir le lendemain ; mais un peu de fievre , beaucoup d’abattement & de grands maux de tĂšte , fuite d’une longue insomnie , me retinrent dix jours dans ma chambre. Je ne vous dirai point tout ce quĂȘ je souffris, miss; un cƓur aussi sensible que le vĂŽtre se peint aisĂ©ment ma situation, j’al- lois partir enfin. Mes chevaux m’attendoient Ă  ma porte, quand on m’annonça le docteur Harrison, Vous le connoistez peut-ĂȘtre, miss ? Singulier, vrai, solide , il joint Ă  des dehors peu polis, une forte d’humeur capable d’éloigner de ion commerce ceux qui le jugent fans Pexaminer. Mais quel tendre naturel, quel A M i LIE. 79 bon cƓur, quel dĂ©sir d’ĂȘtre utile, sont cachĂ©s fous cette apparente brusquerie'! Combien ce digne prĂȘtre est pĂ©nĂ©trĂ© des devoirs de son Ă©tat ! combien il en Ă©tend les obligations ! Charitable, zĂ©lĂ©, rempli d’humanitĂ© souf- frez-vous , il vous cherche pour vous soulager, vous servir, vous consoler. L’affliction , le malheur , sont des liens qui Rattachent fortement Ă  vous. II voit vos fautes ; elles ne le rebutent point. II les rĂ©pare , vous aide, vous secourt de tout son pouvoir. A la vĂ©ritĂ© , il gronde un peu ; mais e’est toujours quand on n’a pas besoin de lui. J’en ai souvent entendu parler, dit miss Matheus ; on le rĂ©vĂ©rĂ© dans ma province. II polsede de grands bĂ©nĂ©fices , & seroit- trĂšs riche, s’il Ă©toit moins gĂ©nĂ©reux. Mais ses revenus font souvent engagĂ©s pour acquitter les dettes des autres. J’ai peine Ă  concevoir comment ĂŹl souffroit votre ailĂŹduitĂ© auprĂšs de fa cousine AmĂ©lie. Mistrifs Harris s’est toujours conduite par lĂšs conseils , & je m’étonne qu’il. ait manquĂ© de prĂ©voyance en cette occasion. Car , en vĂ©ritĂ©, Jemmy, vous ĂȘtes une sĂ©duisante crĂ©ature. II Ă©toit en Irlande f reprit M. Fenton, quĂźlnd notre liaison se forma. 11 en revint un peu aprĂšs le retour de mistriĂ­s Harris Ă  Londres. Mais les atfaires de son prieurĂ© exigeant sa prĂ©sence en province , il y resta tout l’hiver. Ainsi nous ne nous Ă©tions jamais vus. Et pendant ces dix jours , ajouta miss Matheus, pas un billet d’AmĂ©lie ? pas le moindre message? AmĂ©lie vous laisse partir ? Oh , quelle froide maĂźtresse pour un amant i passionnĂ© , si digne d’ùtre adorĂ©! Mais 1 poursuivez. Eh bien , on vous annonça ie docteur IĂ­arrisort, AprĂšs. Son nom me causa une vive Ă©motion , dit M. Fenton. II entra , s’asiĂŹt, me parcourut des peux,‱ & lans me faire le moindre compliment, ni la plus lĂ©gere civilitĂ© , il me montra du doigt un siĂ©gĂ©, tout prĂšs de celui oĂč il s’étoit placĂ©. Mettez-vous lĂ , jeune gentilhomme, me dit-il. Ma visite vous surprend ? j’ouvrois la bouche pour rĂ©pondre. Paix, dit-il, je fuis venu, j’ai Ă  faire Ă  vous ; c'est Ă  moi Ă  ur'ex- pliquer. Vous croyez peut-ĂȘtre que j’ignore vos sentimens & ceux d’AmĂ©lie. Deux tĂȘtes de votre Ăąge composent d’habiles politiques , & cachent bien leurs secrets ! Je vous avertis que toute la ville lait vos amours, en murmure; le bruit en elt venu jusques dans ma province, il m’a rĂ©voltĂ©, & m’a ramenĂ© Ă  Londres, oĂč j’arrivai hier. On vous blĂąme; on blĂąme aussi mistriss Marris on vous accuse de sĂ©duction; on face u le d’imprudence on m’a Ă©tourdi de cette affaire ; elle m’a fĂąchĂ©, trĂšs fĂąchĂ© ; elle m’a rendu votre plus grand ennemi. Vous attendez-vous , monsieur, Ă  ma re- connoiĂ­lance en me faisant cet aveu, lui dis-je ? Patience , reprit-il brusquement, laissez-moĂ­ parler. J’estime & j’aime mistriss Marris, parce " qu’elle A M Ă­ L t È. %ĂŹ qu’elĂŹĂ© pense bien , sans pourtant se conduire mieux qu’une autre; car souvent elle me dĂ©sole. Je lui Ă©crivis donc ce que je savois, cs qu’on m’avoit appris; elle ne se doutoit de rien, la pauvre femme! Les meres font toujours les dernieres Ă  s’appercevoir des sottises de leurs enfuis. Je lui conseillai de veiller de prĂ©s fur les actions de fa fille, de l’éloi- guer de ce jeune officier qu’on me peignoit trĂšs joli. Ces gens lĂ  prennent tout dVĂŹaut; lui disois-je i ce font des tĂ©mĂ©raires j des hommes hardis, dont la premiere loi eit d’aller toujours en avant ma loi, je lui Ă©crivis beaucoup de mai de vous & de vos pareils- Encore une fois, monsieur * lui dis-je d’un ton adez fier - dois-je vous rendre des grĂąces pour un procĂ©dĂ© ?. -. Que m’importenf vos grĂąces, vos remercimens , dit-il? J’ai fait mon devoir, cela me suffit. Mais vous m’in- terrompez, jeune homme, & cela est malhonnĂȘte. Vous Ăštes vif; moi aussi ; s’ii faut parler, rĂ©pondre, quereller; cela nous mencra loin, & je fuis pre'fĂ©. OĂč en Ă©tois-je? Ah, je me le rappelle, Ă  la mauvaise opinion que j’avois de vous. Comme je viens de le dire, je vous croyois un franc Ă©tourdi , & je voulois que miĂ­trií’s Harris vous fermĂąt fa porte. A mon arrivĂ©e , nous avons eu un long entretien, suivi d’une terrible dispute. Elle m’a rapportĂ© toute votre conversation avec AmĂ©lie; je la lui ai fait rĂ©pĂ©ter deux fois elle Tome IL F AmĂ©lie. 82 m’a rendu compte auĂ­ĂŻĂŹ de votre prompte obĂ©iiikuce Ă  ses ordres , & j’ai trouve tiĂšs impertinent Ă  eile de vous eu avoir donnĂ© de si durs. Alors me regardant d’un air ouvert & riant touchez lĂ , me dit-il, en me tendant la main; touchez lĂ , mon ami. Vous Ă«tes une noble crĂ©ature. Je rĂ©vĂ©rĂ© les Ăąmes gĂ©nĂ©reuses; AmĂ©lie est Ă  vous. . AmĂ©lie ! m’écriai-je. Oui, AmĂ©lie , reprit-ii un li beau procĂ©dĂ© m’a rendu votre intercdiĂ«ur auprĂšs de ma cousine Harris. Je l’ai priĂ©e, prellĂ©e, caressĂ©e, querellĂ©e; il a fallu m’enr- porter ; car c’eis une bonne femme, douce, polie, mais obstinĂ©e.... J’ai criĂ© plus fort qu’elle-, & je l’ai rĂ©duite. Elle consent a vous donner fa fille, Ă  condition que par les articles de votre contrat de mariage, AmĂ©lie aura Tenticre & pleine jouiflĂ nce de sa fortune, ĂĄ l’exeeption d’une somme dont vous disposerez pour votre avancement dans le service, lorsque l’occasion vous conviendra ; vous lui en assurerez le retour sur vos biens Ă  venir. Bonjour, adieu. Je vous verrai ce soir chez ma fille AmĂ©lie. II vouloir sortir, je le retins. J’étois si surpris , si charmĂ©, si attendri ! O miss, puis-je dire tout ce que j’étois.! Eh, monsieur ! eh, mon pcre , mon ami, mon ange tutĂ©laire ! accordez-moi un instant, lui criois-je ; don- nez-moi le loisir de rappeller mes sens, de vous marquer la reconnoilsance.... Oh, vraiment I A m Élie. 8Z nui, dit-ii ! j’ai bien le terns d’écouter tout cela! Voyez mistrifs Harris, voyez AmĂ©lie, arrangez-vous ensemble, soyez heureux surtout , conservez ce cƓur honnĂȘte dont le ciel vous a douĂ© dans fa bontĂ©. Soyez un tendre mari, un fils reconnoilTant pour mistrifs Har- ris , conduifez-vous bien, & comptez fur moi. Adieu. 11 sortit en achevant ces mots, & me lai Isa pĂ©nĂ©trĂ© de mille sentimens que je n’au- rois pu lui exprimer peut-ĂȘtre. Seul, en libertĂ© de rĂ©flĂ©chir fur cet Ă©vĂ©nement inattendu , RĂ©prouvai que la joie a plus d’une façon de fe faire sentir. Des larmes couloient de mes yeux j je joignois les mains j j’étois saisi, enchantĂ©, presque fans mouvement . Je refpirois Ă  peine ; le nom d’AmĂ©iie fe prĂ©sentoir fur le bord de mes levres ; je n’ofois le prononcer ; je croyois ĂȘtre sĂ©duit par un songe agrĂ©able, & je craignois de m’é- veiller.... Eh, courez aux pieds de cette heureuse AmĂ©lie, interrompit miss Matheus. est ce le moment de rĂȘver, de dormir? Mon ami , vous contez comme une femme. AprĂšs ce popos, vous ne me conseilleriez pas, miss, reprit en riant M. Fenton , d’en- trer dans le dĂ©tail de ma premiere visite chez mistrifs Harris. Vous m'en dispensez, je i’ef- pere ? De tout mon cƓur, dit-elle ; de la passion, des transports , une joie tendre ou folle, on peut aisĂ©ment fe peindre ces sortes de mouvemens. Ajoutez, contnua-t-il, qu’ils F ij 84 AmĂ©lie. intĂ©ressent seulement quand on les excite. Si ma chere AmĂ©lie sentit un extrĂȘme plaisir en me revoyant, sa prĂ©sence fit passer dans mon coeur un sentiment dĂ©licieux. J’apprts d'eĂŹĂŹe les particularitĂ©s de l’entretien du docteur & de fa mere. Mais venons Ă  un Ă©vĂ©nement.... }e crois que vous boudez , interrompit encore miss Matheus. Vous allez d’une extrĂ©mitĂ© Ă  l’autre ; ou des minuties, ou un sommaire. ]e suis curieuse de savoir comment ce bon docteur put taire renoncer miĂ­triss Harris Ă  ses projets ambitieux. En lui reprĂ©sentant combien leur rĂ©ussite importoit peu au bonheur de sa fille, reprit M. sente n. Cet honnĂȘte ministre , soumis aux loix , aux uĂ­Ă gcs de la nation , n’en approuve pas entiĂšrement les moeurs, encore moins les prĂ©jugĂ©s. II n'eĂ­f pomt de ces foux qui, se croyant assez habiles pour rĂ©former l’univers, vqudroicnt tout renverser, tout dĂ©truire, trouvent vicieux dans la sociĂ©tĂ© ce qui leur nuit ou blesse leur orgueil, traitent de corruption ia moindre lĂ©gĂ©retĂ©, &, sans corriger personne, amusent ou ennuient leurs compatriotes par des plans de lĂ©gislation , souvent ridicules & toujours impraticables. Le docteur respecte les ancieunes conventions des hommes , croit q u un peuple doit ĂȘtre divisĂ© en plusieurs classes mais les noms de nobles , de riches, de pauvres, ne forment point dans ses idĂ©es PinĂ©gaiitĂ© nĂ©cessaire de ces AmĂ©lie. 8 s classes ce n’est pas ainsi qu’i! distingue les humains au fond de son cƓur. La bontĂ©, k droiture, futilitĂ©, le mĂ©rite, sont les titres qui caractĂ©risent Ă  ses yeux !a premiere classe ; & c’est en partant de ce principe, qti'i! blĂąma la conduite & les deiieios de mistri s Marris. C’est donc un homme estimable que vous refuse a votre fille , lui dit-il ? C’est Ă  sarrn- bition de sa mere qu’eĂŹle sera kcrifiĂ©e ? Este brillera dans le monde pour satisfaire votre vanitĂ©? Son partage fera la douleur & l'amertume ? Elle pleurera pendant que vous la contemplerez au rang oĂč vous saurez placĂ©e? Et vous, vous jouirez du plaisir de pieuse,r qu’cile est enviĂ©e, qu’on la eroit heureuse? C’est un titre, c’est f Ă©clat qui vous en imposent; vous dĂ©daignez tout, exceptĂ© ces dehors bri! lans. Mais , dit mistrifs Harris , fuis-je la"feule ? Ne cherche-t-on pas ces avantages que vous semblez priser si peu ? Ne foitt-ils pas fymhi- tion des autres ? Qu’estinie-t-on dansdf monde, au-dessus des grandeurs & de la tĂŹchc^Ă©? l Rien, reprit le docteur.;.A c’est ainsi que- l’orgueil des grands, l’insutence des riches, ont conduit le pauvre Ă rougir assez de fa ^ misere pour ne rougir plus des moyens offerts d’en sortir, C’est du mĂ©pris insultant jette .sur l’indigence , que le vice a tirĂ© ,des- affreux, rĂ©pandus par tout de , & trop fortement enracinĂ©s parmi nous. 86 AmĂ©lie.' Ils ont persuadĂ© aux nobles, que l’honneur confisse leulement dans le faste & dans la valeur. GrĂąces Ă  ces misĂ©rables prĂ©jugĂ©s, un lord peut trahir son ami, couvrir de honte sa maĂźtresse, ruiner sa femme, s’approprier le bien d’autrui, prodiguer follement le sien, vivre aux dĂ©pens de quelqu’imprudente miss , qui tire avec adresse d’un riche imbĂ©cille ce qu’elie donne Ă  dilfiper au jeune amant qui le reçoit comme un tribut, la raille & la .maltraite. 11 peut faire mille baĂ­lelses , s’en applaudir, leur donner un tour plaisant, les conter en riant pourvu qu’il n'en souffre jamais le reproche , que prompt Ă  rĂ©pouĂ­fer la plus legere insulte , il se batte, tout sera pardonnĂ© , au moins par le grand nombre. Vous ĂȘtes sĂ©vere , dit miĂ­triss Barris. Non , reprit le docteur, mais je vois & je rĂ©flĂ©chis. Bes riches & vous en ĂȘtes un exemple parvenus de degrĂ©s en degrĂ©s Ă  la fortune, perdant de vue les premiers , & croyant en effacer la trace par l’imprudence & la hauteur, ont pensĂ© qu’une extravagante dĂ©pense & de ridicules ,.airs suffisaient pour les Ă©galer aux grands. Plus i.s ont^dĂ©daignĂ© le pauvre, plus ils ont cru s’gsever au-dessus de lui & de leur propre Mnsi chacun s’éloignant de l’ordre ctabli ,& de la subordination nĂ©cessaire Ă  l’entretien de cet ordre , a contribuĂ© Ă  ce- mĂ©lange monstrueux qui conss on d les Ă©tats , laide passer fans examen un h 'omme vil dans. la chambre haute, AmĂ©lie. §7 constitue un ignorant -juge des citoyens, place au tond d’un carrosse dorĂ© !a fille d’un portefaix, & -ne laisse fans soutien que le mĂ©rite. Miitriss Marris voulut rĂ©pondre. II ne PĂ©- couta pas. Faites votre fille comtesse , si vous le voulez , dit-il ; mais plus d’amitiĂ© , plus de liaisons entre nous. Je ne regarderai jamais fans horreur une mere qui peut sacrifier le bonheur de sa fille Ă  des chimĂšres, la fĂ©licitĂ© de deux crĂ©atures estimables Ă  un vil intĂ©rĂȘt. II s’efforçn de sortir ; mistriss Harris le retint ils disputĂšrent long-tems, mais enfin il l’emporta. Je m’attendois Ă  une querelle plaisante, dit miss Matheus, & vous nfavez rĂ©pĂ©tĂ© un sermon mais voyons Ă  prĂ©sent cet Ă©vĂ©nement dont vous alliez parler. Les notaires Ă©toient avertis, les articles dressĂ©s, continua M. Fenton, & le mardi au soir je devois signer Pacte qui me rendoit heureux, quand je reçus un Courier de la part de sir Rowland. II m’écrivoit que ma sƓur, attaquĂ©e d’uue fievre dangereuse, touchent Ă  ses derniers momens, nie demandoit avec instance , & que si je voulois lui accorder la satisfaction de me voir, je ne pouvois faire trop de diligence. On me donna cette affligeante nouvelle Ă  deux heures du matin. Je ne balançai pas. Le devoir & PamitiĂ© m’appeiloient au secours de ma sƓur. J’écrivis un billet Ă  AmĂ©lie, lui envoyai la lettre du F iv â–ș 88 A M É t I E. chevalier, la priai de la communiquer Ă  sa ~ t Ă­ & les ramenant modestement sur les miens qu’il' me sera facile d’ĂȘtre heureuse avec vous, me dit-elle ! Cette cabane devĂźnt-eĂźle ma demeure habituelle , je sens que j’y vivrois contente. O mon cher Jemmy ! il est un sentiment plus fort que l’orgueil & ses vaines maximes, plus fort que tous les prĂ©jugĂ©s il me fait connoĂź- tre, il m’aĂ­Ture que la fĂ©licitĂ© suprĂȘme peut se trouver ici. Ces paroles & le ton dont elle les prononça , Érent une impression fur mon cƓur, dont le tems n’etFaeera jamais l’agrĂ©able souvenir la plus douce ivreise se rĂ©pandit dans mes sens, ou plutĂŽt dans mon ame. J’osai paĂ­Ă­Ăšr un bras autour d’elle, la serrer tendrement, prendre un baiser Ă­ur ses levres de rose. O mon aimable AmĂ©lie ! ĂŽ femme Ă©lue de mon cƓur! lui dis-je, transportĂ© , ravi, pĂ©nĂ©trĂ© d’un plaisir que je n’avois jamais goĂ»tĂ© ; ĂŽ ma chere amie ! nr - * A M ÂŁ L I E. par-tout oĂč ces traits enchanteurs s’offriront Ă  mes regards , par-tout oĂč le son harmonieux de cette voix viendra frapper mon oreille , le temple du bonheur s’ouvrira devant moi. Que le tout-puissant vous bĂ©nisse , exauce vos vƓux en ce monde & dans l’autre, s’écria la jardiniere ! Vous aimez ma chere miss, vous l’aimez bien. Ah, le charmant, le dĂ©licieux mari ! Tenez , quand vous me caresseriez moi- mĂȘme , vous ne me feriez pas plus aise. Mon cƓur me l’a toujours dit, qu’elle Ă©pouserait un ange. Continuez , mon bon seigneur ; ren- dez-la heureuse , bienheureuse, & que la paix habite dans votre cƓur. Les souhaits de cette honnĂȘte crĂ©ature nous attendrirent nous l’embraĂ­TĂąmes tous deux. En vĂ©ritĂ©, miss, je me sens encore Ă©mu en songeant Ă  cette ravissante nuit. Que de charmes dans la nature, dans la simplicitĂ©! Que de plaisirs nous pourrions trouver en nous- mĂšmes , & que nous perdons Ă  ne pas les chercher ! Qui les remplace au milieu, du monde , ces plaisirs si purs? L’intrigue, l’am- bition, la crainte, l’ennui, d’insatiabies dĂ©sirs , des regrets , des dĂ©goĂ»ts_LĂ . doucement , dit miss Matheus, vous allez vous Ă©garer. Eh, mon dieu! lassions la morale; elle assomme. Le souper fini, continua M. Teuton, la bonne Atkinfon nous fit une proposition qui couvrit les joues d’AmĂ©lie du plus vif incar- . lit Á M É L Ăź Ă­. nat. Elle baissa les yeux , & rĂ©pondit qu’ayariĂ­ Ă  nous entretenir d’affaires importantes, nous veillerions toute la nuit. Est-it possible, s’é- cria Judith , en me regardant d’un air surpris ? Toute la nuit! Sicile le veut, lui rĂ©pondis-je en riant, il faut bien y consentir. J’ai jure de ne jamais la contraindre. Cette extrĂȘme complaisance me nuisit un peu , je crois , dans l’esprit de la bonne nourrice. Elle me considĂ©ra attentivement, mordit ses levres, plia les Ă©paules , & garda le silence. Nous la priĂąmes de se mettre au lit, d’agir chez elle comme si nous n’y Ă©tions pas; mais elle nous assura que, grĂące au ciel , elle savuit trop bien la civilitĂ©; pour quitter une compagnie dont elle se tenoit si honorĂ©e. En effet, elle fut si polie qu’elie ne nous laissa pas un instant seuls. Et quand elle vous eĂ»t donnĂ© plus de libertĂ© , quel usage en auriez-vous fait, dit mils Matheus ? Les femmes que l’on aime vĂ©ritablement , n’infpirent rien , si on s’en rapporte Ă  vos maximes. Je fuis un peu comme la nourrice il y a mille endroits de votre rĂ©cit oĂč je leverois volontiers les Ă©paules. MalgrĂ© ce petit trait d’humeur , reprit en riant M, Teuton , ou je me trompe fort, miss , ou vous lü’avez pas de moi la mĂȘme idĂ©e que je lui luppofois. Soyez de bonne foi, Pavez-vous? Poursuivez, monsieur, poursuivez, rĂ©pliqua miss Matheus. Rien ne m’enuuie comme les queitionsj ' - - Nous À m ĂȘ l Ăź e. riz Nous convĂźnmes, AmĂ©lie & moi, cPĂ©crire au docteur Harrison ; mais nous ne trouvĂąmes point de papier dans la maison. Heureuiement ce que nous voulions apprendre Ă  ce bon ami, n’exigeoit point de dĂ©tail. A six heures du matin, Atkinson , prĂ©venu par sa mere, vint rendre ses respects Ă  AmĂ©lie, & lui demander ses ordres. II lui parla avec beaucoup de grĂące. Sa figure me plut. Le zeĂŹe & l’amitiĂ© se pei- gnoient dans ses yeux. On voyoit qu’il brĂ»loir du dĂ©sir d’étre utile. AprĂšs savoir entretenu un peu de te m s avec une bontĂ© familiĂšre , AmĂ©lie le chargea de prendre un cheval au prochain village j d’aller Ă  Londres fans s’ar- Ă­ĂȘter ĂŹ de dire au docteur Harrison oĂč elle Ă©toit ,8 de le prier , de sa part & de la mienne, de venir prompte ent nous trouver pour terminer salaire importante dans laquelle il ĂĄvoit promis de nous protĂ©ger. Cela fut rĂ©pĂ©tĂ© plusieurs fois, ensuite le jeune garçon partit. La moitiĂ© du jour se paisa fort agrĂ©ablement. AprĂšs un mois d'absence, nous goĂ»tions avec dĂ©lices le plaisir d’ĂȘtre ensemble, de nous redire tout ee que nous avions pensĂ©, de nous consoler mutuellement des peines dont nos cƓurs s’étoient senti touchĂ©s. Cependant les heures s’ácouloieiit, & notre jeune messager ne revenoit point. Peu Ă  peu nous commençùmes Ă  nous inquiĂ©ter j a craindre que le docteur ne fĂ»t point Ă  Ă­a ville, ou que mistriss Harris ne l’eĂșt fait changer d’idĂ©e 3 mais pou- Tome IL H \ „ IÏ4 A M Ă­ L I E qir fans chagrin un pair d u royaume Ă©pouĂ­er ia sƓur. En vĂ©ritĂ© . miss, dit M. Fenton , je crains que vens n'avu;. trop bien, pĂ©nĂ©trĂ© son caractĂšre. U. m - m a fait prendre Ă  peu AmĂ©lie. 124 prĂšs ]a mĂȘme Les articles de mon ma. liage dĂ©voient ĂȘtre signĂ©s, pourfuivit-il, le jour que je partis pour me rendre auprĂšs de r a sƓur. Me voĂ»tant pius notre union, mistrifs Harris dĂ©chira ces articles, comme un papier inutile ; la prĂ©cipitation du docteur 11e lui permit pas de longer, en nous mariant, Ă  ce qui n’enrroit point dans Ion ministĂšre. J’étois bien Ă©loignĂ© d’y penser. En recevant AmĂ©lie des mains de fa mere, pouvois-je m’occuper d’un soin Ă©tranger Ă  mes dĂ©sirs '{ Qui de nous deux enviĂ­Ă geoit l’avenir'Ă­' Mous voir, nous aimer, nous le dire, nous le rĂ©pĂ©ter j voilĂ  ce qui rempĂ­iiĂ­oit toutes nos idĂ©es & tous nos momens. Peu de jours aprĂšs mon heureux mariage, nous retournĂąmes Ă  Londres. Mistrifs Harrs me parla de cette singuliĂšre omiision-. Elle me xappelia nos premieres conventions , me dit que fa seconde fille se trouvant avantagĂ©e pat le testament de mistrifs Morgan fa tante, elle re n droit AmĂ©lie fa principale hĂ©ritiĂšre ; a lourant que l’intention de son mari avoit toujours Ă©tĂ© de prĂ©fĂ©rer cette fille chĂ©rie. Comme elle finidoit de parler , miss Betzy sortit d’un cabinet , oĂč sa mere ignoroit qu’elle fut entrĂ©e. Depuis ce jour je crus m’appercevoir d’un changement trĂšs marquĂ© dans fa conduite. Elle railloit souvent sur les mariages d’incli- tiation , trouvoit fa sƓur trop tendre, trop attentive Ă  me plaire, trop empreĂ­sĂ©e Ă  rece. AmĂ©lie. tsÇ Voir d’ĂșĂ­nocentes caresses , que la modeĂ­fie lui permettoit de souffrir devant sa mere & le docteur Hamsun , mais dont la vertueuse miss Befzy ne pouvoit supporter ì’indĂ©cence. Elie aĂ­suroit AmĂ©lie que la froideur succĂ©deroit bientĂŽt Ă  des feux lĂŹ ardens, que le sems dirninueroit ma passion & la propre sensibilitĂ©. Élie prit une haine extrĂȘme pour le docteur Harrison. Elle se pĂŹaisoit Ă  tourmenter AmĂ©lie, en lui parlant des dangers de la guerre, en mettant lans cesse fous, ses yeux l’image d’un mari si cher, bleĂ­iĂ©, abandonnĂ© fur le champ de bataille , expirant loin d’elle. Ces discours rempliisoient de terreur l’esprit de mon aimable femme. Elle s’affligea; lĂ  mere connut ses peines, & partagea son inquiĂ©tude. Elle lui promit de chercher un moyen de la tranquilliser , de me fixer auprĂšs d’elle, & n’en imagina point d’autres que de me proposer d’entrer dans le rĂ©giment des gardes. Comme il ne marche point fans le roi, c’étoit procurer Ă  AmĂ©lie la plus grande satisfaction , puĂ­squ’elle ne redouteroit plus ni l’absence ni les pĂ©rils dont fa sƓur lui donnoit une idĂ©e si effrayante. Nous Ă©tions unis depuis deux mois. DĂšs le premier, AmĂ©lie avoir ressenti de lĂ©geres incommoditĂ©s , mais fans vouloir en parler , ne pouvant se rĂ© sou Ire Ă  les attribuer Ă  leur vĂ©ritable cause. Elle se confia enfin a sa mere. Miitriss Harris parut traniportĂ©e de joie de i 26 A M Ă© L t tĂ­. son Ă©tat. Ce fut en m’annonqant une notk velle qui me pĂ©nĂ©troit du mĂšme sentiment ,‱ qu’eile me pria avec inltance de quitter le rĂ©giment de milord Gage, m’orfhmt Pargent qui me se roi t nĂ©cessaire pour acheter une enseigne dans celui des gardes, & m’ailuraut de m’en fournir toutes les lois que Poccasion de monter se prĂ©lĂ©nteroit. Je me semois un peu de rĂ©pugnance Ă  sortir d’un corps oĂč j’étois eltimĂ©, oĂč j’avois des amis ; cependant, comme le rĂ©giment de milord Gage ne Ă­clvoĂŹe point encore cette annĂ©e, je crus devoir cette complaisance a ma belĂŹe-mere , ou plutĂŽt $ fa tendre & craintive AmĂ©lie, Je connoiisois un officier des gardes, appcilĂ© Ă­lr Henry Booiton. II haĂŻssoit le sĂ©jour de Londres , & se dĂ©plaisoit dans l’on corps ; je ne doutai point qu’il ne vendit son emploi, lĂŹ je l’en prclsois. J’allai le chercher; ilĂ©toiten campagne. Je pris des informations , & trouvai que lui seul pouvoit m’aider Ă  satisfaire les dĂ©sirs de miitnls Harris. Je lui Ă©crivis ; j’at- tcndis long-tems fa rĂ©ponse deux mois se passĂšrent fans qu’il revĂźnt, un autre avant qu’il le dĂ©terminĂąt ; enfin nous convĂźnmes ensemble d’un Ă©change. Il prit ma compagnie. Je promis de lui payer comptant la somme excĂ©- detite dont je lui serois redevable. Nous fĂźmes de concert les dĂ©marches nĂ©cessaires; Parfaire proposĂ©e parut sans difficultĂ©. Milord Gage eut la bontĂ© de montrer du regret de me perdre; AmĂ©lie. ßÏj mais il ne dĂ©sapprouva point mes Ă©gards pour miĂ­tris Harris. On nous promit an bureau que le brevet & la commission seroient signĂ©s immĂ©diatement ainsi notre traitĂ© heureusement terminĂ©, remplit de joie AmĂ©lie & fa mere mĂ­tis miss Betzy trouva q u Aine tendresse mal entendue me nuiroit, empĂȘche- roit mon avancement; elle blĂąma fa sƓur, la condescendance de sa mere, la mienne, & nous montra une aigreur que nous n’avions jamais soupçonnĂ©e dans son caractĂšre, & dont le sujet dĂ©couvroit assez son peu d’amitiĂ© pour moi. Je revenois un soir de la chasse, & mon- toiĂ­r avec empressement chez AmĂ©lie, quand je l’entendis parler dans l’appartement de la mere j y entrai , elle accourut Ă  moi. Ah ĂŻ mon dieu , que je fuis heureuse, me dit-eile! Sans les bontĂ©s de ma mere, fans votre complaisance , que serois-je devenue ? Je vous per- dois , mon cher Jemrny , je vous perdois pour long-rems ; & qui fait si ce n'en t pas Ă©tĂ© pour toujours ! Un ordre cruel nous Ă­Ă©paroit. Que cet Ă©change s’eĂ­t fait Ă  propos ! Le rĂ©giment de milord Gage est commandĂ©, il passela mer, il va au secours de Gibraltar. Le rĂ©giment est commandĂ©, m’écriai-je, il part ! J’espere que la commission n’est point encore signĂ©e ; ;e cours chez le ministre , je vais m’informer. Que dites-vous, interrompit AmĂ©lie en m’arrëßant ' l’embrassa. VenĂȘL , venez m’aider, lui dit-elle, Ă  retenir un cruel ; il veut nsabandoimer i me fuir , me rendre malheureuse je n’efpere qĂč’en vous ; parlez-lui, en- gagez-Ie Ă  modĂ©rer un zele indiscret. Mon cher, Ă­non digne ami ; donnez-moi une seconde fois l’époux que j’ai reçu de votre main. Le docteur, surpris qu’il se fĂ»t Ă©levĂ© une contestation entre nous ĂŹ touchĂ© des larmes d’AmĂ©lie , & prĂȘt Ă  me quereller, me demanda brusquement le sujet de cette confusion , de ce dĂ©sordre. Je le lui expliquai. II m’écouta S se leva quand j’eus ceĂ­sĂ© de parler j marcha dans la chambre, d’un air rĂȘveur, chagrin* levant les Ă©paules, ou portant la main Ă  soit front. Tous les yeux Ă©toient fixĂ©s fur lui. AmĂ©lie attendoit impatiemment fa rĂ©ponse. J’a- vouerai qu’en cette occasion le docteur nĂ« paroiisoit point un juge compĂ©tent. E11 vĂ©ritĂ© , je ne croyois pas devoir remettre Ă  fa dĂ©cision une affaire oĂč il s’agiffoit d’utt point d’honneur, souvent fort mal entendu par les gens de son Ă©tat. II se rapprocha d’AmĂ©lie, s’affit, mĂ« regarda fixĂ©ment. Monsieur, me dit-il-, je vois Ă  votre air tout ce que vous pensez ; mais sachez que j’ai portĂ© un drapeau sous les Ordres dĂ« milord Tirconel , mon parent, avant de me ranger fous l’étendard de l’église. Guerrier par goĂ»t, prĂȘtre par obĂ©issance pĂČur moitpere* j’ai bien servi le roi je m’efforce depuis lonu- Tome IL I 130 AmĂ©lie. tems d’acquĂ©rir les vertus de mon Ă©tat & de servir Dieu. Vous parler en ministre de paix, ce seroit sans doute remplir mon devoir ; mais le vĂŽtre ne vous permettroit pas de m’écouter ainsi je parlerais mal-Ă -propos & inutilement, Je ne dirai donc rien. C’estĂ  la petite fille que voilĂ , continua-t-il eu montrant AmĂ©lie d u doigt, e’est Ă  reniant que j’ai cru une femme , mĂȘme une femme sensĂ©e , que je veux m’adresser. Si le brevet est signĂ© , vous prĂ©tendez , madame, lui dit-il, que votre mari n’est plus capitaine d’infanterie dans le rĂ©giment de iniĂŹordGage, mais officier des gardes de fa majestĂ© ; n’est-ce pas lĂ  votre idĂ©e ? Oui, dit- elle. Eh bien, reprit le docteur, vous avez tort. Que le brevet soit signĂ©, ou qu’il ne le soit pas, il faut laitier partir votre mari; it faut le laisser aller tout Ă  ì’heure estez le ministre ; il ne peut trop se hĂąter de protester contre í’échange, attendu ['Ă©vĂ©nement voilĂ  mon avis. Quoi, c’est vous , c’est vous , monsieur, qui lui donnez ce conseil, s’écria douloureusement AmĂ©lie? AssurĂ©ment c’est moi-meme, dit-il froidement, & je suis bien aise qu’il n’en ait pas besoin. Ma fille, un soldat ne peut balancer un instant dans une pareille conjoncture qu’il sacrifie tout, quand son roi, ses devoirs , son pays lont en opposition avec d'autres intĂ©rĂȘt?. Si votre mari restoit, que diroit-on de lui? Ne le soupçonneroit-on pas A M Ăš L I E. 131 Tune prĂ©voyance qu’il seroit aisĂ© d’attribuer Ă  un manque de courage ’í Nous accusons le monde de juger lĂ©gĂšrement, avec malignitĂ© mĂȘme il le fait souvent ; mais souvent aulH notre propre imprudence fournit au mĂ©disant le trait dont il nous bielle. II est rare , fort rare, que !a censure tombe erĂ­tierement Ă  faux. Si celui dont ou blĂąme la conduite n’est pas toujours criminel, soyez lure qu’au moins iL a nĂ©gligĂ© ia rĂ©putation, & n’est pas exSmpt de tout reproche. Voyant AmĂ©lie verser des larmes ameres, cacher son visage, il lui prit une main , & la serrant tendrement allons , ma chere amie , allons, mon aimable couĂ­ine, de la force, de l’arne, une nob'Ă© fermetĂ© , lui ditil. Cherchez au fond dĂ© votre cƓur ces sentimens gĂ©nĂ©reux qui vOĂșs distinguent de ces lemmes foibĂŹes , occupĂ©es feulement d’e!, de leurs plaisirs , de leurs fantaisies. Vous aimez M. Fcnton ; aimez donc fa gloire, la rĂ©putation ; ne flĂ©trĂŹifez point le nom que vous avez voulĂș porter. Nasille , !'honneur d’un guerrier est semblable Ă  la fleur lĂ©gers qu’on voit fur les fruits. Comme elle, le moindre souffle peut le ternir. Vous ĂȘtes la compagne de M. Fenton, soyez auiĂ­ĂŹ son amie. S’il hĂ©sitoit, ce seroit Ă  lui drre partez ; remplissez’ vos devoirs j'soyez utile Ă  votre patrie, Ă  votre roi ; allez , asm qu’on ne me soupçonne point dĂ© vous retenir, de vous donnĂ©e de I ij t IzL AmĂ©lie. lĂąches conseils, & de me prĂ©fĂ©rer Ă  l’homm-ĂĄ' qui m’elt cher. Sa gloire, fa rĂ©putation, s’é- çna AmĂ©lie ! Ah, qu eh-ce que mon repos, ir,a joie, mon hon heur, opposĂ©s Ă  des devoirs , Ă  une nĂ©cessitĂ© absolue! Fartez donc, mon cher mari ; je ne vous donnerai point de lĂąches conseils , je ne ternirai point cet honneur dĂ©licat & barbare ; qu’il remporte fur l’amitĂ­Ă©, fur l’amour, niĂ© me fur la compassion. Oui, partez, rĂ©pĂ©ta-t-eĂŹle en fe jettnnt dans mes bras; mĂ©ritez l’eĂ­lime de la nation , conservez celle de Fanai qui vient de me faire rougir de ma foibleĂ­le. Et tombant Ă . genoux » les yeux 8c les mains Ă©levĂ©s .vers le ciel Dieu tout-puillant, dit-eĂŹle, daigne m’enten- dre, exauce les vƓux de ton humble crĂ©ature; pe me condamne point Ă  vivre sĂ©parĂ©e de l’homme que tu me permets, que tu m'ordonnes d’aimer ; compte nos jours ensemble, & donne-moi a mort dans l’inssiuit oĂč tu rappelleras son ame dans ton sein. , La ferveur de fa priere, fou action touchante, ce tendre sentiment qu’elle venoĂ­t d’expri- mer, Ă©levĂšrent en moi je ne sais quel mouvement plus fort, plus passionnĂ©, que tous les transports dom j’avois senti le charme auprĂšs d' Je. la relevas, Fqjijbraisai avec ardeur. Ah ! ne forme point ces .vƓux cruels , lui dis-je. Si le..çiel m'arrache au bonheur de vivre pour toi, puiissit-il ajouter a tes jours, tous ceux quf me feront retranchĂ©s! O mon f AmĂ©lie’ *33 AmĂ©lie, voudiois-tu mourir &' m’oublier ? Quand je ne ferai plus, garde mon image dans con souvenir; que mon idĂ©e-te soit tou- jous prĂ©sente & chere. Femme adorable ! ton cƓur est ie temple de mĂ©moire oĂč je deĂ­ĂŹre de graver Ă  jamais mon nom. Le docteur & fa mere se joignirent Ă  moi pour la consoler. Seche tes pleurs , lui difois-je en la careisant, perds l’idĂ©e de ces dangers cpii fĂ©pouvantent, songe au plaisir que nous sentirons en nous revoyant, & qu'u n souris rĂ©pandu fur cet aimable visage me rende la joie que ta triitelse a bannie de mon arae. Nous parvĂźnmes Ă  !a tranquilliser un peu. J’al- lai le mcme soir chez milord Cage; j’y trouvai s r Henry. Nous pensĂąmes nous quereller ; & si milord n’eĂ»t dĂ©cidĂ© en ma faveur , protestĂ© qu’il s'oppoferoit formellement Ă  PĂ©- change, je ne lais si cet obstinĂ© ie fĂ»t rendu. Comme j’avois Ă  peu prĂšs tout ce qui m’é- toit nĂ©cessaire , deux jours fuĂ­fifoient aux prĂ©paratifs de ma campagne. La veille de mon dĂ©part j’aĂŹlai le matin trouver mĂ­strifs LIarris dans son cabinet, & lui reportai Pargent destinĂ© Ă  lir Henry. En le recevant d’elle , je ne co nptois pas m’en servir sans en assurer le retour Ă  AmĂ©lie. II Ă©toie assez mortifiant pour moi de ne rien donner Ă  ma femme comment aurois-je voulu mettre fur ma tĂšte un argent qui lui appartenoit? Aucun Ă©crit ne constatoit ses reprises fur ma fortune, m mes droits fur la » Ï34  m i i i i. sienne. J’avois dĂ©clarĂ© mes intentions Ă  mistriss Harris. En reprenant cet argent, elle me pria de garder six cents guinĂ©es. J’y consentis, attendu l’occasion. Je voulus lui en faire mon billet,- elle se mit Ă  rire, me traita d’enfant, & refusa de me lasser Ă©crire. A la fin du dĂźner, je sis prĂ©sentai une reconnoiĂ­sance de ces six cents guinĂ©es. Elle prit le papier, le lut, le chiffonna, me le jetta ;il tomba; j’allois le ramasser, quand il entra du monde. Nous nous levĂąmes tous ; les dames pafferent dans la salle, oĂč je les accompagnai. Un instant aprĂšs, je me souvins du billet, & retournai pour le chercher. Je ne i’apperqus point Ă  terre. Je demandai Ă  miss Betzy, qui Ă©toit prĂšs de moi Ă  table , si elle ne l’avoit point vu ; elle me dit que non je fis la mĂȘme question aux valets, & requs la mĂȘme rĂ©ponse ainsi il resta perdu. Comme ma belle-mere seule pouvoit en faire usage je ne m’en inquiĂ©tai pas , & crus, comme miss Bezy le soupqonnoit, que la petite chienne dc mistriss Harris l’avoit pris & dĂ©chirĂ© en se jouant. Le docteur Harrison requt mes adieux. II me parla en pere. Je lui recommandai AmĂ©lie. Il me pria d'avoir soin d’Atkinson qui s’é- toit fortement attachĂ© Ă  moi, ne vouloir pas me quitter, & venoit h Gibraltar en qualitĂ© de volontaire. Nous ne nous sĂ©parĂąmes point, le docteur ft moi, fans beaucoup d’attendris- sement. Le soir, aprĂšs souper, AmĂ©lie se re- A M É L I ?.. IZ5 tira tout de suite. Je pris congĂ© dc mistrisi Hartis. Elle m’cmbraiĂ­a plusieurs fois , & versa des larmes en me voyant Ă©loigner. Cette preuve de son affection me toucha sensiblement, je re’.ins fur mes pas, & s embrassai encore. Elle m’appeĂŹla son ffs bien aimĂ©; elle me dit qu’elle ne mettroit plus de diffĂ©rence entre AmĂ©lie & moi. Miss Betzy me souhaita un heureux voyage , du ton dont on souhaite le bon soir. Tous mes ordres donnĂ©s & mes devoirs remplis , je destinai Ă  l’amour le peu de momens qui me restoient. J’entrai chez AmĂ©lie je niarchois doucement, la croyant couchĂ©e & peut-ĂȘtre endormie mais fa fe m m e-de-chambre me dit qu’elle prioit dans son cabinet. J’en ouvris la porte, & vis ma charmante compagne prosternĂ©e Ă  terre, le visage couvert de larmes ; elle soupiroit comme si sou cƓur eĂ»t Ă©tĂ© prĂȘt Ă  se briser. Je la relevai , la Hs aĂ­feoĂ­r fur un sopha , me plaçai Ă  ses cĂŽtĂ©s. Je voulois me plaindre du peu de fermetĂ© qu’elle montroit, mais , en la regardant, il me fut impossible de lui reprocher une douleur que mon cƓur partageoit. Pourquoi donc cet abattement, ma chere, lui dis-je ? Pourquoi donc ces pleurs , ces gĂ©- jmiffemens ? N’avez-vous pas consenti?... Non , interrompit-ellc , non je n’ai point consenti Ă  ce cruel dĂ©part. Je viens de demao- der au ciel la force de soutenir certe Ă©preuve terrible,- je ne l’ai point obtenue. Ali, Jemnry, I iv rzA AmĂ©lie! je ne supporterai point votre Ă©loignement Sç mes craintes ! Qijoi , vous m’abandonnez ? Quoi, des mers, un espace immense va nous sĂ©parer ! Çes jours si heureux , si courts , Ă  prĂ©sent longs & tristes , se succĂ©deront sans me rendre la douceur de vous voir ! Ils ne m’apporteront, en renaissant, que du trouble & de l’amertume , de dĂ©vorantes inquiĂ©tudes ! Vousm’aimez, dites-vous, vous m’aimez; & vous partez , vous fuyez, vous me laissez ! Ah , mon amour est bien plus fort, bien plus tendre que le vĂŽtre ! Quelle considĂ©ration m’engageroit Ă  vous causer une feule des peines dont mon ame se sent accablĂ©e ! Eh croyez - vous , ma chere AmĂ©lie , lui dis-je, qu’il soit une douleur plus sensible que celle d’entendre ce reproche de votre bouche? Quand je fuis Ă  regret un devoir indispensable, quand je viens chercher de la consolation auprĂšs de vous que j’aime , pouvez-vous m’af- fliger, redoubler mon chagrin ? pouvez-vous m’accuser de peu de tendresse?... Oui, je le puis, dit-elle, quand vous prĂ©fĂ©rez une vaine chimĂšre aux biens rĂ©els dont vous nous privez tous deux. Quelle est cette rĂ©putation dĂ©pendante de l’opinion, du terris, des mo- mens ? Vous la conserviez en terminant il y a deux mois un Ă©vĂ©nement que vous ne pouviez prĂ©voir vous la feroit perdre Ă  prĂ©sent ? Tout immoler, tout oser dans la crainte dc passer pour foible, est-ce lĂ  cet honneur A M Ă­ l Ă­ E. rz? Aont Ăźes loix vous paroissent si saintes ? N’est- on noble , n’est-on grand qu’en affrontant la Ăźnort, ou persuadant aux autres qu’on ne ia redoute point? Que cette gloire est fantastique ! Un barbare , un sauvage la dĂ©daigneroit peut-Ăštre. Quelle est cette valeur si vantĂ©e? Un animal fĂ©roce , guidĂ© par son instinct, est hardi , courageux; il attaque, il se dĂ©fend , combat, triomphe, ou reste atterrĂ© le peuple .applaudit Ă  sa force, admire son audace, le nomme vaillant. La gloire qu’il peut acquĂ©rir .comme vous, mĂ©rite-t-elle d'ĂȘtre achetĂ©e par le sacrifice de tout ce qui vous est cher ? Fixant alors ses yeux animĂ©s fur les miens , serrant mes mains avec transport ose t’élever au- deĂ­stĂŹs de ces faux prĂ©jugĂ©s; viens, mon cher Jemmv , viens chercher le bonheur avec moi ; allons habiter une simple cabane, dans des lieux Ă©cartĂ©s & tranquilles. RecommandabĂźes par nos feules vertus, nous n’exciterons point i’envie, L’Ɠil de Thomme injuste ou malin ne pĂ©nĂ©trera pas notre asyle paisible. Les traits empoisonnĂ©s de la mĂ©disance nc pourront nous atteindre si la voix odieuse s’éleve, nous ne FeĂ­itendrons point. Tu feras l'univers pour AmĂ©lie; & son amour, ses foins, ses caresses , ses tendres attentions te feront oublier qu’il est d’autres humains. Un mouvement involontaire me fit repousser ies mains; un seul regard rappella bientĂŽt de plus nobles femimens dans son ame. Que 133 AmĂ©lie, dis-je, s’écria -1 - elle , quels conseils Ăź Mon intĂ©rĂȘt a-t-il pu me les dicter ! Ne m’accable point de ton indignation ; pardonne Ă  ma {oiblesse mon cƓur ne fut jamais bas. je condamne moi-mĂšme cette vile proposition. Tu n’es pas fait pour t’y rendre, & je fuis loin de l’exiger oublie la; ne me mĂ©prise pas, mon cber Jemmy ; ouvre-moi tes bras , cache ma rougeur dans ton sein. Je ne pus lui rĂ©pondre. Je la pressai ; elle me ferra ; nos soupirs se confondirent ; nos larmes se mĂȘlĂšrent, nos levres & nos Ăąmes s’unirent ; nous restĂąmes long-tems dans cette situation triste, mais voluptueuse, dans une ivresse oĂč la douleur & le plaisir se faisoient Ă©galement sentir. EnĂ­ĂŹn , l’amour l’emporta sur l’amertume ; il suspendit nos peines, nos regrets , & ses transports ravilĂźans succĂ©dĂšrent Ă  nos pleurs. Ah, s’écria miss Matheus ! qu’il est de dĂ©licieux momens dans la vie ! Oui, dit M Fen- ton, & c’est le sentiment qui les donne & les fait goĂ»ter. Nous passĂąmes une partie de la nuit , con- tinua-t-il , Ă  pleurer & Ă  nous consoler. Elle me promit de ne point se livrer Ă  sa tristesse ; je lui promis de ne point m’exposer avec tĂ©mĂ©ritĂ©. Un peu avant le jour, fatiguĂ©e, appesantie , elle s’endormit fur mon sein. Je crus devoir saisir l’instant de son sommeil pour la quittçr. Je posai doucement sa tĂšte sur un > AmĂ©lie. 139 coussin. Je me dĂ©gageai insensiblement de ses bras qui m’ento'uroicnt encore. Je craignois . de rĂ©veiller, de !a tirer d’un repos si nĂ©cessaire Ă  sa santĂ© & si favorable Ă  mon Ă©loignement. Je marchois lentement, me retournant a chaque pas pour la regarder. Un m uvement qu’elle fit, m’arrĂšta ; je la contemplai loiig-tems , je la recommandai du fond du coeur Ă  toutes les puissances cĂ©lestes; enfin je sortis, ou plutĂŽt,je m’arrachai avec violence de ce cabinet oĂč je laiiĂźois mon bien le plus prĂ©cieux. Ales chevaux Ă©toient prĂȘts. J’écrivis un tendre billet Ă  AmĂ©lie ordonnai qu’on le lui rendit Ă  son rĂ©veil j ensuite je partis, suivi d’Atkinson & d’un seul valet, ' En perdant de vue la ville de. Londres , j’eus peine Ă  retenir mes larmes. Je me retournai plusieurs fois , espĂ©rant de l’apperce- voir encore; de profonds souphs m’échap- poient. Atkiní’on me suivoit en silence. Lui voyant les yeux fort rouges, je lui demandai ce qui l’affligeoit. Ah , monsieur , me dit-il, je fuis fur que madame pleure, le dĂ©sole Ă  prĂ©sent; & cette idĂ©e ie fit pleurer lui-mĂšme. Son attachement pour AmĂ©lie me toucha. Je lui fus grĂ© de l'intĂ©rĂȘt quhl prenoit Ă  fa douleur. Sa sensibilitĂ© me porta Ă  lui laiĂ­ler voir toute la mienne, Ă  m’entretenir familiĂšrement » avec lui. Feu Ă  peu je dĂ©couvris dans son caractĂšre des qualitĂ©s rares & estimables. Ce jeune homme accompliifoit dix-huit an» quand t 140 AMELIE. je l’emmenai. II Ă©toit grand , bien sait, trĂšs formĂ©, avoir des traits rĂ©guliers & agrĂ©ables, une physionomie douce, des sentimcns pleins de candeur. En recevant ses adieux, le doc- teurĂ­larrison lui dit devant moi mon enfant, regardez-vous comme tenant Ă  tous les hommes; regardez tous les hommes comme tenant Ă  vous. Avant d’agir, examinez si Faction que vous allez faire n’attente au droit ne personne ; & si quelqu’un nuit au vĂŽtre , dites-vous Ă  vous-mĂȘme, je fuis plus juste & meilleur que cet homme. Permettez-vous cet orgueil, il guide Ă  la vertu.. AtkinĂ­on profita de cette leçon & de toutes celles qu’il avoit reçues de lui. Sa valeur, son exactitude Ă  remplir ses devoirs, son naturel obligeant, lui acquirent bientĂŽt P estime de tous ceux qui le connurent, & Ion bon cƓur lui donna dans le mien la place d’un ami. J’arrivai le soir du lendemain au rĂ©giment. Mes camarades me virent avec plailĂŹr, surtout sir James , celui de tous qui m’étoit le plus cher .... Quel sir James , demanda miss Matheus ? Sir James EleĂ­fnore, un baronnet du comtĂ© de Kent, rĂ©pondit M. Fenton. Je le croyois colonel, dit miss Matheus. II i’est auĂ­fi, repliqua-t-il. Alors nous servions au mĂȘme grade ; depuis , un hĂ©ritage considĂ©rable lui a donnĂ© des facilitĂ©s de s’avancer, dans le tems oĂč la fortune m’en retiroit tous les moyens. Mais est-il connu de vous, miss ? AmĂ©lie. ĂŻaĂŻ ßé Ă  la dĂ©fense d’un bastion oĂč les Espagnols se trouvĂšrent vigoureusement repoussĂ©s. Six semaines aprĂšs, le bonheur qui m’avoit accompagnĂ© dans,plusieurs sorties , m’abandonna. Nous en fĂźmes une, oĂč, par un zeie imprudent peut-ĂȘtre, je pensai rester. ConsidĂ©rablement blessĂ©, mais obstinĂ© Ă  brĂ»ler un ouvrage, je ne voulus point quitter de braves grenadiers que j’avois menĂ©s en avant. Je requs encore un coup de feu. Alors renversĂ© sans force, fans senti- mens , on aĂŹloit m’achever , quand Atkinson , combattant Ă  mes cĂŽtĂ©s , soutenu de quelques soldats dont j’étoĂŹs aimĂ© , se fit jour au travers des Espagnols qui se jettoient sur moi, m'enleva , me rapporta dans la ville, me conduisit Ă  mon logement, & me procura tous les secours nĂ©cessaires Ă  mon Ă©tat. Mes blessures se trouvĂšrent dangereuses. La fievre me prit ; on dĂ©sespĂ©ra de ma vie. Je connus ma situation , & m'occupai du foin de retarder la douleur & les larmes d’ÂmĂ©lie. MalgrĂ© supposition de tous ceux qui m’envi- ronnoient, je lui Ă©crivis avec peine, avec difficultĂ©, mais avec tant de prĂ©caution, qu’iĂź Ă©toit impossible de penser, en voyant ma lettre - K iij i est le premier de vos bienfaits, il me fera toujours le plus cher. Alors quittant les bras du docteur , & se jettant dans les miens ĂŽ M. Fenton , me dit-elle > ce n’est plus une riche hĂ©ritiĂšre qui s’est donnĂ©e Ă  vous ; faisan ce & l’éclat ne me suivent plus. Ma fortune est dĂ©truite . mes espĂ©rances font Ă©vanouies ; AmĂ©lie feule est votre partage elle croyoit vous faire un fort brillant 3 son attente est trompĂ©e. A prĂ©sent recevez-a pauvre, dĂ©nuĂ©e de tout * dĂ©pouillĂ©e des biens qui la firent rechercher. Recevez-la , consoiez-ĂŹa , chĂ©riĂ­sez-la ; dites comme elle , dites avec elle je poste de en toi tout ce que mon. cƓur dĂ©sirĂ©. Je mis un genou en terre devant elle. Je Ăźe jure Ă  tes pieds, lui dis-je , j’en prends Ă  tĂ©moin le ciel, l’homrçie estimable qui m'en- tend. Oui, je pojsede en toi tout ce que mon cmiy defire , tout ce qui peut exciter mes vƓux , faire Ă  jamais mon bonheur , les dĂ©lices de ma vie. O mon AmĂ©lie, dĂ©tourne tes regards de nos pertes, contemple les trĂ©sors qui nous restent; tes sentim-ns, les miens, cet ami gĂ©nĂ©reux, un gage prĂ©cieux de notre amour, le te ms , une fortune encore Ă©loignĂ©e , mais dont le retour est certain. Calme-toi; seche tes pleurs ; uniĂ­ĂŻbns-nous pour remercier notre tendre protecteur ; reconnoistbns ses bontĂ©s, *n lui prouvant qu’elles ne font point infructueuses , que nous les sentons , & qu’eiles nous; fensolent, AmĂ©lie. 18Z Ce jour se passa tout entier dans les larmes & les plus douloureuses rĂ©flexions. Nos chagrins s’aigrirent encore ie lendemain , en. apprenant du docteur que nous allions ie' perdre pour deux ans. Je me fuis engagĂ©, nous dit-il , Ă  accompagner le fils de milord Mansfield dans ses voyages il est mon parent. Son pere p’oĂ­bifi me proposer de prendre un soin dont il alloit charger un homme incapable de s’en acquitter. J’ai examinĂ© cet enfant pendant mon sĂ©jour Ă  Mansfield ; mille qualitĂ©s heureuses qui ie dĂ©voient distinguer , dĂ©jĂ  presque Ă©touffĂ©es par la flatterie, m’ont fait remarquer avec douleur combien on s’appl'ique peu Ă  cultiver ie germe du bien dans un. jeune cƓur. NĂ©gligence cruelle & trop commune! On peut fornjeiC des hommes , on ne daigne pas le vouloir. Nous nous Ă©levons mal. Nous Ă­Ă«mblons prendre plaisir Ă  perpĂ©tuer nos travers , nos erreurs. On diroit qu’uu pere craint de voir son fils plus sensĂ©, plus vertueux, plus utile .Ă  la sociĂ©tĂ© qu’il ne l’a Ă©tĂ© lui-mĂšme. On irentre- tient le fils d’un grand, que des honneurs qui l’attendent. Ou lui montre dans l’éloignennenĂŹ un bonheur frivole, des plaisirs passagers , ds vains amusemens ; & personne ne lui homme destinĂ© Ă  de grands emplois, Ă  tenir en ses mains la joie ou le malheur d’une foule de citoyens, doit Ă©tudier, connoĂźtre l’hunia* nitĂ© , doit converser avec les humains. tu M iv 784 A m i l i i. lui apprend Ă  commander, on ne lui enseigna point Ă  ĂȘtre juste. De vils complaisons , espĂ©rant s’enrichir par ses vices, Ă©loignent de lui Fhonimo de bien qui l’en feroit rougir. On se plaint que les grands font durs ; eh, comment deviendroient-ils sensibles ? On leur cache qu'il est des malheureux. Ils en font, & ne le savent pas ; comme les en fan s, ils font cruels, parce qu’ils n’ont point senti la douleur. Mes principes, mon amitiĂ© pour milord Mansfield , le bien de ceux qui dĂ©pendront un jour de ce jeune homme, m’ont dĂ©terminĂ© , continua le docteur, Ă  consacrer deux ans de ma vie Ă  l’instruire, Ă  le guider, Ă  lui donner une juste idĂ©e des autres & de lui-mĂšme. J’al- Ăźois le mener en Italie. L’évĂ©nement qui cause votre douleur m’a soit changer mes dispositions. Je fuis venu Ă  vous > vous m’avez paru mĂ©riter mes premiers foins. Ma parole m’en- gage Ă  retourner promptement, & je vais vous quitter. Voici le plan que j'ai formĂ©. Vous vous rendrez tous deux Ă  mon prieurĂ©. Mes ordres font donnĂ©s. Vous y ferez les maĂźtres, M. Fcnton ne songera point Ă  s’avancer dans lo service jusqu’à mon retour. Vous trouverez un logement commode, une table suffisante , des jardins dĂ©licieux. Si vous ĂȘtes modĂ©rĂ©s , vous ferez heureux. J’exigc d’AmĂ©lie qu’elle ne voie point son inhumaine sƓur. Jo vous en prie, mes amis, quç cette odieuse AmĂ©lie. Betzy n’entre point dans ma maison. EĂŹĂŹe a une terre Ă  trois rrulĂźes de moi ; je souhaite qu’eiie ne l’habite jamais pendant ma vie. Pardonncz-lui du fond du cƓur, mais ne la voyez point. AmĂ©lie s’engagea de lui obĂ©ir. Nous voulĂ»mes lui renouvelles les marques de notre sensibilitĂ©, lui rendre dc nouvelles grĂąces ; il ne le permit pas. Recevoir les services d’un ami, nous dit-il, c’est l’estimet ; l’en remercier , c’est douter du plaisir qu’il sent Ă  nous obliger. Adieu, mes chers, mes bien-aimĂ©s ensims; embrassez-moi, consolez-vous, soyez toujours vertueux. Je vous Ă©crirai ; vous m’occuperez fans cesse; ne m’oubliez pas. Tant que je respire, vous avez un parent, un ami. Alors il nous recommanda l’un Ă  l’autre, & tous deux Ă  la protection du ciel. Ensuite il s’arracha de nos bras, & nous laissa pĂ©nĂ©trĂ©s de tendresse , de respect, de reconnoissance , & si touchĂ©s de le voir s’éloigner , que nous restĂąmes AmĂ©lie & moi dans un triste silence, retenant nos larmes , n’osant nous regarder , chacun de nous craignant d’augmenter la douleur de l’autre, en laissant Ă©clater la sienne. Le deuil d’AmĂ©lie & fa profonde affliction ne lui permettoient plus de se livrer aux amusemens qui retenoient miss Fanny Ă  Paris. Je sis agrĂ©er Ă  sir James une sĂ©paration que les circonstances rendoient nĂ©cessaire. Nous partĂźmes AmĂ©lie & moi. ArrivĂ©e Ă  Londres » 186 AmĂ©lie. elle envoya faire des compliment Ă  fa sƓur , & lui demander ses habits, son linge 8c ses pierreries. Ce fut avec peine que miss Betzy consentit Ă  rendre une partie de ce que sa sƓur rĂ©clamoit. Mistriss Morgan & elle refusĂšrent les diamans , & soutinrent que mistriss Harris en a volt disposĂ© , offrant de prouver qu’ils ne s’étoient point trouvĂ©s parmi ses effets. Cette affaire terminĂ©e, nous nous rendĂźmes au prieurĂ© du docteur Harrifon. Une habitation riante , d’agrĂ©abĂŹes voisins, une immense bibliothĂšque, de belles campagnes, une passion toujours vive qus le caractĂšre d'AmĂ©lie & les grĂąces de fr personne entretenoient, ranimoient Ă  chaque instant , me firent bientĂŽt oublier tout le reste du monde. OĂč s’égaretoient nos dĂ©sirs, quand l’objet qui peut seul les fixer est fuis celte prĂ©senta nos yeux! Je vous ennuierois fans doute, miss, si je vous faisois le dĂ©tail estune vie tranquille , uniforme , des amusera ens champĂȘtres qui charmoient nos loisirs. Mes jours paisibles comme une mer calme.... Eh fi, interrompit miss Matheus , quelle triste image ! une mer calme & l’ennui se peignent ensemble Ă  mon idĂ©e. Je le crois, reprit M. Fentort ĂŹ il est des biens qu’il faut goĂ»ter pour les apprĂ©cier. Un bonheur dont on jouit Jans pouvoir en dĂ©finir TagrĂ©ment, on le sent, miss, on ne l'exprime point. Le mien fut troublĂ© par t la rĂ©forme que la paix occasionna. À M ĂȘ L I E. 187 Ma compagnie s’y trouva comprise. Cette partie de mon revenu se rĂ©duisit Ă  moitiĂ©, suivant l’usage. Cet Ă©vĂ©nement ne put me chagriner long-tems, parce qu il consola AmĂ©lie de tous ses malheurs. Elle en reçut la avec transport. Mon cƓur eit soulagĂ© de la plus vive de ses peines, me dit-elle vous ne me quitterez plus, je ne craindrai plus pour vos jours; vous fixez mes dĂ©sirs ; mes vƓux ne s’étendent point au-delĂ  du plaisir de vous voir, de vous entendre , de vous aimer, de vous plaire; je jouirai fans interruption de ma FĂ©licitĂ© ; vos absences & mes alarmes n’en troubleront plus le cours ah , mon cher Jemmy, pour- riez-vous regarder comme une disgrĂące ce qui va rĂ©pandre l’agrĂ©ment fur tous les inĂ­tans de ma vie ! Deux aimĂ©es s’écoulercnt rapidement dans cette douce situation. Nos souhaits se bor- noient Ă  revoir le docteur Harrison. Sa prĂ©sence pouvoit seule accroĂźtre notre bonheur. Nous serions encore unis & heureux, fins l’arrivĂ©e de miss iletzy. Elle se rendit, il y a deux mois, Ă  cette terre qu’elle polTede k trois milles de la demeure du docteur Har-, ri son. Le naturel tendre d’AmĂ©lic , son cƓur honnĂȘte la portoit Ă  excuser sa sƓur, Ă  re- jetter sur mistriss Morgan l’ínjustice du testament de fa more. Elle ne croyoit point Betzy* aussi intĂ©ressĂ©e > aussi vile que notre ami i’avoi» 188 A M É L I L. reprĂ©sentĂ©e, & ne regardoit pas fa dĂ©fense comme une raison d’éviter la prĂ©sence de sa sƓur. Elle soufsroitde ne la point voir. Enfin elle se dĂ©termina Ă  lui faire une visite. Je voulus la dĂ©tourner de ce dessein ; elle en Ă©toit occupĂ©e. Je cessai de m’y opposer ; mais ze la vis partir avec chagrin, & ne pus vaincre la rĂ©pugnance qui m’empĂȘcha de raccompagner. Betzy , Ă  la vue de fa sƓur, montra d’abord de s embarras & de la surprise. Elle la reçut avec froideur;mais, s’animant insensiblement, elle perça le cƓur d'AmĂ©lie de mille traits douloureux, en l’aĂ­ĂŹurant que son mariage, sa tendreĂ­se pour moi , & son voyage Ă  Gibraltar avoient causĂ© la mort de sa nrere. Comment avez-vous pu penser, ma sƓur, luidit- el!e,que ma mere vous pardonneroir jamais dans le fond de ion cƓur ? Elle conservoit un ressentiment dont votre passion ne vous permettoit pas de vous appercevoir. L’amour seul vous occupoit alors. Avec quelle cruautĂ© vous quittĂątes une si bonne mere Ăź Quelle indiffĂ©rence! Ne pas seulement lui Ă©crire!.. Quoi, dit AmĂ©lie, ma mere ne reçut point mes lettres? Non, assurĂ©ment, elle n’en reçut aucune , rĂ©pliqua Mils Betzy. Ses craintes, ses alarmes, allumĂšrent dans son sang cette fievre dont Ăźa malignitĂ©.... Mais ne renouvelions point nos douleurs. Votre mari m’est odieux ; fans lui, Je goĂșterois encore la douceur d’avoir une A M i L I E. 189 tendVe mere. Ah , miss AmĂ©lie , miss AmĂ©lie, quel choix a Ă©tĂ© ĂŹe vĂŽtre ! Quel Ă©clat, quelles grandeurs vous Ă©toient destinĂ©s ! Que de regrets la rĂ©flexion doit Ă©lever dans votre cƓur ! Vous la femme d’un officier rĂ©formĂ©! Vous vivre aux dĂ©pens de Pextravagant ami, qui, en arrachant le consentement de ma mere , vous a plongĂ©e dans cet abyme ! Je vous plains* je partagerais avec vous ma fortune, si l’hom- me que vous avez prĂ©fĂ©rĂ© Ă  votre mere, Ă  vos pareils & Ă  vos propres avantages, ne devoir profiter des bienfaits que je me plairais Ă  rĂ©pandre fur vous. Des bienfaits , rĂ©pĂ©ta AmĂ©lie d’un ton plein, de fiertĂ© ! Ni lui ni moi ne daignerions en recevoir de vous. Rien ne peut me consoler d’a- voir affligĂ© ma mere ; mais loin de me repentir de mon choix, je chĂ©ris mon partage, & le prĂ©fĂ©rĂ© Ă  tout. Je dĂ©sirais votre amitiĂ© , & non pas vos secours. Croyez-moi, Betzy, je mĂ©prise cette fortune que vous pensez capable d’excĂŹter mes regrets. Peut-ĂȘtre ne sentirez-vous jamais, au milieu de l’abondance, les douceurs que j’éprouve dans ma misere. Je ne voudrais pas changer de situation avec vous ; & malgrĂ© votre offensante pitiĂ© , je souhaite, ma sƓur, que vos jours soient auĂ­lt heureux que les miens, En achevant ces mots, elle sortit, fĂąchĂ©e d’avoir nĂ©gligĂ© l’avis du docteur , & dĂ©terminĂ©e Ă  ne plus voir Betzy. Le rĂ©cit de cette conversation me fit haĂŻt Ia personne auiĂŹĂŹagrĂ©able? Si ies sacrifices qu 3 elle vous a faits volts lient si fortement Ă  elle, je puis vous eu faire Ă  mon toitn je ne fuis pas fans amis ; on nie dĂ©sirĂ©, on me recherche, moniteur ; plus dxut cƓur elĂŹ sous tna loi. Prenant ensuite la lettre u Y! le venoitde recevoir, & rouvrant de Ă­aqon Ă  ne pas en laifĂ­ĂȘr examiner rĂ©criture, elle lut Ă  M. Fentes ce qui fuit “ Chere adorable mils, „ Je viens Rapprendre, en arrivant de la „ campagne i i'Ă©vĂ©nement qtĂ» vous retient Ă  „ Nevrgate. J'admire votre courage ; mais „ mon cƓur ne supporte point !a douleur de n penser que vous Ă­i’avez pas daignĂ© m’inĂ­l „ truire de votre malheur. J’aurois couru vous n dĂ©sivrer moi-mĂ©me, si la rigueur avec !a- quelle vous me traitĂątes toujours, nc m’eut „ rendu timide dans mes dĂ©marches. J’ni „ craiĂŻit de patoitre peu gĂ©nĂ©reux en Ă­aĂ­sissanĂŻ A M i L I ÂŁ 197 „ Poccnsion de nPoffrir devant vous fbtĂ­s !e mes vƓux Ă  m’y montrer comme n amant soumis. J’ai vu Summers » ii va bien vous „ ferez cautionnĂ©e aujourd'hui. Mou homme j*, d’affiiires a mes ordres ; rĂŹ ira premlre ks » vĂŽtres. IJn carrosse Ă  mot vous attendra , V Ă  vous, xonduirr» oĂč vous vondreL aĂźkr. Accepte, mes foins avec plaisir ; ils seront 39 trop payĂ©s ^ . On a joint Ă  cette lettre an billet de deux cents livres sterling , continua mils Matheus ]e ne Paccepterois pas ; mais ms fiertĂ© ced au, dĂ©sir Ă  vous ĂȘtre utile. Prenez ee billet.,,. Aloi, s’écria M. Fente» ! vous n*y fange» pas miss; je proteste que jamais,— Un homme; que l l on introduisit dans ĂŹa chambre interrompit Fenton ; cet homme Ă©toit celui tĂŹonç la lettre pariait. II prĂ©senta Ă  lĂŹĂ­s Pordre ds fa libertĂ©, & i’avertk qw’un cartosteattendoij fs commoditĂ©, Le concierge pitsiĂźt suĂ­S-tĂŽt, son mĂ©moire Ă  Ăźa main. ĂŻf Pavait rĂ©glĂ© eti çon- sĂ©quence du calcul de Pargent qubĂź lui sisppo- foit. Miss remercia la . pedonue qui vcnoit dĂŽvpporter Pordre, la pria d^ramener ĂŹetr carrosse, ne voulant pas donner Ă  ĂŹĂ  sortie un air de triomphe. Cet homme Ă­e renia. Elie'pria M. Fenton de Pattendre, sortit dfens ĂŹe corridor avec le concierge, pava fans .examen Ă­Ă  dĂ©pense L selle tle M. Feuwn ; ensuite este lui dentandĂ­t N iij *98 A M É L I !, s’il Ă©toit impossible de le faire sortir avant la fin du jour. Impossible, madame , dĂ­t le concierge, en regardant ce qui restoit dans fa bourse ! Non , assurĂ©ment ; & si vous voulez. . .. Combien avez-vous lĂ  de guinĂ©es ? Dix ou douze, rĂ©pon- dit-elle. C’est bien peu , reprit-il ; mais pour vous obliger, je ferai enforte.... Donnez- moi dix guinĂ©es , & j’irai voir .... Je tĂącherai... II faut absolument me servir , interrompit miss ; & lui montrant le billet de banque, voilĂ  deux cents guinĂ©es, je les donnerois pour dĂ©gager mon ami. Deux cents guinĂ©es, rĂ©pĂ©ta le concierge , dĂ©solĂ© de n’avoir pas su plutĂŽt combien elle possĂ©doit! deux cents ! Ah , fi; ce seroit beaucoup trop mais voyons. Ce que je demandois, c’étoit seulement pour l’avocat ; & comptant par ses doigts dix pieces pour l'avocat; donc, dit-il , M. Herbert, rien. Diable , un juge ne prend jamais rien ; mais il faut payer cher son clerc. Vingt pieces pour le clerc; cinq au connĂ©table; cinq au watcb-man. II lui en fnudroit moins; mais fa lanterne est cassĂ©e, il a Ă©tĂ© battu. Cinq pour ceux qui Pont aidĂ© Ă -prendre M- Fenton ; cinq pour ma peine. Cela faic cinquante. Ma foi -, c’est vous en tirer Ă  bon ĂŻnarchĂ©. Prenez le billet , dit miss; payez, bĂątez-vous les contemplent en silence. L’amour & l’amitiĂ© exci- toient en lui les plus douces Ă©motions. Son attachement pour AmĂ©lie n’étoit point refroidi par le tems, ni par l’éloignement. Ne pouvant parler, il prit leurs mains, les joignit, ies A M É L I Ă­.’ Liz croisa dans !es siennes, & les prelTant ensemble de ses levres, il les mouilla de ces larmes dĂ©licieuses dont le cƓur mĂȘme eiĂŹ la Ă­ource, qui font FexpreĂ­fion iincere & touchante du sentiment. M. Fenton , entrant alors > poussa un cri de joie Ă  la vue d’Atkinson. Le serrant dans ses bras avec transport, il rĂ©pĂ©ta e’est lui , c’est mon brave , mon honnĂȘte ami. Instruit de ion mariage , il redoubla ses caresses , & dit Ă  mistriss Elisen, qu’ellc pou- voit s’assurer d’ùtre la femme d’un homme estimable. Appellez-moi donc mistriss Atkin- fon , s’ccria-t-elle ; je ne veux plus cacher mon bonheur. Son mari, charmĂ© de la voir dĂ©terminĂ©e Ă  avouer ton mariage, lui en marqua fa reconnoissmce ; & , aprĂšs un entretien de quelques instans , AmĂ©lie & son Ă©poux se re- tirerent pour laisser Atkinson & sa femme en libertĂ©. Le lendemain M. Fenton reçut Ă  son rĂ©veil un billet datĂ© de Newgate. On l’avertissoit de ne point s’écarter de la verge de la cour. Deux heures aprĂšs son Ă©largissement, un bailli , chargĂ© de s’opposer Ă  sa sortie, s’étoĂźt prĂ©sentĂ© Ă  la prison. FĂąchĂ© de ne pas Fy trouver , il avoit jurĂ© de Fy ramener dans peu, s’il n’ac- quittoit promptement une somme assez considĂ©rable. On finissoit , eu assurant M. Fenton que le tems lui apporteroit une grande consolation ; on lui dĂ©couvriroit un secret important i il connoĂźtroit la personne dont le O iij 214 AmĂ©lie, cƓur commençoit Ă  s’intĂ©reĂ­scr pour lui; ellç lui ieroit utile; &, s’íl Ă©toit capable de par, donner, il deviendroit heureux. M. Fenton ib doutoit bien que fa cruelle bel e-soeur le poursuivrait Ă  Londres, II lui pamidoit tout simple qu’un bailli chargĂ© de ses ordres s’eĂ­forqĂąt de le surprendre & de sarrĂȘter ; mais ce secret, l’espoir dont on cherchoit Ă  le flatter , firent peu d’impreffiou sur .son esprit. II craignit d'abord que miss Matheus n’eĂ»t paĂźt Ă  ce billet j n’y voyant point d’apparencc , il perdit cette idĂ©e. En examinant rĂ©criture, il lui sembla eu avoir dĂ©jĂ  vu. II la montra Ă  AmĂ©lie. Elle pensa auĂ­si que ce caractĂšre ne lui Ă©toit point absolument Ă©tranger, mais elle ne se rappel la ni le tems ni l’occasion oĂč elle croyoit en avoir vu un pareil, A rnjdi sir James Elefmore , averti par la lettre de M- Fenton, du lieu de la demeure, prĂ©vint fa visite, se fit annoncer, & entra avec cet air d’empreifement que donne l’amitiĂ© aprĂšs une longue absence. C s trois personnes goĂ»tĂšrent un extrĂȘme plaisir Ă  se revoir. AmĂ©lie s’inforraa de lady Elesmore , & elle apprit qu’ellç arriverait bientĂŽt de la campagne, Elle jugea , par les discours de sir James , que Fanny avoit beaucoup perdu dans le cƓur de l'on Ă©poux. Elle en fut fĂąchĂ©e, la plaignit en secret ; & malgrĂ© la grande fortune dont jouilĂ­bit cette dame , la tendre femme de AmĂ©lie. 21 s M. Fenton , sĂ»re d’ĂȘtre aimĂ©e, prĂ©fĂ©ra son partage Ă  celui de son amie. Dans le cours de la conversation, M. Fenton demanda Ă  sir James s’il se souvenoit d’Atkin- son . leur ancienne-connoilĂ­ance. 11 lui conta son mariage , & parla de ia femme avec Ă©loge. Sir James voulut lavoir. M. Fenton le conduisit Ă  ion appartement. Le colonel trouva Atkinson plus aimable encore qu’il ne lui avoit paru Ă  Gibraltar , & fa femme si jolie , si gaie, qu’il ne put se rĂ©soudre Ă  la quitter. 11 demanda familiĂšrement Ă  dĂźner Ă  M. Fenton. AmĂ©lie prit soin de rendre le repas digne d’un convive dĂ©licat, & mifirifs Atkinson en fit l’agtentent par sa vivacitĂ©. Elle plut tant Ă  sir James , qu’en sortant de table, s’élojgnant un peu avec M. Fenton, il lui dit parbleu, si i’hon- nĂšte Atkinson n’étoit point notre ami & ne meritoit pas des Ă©gards par fa façon de penser, Hiumeur folle de sa femme m’atcacheroit Ă  elle,- & ma foi, prendre mon coeur Ă  prĂ©sent, ce seroit m’obliger, me rendre un signalĂ© service car je fiai donnĂ© Ă  la plus insolente crĂ©ature. Elle me tourmente depuis un peu de temsmais le diable m’eroporte si je ne m’en venge un jour cruellement. La maligne bĂȘte s’amuse Ă  me dĂ©soler. Et lady Elesmore , dit M. Fenton , vous ne l’aimez donc plus ? Ah fi , ne me parlez point de cette froide bĂ©gueule, reprit sir James je ne fais Ă  quoi je songeois quand je ni’avisai de l’épouscr j elle m’ennuie O iv 2l6 AmĂ©lie, autant que son brutal frĂšre. J’ai pensĂ© vingt fois me couper la gorge avec lui. En honneur je ferai contraint de tuer l’insupportable sot, pour avoir la paix. 11 a des idĂ©es d’une bizarrerie !. .. . Le croiriez-vous ? le maussade personnage trouve mauvais que fa sƓur soit stĂ©rile; il s’en prend Ă  moi. Ma foi, qu’elle s’arrange, je ne puis qu’y faire, L’honneur de donner des neveux au colonel Maderty, ne me tente point du tout. Comme il parloit assez liant , AmĂ©lie entendant nommer sir George Maderty , demanda de ses nouvelles j la conversation devjnt gĂ©nĂ©rale, enĂ­uite on joua. Sur les huit heures du soir, comme M. Fenton reconduifoit son ami, un homme, qui se mb loi t craindre d’ùtre remarquĂ© , lui donna une lettre, & disparut auĂ­Ă­ĂŹ-tĂŽt. M. Fenton se doutant de qui elle venoit, rougit, cacha la lettre avec un air embarrassĂ©, mĂȘme chagrin. Sir James se mit Ă  rire , & parlant fort bas vous me confierez l’intrigue , lui dit-i!, ou je vous ferai une terrible querelle ; f aimable AmĂ©lie saura tout. Je ne vous cacherai rien, reprit M. Fenton; mais soyez sĂ»r que ce message est loin de m’ĂȘtre agrĂ©able , s’il vient d’une femme. James le badina fur la fidĂ©litĂ© conjugale qu’il assectoit, en avouant pourtant que, s’il eĂ»t Ă©tĂ© le mari d’AmĂ©lie, il auroit cru ne pouvoir changer fans y perdre. En rentrant il trouva AmĂ©lie engagĂ©e au AmĂ©lie. 217 jeu. II saisit cet instant pour lire la lettre qu’i^ vcnoit de recevoir. El'ie Ă©toit de missMatheus, comme il le soupçonnoir. Ayant deĂ­sein, lui disoit-elle , de se rĂ©concilier avec sa famille, elle devoit garder des mesures , &, par plusieurs raisons, n’admettre aucunes visites dans la maison oĂč elle logeoit, Mais ne pouvant vivre fans le voir, afin d’accorder ses dĂ©sirs avec la retraite que les circonstances lui im- posoient, elle venoit de se procurer un petit appartement oĂč elle se rendroit les jours dont ils conviendroient ensemble. Este lui en en- voyoit sadrelsc , demandoit l’heure oĂč il pourroit l’aller trouver le lendemain, le priant de lui rĂ©pondre au lieu dĂ©signĂ©. M. Fenton , dĂ©terminĂ© Ă  ne la point voir, sentit amĂšrement le malheur de sa situation prĂ©sente. En rompant dĂ©cidĂ©ment avec cette fille, il auroit voulu joindre, aux douze guinĂ©es qu’il lui devoit, un prĂ©sent capable de la dĂ©dommager de toutes ses avances ; mais il Ă©toit fans argent & n’osoit en demander Ă  AmĂ©lie. Elle croyoit sa monrre perdue Ă  Newgatc ; elle ignoroit qu’avant d’arriVer Ă  Londres, il avoit Ă©tĂ© volĂ© ; comment le lui dire fans avouer ses obligations Ă  miss Matheus, & comment prier AmĂ©lie d’acquitter une pareille dette ? Sir Rowland, auquel, par une lettre Ă©crite dc Newgate, il demandoit mille livres sterling Ă  emprunter, pouvoit seul arranger cette affaire au gre de ses vƓux. ElX 2?8 AmĂ©lie. attendant sa rĂ©ponse, it falloit mĂ©nager miss Matheus ; eiie Ă©toit si vive , si audacieuse ! II lui Ă©crivit donc politesse, mais faus se servir d’aucune expression qui marquĂąt le moindre souvenir de leur intimitĂ©. II lui apprenois que sa belle-sƓur ayant portĂ© ses poursuites Ă  Londres, la prudence lui d escudos de s’écarter du lieu de sa demeure. Un pas hors de Feuceinte privilĂ©giĂ©e Ăźe mettoit au hasard d’ĂȘtre arrĂȘtĂ©. IL parloit dc lĂźoissance, Id’amitiĂ©, d’égards , & pas un seul terme qui pû£ flatter sa passion. Cette froide rĂ©ponse ne ralĂ­entit pas l’ardeur de miss Matheus. Tout ce que M. Fcnton lui avoit dit Ă  Newgate, l’ailuroit trop dc fa tendresse pour AmĂ©lie. EUe n'espĂ©roit plus la premiere place dans un cƓur si prĂ©venu ; mais aprĂšs s’ùtre consultĂ©e , le partage inĂ©gal dont cĂźle pouvoit jouir lui paroiisoit encore un bien dĂ©sirable. Elle ossrit de lever avant peu l’obsta- cle qui retenoit M. Fcnton chez lui. Un ami, mĂ©diateur entre elle & son frere, lui avance- roit tout Pargent qu’elle souhaiteroit. Si M. Teuton refusoit de lui devoir sa libertĂ©, elle prendroit un petit appartement tout prĂšs du parc, oĂč il se rendroit sans courir aucun risque. Elle vouloir absolument le voir, lui parler; grondoit, flattoit, menaçoit; mĂšloit Ă  ĂŹa passion la plus vive, aux plus tendres invitations , des sentimens jaloux , des expressions de dĂ©pit. Sa lettre prouvoit combien elle AmĂ©lie. 2*9 Ă©toit Ă©loignĂ©e de renoncer aux droits o 1 u’elle eroyoit avoir acquis fur M. Fenton. Une fantaisie si obstinĂ©e le dĂ©so uit. AmĂ©lie pouvoit s’appercevoir des melsages frĂ©quens de miss Matheus, le surprendre Ă©crivant , s’in- quiĂ©ter de lui voir traiter une affaire fans la lui communiquer. Le moindre air de myĂ­tere dans sa conduite alarmeroit son esprit. Elie mcritoit tant d’égards ! Son ame sensible & dĂ©licate attacĂźioit un si grand prix au bonheur d’ëtre aimĂ©e ; la certitude de plaire rĂ©pandoit pn calme si doux sur tous ses moinens , Ă©loi- gnoit si parfaitement de sa pensĂ©e tous les objets Ă©trangers Ă  fa tendresse ,au plaisir vĂ©ritable de !a croire partagĂ©e ! Si la dĂ©fiance lui ravidĂČit ce bien prĂ©cieux, cette sĂ©curitĂ©, source de son repos , de fa joie, quelle perte pour elle 1 Blesser l’amour dans un cƓur'que ce sentiment rend heureux , c'elĂŹ une inhumanitĂ© si cruelle , qu’aucun terme ne peut en donner une juste idĂ©e. M. Fenton ne sachant que dire Ă  miss Matheus , laissa passer trois jours fans lui rĂ©pondre. Le quatriĂšme on lui donna une lettre d’elle. Le matin se passa tout entier sans qu’il pĂ»t la lire. En sortant de table, il alla dans le pare. A feutrĂ©e de la premicre allĂ©e, il s’appuya contre un arbre , ouvrit la lettre, & commenqoit Ă  la parcourir, quand sir James, traversant cette allĂ©e pour se rendre chez son ami, sapperçut. II s’avanqa doucement, lui. 220 A M Ă© L I E. mit une main sur l’épaule , & riant de tout son cƓur ma foi, mon cher Fentxm , lui dit- ii, je saurai votre secret, ou je sĂšmerai le trouble & la division dans le joli mĂ©nage,- AmĂ©lie m’aura obligation de la dĂ©couverte. M. Fenton, charmĂ© de rencontrer son ami au moment qu’il se voyoit en libertĂ© , l’embrassa tendrement, lui demanda ses conseils & son secours dans une affaire qui ne l’intĂ©reĂ­Ăźoit point du tout, mais l’embarrassoit beaucoup. Alors, fans nommer miss Matheus, ni rien dire qui la rendĂźt reconnoilsable , iĂŹ fit un rĂ©cit fidele de son aventure, exposa ses craintes, & donna la lettre de miss Ă  sir James, qui la prit, & lut Ă  haute voix ces paroles Lettre de miss Matheus , Ă  M. fenton .. “ AssurĂ©ment, monsieur, vous me croyez » une patience Ă  l’épreuve des plus ridicules ,, procĂ©dĂ©s, puisque vous osez me traiter si „ lĂ©gĂšrement , vous dispenser avec moi des N Ă©gards, mĂȘme de la politesse. Vous devriez , 5 attacher plus d’importance Ă  mes sentimens, a & me connoĂźtre assez pour redouter l’effet „ d’un insolent mĂ©pris fur une ame incapable „ de le supporter. Votre conduite me rĂ©volte* „ Je ne souffrirai pas les dĂ©dains d’un hom- ,, me. Non, jamais je ne les souffrirai. AI, » Fenton, prenez-y garde; craignez de m’ir- 22 r AmĂ©lie. „ riter. Je serai paflĂšr dans le cƓur 'AmĂ©lie „ les traits douloureux dont vous vous plaisez ., Ă  percer le mien je l'inĂ­truirai moi* 3, mĂȘme de vos occupations de Nevgate ; „ elle saura comment son tendre, son fidele „ Ă©poux paiĂŻĂČit les momcns de son „ jc la mettrai en Ă©tat d’apprĂ©cier les fadeurs „ dont vous l’étourdiisez fans celse ; elle ap- „ prendra combien vous mĂ©ritez fa confiance. „ Vos petits propos romanesques ne lui en w imposeront plus. Par un dĂ©tail exact de vos „ jours, de vos nuits, de tous vos instans, „ elle verra si le souvenir de ses charmes..... 33 Ne me forcez point Ă  dĂ©truire fa tranquillitĂ©, „ Ăą troubler la vĂŽtre. MĂ©nagez un cƓur sen- 33 sible & fier.... Ingrat, vous le poilĂ©rdez en* 33 core. Foible pour vous seul , il ne peut ,3 vous haĂŻr, il est prĂȘt Ă  vous pardonner. „ Je me rappelle avec transports ces dĂ©cli- „ cieux momcns oĂč vous me promettiez. .. „ Oh, cette heureuse prison , pourquoi l’ai- „ je quittĂ©e ? Maudit soit Ă  jamais l’officieuX „ fat qui s’est hĂątĂ© de m'en tirer ! II ose me „ vanter ses foins, demander la rĂ©compense w de ses services. II m’aime, me le dit » veut 3, me le prouver , me fuit, m'importune ; „ & vous me fuyez, vous, mon cher Fen- 3, ton, dont la prĂ©sence me combleroit de joie! 3, Ah ! comment pouvez-vous me montrer „ cette cruelle indiffĂ©rence ? Retidez-vous Ă  „ mes dĂ©sirs } venez, mon ami, venez, Don- 222 AmĂ©lie.’ nez-moi un jour j une heure, un moment.. .1 M EĂ­t-ce Ă  moi de prier, d’intercĂ©der ?... JĂ© J3 rougis... M. Fcnton , songez-y. Vous metĂ©- „ poudrez de la bassesse de mon cƓur, de l’a- } j viliflement oĂč votre obstination me con- ,z duit. J’efFacerai la honte de tant de dĂ©- ,3 marches humiliantes, par une vengeance ,, j, qui rĂ©pandra l’arnertume fur tous les inf- M tans de votre vie. Si vous ne venez pas „ ce soir Ă  sept heures oĂč je vous attends, 33 AmĂ©lie recevra demain ma visite. Mon ame 35 n’elt pas faite pour la tiĂ©deur ; sa m ou r ou 3, la haine doivent l’agiter. Voyez auqucl de j, ces deux senti mens vous voulez la livrer; 3, Je vous laisse le foin de dĂ©terminer celui ,3 qu’il vous est le plus avantageux de m’ins- 3, pirer. Vous m'entendez, monsieur; votre 3, visite ce soir, ou la mienne demain. RĂ©- 3, flĂ©chissez, & choisissez Eh bien, dit M. Fenton, ne me plaignez vous pas ? Vous voyez quelle femme j’ai eu le malheur de rencontrer. Mon inquiĂ©tude est extrĂȘme 'je comtois fa hardiesse, & crains ses empor- temens. Le malheur de rencontrer , rĂ©pĂ©ta sir James ? Eh ! oĂč est votre malheur, je vous prie, monsieur? L’amour d’une jeune per-V sonne vive & jolie vous rend-il Ă  plaindre? D’autres acheteroient fort cher une pareille disgrĂące. Je tn’attends Ă  un conseil sĂ©rieux, reprit M. Fenton, &non pas Ă  des plaisanteries; 2ZL A M ĂĄ L I E, Que scriez-vous Ă  ma place ? Dans ma position, une intrigue ne me convient point cĂźu tout. jaune AmĂ©lie , je Paime uniquement. SĂ©duit par des avances, par le besoin de me distraire, j’ai cĂ©dĂ© Ă  PimpußíÏon de mes sens ; le moment , l’occaĂ­ĂŹon m’ont entraĂźnĂ© ; mais mon cƓur ne m’a jamais parlĂ© en faveur de cette salle libre de tout engagement, je ne la choisirais pas, mĂšme pour un simple amusement. Vous Ăštes difficile , dit brusquement sir James; miss Matheus est charmante ; sa figure son esprit... Je ne croyois pas savoir nommĂ©e , interrompit M. Fenton d’un air surpris. MalgrĂ© le mĂ©pris qu’elle m’infpire, je me reproche cette indiscrĂ©tion. Sir James, les yeux fixĂ©s fur la lettre q u'il tenoit encore, faisoit peu d’at- tension aux discours de M. Fenton. L'officieux fat , rĂ©pĂ©toit-ii, il m'importuns. Insolente crĂ©ature ! Maudire PhonnĂšte ami qui la secourt, la protĂ©gĂ©, lui srend la libertĂ© ! DĂ©testable' ingratitude ! VoilĂ  bien les femmes , leur diabolique contradiction. Parbleu , celui qui la dĂ©daigne, Pabandonne , mĂ©riterait mieux le nom de fat , au moins dans ses propres idĂ©es, que fou libĂ©rateur. A quoi vous amusez- vous, dit M. Fenton? que vous importe ce qu’elleĂźpenfe deĂŻcet homme ? Comment, ce qu’il m’importe , s’écria James ? VentrebĂŻeu, monsieur, le fat dont elle parle , c’est moi-mĂȘme. Vous, dit M. Fenton tout Ă©tonnĂ© ! Oui jmoi, reprit-il ; je vous fuis obligĂ©, comme vous gĂĄs A M Ă­ L Ă­ È, voyez. Que diable aviez-vous besoin d’en-’ tĂŹammer cette fille , puisque vous ne vouliez pas la garder? Nous voilĂ  tous dans une jolie situation. J’ai perdu mon teins, mes soins § mon argent. VouĂ« allez dĂ©truire le repos de votre femme, rendte cette folle Matheus malheureuse , me chagriner, moi qui suis votre meilleur ami ; & tout cela , parce que vous aviez besoin de vous dijiraire. Vous avez cĂ©dĂ© Ă  vos sens, dites-vous belle raison ! Un homme sage, un philosophe, le poĂ­seĂ­seur de lĂ  plus belle femme du monde j qui venoit dĂ© la quitter! Parbleu, c’cst ĂȘtre pressĂ© de Je distraire. Quand ce premier mouvement fera passĂ© , j’espere vous trouver moins injuste, dit M- Fenton. Une femme de cette eipece mĂ©rite peu la chaleur que vos montrez, & ne doit pas Ă©lever la mĂ©sintelligence entre deux amis. Je sens un regret extrĂȘme'de cette aventure ; la part que vous y avez , augmente mon cha-* grin croyez , mon cher James... Eh , je crois j monsieur, je crois, dit il ; je n'ai pas le moindre doute ; les Ă©clarcissemens font trĂšs inutiles 011 vous adore , on me dĂ©teste ; voilĂ  le fait. Cette idĂ©e me rend furieux. Vous ĂȘtes calme, vous. A votre place, je le serois peut-ĂȘtre aussi ; mais je me donne au diable si je ri’aimerois mieux vous voir i’amant favorisĂ© de ma femme , que i’obset du caprice de l’impertinente Matheus. Mais comment la con- noĂŹĂ­lĂšz-vous, demanda M. Fenton ? Comment ! reprit À M Ăš L I E.' 22s reprit sir James? comme on conttoĂŹt toutes ses semblables. Cet animal de Summers, que l’enfer confonde, Ă©pousoit mistriss CaĂ­rey, ma parente. 11 me confia rembarras oĂč le mettoit miss Matheus. II me 'a fit voir, elle me plut ; pour lui rendre service , je convins de la prendre. 11 me mena chez elle, & je m’en- gageai Ă  la consoler du chagrin qu’il s’apprĂȘ- toit Ă  lui donner, jjll feignit une absence, je m’établis auprĂšs de miss Matheus. Sous le nom d’ami de Summers, j’étois reçu, accueilli, maltraitĂ©, rejette, retenu , challĂ© , rappelle elle prĂ©teudoit Ă  la dignitĂ© , Ă  la constance, Ă  la fidĂ©litĂ© ; m'Ă©tourdiiioit de grands mots, exigeoit du respect, s’adouciĂ­soit quelquefois. Romanesque, fantasque, railleuse & mĂ©chante, elle m’amufoit. Insensiblement je m’attachai, je voulus ĂȘtre aimĂ©; mes affaires s’avançoient, quand il plut Ă  ma femme qui Ă©toit Ă  Bath , de jouer la mourante. Ma tante, autre forte , que la moindre bagatelle effraie, m’écrivit d’utre façon si pressante, si lamentable, qu’il fallut partir. Je trouvai lady Eles- more enrhumĂ©e, mais si persuadĂ©e qu’elle avoit une fluxion de poitrine, qu’en dĂ©pit des mĂ©decins, elle se fit traiter en consĂ©quence, & pensa mourir Enfin, aorĂšs trois semaines d’ennui , d’impatience, i’arrive Ă  Londres. J’apprends l’avemurc de Summers ; faction courageuse de miss Matheus redouble mon amour. Je me presse de 1§ servir. En trois Tome II. P 't 226 A M Ăź L I E. fleures j’arrange son affaires, lui Ă©cris , lui envoie deux cents guinĂ©es , mes gens , mon carrosse; elle ne me rĂ©pond point, refuse le carrosse, accepte sargent; &, pour premiers marque de sa reconnoiffance, sinsoietate me cache sa demeure. Je la dĂ©couvre dĂšs le soir mĂȘme, par i’activitĂ© d’un va'et intelligent. Je vole chez elle, me plains de fa rigueur, me soumets Ă  ses volontĂ©s, lui offre , lui donne tout ce qui peut lui plaire, la rendre heureuse & je suis un officieux fat ; on me maudit ; j’importune elle vous demande un moment, un ieul moment!.... Que je fois dĂ©shonorĂ©, confondu, anĂ©anti, si je ne me venge de l’irnpudente ! Eh , que prĂ©tendez^vous faire, dit N. Fcnton r Jeì’ignore, reprit sir James, mais je veux la punir. AuprĂšs d’une bĂ©gueule, accoutumĂ©es d’apparens respects,on fait qu’il faut perdre du tems, attendre celui de fa ommoditĂ©, pour ĂȘtre heureux ; mais une’petite provinciale, dont personne ne veut, que Sum- mers a quittĂ©e , que vous laiffez.... Je la soumettrai , ou le diable l’emportera. Mais si elle n’a point de goĂ»t, d’mclination pour vous, dit M. Fenton ; si son cƓur se refuse.... Je me soucie bien de son inclination , interrompit sir James elle est piquante , hardie ; fa figure est jolie, fa tĂšte singuliĂšre ; elle me plaĂźt c’estffa personne qui me tente ; c’est le plaisir de triompher de L’impertinente , de la rĂ©duire. Que diable sait le cƓur Ă  tout cela ? Á ĂŻll ĂĄ L I Ëa ST? Vous 11e l’aimez pas , vous Ă©n seroit-elle moins heureuse Ă  prĂ©sent, si vous cĂ©diez Ă  ses dĂ©sirs, si voiis contentiez fa paflĂźon ' JĂ« ne place point le bonheur dans l’imagination, je 3 e trouvai toujours dans la rĂ©alitĂ©. Je fuis outrĂ© contre la petite furie , mais j’en fuis fou. Je la veux..... Damnation fur f ingrate ! Un homme de mon Ăąge, riche, libĂ©ral, fe voir dĂ©daignĂ©, trompe , maltraitĂ© par une pareille !.. Morbleu , je ne puis supporter cette idĂ©e ! Ne dĂ»t-elle ĂȘtre Ă  moi que vingt-quatre heures * je veux pouvoir dire que je i’ai eue Ă  mon tour rien ne me coĂ»tera pour rĂ©ussir. Vous vous prĂ©parez un singulier plaisir , dit M. Fenton , je vous croyois plus sensĂ©* plus dĂ©licat. Vous ĂȘtes donc du nombre de ces extravagans , qui louent une maĂźtresse comme on fait un coureur, valet cher & souvent inutile ; exposent aux yeux du public une femme parĂ©e de leurs dons, la mettent an rang des fuperfluitĂ©s fastueuses dont fe remplit la maison d’un grand ? Quelles douceurs* quels plaisirs leur procure cette femme, indiffĂ©rente pour eux, qui les hait peut-ĂȘtre ? La foible & insipide satisfaction d’etre regardĂ© comme le maĂźtre de fa personne , & de priver de ses faveurs un effaim d’autres foux, qui les dĂ©sirent par la difficultĂ© de trouver le moment de les obtenir ; cela vaut - il la peine de ss ruiner, de...Pourquoi non, dit sir James ? Tout st variĂ© dans le monde, A la fantaisie dĂ©cide» P ij 22Z AmĂ©lie. Je ne veux point disserter , je veux jouir. Actuellement je mets tout mon bonheur Ă  subjuguer une audacieuse, Ă  la soumettre j je la rendrai sensible, ou la dĂ©solerai mon parti elĂŹ pris. Mais vous me demandiez conseil ; vous n.’ùtes donc pas dĂ©terminĂ© Ă  ne plus la voir? Pardon- nez-moi, dit M. Fenton ; parfaitement dĂ©terminĂ© Ă  l’éviter, Ă  la fuir mais, comme je vous l’ai fait entendre, je voudrois en agir honnĂȘtement avec elle. Si vous consentez Ă  me la sacrifier, s’écria sir James , je me charge de tout, du congĂ© absolu, de la dette , mĂȘme du prĂ©sent que vous deiĂŹrez lui faire reposez- vous fur moi , j’acquitterai noblement vos obligations, & vous me rendrez Ă  loisir cette bagatelle, J’exige votre parole d’honneur que vous renonciez Ă  elle allons, mon ami, ju- rez-le , vous ne la verrez point. C’est de tout mon cƓur, de toute mon ame, que j’en fais le ferment, reprit M. Fenton, en lui tendant la main. Sir James la reçut, la ferra au moins, dit-il encore, ni complaisance, ni bontĂ© de cƓur ne vous sĂ©duiront ? Vous rĂ©sisterez aux priĂšres , aux menaces ? M. Fenton l’en assura alors ils s’embralferent, se promirent de s’ai- mer toujours, se sĂ©parĂšrent contens l’un de Pautre, & dans le dessein de se revoir bientĂŽt. As. Fenton se retiroit chez lui, quand AmĂ©lie & mistriss Atkinson entrerent dans le parc ; elles vouloient prendre Pair, & jouir de la fraĂźcheur du soir. Il retourna sur ses pas pour AmĂ©lie. 229 les accompagner. II y avoit peu de monde du cĂŽtĂ© oĂč les dames choisirent de se promener. Au dĂ©tour d’une allĂ©e, ils rencontrĂšrent le capitaine Tanger, s’entretenant avec un homme dont la figure Ă©toit remarquable l’ordre de la jarretiĂšre qu’il portoit , leur dĂ©couvrit son rang. Tanger, parlant vivement, passa fans les regarder. Cela est singulier, dit M. Fenton; Tanger familier avec un lord Ăź Au rĂ©giment oĂč il servoit, on ne lui accor- doit ni naissance ni mĂ©rite. Nous le mettions rarement de nos parties ; personne n’en sai- soit cas. On ne lui rendoit pas justice, fans doute je Ă­uis bien aise de le voir mieux rĂ©ussir Ă  Londres. II a de l’esprit, & sa conversation m’a toujours amusĂ©. Tanger, repassant un instant aprĂšs,apperqutM. Fenton, le salua ;& le lord, qu’il accompagnoit encore , s’arrĂšta, considĂ©ra les dames avec une obligeante attention , leur fit une profonde rĂ©vĂ©rence, & continua de marcher. AmĂ©lie & mistriĂ­s Atkinson se retiraient , quand Tanger accourut embrasser M. Fenton. je croyois, lui dit-il, 11e me dĂ©barrasser jamais de milord MansĂšl , & je mourois d’envie de vous aborder. OĂč vous ĂȘtes-vous donc cachĂ©, poursuivit-il » fans lui donner le tems de rĂ©pondre , depuis votre arrivĂ©e Ă  Londres ? Je n’ai pu vous retrouver, malgrĂ© le foin que j’ai pris de vous chercher dans tous les lieux publics. M. Fenton se mit a rire, & lui dit qu’en eifet il a von vĂ©cu sort retirĂ© P iij szs Á M Ăš L Ă­ depuis leur derniere rencontre. Le capitaine lui demanda si une de ces dames ctoit AmĂ©lie r M. Lento n le prĂ©senta Ăą sa femme. Comme elle vouloir sortir, Tanger lui donna la main. En la conduisant, il la pria de lui permettre d’espcrer qu’elle voudroit bien recevoir la visite de miĂ­ĂŹrils Tanger, dont il lui vanta les charmes & le caractĂšre. AmĂ©lie rĂ©pondit avec politesse, & dĂšs le lendemain tous deux sç firent annoncer Ă  sa toilette. Mistriss Tanger avoir des traits peu rĂ©guliers, mais beaucoup de fraĂźcheur & d’é- clat. Au premier aspect elle lembloit belle ; l’examen lui Ă©toit moins favorable cependant on l’auroit trouvĂ©e trĂšs jolie/Ă­ĂŹ elle n’eĂ»t pas cherchĂ© Ă  lc paroĂźtre. Le dessein de plaire embellit ordinairement ; quand il naĂźt de la bontĂ© du cƓur, de ce naturel aimable, qui porte une femme Ă  rĂ©pandre l’agrĂ©ment autour d’elie, il prĂȘte un charme attrayant Ă  les moindres actions mais si ce dĂ©sir s’éleve de la vanitĂ©, de l’amour-propre ; s’il tend Ă  tout soumettre , Ă  tout enchaĂźner ; s’il devient un art ; loin de rĂ©ussir, il se change en affectation , conduit au ridicule , & rend la beautĂ© mĂȘme dĂ©fectueuse c’effc reflet qu’il avoit produit sur mistriss Tanger. Vaine , coquette & grimaciĂšre, en voulant ajouter Ă  la nature, elle Ă©toit parvenue Ă  se donner un air d’enfance, de vivacitĂ©, d’étourderie, qu’une taille haute & trop d’embonpoint rendoient absolument ,Ă©tranger Ă  sa personne. A m t l i ĂŻ. aji Cette femme ne pouvoit ĂȘtre du goĂ»t d’A- raĂ©lie. Elle vetioit l, fans l’en avertir, il la sollicita pour les colonies. Le lendemain de fa promenade Ă  Kenfmg^ ton, AmĂ©lie eut le soir un accĂšs de ficvre, des vapeurs, un tremblement terrible , & de violens maux de tĂȘte. Elle pleura toute la nuit, paroilfant craindre extrĂȘmement de se retrouver dans l’état oĂč elle s’étoit vue Ă  Gibraltar. Cependant une sombre mĂ©lancolie , qu’elle-mĂȘme sembloit vouloir surmonter, fut l’unique suite de cet accident. Atkinson, sa femme, mistriss Tanger , milord Mansel & le capitaine s’empresserent Ă  la dissiper milord proposa mille moyens de la distraire, de Tamuser, assura M, Teuton qu’elle menoit une vie trop retirĂ©e , trop sĂ©dentaire. Ce tendre mari se le persuada; il la conjura de se livrer un peu plus Ă  ses amis, aux plailirs qu’ils s’essorçoient de lui procurer. AmĂ©lie soupira , laissa tomber sa tĂȘte sur son sein , rĂȘva, ne put retenir quelques larmes ; & d'un ton triste, mais doux & tendre ĂŽ M. Teuton , lui dit- elle, je n’ai jamais donnĂ© le nom de plaisir Ă  toutes ces parties qu’on arrange pour en chercher; mon cƓur seul m’en a fait goĂ»ter; & si mes sentimens vous intĂ©ressent toujours, je fuis encore heureuse. Cts paroles troublĂšrent M. Teuton. Si ! ma chere reprit - il ; eh , depuis quand ?., >. 2Z6 AmĂ©liE. Doutez-vous de mon attachement, du prix que j’attache Ă  votre tendreĂ­lĂ« Si ! Eh bon dieu ! ai-je rien dĂ©sirĂ© plus ardemment que le bonheur de vous plaire , d’ĂȘtre aimĂ© de vous ? Quoi. .. m'y croiriez-vous moins sensible Ă  prĂ©sent? Cette certitude scroit bien affligeante pour moi, s’écria AmĂ©lie; mais si je ì’avois , je saurois souffrir & me taire je lie tourmenterois point ì’homme que j’aime, par d’odieux soupçons ou de fatigant reproches. Je ne l’en aimerois pas moins, & gĂ©- mirois en secret, en me disant sans cesse j’ai perdu dans son cƓur la place que je devois y occuper, mais il conservera toujours la sienne au fond du mien. J’espere , dit M. Fen- ton, inquiet, Ă©mu, embarrassĂ©; j’espere.... je crois_non .... jamais.... perdre dans le cƓur de l’homme que vous aimez , vous , ma chere AmĂ©lie ! Ah ! vous y gagnerez chaque jour.. .. Mais pourquoi-comment.... d’oĂč vient.... quelle idĂ©e ? que signifie ce langage , dites, ma chere AmĂ©lie? Que vou- lez-vous me faire entendre? Rien, puisque vous m’aimez, rĂ©pondit-elle. Tanger, entrant alors, interrompit cet entretien, II venoit demander , de la part de milord , un mĂ©moire instructif. M. Fenton se retira pour rĂ©crire. IL voulut ensuite faire expliquer AmĂ©lie ; mais elle Ă©vita soigneusement de reprendre cette conversation. Comme elle ne changea point .conduite avec son. mari, ne lui montra  M Ă­ I I!, 2Z7 aucune humeur, il se persuada que ce nuage avoir pu s’élever du chagrin de le voir chercher Ă  rentrer au service. Cependant elle ne s’ctoit point opposĂ©e aux dĂ©marches de Tanger, & l’cmbloit mĂȘme deĂ­irer que milord Manscl rĂ©ussĂźt Ă  lui procurer de l’emploi. Quinze jours se patserent fans que M. Teuton reçût un feu meiĂŹ'age de la part de miss Matheus, II se crut oubliĂ© , & se fĂ©licita de l’ùtre. Mais James ne venoit plus le voir. Sa nĂ©gligence PmquiĂ©ta. I! envoya savoir s’il n’étoit point malade ou absent. II se portoit bien, & n’avoit pas quittĂ© Londres. M. Teuton lui Ă©crivit, se plaignit de son long oubli, & le pria Ă  dĂźner. Sir James ne lui Ă­it point de rĂ©ponse. Ce procĂ©dĂ© Se surprit. II aimoit Ă­ĂŹn- cĂ©reincnt le colonel Elesmore , & ne croyoit pas lui avoir donnĂ© sujet d’en user si mal avec lui. CoinpiitiĂ­sant Ă  lĂ  foibleĂ­se pour miss Matheus, qui fans doute occasion n oi t la mauvaise humeur , il rĂ©solut de pardonner Ă  sa folle paision, de le chereher, de le ramener; il attendit impatemment le dimanche, seul jour oĂč il pouvoit en sĂ»retĂ© parcourir la ville , & se rendit chez sir James. On dit Ă  fa porte qu’il dormoit. M. Teuton se fit Ă©crire , annonçant qu’il reviendroit. Une heure aprĂšs i> se prĂ©senta une seconde fois. Sir James Ă©toit sorti. II demanda s’íl reviendroit dĂźner ; on dit qu’il ne rentreroit pas de tout le jour, & partiroic le lendemain pour la campagne. Plusieurs 2ZF Á M Ă­ L 1 Ë. carrosses dans la cour prouvant Ă  M. Feniori qĂčd le colonel se faisoic celer, & cĂ©ler pour lui seul, il se retira trĂšs mortifiĂ© , maudissant miss Matheus , son propre Ă©garement j & trouvant son ami bien injuste de le punir d’une faute que le hasard seul lui avoit sait commettre. Voulant dissiper un peu son chagrin avant de rentrer chez lui, il prit le chemin de Hyde- Parc, & se promena long-tems, rĂȘvant tristement Ă  la bisarrerie de James, qui abandon- noit un tendre ami pour une maĂźtresse indigne de l’occuper un instant. II marchoit assez vĂźte, quand il se sentit saisir par deux bras qui le serrĂšrent Ă©troitement. II tourna la tĂȘte, vit le colonel Maderty, & lui rendit ses caresses avec d’autant plus de vivacitĂ© & de plaisir , que jamais fa rencontre ne pouvait luiparoĂź- tre aussi agrĂ©able. Ils se dĂ©taillĂšrent mutuellement leurs diverses aventures pendant prĂšs de trois ans d’abscnce. Sir George trouva trĂšs mal Ă  lui de s’ùtre laissĂ© rĂ©former Un brave officier, deux fois bleíßé dans un siĂ©gĂ©, souffrir qu’on le rĂ©forme, djsoit-il ! Si l'affaire m’eĂ»t regardĂ©, les deux chambres en auroient cu le dĂ©menti. Mais ces maudites communes ne savent que retrancher ; on fait la paix Ă  tort & Ă  travers, fans s’embarrasser des officiers que cela n’avance pas. 11 parla deux heures de la derniere guerre, des avantages de la valeur » loua beaucoup ceilede Mu Fenton ĂŹ A M Ă­ l I E.' LZ9 & n’oublia pas la sienne. Quand ce sujet fut Ă©puisĂ© , M. Fenton fit enfin tomber la conversation sur James , & ne dissimula point qu’il Ă©toit un peu mĂ©content de fa conduite Ă  son Ă©gard. Et moi donc, dit sir George , croyez-vous que j’en sois satisfait ? C’eĂ­fc bien le plus dĂ©testable mari!.... Je penfois unit ma sƓur Ă  un homme ; je lui ai donnĂ© un fat, un courtisan, occupĂ© de lui-mĂȘme & de cent platitudes inutiles ; une tĂȘte folle , qui ne s’attache Ă  rien de solide. En trois ans pas un hĂ©ritier ! pas un neveu ! Pauvre Fanny Ăź Mort & enfer! je Paurois dĂ©jĂ  rendue veuve, si elle ne m’avoit assurĂ© qu’il lui Ă©toit Ă©gal de serre ou de ne l’ùtre pas. Elle arrive demain Ă  Londres ; je sois venu l’attendre, & depuis trois jours que j'habite la ville , je n’ai pu rencontrer mon digne beau - frere . . . . Mais... Enfin nous pourrons ... Je veux voie ma soeur mere de famille, ou j’enverrai sir James Ă  tous les diables. Je ne puis vous exprimer combien il m’efl; douloureux d’avoir Ă  me plaindre de lui,dit M. Fenton son procĂ©dĂ© blesse l’amitiĂ© ; j’eil fuis extrĂȘmement touchĂ©. Eh bien, reprit sir George, il est des moyens usitĂ©s en pareil cas vous les connoissez servez-vous-en. MalgrĂ© son air de poupĂ©e , sir James est un brave militaire , capable de faire raison Ă  un honnĂȘte homme. Jamais patent ni alliĂ© du colonel Madertv n’éyita les occasions ; ainsi je fuis S4Q A i h i f.' sĂ»r_ Eh, bon dieu! Ă  quoi songez-VoUSj dit M. Fenton ? Vous n’avcz qu’une idĂ©e dans la tĂšte ; vous y rapportez tout ; est-ce dc cela dont il s’agit ? Sir James est mon ami , il m'est cher , bien cher en vĂ©ritĂ©, je n’ai nulle envie de le quereller; & st je me plains de son cƓur.... De ion cƓur, interrompit sir George ! Prenez garde Ă  ce que vous avancez, monsieur, vous parlez du mari de ma sƓur. Sang & .furie! s’il manquoit de cƓur , je l’étouĂ­lerois. Voulez-vous m’entendre , s’écria M. Fenton? Je vous dis , vous rĂ©pete , vous jure , que l’astairen’eĂ­t point de cette efpeee. Loin de vouloir attaquer la vie de Sir James , je la dĂ©lcu- drois au pĂ©ril de la mienne. ModĂ©rez-vous , Ă©coutez-moi. Si mon dessein Ă©toĂ­t de me battre , je ne vous conĂ­ulterois pas apparemment ; aurois-je besoin de votre mĂ©diation ĂŻ Je vous la demande , comme vous voyez. Servez-moi, je vous en pile. James m’évite voilĂ  ce quĂ­ me fĂąche contre lui. Malheureusement de fĂącheuses circonstances m’empĂšchent de paroĂźtre dans les lieux oĂč je pourrois , & le contraindre Ă  me donner des celaircilĂŻcmens fur fa conduite. Je ne veux que le voir, lui parler deux momens d'entretien particulier termineront pour toujours nos lĂ©gers diffĂ©rends. Fort bien, monsieur, fort bien, dit gravement sir George , je vous entends. Vous voulez que je vous mĂ©nage une rencontre , cela est prudent. Uae explication fur le prĂ© ; n'sst-cs AmĂ©lie.' 341 h’est-cfĂź pas lĂ  ce que vous exigez ? Vous ferez satisfait, mon ami, je vous le promets. M. Fenton alloit rĂ©pliquer, & montrer que fa patience eommenqoit Ă  l’abandonner, quand plusieurs officiers du rĂ©giment des Gardes, qui dĂźnoient avec le colonel, vinrent les aborder. Ils se promenĂšrent un peu de te ms ensemble. George & ses amis s’eiforcerent d’engager M. Fer,ton Ă  Ă­e mettre de leur partie. 11 s’en dĂ©fendit poliment, & les quitta , aprĂšs avoir priĂ© lĂ­r George d’oublier ce qu’il lui avoir dit, & de n’en point parler Ă  sir James. II se rĂ«pentoit de s’etre ouvert Ă  cet extravagant. Mais le colonel n’avoit garde de renoncer Ă  une commission de cette importance. II lui ferra la main, l’adura, d’un air mystĂ©rieux, qu’iL r'empliroit ses dĂ©sirs. En rentrant chez lui, M. Fenton y trouva Tanger & fa femme. Ils y dĂźnoient. Mistriss Átkinfon vint un instant aprĂšs, conduite par Milord Manfel. Il la ramenoit de l’égUse, oĂč ist s’ctoient rencontrĂ©s Elle apprit Ă  tout le monde la bontĂ© de ce seigneur. II venoit de lui promettre une com million de capitaine pour ,son mari. Le cƓur d’Atktnson palpita 'de joie en secourant; ses joues fe couvrirent d'e rougeur. Il remercia milord de la grĂące qu’il vouloir bien lai faire, & AmĂ©lie Ă­e montra fort sensible Ă  la gĂ©nĂ©reuse protection dont il honoroit un homme qu’elle esti -oit. MiĂ­- 1 triss Tanger lui dit tĂčut bas, que sĂ»rement Tome IL Q, 242 AmĂ©lie. elle obĂźigeroit milord, si elle FarrĂȘtoit Ăą dĂźner. AmĂ©lie , au-dessus de ce petit orgueil qui souvent rend impolie , offrit en riant son dĂźner Ă  milord ManiĂ©! , badinant elle-mĂšine de la frugalitĂ© du repas oĂč elle l’invitoit. II Faccepta avec joie. Cependant, en retenant le capitaine & fr femme , elle avoit donnĂ© des ordres , & la table de mistriss Athinson se trouva assez bien servie. AmĂ©lie, observant rĂ©guliĂšrement le dimanche, tint eerc’e aprĂšs le dĂźner, auiieu de jouer; ainsi on s’entretint en attendant Fheure de la promenade. Une fĂȘte brillante que prĂ©paroit Fambassadeur de France, pour cĂ©lĂ©brer un heureux Ă©vĂ©nement arrivĂ© Ă  la cour de son maĂźtre, fut le premier sujet de la conversation. Cette fĂȘte devoir se terminer par une illumination & un bal masquĂ©. Mistriss Tanger assura qu’clle la verroit. On parla ensuite d’un livre nouveau. Milord Man sel demanda Ă  AmĂ©lie quel genre de lecture Fattachoit le plus. La morale , milord , rĂ©pondit-elle. La morale » rĂ©pĂ©ta-t-il d’un air surpris ! Eh, bon dieu ĂŻ xtne jeune & belle personne prĂ©fĂ©rer la morale Ă  tant d’ouvrages amufans ! Oserois-je vous prier, madame, de me dire ce que cela apprend ? A penser , renliqua-t elle. Et Ă  rĂ©flĂ©chir tristement , ajeuta-t-il ; le bel avantage ! hJ’est-ce point assez de souffrir ? faut-il encore rendre ses peines plus pesantes en s’en occupant ? Chercher la source de ses maux, c’est. A aĂŻ Ă­ l Ăź t. 243 lĂ©s augmenter. Vous me permettrez de croire, milord , dit AmĂ©liĂ«-, qu’on peut employer !a morale Ă  u u usage plus raisonnable & plus utile. Loin de rendre nos peines plus ameres, elle nous accoutume Ă  les supporter , nous soutient, nous console en se pĂ©nĂ©trant de la nĂ©cessitĂ© de souffrir , on se soumet , on s’habitue Ă  porter courageusement sa part d’im fardeau dont les autres se laiĂ­sent accabler ; on ne se fait point un malheur des accidens lĂ©gers qui troublent continuellement la paix d’une ame fossile, abattue par la moindre contradiction. Je respecte'vos opinions, madame , reprit milord, mais je hais les moralises. Leurs Uvres ennuient, & leur commerce affomme. Ceux qui pensent toujours font trop avec eux-mĂšmes pour devenir jamais agrĂ©ables aux autres. / C’est peut-ĂȘtre Phistoirc que vous prĂ©fĂ©rez, milord , dit M. Fenton. Ah fi , s’écria mistriss Atkinson ! comment peut-on lire i’histoire ! Je dĂ©fie un bon cƓur de s’en amuser jamais. Que de meurtres ! de trahisons ! de brigandages ! Pour un honnĂȘte homme qui s’y rencontre de tems en tems, on y trouve cent infĂąmes dignes du dernier supplice. Sur mon honneur, je suis de votre avis, dit milord; bailleurs, c’est une insipide lecture. Cela est rarement Ă©crit ; aucun dĂ©tail, rien qui amuse & puis, Ă  quoi bon savoir ce qu’on saisoit Ă  AthĂšnes, Ă  Rome, en Perse? OĂč cela mens- QJj 244 A M È L I E. t-ii ? A rien d u tout, dit Tanger, si ce ti’est k s’emuiyer. Apprend-on dans ces livres l’u- Tge du monde , les mƓurs de ses compatriotes , les goĂ»ts dominans du siecle ? Y dĂ©mĂšle- t-on le caractĂšre des hommes avec lesquels on vit? Rencontrc-t-on dans fa garnison , ou dans les camps , des Canailles , des Scipions, des Epaminondas ? Va t-on voir Ă  leur toilette des Lucreces, des ArtĂ©mises ? Soupc-t-on avec des Vestales ? chambre des pairs ou celle des communes font-elles composĂ©es de So~ Ions, de Lycurgues, de GĂątons? II faut, je crois , Ă©tudier son pays, bien connoĂźtre son siecle , avoir l’esprtt dont il sait cas. Eh bien , je vous approuve, dit mistriss Atkinson ; un auteur grave m’est insupportable. L’histotien me rnet en colere , & je regarde un moraliste comme un homme de mauvaise humeur , que la joie des autres importune. Mais n’est-il pas singulier qu’un extravagant se mette en tĂšte d’avoir Ă  lui seul plus de raison que le monde entier? II crie, querelle , veut rĂ©former, reprendre, instruire ; perd son tems & fa peine,* n'est point Ă©coutĂ© , ne corrige persmne ; & peut-ĂȘtre regrettant Ă  soixante ans son travail inutile , il volt mieux, sent ses torts, & se dit en soupirant eh, mon dieu, que n’ai-je ri avec ces foux si aimables, si sĂ©duisais, au lieu de tenter en vain de les rendre aussi maussades que moi ! Qiie pense mistriss Tanger, demanda AmĂ©- A M ĂŹ L ĂŻ E. 24s lie? Moi , rĂ©pondit-elle, jc proscris Phistoire & la morale ; mais j’aime paifionnĂ©meut les livres agrĂ©ables, fur-tout ces petits contes channans , oĂč , remettant d’abord fous nos yeux les jours heureux de Penfance, on nous prĂ©sente une fĂ©e la baguette Ă  la main. Elle 11e s’amuse point Ă  Ă©lever des palais de dia- mans , Ă  faire mille lieues en un moment ; la baguette donne feulement Part de fiĂ­ĂŹerter long-tems fans changer de sujet. Rien n’eĂ­l plus commode pour le lecteur ; car il. peut fermer le livre au premier endroit, le r’ouvrir au hasard, & poursuivre avec plaisir. Comme on traite fans cetfe le mĂȘme point , on fe retrouve toujours Ă  la conversation , & Pou paife vingt feuillets fans s’en appercevoir. Madame lit des contes françois apparemment, dit Atkinfon? Oui, monsieur, conti- nua-t-elle , & j’en fuis folle Ne vous plaifent- ils pas? J’en ai peu lu, ajouta t-il , & ne me crois point aĂ­fez habile dans la langue Françoise pour dĂ©cider du mĂ©rite d’un ouvrage que je puis entendre mai. Vous Ăštes modeste , dit AmĂ©lie vous en jugeriez trĂšs bien 5 mais vous & moi connoisibns mieux la Bruyere & la Rochefoucault que les livres dont parle madame. Quoi, Atkinfon prĂ©tend-il ĂȘtre un philosophe,, s’écria milord ? Je m’appĂŹiqu'e au moins Ă  le devenir , rĂ©pondit-il. En vĂ©ritĂ© , vous auriez cette folie , poursuivit milord? A votre Ăąge vous voudriez vaincre vos paf- Q_ iij 246 A m Ă­ l i i. fions, devenir un stoĂŻque, un sauvage ? Quelle manie ! J’envisage la, phĂ­lesophie sous un aspect bien diffĂ©rent, reprit Atkinson ; je la regarde comme l’art de se rendre heureux , & de communiquer fan bonheur aux autres crĂ©atures. Elle ne dĂ©truit pas les passions , elle en modĂ©rĂ© feulement l’impĂ©tuositĂ© , & leur laifie l’activitĂ© qui en frit des plaisirs. Vous pensez juste , Atkinson , dit M. Fenton. Je ne sais comment on est parvenu Ă  perdre í’idĂ©e de la philosophie en conservant son nom. En vĂ©ritĂ© , milord , l’amour de la sagesse ne forme point des sauvages , mais des hommes doux , humains, compatiĂ­Tans, sociables. Leurs voix ne s’élevent point avec aigreur contre les vices ou les erreurs ; ils s'efforceut de s en garantir , & s’accoutument Ă  les supporter. Ce sont des voyageurs qui, cn marchant, examinent une route dangereuse. Ils cherchent le sentier le plus droit, regardent avec douleur ceux qui s’égarent dans les chemins de traverse , les avertiisent doucement du pĂ©ril oĂč ils s’expo- sent j loin de haĂŻr les imprudens qui mĂ©prisent leurs conseils, s’ils les voient tomber, ils s’en approchent, pleurent fur eux, & leur tendent la main pour les relever. Admirable portrait, dit en riant milord Mansel ; mais en marchant toujours tout droit, on a fans cesse le mĂȘme point de vue , & cela devient lassant; Fensez-vous que ces  M È L Ăź Ës 24^ chemins de traverse n’offrent pas mille amu- semens variĂ©s ? & ne vous Ăštes-vous jamais dĂ©tournĂ© , moniteur 't E11 parlant d’un sage , je n’ai pas prĂ©tendu me dĂ©signer , rĂ©pliqua M. Fenton , mais celui qui a le bonheur de l’ùtre. Ce bonheur ne me tenteroit guere, dit Tanger ; j’aiine allez Ă  courir au hasard. Croyez- moi, M. Fenton, celui qui rĂ©flĂ©chit, s’avise de vouloir approfondir , ne vit pas le plus content du monde. Heureux qui s’attache Ă  la superficie ! Une touche lĂ©gere donne dc l’agrĂ©ment au mĂȘme objet, qu’un coloris plus fort reudroit cflrayant. Voyez une trĂšs petite mouche Ă©taler au soleil l’azur & la pourpre de ses ailes; rien de plus joli que ce brillant insecte regardcz-la au microscope; c’eĂ­t un gros monitre fort parĂ© & fort laid. Tout ce qui nous plaĂźt, nous sĂ©duit, nous enchante , n’a dans le fond que l’avantage d’ùtre vu, & non pas examinĂ©. Si votre comparaison est juste en rappliquant aux objets, dit AmĂ©lie , elle ne Test point en la rapportant aux sentimens & Ă  la conduite. On ne peut trop sonder son cƓur , Ă©tudier ses mouvemens habituels , soit pour les suivre, soit pour les rĂ©primer. Une intime eonnoiĂ­fance de notre naturel est la premiere que nous devons chercher Ă  acquĂ©rir. J’aurois mauvaise opinion d’un homme qui craindroit d’approfondir son ame , & ne pourroit sans chagrin rĂ©flĂ©chir fur lui-mĂȘme. Q_iv S48 A m k l r e. Vous penseriez mal de beaucoup de peiv sonnes, dit milord j car il en est peu qui Ă­q plaisent Ă  cet examen de leur intĂ©rieur. On l’évite soigneusement au contraire. Se dissiper , se distraira, s’amuser, n’est-çe pas se fuir , s’éloigner de soi-mĂȘme? Au reste, on parle en gĂ©nĂ©ral , reprit Tanger. J’cspere , madame, que mes discours ne me'nuiront point dans votre esprit ; rien ne me conso* leroit d’ùtre l’homme dont vous prendriez une mauvaise opinion. Son espĂ©rance suc déçue j ces propos, & ceux qui suivirent encore , commenceront Ă  dĂ©truire l’estime qu’AmĂ©lie avoit pour le caractĂšre de milord Mansel. Elle le soupçonna de feindre des vertus dont la pratique lui Ă©toit Ă©trangĂšre , & regarda Tanger comme un homme fans principes & fans dĂ©licatesse. Elle cacha le jugement qu’elle portoit de ces deux personnes,'& continua de vivre poliment avec une sociĂ©tĂ© qui pĂźaisoit Ă  son mari, & pouvoit lui devenir utile. AI. Fenton n’exigeoiç rien d’elle ; mais le dĂ©sir vif & continuel d’obliger celui qu’elle aimoit, & fa complaisance naturelle , lui avoient depuis long-tems fait oublier , en parlant Ă  M. Fenton , ce mot que l’amour & l’arnitiĂ© ont banni de leur langage , ce non , d’oĂč s’élevent insensiblement la mĂ©sintellĂș gcnce & le dĂ©goĂ»tsdĂ­}ns les commerces lçs plus intimes. AmĂ©lieÍ 219 * Milord Manscl donna Ăźa main Ă  AmĂ©lie , & la conduisit dans le parc, oĂč elle alla se » promener. Tout le monde la suivit, Ă  sex- ception de M. Fenton. Craignant que le colonel Madcrty ne tint Ăą sir James des propos capables de les brouiller tous deux fans retour, il resta chez lui pour Ă©crire Ă  son ami. II lui fit un dĂ©tail exact de ce qui s’étoit passĂ© le matin avec sir George , le pria de ne point ajouter foi aux visions d’un extravagant. IL finilĂŻĂČit en le conjurant de poser sa main sur Ion cƓur, & de se demander ensuite si, en traitant mal son plus sincĂšre ami, il se sentoit çontent de iui-mĂȘme. I! se hĂąta d’envoycr sa lettre, & se rendit dans le parc, oĂč il avoit promis d’ailer rejoindre AmĂ©lie. Sir James rĂ©pondit avec une politesse froide Ă  la tendre dĂ©marche de M. Fenton. II employa des expressions Ă©quivoques , & fe servit de ces excuses vagues, qui, loin de justifier une mauvaise conduite, prouvent seulement que son connoĂźt ses torts fans vouloir les rĂ©parer. M. Fenton sentit vivement la perte de cet ami. II accusa miss Matheus de s’ùtre vengĂ©e de son indiffĂ©rence , en le lui ravissant, sl plaignit la foiblesse de sir James, recommença Ă  se reprocher la sienne , Ă  dĂ©tester le moment oĂč il avoit cru ne pouvoir , lans une Içrte de grossiĂšretĂ©, se refuser Ă  des avances qui Revoient plutĂŽt exciter son dĂ©goĂ»t qu’é- moiĂ­voir ses sens. ĂŹl admira la contradiction LsO A M Ă­ L ĂŻ E. des idĂ©es reçues , qui forcent un homme poJ Ă  craindre de se manquer Ă  loi - mĂȘme , s'il rĂ©siste Ă  des invitations pressantes, lui dont !e sentiment habituel est de mĂ©priser la femme hardie qui ose Pattaquer. AprĂšs de longues rĂ©flexions , il prit enfui le parti de renoncer au projet de ramener son ami ; mais il ne put le rĂ©ioudre Ă  le bannir de ion cƓur. Le mardi au soir il reçut, par la poste de Londres - un billet conçu en ces termes “ Trouvez-vous demain, s’il vous plaĂźt, „ monsieur, Ă  Hyde-Parc on vous y attcn- » d ra Ă  six heures du matin , vers le rond ; „ n’oubliez pas votre Ă©pĂ©e , vous en aurez „ besoin Le lieu du rendez-vmts, choisi depuis long- tcms pour terminer des querelles , Pheure & le style du billet, s’expliquoient assez. Mais qui vouloit l’attirer dans cet endroit ? Etoit-ce fir James ? Non , sans doute ; il ne se cacheroit point. De sa vie M. Fenton n’avoit offensĂ© ni dĂ©lobligĂ© personne. Trop brave pour refuser un dĂ©fi, il rĂ©solut de se rendre au lieu marquĂ©. Cependant il rĂȘva, soupira, pensa Ă  sa femme , Ă  son fils, sentit le ridicule du prĂ©jugĂ© bisarre auquel iĂ­ falloir sacrifier des intĂ©rĂȘts si chers. OĂč nlloit le conduire un point d’honneur si mal entendu? Peut-ĂȘtre vis-Ă -vis d’un malheureux , indigne de se mesurer avec lui, que miss Matheus ou fa belle-sƓur en- gageoient Ă  attaquer sa vie; car dans le monde A M Ă­ L I E. Lsk entier il ne se connoissoit point d’ennemi ’ exceptĂ© ces deux femmes. Le lendemain au point du jour il se leva doucement, sortit sans bruit, gagna Hyde- Parc, & se rendit au lieu dĂ©signĂ©. Il s’y promena long-tems, & s’impatienta beaucoup, n’y voyant arriver personne. Sept heures passĂ©es , il commença Ă  soupçonner une mĂ©prise , examina attentivement le billet ; il s’adressoit Ă  lui fans aucun doute. II rĂ©solut d’attendre encore. Une demi-heure s’étant Ă©coulĂ©e, & son ennemi ne paraissant point, il regarda le déù comme une trĂšs sotte plaisanterie . sans imaginer de qui elle pouvoit venir. II fe retirait, quand on 1 appella par son nom. 11 tourna la tĂšte, & vit le colonel Maderty accourant Ă  lui. Est ce vous, lui dit en riant M. Ponton , qui vous Ăštes amusĂ© Ă  me faire sortir sĂŹ matin ; ou vous auroit-on trompĂ© par une pareille malice? je fuis vous avoir fait attendre, lui cria le colonel, mais c’est faus malice. Allons , monsieur , tirez votre Ă©pĂ©e. Y songez-vous, sir George, reprit M- Fenton tout surpris ? Eh , Ă  propos de quoi cette folie ? Folie , dit le colonel ! dĂ©iendez- vous , rien n’est plus sĂ©rieux. M. Fenton adroit, & se possĂ©dant, forcĂ© de mettre l’épĂ©e Ă  la main , se contentait de parer, en le priant d’arrĂšter, de s’expliquer, de lui apprendre le sujet de cette extravagance inconcevable. Le colonel, sans l’écouter, s’irritoit de ses mĂ©- 2s2 AmĂ©lie. nagemens, s’avanqoit fur lui, le predoit, & le contraignit enfin de s’appliquer Ă  le mettre hors de co bat. II le bleiĂ­h au bras droit. L’épĂ©e du colonel tomba ; M. Fenton la releva Ă­ & voyant couler le sang d’un homme qu’il Ă©toit loin de haĂŻr, il en suc sensiblement touchĂ© ; ses yeux se remplirent de larmes. Est-il poffible , lui dit il, que vous m’ayiez forcĂ© Ă  une action que je me reprocherai toute ma vie? Pourquoi me voulez-vous tant de mal? Qui vous a fĂąchĂ© contre moi ? Qu’ai-je fait ? Je me donne au diable si j’en fais rien, dit froidement le colonel. Vous vous plaignez de sir James, sir James se plaint de vous ; je lui parle de votre part, il ne m’écoute pas j’in- siste ; je me trompe , dit-il, je comprends mal vous dĂ©mentez par une lettre les paroles que vous me faites porter. Mort & enfer ! un dĂ©menti Ă  George ! un de vous deux me le donne ! Puis-je supporter cela ? II saut se couper la gorge avec Pu n ou l’autre; Eutre vous & mon beau-frere, j’ai cru devoir vous donner la prĂ©fĂ©rence , afin que ma soeur n’ait rien Ă  dire. Me voilĂ  sort avancĂ©. Parbleu vous ĂȘtes habile & heureux , monsieur. Me prĂ©serve le ciel de me croire heureux en ce moment, s’écria M. Fenton ! En vĂ©ritĂ©, mon cher George, vous me traitez cruellement J’ai pu Ă©crire que vous m’aviĂ©z mal entendu, fans vous donner un dĂ©menti. Vous devriez nie connoĂźtrc mieux. Pourquoi refuser / A M Ê L. I s E. 23 tie me parler , attaquer ma vie avec fureur, sans vouloir m’écouter i Mais voyons votre bras, pcuriuivit-il, cn s’etforçant d’arrĂȘter ĂŹe sang du colonel , & dĂ©chirant un mouchoir pour en faire des bandelettes ; latiiez-rnoi envelopper le mal , en attendant q trou y remĂ©die. Sir George, attendri de fa douceur, du regret qu’il. montroit du foin affectueux avec d s'cmpreiĂ­bit Ă  le secourir, passa, autour de son col ie bras qu’il avoir libre ; & le 'errant Ă©troitement par ma foi, Jemmy, lui dit-il, tu es un brave , un gĂ©nĂ©reux garçon. DamnĂ© soit Ă­ĂŹr James ! il a une maudite langue, un plus maudit esprit; Ă  prĂ©sent je lins outrĂ© ne ne n 'ĂȘtre pas battu contre lui m; is cadence. Tu es un digne homme, un vaillant homme. Je t’aime de tout mon creur,* donne-moi ta main; de ce moment ami pour FeternitĂ©. Tu ives pas en colere, n’est-ce pas ? Je fuis vraiment FĂąchĂ© de vous avoir blessĂ©, dit M. Fenton ; mais venez , je vais vous conduire chez vous ; j’espere, que ce ne sera rien. Bon, c’est une bagatelle , s’écria sir George pourtant une autre fois tu me feras plaisir de ne pas choisir le bras; c’est dĂ©sarmer trop tĂŽt son homme. Ils sortirent du parc par la porte de Groves- not, & se rendirent dans Bond-street, oĂč lo- geoit le colonel. Le chirurgien de son rĂ©giment fut appelle ; la blessure allez profonde n’étoit point dangereuse, aucun nerf n’avoifc 3Ç4 A M É t Ă­ ĂŻ* Ă©tĂ© touchĂ©. On lui mit un bras en Ă©charpe $ on le saigna de l’autre ; Fenton, prĂ©sent Ă  tout, resta jusqu’à midi prĂšs de lui, & le quitta avec promeĂ­ĂŹe de revenir le soir, Le colonel lui fit mille caresses, le combla de politesses & de complimens , le pria de ne pas manquer Ă  le voir; & depuis cet instant il le tint pour un homme auquel personne ne pou* Volt rĂ©sister. En revoyant AmĂ©lie, M. Feu ton sentit une Ă©motion auĂ­si vive que si l’absence Feu eĂ»t sĂ©parĂ© depuis long-tems, & qu’un heureux hasard 1 offrit Ă  ses yeux. Songeant Ă  la douleur dont l’évĂ©nement de ce jour auroit pu pĂ©nĂ©trer son cteur, il s’attendrit, la ferra dans ses bras avec transport. L’aimable AmĂ©lie re* marqua sur son visage un mĂ©lange de joie 8$ de tristesse ; gaadant le silence un moment , & prenant la parole avec ce ton doux qu’elle fie quittoit jamais eh, depuis quand, lui dit-elle , cherchez-vous Ă  me cacher les mou- vemens de votre ame ? Hier sombre, pensif t vous assectiez de la libertĂ© d’esprrit, mĂȘme de la gaietĂ© ; aujourd’hui des sentimens variĂ©s se peignent dans vos yeux. Vous avez des M. Fenton, M. Fenton.... ne suis-je plus que votre femme ? Vous m’aviez tant promis.... FlĂ©las, le tems n’est plus!... j’es- pĂ©rois au moins., oui je croyois conserver toujours le titre & les droits d’une amie. Sur quoi pensez-vous les avoir perdus, ces droits, m» A m Ă» t \ L. 2ss jrhere AmĂ©lie, dit en rougissant M. Fen ton T Me suis-je jamais dĂ©guisĂ© avec vous ? En changeant de couleur , vous rĂ©pondez Ă  votre question , reprit AmĂ©lie. Ce trouble eft la preuve certaine d'un reproche intĂ©rieur. Mais mou cƓur, aussi indulgent que sensible, ne veut point affliger le vĂŽtre. Plus de confiance vous assurerait peut-ĂȘtre une tranquillitĂ© dont vous ne jouissez plus. Ce discours Ă©tonna M. Fen- ton. AmĂ©lie continuant, lui demanda pourquoi sir James ne venoit plus le voir. EntiĂšrement dĂ©concertĂ© Ă  ce nom, M. Fenton ne put dissimuler son embarras. Tout ce qui se rapportent Ă  sir James , rappellant miss Ma- theus Ă  son souvenir, le saisoit trembler en prĂ©sence d’AraĂ©lie. Pourquoi , dit-il en hĂ©sitant? En vĂ©ritĂ© je ne sais. 11 est peut-ĂȘtre malade ou absent. Ce doute me surprend de votre part, ajouta AmĂ©lie. Eh , quel sujet si intĂ©ressant vous occupe donc ? Quoi, cet ami ». si cher autrefois , vous est-il devenu indiffĂ©rent ? Non, reprit M. Fenton, mais on m’a dit qu’il Ă©toit allĂ© chercher fa femme. Elle est depuis trois jours Ă  Londres, rĂ©pliqua AmĂ©lie. VoilĂ  un billet qu-elle m’écrit, & j’attends fa visite ce soir. Heureusement pour M. Fenton , on annonça milord Man sel ; it apportoit Ă  AmĂ©lie des fleurs trĂšs rares, venoit lui demander du thĂ©, & apprendre Ă  M. Fenton que fa prĂ©tention avoit paru juste, & qu’avant trois jours on rĂ©pondrait Ă  fou 2s§ AmĂ©lie. mĂ©moire conformĂ©ment Ă  ses dĂ©sirs. Áfiii ds leur Ă©pargner des remercicmens qu’il savoits bien 11e pas mĂ©riter, il changea tout de fuite d’entretien , & proposa une promenade sur la Tamise. La visite qn’AmĂ©lie attendoit Ăźe soir, lui fit refuser cette partie de plaisir. Milord parut mortifiĂ© de se voir privĂ© d’un amusement sur lequel il comptoit. Son dessein Ă©toit de leur donner Ă  dĂźner Ă  Hamptoncort, & d’en revenir fort tard. II montra de bonne foi cet embarras qu’éprouvcnj souvent ses pareils pour palier la moitiĂ© d’un jour. Dans la vue d’abrcger le tems dont il ne savoit que faire, M. Eenton lui offrit son dĂźner. Milord l’acccpta, Sous prĂ©texte d’achever de s’ha- biiler , AmĂ©lie les quitta un instant & fut donner ses ordres chez mistriss Atkinson. S011 sĂ©jour Ă  Londres commenqoit Ă  lui causer beaucoup d’inquiĂ©tude. Le docteur Har- rison ne revenoit point, n’écrivoit plus Etoit- il malade ou fĂąchĂ© contr’elle ? S’íl tardoit long-tems, comment se soutiendroit-elle Ă  la ville ? M. Eenton * noble * libĂ©ral, consultoit moins ses facultĂ©s que son goĂ»t dans fa façon de vivre ; il ignorent combien l’économie journaliĂšre est dĂ©rangĂ©e par la plus petite augmentation. AmĂ©lie n’osoit lui faire des reprĂ©sentations, elle craignoit de le mortifier. II ne pouvoit sortir librement, aller chercher ses amis le priveroit-e’le du plaisir de les recevoir chez lui? Cependant les frais extraordinaires A M ĂĄ L i Ă«. 257 iĂŻaĂŹfes Consumant ce qui devoit suffire pour passer trois mois Ă  Londres » elle fit revenir de la province plusieurs habits fort riches » & sacrifia en secret ces restes de son ancienne aisance a i’amusement de son mari. Par ce moyen eile continua Ă  lui procurer la douceur de voir du monde. & se mit en Ă©tat de faire tenir une table honnĂȘte Ă  mistnss Atkin- fon. Mais cette restource Ă©toit la derniere. Si elle l’épuiĂ­ĂČit avant karrivĂ©e du docteur, comment y supplĂ©er ' les tablettes Ă©chappĂšrent de ses mains, son cƓur se serra, elle perdit la comioissmce & le sentiment. Nany s’empressa de la secourir. Revenue de sa foi- bĂźeíßé, elle voulut relire encore cas terrribles expreĂ­Ftons. C’étoit le lendemain que Ă­ĂŹr James attendroic M. Le n ton. Seule, fans conseil dans une occasion si cruelle, si inquiĂ©tante & si dĂ©licate, elle ignorait comment elle devoir se conduire. LivrĂ©e Ă  la crainte , Ă  la douleur, elle pleura iong-tems avec amertume, furs pouvoir calmer un instant ['agitation violente de les sens. Une heure lonnoit quand on frappa rudement. AmĂ©lie tressaillit, cacha promptement les tablettes de sir James, croyant que M. Fenton rentroit. Mais Nany revint bientĂŽt, & lui prĂ©senta une lettre. AmĂ©lie reconnut la main de son mari. Un nouveau trouble la saisit. Elle lut en srĂ©miĂ­lĂ ntces mots Ă©crits en vedette 0 ma chere amie , m vous alarmez point. M. Fenton lui apprenoit qu’en sortant d’une maison oĂč on l’avoit contraint de souper, il venoit d’ëtre arrĂȘtĂ© par ordre de miss Betzy, & conduit chez un bailli, dont il lui envoyoit le nom & l’adresse. II la onjuroit de ne point s’afiĂŹiger, & de fouts- AmĂ©lie. 309 nir avec fermetĂ© cette nouvelle disgrĂące. En tout autre tems cette lettre eĂ»t Ă©tĂ© pour AmĂ©lie le sujet d’un mortel chagrin ; mais les circonstances lui firent trouver de la consolation dans cet Ă©vĂ©nement. La vie de cc mari ÍÌ cher Ă©toit assurĂ©e par la perte da sa libertĂ© la funeste rencontre du lendemain devenoit impossible j & sans que l’honneur de M. FĂ©ru ton souffrĂźt de cc retard , elle auroit le loisir de consulter'fur ce terrible appel , de voir lady Elesmore , Sc peut-ĂȘtre de dĂ©tourner 1 malheur qu’elle redoutoit. Au milieu des acóÚs d’une extrĂȘme douleur, on saisit avidement le premier adoucissement que prĂ©sente la rĂ©flexion. Mais ce- calme produit par la raison , par l’espĂ©rance , est de peu de durĂ©e. La nature & le sentiment nous rendent bientĂŽt aux pleurs & aux gĂ©miiĂ­emcns. Quand famĂ© souffre, l’efprit s’abat, & le cƓur s’abandmne Ă  ses seuls mouvement. AmĂ©lie rĂ©prouva. Toute la nuit elle s’aHĂŹigca fans modĂ©ration, attendit impatiemment 1c jour; & dĂšs qu’il parut, elle fit appeller des porteurs, & se rendit chez le bailli oĂč Ă©toit M. Fenton. On la conduisit par un trĂšs petit escalier au premier appartement. Une chambrĂ© mal meublĂ©e, mais assez claire, lui fut ou verre, & on lui montra la personne qu’elle deman- doit. M. Fenton assis, les coudes appuyĂ©s fur une table, son visage cachĂ© de ses deux- gio AmĂ©lie. mains, sembloit endormi, ou plongĂ© dans une profonde mĂ©ditation. Au bruit que l’on faisoit en entrant, ĂŹl leva la tĂšte, & tourna les yeux vers la porte ; son air abattu pĂ©nĂ©tra le tendre cƓur d’AmĂ©lie. Elle courut Ă  lui , paĂ­lĂĄ ses bras autour de son col, mouilla ses joues de larmes brĂ»lantes ; & le serrant sans pouvoir lui parler, elle prononça seulement Ăł M. Fenton ! Son empressement Ă  le voir , ses pleurs, ce silence touchant & expressif excitĂšrent dans famĂ© du triste prisonnier, un de ces mouvemens vifs & pas- sionĂ©s, qui se font sentir impĂ©tueusement quand le cƓur est affectĂ© d’une douleur mĂȘlĂ©e de remords. Eh, pour qui, pour qui donc, s’écria-t-il, cetts femme, image des crĂ©atures cĂ©lestes, paroĂ­t-elle dans le sĂ©jour du dĂ©sespoir ! L’homtne qu’elĂźe y cherche est-il digne d’attirer ses regards ! Et tombant aux genoux d’AmĂ©lie, couvrant ses mains de pleurs & de baisers enflammĂ©s ne me refuse pas une derniere grĂące, lui dit-il, ĂŽ mon AmĂ©lie ! Que je l’obtienne de toi ! Abandonne un malheureux, ne t’obstine point Ă  suivre son sort ; va» fuis, retourne habiter la retraite d’oĂč mon imprudence me bannit. Vis tranquille , prends foin de ton sils, oublie l’époux que le ciel te donna dans fa coßíre. II ne mĂ©rite plus tes bontĂ©s, ton amour, ton estime ; c'est un monstre, il t’a trahie. II ne peut en ĂȘtre assez puni que par la perte de ton cƓur. AmĂ©lie vouloit le relever, l’interrompre, AmĂ©lie. 311 mais il ne l’écoutoit point. II Ă©toit emportĂ© loin de lui-mĂšme. II lui avoua cette intrigue qu’il avoit tant craint de lui laitier connoitre, lui apprit toute son aventure de Ncwgate , les persĂ©cutions de miss Matheus, l’amour de James, cause sĂ©crĂ©tĂ© de sa froideur la rencontre du Irai, les menaces de cette fille hardie, & confessa, en rougissant, qu’il fortuit de chez elle , quand les gens du bailli le surprirent; mais qu’il en fortuit fans avoir offensĂ© ni l’amour ni l’amitiĂ©. Ensuite il recommença Ă  pleurer , Ă  conjurer AmĂ©lie de le lui pardonner, de le quitter pour toujours, & de ne plus s’occuper de l’infurtunĂ© qui gĂ©milloit Ă  ses pieds. SĂ­ cette faute est la feule que vous vous reprochez , dit AmĂ©lie en l'embralsant, elle est pardonnĂ©e depuis long-tems. Et lui prĂ©sentant une lettre, qu’il reconnut ĂȘtre de miss Matheus je l’ai reçue huit jours aprĂšs votre sortie de Newgate. J’ai Ă©tĂ© malade, con- tinua-t-clle , j’ai cachĂ© le sujet de ma langueur. Cette infidĂ©litĂ© qu’on a eu la duretĂ© de m'apprendre , m’a vivement touchĂ©e, mais elle n’a point diminuĂ© ma constante affection. O M. Fenton, le cƓur d’une femme sensible est aussi indulgent que tendre. Osez-vous me proposer de vous fuir, de ne plus m’occuper de vous ? Ah ! ne me tenez pas ce cruel langage ; il me feroit penser que mon attachement vous est devenu importun. Eh ! pour- y ir Z iL AmĂ©lie. rois-tu le croire, s’écria-t-il ? Tu ne veux poinc m’abandonner ? Oh , non, non , ne m’abandonne jamais, femme divine, ange consolateur , donc la prĂ©sence adoucit toutes mes peines. Quoi, ma chere AmĂ©lie, ton cƓur gĂ©nĂ©reux chĂ©rit encore un ingrat, un infidĂšle Mais l'ai-je Ă©tĂ©? Non. Si mes sens se font Ă©garĂ©s, jamais mon ame n’a suivi leur impreĂ­lĂźon. Aucune plainte, aucun reproche n’accom- pagna le pardon qu’AmĂ©lie accorda aux vives instances de M. Fcnton elle lui en renou- vella cent lois les tendres assurances. AprĂšs savoir scellĂ© par le-s plus douces caresses, ils cherchcrent ensemble les moyens d’arranger l’cmbarrassante atsaire de miss Betzy. M. Fen, ton n’attendoit plus rien dc sir Rowland, son silence prouvoit alsez qu’il n’étoit pas disposĂ© Ă  le servir ; mais il espĂ©roit beaucoup de l’amitiĂ© de sir James. Le baronnet lui avoit souvent offert de l’obliger. Dans une occasion si pressante , il se dĂ©termina Ă  recourir Ă  lui ; mais il n’osoit parler Ă  sir James , ni lui Ă©crire. II est bien difficile de demander, quand on a le cƓur assez noble pour supporter plus patiemment le besoin que ie poids des obligations. II pria AmĂ©lie de le voir, de l’inflruire de leur situation, & d’accepter f n secours, s’il lui marquoi't ĂŹc dĂ©sir de Facquitter, ou de le cautionner. AmĂ©lie pĂąlit Ă  cette proposition j le nom AmĂ©lie, ZiZ de sir James lui rendit la terreur que les caresses de l'on mari venoient de suspendre. Dans la crainte de lui laisser voir son trouble, elle se leva; &, sous prĂ©texte de vouloir lui procurer les commoditĂ©s dont il manquoit, elle le quitta, aprĂšs lui avoir promis de revenir bientĂŽt avec miĂ­triss Atkinfon, de lui faire apporter Ă  dĂźner, & de rester tout le jour auprĂšs de lui. En paĂĄĂ nt devant une petite Ă©glise qui se trouvoit sur son chemin, este apperqut sir James Ă  pied , en habit de campagne, marchant Ă  grands pas, ses cheveux en dĂ©sordre, l’air Ă©garĂ©, mĂȘme furieux. Sa vue causa une rĂ©volution terrible Ă  AmĂ©lie. Par un mouvement presque involontaire, elle arrĂȘta ses porteurs, sortit de sa chaise , & entra dans Peglise comme une personne effrayĂ©e qui fuit & un asyle. L’aspect de ce lieu saint calma ses esprits agitĂ©s. Sa crainte s’évanouit en prĂ©sence du Dieu fort. Remplie de confiance , elle Ă©leva vers lui son cƓur affligĂ©. Elle implora sa misĂ©ricorde. ProsternĂ©e , baignĂ©e de larmes, este lui cria ĂŽ mon Dieu! daignez verser dans mon sein la consolation que je n’attends point de vos crĂ©atures. Vous voyez mes besoins , Ă©tendez votre bras puissant, & secourez- moi. AprĂšs cette courte mats fervente priĂšre, elle Ă­e sentit un peu ranimĂ©e & en Ă©tat de soutenir le mouvement de sa chaise; elle y rentra, & se fit conduire chez elle. Commt Ile montoit l’escaĂŹisr, le son d’une voix 314 A M É L I Ê, connue Ă©mut tous ses sens ; elle se hĂąta d’ou- vrir la porte. A la vue de la personne qui s’entretenoit avec Nany, elle pouĂ­la un cri perçant; & Ă­'eprĂ©cipant dans les bras du docteur Harrison ĂŽ mon ami ! mon pere ! est ce vous? est-ce bien vous, rĂ©petoit-eĂŹle, que le ciel envoie au secours d’une infortunĂ©e ? Le docteur irritĂ© contre M. Fenton & contre elle depuis leur sĂ©jour Ă  Londres, dont il ignoroit la cause, fut plus surpris que touchĂ© des larmes d’AmĂ©lie. II ne fit attention , ni Ă  fa pĂąleur, ni Ă  fa profonde tristesse. D’une infortunĂ©e ! rĂ©pĂ©ta-t-il voilĂ  le langage ordinaire des imprudens. On pense mal, on agit en consĂ©quence, & l’évĂ©nement est attribuĂ© au destin contraire. La vanitĂ© crĂ©a un mauvais fort, pour prĂ©senter Ă  des cƓurs orgueilleux un objet qu’ils pussent accabler des reproches que nous voulons toujours nous Ă©pargner Ă  nous-mĂ«mes. Deviez-vous quitter des lieux oĂč vous viviez tranquille , oĂč vous Ă©tiez maĂźtresse d’attendre en paix un tems plus heureux? Mon malheur, & non pas ma volontĂ©, un devoir indispensable m’ont fait abandonner ces lieux chĂ©ris, s’écria AmĂ©lie. HĂ©las , que ne suis-je encore Ă  votre prieurĂ© , dans cette maison de bĂ©nĂ©diction, oĂč tous les jours se levoient sereins pour moi ! O mon ami, continua-t-elle en redoublant ses pleurs, ne me montrez point ce visage sĂ©vere; il me glace, il m’épouvante. Soutenez-moi , conso- AmĂ©lie. Zis lez-moi dans mon affliction PĂ©tĂąt oĂč vous me retrouvez est digne d'exciter votre pitiĂ©. La libertĂ©, la vie de M. Fenton font en danger. Mon cƓur blessĂ© est prĂȘt Ă  succomber fous le poids de ses peines, il ne peut supporter votre froideur. Sans secours, fans amis, fans espoir qu’en vous Ă­Ă©ul, je n’envifage plus que la honte & la mort Ă­Ăź vous m’abandonnez. Attendri malgrĂ© lui par les paroles & les larmes d’AméÏie, le docteur prit une de ses mains, la pressa affectueusement la home la mort? s’écria-t il ; ne dites pas cela, ma fille. Ne vous livrez point Ă  ces funestes idĂ©es, Ă­nstruisez-moi. Si je puis vous servir, comptez fur ma constante amitiĂ©. Je luis mĂ©content dc vous, il est vrai t vous avez mal fait de venir Ă  Londres mais comment voire situation a-t-elle changĂ© en si peu de teins ? Par ses dernieres lettres - Atkinfon m’assnroit que vous viviez tous paisibles & satisfaits. AmĂ©lie lui fit alors un rĂ©cit sincere de ce qui s’étoit passĂ© depuis l’arrivĂ©e de miss Retzy dans la province. Mais Ă  peine cut-elle expliquĂ© la cause de la dĂ©tention de M. Fenton , que le docteur fe leva brusquement , transportĂ© de colere, & courant tout autour de la chambre comme un homme hors de lui-mĂšme six cents guinĂ©es Ă  miss Betzy Marris , crioit-i! ! Ă  cette indigne usurpatrice de vos droits!lui payer six cents guinĂ©es, moi ! j’aimerois mieux en jetter mille, dix mille dans la Tamise, ZĂź6 AmĂ©lie. Eiles 11e lui fout pas dues ", elles ne les aura pas, je vous dĂ©fends de les lui donner. HĂ©las! dit AmĂ©lie, jc fuis loin de pouvoir le taire. Mais Ă­i le peu qui me reste Ă­uffiĂ­bit pour PengagerĂ  suspendre sa poursuite... Quoi, vous le lui abandonneriez, interrompit le docteur ? Ah, dans toute la joie de mon ame , repartit-elic. Etrange obstination, s’écria le docteur ! vous tenez bien de votre mĂšre. MalgrĂ© ma priere, mes conseils, mon expresse dĂ©fense, vous avez cherchĂ© cette furie, vous avez voulu la voir ; Ă  prĂ©sent arrangez- vous donc. Je ne puis rien dans cette oc- caiĂŹon. Je ne donnerai point cet argent Ă  votre sƓur. MĂ©riterof- - je ^administration des biens dĂ©posĂ©s par la Providence entre mes mains, Ă­ĂŹ j’en dĂ©robois uue partie au pauvre honnĂȘte, Ă  Pindigent industrieux, pour eu augmenter les possessions de l’avare & de Pin juste ? Mais, dit AmĂ©lie d’un ton timide, la libertĂ© de M. Fenton dĂ©pend du paiement de ce billet, je n’y saurois que faire, reprit-il ; c’est fa faute. II devoir le dĂ©chirer, & non pas le perdre. Quelle Ă©tourderie Ă  lui de le laisser tomber, de passer une heure fans le chercher ! Quelle bassesse Ă  cette vile Betzy de s’en emparer, de le conserver, d’oser en exiger la valeur! Fi, cette affaire est ridicule d'une part, odieuse de l’autre ; pour rien du monde je ne vou- drois m’en mĂȘler. A m Ăš l i \ 3 Ăź7 Un long tems s’écouĂŹa avant qirÁmĂ©lie pĂ»t amener Ă­e docteur Ă  l’écquter, Ă  compregcire que ses larmes iui'demamloient la libertĂ© de M. Fenton. Malheureusement pour elle, l’imagi- nation de son ami , sujette Ă  Ă­e prĂ©occuper, avoit saisi le mauvais cĂŽtĂ© de cette aflaire. La nĂ©gligence de M. Fenton, FaviditĂ© de Betzy, une viĂ­ĂŹte rendue Ă  contre-tems, fans nĂ©cessitĂ©, contre son avis, un dĂ©sir obstinĂ© de payer ce qu’on ne devoit point, voilĂ  ce qui se prĂ©sentoit Ă  son esprit, endurcissoit son cƓur , naturellement tendre & bon , & Fen- gageoit Ă  gron er lans vouloir entendre les raisons d’AmĂ©iie. Enfin il FĂ©couta , l’entendit » son aine s’émut en fa faveur. 11 s’adoucit, se calma entiĂšrement ; mais l’envie d’obliger fa parente chĂ©rie, ne diminua point s extrĂȘme rĂ©pugnance qu’il sentait Ă  donner Ă­Ăźx cents guinĂ©es Ă  miss Betzy. AinĂ­i il se dĂ©termina Ă  cautionner M. Fenton, se rĂ©servant le plaisir de plaider contre cette crĂ©ance, & de la disputer aussi long - tems qu’un ha- bi'e avocat pourroit trouver des moyens d’en Ă©loigner le paiement. A Finstant mĂȘme ii Ă©crivit au sien de se rendre chez !c bail’y oĂč Ă©toit M. Fenton. Le nom de cet avocat frappa AmĂ©lie. AssurĂ©ment, dit-elie, cet homme est lie avec ma sƓur il la vint trouver Ă  fa terre un peu avant mon dĂ©part de la province ; je crois mĂȘme qu’ii rĂ©git ses biens. Cela se peut, rĂ©pondit ie docteur, je 3 Ăź S A m Ă© l r s. connus ce Murphy Ă  l’inventaire de Ăźady Cout- teney. II remplaçoit le pauvre Burton, quĂź travailloit pour raistriss Harris & pour moi. Tous mes papiers í’e trouvoient dans Ă­e,s mains, il me pria de les lui laisser. Votre mere lui abandonna les siens. A la mort je le vis touchĂ© de ^injustice de Ion testament. U plaignit votre fort. Je partois. Je lui confiai mes affaires s pendant mon abfcence, il les a gĂ©rĂ©es Ă  son grĂ©. Je verrai par ses comptes si je continuerai Ă  Petnployer. Allons , ma fille, ajouta-t-il en le levant pour sortir, sĂ©chez vos pleurs, cessez de gĂ©mir. Je vais chercher votre mari ; avant qu’il se passe une heure , vous goĂ»terez le plaisir de le revoir. O mon gĂ©nĂ©reux ami, dit-elle en l’arrĂȘ- tant, ce n’eit pas feulement de vos bontĂ©s dont j’ai besoin. J’attends de vous un avis utile fur un point embarrassant & dĂ©licat. Il intĂ©resse l’honneur & la vie de M. Fenton. Alors elle lui montra ies tablettes de sir James, & le pria de lui prescrire la conduite qu’elle devoit tenir. Craignant Ă©galement les fuites du secret ou la dĂ©couverte de ce dĂ©fi, elle n’osoit ni parler ni se taire. Le docteur lut Pappel de sir James - leva les Ă©paules, lut encore , fit le mĂ«me mouvement, St rĂ©pĂ©ta plusieurs fois beau sujet dc querelle! Ensuite, regardant AmĂ©lie comment donc, s’écria-t-il , votre mari a des maĂźtresses, cede des maĂźtresses '{ Que signifie A M ÂŁ L I E. ZI 9 cela ? C’est une erreur, une mĂ©prise du baronnet, dit AmĂ©lie, fĂąchĂ©e d’avoir montrĂ© les tablettes. Je fais tout; le fond de la dispute 11e mĂ©rite pas votre attention. Eh bien, reprit en souriant le docteur , sainte Ă  vous voir de la douceur, de la patience. Votre discrĂ©tion est rare, & je i’estime. Ma fille, un mari est un homme , & un homme est un fou. La supĂ©rioritĂ© de votre sexe consiste Ă  con n vitre cette vĂ©ritĂ©. De son intime persuasion naiĂ­Ă­'ent FindĂșlgence, la bontĂ© & la cofi- Ă­Ă©rvation de la paix entre les Ă©poux. AmĂ©lie i ,pira. A l’égard de ce dĂ©fi, continua le docteur, mon avis est que vous ne parliez jamais Ă  votre mari de l’impertinence de son ami. Mais, reprit - elle , songez a u prĂ©jugĂ© dominant, aux usages militaires, Ă  i’honneur.... Quoi, quel honneur? interrompit le docteur. Ne dites pas un mot de plus fur ce point, si vous, ne voulez m’îter la bonne opinion que j’ai toujours eue de votre esprit & de la justesse de vos idĂ©es. Je ne puis supporter d’entendre profaner le nom de rhonneur, par des insensĂ©s qui n’en ont pas la plus simple notion. Ces hommes, si prompts Ă  laver dans le sang la plus ßégere injure, passeront- ils pour avoir de rhonneur, seulement pares qu’ils risquent leur vie en satisfaisant la passion brutale qui les porte Ă  se venger? Mais on croit qu’ils doivent le faire, reprit AmĂ©lie. 320  fi É L Ă­ ĂŻ. Oui , des extravagans le pensent, continu* le docteur Ils Pont entendu dire , ils le croient fans examen , lans rĂ©flexioii. Quel eiĂŹ pourtant le mĂ©rite d’un homrrte sorti heureusement de plusieurs duels ? Celui qu’un vil gladiateur peut lui disputer. Mais ce brave , aiĂŹez dĂ©licat fur les maximes de cet honneur prĂ©tendu , aĂ­Ăźez Ă­oumis Ă  ses loix pour tuer son compatriote , mĂȘme son ami, ctcnd-il cette dĂ©licatesse Ă  tous les devoirs de son Ă©tat ? Est-iL juste, lui qui s’arroge le droit de punir? Souvent enhardi par fa force, par son adresse, par la terreur qa’il croĂźt inspirer, il se livre avec audace Ă  tous les vices. I! sĂ©Suit la sƓur & tue le frere , dĂ©shonore la femme, Ă©gorge Ăźe mari; ii devient ia honte de fa famille & rhorreurde la patrie. Craint, mais haĂŻ , vantĂ© par les Ă­oux, & mĂ©prisĂ© du sage , il se voit banni de la sociĂ©tĂ© ; on l’évite ,‱ on ĂŹe suit. II passe seul des jours tristes & malheureux , empoiĂ­onnĂ©s par Peu nui & les remords. Mais , dit AmĂ©lie , quand je m’oppofois aiĂź dĂ©part de M. Fenton, quand je le priois de ne point aller Ă  Gibraltar, vous teniez un langage bien diffĂšrent, vous me blĂąmiez de Vouloir le L’oceation n’étoĂ­t pas la mĂȘme , reprit le docteur, II s’agilĂ­bit de remplir ses devoirs , de servir son roi, rì’aider sa nation , de lui montrer du zele & de l'affection. Ma fstle, le courage, la valeur sont des vertus quand on les emploie Ă  dĂ©fendre fa patrie , AmĂ©lie.' zri patrie, Ă  soutenir le foible & l’ínnocent contre ü’opprefĂŻĂŹon du fort & de l’injuste. Mais calmez vous. J’arrangerai cette affaire. Sir James nvett peu connu. Je l’ai vu Ă  Paris chez vous j il me parut lĂ©ger, mais franc, aimable je vais lui parler , & j’efpere que ma visite changera fes dispositions. AmĂ©lie remercia son. ami avec toute la vivacitĂ© qu’infpire la re- connoiifance dans une ame gĂ©nĂ©reuse. Le docteur la pria de l’attendre chez elle, & en la quittant il fe fit mener Ă  la demeure de sir James. Le colonel avoittrop entendu parler de lui pour ne pas l’estimer. Au nom de M. Harrifon, sir James s’avança vers lui ; & malgrĂ© la mauvaise humeur oĂč il Ă©toit, il le reçut aveC la politesse & les Ă©gards dus Ă  fa naissance , Ă  son caractĂšre & Ă  fa rĂ©putation. Je vous apporte, monsieur, des tablettes qui vous appartiennent, dit le docteur. Je fuis vraiment fĂąchĂ© de ne pouvoir approuver ce que j’y ai lu. Votre confusion m’apprend combien vous ĂȘtes surpris de les recevoir de ma main. Ea effet , rĂ©pondit sir James en rougissant, je croyois.... Qu’elles feroient perdues , interrompit le docteur , par la mort ou !a fuite du plus tendre de vos amis n’est-il pas vist , monsieur ? Mais cet ami malheureux n’a point Ă©tĂ© mllruit de vos intentions arrĂȘtĂ© hier, & conduit chez un bailli..,. ArrĂȘtĂ©, dit vivement sir James ! Quoi, le pauvre Fenton est Tome II. X Z2L A M Ă­ L Ă­ L. arrĂȘtĂ© ? Si c’est pour dette , j’ai mille guinĂ©es Ă  l’on service. Que Je vous embrasse, mon cher colonel, s’ceria le docteur! Vous avez une mauvaise tĂȘte , mais j’admire votre cƓur. Par ce premier mouvement, preuve assurĂ©s d’un excellent naturel, jugez des regrets oĂč vous seriez actuellement livrĂ© , li l’évĂ©nement eĂ»t rĂ©pondu Ă  votre attente. Si cet ami, dont la prison vous touche, Ă©tendu fur ia pouĂ­siere... Ah, ne m’olĂŻrez pas cette cruelle image, dit tout attendri sir James! Non, monsieur, ne me 1’oitrez pas ! Je me reproche ma fureur, mon extravagance. A l’instant mĂȘme oĂč vous ĂȘtes entrĂ© , je condamnois ma vivacitĂ© ; la 'cause en est ridicule & mĂ©prisable. Mais allons chez le bailli. Mon crĂ©dit, mes foins, ma fortune , tout fera employĂ© pour mon ami. Pendant que le docteur, charmĂ© de sir James, le louoit, le grondoit , le caressoit, on achevoit de rhabiller; dĂšs qu’il fut prĂȘt, tous deux se rendirent Ă  la triste demeurĂ© de M. Fenton. L’entrĂ©e dc la maison n’étoit pas libre dans ee moment , plusieurs personnes FembarraĂ­soient. Sir James pasta par-deffus le bailli & dix de ses hommes, se sir montrer la chambre de son ami r on la lui ouvrit; mais le docteur, attentif Ă  un spectacle qui intĂ©ressa son cƓur compatissant, ne se hĂąta pas de le suivre On forçoit un pauvre homme , arrĂȘtĂ© depuis un momeat, Ă  monter i’cscalier. Sa rĂ©- A M Ă­ t I Ë. Z2Z fĂźstance donnoĂŹt une occasion assez naturelle Ă  des brutaux de lui faire sentir sa dĂ©pendance & leur supĂ©rioritĂ© ; il les maudissait, & ils le frappoiĂšnt impitoyablement. Le docteur donna une demi-guinĂ©e Ă  ces misĂ©rables, afiri de les engager Ă  traiter moins durement cet infortunĂ© , dont le' visage & les habits Ă©toienç souillĂ©s de sang. II exhorta le prisonnier Ă  cĂ©der * Ă  se rendre Ă  la nĂ©cessitĂ© , Ă  ne pas se rĂ©volter contre ces hommes fĂ©roces. Le pauvre blessĂ© cessa de se dĂ©battre ; la vue de sor ap- paisa ces tigres. Sans le maltraiter davantage, ils le conduisirent Ă  une chambre haute j l’escalier se dĂ©barrassa , & le docteur parvint au lieu oĂč il avoit assure. A la vue d’un Ă­ami si respectable & si cher Ă  son cƓur, M. Fenton rĂ©pandit des larmes de tendresse & de joie. Le silence que la raison imposoĂ­t au docteur sur le dĂ©fi de sir James, contraignent l’éclat de son 'redentiment contre M. Fenton. II lui pardomioit d’avoir aigri l’esprit de sa belle-sƓur par ses railleries; la perte du billet Ă©toit un accident; mais son infidĂ©litĂ© , les chagrins d’AmĂ©lie , rendoient son mari criminel aux yeux d’un homme qui l’aimoit en pere , jugeoit suis prĂ©vention de son mĂ©rite , & la connoissoit digne de fixer les dĂ©sirs d’un Ă©poux. II reçut donc avec un peu de froideur les premieres caresses de M. Fenton. Sir James lui prit la main ; & fans lui laisser le tems de parler ; obtiendrai-je une X ij 3 %Sf A M E L I I. grĂące de vous, monsieur, lui dit-il ? Oui * fans doute ; vous me permettrez , pour cette fois, d’empiĂ©ter fur vos droits, & d’obliger un ami dĂ©jĂ  comblĂ© de vos bienfaits, J’exige absolument de M. Fenton qu’il accepte mille guinĂ©es , & vais chez moi prendre les six cents dont il a besoin pour recouvrer fa libertĂ©. II fortoit ; mais le docteur l’arrĂšta, protestant qu’il ne foustfiroit pas cette folie. Sir James, Ă©tonnĂ© de çe caprice, lui demanda s’il vouloir voir mener M. Fenton Ă  Newgate. Lc docteur soutint que de son consentement Betzy ne seroit jamais payĂ©e , qu’il prĂ©tendoit disputer cette somme , & qu’au moins elle at- tendroit le colonel insista , le ministre ne fe rendit point; M. Fenton n’ofoit parler. Sir James s'impaticntoit , le docteur crioit , la dispute s’aninioit, quand le bailli entrant , l’interrompit. II les filua tous trois profondĂ©ment; & s’adreflĂ nt au docteur, il lui demanda s’tl ne s’appelloit pas M. Harrifon. Apprenant de lui-mĂȘme qu’il fe nommoit ainsi , il le pria , de la part du prisonnier dont il avoir fait ĂŹa rencontre fur l’eĂ­calier, de vouloir bien monter Ă  sa chambre; cet homme ayant, dĂ­soit-il , des secrets importans Ă  lui rĂ©vĂ©ler ,une grĂące Ă  obtenir par fa mĂ©diation, & mettant toute Ă­a confiance & tout son espoir dans fa charitĂ©. vertueux ecclĂ©siastique oublioit tout , lorlqu’il s’oiĂŹroit une occasion de remplir les AmĂ©lie. zZs devoirs de son ministĂšre, de donner d n secours au pauvre de la consolation Ă  l’affligĂ©. IL suivit le bailli, qui le conduisit au haut de sa maison , lui ouvrit la porte d’une espece de grenier , & se contenta de la tirer en s’eu allant, afin de lui laisser la libertĂ© de sortir quand il le voudroit, ne craignant pas que dans l’état oĂč ses gens a voient rĂ©duit le prisonnier, il pĂ»t lui Ă©chapper. Sir James saisit l’instant de l’ablence du docteur > pour aller chercher les six cents livres sterling nĂ©cessaires Ă  la dĂ©livrance de-son ami. Le bailli ayant appris par les gens du colonel qu’il Ă©toit baronnet, & membre du parlement, le conduisit Ă  son carrosse avec un grand respect; & sachant que M. Fenton ailoit payer, il revint Ă  sa chambre, ouvrit sa porte, & lui fit mille politesses , dans l’efpoir d’une petite gratification qu’il en attendoit. M. Fenton lui. demanda s’il connoissoit l’homme qui s’entretenoit actuellement avec le docteur Harrison. Oh beaucoup, monsieur, rĂ©pon- dit-il, je l’ai eu plus d’une fois en garde ; il s’appelle Robinson. C’est un mal-adroit, une bĂȘte, il devroit ĂȘtre fort riche,- car il a, dit-on, raisonnablement volĂ©. Mais il est tant de ces frippons incapables de rien amasser ; ce n’est pas assez de prendre, il faut savoir conserver. Quelle est sa profession, demanda encore M. Fenton ? II a fait plus d’un mĂ©tier, je crois, reprit le bailli. Jç l’ai vu avocat; mais il est Xiij Z26 A M I L I I. devenu fi pauvre depuis quatre ou cinq ans,' qu’il travailioit pour ses confrĂšres. Je ne fais pourquoi diable il a tant rĂ©sistĂ© aujourd’hui. On a eu peine Ă  le saisir, & plus encore Ă  s’en assurer , car on fa pris tout prĂšs du parc. II vouloir s’y sauver , & prĂ©tendoit y ĂȘtre attendu , avoir Ă  parler Ă  quelqu’un. Vous jugez si mes gens ont eu la complaisance de le ! ailler aller Ă  son rendez-vous on l’a battu, un peu fort Ă  la vĂ©ritĂ© i mais c’est fa faute ; & s’il en meurt, la loi est contre lui. J’ai une idĂ©e confuse de cet homme, reprit M. Fen- ton ; je crois mĂȘme savoir vu depuis mon arrivĂ©e de la province. Monsieur se trompe assurĂ©ment , dit le bailli, Robinson a passĂ© trois mois Ă  Nevgate, & n’en est sorti que d’hier su soir ; comme il ne paroit pas en Ă©tat de me compter quarante livres sterling , j’espere l’y reconduire demain. A cet endroit de la conversation, on vint dire au bailli que l'avocat de M. Harrison Ă©toit en-bas. Le bailli lui cria du haut de Pesca- lier venez, venez, M. Murphy; vous tiendrez compagnie Ă  ce gentilhomme , en attendant celui qui vous a mandĂ©. II ne tardera pas Ă  descendre. Murphy monta, salua M. Fenton ; & sachant le docteur arrivĂ© avant lui, il s’inĂ­orma de ce qui l’occupoit. II prie auprĂšs d’une de vos anciennes connoistances, reprit le bailli ; Robinson se croyant prĂšs de Ă­a f n t a dĂ©sirĂ© de lui parler. Robinson, rĂ©- AmĂ©lie. 327 pĂ©ta Murphy en pĂąlissantĂź Quoi? Que vou- lez-vous dire? OĂč eft-il Robinson? LĂ  haut, dans le grenier, ajouta le bailli. M. Harrison vient de s’y rendre Ă  fa priere. Tout est perdu, s’écria Murphy ! Le docteur avec Robinson ! Ah ciel ! Robinson, dites-vous , a dĂ©sirĂ© de l’entretenir ? Un foible matant, un vaporeux coquin, fans cesse agitĂ© de remords, qui s’est ruinĂ© par des restitutions ! 11 va lui faire les plus sots contes... Rangez-vous, continua- t-il , laissez-moi passer, je ne fuis pas fait pour attendre, une affaire me presse , & mon rems m’est cher ; si je puis, je reviendrai. Le bruit d’une porte qu’on ouvroit, augmentant- son Ă©pouvante , il s’élançasur l’escalier, N’eĂ­t- ce pas Murphy que j’entends, demanda le docteur? 11 fuit, dit M. Fenton. AnĂȘtez-le, arrĂȘtez-le, rĂ©pĂ©ta-t-il, en se prĂ©cipitant pour descendre ; & tout en sautant les marches deux Ă  deux rĂ©jouissez-vous, mon ami, crioit-il Ă  M. Fenton, remerciez le ciel ! Betzy est une fripponne , Murphy fera pendu. Si Robinson vit trois heures, votre fortune est faite. Parlant , .courant, criant au voleur, arrĂȘtez-le, il atteignit enfin Murphy au milieu de la rue , le saisit, & le serra si bien que , malgrĂ© ses efforts, Pavocat ne put lui Ă©chapper. Un prĂȘtre tenant un homme Ă  la gorge, i’accablant d’injures & voulant l’entraĂźner de force, offroit Ă  la populace un spectacle nouveau & amusant. Elle s’affembla, Murphy vou- 32g A BI Ăš L I E. lut PintĂ©rcsscr en sa faveur. Messieurs, dit-il, cet homme n’a pas droit de m’arrĂȘter; Rappelle de fa violence au bon, au juste peuple de Londres ; il fait la loi. Si ce furieux est un bailli dĂ©guisĂ©, qu’il montre son ordre , je le suivrai. La requĂȘte est raisonnable, dit gravement un porteur de chaise. Sans doute , .ajouta le plus apparent de la foule ; on ne blessera point en ma prĂ©sence les droits de la nation prĂ©sentez votre Ă©crit, ou laissez aller ce monsieur. Je ne suis ni je ne voudrois ĂȘtre un bailli, rĂ©pliqua vivement le docteur. Je fuis ministre , bon ami, honnĂȘte homme ; je veux le bien du juste & la punition du coupable voilĂ  mes droits pour arrĂȘter un faussaire, un frippon , un fourbe insigne , cause de la ruine d’une femme noble & vertueuse. Je Paccuse de fĂ©lonie, lui & tous ceux qui ne m’aideront p s Ă  le conduire chez un juge de paix. II a ruinĂ© une femme, dit un sergent des gardes ? Fi, un homme de robe ! Est-elle belle, demanda un jeune apprentis? Comme un ange, cria le docteur. Oh , tu marcheras donc, ajouta le sergent, en saisissant Murphy. Celui-ci rĂ©sistoit encore, vouloir haranguer ; mais un connĂ©table accourant , leva son bĂąton , & lui imposa silence comme au reste de l’assembĂ©e le peuple s’é- carta, & Pavocat fut contraint d’ailer chez le juge. Le docteur le suivit, & envoya dire AmĂ©lie. Z29 4 Ăš M. Fenton de prendre grand soin de Ro- binson en attendant son retour. Le bailli , restĂ© avec son prisonnier, ne savoit oĂč il en Ă©toit. II demanda ĂĄ M. Fenton si PhonnĂštc ministre n’avoit pas la tĂȘte un peu dĂ©rangĂ©e, M. Fenron rit de son idĂ©e, & pria cet homme de lui laisser voir Robinson. Le bailli le mena Ă  sa chambre, & se retira. E11 approchant du lit oĂč ce malheureux Ă©toit couchĂ©, M. Fenton le reconnut pour un des prisonniers avec lesquels il avoit dĂźnĂ© le premier jour de son entrĂ©e Ă  Newgate ; sa figure alsez belle & un esprit trĂšs ornĂ© le lui firent remarquer Ă  la table du concierge, oĂč ils mangĂšrent ensemble cette seule fois. MalgrĂ© les discours du bailli & ceux de Mur- phy, il saborda avec politesse. Je suis fĂąchĂ©, monsieur , lui dit-il, de vous revoir dans un lieu & dans une situation si tristes. Je viens vous offrir mes services, & vous prier de m’apprendre par quelle singularitĂ© ma fortune paroit liĂ©e depuis un instant Ă  la vĂŽtre, Le digne ministre qui vous quitte me sa fait entendre au moins; rien ne m’étonneroit davantage, n’ayanfc pas, je crois, l’honneur d’ĂȘtre connu de vous. On vous a dit vrai, monsieur , s’écria Robinson. Mais je fuis un misĂ©rable , je ne mĂ©rite pas votre gĂ©nĂ©reuse compassion. Vous voyez en moi un des vils instrumens de la ruine d’une femme respectable, de la vĂŽtre, mcmsieur. ssh ! quand je la vis entrer Ă  New- 330 AmĂ©lie. gĂąte , vous cherchant, vous appe'lant, portant par-tout ses tristes regards, elle me parut un ange, dont les larmes attireroient fur moi les vengeances cĂ©lestes. Je me repentis sincĂšrement alors , je vops Ă©crivis, j’attendois impatiemment le te m s de ma dĂ©livrance pour vous rĂ©vĂ©ler le secret que je viens de dĂ©couvrir Ă  M. Harrison. je ssosois vous parler Ă  Newgate, dans ja crainte que vous ne m’y siĂ­siez retenir. C’estmoi, monsieur, qui Ă©crivis Ă  votre Ă©pouse, par ordre de sa sƓur , quand vous fĂ»tes blefléà Gibraltar. On desiroit son Ă©loignement, on en profita , vous le savez. C’est moi qui vous avois donnĂ© un rendez-vous Ă  l’heure mĂȘme oĂč j’ai Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©. Au nom du ciel, daignez me pardonner, monsieur ; soyez assez bon, aisez gĂ©nĂ©reux pour me pardonner. L’aimable & vertueuse AmĂ©lie va rentrer dans les biens que j’ai aidĂ© Ă  lui ravir. Ma feule consolation est d’avoir conservĂ© le pouvoir de les lui faire recouvrer. M. Fentou ne savoit que penser des dis. cours de cet homme. II le regarda fixĂ©ment. ÎFappercevant dans lui aucune marque d’a- liĂ©nation d’esprit, il cn fut plus surpris & plus- embarrassĂ© Ă  comprendre ses propos. En vĂ©ritĂ© , monsieur , dit-il Ă  Robinson, j’ignore absolument, & ne puis mĂȘme deviner de quel crime vous vous accusez. AmĂ©lie n’es- pĂ©ra jamais de biens que ceux de son pere. MaĂźtresse d’en disposer, mistriss Harris en AmĂ©lie. zzr fit le partage de sa fille cadette ; elle y joignit les siens. Ainsi l’aĂźnĂ©e , dĂ©shĂ©ritĂ©e par ion testament.... Ce .testament est faux, monsieur , s’écria Robinson. Faux , rĂ©pĂ©ta M. Fen- ton ! Quoi, mistriss Harris !... Elle ne l’a point fait, elle ne l’a jamais vu , continua Robinson, Nous le composĂąmes, Murphi & moi. Le vĂ©ritable , reçu six mois auparavant par l’hon- nĂȘte Burton , dĂ©posĂ© chez lui, tomba aprĂšs fa mort dans les mains de Murphy, qui pendant fa longue maladie avoit gagnĂ© fa confiance. Mistriss Harris mourant peu de tems aprĂšs,son testament fut soustrait. Murphi m'engagea Ă  forger l’acte qui enrichissoitmifs Betzy aux dĂ©pens de fa sƓur aĂźnĂ©e. J’imitai la main i de Burton, & celle de mistriss Harris ; lady Morgan aida Ă  me corrompre par ses promesses. Je devois partager avec Murphy une somme considĂ©rable. Mais fiai fait le mal , & mon avare complice a joui seul de la rĂ©compense. Oui, monsieur, je le jurerai, AmĂ©lie est l’unique hĂ©ritiĂšre de mistriss Harris. Je viens de confier Ă  M. Ha r tison des lettres de lady Morgan, de miss Betzy, de Murphy; elles constatent le fait ; & des papiers plus con- vaineans encore l’éclairciront absolument. A prĂ©sent, permettez-moi, monsieur, d’implo- rer votre clĂ©mence. Ayez pitiĂ© de ma misere. Une extrĂȘme pauvretĂ© ma rendu criminel. Un peu de secours ranimera dans mon cƓur des sentimens Ă©touffes quelquefois, mais jamais 332 AmĂ©lie, Ă©teints. Je n’ai point Ă  me reprocher d’avoir gardĂ© ce que ĂŹa foibleiTe & le malheur m’ont souvent engagĂ© Ă  vouloir m’approprier. J'ai pris, i! est vrai, mais j’ai rendu. Je puis encore rentrer dans le sentier de l’honneur. Oh, moniteur, aidez un malheureux Ă  quitter pour toujours les larges- voies de TiniquitĂ©. M. Fenton, Ă©mu, touchĂ©, surpris, osant Ă  peine croire cequ’il enteudoit, ailoit assurer Robinson d’un pardon demandĂ© avec tant d’ins- tance, quand on vint lui dire qu’il Ă©toit libre de sortir. Sir James avoit remis l’argent au bailli & attendoit M. Fenton en-bas. En mĂšme teins un bruit terrible , un mĂ©lange de voix au- deĂźsus desquelles on distinguoit aisĂ©ment celle du docteur HarriĂ­on , se firent entendre sur l’escalier. Une foule de gens entra dans la chambre de Robinson, Ă  la suite d’un officier de justice , qui ramenois Murphy pour le confronter avec Robinson. Le docteur, transportĂ© de joie , ne lailsoit parler personne ; il ommoit AmĂ©lie , fĂ©licitoit M. Fenton, em- bralsoit sir James, consoloit, ralsuroit Robinson , bĂ©nissoit le ciel, & rĂ©habilitent la mĂ©moire de sa dĂ©funte cousine Harris. Au fond, disoit-Ă­l, c’étoit une bonne femme. Le salut de son ame m’inquiĂ©toit je la croyois injuste; eh bien, j’avois tort. Cette vieille Morgan , cet infĂąme Murphy, la mĂ©chante Betzy , Sc ce pauvre fourbe que voilĂ ..,. Mais il peut AmĂ©lie. Z'Z sc convertir. Que le ciel lui pardonne , comme ma file AmĂ©lie le fera ! Les lettres produites, les preuves examinĂ©es , Murphy convint enfin de la faussetĂ© du testament. Deux morceaux du vĂ©ritable, retirĂ©s du feu , & soigneusement conservĂ©s par Robin son , servirent d’une entiere conviction. AmĂ©lie fut reconnue hĂ©ritiĂšre, & rĂ©tablie dans tous les droits d’une succession de huit mille guinĂ©es de rente. Murphy avoua que l’eí’pĂ©rance d’épouscr miss Betzy, savoir engagĂ© Ă  cette indigne action. Je souhaite de toute mon ame qu’elle t’épouse Ă  prĂ©sent, s’écria le docteur. La folle Morgan vient de Ă­e marier Ă  Un jeune officier des gardes ; elle lui a donnĂ© tout fou bien. AmĂ©lie va rentrer dans ceux que tu lui a vois volĂ©s. Betzy ruinĂ©e, laide , hypocrite & faussaire, te convient en vĂ©ritĂ© ; & si la lot le permet, je me dĂ©siste Ă  l’instant de ma poursuite eu faveur de cette union. Parbleu, monsieur, dit sir James au docteur, pour un homme de votre caractĂšre, vous outrez la vengeance ; laissez pendre ce pauvre diable; lui donner Betzy, ce feroct le punir au-delĂ  de son crime. On emmena savocat. L’officier de justice assura que deux jours termiueroient cette affaire, & mettroient AmĂ©lie en pleine poĂ­Teffion de son hĂ©ritage ; ensuite il se retirra. On transporta Robinson chez un chirurgien du voisinage, qu’on paya d’avanee, asm de l’en- S 4 AmĂ©lie. gager Ă  le bien traiter. Le docteur acquitta Ă­a dette qui Pavoit Fait arrĂȘter. M. Fenton lui promit une pension viagĂšre & suffisante Ă  ses besoins. Le bailli content, sir James, M. Fent >n & le docteur, s’avanqoient vers la porte, quand le bon ministre se souvint qu’il 1 faĂŹloit cautionner son ami. Comment donc, dit-il au bailli, vous lailĂźĂȘz aller ainsi votre prisonnier Monsieur ni’a payĂ©, rĂ©pondit cet homme, en montrant sir James ; Ă  prĂ©sent le gentilhomme est libre, & vous pouvez Pemmener. Quelle maudite obstination, quelle Ă©tourderie , s’écria le docteur! De quoi vous ĂȘtes-vous mĂȘlĂ© Ă­ Comment, cette indigne Betzy aura les six cents guinĂ©es ! Elle les recevra !.... Mais elle est ruinĂ©e , punie. Allons, patience je veux bien lui accorder, comme un secours dans sa prochaine indigence , ce que je reiuiois Ă  son avide avarice, t, Tous trois montĂšrent en carrosse, & prirent le chemin de la verge de la cour. Le docteur brĂ»loit d’y arriver. On convint, en allant, de dĂ©couvrir avec prĂ©caution Ă  AmĂ©lie une nouvelle si peu attendue & capable de lui causer une extrĂȘme surprise. On se concerta sur la façon dont on s'y. prendroit pour lui dĂ©couvrir peu-Ă -peu cet heureux changement. En mettant le pied sur Pel'caiier, le docteur lui cria de toute l’étendue de sa voix ma fille, vous ĂȘtes PhĂ©ridere de votre mere; Betzy est convaincue de faussetĂ© t vous triom- Á M Ă­ L I 1. ZZs phez de sa noire malice; je n’auvai plus cette mĂ©chante voisine Ă  mon prieurĂ©. Voir son mari libre , sir James Ă  ses cĂŽtes , le docteur riant, c’étoit assez pour causer une joie vive Ă  la sensible AmĂ©lie ; elle ne com- prenoit rien au resse. Quand on le lui expliqua j elle entendit le rĂ©cit de cet Ă©vĂ©nement avec plaisir , mais avee tranquillitĂ©. Une ame aussi noble que la sienne pouvoit supporter, fans Ă©motion dangereuse, le retour de sa fortune. Elle plaignit sa sƓur d’avoir Ă©tĂ© capable de tant de bassesse. Ses yeux dirent Ă  M. Fenton d’une façon bien tendre , qu’erl rentrant dans ses droits, elle n’envisageoit que la doudeur de le voir heureux. ArrĂȘtons- nous ici. AmĂ©lie, riche & fatisiaite de son fort, n’ossre plus au lecteur un objet intĂ©ressant. M. Fenton & elle, reconnoissans des foins gĂ©nĂ©reux & paternels du docteur Har- rilbn, passĂšrent rĂ©guliĂšrement Ă  son prieurĂ© tout le tems qu'il y demeurait. Sir Rovdand ayant acquittĂ© les dettes de AI. Fenton, lui rendit la jouissance de ses biens. II devint comte & pair du royaume. Son fils , Ă©levĂ© par le docteur, lut sage & heureux. Sir James, en songeant qu’une Folle passion avoit pensĂ© lui coĂ»ter la vie, ou la perte d'un vĂ©ritable ami, renonça Ă  miss Alatheus. Cette fille s’en- flamma pour un jeune François , qui en dĂ©barrassa l'Angletcrre en la conduisant Ă  Paris, oĂč elle 'accoutuma Ă  laisser vivr les mcorss* zzL AmĂ©lie. tans, & Ă  changer comme eux. AtkiiĂźfon s’avança dans le service, par sa valeur & sa bonne conduite ; M. Feu ton sy soutint par ses bienfaits. Mistriss Atkinfon ne quitta point l’aimablc AmĂ©lie ; son humeur singuliĂšre & sa vivacitĂ© firent les dĂ©lices du docteur Har- ĂŻiion. La bonne Judith, revenue de fa maladie , passa le reste de ses jours auprĂšs de fa charmante cleve, Mistriss Betzy reçut pendant deux ans, d’une main inconnue, cent livres sterling tous les trois mois. Dans ltt fuite, on lut assura un fort bien au-dessus de celui qu’eite devoit attendre de la bontĂ© d’une sƓur ossensĂ©e, mais capable encore de dĂ©sirer & de faire son bonheur. Le docteur Harrisori vĂ©cut trĂšs vieux, trĂšs sain, & toujours le mĂȘme, estimĂ©, chĂ©ri, rĂ©vĂ©rĂ© de tous ceux qui Papprochoient. M. Fenton, plus fidele, & auffi sensible, goĂ»ta les charmes rĂ©unis de l’amour & de la fortune. Et moi qui n’ai plus rien a dire de lui, ni de son aimable compagne, je vais me rendre Ă  ceux d’une douce paresse. Fin de la trois mie derniere partie d'AmĂ©lie. SUITE DELA MA R IA N NE DE M. DE MARIVEAUX, t A R MADAME RICCOBONI. F Tome 11. “UV*' % Z 39 LETTRE A M. H U M B L O T * LIBRAIRE. N libraire ejĂŹ un homme Ă©tonnant ! De bonus foi, Ă Ă­. Humbiot , croyez vous que je puijfe Ă©crire prĂ©cisĂ©ment quand il vous plaĂźt d’imprimer ? Oil vous demande lĂź jc travaillĂ© , on vous tourmente , on vous interroge. C ejĂ­ vous seul qui vous tourmentez i cela n’intĂ©resse que vous» Non , assurĂ©ment , rues lettres ne font pas faites , elles ne font pas mĂȘme avancĂ©es. Vous me pressez en vain ; je ne veux point fixer un tems dans la crainte de manquer Ă  ma parole , ou de me gener beaucoup pour la tenir, mon*habitude tjb de m prendre jamais d'engagemens» La petite histoire d’ErneJiine ejl prĂȘte, il ejl vrai , je consens Ă  vous la donner ; mon dessein Ă©toit de la placer ailleurs, rĂ©importe. Mais l’A- beĂŹlle dĂ©jĂ  infĂ©rĂ©e dans un journal ; mais Marianne, dont la moitiĂ© a paru ; mais les lettres de Zel~» maide..... qns voulez-vous, faire de ces morceaux dĂ©tachĂ©s ? Si l’on vous demande Ă  propos de quoi je me fuis avisĂ©e de Jkivre thijioire de Marianne, que repondrez-vous ? Faudra-t-il conter Ă  tout le monde l ejpece de pari qui me fit, imiter le fiyle de M. de Mariveaux, dans m tems oh n*ayant jamais ritn Ă©crit , je n’en avois pas un Ă  moi ? Cejl y ij 240 une plaisanterie de sociĂ©tĂ© , une folie de ma jeu nejse. As. de Mariveaux eonnoijsoit cette suite de son ouvrage , on en imprima la moitiĂ© de son consentement , ss s autre resta , par P interruption du journal oĂč elle devoĂŹt ĂȘtre insĂ©rĂ©e. Avec un air doux , un naturel honnĂȘte , vous vous ĂȘtes raisonnablement entĂȘtĂ© ; puisque vous m’impatientez pour avoir ces miseres lĂ , je ne prĂ©tends pas vous dĂ©sobliger. Imprimez donc , AI. fĂ­umblot , passe z-en votre santaifievoilĂ  le manuscrit d'Ernejline je le regrette un peu , je ne le destinais point Ă  accompagner ces especes de fragmens, mais enstn je vous P abandonne. Je vous souhaite le bonjour, & un heureux succĂšs. n t m \ v M Ăš i f -M y ff R 4'4'4 444 N y **-* II 4 KK y ^EzziÂŁix2n z33zzg rH» MARIA N NE. "Vo u s voilĂ  bien surprise , bien Ă©tonnĂ©e 1 , madame je vois d’ici la mine que vous faites. Je m’y attendois vous cherchez, vous hĂ©sitez,- il me semble vous entendre dire , cette Ă©criture est bien la sienne, mais cela ne se peut pas, la chose est impossible. Pardonnez- moi, madame , c’est elle , c’est Marianne 5 oui, Marianne elle-mĂȘme. Quoi, cette Marianne si fameuse , si connue, Ă­ĂŹ chĂ©rie, si desirĂ©e , que tout Paris croie morte & enterrĂ©e ' de montrer Ă  Valville * en prenant le voile, combien je sainiois; de rassurer, par cette dĂ©marche, que fans lui le monde lie me sembloit rien * Ă©toit une preuve st noble, si dĂ©cidĂ©e de ma tendresse, que je pouvois bien contraindre mon cƓur en attendant sinisant de la lui donner, ne fĂ»t ce que pour faire piroĂźtre ensuite mes senti m eus avec plus d’éclat. Me voilĂ  descendue enfin. Le cƓur me battoiten allant Ă  ce parloir le feu memoa- toit au visage, en songeant que mes yeux rencontreroient ceux de Valville. Mais d’oĂč Vient que je fuis timide , honteuse ? me de- mandois-je ; est-ce Ă  moi de craindre fa prĂ©sents ? Qu’il rougisse , lui qui m’a trompĂ©e, 3 66 M A R I A N N t. qui est lĂ©ger, inconstant, perfide, a un mau» vais cƓur, manque Ă  fa parole, Ă  ses ser- wens ; & >Ă -dessus je me rassure, je m’en- hardĂŹs , & j entre brusquement. L'infidele s’attendoit Ă  me voir pĂąle, abattue ; mon Ă©clat le frappe, l’étonne ; j’apper- çois fa surprise; il fait un mouvement; ce mouvement disoit ; qu’elle est belle ! Je le remarque , c’est comme s’il avoit parlĂ© ; car ü’amour-propre est pĂ©nĂ©trant; il voit tout, mĂšme ce qu’on lui cache. Valville me salue; je lui fais la rĂ©vĂ©rence. II s’aĂ­ĂŻĂŹed, me regarde, se tait, & moi pas un mot. Je comrnenqois Ă  croire , mademoiselle, me dit-il enfin , que vous ne viendriez pas on attend ici avec assez d’ennui. Et remarquez cela , madame , de Vennui ! Autrefois c’étoit de l’impatience qn’il sentoit. Je m’excuse de cet air libre & honnĂȘte, qui dit, je suis folie , rien de plus. Mon dieu , que vĂłus ĂȘtes parĂ©e ! FjĂŹ-ce que vous sortez ? Non , monsieur. Et voilĂ  la conversation tombĂ©e. II me conĂ­ĂźdĂ©roit attentivement, & sembloit rĂ©flĂ©chir avec une forte d'in quiĂ©tude, llne sacrait plus que vous ayez Ă©tĂ© 'malade ; vous ĂȘtes Ă  ravir. Je m’incline. A quoi songez-vous donc ? Moi? Ă  rien. A rien ! cela est biintĂČt dit. Ajoutez , que cela est bientĂŽt fait, continuai-je; & voilĂ  le silence qui renaĂźt. Vous avez vu ma mere , dit-il d’m?*“toii timide, en baissant les yeux ? Elle se plaint Marianne. Z 67 ĂĄe tĂ­ioi peut-ĂȘtre, & vous croyez avoir sujet de vous en plaindre auĂ­si ? Je ne prĂ©tends pas nier mes torts ; vous pouvez me reprocher toutes deux. Madame de Miran est bonne , interrompis-je ; elle vous aime, monsieur , vous 11e devez pas douter de fa complaisance tout est arrangĂ© , je me fais un plaisir de vous rapprendre , si vous ignorez qu’il ne tiendra qu’à vous d’obtenir son consentement pour votre bonheur. Qu’appellez- vous mon bonheur , mademoiselle, s’écria Valville d’un air surpris? Votre mariage avec mademoiselle Varthon, rĂ©pondis-je froidement. Quoi ! pouvez-vous vous y mĂ©prendre? Faut-il vous aider Ă  trouver le but oĂč tendent tous vos vƓux ? Ordinairement on n’ou- blie guere ce qu’on dĂ©sirĂ©. Ces mots prononcĂ©s d’un air badin, accompagnĂ© d’un petit sourire, firent un eĂ­set surprenant sur l’ingrat. J’avoue que ce sourire Ă©toit un peu peste. Etre en face d’un infidĂšle, qui mĂ©nage la belle douleur dont il Vous eroit pĂ©nĂ©trĂ©e, parler de votre rivale, la nommer comme une autre, fans trouble, fans agitation, en souriant, voilĂ  de quoi confondre un perfide, le dĂ©soler auffi Valville parut-il hors de lui-mĂȘme. Je voudroĂŹs, dit-il d’un ton fort piquĂ©, j» voudrois vous avoir cette obligation , & je ne doute point que je ne vous saie en cĂ­fek H68 M A R I A N Íí I. Oui, c’est vous qui avez priĂ© ma mere de m’eri laisser Ă©pouser une autre ; cela eĂ­t assurĂ©ment trĂšs be^u ; je fuis fort Ă©difiĂ© de ce procĂ©dĂ© lĂ . I! vouloit rire, mais fa gaietĂ© n’étoit qu’une grimace. Jc me fentois un peu choqnĂ©e de la façon dont il venoĂŹt de s’exprimer ; & reprenant la parole avec ĂŹa mĂšme froideur qu auparavant comme je n’ai pas encore perdu tout-Ă -fait le souvenir de Pintention que vous avez eue de faire thon bonheur, mohsieur, il est tout simple que je m’intĂ©resse au vĂŽtre, & je dois saisir la seule occasion oĂč je pourrai peut- ĂȘtre. Pas perdu tout-a-fait ? dit-il z tout * Ă -fait est bon, il est bien placĂ© lĂ . C’est-Ă -dire * qu’aprĂšs ce gĂ©nĂ©reux effort * vous trouvant quitte envers moi , vous vous croirez en droit de m’oublier tout-Ă -fait ; n’est- cĂ© pas lĂ  votre idĂ©e, mademoiselle ? Et voyez, madame , comme le cƓur d’un homme est bifarre, & son esprit impertinent. Valville Ă©toit venu pour me prier de pariera sa mere. Sa visite n’avoit point d’autre motif * je l’ai su depuis ; il trouve que l’on a prĂ©venu ses dĂ©sirs, que tout est rangĂ© , conclu ; le voilĂ  fĂąchĂ©. Concevez-vous une efpece auĂ­fi lĂ©gere » aĂ­iffi inconsĂ©quente ?iEt cela parle de nous ! C’est que monsieur vouloit arracher cet effort Ă  ma tendresse, & non pas devoir fa libertĂ© Ă  nion indiffĂ©rence il n’étoit pas content que Pou dit Ă  mademoiselle Vatthon, tenez, le voilĂ , prenez-lc* Marianne. 369 prenez~le, je n’en veux plus. Nota pour le satisfaire, il falloir lui crier en pleurant, c’est mon bien le plus cher que je vous donne ; rien 11’approche de ce que je vous cede, je- le regretterai toute ma vie. VoilĂ  ce qu’il vouloir, lui i & ce que je ne voulois pas , moi. Mais aprĂšs tout, monsieur, lui dis-je , que vous importe ma façon de penser lĂ -desius? Cela vous doit ĂȘtre Ă©gal, parfaitement Ă©gal. Ah, qu’entends-je, s’éeria-t-il en se levant brusquement! Je ne m’attendois pas Ă  ce que je vois ; non, apurement. Eh bon dieu ! qui sautoir cru ! Et le voilĂ  Ă  se promener vite, vite, & puis doucement, doucement, rĂ©pĂ©tant, oui, cela est unique, inconcevable! Et se rejettant fur sa chaise je vous devrai beaucoup, mademoiselle, infiniment; vous ĂȘtes charmante, adorable; voilĂ  ce qui s’appelle un caractĂšre. J’étois bien imbĂ©cille de penser que j’avois des torts, de me les reprocher, d’ùtre en dispute avec moi-mĂȘme , de condamner ma conduite i elle vous arrange - Ă  ce quhl me paroĂ­t? Et lĂ -deĂ­sus la promenade recon mence. Je ne vous connoiĂ­lois pas , continua-t-is, j'aurois jurĂ©. Mais je me tromoois ; n’en. parlons plus. Et se rasiĂ©yant encore il en faut convenir, dit il, les femmes ont un grandi avantage fur nous ; leur cuuir est comme un pays nouvellement dĂ©couvert, on y aborde, on n’y pĂ©nĂ©trĂ© pas. Eh bien , mademoiselle Tome II. A a Marianne. 37 ° qu'avez-vous encore Ă  me dire ? Moi, mon- Ă­ĂŹeur , repris-jc? Rien, en vĂ©ritĂ©. Vous ĂȘtes venu me trouver c’est vous apparemment qui avez Ă  ms parles d’niĂ­leurs , monsieur , le fils de madame de Miran peut tout se permettre ; je 11’ai rien Ă  rĂ©pondre Ă  ses discours , quelque singuliers qu’ils me parodient. A merveille , s’écria-t il j on ne peut rien de mieux continuez, mademoiselle, continuez. Des discours singuliers !... k fis de madame de Miran!.... Je ne suis donc plus que le fils de madame de Miran ? Sans cette qualitĂ©, qui ĂŻĂŻsiest chere Ă  tous Ă©gards, je ne serois rien auprĂšs de vous ? J’irnaginois qu’un homme fi tendrement attachĂ© ĂĄ vous, pouvoir, indĂ©pendamment de rhonneur qu’il a d’ĂȘtrc fils de madame de Miran , s’appuyer auprĂšs de vous d’un titre plus doux 5 plus flatteur; & nos engagemens nuĂŹtuds. Des engagememens, monsieur ' Eh, qui y pense? qui en parle? Ii n’cn est plus question, je vous en assure. Eh ! pourquoi, mademoiselle, dit-il en baissant la voix , & soupirant, pourquoi n'en est-il p!us question ? Que vous ni-je dit? Que vous ai-jefait? De quoi vous plaignez-vous, s’il vous ? Me plaindre, moi, monsieur, rĂ©pondis-jc ? Eh , mais vous u’y pensez pas; cst-ce que je songe Ă  me plaindre ? Sur quoi me querellcz-vous? Cela est surprenant on fait tout pour vous contenter, & rien ne rĂ©ussit vous ĂȘtes difficile, bien difficile mĂȘme. Marianne. 371 En effet, reprit-il, il faut l’ùtre beaucoup pour ne pas s’accommoder de votre façon d’a- gir. Elie est si satisfaisante ! En quoi vous bleĂ­se-t-elle, demandai-je ? E11 tout, conti- nua-t-il vous m’avez trompĂ© vous ne m’avez jamais aimĂ©, non , jamais. Si votre cƓur eĂ»t Ă©tĂ© Ă  moi, il y seroit encore-, vous ne me traiteriez pas avec cette froideur, vous 11’auriez pas fait une affaire d’une bagatelle; vous auriez senti plus de chagrin de l’égare- ment que vous me supposiez ; vous auriez cherchĂ© a rn’en retirer ; vous trouveriez dans Votre cƓur des raisons pour m’excuser ; il vous diroit que je suis ! m’écriai-je. Eh ! monsieur, que voulez-vous dire ? oĂč vous abaiflez-vous ? avez- vous besoin que Marianne vous pardonne ? J’oublierai tout, monsieur, je perdrai le souvenir de la, tendresse dont vous m’avez honorĂ©e , je me rappellerai fans celle que je n’en Ă©tois pas digne , que vous avez cru dĂ©voie l’éteindre cĂ  suffit, je pense, n’est-ce pas, monsieur? Et voilĂ  encore ce malicieux sourire qui revient , m’embellit, & rend Val- Ville furieux. 11 se leve, renverse sa chaise, marche Ă  grands pas, s’agite, ouvre une fenĂȘtre, la referme, revient, me regarde, retourne, f© promene , respire avec peine, joint ses mains, les leve, les baisse, ne fait ce qu’ii fait, Ët moi de m’applaudir & de sourire encore. Cela A a ij Z 72 Marianne^ va bien, pensois-je; j’étois de fs tĂ­olere , j’en jouiĂ­fois ; pas ia moindre com- paĂ­ĂŻĂŹon pour fa vanitĂ© ; je n’étois occupĂ©e que de Sa mienne vous voilĂ  Ă  mĂȘme, iui diĂ­'ois-je, satisfaites-vous, prenez-en tant qu’il vous plaira, rien ne vous gĂšne. IĂŹ faifoĂŹt un tems doux, pesant mĂȘme, j’avois 1c cƓur Ă©mu ; on le croira fans peine. Je m’éventois de toute ma force, f ĂŽtai mes gants , mon mantelet. .Mademoiselle Vait’noa u’offioit pas aux regards une gorge ‱auĂ­fi belle que la rondeur de ses bras pouvoir le faire espĂ©rer ; la mienne Ă©toit parfaite, c’fcĂ­l peut-Ăštre ce qui m’aidoit Ă  trouver le tems si chaud & cette main si bien dessinĂ©e, croyez-vous que je l’oubliaife ’{ Mes doigts entrelacĂ©s dans les barreaux d’une grille fort noire,ailoient, venoient , se jouoient, & ne perdaient rien. Ă  ce badinage le bras fui- voit, comme de raison ces charmes relevĂ©s par Pair de nĂ©gligence dont je les Ă©talois , difoient Ă  Valville je ne vous montre pas mes grĂąces pour vous les faire remarquer , je n’ai garde , je ne pense Ă  rien , elles font lĂ  pour tout le monde; mais elles y font, prontez- en comme un a titre. Je crois vous deviner , marquise. Vous allez me dire Marianne, entendons nous, s’il vous plaĂźt ; vous m’en imposez Ă  prĂ©sent , ou vous nie trompiez autrefois ; ce n’est pas lĂ  le moment d’ĂȘtre coquette avez-vous aimĂ© Val- Marianne.'’ Z,7 z ville, oui ou non? Si vous Pavez aimĂ©, il a raison , il est impossible que vous ne Pai- miez plus ; & dans la position oĂč vous voilĂ , il est bien question de songer Ă  des bras, Ă  des mains, d’îter lin mantelet! le sentiment doit parler. Valviile paroĂźt vouloir revenir,* si la chose me regardoit , j’oublierois que je fuis jolie , voilĂ  la vĂ©ritĂ© je me souviendrais seulement que je suis sensible , entendez-vous. VoilĂ  le coeur j c'est celui de tout le monde. Oui, madame, c'est celui de tout le monde, j’en conviens, je vous Paccorde ; eh bien , ce n’est pas le mien si vous oubliez mon caractĂšre Ă  tout moment, exprĂšs pour me chicaner , tout fera bientĂŽt fini. Lisez-moi comme j’écris , nĂ©gligemment , fans peser sur mes phrases , ni fur mes sentimens ; 11e vous ai-je pas dit que je ne prĂ©tendois pas me corriger ? Revenons. Valviile reprit fa place , me considĂ©ra long-teins fans parler; & rompant le silence avec un grand soupir ah! Marianne, Marianne, dit-il, vous Ăštes donc auffi. lĂ©gere que les autres ? Je ne le croyois pas. Qu’est devenu ce teins oĂč mon estime , fondĂ©e fur la connoiĂ­sance des qualitĂ©s de votre ame , me faifoit imaginer que rien ne pourrait rompre notre chaĂźne ? Vous ne m’aimez donc plus ? II est donc vrai que mon amour m’a- busoit ? Quoi ! j’aimois donc en vous une femme ordinaire? A a iij 374 Marianne. II ne pouvoit commencer sur un ton plus propre Ă  dĂ©concerter mes mesures. Me rappelles fa premiere estime , c’éioit m’engager Ă  revenir fur mes pas, Ă  me montrer toute entiere , Ă  lui prouver que je pensois toujours de mĂ«me ; auĂ­si cet entretien alĂźoit-il me conduire peut-ĂȘtre Ă  perdre de vue tous mes projets, quand madame de Mira n entra ah! te voila , Marianne, dit elle, tu es prĂȘte ? Allons. Bonjour , Vaiville. Et moi de m’écrier je descends, madame, je descends; vous n’at- tendrcz point. Une rĂ©vĂ©rence Ă  Vaiville, & zeste je m’échappe. Je fuis bien aise de te rencontrer , mon fils, dit madame de Mirati , pour te faire connoĂźtre que je fuis meilleure que toi tu me fuis, parce que tu as tort; moi, j’aime Ă  te voir, parce que j’ai raison je furs ta mere, j’ai des droits , comme tu fais , je m’en fer- virois, si je voulois ; ce feroit !e mieux , peut-ĂȘtre j’ai des vues, tu as des caprices, je puis exiger que tu te conformes Ă  mes volontĂ©s, je consens Ă  te laisser faire les tiennes. Tu voulois Marianne, je te la don- nois ; tu n’en veux plus , je la garde ; tu veux mademoiselle Varthon , c’est une sotte , une impertinente, je ne l’aime point; mais qu’est- ce que cela fait,? Tp n’as qu’à la prendre, arrange-toi ; mais plus d’humeur , je t’en prie. Adieu, Vaiville, adieu, mon enfant. Tout cela fe difoit en approchant du carrosse ,& fi haut que je l'cntendors. Vaiville Marianne. 375 donnoit la mai;i Ă  sa mere, & la lui baisoit Ă  chaque pas non , madame, non, ma mere, lui difoit-il, je ne ferai jamais rien qui puisse vous dĂ©plaire. Oh! que si,-mon fils, rĂ©pon- doic madame de Miran. Et lĂ -dessus elle arrive montez, mademoiselle j adieu , Val vil le. Lui-mĂšme ferme la portiĂšre , il me salue, la voiture pars , je me fais violence pour ne pas suivre des yeux l’ingrat, & me voilĂ  vis-s-vis madame de Miran, toute troublĂ©e , toute je ne fais comment, incertaine si j’ai bien ou mal fait, ne pouvant m’allurer si je fuis bieu-aise ou fĂąchĂ©e. Cette suite n'a jamais paru. Eh bien , mon enfant , me dit ma cher* protectrice, oĂč en sommes-nous ? Que vou- loit Valville? qu’a-t-il dit? sent-il sa faute? veut-il la rĂ©parer ? Conte-mui donc pourquoi cette visite oĂč l’on ne comprend rien. HĂ©las ? madame , je l’ignore, rĂ©pondis-je. 11 m’a fait demander ; mon premier mouvement a Ă©tĂ© de refuser de descendre ; mais en y rĂ©flĂ©chissant , j’ai cru devoir vaincre ma rĂ©pugnance ; me convient-il d’en montrer, quand il s’agit du fils de madame de Miran ? En cette qualitĂ© M. de Valville aura toujours des droits Ă  mon estime, Ă  ma reconnoissance, s ma vĂ©nĂ©ration mĂȘme. J’admke tes sentiments, ma fille, reprit ma A a iv 37^ Mariant e. tendre amie, mais je n’exige point que tis estimes tant mon fils ; en vĂ©ritĂ© , il ne mĂ©rite pas cela de toi ; ion procĂ©dĂ© est rĂ©voltant, & je te pardonne de le sentir mais enfin , qu’a-f-it dit ? je lui rendis alors un compte exact de notre entretien , & du chagrin qu’il jn’avoit montrĂ© de ce que je ne m’opposois pas Ă  son mariage avec mademoiselle Varthon. Quelle tĂšte , que d’enfance , de contrariĂ©tĂ© , s’écria madame de Miran ! Comment faire le bonheur d’un extravagant, incapable de se dĂ©cider lu’-mĂšme, de connoĂ­treses propres defirs ! Que la jeunesse est folle ! A tout prendre, tu se- rois plus heureuse avec le comte. Un esprit solide, un caractĂšre charmant, un mari tout Ă  toi ; quel dommage qu’il ait cinquante ans ! Mais il les a , me diras-tu ; & tu aimes mon fils cela est fĂącheux, mais cela est naturel ; Ă  ta place je se rois comme tu es ; la raison conseille d’une façon , le cƓur d’uue autre mon fils a fart de plaire , c'est un Ă©tourdi, mais un Ă©tourdi trĂšs aimable. J’ai senti mille fois combien il est sĂ©duisant, - tout-Ă -Fheure encore ne m’a-t-il pas fait oubher la moitiĂ© de ma colere , par son ton caressant. J’ai bien de fembarras dans l’esprit, Marianne; tout ceci me chagrine , m’inquiĂ©tĂ© voilĂ  ce comte qui te desire, qui te mĂ©rite, qui me tourmente pour savoir d’un autre cĂŽtĂ© , voilĂ  mon fils qui te vouloit, qui ne te veut plus , §& qui peut-ĂȘtre te votera, st je te promets Ă  Marianne. 377 un autre; car cette tĂšte lĂ  varie , on 11e sait ce que c’est ensuite voilĂ  toi, qui ne change point, que j’aime de tout mon cƓur, que j’ai rĂ©solu de rendre heureuse , qui est bien digne de s ĂȘtre ; & puis voilĂ  cette mademoiselle Varthon. Ici je l’interrompis pour prendre une de ses mains , pour la baiser avec transport. Ah, ma mere, ma chere, ma respectable mere , ne me nommez point parmi ceux qui vous inquiĂštent ! Ah, dieu ! moi vous troubler ! Tais-toi, reprit madame de Miran , ne m’attendris pas, Marianne, je fuis dĂ©jĂ  assez triste tous mes deĂŹleins Ă©toient bons , le ciel le fait ; je dĂ©sirĂ© le bonheur dc tout le monde; je voulois faire celui de personnes que j’aime il est dur de se voir traverser dans un projet si louable fans l’infidĂ©litĂ© de mon fils qui gĂąte tout, chacun eĂ»t Ă©tĂ© content, & je serois tranquille ; Ă  prĂ©sent c’est Ă  recommencer mais qu’y faire ? Lorsque les choses paroissent dĂ©sespĂ©rĂ©es, que les Ă©vĂ©nemens s’enchaĂ­nent contre notre attente , contre nos espĂ©rances, il faut tout remettre entre les mains de la Providence. Ce qui nous paroĂźt un mal, est peut-ĂȘtre un bien ; la prudence humaine se trompe souvent ; on s’aĂ­flige , parce que l’on est bornĂ© dans ses eonnoissances ; on voit mal, on juge de mĂȘme Ă  la vĂ©ritĂ© on souffre, & la douleur est rĂ©elle ; c’est le pis que j’y trouve ne te chagrine point, mon enfant, 378 M a k n e. abandonne ie soin de ton sort Ă  celui qui veille sur toutes les crĂ©atures , il te donnera ee que tu n’aurois osĂ© te promettre dans tout ceci, ma fille, il n’y a pas de ta faute , cela est consolant, c’est le principal ; je suis contente de toi ; que les autres Raccommodent , se dĂ©cident ; quand ils fuiront ce qu’ils veulent , on s’arrangera pour le mieux. Tout en caillant , nous arrivĂąmes oĂč nous allions dĂźner. Vous ne vous attendez pas , marquise , Ă  la conquĂȘte brillante que je vais faire dans ette maison. Depuis que Valville m’a nĂ©gligĂ©e , vous avez peut-ĂȘtre oubliĂ© comme lui , que je fuis jolie. L’inconstance d’un amant semble flĂ©trir la beautĂ© qu’il dĂ©daigne; une maitrellĂš quittĂ©e, paraĂźt perdre autant aux yeux des autres , qu’à ceux de l’ingrat qui l’abandonne. Le regret , les chagrins altĂšrent la douceur de la physionomie la plus ouverte, rĂ©pandent un air de disgrĂące sur le visage d’uue aimable femme ; le cƓur qui lui est Ă©chappĂ©, lui rend tous les autres suspects elle n’a plus cette certitude de plaire , d’oĂč naissent l’enjouement & les grĂąces mais je ne l’ai pas perdue, cette certitude si nĂ©cessaire ; ma langueur est un agrĂ©ment de plus , elle convient Ă  ma situation ; on s’attend Ă  me la trouver; elle peint mon cƓur, en relĂšve le prix, fait dĂ©sirer de le toucher , d’en effacer Ăźa tristesse, elle travaille pour moi, voue dis-je ; Marianne. Z79 en me voyant, on s’écrie elle est quittĂ©e, çlle ! Ali , ciel ! quel barbare , quel ennemi de lui-mĂšme a pu la quitter? Vous devez vous souvenir, madame, que j’allai chez un ministre, dans le tems oĂč Val- ville m’adoroit ; qu’en traversant une piece de l’appartement de ce ministre, j’avois entendu dire que j’étois jolie ; un jeune homme bien fait le disoit; malgrĂ© mon trouble & mon inquiĂ©tude, je le remarquai. Pourquoi? C’est que j’ai toujours regardĂ© avec plaisir ceux qui me distinguoient , me trouvoient belle, m’admiroient. Pourtant. que iaisoient- ils, je vous prie ? Us me rentĂŹoient justice voilĂ  tout. En entrant chez madame de Mal bi, c’est le nom de la parente de madame d’Orsin, la premiĂšre personne que j’apperçus fut mon jeune admirateur. II ft un mouvement qui sembloit dire vous retrouver, vous revoir, quel bonheur ! C’étoit le marquis de Sineri. II joignoit Ă  la figure la plus noble, un air de candeur qui inspiroit la confiance ; tous ses traits peignoient un sentiment ; plus de douceur que de vivacitĂ© dans ses regards , & pourtant une physionomie fine, qui parloir, qn’on aimait Ă  entendre, & qui fuioit penser qu’il serait naturel & agrĂ©able de lui rĂ©pondre. Qii’appel lez - vous rĂ©pondre, nvalĂźez-vcus ditre ? Comment, serez*vo,us infukĂŹle aulli ? M A K I A N K E. 58o Et pourquoi non , madame? Les hommes outils un privilĂšge exclusif pour ĂȘtre faux, lĂ©gers, inconstans ? Et puis, prenez-vous garde Ă  leurs raisons , aux excuses qu’ils nous donnent? Ils font foibles , diĂ­ent-ĂŹls » & nous, s’il vous plaĂźt, est-ce que nous sommes fortes ? eĂ­l-ce un sentiment bien juste qui nous attache Ă  un ingrat ? C’est de l’obs- tinacĂ­on , voilĂ  tout. Quand un mouvement de tendresse nous affecte, nous avons tous la fantaisie de -vouloir qu’il soit Ă©ternel ; il nous paroĂźt impossible de FarrĂšter ou d’en changer F objet oublier un perfide , bon dieu ! ce seroit un 'crime. Non , il faut Faimer toujours, le pleurer fans ceiie, passer fa vis Ă  le regretter i on le veut, on le dĂ©sirĂ© ; mais par bonheur, c’est un projet de l’ima- gination , le cƓur le dĂ©truit tout naturellement. Vous vous attendez au portrait de tons ceux qui Ă©toient chez madame de Malbi vraiment j’ai bien la libertĂ© d’esprit nĂ©cessaire pour vous amuser des dissĂ©rens personnages qui se trouvoient lĂ  ! On s’occupe rarement des autres , quand on Ă  un sujet de s’occupcr de foi-mĂȘme. A prĂ©sent je suis incapable d’cxamen, de comparaison ; peut-ĂȘtre j’y reviendrai , je reverrai ces gens-lĂ  ; vous les eonnoĂźtrez dans ce moment-ci, mes chagrins, mes desseins, mon amant, ma rivale , voilĂ  se qui me touche, ce dont je puis parler, c M A R- I A N N E. 3§I que vous devez avoir la complaisance d’écou- teri s’il vous *aut autre chose , lainez-moi la, ue me liiez pas ; je fuis auĂ­ĂŹĂŹ volontaire que paresseuse...J’ai pourtant envie de vous dire en paiĂ­ant & ce fera autant de fait un petit mot de cette parente* de madame d’Orsin , Ă­ĂŹ empreilĂ©e Ă  me voir. Elle espĂ©roit que l’on me van toit trop , croyoit mes portraits flattĂ©s, & s’attendoit peu Ă  me trouver Ă­ĂŹ jolie. Le marquis de Sineri ne lui plut point du tout, en m’accablant de louanges,‱ je lus cela dans ses yeux. Madame de Malbi Ă©toit veuve, fort sage * allez belle, trĂšs riche, & n’avoit pas encore trente ans. Elle paiFoit pour une femme au- dessus des foiblesses de son sexe,- on la croyoit philosophe point du tout, c’est qu’eĂźle Ă©toit coquette, fort coquette j & coquette de mauvaise loi, ce qui est condamnable. Elle n’é- toit point de celles dont le bon caractĂšre & la franchise vous avertissent an moins , dont rĂ©tourderic est l'excuse , dont les façons vous disent, je vous attaque, dĂ©fendez-vous Ă­ĂŹ vous pouvez. Madame de Malbi ne laissoit voir aucune prĂ©tention , !a vanitĂ© chez elle Ă©toit cachĂ©e fous le voile de la modestie; pas la moindre connoiisance de son mĂ©rite , au moins apparente elle fe prĂ©fentoit avec de la douceur , de l'amĂ©nitĂ©, Ă©loignĂ©e de tout intĂ©rĂȘt personnel de la bontĂ©, des vertus fans ostentation, du savoir sans orgueil, un Z8r M i R 1 A>N N E, attachement inviolable Ă  ses devoirs, un naturel sensible, un cƓur capable de tout sacrifier Ă  samitiĂ© voilĂ  ce qu'elle affichoit , rien. que cela. De sa beautĂ©, de ses grĂąces, de la pins b^lĂ­e taille du monde, de mille taiens, de beaucoup d’eĂ­prit, pas un mot; elle Ă­embioit ignorer l’ufage de tout cela. Et Gct air d’iiidiĂ­fĂ©reuce pour ses charmes, les saiĂ­oit bien mieux sortir , les mettoit dans le jour le plus favorable, & relevoit tous ses avantages. Madame de Malbi vous auroit volontiers dit voyez ce que je nĂ©glige; ce joli visage, ces agrĂ©mens que la nature s’est plu. Ă  me donner, c’est un superflu pour moi ; ils serment le fond d’une autre , n’elt-ce pas ? Eh bien, je n’en ai pas besoin, je m’en paiserois aisĂ©ment. Imaginez quĂšlle a me, quelle noblesse de sentiment, quel caractĂšre il saut avoir , pour prĂ©fĂ©rer, comme moi, fou intĂ©rieur au rĂšste. Et ce refis , elle savoit bien ce qu’il valoit, je vous en rĂ©ponds. Ce que je vous dis de cette dame , je l’ai appris Ă  la longue; je vous le confie Ă  prĂ©sent, je ne sais pourquoi ; mais cela s’elt trouvĂ© au bout de ma plume. Madame d’Orsin & le comte de Saint-Agne Ă©toient chez madame de Malbi avant nous. LĂ« comte s’empressoit auprĂšs de moi. Le marquis de Sineri observoit ses mouvemens, les miens, & ses regards sembloient me demander raison de set air avouĂ© que prenoĂ­t M. Marianne. 3 Si. de Saint-Agne. Rien ne devoit ms flattĂąt davantage ; cet honnĂȘte homme agiifoit ouvertement , i! annonqoit tout haut ses desseins 9 il se faisoit honneur de rechercher... . Qui? Marianne , Marianne , abandonnĂ©e par un autre? Je lui devois de lareconnoissance; mais le cƓur suit-il les conseils de la raison ? Tant que le comte s’étoit seulement montrĂ© comme Un ami, un tendre ami, fortement Ă©pris de mon courage, de mes vertus j comme un ami touchĂ© de mes malheurs, & prĂȘt Ă  lĂ©s adoucir, si je le voulois il m’avoit paru aimable , ses bonnes intentions ne me gĂȘnoient pas. Lorsiju’il devint passionnĂ©, pressant, je le trouvai fĂącheux. En comparant ses foins Ă  ceux de Valville, je vis du ridicule dans les siens. Cet homme me sembloit fait pour ĂȘtre obligeant, & non pas amoureux j solide, & jamais tendre. Je voulois bien qu’il eĂ»t de la joie de me voir , mais non pas une joie mĂȘlĂ©e de transports. Quand on a passĂ© PĂĄge de plaire , tout ce que l’amour fait faire prend un air ridicule ; loin de toucher , on rĂ©volte ; !a justice que je rendois Ă  M. de Saint-Agne, ne m’empĂȘcha pas de faire ces remarques, Sc dans la fuite chacun de ses soupirs l’enlaidiC. soit Ă  mes yeux. Les hommes pensent qu’une femme s’áiĂźiuse toujours avec ses amans , qu’elle prend plaisir Ă  les voir extravaguer* ils ne conferveroient pS* cette idĂ©e, s’iĂŹs savoieat eombien ils fout 384 Marianne. ennuyeux. Le dĂ©sir, qui nous embellit, les rend si maussades , si tristes.;....-. Mais laiĂ­Ă­ons les hommes , le comte de Saint-Agne, madame de Mal bi, les autres ; je m’ennui’e avec tous ces gens-lĂ . L’amour du jeune marquis flatte en paiĂŹant ma vanitĂ© ; mais, qu’est-ce que cela ? Les heures me paroiĂ­Ăźent longues ; j’attends impatiemment celle qui me rendra la libertĂ© de penser Ă  ce qui m’intĂ©reĂ­se ; je brĂ»le de retourner Ă  mon couvent. J’y avois laissĂ© Valville ; Ă©toit-il sorti aulli-tĂŽt que moi , sans voir mademoiselle Varthon , ou l’avoit-il demandĂ©e ? Mille idĂ©es confuses m’inquiĂ©- toient. Enfin , madame de Miran me remena , en m’alĂŻurant que si Valville lui parĂŹoit, je serois instruite de tout. Je lui promis de lui faire savoir s’il revenoit au couvent; & aprĂšs bien des tendresses de fa part, & mille renier- cimens de la mienne, elle me laissa. Me voilĂ  donc feule, libre d’examiiier mes sentimens, de rappeller dans ma mĂ©moire ce que j’ai dit Ă  Valville , ce qu’il m’a rĂ©pondu. Je m’interroge , je me demande si je dois ĂȘtre contente de moisi j’ai bien fait en réécoutant que ma vanitĂ© , en nĂ©gligeant de profiter de l’espece de retour d’un ingrat. Je lui ai montrĂ© un esprit dĂ©gagĂ© , une ame tranquille, p,eu de regret de le perdre, un parti pris de Tabandonner Ă  ma rivale. En suis-je mieux Ă  prĂ©sent? Qu’ai-je gagnĂ© Ă  tout cela? En suivant cette recherche, savez-vous bien ce que Marianne.’ Z8s que je trouvai ? C’est que j’avois agi contre moi-mĂȘme, c’est qu’en maltraitant L’infidele, je m’étois fait plus de niai qu’à lui. 11 y a bien de la diffĂ©rence entre piquet son amant par ses propos pendant qu’il est lĂ  ; ou quand il est parti , se fappeller dans le calme de ses sens ce qu’on vient de lui dire. Comment penser sans douleur qu’on l’a mortifiĂ© j peut-Ăštre affligĂ©, qu’il croira n’ùtre plus aimĂ© ! Eh , quel crime en amour j madame » que de laisser penser un seul instant que l’on n’aime plus ! C’est un crime irrĂ©missible, le cƓur se le reproche lans cesse & ne le pardonne jamais. Tant qu’il est attachĂ©, son dĂ©sir le plus vif est de prouver combien son ardeur est vĂ©ritable , combien elle est constante. Ă­l renoncera Ă  ses espĂ©rances, Ă  son bonheur, Ă  mut, si vous voulez ; mais laissez - lui la douceur , la consolation , de montrer qu’il se .sacrifie lusmĂȘme, qu’il s’immole pour l’objet chĂ©ri accabiez-le de douleur , mais n’attaquez jamais la force, la vĂ©ritĂ© de son penchant; Voila ce qu’il veut, ce qu’il faut lui accorder , parcs que la nature l’esige. & qu’elle l’emp- n te chez ! ui fur tout le reste. En /oyant VaivĂ­lle , en lui parlant, le dĂ©pit m’avoit soutenue, animĂ©e; il s’agissoit de ne pas me dĂ©mentir; c'Ă©toit tout pour moi, je le croyois au moins; eh bien. c’est que je me trompois j’avois satisfait ma vanitĂ© aux dĂ©pens ,de mon cƓur ; Ă  son tour ce cƓur s Tome IL B b Z§6 Marianne. rĂ©voltoit contre elle, l’anĂ©antitsoit ; & puis d’auĂ­res rĂ©flexions combattaient ces mouve- mens cĂźe tendresse , & puis je ne favois Ă  quoi m’arrĂȘter je revenois Ă  m’applaudir, Ă  me blĂąmer. Je vous aime toujours, Vaiville , m’écriai-je en pleurant & puis je rougissois ce ma fo ib! esse. Savez-vous, madame, d’oĂč naiĂ­soit la variĂ©tĂ© de unes idĂ©es ? C’est que j’é- tois encore plus tendre que vaine , & que dans une ame sensible & vraiment touchĂ©e , le sentiment gĂ©mit toujours des triomphes de l’amour-prepre. HĂ©ias ! quel Ă©toit le but du mien? Que se proposoit ma vengeance? JD’ùtre regrettĂ©e , voila tout. Ce voile que je me dĂ©terminois Ă  prendre, rempliroit-il mon objet? Au fond que me reviendroit-il de l’exĂ©cution de ce deĂ­ĂŻein ? Etossil fur que Vaiville conferveroit un tendre souvenir de moi , de mon amour, d’un si grand sacrifice ? Les femmes fe plaisent Ă  nourrir leur tristesse ; les hommes cherchent Ă  la dissiper, Sc y rĂ©ussissent aisĂ©ment. En supposent Vaiville fort touchĂ© de ma perte , combien son chagrin dureroit-il ? On s’est bientĂŽt dit que Ton a tort, cela est plutĂŽt fait que de s’empĂ«cher de savoir. Quand le mal est sens reroede, & que la plus forte partie tombe fur un autre, on fe console facilement. J’aliois donc tn’enfevelir pour jamais, renoncer au monde, pour arracher quelques fou» Marianne.' 337 pirs Ă  un perfide 4 pour exciter un regret passager dans une ame lĂ©gere. Mademoiselle Varthon jouirait des biens que j’abandonnois* je travaillerois pour elle, je la rendrois contente ; car les mauvais cƓurs -ouifient de tout, lans s’embarralĂ­Ăšr d’oĂč cela vient; ma'rivale riroit peut-ĂȘtre de rua simplicitĂ©. Cette bice tĂ©veilloit raon dĂ©pit celle du comte de Saint- Agne tn aifermiiĂŹoit dans la volontĂ© d’ĂȘtre religieuse le tendre intĂ©rĂȘt qĂ­ie m’avoit Ă­pontrĂ© le jeune marquis , se mĂšloit aux mouvĂȘmens qui me faifoient tourner les yeux Vers le monde. Plus je revois, plus je pen- sois , plus mon embarras devenoit cruel 3 ValvillĂ© va m’en tirer, le hasard m’a servie, il a plus fait pour moi que mes charmes & mort amour. Vous devez vous souvenir , madame, qu’ert me voyant trĂšs parĂ©e, ValvillĂ© m’avoit demandĂ© si je sortois. lui rĂ©pondis, non; je ne fais pourquoi, fans deifein ; lion se prĂ©senta plutĂŽt que oui, voilĂ  toute la finesse que j’y ĂȘntendois. Vous vous souvenez que madame de Miran vint me prendre. Par la façon dont je quittai 'ĂȘ parloir, je prouvai Ă  ValvillĂ© que j’attendois fa mere. Mon air gai , mon ton tla peu impertinent, la lĂ©gĂ©retĂ© de mes propos , & ce non , touc cela rĂ©uni avoir assez de singularitĂ©. ValvillĂ© crut voir du mystĂšre dans la conduite de fa mere , dan» la mienne- Pourquoi donc si parĂ©e? oĂč allois-je ? Machinas B b ij Marianne. 3s8 de Miran avoit’dit en parlant de moi, tu rden veux plus, je la garde. Vouloit-elle me marier? y coiisentois-je ' v ^r\ y J$SÌ^ /?3 Stadtbibliothek Zurich. Herrn Dr. Gottfried Keller sel. 1890 . i i ' y Ă­ COÍJLECTIOM C03tt3PJLJETJÂŁ DES ƒUVRES , X^. lilvvVJOViils TOME TROISIEME. HISTOIRE D E MISS J E N N F, Ecrite & envoyĂ©e par elle Ă  Milady Comtesse de Roscomond, Ambassadrice d’Angleterre Ă  la Cour de Dannemarck. Par McidamĂ© RICCOBON1 . f %xmm3 * A NEU CH A TEL, De l’Imprimerie de la Societe’ Typographique^ M. D C C. LXXIII. TJ ĂŻsĂ­ % if H 3 U >o,?t ^ETErrrimi y r- y 4 ;-~TT ~cc~Tr ~ix~rr rr r r- y, Tr- ir - u mn ru -TT- ĂȘ o r» ff d» 2 & prenant la parole avec cette froideur plus insultante quel’éclat de la colere je ne m’attendois pas rĂ©pondit-il, Ă  m’entendre jamais dire, malgrĂ© ie prix oĂč je voudrois la mettre, que mon alliance pĂ»t dĂ©shonorer personne. Vous n’aveL pas rĂ©flĂ©chi fur vos expressions , milord ; au moins je le suppose. Mais si Edouard consent Ă  nves dĂ©sirs, ĂȘtes - vous dĂ©terminĂ© Ă  lui retirer votre amitiĂ© , Ă  le-priver de vos bienfaits, rnĂ«me Ă  le mĂ©priser ? Oui, reprit le comte d’un ton ferme ; si vous Pavez prĂ©venu , s’il se soumets Ă  vos volontĂ©s , il a dĂ©jĂ  perdu un pere en moi, & je ne le comtois plus. C’est assez, dit milord Alderson Edouard 11e sait rien, & vous pouvez lĂči continuer vos bontĂ©s. J’ouvre les yeux, je vous remercie de m’avoir Ă©clairĂ© fur la faute que j’allois commettre. En prononçant ces mots il sortit de son cabinet; & passant dans un sallon oĂč les notaires attendoient, il prit Pacte des mains de celui qui y travailloit ; & le dĂ©chirant avec emportement je jure , s’écria-t-il, que lady Alderson ne sera jamais duchesse de Salisbu- ry & s’adreĂ­Ă­Ă nt Ă  milord Rcvell elle 11e portera ni le nom, ni le titre d’un vil cons- pirateur. II parloir encore, lorsque le comte, enflammĂ© de colere, s’avança vers lui d’un air Ă­Ă  fier a si menaçant, que les deux notaires ZS Histoire crurent devoir Te jetter entre lui & milord AĂ­- derson. Ce dernier surpris , & peut-ĂȘtre inquiet de cette action, sortit auĂ­fi - tĂŽt de la chambre en lui Criant milord, tout est rompu ; j’espere que vous voulez bien recevoir mes adieux. Le comte eĂ»t Ă©tĂ© peu fĂąchĂ© de cette rupture , fuis la douleur dont i! jugeoit qu’eĂŹle aĂŹloit pĂ©nĂ©trer le cƓur d’Edouard. Comment lui annoncer un Ă©vĂ©nement li imprĂ©vu , lui dire de renoncer Ă  Sara, Ă  son amour , Ă  l’es- poird’un bonheur fi prochain, promis depuis si long-tems Ă  ses dĂ©sirs ! & comment l’arracher de ce lieu , arrĂȘter les premiers mouvemens d’un cƓur paffionnĂ© ! Ils Ă©toient Ă  craindre dans un homme de l’ñge d’Edouard. ĂŻ.’am-our pouvoit l’cmporter fur ce qu’íldevoitĂ  l’hon- neur, Ă  son pere, Ă  lui-mĂȘme. On le cher- choit en vain depuis deux heures l’erreur d’un de ses gens,qui croyoit savoir vu dans le pare, faisoit aller tous les valets du Ă  celui oĂč il s’étoit retitĂ© avec Sara. Pendant qu’on prĂ©paroit tout pour son dĂ©part, milord RĂ©vĂ©ls se prutnenoit Ă  grands pas dans le sali on oĂč la querelle venoit de s’éße- ver. Ă­l revoit avec inquiĂ©tude aux moyens d’enicver le jeune lord du chĂąteau, avant de lui apprendre son malheur. Chagrin , embar- rade, rien ne se prĂ©sentoir Ă  son esprit, quand Edouard , descendant de l’appartement de lady Sara, vint enfin s’oĂ­irir Ă  sens yeux. La fur- DE MISS J I N N ĂŻ, 31 prise qu’il marqua en le voyant seul , redoubla la peine du comte. Le trouble de Sara venoit de passer dans le cƓur de ion amant. Jusqu’à ce moment il se croyĂČit attendu , demandĂ©, pour ligner Passurance de sa fĂ©'icitĂ©. L’air de milord Revell legiaça; il commença Ă  redouter une explication ; & jettant autour de lui de tristes regards, il n’osa rompre le silence. Milord Revell s’appercevant de Ă­a consternation , saisit cet instant, vmt ĂĄ lui, prit sa main j & le conduisant hors du sa!Ion une fantaisie de milord AĂčlerfon , mĂȘme un dĂ©faut de prĂ©voyance de ma part, lui dit-il, me force d’alier tout-Ă -l’heure Ă  "Wersteney. j’ai besoin de vous ; PaffĂ ire qui m'y conduit vous regarde ; elle est prenante; je ne puis venez. En parlant, il le menoit vers ion car- rolle. Edouard, accoutumĂ© Ă  lui obĂ©ir, interdit, & dans cette suspension d’esprits causĂ©e par l’étonnement & Patiente d’une nouvelle fĂącheuse, se plaça sans rĂ©sistance aux cĂŽtĂ©s du comte. AuĂ­si-tĂŽt la voiture partit & s’éioigna avec vitesse; Lady Alderson , impatiente, agitĂ©e, n’a- voit pu s’écarter de la galerie oĂč elle attendent le retour d’Edouard. Que devint-elle, en le voyant monter en carrosse avec le comte, sortir du chĂąteau & prendre la route de Wers- teney ? Ses regards suivirent la voiture tant qu’il lui fut possible de la distinguer. En ces- H Ă­ S Ăź 0 1 R ĂŻ Zr faut de la voir, elle resta fans mouvement fur le balcon oĂč elle Ă©toit appuyĂ©e, Que pouvoir-il ĂȘtre arrivĂ© dans un espace si court? OĂč alloit Edouard ? La fuyoit-il ? L’enlevoit- on Ă  elle ? L’incertitude dĂ©chiroit son cƓur. Une de fes femmes avoir entendu les deux lords parler fort haut. Lady Sara apprit d’elle que milord Alderfon sortant brusquement du lieu oĂč il laijfoit le comte , demandant ses chevaux avec vivacitĂ©, venoit de fe faire conduire chez le comte de Lenox, oĂč, par les ordres donnĂ©s Ă  fes gens, il paroissoit devoir rester plusieurs jours. Lady Sara poussa un cri Ă  ce discours. Trouvant Ă  peine la force de regagner son appartement , elle fe jetta fur un siĂ©gĂ© en y entrant » & couvrant foh visage, comme pour fs cacher Ă  la nature entiere, elle resta dans cette Ă©f- pece d’infensibilitĂ© oĂč conduit la violence d’une douleur trop vivement sentie pour ĂȘtre exprimĂ©e. Ses femmes, empreifĂ©es Ă  la secourir, ne purent la rappellera elle-mĂšmeUa pĂąleur de La mort avoir dĂ©jĂ  effacĂ© les couleurs de fou teint. On la mit au lit lans qu’elle s’y opposĂąt ou y consentit. Elle demeura dans cet Ă©tat, paisible en apparence , jufqu’à neuf heures du soir. Alors Lidy, la plus jeune de Tes femmes, lui prĂ©senta une lettre. On venoit de rapporter ĂĄe la part d’Edouard. Ce nom , & la vue de cette Ă©criture, rĂ©veillĂšrent ses sens assoupis par le saisissement de son cƓur. Ses s L miss JennY. 33 Ses larmes commencerent Ă  couler, Ă rallen* tir les mouvcmeus intĂ©rieurs dont elle Ă©toit agitĂ©e. Elle ouvrit en tremblant cette lettre , & y trouva ce qui fuit t Lettre de milord Edouard, Ă  lady Alderson . O met chere Sara, quel doit ĂȘtre le trouble de votre cƓur ! Le mien ejĂŹ percĂ© d!un trait mor- tel. Quoi , nous sommes sĂ©parĂ©s ! Quoi , on nia entraĂźnĂ©, trompĂ© , airachĂ­ d'auprĂšs de vous ! Qiiel affreux revers ! Puis-je vivre & penser !... Mon dĂ©sespoir , mes larmes ne me laissent pas la libertĂ© dĂ©crire... Qu'ai-je fait, malheureux ! J'ai portĂ© le regret dans votre ame! J ai ojĂ©... Ah ! f espĂ©rois... Mon cƓur ejĂ­ dĂ©chirĂ©. Retenu de force tn ces lieux, gardĂ© Ă  vue, prisonnier enfin , je ne puis aller gĂ©mir Ă  vos pieds. O ma maĂźtresse, ma femme , mon amie ! ĂŽ toi que j'adore ! nt doute jamais de ton Ă©poux , des fentiinens Ă©ternels qui l'attachent Ă  toi. Non , rien ne brisera les nƓuds chers U sacrĂ©s dont nos cƓurs Jout liĂ©s, Sara , vous ĂȘtes Ă  moi, je j'uis n vous. J y Jerai j n'importe Ă  quel prix sachete mon bonheur ! Je me soumettrai Ă  toutes Ă­es conditions... Mais mi* lord Votre pere... Je me meurs. Ces CaractĂšres tracĂ©s avec difficultĂ© , dont l’Ɠil pouvoit Ă  peine discerner les traits que des larmes avoient effacĂ©s, firent une douloureuse impression fur le cƓur de lady Sara, Tome III. G i 34 Histoire EHe pleura amĂšrement , & se dispofoit Ă  Ă©crire, quand on lui remit cette seconde lettre d’Edouard. Milord Edouard, Ă  lady Alderson. Une Cruelle impatience me dĂ©vore. J'attends en trtmbßÏmt votre rĂ©ponse. Je la crains, mais je la defire avec ardeur, Í-Islas, que va-t-elle ht apprendre ! Vous ĂȘtes pĂ©nĂ©trĂ©e dĂ© une douleur egale Ă  la mienne , vous rĂ©pandez des larmes j tuais , ma chere Sara, les donnez - vous toutes Ă l'amour? Peut-ĂȘtre... IdĂ©e accablante.\Ah , ft le moindre regret fe mĂȘlait Ă  vos pleurs ! fi vous doutiez !... Non , vous ifojfenferez point votre amant par d'injurieux soupçons, th , qui ekt prĂ©vu ?... Qui eut dit , penjĂ©?... Quoi , demain viendra , & je ne verrai point f Les heures s'Ă©couleront, & celle qui vous devoit nous unir pajfera !. . Ah , Sara ! elle pajseraje serai loin de vous... hnmjles prĂ©jugĂ©s des hommes / P est donc la vanitĂ© , storgueil, de faibles Ă©gards qui m'arrachent k vous. Que m'importent les frivoles avantages de la fortune , la faveur de la cour , le nom de Salisbury , les emplois , le rang, les mes ay eux ! Ah, qu on me donne lady Sara ; son cƓur , fa main , fout les seuls biens que j'ambitionne. Puissances du ciel , rendez-moi mes espĂ©rances , unissez - moi Ă  celle qui m'est fi chere , U tous mes vƓux seront rernpils ! 0 ma charmante amie ! rajfĂčrez mon cƓur i des mouvement terribles viennent st agiter. UEJÎISS JeNNÏ Z s Ă  me mĂ©prisez pas , ne me haĂŻssez pas Ah , j e vous adore , hĂątez - vous de me dire , de me rĂ©_ pĂ©ter que vous m'aimez - que vous m'aimerez ton, jours ! AprĂšs avoir baignĂ© de ses pleurs les deux lettres d’Edouard, lady Sara s’eiforça de lui rĂ©pondre j elle Ă©crivit ce billet Lady Sara Alderson , Ă  milord Edouard . Dam P ignorance ou je suis des motifs de votre Ă©loignement , je ne fais fĂŹ dois me plaindre de vous , U n'accuse encore que moi de la plus .vive de mes peines. Conservez vos jours > ma vie ÂŁ*? mon honneur y font attachĂ©s. Je ne vous haĂŻs point. Eh , comment potirroĂ­s-je vous haĂŻr, vous que mon cƓur s'eji fait une JĂŹ douce habitude d'aimer ! Ne craignez pas mes reproches, mais souffrez P excĂšs de ma douleur. />h ! milords fi heureux hier , fi digne J ĂȘtre refpeBĂ©s , /P ĂȘtre plaints, aujourd'hui coupables , avilis Ă  nos propres yeux, tPavons-nous pas mĂ©ritĂ© notre infortune ? Elus dlunion entre nous ; je connais trop mon pere pour espĂ©rer. S'ilse croit offensĂ©, il a rompu sans retour... Ah ! continent supporter cette idĂ©e , jointe au souvenir.. . Malheureuse tĂ©mĂ©ritĂ© ! fatale imprudence ! Mais que servent de vains regrets ! Adieu , je vous aime , je vous aimerai toute ma vie. Souvenez - vous de vos promesses, U vivez pour fis remplir. Histoire Z6 Lady Alderson passa le relie de la nuit Ă  relire les lettres d’Edouard, Ă  pleurer, Ă  gĂ©mir. Le matin elle se trouva trĂšs ma! ; des foiblesses continuelles faisoient craindre Ă  tous momens qu’elle n’expirĂĄt. On envoya promptement avertir milord du danger de fa fille. Jl revint, & la vit attaquĂ©e d’une fievre brĂ»lante , dont tous les symptĂŽmes Ă©toient ef- frayans. Ses larmes , ses longs soupirs mar- quoient soppreĂ­lĂŹon de son cƓur, laissoient allez connoitre d’uĂč naiisoit sa maladie. MaiĂź son Ă©tat , loin d’attendrir milord , l’irrita contre elle; il ne put lui pardonner de sentir une douleur Ă­l vive de la perte d’Edouard. II lui montra un visage sĂ©vere , ne lui parla que pour lui reprocher sa foiblefse ; & sans employer la douceur & la complaisance Ă  ramener le calme dans son esprit, Ă  la consoler des peines qu’il lui causoit lui-mĂȘme, il se contenta de lui procurer les secours d’un art dont l’arne ne reçoit jamais de soulagement. La duretĂ© de cette conduite aigrit les chagrins de lady Sara. Elle vit trop qu’elle ne devoir rien attendre de ce pere inhumain, & cette triste certitude la mit eu peu de jours aux portes du tombeau. Milord Revell n’ayant pu obtenir d’Edouard tine promesse positive de ne point aller au chĂąteau d’Alderson , dans la crainte qu’une passion si vive ne le conduisit Ă  tenter d’im- prudentes entreprises, le Ă­'aisoit garder Ă  vue Ă  Wersteney, DE MISS JENÎTT. 7 On lui cachoit la maladie de Sara, mais il Ă©toic impolĂŹible de la lui laitier ignorer long- tems. Comme il avoir la libertĂ© d’écrire & d’envoyer lĂ©s lettres, il passoit tout le jour Ă  conjurer lady Alderfon par lĂ©s expressions les plus touchantes , de se livrer toute en- tiere Ă  sa foi, de consentir Ă  se marier secrĂštement avec lui. Le tems de son dĂ©part approchoit; il vĂłuĂźoit emportĂšr le nom ds son Ă©poux, & l’asturance d’ùtre toujours aimĂ© d’elle. II formtĂ­it tous ces projets vains & satisfaisons , enfans dĂ© l’atnour & de l’iimagination , que le cƓur seul croit poflĂŹbles. La jeune Lidy rccĂšvoit ses lettrĂ©s, mais ne pouvoit les donner ĂĄ fa maĂźtresse , trĂłp accablĂ©e pour les lire, & dont Ăźa chambre Ă©toit remplie par ses femmes, & d’autrĂšs personnes que fa maladie reridoit nĂ©cessaires auprĂšs d’elle. Les gens d’Edouavd revenant Ă  toute heure fans rĂ©ponse, ayant Ă©puisĂ© le^ excuses, surent enfin obligĂ©s de lui avouer la triste situation de lady Sara. La connoissmce de son mal, & la crainte de ü’y voir succomber , sa joignant au chagrin extrĂȘmequ’il reisentoit dĂ©jĂ , le livrĂšrent au dĂ©sespoir. II s’abandonna aux transports les plus violcns. Son imagination frappĂ©e de mille idĂ©es funestes, le fit tomber dans une espece de frĂ©nĂ©sie qui Ă©garoit sa raison. II falloit veiller avec soin ses mouvemens , pour le sauver de sa fureur. 11 dbmand'oit Sara, sap- C iij Histoire 38 pelloit, lui parloit, pleuroit, gĂ©miĂ­soit, s’accu- ĂŻbitd’avoir violĂ© Ă  son Ă©gard les droits les plus saints il croyoit la voir expirante, lui reprochant fa mort, ou l’invitant Ă  la suivre. Alors il jettoit de grands cris, s'efforçait d’échapperĂ  ceux qui le retenaient; il voulait mourir, & mourir aux pieds de Sara. Milord Revell, assidu prĂšs de lui , pĂ©nĂ©trĂ© de l’état oĂč il le voyoit, souffrait avec douceur les plaintes touchantes & souvent ameres qu’il lui adreisoit Ă  II cherchait les moyens de le consoler , s’affligeoit comme lui; & quand il le trouvait un peu calme , il lui disait tout ce qu’il croyoit capable de ramener l’espĂ©rance dans son cƓur. Mais fa tranquillitĂ© n’étoit que momentanĂ©e. XI recommençait bientĂŽt Ă  pleurer, Ă  gĂ©mir. Le comte avoic la douleur de le voir retomber dans une aliĂ©nation d’esprit , dont les suites le faisoient frĂ©mir. Edouard devoit se rendre Ă  l’armĂ©e vers la fin du mois , & dix jours de ce mois s’étoient Ă©coulĂ©s avant qu’il eĂ»t donnĂ© aucune marque de .rĂ©tablissement. Cependant !a fievre de lady Sara , devenue moins forte en se rĂ©glant, lui laiĂ­Ă­oit des mo- mens oĂč elle semblait assez tranquille. Lidy en saisit un pour lui rendre Its. lettres d’E- douard. Comme il y en avait plusieurs Ă©crites depuis qu’il la croyoit mourante, le dĂ©sordre de ses expressions fit connaĂźtre Ă  lady Àlderfon le trouble de son cƓur & l’altĂ©ra- DE MISS J E N H I.' Z 9 tion de son esprit. Elle en fut attendrie, effrayĂ©e ; elle se hĂąta, de lui Ă©crire & de diiiiper ses craintes. Son billet portĂ© en diligence Ă  ’Wersteney, en rassurant Edouard fur des jours? lĂŹ chers, dĂ©truisit la cause de ses agitations. II se prĂȘta aux soins de milord RevelĂŹ 5 fa raison se raffermit ; l’espĂ©rance de revoir Sara , le dĂ©sir de fe retrouver prĂšs d'elle, la certitude d’en ĂȘtre aimĂ©, lui aidĂšrent Ă  recouvrer ses forces, & le rendirent bientĂŽt Ă  lui-mĂšme. Milord Edouard sortoit Ă  peine de ce cruel Ă©tat, quand il reçut l’ordre de se rendre an camp. II ne comptoir partir que douze jours plus tard. Ce tems lui avoir paru suffisant pour exĂ©cuter ĂŹe plus cher de ses projets. II falloir le remettre Ă  son retour. Quelle nouvelle douleur pĂ©nĂ©tra son ame ! Partir , s’é- lpigner de Sara ,, de Sara malade, languis-, santĂ©, affligĂ©e ! La laisser au pouvoir d’un pere absolu, bisarre, impĂ©rieux! N’e la forcerĂłit- iĂŹ point Ă ,recevoir les-voeux d’un autre? Peut- ĂȘtre Pengageroit-il malgrĂ© Ofe- roit-elle s’opposer Ă  des volontĂ©s qu’eile Ă©toit accoutumĂ©e Ă  respecter? Partir sans la revoir, Ă­ans lire dans ses yeux qu’il lui piaisoit. ton*, jours, fans lui entendre -prononcer enepre rassurante-, flatteuse ĂȘtre Ă  lui, de lui conserver sou cƓur & sa-soi, .c’étoit pour Edouard une peine insupportable; .La veille de son dĂ©part vil .lui envoya son portrait, & lui ce ri-, .vit cette lettre ; 4 H I S T O Ă­ R s Lettre de milord Edouard, Ă  lady . Alderson. Je fars , ma chere Sara. HĂ©las ! je fars. Avec Quel regret je m'arrache des lieux oĂč vous restez ? Quel espace immense va nous JĂ©farer, dans quel tems un cruel devoir me force Ă  m'Ă©loigner de vous ! PuĂŹffĂš mon idĂ©e vous ĂȘtre toujours f rĂ©-, fente ! Ce fortrait offrira fans Cesse Ă  vos yeux les traits de votre amant , de votre Ă©poux, de Phomme qui vous aime , vous refpe&e , attend de vous tout son bonheur. 0 lady Sara \ prenez foin de vos jours confervez-moi la compagne aimable de ma vie. Votre attention tur vous - mĂȘme fera la plus grande preuve de vos bontĂ©s four PinfortunĂ© qui vous adore. J ose me flatter J ĂȘtre aimĂ© de vous ; je compte fur vos promesses , ffl pourtant je pars avec une douleur inexprimable. Dans ' ces tristes momens , il me semble qu'on me ravit toutes mes espĂ©rances. Ah ! fi votre pere vous enlevait Ă  mois fl un autre vous obtenoit de lui , fi je me Vous voyois plus f... Rassurez un cƓur alarmĂ© , Ă©pĂšrdu> pro- mettez-moĂŹ , jurez-moi de m’aimer toujours, de rĂ©sister aux efforts que Pon fera pour vouscter Ă  votre malheureux amant. Daignez , ma chere Sara, daignez vous lier par de nouveaux fertnens. Je ne crains point votre inconstance j je crains feulement cette fomnijjĂŹon, cevefpeB pĂČĂčr un pere... Ah, que st emporte au moins la douce certitude de vous retrouver libre ! Mais PĂȘtes-vous encore ? MstistĂ© DE MISS J E N N Y. 41 pas votre foi? fefpere beaucoup de la fermetĂ© de votre ante , du te-,m , de l'amitiĂ© de milord KeveĂ­Ă­. .. . . HĂ©las ! j'spgre , & je me meurs de douleur en vous quittant. 0 Sara ! ĂŽ ma tendre amie f je vous quitte donc , & fans vous voir , fans qu’il me soit paisible de pĂ©nĂ©trer jusqu 1 Ăą vous ! ,Fai tout tentĂ© sans succĂšs. Vos lettres vont ĂȘtre mon unique bien, Ma f utĂš consolation j me ligne de vous fera toute ma joie. Ne tne nĂ©gligez pas. Ah , fi vous lĂźfiĂ©z dans mon cƓur , fi vous semiez !.. Adieu. Ce papier mouillĂ© de mes larmes, vous en dit ajfez. Adieu , adieu , ma chere , mon aimable Sa, a ; aimez-moi , dites-le moi , rĂ©pĂ©tez-le moi tous les jours. Lady Alderson , dĂ©terminĂ©e Ă  suivie la fortune d’Edouard . l’étoit auiĂ­ĂŹ Ăą rĂ©sister aux volontĂ©s de son pere. 1! attendoit impatiemment sa convalescence pour disposer d’elle. II juroitde la dĂ©shĂ©riter , si elle opposait ses premiers en- gageniens aux or Ires d’un pere; mais la rĂ©paration qu’elle se devoir Ă  elle-mĂšme, lui paroilfoit bien au-deĂ­sus des vaines considĂ©rations nui pcuvoient l’arrĂȘter dans le projet d’épouser Edouard. Son inquiĂ©tude la ttĂŹucha sans l’ost'enser ; & voulant calmer le trouble de son cƓur , elle lui fit cette rĂ©ponse Lady Alderfon , Ă  milord Edouard. Efl-il nĂ©cessaire que des ferment vous rassurent far niĂ©s fintimeiĂ­i ? Eh ! mou cher Edouards les 42 Histoire perfides en font. V°us- efi-il permis de douter? Comment renoncerais - je Ă  celui qui s'ejl acquis tant de droits fur mon cƓur , & se montre fi digne de mon attachement ? Edouard , mon cher Edouard , nous avons ojĂ© faire notre defiin ; osons le rendre heureux, en nous livrant Ă  la confiance que nous mĂ©ritons tous deux de nous inspirer. La fortune , dont mon pere menace hautement de me priver fi je me donne Ă  vous , ejl dans ma position un sacrifice bien lĂ©ger avec quelle joie j’’en abandonnerai / ’ espĂ©rance, pour vous prouver mon amour ! Bi quittant P autel oĂč j'aurai reçu votre foi , une fimple retraite oĂč je verrai Edouard , oĂč je porterai fur lui des regards . assurĂ©s , fera plus agrĂ©able , plus riante Ă  mes yeux que ce je jour magnifique ou je ne le vois point, oĂč je fuis sĂ»re de ne point le voir. HĂ©las ! nous nom sommes souvent plaints de la longue maladie de milord lievell. Ah , Dieu ! qm ce tems ne peut - il revenir Ăź Nous nous plaignions , sfj mus Ă©tions ensemble ! AĂźa faiblesse ne me permet pas d’écrire davantage cessez de vous inquiĂ©ter i ma fievre diminue ,‱ fes accĂšs font de peu de durĂ©e ; on m'annonce une prompte convalejcence. Partez , mon aimable ami , partez » pitijque vous le devez. Mon cƓur comptera tous Ă­ey momsns de votre absence ; mes vƓux vous suivront par-tout , sf chaque jour vous portera des preuves de mon souvenir de ma tendresse. Adieu. ^Edouard ne put se voir prĂȘt Ă  quitter mi- 43 de Miss Jenu ĂŻ. lord Revell, sans donner des marques du plus grand attendrissement. Ses caresses Ă©murent le cƓur sensible du comte. II lui parla sur la conduite qu’il devoir tenir au camp,- ii lui vanta les honneurs qui l’attendoient Ă  fin de la campagne, son rĂ©tablissement Ă  la cour Ă©tant sĂ»r. Edouard , peu flattĂ© en ce moment des grĂąces du roi, mais touchĂ© de l’amitiĂ© de milord , laissa couler des larmes ; & se jettant dans les bras de cet ami gĂ©nĂ©reux ĂŽ mon pere ! lui dit-il , vos bontĂ©s me seront-elles inutiles ? Depuis que je respire, vous avez daignĂ© vous occuper bonheur , je vous dois touc. O se rai-je l’avouer ? tant de bienfaits ne peuvent plus me rendre heureux. Pardonnez-moi des Ă­entimens qui peut- ĂȘtre me font paroĂźtre ingrat Ah 1 je ne le fuis point, jamais je ne le ferai. Mais en perdant i’espoir de vivre pour lady Sara , d’obtenir la main de lady Sara, j’ai perdu celui de chĂ©rir d’au- tres biens. Qu’est - ce que la grandeur , les richesses, de vaines dignitĂ©s? L’avide ambition les poursuit , l’orgueil en jouit, & le cƓur s’en dĂ©goĂ»jte. L’empire de l’univers vaut- il une des douceurs que je regrette ! Mais , reprit le comte , auriez-vous acceptĂ© la main de lady Alderson aux prix infĂąmes que l’on y mettoit ? Auriez-vous foulĂ© aux pieds la cendre de vocrepere, mĂ©prisĂ© tous vos aĂŻeux? Auriez-vous renoncĂ© Ă  secourir votre patrie? je ne sais. dit Edouard ; mais je ne puis vivre 44 Histoire sans Sara. J’estime fi sincĂšrement Iady Aider— son , continua milord Revell , que j’ai travaillĂ© Ă  vous la rendre. Mes foins n’ont point rĂ©ussi j’ai employĂ© un ami auprĂšs de son pers» sans paroitre prendre part Ă  fa nĂ©gociation milord Carlington a proposĂ© des accommodemens; je me ferois prĂȘtĂ© beaucoup pour vous tirer du danger oĂč je vous voyois , & vous donner une femme digne de vous mais, ni votre Ă©tat vivement reprĂ©sentĂ©, ni le pĂ©ril oĂč Ă©toit fa fille, ni fossre de faire porter son nom au premier fils qui naĂźtroit de votre union avec Sara , rien n’a pu ramener cet esprit altier. On se soumettroit en vain aux conditions qu’il exigeoit auparavant ; jamais, de son consentement , sa fille ne sera Ă  vttus. EUe ne fera jamais Ă  moi, dit Edouard ! Et si elfe renonçoit Ă  tout pour se donnera l’amant qu’elle aime; si elle sacrifioit Ă  mon amour les biens qui doivent ĂȘtre son partage ; si son cƓur aussi tendre, aussi sensible que le mien , mcttoit tout son bonheur Ă  me relier fidcllĂš ; si jĂȘ lui Ă©tois plus cher que fa fortune ; si elle consenteit Ă  m’engager sa soi ; si... . Je vous entends , interrompit le comte, & vais m’expliquerfans dĂ©tour. Soyez fur, mou cher Edouard, que Votre satisfaction est le premier de mes voĂšux je ne vous la procurerai jamais aux dĂ©pens de Thonneur; mais ne craignez pas d’opposition Ă  vos dĂ©sirs, quand les dĂ©marches qu’ils vous DE MISS JeNJTY. 4s engageront Ă  faire, ne pourront ternir votre gloire. Si lady Alderson conserve les sentimens qu'elieapour vous, si l’éloignement n’éteint point dans vos cƓurs cette passion si tendre, je verrai avec plaisir une union si ardemment souhaitĂ©e. En vous sacrifiant fa fortune , lady Sara me paroĂźtra encore plus digne de votre attachement & de mon amitiĂ©. Ah ! je ne voulois que ce doux consentement, s’écria Edouard; en cet instant, milord , vous comblez la mesure de vos bienfaits ; ce dernier augmente le prix de tous ceux que j’ai reçus d’une main si chere. O mon respectable pere ! vous venez de rĂ©pandre le calme & la joie dans mon ame. Le secret que je gardois avec vous fur mes desseins , Ă©toit un poids pour mon cƓur. Je pars content, & vais mĂ©riter par ma conduite le nom de votre fils. AprĂšs avoir fait Ă©clater les transports de fa reconnoiĂ­fance , embrassĂ© mille fois son gĂ©nĂ©reux protecteur, il le quitta pour aller Ă©crire Ă  lady Alderson, & l’informer des diĂ­l positions favorables de milord Revell ; ensuite il partit avec sir Humfroid , & deux valets- de-chambres , ses Ă©quipages savant devancĂ© depuis long-tems. Sir Humfroid Ă©toit un jeune gentilhomme, dont la fortune n’égaloit pas la naissance. Milord Revell sattacha Ă  Edouard dĂšs son enfance ; il savoit accompagnĂ© dans ses voyages. Edouard l’aimoit, lui accordoifi 4§ Histoire toute fa confiance; & la situation actuelle fiĂ© son ame lui rendoit bien cher un ami ayquel il pouvoit parler lans rĂ©serve. AprĂšs deux mois de Ă­oussrance, lady AI» derfon fe trouva fans fievre , mais si abattue , que fa foiblede la retint encore fort iong-tems dans fa chambre. Soil pere montroit une froideur extrĂȘme pour elle. Sa maladie lui prou» voit combien elle aimoit Edouard; il fe lĂšn- toit bielle de ne pouvoir bannir du cƓur de fa fille un sentiment que Ă­bs ordres avoieut fait naĂźtre , & qu’ils dĂ©voient Ă©touffer Ă  l’inlfant oĂč il ceifoit de lui plaire. Milord prdfoit des semaines entieres fans la voir ; & quand il l’ho- noroit d’une visite, c’étoit pour lui reprocher avec aigreur les idĂ©es qu’elle entretenĂłit, & l’accablcment oĂč ellĂšs la plongeoient. Cependant la rupture du mariage de lady Sara venoit de ranimer les espĂ©rances de tous ceux qui vouvoient prĂ©tendrez elle. Le comte de Lenox voyant milord Alderfon obstinĂ© Ă  nĂ© point reprendre ses premieres vues , lui offrit son fils aux mĂȘmes conditions qui avoieut Ă©tĂ© imposĂ©es Ă  milord Revell. Le dĂ©sir decha» grimer Edouard, rendit cette proposition agrĂ©able Ă  milord Alderfon; il donna la parole, & fixa le te m s de cette union au parfait rĂ©tablissement de fa fille. En l’attendant, il admit les visites du nouvel Ă©poux qu’il lui def- tinoit, & la fit avertir par son chapelain , de fe prĂ©parera recevoir les foins dĂ©sir Arthur da Lenox. D E M I S S J E N N Y.' 47 Cet ordre affligea lady Sara ; son projet Ă©toit de passer au chĂąteau d’Aldersoh le teins de 1'absence d’Edouard. Les importunitĂ©s dn jeune Lenox alloient lui en rendre le sĂ©jour fĂącheux, la forcer de hĂąter sa fuite, & la jetter dans l’eraharras de fe procurer une retraite. Pour prix des bontĂ©s de milord Revell, du consentement qu’il donnoit Ă  fan mariageavec Edouard , elle ne vouloir pas l’expofer Ă  des atiĂąires dĂ©sagrĂ©ables, en fe mettant ouvertement fous fa protection Elle regrettait de n’avoir pu donner la main Ă  son amant avant qu’il partit. Sans cesse occupĂ©e de lui, elle li- foit Ă  tout moment les lettres qu’elĂźe en recevoir , lui Ă©crivoit chaque jour; & mille inquiĂ©tudes se joignant Ă  ses chagrins , lui fai- foient. passer de tristes instans. Cependant les preuves rĂ©itĂ©rĂ©es de la tendreĂ­ĂŹe d’Edouard, d’une passion vive, ardente, que le tems fem- bloit animer encore, adoucissoient souvent ses peines ; ses idĂ©es se portoient quelquefois dans un avenir plus heureux ; & fe livrant toute entiere Ă  l’amour, au plaisir d’en inspirer, Ă  la douceur d’en ressentir, en pensant qu’elle seroit le bonheur d’Edouard , elle retrouvoit au fond de ion cƓur l’espĂ©rance de voir renaĂźtre le sien. PrĂšs de quatre mois s’étoient Ă©coulĂ©s depuis le dĂ©part de milord Edouard, quand un jour lady Alderfon fe-sentit assez bien pour sortir de son appartement. Elle descendit avec Lidy Histoire 48 dans les jardins. Ses pas se tournĂšrent paf hasard versee bosquet oĂč sa tendresse imprudente avoir Ă©garĂ© la raison. Eile tressaillit eu l’appercevant j & baissant sesyeux remplis de larmes , elle longea en soupirant combien son fort se trouvoit changĂ© depuis le jour fatal oĂč elle y Ă©toit entrĂ©e avec Edouard. Blesscd par i’afpect de ce lieu, elle s’en Ă©loigna, & continua tristement fa promenade. Chaque-allĂ©e, chaque dĂ©tour de ce jardin, lui rappeiloienc des souvenirs biens chers. Elle marcha jul’qu’à la nuit; & se trouvant fatiguĂ©e , elle reprit Ă  pas lents le chemin de son appartement. Soit que cet exercice dĂ©terminĂąt la nature, soit que cet instant fĂ»t marquĂ© par elle pour exciter les premiers mouvemens d’une crĂ©ature dont l’existence Ă©toit encore ignorĂ©e , lady Sara sentit en eiie-mĂȘme une agitation extraordinaire. Elle n’en pĂ©nĂ©tra pas d’abord ia cause mais elle la sentit si souvent que , rapprochant plusieurs accidens attribuĂ©s Ă  fa maladie , & capables de confirmer le doute qui commençoit Ă s’éíever dans son esprit, elle connut enfin un malheur dont elle n’avoit pas mĂȘme formĂ© l’idĂ©e. Un sentiment mĂȘlĂ© d’éssroi, de honte, d’inquiĂ©tude, la troubla, l’interdit , & cependant l’intĂ©ressa vivement Ă  l’objet de cette nouvelle peine. LiĂ©e plus fortement Ă  Edouard par la dĂ©couverte de son Ă©tat, elle prit courageusement le parti de se regarder comme tenant Ă  lui seul dans l’univers. Les devoirs qui t E MISS ] E Ăźt S t. 49 qui balaiiçoient souvent ses rĂ©solutions , cĂ©dĂšrent entiĂšrement Ă  des obligations pressantes & indispensables; ainsi dĂšs ce moment elle prĂ©para pour quitter le chateau d’Alder- son ForcĂ©e d’avouer sa situation & ses desseins Ă  une de ses femmes, Ă­a jeunesse & Rattachement sincere de Ltdy attirĂšrent sa contĂŹance. Cette fille avoit une sƓur Ă©tablie a Londres, Elle lui Ă©crivit par ordre de fa maĂźtresse, & la chargea de louer un appartement propre & commode , dans le quartier le moins frĂ©quentĂ© de la ville, de le retenir au nom de mistriss Her- vay , jeune dame mariee depuis un an , dont le mari Ă©toit Ă  l’armĂ©e , & que fa tĂ©ndrelĂ­e inquiĂ©tĂ© conduisoit a la capitale, afiu d’ĂȘtre Ă  portĂ©e d’en avoir tous les jours des ,nouvelles» La commission exactement remplie, Lidy enleva p u Ă  peu du chateau ce que ladyAl- derson vouloir emporter. Elle dĂ©posa tout chez Une fermiere dont elle Ă©toit sĂ»re , elle y fit ses coiĂŹres, & es envoya Ă  Londres, Ă  l'adrelse que fa sƓur lin avoit donnĂ©e. Far le moyen de cette mĂšmefernuere, eileacheta une chaise, s'assura de deuxphevaux & d’un postillon pour aller jusqu’a la meme polie. Milady Albury , parente de milord Alderson . Ă©toit depuis trois mois au chateau; elle partoit, alloit palier la mer & se rendres Montpellier, oĂč elle es- pĂ©roit trouver du remede Ă  une maladie de langueur dont elle se Ă­cntoit consumĂ©e. Lady Tome IIL O fo Histoire Sara fixa son dĂ©part au mĂȘme matin choisi paf cette dame,-dans le dessein de faire penser qu’eĂ­le" l’accompagnoit, & d’embarraĂ­Ă­er son percsur la route oĂč il devroit commencer ses recherches , s’il vouloir suivre ses pas. La veille du jour oĂč les espĂ©rances d’E- douard & de Sara furent ll cruellement trompĂ©es , milord Alderfon avoir donnĂ© Ă  fa fille une riche cadette, contenant les pierreries de fa mere , quantitĂ© de bijoux d’or , & deux mille guinĂ©es, dont elle devoit rĂ©pandre une partie le lendemain Ă  l’occasion de son mariage. Lidy !e disposoit ĂĄ transporter ses effets prĂ©cieux , quand fa maĂźtresse l’arrĂšta. II ne convient pas, lui dit-elle, Ă  une fille assez malheureuse pour fuir la maison paternelle , de regarder comme Ă  elle des dons qui ne lui ont pas Ă©tĂ© faits dans l’intention de l’aider Ă  soutenir une dĂ©marche honteuse. Rien ne m’appartient ici, & je n’ai plus de droits Ă  des biens dont je mĂ©rite d’ùtre privĂ©e. Lidy resta confuse Ă  ce discours ; elle avoit dĂ©jĂ  saie passer l’argent Ă  Londres, mais elle n'osa l’a- vouer. Lady Alderfon rassembla ce qui lui res. toit de la somme annuelle destinĂ©e Ă  son entretien & Ă  ses plaisirs. Elle fe trouva environ cinq cents livres sterling , & pour trois fois autant de bijoux ĂĄ son usage. Ce fut tout ce qu’elie se permit d’emporter d’une maison oĂč elle laifĂ­ĂČit l'espoir de la plus grande fortune» ĂŻ> I M f S S J E N N Y 51 PrĂȘte Ă  partir, eile sentit une douleur extrĂȘme, en songeant que peut-ĂȘtre elle 11e re- verroit jamais son pere. Elle n'avoir point Ă©prouvĂ© de sa part cette tendre indulgence & ces douces cruelles qui changent un respect imposĂ© par i’éducation , entretenu par l’ha- bitude , en une amitiĂ© vive & reconnoiĂ­ĂŻante , en une prĂ©fĂ©rence dĂ©cidĂ©e, - sentiment que la nature n’inspire pas toujours. La bontĂ© de nos pareils le fait naĂźtre dans nos cƓurs , & l’y rend chaque jour plus fort. La fiertĂ© du caractĂšre de milord Alderson ne lui per- mettoit pas de se livrer Ă  des mouvemens qu’il traitoit de foiblefle , & dont le charme lui Ă©toit inconnu. Sara lui Ă©crivit d’un main tremblante ; ses expressions soumises, attendrilĂ­antes , Ă­mplo- foient fr pitiĂ© pour une fille coupable & malheureuse , qui se voyant forcĂ©e Ă  ne plus vivre fous ses yeux, se trouvoit dĂ©jĂ  punie d’une faute irrĂ©parable. Elle frĂ©mi doit de l’indigna- tion que sa suite alloit Ă©lever dans le cƓur d’un pere offensĂ©. Sans entreprendre de justifier une dĂ©marche dont rien ne pouvoit excuser la tĂ©mĂ©ritĂ©, elle lui demandoithumblement pardon, en dĂ©plorant la cruelle nĂ©cessitĂ© de se soustraire Ă  une autoritĂ© qu’eile respectait, mĂȘme Ă  l’inĂ­tant oĂč par sa conduite elle sembloit la braver. Elle laissa cette lettre sur sa toilette, sortit du chĂąteau avant le jour , se rendit Ă  la ferme oĂč Ă­Ăą chaise l’at- V ij H I S T O R E tendoit. AprĂšs avoir libĂ©ralement rĂ©compense la senniere, elle partit avec Lidy, & arriva Ă  Londres le soir du lendemain. L’éÏoignemeiit de lady Sar-i, & fa lettre portĂ©e Ă  milord Alderson , le mirent dans un Ă©tonnement dont il ne sortit que pour se livrer Ă  la fureur. La cassette retrouvĂ©e chefc fa fille, lui parut une preuve qu’elle s’étoit mĂ©nagĂ© un asyle oĂč ejle ne craindroit pas le besoin. Il la crut retirĂ©e Ă  "Wersteney, ou auprĂšs dc quelqu’amie du comte de Revell. CĂ©dant Ă  son premier mouvement, il crivit Ă  ce seigneur avec toute la fiertĂ© & saigreur qui lui Ă©toient naturelles II ne demandoit pas Ă  ĂȘtre informĂ© de d’une fille trop indigne de lui appartenir ; il ne lui feroit pas l’hon- neur de chercher Ă  la sauver We sa proprej imprudence ; i! prioit feulement milord Revell de Rassurer de Ă­a haine, dc son mĂ©pris , d’un Ă©ternel abandon de fa part. Je ne me souviendrai d’avoir Ă©tĂ© son pere, disoit-il en terminant cette terrible lettre, que pour prononcer sur elle la malĂ©diction qu’attire sur la tĂšte un enfant ingrat & rebelle. Je vais dĂ©truire Ă  jamais ses espĂ©rances temporelles» & je supplie le ciel d’étendre cette exhĂ©rĂ©da- -'tion jusques fur son partage cĂ©leste. Le comte de Revell Ă­gnoroit encore la fuite de lady Sara', & fut extrĂȘmement surpris de rapprendre par cette voie. II envoya un gentilhomme au chĂąteau d’Alderson » pour as* B E MISS ] E N I ĂŻ. surer milord que, depuis le jour oĂč ils s’é- toienc sĂ©parĂ©s , il n’avoit entretenu aucun commerce avec lady AĂŹdersou , & ne partĂ­ci- poit en rien au chagrin qu’elle venoit de lui causer. Milord refuia de voir personne de la part du comte; il rĂ©pandit dans fa maison, que lady Albury menoit Sara en France Ă­ans fa permiision ; il te plaignit hautement de cette dame, dont il supposa une lettre ; il dit ensuite , eu paraissant s’appaiser , que si ce voyage rĂ©ta- bliĂ­soit parfaitement sa fille, comme sa parente sespĂ©roit, il pardonuoit aisĂ©ment Ă  toutes deux de savoir entrepris malgrĂ© fa volontĂ©. Peu de jours aprĂšs, il fit courir le bruit que lady Sara se trouvoit dangereusement malade ĂĄ Calais. II partit en poste avec un seul valet-de-chambre pour aller Ă  son secours; il resta unjmois absent ce tems pafiĂ©, ii retourna Ă  Alderson, affectant une douleur extrĂȘme de la mort de sa fille , dont le cercueil le suivoit. II lui fit des obsĂšques magnifiques , mit toute fa maison & lui-mĂȘme dans un deuil profond. Lady Sara fut tendrement pleurĂ©e; on la regretta long - tems. Milord Revell vit avec indiffĂ©rence une feinte qu’il trouva basse & ridicule. II ne s’empressa point Ă  dĂ©truire l’erreur de la province; c’é- toit un foin qu’il rĂ©servoir Ă  Edouard. Lady Albury, prĂ©venue par milord Alderson, garda le secret; ainsi personne ne douta de la mort de lady Sara. ArrivĂ©e Ă  Londres, elle Ă©crivit Ă  Edoaurd ; D iij 54 tĂŹĂŻSTOÎRE il favoĂ­t qu’elle y alĂ­oit , mais il ignoroit la raison qui l’obligeoit d’avaticcr le tems oĂč elle dĂ©voie s’y rendre. Elle vouloir la lui apprendre; mais Rembarras qu’elĂ­e trouvoit k s’exprimer fur ce sujet, lui fit de jour en jour remettre cette confidence. Ses occupations dans fa retraite Ă©tqient les mĂȘmes qssau chateau d’Alder- fon ; Edouard, toujours prĂ©sent Ă  sa pensĂ©e, rempliifoit tous ses momens , & lui faisoie perdre le souvenir des mites idĂ©es oĂč elle s’a- bandoimok Ă  Alderfon. L’amour est la feule passion qui suffise entiĂšrement Ă  notre cƓur. MaĂźtresse souveraine de PĂąme, elle en bannit insensiblement tout ce qui lui est Ă©tranger. On oublie en aimant, s’il existe d’autres objets que celui de son affection; PĂ©tendue de Puniyers semble diminuer Ă  nos yeux, & nous en appercevons feulement Peí’pace oĂč fe renferment, nos deĂ­ĂŹrs, O11 vantoit beaucoup Ă  Londres un peintre Italien, dont le talent poyr le portrait Ă©toit extraordinaire. Lady Sara fe fit peindre par lui. Elle est lĂŹ parfaitement reprĂ©sentĂ©e dans ee tableau, que vous-mĂšme, madame, Pavez d’a„ bord reconnue. Elle travailla avec application Ă  le copier en petit, & envoya son ouvrage Ă  Edouard. Elle s’amusa ensuite Ă  Ă©crire un journal des Ă©vĂ©nemens oĂč son cƓur PintĂ©reifoit; elle commença du premier jour qu’Edouard s’étoit oĂ­Fert Ă  ses y eux,-ses sentimens y furent exprimĂ©s qvec cette aimable naĂŻvetĂ© que donne un ame» SE MIS S J I N S T. ss tendre & un caractĂšre vrai. Peut-ĂȘtre en composant ce journal, Vouioit-elle comparer les tems, rappel ler Ă  Edouard, si son ardeur se ralentissoit jamais, combien elle avoit sacrifiĂ© Ă  sa tendresse, & le prix dont il devoit payer tant d’amour. C’elt de ce manuscrit d’oĂč j’ai tirĂ© ce que je viens de vous apprendre; & Lidy m’a souvent rĂ©pĂ©tĂ© dans la fuite les-circonĂ­iances du dernier des malheurs de l’infortunĂ©e Sara. Elle Ă©toit logĂ©e chez la veuve d’un officier subalterne , nommĂ©e mistriss Larkin. Cette femme avoit l’humeut douce , de l’efprit, & assez d’tisage du monde. Lady Alderson paf- soit dans fa maison pour la Femme d’un simple gentilhomme du comte Kent. Miltriss Latv kin, frappĂ©e de Pair de dignitĂ© rĂ©pandu fur toute fa personne , sur es moindre actions, Ă©tonnĂ©e de fa grande retraite, regardant comme mĂ©rite supĂ©rieur en elle le peu d’cmpresse- ment qu’elle montroitĂ  jouir des amufemens de la ville , & la solitude que s’imposoit une dame si jeune, si belle, si propre Ă  briller dans le monde, conçut d’clle la plus haute idĂ©es lui montra bientĂŽt un attachement tendre , respectueux, & s’appliqua Ă  prĂ©venir ses dĂ©sirs. Lady Sara fut sensible Ă  ses attentions ; fa sociĂ©tĂ© ne lui dĂ©plaisant point , mistriss Larkin passoit une partie des jours auprĂšs d’elle. Plus de six mois s’étoient Ă©coulĂ©s depuis i’absence d’Edouard un long siĂ©gĂ© avoit re» D iv Histoire ?6 retardĂ© les opĂ©rations de la campagne. Le paf. LionnĂ© lord Ă©crivoit Ă  Sara dans l’attente d’une bataille qui devoir la terminer & le ramener aux pieds de la maitrelle de l’on cƓur. Son impatience augmentoit celle de iady Alderson. InquiĂ©tĂ© , troublĂ©e , elle adrelToit au ciel des vƓux ardens pour la conservation d’un tĂȘte il chere. Le retard d’un courier la livroit Ă  des terreurs mortelles ; elle perdoit insensiblement le repos, & ses nuits se palsoient Ă  de tirer & Ă  craindre les nouvelles du lendemain. Elle reçut Ă  la fois deux lettres d'Edouaid, bien capables de dissiper son effroi. II rassurait qu’on alloit se sĂ©parer sans action ; la Ă­upplioit d’éioigner de fon esprit les tristes idĂ©es dont elle s’occupoit. II se promcttoit, il se flattoit de la revoir avant la fin du mois, Toutes ses expressions montroientune extrĂȘme gaietĂ©, Elles trompĂšrent Sara ; son cƓur s’a- bandonna Ă  la plus douce espĂ©rance. Le lendemain !e courier rranqua sans lui causer beaucoup. d’alarmes. Elle pensa qu’Edouardrevenoit .peut-ĂȘtre, & vouloir la surprendre. . Miltriss Larkin avoir dans cette, mĂȘme armĂ©e un neveu aimost tendrement. Comme elle entroit le soir chez lady Sara, elle reçut par un courier dĂ©pĂȘchĂ© au prince Thomas , un billet de ce neveu. Elle rouvrit 1e lut, & jetta un cri perçant. Lady Alderson ^entendit, courut Ă  elle , & lui demanda pourquoi elLc çppit, Cette femme consternĂ©e » ou- BĂŻ MISS Jenny. T7 feUantr'mtĂ©rĂȘt que la jeune lady pouvoit prendre elle-mĂšme Ă  de Ă­l funestes nouvelles, lui prĂ©senta le billet de son neveu. II contenoit ce peu de mots Nous venons de donner me bataille , & de la perdre. Je fuis blessĂ©, mais lĂ©gĂšrement. Nous fuyons, je vous Ă©cris Ă  fĂŹx lieues du camp fatal ou nous laissons dix mille des nĂŽtres. J'ai vu tomber mu lord d Or fer, mou prote&eur V mm arnl - J e vondrois ĂȘtre mort hier je ne puis vous en dire davantage. On m'avertit que nous allons marcher pour nous retirer encore, Lady Sara eut Ă  peine fini de lire, qu’eĂŹle tomba , saiĂ­ĂŹe de crainte , dans les bras de mis- triss Larkin, en prononçant d’une voix basse ĂŽ Edouard, ĂŽ mon cher Edouard ! On la ranima avec de seau & des Ă­els -, mais effrayĂ©e , tremblante , hors d’elie-mĂšme , le ferrement de son cƓur ne lui pennettoit de s’exprimer que par des exclamations. Levant tristement vers le ciel ses yeux remplis de larmes grand Dieu ! Dieu tout-puissant ! s’écrioit-elle , est-il tems , çst-il encore tems de t’implorer ! Elle attendit le lendemain avec une impatience , une agitation , qui ne lui laissĂšrent pas donner un instant au repos. Aucun Courier n’arrive. O11 l’assuroit en vain qu’ils ne Louvoient passer. Ce silence funeste lui parut celui de la mort. II p'est plus > disoit - elle Ă  ^8 Histoire Lidy; non, il n’est plus j je l’ai perdu pour jamais ! Plusieurs jours se paĂ­serent dans cecte horrible incertitude. Chaque mouvement qui sc faisoit autour de la m Iheureuse Sara , lui cau- soit une rĂ©volution si grande, qu'Ă  peine osoit- on troubler la solitude oĂč eile vouloit demeurer. Elle ne sentoit plus son existence que par les agitations douloureuses qu’excitoifc en elle P trente d’une confirmation dĂ©sespĂ©rante. Seule dan- son cabinet, prosternĂ©e devant l’EtresuprĂȘme, les mains Ă©levĂ©es vers lui, ses cri-, ses gĂ©mitsemens , lui demandoienfc Ăźa vie d’Edouad. Qu’il vive , c’est assez, rĂ©- pĂ©toĂ­t-elleavec ardeur , qu’il vive, & que je le perde ! Que ses jours conservĂ©s ne soient plus pour moi ! Que je pleure fou Ă©loignement, son indirĂ­Ă©rence, sa haine, ses mĂ©pris mĂȘme, mais jamais, jamais fa mort. AbandonnĂ©e, avilie, dĂ©shonorĂ©e , privĂ©e de tout, fans amis , fans asyle, j’expierai sa faute Sc la mienne. Dieu des vengeances, tu l’es auíßÏ des misĂ©ricordes Ăź Ah, ne frappe que moi ! Daigne accorder Ă­a vie Ă  mes vƓux, aux larmes ameres que je rĂ©pands devant toi Ăź Je mourrai contente , Ă­Ăź j’apprends en expirant que ton bras l’a sauvĂ© , qu’il vit, & qu’il est heureux. HĂ©las ! l’objet de tant de pleurs, d’un sentiment si tendre, si dĂ©sintĂ©ressĂ©, n’étoit dĂ©jĂ  plus. PercĂ© de trois coups mortels , renversĂ©, foulĂ© aux pieds des chevaux, fouillĂ© de sang CE MISS J E H K ĂŻ, s§ & de poussiĂšre , Edouard confondu dans un monceau de morts , n’avoit pas mĂšme Ă©tĂ© reconnu. On !e crut prisonnier , ensuite perdu. Sir Humfroid , pris Ă  cĂŽtĂ© de son maĂźtre expirant, qu’il s’essorçoit de relever , pouvoit seul donner des Ă©claircilsemeus fur son sort; mais dangereusement blessĂ© lui-mĂšme , il resta plusieurs jours fans ĂȘtre en Ă©tat de parler ni d’écrire. Lady Sara envoya un exprĂšs Ă  milord RĂ©vĂ©ls Elle le croyoit informĂ© du destin d’E- douard , & le suppliait de 1 en instruire. Le comte reçut en mĂšme tems son Courier & une lettre de sir Humfroid. La confirmation de la mort d’Edouard le pĂ©nĂ©tra de douleur, & les expressions de Sara en augmenterent l’amei*- tume. Sa jeunesse , ses qualitĂ©s aimables, fa tendresse, son malheur, intĂ©ressĂšrent vivement le cƓur sensible de milord. Elle avoit Ă©tĂ© 11 chere Ă  Edouard; 11 la regardoit en ce moment comme une partie prĂ©cieuse de sami qu’il pleuroit ; & son ame gĂ©nĂ©reuse & dĂ©licate crut pouvoir ob'iger encore Edouard , en servant l’objet de ses plus douces affections. II sor- toit d’unc maladie causĂ©e par l’inquiĂ©tude & le chagrin , ii se trouvoit trĂšs-foible ; cependant il Ă©crivit Ă  lady AlderĂ­on nous avons perdu, madame, lui disoit-il, l’ami que nous aimions uniquement tous deux ; unifions nos regrets permettez-moi de vous nommer ma fille, de vous montrer les sentimens & de pere 6s Histoire & d’époux j disposez de mes foins, de tout» qui m’appartient ; j’irai apprendre de vous- mĂšme quelles font Ă  prĂ©sent vos intentions prĂȘt Ă  m’y conformer, je me rendrai Ă  Londres dans huit jours -, j’y recevrai vos ordres il ne me reste plus de deĂ­ĂŹr , madame , que celui de vous devenir utile. L T ne assurance si positive de la mort d’Edouard porta le dĂ©sespoir dans Lame de la triste Sara. Aucune considĂ©ration ne fut capable d’en arrĂȘter les mouvemens;elles’abandonna aux regrets les plus vif,.aux plaintes les plus touchantes ccs violentes agitations Ă©puisĂšrent enfin ses forces. Este resta deux heures fuis connoissance, & ne fut rappellĂ©e Ă  la vie que par des douleurs aiguĂ«s & redoublĂ©es. Tant de trouble & d’émotion avoĂ­ent avancĂ© ie te m s oĂș este devoir naturellement les sentir. Je vis le jour nia naissance aigrit ses tourmens ; mes premiers cris fe mĂȘlĂšrent aux gĂ©missemens de son cƓur j elle les entendit, ils pĂ©nĂ©trĂšrent jufqu’au fond de fou ame. O malheureux enfant, s’écria-1-elle, tu ne prononceras jamais le doux nom de pere ! Depuis cet instant, elle s’assoibĂźit de plus en plus. Elle gardoit un morne silence, & ue le rompoit que pour exprimer fa profonde tristesse tout l’importunoit -, este repoussoir avec rĂ©pugnance les alimens qui lui Ă©toient prĂ©sentĂ©s. Son cƓur, fermĂ© Ă  toute efpece de consolation, lui rendoit les fqins insuppor- B E MISS J E N N Y. St sables elle faisoit signe de la main de s’éloi- gner ; & quand les femmes qui laservoient la laifsoient seule, elles l’entendoient donner un libre cours Ă  ses pleurs, & rĂ©pĂ©ter mille fois le nom d’Edouard. II n’est donc plus , dilbit- clle , il est mort Ab! Dieu, il est mort! IL lie m’entend point, il ne m’entendra jamais! ILest disparu, disparu pour toujours!Edouard ne s’ostfira jamais Ă  mes regards ! Son ame est retournĂ©e dans le sĂ©jour cĂ©leste ! Ah, du moins , du moins, s’écrioit - elle , si je pouvoir sixer encore mes tristes yeux fur ta dĂ©pouille mortelle , aimable & cher Edouard V HĂ©las ! tu n’as pas mĂȘme un tombeau que je puilĂŹ'e arroser de mes larmes , oĂč il me soit permis d’espĂ©rer que nos cendres feront rĂ©unies ! La constitution dĂ©licate de lady Alderson la rendoit incapable de rĂ©sister long-tems Ă  une douleur si forte ; son sang s’alluma , une fiĂšvre ardente la mit bientĂŽt dans un danger extrĂȘme ; on dĂ©sespĂ©rois dĂ©jĂ  de fa vie , quand milord Revell se fit annoncer chez elle. Ce seigneur fut sensiblement touchĂ© de l’état de lady Alderson. En s’avançant prĂšs d’elle, il dĂ©tourna son visage , dans la crainte de lui montrer combien il Ă©toit attendri. Sa prĂ©sence causa la plus grande Ă©motion Ă  Sara ; elle s’apperçut du mouvement qu’il faisoit; & lui tendant les bras ah, ne me cachez pas votre pitiĂ©, milord, lui dit-elle; laiflez-moi SZ HlStOIRÍ voir l’ami,le pere d’Edouard, donner des pleuri a u sort funeste qui ! nous i’enleve ! H n’est donc plus ! Nous i’avons donc perdu pour jamais ! Ah , milord, pour jamais ! L’abondancĂą de ses larmes Ă©toustant Ă­a voix * elle ne put erl dire davantage. AprĂšs quelques momens d’un triste silence, Edouard ne vit plus que dans nos cƓurs , madame, dit le comte; le ciel ne m’a pas permis de voir vivre heureux le fils d’un ami qui me fut bien cher. Ma tendreíßÚ pour ce jeune infortunĂ© n’eĂ­t point Ă©teinte avec lusi C’eĂ­t en vous servant, madame * que j’en donnerai des preuves constantes. Daignez me regarder comme un homme uniquement occupĂ© du dĂ©sir de vous obliger. Alors il lui renouvellĂĄ avec ardeur les offres qu’il avoit faites dans fa lettre. Mais qui pouvoit encore devenir utile Ă  lady Sara ? Quelle idĂ©e de bonheur auroit flattĂ© une ante abattue sous le poids de la douleur , dont les sentimens vifs & paĂ­fionnĂ©s venoient de perdre leur objet fans rien perdre de leur force? Eh ! de quel prix ctoient Ă  ses yeux la fortune, le monde, ses plaisirs, Ă­es grandeurs, quand FimmensitĂ© de l’univers ne pouvoit lui rendre Edouard? Eli fe fit apporter son Ă©critoire, y prit cS journal qu’elle avoit commencĂ©; & le prĂ©sentant au comte de Reveil j’ai une grĂące Ă  votrt demander, milord, lui dit elle; mnig b K MISS J E S N Y. 6Z Ă­l’ofant vous entretenir fur Punique suiet qui puisse m’intĂ©reĂ­lĂ«r encore, je vous prie ds vouloir bien lire attentivement ce cahier. Mon extrĂȘme foiblesse & des raisons que vous comprendrez aisĂ©ment, ne me permettent pas de Vous rĂ©vĂ©ler moi - mĂȘme ma trille aventure. Quand vous ferez instruit, st votre compassion gĂ©nĂ©reuse ne se rebute point, si vous daignez PĂ©tendre jusques fur l’objet de ma feule inquiĂ©tude , je descendrai dans le tombeau, dĂ©barrassĂ©e d’un fardeau pĂ©nible, dont le poids aigrit toutes mes douleurs. Le comte reçut le cahier qu’elle lui don- noit. PĂ©nĂ©trĂ© de l’état oĂč il la laissoit, il se retira, aprĂšs s’ùtre solemnellement eĂčgagĂ© Ă  remplira son Ă©gard tous les devoirs d’un pers & d’un ami. ArrivĂ© chez lui , il lut avec empressement l’écrit de Sara. En le finissant, il sc rappella des discours Ă©chappĂ©s Ă  Edouard pendant fa maladie. Ils a voient alors excitĂ© des soupçons dans son esprit ; mais pĂ©nĂ©trĂ© de respect pour lady Alderson, il ne s’y Ă©toit point arrĂȘtĂ©. Tout ce que disoit Edouard, lui paroiisoit l’effet d’une imagination blessĂ©e, dont les idĂ©es er- roient fur mille objets. Certain de ce qu’ii n’osoit penser auparavant, il plaignit, il partagea la douleur de Sara, & se sentit Ă©mu jus- qu’au fond du cƓur, en songeant Ă  l’inno- cente crĂ©ature fruit,d’un amour si malheureux. II se stvroit Ă  des senti mens de compassion » ^4 H Ă­ S T O I R. È de tendresse, quand on vint l’avertir de rĂ©* tourner promptement chez lady Alderfon, La vue d’un homme si attachĂ© Ă  Edouards si chĂ©ri d’Edouard, lui avoir causĂ© une rĂ©volution terrible. AprĂšs un long Ă©vanouissement * elle Ă©toit un peu revenue Ă  elle-mĂȘmc; mais si considĂ©rablement assoiblie, que ceux dont l’arttĂĄchoit en vain de prolonger ses jours, la dĂ©cidĂšrent trĂšs-pies do fa sin. Elle demandoit fans cesse le comte de Re- Ăźe!I. Quand on le lui annonça, elle fe fit donner des gouttes fortifiantes ; & rappellanfc tous fes esprits ma faute vous est connue, milord, lui dit-elle , je j'ai cruellement sentie, & mes derniers momens font si douloureux , que j’ofe espĂ©rer le paodon cĂ©leste. Je meurs, & laisse aprĂšs moi une fille dont vous aimĂątes le pere qu’elle Ă©prouve vos bontĂ©s, C’est le seul vƓu d’un cƓur oĂč la chaleur commence Ă  'Ă©teindre. DestinĂ©e Ă  i’avililfe- ment, mĂȘme avant de naĂźtre, la honte, la mĂ» fcre , un titre infĂąme; voilĂ  l'hĂ©ritage de la fille d’Edouard. Sa mere infortunĂ©e ne peut rien pour elle. Votre protection, milord, est Punique bien que le ciel me lastss espĂ©rer en fa faveur. PuiĂŹse ce ciel , qui m’abandonna Ă  I’é- ga renient de mon cƓur, regarder dans fa bontĂ© cette malheureuse orpheline; & puiiie t-eiĂŹe ne sentir jamais une douleur Ă©gale Ă  cebe qui m’arrache la vie ! Si la sienne est conservĂ©e, daignez lui faire comioĂźtre les auteurs de fes jours > D É MISS J E N N Y. 6s Jours qu’elle donne des larmes Ă  la mort de son pere, que sa mĂ©moire lui soit chere & respectable , que celle de sa mere lui serve d’une triste & utile leçon pour Ă©viter ses erreurs* Sa faiblesse & ses larmes la contraignirent d» s’arrĂšter. Milord Revell, vivement touchĂ©, remercia ĂźadySara de la confiance dont elle Phonorait; il lui promit, il lui jura de rendre heureux le fort d un enfant dĂ©ja cher Ă  son cƓur ; alors elle sonna. Lidy, suivant l’ordre qu’elle en avoir reçu, m’apporta & me prĂ©senta Ă  milord. 11 me prit dans ses bras; & me pressant contre son sein, il rĂ©pĂ©ta en pleurant les promelfes qu’il venoit de raire. Ma ntere, arrosant mon visage de Ă­Ă«s larmes, s’écria 6 ma fille ! que toutes les puissances du ciel veillent fur toi \ Au dĂ©faut des grandeurs qui dĂ©voient ĂȘtre ton partage , puitĂŹĂšs-tu possĂ©der un cƓur paisible & vertueux ! Elle fit signe Ă  Lidy de m’emporfer ; & s’adressant au comte de Revell, aprĂšs m’avoir encore recommandĂ©e Ă  ses foins , & rĂ©glĂ© ce qu’elle desiroit donner Ă  Lidy jai Ă©crit Ă  milord Alderson, dit-elle d’un ton assoibli; vous voudrez bien fermer ma lettre ; je souhaite qu’elle lui soit envoyĂ©e dĂšs Pinstant oĂč je ne ferai plus. Sa juste indignation cessera peut-Ăštre avec ma vie. Je ne me flatte point de ['attendrir pour ma fille, J’ai cru pourtant devoir Ă  cet enfant une dĂ©marche dont j’espere peu. C’est vous, milord, Tome HU E * 66 H I S T O I R I cfest vous seul qui me rassurez sur son destin. Alors elle lui fit remettre les clefs dĂ© tout ce qui lui appartenoit. Elle ferra la main cĂźu comte, lui dit adieu; & se sentant plus^ mal , elle ĂŽta de son col un ruban , oĂč le por- Edouard Ă©toic attachĂ© elle le fixa long- tems , & dit d’une voix balle , entrecoupĂ©e par ses soupirs image du plus aimable des mortels, image chĂ©rie, autrefois les dĂ©lices de mes r eux, l’objet de tous mes plaisirs , devenue celui de nia profonde douleur , je ne te perdrai de vue qu’en cĂ©dant de vivre. Elle rapprocha de les Ăźevres, 1c baisa avec ardeur; elle sembloit avoir rĂ©uni toutes ses forces pour ce dernier acte de Ă­a tend relie; elle ne parla plus, ses yeux se fermerent, elle expira sans faire le moindre mouvement , ni retirer ses mains qui pressoient le portrait d’Edouard contre fa bouche. Combien de fois la mienne y a cherchĂ© la trace de ses pleurs ! O Sara ! ĂŽ ma mers! vous avez souhaitĂ© que la mĂ©moire d'Edouard mĂ« fĂ»t chere & respethbie-, vous isolĂątes exiger mon respect pour vous-mĂȘme. PuissĂ©-je mourir malheureuse & mĂ©prisĂ©e Ă  sinisant oĂč la mĂ©moire de lady Alderson cessera de rn’ùtre chere & respectable !... Pardonnez, madame, ah!pardonnez aune fille attendrie des dĂ©tails tristes & longs qui peut-ĂȘtre auront Ă©mu votre cƓur trop sensible. EmportĂ©e par un sentiment vif, je n’ai pu passer lĂ©gĂšrement sur un sujet si intĂ©ressant L L M 1 S ! J Ăź H N ĂŻ. 67 fout moi. HĂ©las , je ne mettrai fous vos yeux que des sujets d’amertume! La douleur elt le sentiment habituel de mon ame ; une paillon vive & tendre fembloit devoir y exciter des mou- vemens plus doux CondamnĂ©e par la bifar- rerie de mon fort Ă  n’en connoitre que les peinesdĂ©terminĂ©e Ă  ne jamais rdndre ma tendresse heureuse, si je n'ose m’en occuper, js me plais au moins Ă  m’applaudir du sacrifice que j’en sais. Le premier foin de milord Revell, aprĂšs la mort de lady Sara , fut de chercher la lettre qu’il devoir envoyer Ă  son pere. II Ăźa trouva fous une enveloppe ouverte. Elle l’avoit Ă©crite dans le sentiment d’une douleur si vive, ses ex p reliions Ă©coientsi animĂ©es , elle prioit aveĂ» tant d’ardeur pour ^infortunĂ©e crĂ©ature, privĂ©e de tout appui par la perte d’Edouard & la mort prochaine de fa mere , que malgrĂ© la conuoiisance de l’cxtrĂšme duretĂ© de milord AlderĂ­bn, le comte espĂ©ra quhl servit attendri de la dĂ©marche soumise & touchante d’unc fille , dont la fin prĂ©maturĂ©e & malheureuse de- voit exciter sa pitiĂ© * & faire Ă©vanouir tous ses relĂŹentimens, II ferma le paquet, y mit les armes de Sara ; & ne voulant plus se compromettre avec lin homme qu’ìl mĂ©prisoit, il dicta une lettre Ă  Lidy. AprĂšs un dĂ©tail circonstancia de la mort de fa maĂźtresse, cette fille de- mandoit les ordres de milord pour l’inhuma- E ij 68 FI I S T O I R ÂŁ tion du corps & la conduite qu’elle devo’t tenir Ă  mon c-ard. On envoya un exprĂšs au chĂąteau d’Alcferfon. Rien ne peut exprimer la fureur de milord, en appercevant rĂ©criture de fa fille. I! dĂ©chira fa lettre fans rouvrir sachant de quelle main venait l’autre , il la jetta avec mĂ©pris , ordonnant d’un ton menaçant au Courier de la reprendre & de s’éloigner promptement. iViĂŹord Revell, informĂ© de cet emportement, jugea inutile de rien tenter davantage ; il fĂ© chargea seul de remplir les derniers vƓux de ma mere, & ne daigna pas s’obstiner Ă  instruire milord Alderfon du destin de fa fille. Six jours aprĂšs Ă­a mort, lady Alderfon fut portĂ©e fans pompe Ă  Rochcster, dans la ^ sĂ©pulture des comtes de Revell. Milord me tint fur les fonts avec mĂ­strifs Lark'ii; il me nomma Jenny, fille d’Edouard de Salisbury & de Sara Alderfim. On me conduisit a Ef- fex pour y ĂȘtre nourrie. MĂ­strifs Larkin, tous ceux qui avoient iĂšrvi ou assistĂ© ma mere , reçurent des marques de la libĂ©ralitĂ© de milord. Lidy resta prĂšs de moi, & conserva Ă  mon service les avantages de fa premiere condition; elle nf attacha nu col le petit portait d’Edouard. Celui de ma more , qui la reprĂ©- fentoit entiers . fut placĂ© en face de mon berceau. Lidy reçut ordre de m’apprendre Ă  le considĂ©rer avec une respectueuse tendresse dĂšs que mes yeux Ă­eroieat capables de distin» DE MISS J E H N T. 6A guer les objets. On rĂ©serva les bijoux de ma mere pour m’ĂȘtre donnĂ©s un jour ; le reste de ses effets fut vendu ,. & milord plaça ce qu’elle iaiĂ­soit Ă  la banque de Londres. La rente augmentant chaque annĂ©e le fonds, produisit avec le tems une somme qui eĂ»t Ă©tĂ© suffisante pour me mettre Ă  sa b ri du besoin, 2 le hasard n'avoĂŹt disposĂ© cruellement de tout ce qui m’étoit distinĂ©. Au commencement de ma sixiĂšme annĂ©e, milord me conduisit dans une pension prĂšs d’Oxford. J’y entrai fous le nom de mils Jenny Glanville, fille de qualitĂ© , que ses paĂŻens , retenus Ă  la JamaĂŻque pour le service du roi, vouloient faire Ă©lever en Angleterre, Les frĂ©quentes visites de milord, sa initiĂ© dont il rn’ho- noroit & la richesse des habits qu’íl se plai- soit Ă  me voir porter, donnerent une haute opinion de ma fortune. II eĂ»t Ă©tĂ© difficile dĂ© former des doutes fur la naissance d’un enfant confiĂ© Ă  ses foins. Je reçus dans cette maison sĂ©ducation distinguĂ©e qu’on y donnoit aux filles des plus grands seigneurs. Un esprit portĂ© vers la rĂ©flexion, aisez de fiertĂ© pour craindre la plus douce rĂ©primande , & le dĂ©sir de me faire aimer, m’engagerent naturellement Ă  profiter du foin qu’on prenoit de m’instruire. J’appris facilement tout ce qui forme le caractĂšre d’une femme destinĂ©e Ă  ĂȘtre riche & Ă  tenir un rang dans lc monde j mais on ne nsenseigna point ces E iij Histoire 70 principes solides & vrais, qui nous rendent capables de jouir avec modĂ©ration des biens de la fortune, ou nous aident Ă  en supporter courageusement la privation principes Ă­ĂŹ nĂ©cessaires pour conscver de la dignitĂ© dans les divers Ă©vĂ©nemcns de la vie. C’eĂ­t par eux seuls que nous pouvons souffrir beaucoup , & ne pas nous trouver rout-Ă -sait malhpureux. On nous Ă©pargneroĂčbien des peines, si on nous apprenoit Ă  ne rougir que du reproche de notre cƓur. Milord Revell avoir des pareils fort Ă©loignĂ©s, mais attentifs fur fes dĂ©marches. Son extrĂȘme amitiĂ© pour le fils du duc de Salif- bury , en dĂ©truisant leurs avides espĂ©rances , les Ă©carta long-tems de fa maison. La mort d’Edouard les rapporcha de milord. Ils le recherchĂšrent, bientĂŽt son cƓur s’ouvrit aux foins qu’iis prirent de lui plaire. 11s Ă©toient dans cet Ăąge oĂč l’on sent le besoin des attentions & de la complaisance ; besoin qui les rend agrĂ©ables, & fait fermer les yeux fur leurs motifs. Peu Ă  peu milord cessa de jouir de fa libertĂ©. II fe vit entourĂ© d’amis officieux, qui examinoient fes mouvemens , Ă©clairoient tous fes pas j je devins l’objet de leur curiositĂ©. On lui parloit de fa pupille ; on desiroit de la voir, de la connoĂźtre. Mais il gardoit un profond silence fur ce qui me concernoit. Afin de mieux cacher fes bontĂ©s pour moi, il raya B E M I J S J ! U S ĂŻ. '7* de son testament l’article oĂč j'Ă©tois nommĂ©e, dans .la crainte qu’un legs trop considĂ©rable ne m’attirĂ t de puiĂ­sans ennemis & n’exposĂąt Ă­e$ dií’ Ă  ĂȘtre contestĂ©es. Sa gĂ©nĂ©reuse attention lui fit craindre auisi de se voir prĂ©venu par la mort ou l’aiĂŻpibliiĂŹemeiit de son esprit, avant d’avoir fixĂ© mon sort, & le porta Ă  prendre des mesures pour l’aĂ­furer. Sir Humfroi, toujours attachĂ© Ă  lui, avait fa confiance, & la mĂ©ritent par son zele & sa probitĂ©. Milord s’ouvrit Ă  lui sur le sujet d’une si noble inquiĂ©tude, & s’artĂȘta au moyen qu’il trouvoit le plus propre Ă  la dissiper."Il remit un porte-feuille Ă  sir Humfroi, contenant en billets de banque quinze mille livres sterling, dont il me saisoit prĂ©sent, & plus de quatre rnilie venant de ma mere. Dans. cette derniere somme Ă©toit compris le fonds d’une petite rente assignĂ©e Ă  Lidy. Milord enjoignit Ă  sir Humfroi de continuer Ă  mettre le revenu de mon bien en augmentation du principal. II ajouta Ă  ce dĂ©pĂŽt les bijoux de lady Alderson, avec tous les papiers qui in- tĂ©reĂ­soient sa mĂ©moire, & qui p ou voient m’é- claircir sur ma naissance. Sir Humfroi s’engagea Ă  remplir les dĂ©sirs de milord. II lui promit de me rendre maĂź- treiĂ­e de ma fortune quand j’aurois atteint ma dix-huitiĂšme annĂ©e, si dans ce te m s milord n’étoit plus en Ă©tat de suivre lui-mĂštne ses dispositions. Les papiers de ma mere, cache» Eiv Histoire 72 tĂ©s du sceau d’Edouard & du sien , furent mis entre les mains de Lidy , pour me ies donner lorsqu’eiie en recevroit l’ordre. Sir Humftoi y ioigmt une reconnoiĂ­lance fort Ă©tendue , spĂ©cifiant le nombre & la qualitĂ© des effets dont il s’avouoit dĂ©poiitaire. Trois ans aprĂšs je perdis mon unique ami , mon vertueux protecteur. Sa tendre prĂ©voyance avoir voulu assurer mou bonheur. Mais que peut la vaine prudence des faibles humains, contre un hasard destructeur des projets les plus profonds & les mieux conduits ? Uu instant renverse nos arrangemens , dissipe nos espĂ©rances , & nous livre Ă  tous les maux que les vues bornĂ©es des hommes semblent avoir pour jamais Ă©loignĂ©s de nous. .. Je pleurai milord , je le pleurai beaucoup. Mais il est un Ăąge oĂč l’impreffion de la douleur s'essace si rapidement, qu’on peut la nommer une courte interruption de la joie. Lom- bien de fois j’ai donnĂ© depuis des larmes ame. res au souvenir de cet ami vraiment gĂ©nĂ©reux ! HĂ©las ! ses bontĂ©s, fa tendresse, ses bienfaits n ont pu m’arracher Ă  ma triste destinĂ©e. Ah , madame, que l’enfance est un Ă©tat heureux ! Pourquoi ne jouit-on du bonheur que dans le terns oĂč l'on ne peut le connoĂź- tre , oĂč, loin de s’applaudir du calme intĂ©rieur de son ame, on porte ordinairement ses idĂ©es fur savenĂźr qui doit l’aĂźtĂ©rer ou le dĂ©truire! Je parvins Ă  ma quinziĂšme annĂ©e, fans qu’une DE MISsJeKNY. ĂŻa lĂ©gĂ©retĂ© de ma main ; r & quand je chantai, il se montra charmĂ© de la douceur & de la flexiblitĂ© de ma voix. Passant de mes louanges Ă  celles du compositeur d’un morceau qui l’avoit extrĂȘmement flattĂ©, il parla des goĂ»ts divers fur l’harmonie , Ă©tendit ce sujet & le traita en connoifĂŻeur. Il lui rappella plusieurs particularitĂ©s de ses voyages en France & en O L MISS j E N N Y IC9 Italie , pays oĂč la dispute s’élevoit aisĂ©ment» difoit-il, fur la prĂ©fĂ©rence que chaque nation troyoit mĂ©riter. Je l’écoutois avec attention , fes rĂ©cits s’enchaĂźnoiem l’un Ă  l’autre ; ils durĂšrent jusqu’au moment oĂč on vint l’a- vertir qu’íl Ă©toit servi. Je me prĂ©parois Ă  sortir ; mais il me retint, & me pria de lui accorder ma compagnie Ă  table. Miftriss Ham- mon sc hata d’accepter cet honneur pour moi. Pendant le repas, milord conserva fa gaietĂ©. IL avoir ordonnĂ© que ses chevaux fuiĂ­ent attelĂ©s Ă  cinq heures, il parut fĂąchĂ© de s’ĂȘtre engagĂ© Ă  sortir j en me quittant, il me remercia des momens agrĂ©ables que je venois de lui faire passer. Cet heureux commencement ossroit une riante perspective. Cependant Lidy se resu- soit aux espĂ©rances que miftriss Hamnwn en concevoit. Elle Ă©vitoit soigneusement les regards de milord, & craiguoit toujours, pour elle & pour moi, l’instant oĂč it apprendroic Ă  qui je devois la vie. Le lendemain Ă  l’Hure du dĂźner , on vĂźnt me due que milord ĂŹn’at- tendoit. CharmĂ©e de cette invitation , je courus Ă  son appartement. J’y fus reçue comme une personne dont la prĂ©sence Ă©toit desirĂ©e. Je jouai du claveĂ»n aprĂšs le dĂźner, & ns quittai milord qu'Ă  l’heure oĂč il se retiroit ordinairement pour prendre du repos. Chaque jour augmenta ma faveur auprĂšs de milord Alderson. J’obtenois dejĂ  des grĂąces lĂ©- ÎÎO II Ă­ S T 0 I R È gĂ©rĂ©s. A la priere de fou chapelain , je luĂź prĂ©sentais lĂšs humbles requĂȘtes de ses vassaux ou de ses fermiers. J’obiigeois toute fa maison; !c respect; de ses gens pour moi croilfoit avec les distinctionsdu maĂźtre. On commen- qoit Ă  se dire en secret miss Jenny fera bientĂŽt mĂŻl.>r Ă­ Aider suri. On croyoit milord fort attachĂ© Ă  ma personne. Ceux qui le pensaient ne savoieut pas combien celui dont la complaisance amuse un grand , peut sĂ©duire son esprit suis intĂ©resser son cƓur. Je vĂ©cus plus d’un mois dans cette espece d’imimitĂ© avec milord, mangeant Ă  sa table & passant une partie du jour auprĂšs de lui fans qu’il daignĂąt me faire une feule question fur la situation fĂącheuse de ma fortune, s’itisonner des particularitĂ©s de mon malheur, ou des reĂ­iĂČurces qui pouvoient me rester. Une fluxion fur les yeux le privoic depuis iong- tems de la promenade. Les jalousies de Ion appartement demeuroient fermĂ©es , & l’obf- curitĂ© me laissait Ă  peine lire les pieces difficiles qu'il ahnoit Ă  'm’eii tendre jouer. IL guĂ©rit enfin , & fe vit avec plaisir en libertĂ© de parcourir ses jardins , & de jouir des nouveaux embelliĂ­semens qu’on venoit d’y faire. Un matin il m’envoya prier de l’accompagner Ă  la promenade. Je me rendis avec lui au bord d’une piece d’eau, oĂč se jouoient quantitĂ© d'oiseaux aquatiques, accoutumĂ©s Ă  venir au plus ÏIÎ I» È MIES j E N N Y. lĂ©ger lignai se disputer des grains qu’on leur jet- toit. Le jour Ă©toiĂȘ fort grand dans ce !ieu ,oĂč rien ne Pombrageoit. Milord ne m’avoit point encore regardĂ©e avec autant d’attentĂ­on ni de facilitĂ© de nfexaminer. 11 me considĂ©ra long - tems. Un mouvement de surprise le fit se retirer en arriĂ©rĂ©, lever les mains & prononcer des mots entrecoupĂ©s, dont 1c sens ne m'Ă©- chappa point. II revint Ă  moi, s’élĂŽigna encore, se rapprocha, me regarda fixement sans parler. Ensuite s’appuynnt fur une balustrade qui rĂ©girait autour du bassin , il bailla la tĂȘte dn cĂŽtĂ© de Peau, & s’écria quels traits , quel rapport , quelle Ă©tonnante conformitĂ© ! Que mon cƓur Ă©toit agitĂ©, madame ! Milord s’appercevoit de ma reĂ­lemblance avec lady Sara ; elle ie frappoit, mais fa surprise fie paroissoit mĂȘlĂ©e d’aucun attendriĂŹsement ; Ăźa sĂ©vĂ©ritĂ© de ses regards venĂČitde me glacer. InquiĂ©tĂ© , troublĂ©e , je gardois le silence, j’at- tendois en tremblant que milord le rompis lui-mĂšme. Son air, devenu si sombre en un instant, sembla s’éclaircir peu Ă  peu. II se tourna vers moi, me fit une espece d’excuse de Ă­ĂŹi longue distraction. Vous m’avez vivement rappelle, me dit-il , iwie personne dont lĂ© souvenir m’est odieux. Vos traits font semblables aux siens ; je souhaite que le ciel ne vous ait pas destinĂ©e Ă  vous conduire comme elle, & qu’i! vous garanciĂ­Ă­e de ses feijbleĂ­Ă­es. Nous HistoĂŹkĂ© continuĂąmes notre promenade , & pour la premiĂšre fois milord m’interrogea fur le terns on j’avois perdu mes parens, fur les Ă©vĂ©ne- inens qui me privoient de mes biens, & fur le rang & la fortune de mon pere. InfinitĂ© de ce que je devois rĂ©pondre , il m’étoit aisĂ© de le satisfaire fans me trahir niais peu accoutumĂ©e Ă  dĂ©guiser la vĂ©ritĂ©s j’hĂ©sitois; mon embarras paroiĂ­Ă­oit jusques dans le son de ma voix , & je cherchois Ă  dĂ©tourner la conversation d’un sujet dont la sincĂ©ritĂ© de mon cƓur Ă­Ă« fentoit bleĂ­lee. Milord rentra plutĂŽt qu’il 11e fembloit fe l’étre proposĂ©. Sous prĂ©texte d’un peu de lassitude s & de vouloir fe reposer , il me quitta aĂ­ĂŹez brusquement. Je me crus perdue. Mistrifs Hammon & Lidy pensĂšrent, comme moi, qu’il alloit me retirer la faveur. Cependant Ă  l’heure du dĂźner, on vint Ă  l’ordinaire me dire qu’il m’atten- tloit. Je ne vis point de changement dans fa contenance; mais il me parla moins , & m’ob- lerva davantage. Ce qui devoit me rendre plus chere Ă  son cƓur, ĂŹn’en Ă©loigna.*Je le trouvois souvent froid & sĂ©rieux. Pendant plusieurs jourS il me faĂŹucit er. foitanr de table, & fe retiroit promptement, marquant une forte de crainte que je ne le fui vidĂ©. Cette conduite abattit mon espoir, affligea mifhifs Hammon, & confirma Lidy dans l’idĂ©e qu’iĂź Ă­Ă«roit imprudent de lui dĂ©couvrir ma naissance, & ĂŻ ÂŁ M 1 S 5 j I S N T,' JI5 A de l’inĂ­truire d’un secret dont la comtois, sauce le rendroit mort ennemi; Milord eut un peu de fievre , il s’y joignit une violente attaque de goutte. MalgrĂ© riitdilfĂ©rence qu’il me montroit depuis notre promemade, mes premiers sentimens n’é- toient point afioiblis. Ses cris pĂ©nĂ©troient mon cƓur. EmpressĂ©e Ă  partager avec mistriss Ham- mon remploi de le servir, assidue prĂšs de son lit, je voiois pour exĂ©cuter ses ordres. Je ne pouvois retenir mes larmes an r en tendant se plaindre tout haut des maux aigus qu’il souffrait Pendant sa convalescence, il parut se souvenir de mes foins , & se montra sensible Ă  ceux que je prenois alors de dissiper & l’inter- rogea d’un ton impĂ©rieux. Apprenant par elle que Lidy Ă©toic dans lĂ  maison , il la demanda, l’accabla de menaces, lui donria les noms les plus durs, nous reprocha Ă  toutes trois un complot infĂąme , formĂ© en commun pour le tromper. I! ne vouloit rien Ă©couter, rien entendre; il traita leurs discours d’impostures , de lĂąches suppositions, de mensonges inventĂ©s, dans le coupable dessein de noircir la mĂ©moire de' Sara, d’étabĂźir ma fortune & la leur fur la perte de fa rĂ©putation. II me semble voir encore ces femmes prosternĂ©es aux pieds de ce" cruel,moi, l,a tĂȘte appuyĂ©e fur le siĂ©gĂ© qu’il DE MISS JENNY. I k? venoit de quitter, cachant mon visage & me s pleurs , m’efforqant en vain de retenir mes cris, & redoutant plus que la mort les regards mĂ©priĂ­ans de milord. Sauvez ì’innocente & infortunĂ©e fille de ma chere maĂźtresse , lui disoit Lidy, sauvez» la des dangers oĂč i’expose l’abandon de la nature entiere. Eh! pourquoi, milord , pourquoi vous tromperois»je ? Est-ce mon intĂ©rĂȘt qui m’engage Ă  implorer vos bontĂ©s ? Ah , je ne demande point Ă  les partager ! NĂ©e pauvre , je puis vivre fans peine du fruit de mon travail. Mais miss, Ă©levĂ©e dans saisines, n’a point appris Ă  supporter rabaissement & la misere. Je le jure en prĂ©sence du ciel , je ne vous en impose point, c’est la fille de sidy Sara dont vous voyez couler les pleurs , dont vous entendez les gĂ©miĂ­ĂŹemens ; lui refuserez- vous un ? Assurez son fort... Ah ! si milord eĂ»t daignĂ© lire la lettre de sa fille expirante, m’accuseroit-il aujourd’hui d’une criminelle supposition? Cette espece de reproche enflamma la colore de milord Alderson. Elle se porta Ă  l’excĂšs.... Mais souffrez , madame , que j’abrege le rĂ©cit de cette scĂšne odieuse. Indignement chassĂ©es de la prĂ©sence & de la maison de milord , traitĂ©es de misĂ©rables qui attentoient Ă  son honneur, Ă  sa fortune, peut- ĂȘtre Ă  sa vie, nous sortĂźmes toutes trois du chĂąteau, pour n’y rentrer jaipais. Ma feule consolation, dans H iij ĂŻi8 HrsToinĂŻ tme disgrĂące si mortifiante , fut de voir mis- fcriss Hammon placĂ©e plus avantageusement pu prĂšs d’une dame qui la desiroit depuis long„ tems. ObligĂ©e de suivre sa maĂźtresse en Irlande , elle me donna toujours de ses nouvelles. Quand je me trouvai en Ă©tat de recon-, noĂźtrefon amitiĂ©, j’appris avec douleur qu’elle Ă©tait morte. Je retournai Ă  Londres dans une situation Tesprit difficile Ă  exprimer. On est bien malheureux , madame, quand aucune espĂ©rance ne s’ossre plus Ă  la pensĂ©e ; mĂȘme cette espĂ©rance vague , Ă©loignĂ©e , qui amuse nos dĂ©sirs, nous laisse au moins la douceur de former des projets, & d’envifager un avenir moins fĂącheux. Les f premieres jours qui suivirent cette dure Ă©preuve , je voulus me soumettre Ă  la triste condition oĂč je me voyois j rĂ©duite, J’essayai de soulager Lidy, de m'occuper utilement comme elle, Nais eette intelligence , qui m’avoit fait acquĂ©rir sans peine deV talenç agrĂ©ables , m’abandonna quand il fallut Lem, ployer Ă  comprendre de nouvelles leçons. Mes doigts , si habiles Ă  parcourir les touches d’un clavecin, m'Ăšloient avec inal-adresse les dif- fĂ©rens assortimens des foies. J’oubliois Ă  tout moment ce qu’on yenoit de me dire,^& m°n dĂ©goĂ»t pour les compagnes de mon travail me rcndoit cet apprentissage insupppr- BI MISS JENNY. II? A mon arrivĂ©e d’Oxfort, mistriss Mabel conseilloit Ă  Lidy de chercher Ă  me placer auprĂšs d’une dame de la cour, ou chez quelque riche habitante de la citĂ©. Bien des femmes , difoit-elle , dĂ©sireraient de jeunes personnes propres Ă  les accompagner en. public , & Ă  les amuser dans leurs heures de retraite. Ce parti m’infpiroitune vĂ©ritable rĂ©pugnance; il m’auroit sĂ©parĂ©e de Lidy j’espĂ©rois alors la protection de milord Alderson. D’aiiieurs, inconnue Ă  tout le monde, Ă­Ă ns un ami pour me prĂ©senter, pour prĂ©venir sur mes mƓurs, fur mes sentimens, comment paraĂźtre dans une maison, n’ayant Ă  exposer que le besoin d’y ĂȘtre admise ? Comment me rĂ©soudre Ă  soutenir des interrogations naturelles, des questions simples Ă  faire, des demandes ordinaires, si embarrassantes , si fĂącheuses Ă  entendre , qu’on n’y peut rĂ©pondre , fans trahir la vĂ©ritĂ© , ou la dĂ©couvrir en rougissant ; puisquil est un Ă©tat oĂč l’on rougit Ă­ans avoir commis de fautes Ăź Ah , madame ! quel prĂ©jugĂ© faux & barbare soumet au mĂ©pris tant d’innocentes crĂ©atures, & laisse jouir de l’estime publique les auteurs du crime dont elles subissent la honte ! Nos peres ont Ă©tabli des loix bien injustes. L’in- tĂ©rĂȘt les conserve'en vigueur; l’amour du plaisir les enfreint fans cesse. Quelle contrariĂ©tĂ© dans nos principes & nos mƓurs ! Comment un homme libre , dĂ©terminĂ© Ă  ne point H iv ĂŻ2 Histoire s’engager, ou dĂ©jĂ  liĂ©, ofe-t-il se livrer $ l’ardeur de ses sens , s’abandonner Ă  leur ivresse? lui qui, pour contenter ses dĂ©sirs , doit en dĂ©shonorer l’objet, & risquer de faire un malheureux. Depuis mon retour de Windsor, mes vues Ă©toient changĂ©es. Je desirois ardemment de retrouver une protectrice. M. Burnet , un honnĂȘte nĂ©gociant, qui faisoit travailler mis- triss Mabel, se chargea avec bontĂ© d’employeç ses foins pour me placer. En eflet, il me prĂ©senta Ă  plusieurs personnes. Vous dirai-je, madame, le dur accueil, leg hauteurs , les dĂ©dains que j'essuyai de celle dont mon malheur excita la Froide & humiliante compassion ? Ma jeunesse , ma sigure , devinrent le sujet de mille choquantes rĂ©'flĂ©- xions. Sans se dĂ©terminer Ă  m’obliger , on s’entretenoit devant moi des inconvĂ©nient qu’ii y auroit Ă  le faire. ExaminĂ©e , dĂ©concertĂ©e , plainte & rejettĂ©e , je parus Ă  la toilette de vingt femmes, & ne Fus acceptĂ©s d’aucune. Ces dĂ©marches rebutantes & infructueuses m’affligerent sensiblement. La mort de sir Humfroi acheva de m'accabler ; une sombre tristesse abattit mes esprits. Elle augmenta chaque jour, & me conduisit pep Ă  peu Ă  cette eĂ­pece de langueur qui se tourne aisĂ©ment eu consomption. LĂŹdy s’effraypit dp dĂ©rangement de * » E MISS Jenny. ILx santĂ©; elle me forqoit Ă  rester dans ma chambre , cherchoit Ă  me distraire , Ă  m’amuser. Elle me prĂ©parait des mets propres Ă  flatter mon goĂ»t. Son inquiĂ©tude , ses attentions tendres & continuelles, m’engagoient Ă  renfermer une partie de ma sensibilitĂ© pour mĂ©nager la sienne. Cette contrainte aigriĂ­soit mes chagrins ; je me croyois prĂȘte Ă  y succomber, quand !e hasard m’offrit un moyen de changer ma situation. Lidy m’avoit conduite un marin an parc Saint-famĂ©s, dans le dessein de me faire prendre Pair je me promenois lentement avec elle. Au dĂ©tour d’une allĂ©e, un homme qui soi toi t de celle oĂč j’entrois , revint fur ses pas & s’arrĂštant devant moi , il s’écria ĂŽ bonheur ! c’est elle, c’est miss Jenny Banville ! EtonnĂ©e d’entendre mon nom, je levai les yeux fur celui qui venoit de le prononcer, 8c reconnus sir James Humley. Cette rencontre me troubla. Dans l’infortune on ne fixe pas fans Ă©motion ceux dont la vue rappelle un te m s plus heureux. A leur aspect le cƓur prĂ©vient, par son attendrissement, la mortification qu’il craint, ou les consolations qu'il. espĂ©rĂ©. Le baronnet Ă©toit si sensible au plaisir de. me revoir, si charmĂ© de me retrouver inopinĂ©ment, aprĂšs six mois d’une pĂ©nible & inutile recherche, qu’il exprimait Ă  ia fois mille 122 H I S T O I R S sentimens diffĂ©rons. II 11e pouvoit, disoh-il, me pardonner mon silence, cette rigueur qui jn’avoit portĂ©e Ă  laisser ignorer ma demeure Ă  miss Clifford , fans doute pour me dĂ©rober aux empressemens d’un homme dont PĂąmons & les foins me fatiguoient. Des transports de joie interrompoient ses reproches. II ou- blioit mes torts » se livroit tout entier Ă  la satisfaction de son cƓur. Ensuite il recommen- çoit Ă  se plaindre, Ă  m'accuser. PrĂ©cipitĂ© dans le dĂ©sespoir par ma conduite Ă  son Ă©gard , ses projets de bonheur, ses plus cheres espĂ©rances s'Ă©toient Ă©vanouis. Ma nĂ©gligence, mon dĂ©dain, ma haine, les avoient pour jamais dissipĂ©s , il ne pouvoit plus ĂȘtre heureux ! OccupĂ© de lui, des mouvemens vifs & variĂ©s de son ame , il n’appercevoit, ni mon embarras , ni le changement marquĂ© de ma personne. Ma pĂąleur & l’air d’abattement rĂ©pandu sur mon visage le frappĂšrent enfin. Un tendre intĂ©rĂȘt se peignit sur tous ses traits. II prit une de mes mains, & la pressant doucement que vois-je , dit-il ! Que! sombre nuage obscurcit ce front charmant ! Chere miss , vous soupirez, vous retenez des larmes prĂȘtes Ă  vous Ă©chapper; vos trilles regards pĂ©nĂštrent mon ame. L’aimable Jenny gĂ©mit tout bas, elle semble dĂ©daigner un ami dont le cƓur lui est dĂ©vouĂ©. Ah ! parlez , confiez vos secrets Ă  ma foi. Vous me verrez L L MISS J E H S t 12 Z prompt Ă  vous servir, vous prouver paj mon zele un vĂ©ritable que vos froideurs, vos mĂ©pris mĂȘme n’aftoibliront jamais. Je n’ai point de secret, dis-je alors , dĂŽat la communication puisse paroĂźtre une marque de confiance. Si je ne donnai jamais d’es- pĂ©ranee Ă  sir Ja , dans un tems oĂč tout m’autoĂźisoit Ă  croire qu’il m’étoit possible de le rendre heureux, je veux bien lui apprendre aujourd’hui, que pour son propre avantage il doit Ă©touffer ses sentimens. Pour mon piopre avantage , rĂ©pĂ©ta le baronnet ! Qu’entends-je ? Quoi, miss, Ăštes-vous engagĂ©e ? La profonde tristesse oĂč je vous vois livrĂ©e, seroit-elle la suite d’une union prĂ©cipitĂ©e & malheureuse ? Auriez-vous disposĂ© de votre cƓur , de votre main ? Vos paĂŻens sont-ils de retour en Angleterre ? Veut- on vaus sĂ©parer d’un objet chĂ©ri , ou vous lier malgrĂ© vous? Votre affliction naĂźt-elle de la contrainte qu’on veut vous imposer, ou du regret d’avoir mal placĂ© vĂłs affections ? Pardonnez ces questions Ă  mon zele, Ă  une passion plus vive dans cet instant qu’elle ne le fut jamais. Ni ma main, ni mon cƓur ne font au pouvoir de personne , repris-je avec assez de fiertĂ©. Je n’ai point de reproches Ă  me faire, & ne me fuis point encore attirĂ© ceux des autres. Si yoijs voulez me prouver cette amitiĂ© dont ĂŻ 24 Histoire vous cherchez Ă  rĂ©assurer, ne vous obstinez pas Ă  dĂ©couvrir le sujet de mes peines , & laissez moi la libertĂ© d’éviter des questions qui en redoublent l’amertume. E11 parlant je m’avançois vers la porte, dans le deflein de me retirer } mais sir James m’arrĂštant non, dit-il , je ne vous la laisserai point cette cruelle libertĂ© j vous ne me quitterez pas ainsi, vous ne m’enleverez point un bien que le hasard m’a si heureusement rendu ; je vous suivrai par-tout , je saurai ce que vous me cachez. Un intĂ©rĂȘt trop vif me fait dĂ©sirer de pĂ©nĂ©trer ce mystĂšre. Si, comme vous le dites , votre cƓur n'est au pouvoir de personne, par quelle bizarrerie vouĂźez-vous fuir un homme dont le tendre penchant vous est connu ? Est- ce mon amour qui me rend importun ? Eh bien , je cesserai de vous en parler , je renfermerai dans mon ame les sentimens que vous m’inspirez mais au moins souffrez ma prĂ©-, sence, traitez-moi comme un ami, comme un fidele , un ardent ami. O ma chere Jenny ! dĂšs cet instant j’en adopte le titre, & je jure d’en remplir tous les devoirs. II m’avoit forcĂ©e de m’asseoir pour l’écou- ter. La vivacitĂ© de ses expressions & de ses mouvetnens redoubloit mon embarras. II me pressoit, il me conjuroit de parler. Je sentois une rĂ©pugnance invincible Ă  lui dĂ©couvrir ma situation , & voyois l’impoĂ­sibilitĂ© de la lui cacher long-tems. Je tournai les yeux vers BI MISS J E N N T. I2f LĂ­dy. Mes regards l'invitoient Ă  rĂ©pondre pour moi. Elle m’entendit; & s’adreĂ­lĂ nt au baronnet un triste Ă©vĂ©nement a changĂ© le fort de miss , dit-elle ; j’ignore d’oĂč naĂźt son trouble & pourquoi elle semble craindre de Pavouer. La privation des biens de la fortune ne peut inspirer de honte qu’à ceux dont la conduite imprudente a causĂ© la ruine. Si miss Jenny n’estpĂŹus riche, elle p ssede encordes qualitĂ©s qui la rendoient estimable. Elle est obligĂ©e fans doute Ă  sir James de PintĂ©rĂȘt qu il prend Ă  ses chagrins cependant rĂ©duite Ă  vivre dans un Ă©tat diffĂ©rent de celui oĂč elle fut Ă©levĂ©e , ie ne crois pas que les visites d’uil homme de son Ăąge puissent ĂȘtre admises chez une personne aulTi jeune, dĂ©nuĂ©e de biens, de parens , d amis , dont PĂŹndĂ©pendance devien- droit nouveau malheur, si la plus exacte dĂ©cence ne rĂ©gloit toutes ses dĂ©marches. Cette premiere ouverture augmentant la curiositĂ© du baronnet, engagea Lidy Ă  entrer dans de plus grands dĂ©tails. Elle cacha les noms de mes parens, faus cacher leur condition . mon Ă©tat, ni la perte de mes espĂ©rances. L'intention de cette fille, en marquant uns entiere confiance Ă  Phomme qui lui avoit montrĂ© la plus forte passion d'unir son sort au mien, Ă©toit d’approfondir ses senti mens F PĂ©loigner de moi, s’il tenost Ă  la fortune, ou au prĂ©jugĂ© ; & de seconder ses vƓux, Ă­ĂŻ leur dĂ©sintĂ©ressement lui permettoit de con* ĂŹM HĂŹSfÒÍRÊ set ver le dĂ©sir de m’épouser. Dans ma position J l’amour de sir James lui paroissoit une ressource qu’il eĂ»t Ă©tĂ© imprudent de nĂ©gliger. Le baronnet l’écouta avec une extrĂȘme attention. Loin d’ĂȘtre refroidi par cette dĂ©couverte » elle sembla Ă©lever en lui un mouvement de joie. O ma chere Jenny, s’écria- t-iĂź du ton le plus animĂ© Ăź ĂŽ qu’il nü’est doux de pouvoir rĂ©parer vos pertes , d’espĂ©rer dĂ© voir bientĂŽt renaĂźtre la sĂ©rĂ©nicĂ© sur cet aimable visage ! Mais permettez-moi dĂ© vous reprocher une preuve si marqfuĂ©e de votre indiffĂ©rence. Quoi, dans ce triste abandon, mori idĂ©e ne s'est jamais prĂ©sentĂ©e Ă  votre esprit ? Vous n’avez jamais pensĂ© qu’il vous restoit un ami, un tendre, un solide ami ? N’im- porte ! OubliĂ© , mĂ©prisĂ© , cqt ami n’en est pas moins dĂ©cidĂ© Ă  vous aimer , Ă  vous servir. II sera trop payĂ© des soins qu’il s’apprĂȘte Ă  vous rendre, si vous daignez les recevoir. Heureux de mettre Ă  vos pieds ma fortune, je commencerai Ă  chĂ©rir des biens qui deviennent dans mes mains un moyen de rĂ©pandre i’a- grĂ©ment fur vos jours. Les peines dont notre cƓur seul est aĂ­fĂȘctĂ©, nous disposent a la reconnaissance pour tous ceux qui s’y montrent sensibles. Celles qui naissent du besoin , dĂ© rabaissement oĂč il est rĂ©duit, nous rĂ©voltent contre la compassion ; sentiment qu’il est difficile d’exprimer sans en humilier l’objet. Ge raĂšme sir James qui, six mois aupara- s L MISS jENNY. Ă­ii Vaut, oioit Ă  peine lever les yeux devant moi, craignoit tant de me dĂ©plaire , de m'irriter en me parlant de fa tendreĂ­fe, enhardi par mon malheur , fembloit Ă  prĂ©sent se croirai l’arbitre de ma destinĂ©e. On eĂ»t dit que la ruine de mes espĂ©rances Ă©levoit les siennes » lui donnoit des droits assurĂ©s fur ma bienveillance , me rendoit dĂ©pendante de lui, de fort amour, de ses bienfaits. Je ne fais quel mĂ©lange de dĂ©goĂ»t & de fiertĂ© me portoit Ă  rejetter son amitiĂ© , Ă  desirer d’éloigner cet homme de moi ses offres ne m’inspiroienS point de reconnoissance ; je ne me sentois point touchĂ©e de ses empressemens ; l’air de satisfaction qui brilloit dans ses yeux, m’offensoit. Celui de la modestie, mĂȘme de la tristesse * eĂ»t Ă©tĂ© plus convenable Ă  l’occasion. S’il est gĂ©nĂ©reux de trouver de la douceur Ă  rĂ©parer les pertes d’un ami, il est plus gĂ©nĂ©reux encore de s’afflĂ­ger , en l’obligeant, du malheur qui lui rend nos secours nĂ©cessaires, & les contraint Ă  les recevoir. Ces distinctions dĂ©licates ne font pas dans le cƓur du commun des hommes. GuidĂ©s ordinairement par leurs passions, accoutumĂ©s k se prĂ©fĂ©rer eux-mĂȘmes Ă  tout, leurs dĂ©sirs, leur intĂ©rĂȘt forment l’unique point de vue fous lequel ils envisagent les objets. Sir James m’aimoit, m’avoit perdue , me retrouvoit ; un Ă©vĂ©nement lui rendoit le plaisir de me voir; qu’importe fĂź cet Ă©vĂ©nement Ă©toit triste pour iĂźg Histoire moi ? II rcmpliĂ­soit ses vƓux les plus ardehs ; auroit-il pu nĂ© pas sentir de la joie , quand il se persuadoit que sa rencontre, son amour & sa gĂ©nĂ©rositĂ© paroĂźtroient des relĂŹources fi avantageuses Ă  l’infortunĂ©e qui rougiĂ­loit de fa pitiĂ© ? ObstinĂ© Ă  ne me point quitter sans con- noĂźtre ma demeure, il me força de la lui ap-i prendre. BientĂŽt il me sembla qu’elle fĂ»t devenue la sienne par son assiduitĂ© Ă  s’y rendre, ses plaintes fur son peu d’agrĂ©ment, & ses sollicitations pour m’obliger d’en changer. Lidy lui reprĂ©sentoit inutilement rimpofĂ­ĂŹbi- ĂźitĂ© oĂč j’étois de m’en procurer une plus commode ou plus riante il levoit aisĂ©ment les difficultĂ©s qu’elle nommoit insurmontables ; mais il nous trouva toutes deux trĂšs dĂ©cidĂ©es Ă  ne lui rien devoir. Le baronnet Ă©puisa en vain tous les moyens de rn’engager Ă  recevoir ses secours. Je refusois ses prĂ©sens, & me montrois offensĂ©e de b libertĂ© qu’il prenoit de m’en offrir. II voulut dĂ©poser dans les mains de Lidy une somme considĂ©rable, assez forte pour nous mettre l’une & ì’autre Ă  l’abri du besoin. Elle refusa de ü’en charger. La conduite du baronnet excita sa dĂ©fiance; elle craignit qu’il ne cherehĂąt Ă  la gagner, Ă  me sĂ©duire; elle me mmuni- qua ses idĂ©es. Ma froideur % " ia rĂ©serve augmentĂšrent. Sir James devint rĂȘveur, chagrin, fĂącheux, fans ceĂ­Ă­er d’ĂȘtre assidu, mĂȘme importun. B E MISS J E N N t Î2$ portun. II paroilToit chez moi Ă  toutes les heures du jour. N’ayarit aucun Heu pour me retirer, j’étois forcĂ©e de souffrir sa prĂ©sence, & d’entendre ses plaintes continuelles. II me reprochoit mon peu de confiance , ma fiertĂ©, une hauteur dĂ©placĂ©e qui me faĂŹsoit rejettes les dons de samitiĂ©. II ignoroit, diToit-iL avec emportement, oĂč ma duretĂ© pouvo’it la conduire ; elle le pĂ©rdroit, elle causcroit sa mort. Souvent il me rĂȘprĂ©sentoit les dangers auxquels m’exposoient ma jeunesse & mon indigence ; il m’entretcno'it fans cesse de son amour, de ma misere, & jamais de ses premiers desseins. II sembloit avoir oubliĂ© que j’ctois libre , maĂźtresse de disposer de moi- mĂȘme. Le seul moyeu de m’engager naturellement Ă  lui ĂȘtre obligĂ©e , Ă  recevoir ses bienfaits , ne s’ossroit point Ă  son esprit. II me montroit autant' de passion qu’à Oxford ; mais les expressions de la tendresse portoient un caractĂšre diffĂ©rent. Ce n’étoit plus le langage d’un amant soumis , qui demande des grĂąces; c’étoit celui d’un protecteur prĂȘt Ă  Ă©n accorder. II ne montroit point Ă  mes yeux ce zele aimable de l’amour, de l’amour pur & dĂ©sintĂ©ressĂ©; zele ardent, mais timide , qui agit en silence, se cache soigneusement, & se croit trop payĂ©. s’il est utile & ignorĂ©. FatiguĂ©e des longues & frĂ©quentes visites de sir James, de ses empreĂ­semens^ de ses discours, de ses offres & des choquantes images Tome IlL ĂŻ / j jo H i s t o i t t que prĂ©sentoient Ă  mon idĂ©e les assiduitĂ©s d’un homme dont les intentions ne parois- soient point honorables , je songeois Ă  me procurer une aurre demeure, quand M. Burnet m’écrivit dc Cambridge, oĂč ses affaires le re- tenoient depuis un mois. Une dame respectable oonsentoif sur sa parole, me disoit-il, Ă  me recevoir chez elle. ElleĂ©toit veuve, point trop ĂągĂ©e. Son fils unique venoit de partir, dans le dessenr de faire le tour de l’Europc. M. Burnet s’étcndoit fur les avantages de cette place. AprĂšs plusieurs complimens polis , il mĂčvertiiloit de me tenir prĂȘte un jour qu’iĂ­ m’índiquoit, n’cn devant passer que deux Ă  Londres, K voulant me prĂ©senter lui-mĂȘme u l’obĂŹigennte dame, dont il se trouveroit heureux de me procurer la protection & l’a- mitiĂ©. Une si favorable occasion cß’éviter sir James, m'eĂčt causĂ© plus de joie , si je n’avois pas dĂ» me sĂ©parer de Lidy. AccoutumĂ©e dĂšs mon enfance Ă  voir cette fiĂŹĂŹe, Ă  l’aimer, Ă  me conduire par ses lumiĂšres, Ă  la regarder comme la feule personne qui me fĂ»t attachĂ©e, j’é- preuvoi's une douleur vĂ©ritable, en songeant Ă  la quitter. J’aurois prĂ©fĂ©rĂ© une vie pĂ©nible avec elle, Ă  l’aifance que je ne pouvois lui faire partager. Ses reprĂ©sentations , ses priĂšres , ses instances me dĂ©terminĂšrent Ă  ne pas nĂ©gliger la protection qui m’étoit offerte. II me restoit \ DE MÍSS ] I N K Ăź. 131 iin peu d’argent, quelques bijoux, une gar- derobe fort riche & trĂšs-complette. Je comp- tois lui laĂŹĂ­ĂŻĂšr tout, exceptĂ© m. n linge, mes dentelles, v les habits cí’une saison. Ce qu'ori Ăźue promettoit pour a on entretien, me pa- roirĂ­bic* assez considĂ©rable. En Ă©pargnant sur cet objet, j’espĂ©rois dispenser Lidv d un travail trop aisulu. Le projet !e plus cher Ă  mon cƓur Ă©toit d’adoucir son fort, piusque je ne pouvois le rendre heureux. Je cachai mes deiieins Ă  sir James; mais je nĂ© pus me dĂ©fendre d’un extrĂȘme embarras en fa prĂ©sence. On ne fixe pas fans trouble une personne que l’on fe diipofe Ă  chagriner ; la certitude de lui causer bientĂŽt de la peine, en fut reĂ­lentir Ă  Ion aspect. Le mardi, jour marquĂ© par M. Borner, Ă­l vint Ă  midi chez moi § & me trouva prĂȘte ĂĄ le suivre. II donna tant de louange Ă  ĂŹa darne dont j’allois devenir la conmagne & l amie , que Lidy charmĂ©e en fĂ©coutant, lui demanda Ă vec empressement lĂ© ncjni de miĂ­ady; 11 rĂ©pondit qu’ s’appelloit lĂ dy Lindfey. Peignez-vous ma surprise, madame, efi entendant prononcer ce norti. Celte dont M» Burnet avoir mĂ©nagĂ© la bontĂ© pour moi , Ă©toit ĂŹa roere de sir Marris , la plus proche parente de milord Aiderions & lafem'e personne qssil vit avec aĂ­siduitĂ©. Cette bizarrerie de mon dessin trie sut si feu- iĂŹble, que me laissant tomber fur un siĂ©gĂ© s I ij Histoire IZ2 je m’abanqortrai Ă  des larmes, Ă  de tristes gĂ©- roissemens , fans pouvoir expliquer Ă  M. Burnet la cause, d’un mouvement qui devoit lui paraĂźtre Ă­s extraordinaire. Lidy , pĂ©nĂ©trĂ©e de. Ăźa mĂšme douleur , lui dit enfin , que milady Lindsey Ă©tost ü’uni- que dame eu Angleterre dont la maison ne m’oßíroit point un asyle convenable j de fortes raisons me dĂ©fendant absolument de me prĂ©senter chez elle. M. Burnet fit voir beaucoup de chagrin de n’avoir pu rĂ©ullĂŹr Ă  m’obliger} & fans. montrer une indiscrette curiositĂ©, il se . retira , mĂ©content peut-ĂȘtre de la dĂ©marche inutile oĂč son bon cƓur venoĂ­t de l’en- gager. ‱ . Sir James arriva un instant aprĂšs. J’étois debout quand il entra, le visage cachĂ© dans le sein de Lidy} j’embrassois Ă©troitement cette fille , nous pleurions toutes deux. Mon attitude, mes larmes, celle de Lidy, alarmĂšrent le baronnet. II s’em pressa de demander la cause de ce redoublement de chagrin. II fallut cĂ©der Ă  son inportunitĂ©, ĂŹui rSndre compte des soins de M. Burnet, du fĂącheux inconvĂ©nient qui s’oppofoit Ă  leur ed'et , enfin des raisons que j’avois de craindre la rencontre de milord Aider fou, & d’éviter de le voir jamais. Loin de chercher Ă  me consoler d’uu Ă©vĂ©nement fi yriste 5 fir James s’cmporta contre moi & contre Lidy. II l’accufa de me donner de-fausses idĂ©es de ses sentimens, Avez-vous v t MISS J E N ÎT Y. 133 pi? prĂ©fĂ©rer, me disoit-il, un dur esclavage , une vĂ©ritable servitude, aux offres rĂ©itĂ©rĂ©es d’un tendre ami ? Votre injuste prĂ©vention vous trompe & me dĂ©sespere. Pius je veux vous ĂȘtre utile , plus vous vous montrez soupconneuse. O r °z me rĂ©pondre, ingrate, conts* nua- t - il avec coiere ; sur quoi vous dĂ©fiez- vous de moi, de mgs intentions? Ai-je mis un indigne prix aux bienfaits qne je me fuis efforcĂ© de rĂ©pandre fur vous? Ai je exigĂ© !a plus lĂ©gere marque de reconoilfance en voulant vous faire un fort? Je me fuis tĂ». Mou cƓur a craint de gĂȘner le vĂŽtre, Une dĂ©licatesse , dont j’eĂ­pĂ©rois de plus doux effets , m’a persuadĂ© jusqu’à ce moment de garder le silence fur mes dĂ©sirs. J’attendois, pour vous les exprimer, que le tems & la situation paisible oĂč vous feriez pat mes foins , euĂ­fent disposĂ© votre ame Ă  recevoir avec plaisir des propositions presque rejettĂ©es Ă  Oxford-. Exiger le sacrifice de la libertĂ© de miss Jenny avant de l’obltger, n’étoit- ce pas abuser d son malheur, lui imposer des loix, paroĂź- tre arracher un aveu que je voulois devoir Ă  son estime , Ă  sa tendresse ? Et s’adreĂ­sant Ă  Lidy parlez, lui dit-il ; rĂ©pĂ©tez Ă  miss les offres dont vous m’avez fait un crime dans son esprit Je l’avoue , le peu de succĂšs de mes foins Ă  Oxford, son oubli pendant mon absence , ce chagrin si marquĂ© en me revoyant au parc saint James, m’ont trop appris qu’elle I iij 134 Hiiioije ne partagĂšrent jamais mon amour. Dans ces circonstances qu’ai-je fait ? J’ai vois u adoucir fa situation, rendre son sort indĂ©pendant des autres & de moi-mĂȘme. Est-ce un attentat contre son honneur ? Cependant ce projet dĂ©sintĂ©ressĂ© a redoublĂ© ses dĂ©dains , excitĂ© votre dĂ©fiance & la sienne. Que me restc-t-il Ă  dire, Ă  faire, Ă  tenter, Ă  espĂ©rer? Ah ! pĂ©nĂ©trĂ© moi-mĂȘme da chagstn le plus .amer... II s’interrompit , fit quelques pas dans la chambre , revint prĂ©- de moi, s’aiEt > prit une de mes mains, la preiia , soupira. O miss, miss, dit - Ă­! d’un ton triste, vous ne savez pas combien vous m’affligez. Mon cƓur est dĂ©chirĂ©. Si vous m’aviez aimĂ©, cette main se- roit Ă  moi , elle y seroit ! Tous mes vƓux comblĂ©s.... Mais vous ne m’avez jamais montrĂ© d’estime, de prĂ©fĂ©rence. Je fuis comdamnĂ© Ă  conserver un amour tendre & malheureux qui ne peut vous toucher. Une feule consolation se preĂ­entoit Ă  mon cƓur dĂ©sespĂ©rĂ©, celle de vous servir -, vous m en privez durement de toutes vos rigueurs , cette derniere nfest la plus sensible. En finissant de parler, sir James laissa tomber la tĂšte fur ma main qu’i! tenoit encore, Je la sentis mouillĂ©e de ses larmes. Son attend rilĂźemen t , ses paroles, Pair dont il les avoit prononcĂ©es ; cette candeur d’une amç vraie, prompte Ă  s’avoue ses erreurs , me filent craindre de mĂ©riter les reproches de sir D L MISS j I S » ĂŻ. 135 James , en portant trop loin cette dĂ©fiance qu’iĂŹ me teproehoit. Les motifs de son silence sur ses intentions me parurent trop nobles pour ne pas exciter ma re connoissance. Lidy se trompoiĂź peut-ĂȘtre, & m’engageoit Ă  me tromper aussi. Pardonnez, dis-je au baronnet, pardonnez une conduite dont le principe prend sa source dans cette crainte inquiĂ©tĂ© , compagne du malheur. On m’a peint le monde fous des couleurs Ă©trangĂšres. Le pauvre y vit comme s’il rì’existoit pas , il n'i-ntĂ©ressepersonne. Mon peu d'expĂ©rience redouble Ă  mes yeux les dangers de ce monde qui m’est inconnu. JettĂ©e en naissant dans ce vaste univers oĂč je fuis fans appui, je porte avec effroi mes timides regards autour de moi ÂŁ tous les ĂȘtres qui m’environnent tiennent Ă  d'autres par quelques liens. Moi feule, isolĂ©e dans la nature , je m’y vois comme un jeune oiseau, qui, tombĂ© du nid de Ă­a mere , Ă©tend en vain ses fossiles ailes vers l’afylc oĂč il ne peut rentrer. Sir James, emportĂ© par un mouvement vif & passionnĂ© , se prĂ©cipita Ă  mes genoux. Non, s’écria-t-il, non , vous n’ùtes point abandonnĂ©e , vous n’ùtes point isolĂ©e dans la nature; un cƓur pĂ©nĂ©trĂ© de tendresse tient Ă  vous, s’intĂ©resse Ă  vous, vous rĂ©vĂ©rĂ©, vous aime, vous adore ! Vous voyez Ă  vos pieds yiĂź ami, un amant, un Ă©poux, si vous dai- I iv Histoire iz6 gnez l’accepter. Donnez-moi votre foi, reee" vez !a mienne ; je deviens votre appui, votre protecteur ; je vous mets Ă  l’abri de ces dangers qui excitent vos craintes. O ma chere Jenny ! celiez de rĂ©pandre des larmes, levez fur moi ces yeux parlans ; s’ils me disent seulement que vous ne me haĂŻssez pas , demain, ce soir , dĂšs cet instant, je me lie pour jamais Ă  vous, je consacre toute ma vie Ă  rendre la vĂŽtre heureuse. Ces noms de protecteur , d’appui, d’époux, flattĂšrent mon ame oppressĂ©e , la ranimĂšrent, m’inspirernt une forte de vĂ©nĂ©ration pour celui qui prenoit ces titres honorables; je me repentis d’avoir mal jugĂ© d’un homme gĂ©nĂ©reux. Le sentiment qui s’imprima dans mon cƓur, me fit Ă©prouver ei9 faveur de sir James une partis des mouvemens dont la premiere vue de milord Alderson m’avoit affectĂ©e. A ses priĂšres redoublĂ©es, je levai les yeux fur lui; la recon- noissance ç’y peignoit ssans doute. Le barbnnet crut y voir une expression plus tendre. TransportĂ© de joie , il se leva , jetta ses bras autour de moi, me pressa contre son sein, en s’ criant ĂŽ ma charmante Jenny ! ce regard m’annonce mon bonheur, & l’a dĂ©jĂ  com? mencĂ©. Depuis ce moment, la confiance &T’inti r mitĂ© RĂ©tablirent entre nous. Sir James m’eit- tretint de fa situation , de ses projets , de ses gfpĂ©rançes. NĂ© en Eçosse, il en haĂŻssoit le sĂ©- D E MISS Je N N y. 137 jour , Sr. sollicitoit l’agrĂ©ment d’une charge Ă  la cour-. Le duc d’ArgyĂŹe, son parent., s’em- ployoit pour lui faire obtenir celle qu’il siroit. RestĂ© enfant fous la tutelle d’une mers fort attachĂ©e Ă  i’églife romaine, on avoit formĂ© des doutes fur fa croyance. II ft!loi t les dĂ©truire. Le duc d’Argyie y travailla d’abord de tout son pouvoir; mais depuis quelque tems sir James fe plaignent de fa lenteur a f obliger , & le foupqonnoit d’intelligençe avec une dp ses parentes, obstinĂ©e Ă  le marier en EcoĂ­fe, oĂč elle lui destinoit une riche hĂ©ritiĂšre, II souhaitent ardemment cette charge. Sesdifcours me firent entrevoir qu’etle Ă©toit nĂ©ceiiaire Ă  fa fortune. La crainte de manquer un Ă©ta- bliliement considĂ©rable, pouvoir ĂȘtre entrĂ©s dans les raisons du silence gardĂ© si long-tems Ă­ur ses desseins Ă  mon Ă©gard. Lidy le pensa comme moi, & ses idĂ©es me confirmĂšrent dans les miennes. La reconuoiiĂŻance ouvre rarement le cƓur l’amour ; mais elle y fait naĂźtre un sentiment rĂ©flĂ©chi , moins vif & plus fort peut- ĂȘtre. II nous porte vers la complaisance , nous rend attentifs aux intĂ©rĂȘts de f objet qui nous l’inspire , augmente Ă  nos yeux le prix des grĂąces reçues, & nous conduit Ă  craindre fans celle de lui nuire ou d’abufer de fa bienveillance. Sir James me pressant de fixer le tems oĂ  j? youdrois bien le rendre heureux, je crus ;Z8 Histoire devoir lui reprĂ©senter que dans les circonstances oĂč il se trouvoit, son mariage avec moi Ă©toit une vĂ©ritable imprudence. En le voyant s’unir Ă  une personne qui ne lui apportoit ni fortune ni alliance, le dus d’Argyie pourvoi t se refroidir davantage, peut-ĂȘtre mĂšme lui devenir contraire & traverser ses projets. Cette parente obstinĂ©e Ă  le marier en Ecosse, donc il espĂ©roit , disoit-il, une riche succession , irritĂ©e de son choix, changeroit peut-ĂȘtre ses dispositions. Eh ! quel dur reproche n’aurois-je point un jour Ă  me faire, si je lui voyois des chagrins fans pouvoir me dissimuler d’en ĂȘtre la premiere cause! Je le priai de s’épargner des regrets , de prendre du tems pour se consulter sur une dĂ©marche si importante , & d’attendre au moins celui oĂč il seroit en possession de la place qu’il demandoit. Sir James se montra fort touchĂ© de cette preuve de mon amitiĂ©; elle lui fit une impression sensible, trop vive mĂȘme pour l’oc- easion. Ses yeux se mouillĂšrent de pleurs. II me remercia tendrement, hĂ©sita, parut embarrassĂ©, & me dit avec timiditĂ© , qu’il Ă©toit facile de concilier ses intĂ©rĂȘts & fa satisfaction, si je consentois Ă  Ă©viter l’éclat d’une cĂ©rĂ©monie publique, & Ă  vivre deux ou trois mois pour lui seul. Rien ne devoit me faire souhaiter de paroĂźtre dans le monde , & ta pompe d’une fĂȘte ne couvcnoit guere Ă  m» I V 2 MISS J E N K Y IZ§ position. Lidy ne dĂ©sapprouvant point l'empressement de sir James , se joignant mĂȘme Ă  lui pour hĂąter nies rĂ©solutions , je cĂ©dai Ă  leurs instances, & je nommai le jour si ardemment demandĂ©. Comme un goĂ»t d’habitude me faisoit prĂ©fĂ©rer le lĂ©jour de la campagne Ă  celui de Londres , sir James loua une maison Ă  Islington. Les articles , examinĂ©s par Lidy, lui parurent Ă  mon avantage. AprĂšs les avoir signĂ©s, je me vis contrainte Ă  recevoir des prĂ©sens considĂ©rables ; le baronnet m’en accabloit, son impatience Ă©galoit sa prodigalitĂ©. L’ap- proche d’un moment que je redoutois redoublent ses transports; il s’en occupoit fans cesse ; il sembloit si content de me voir prĂȘte Ă  combler ses vƓux, si heureux par l'assurance de vivre prĂšs de moi, avçc moi, & pour moi , que je rougissais en secret de la tristesse intĂ©rieure de mon ame ; je nvaccp- sois de singularitĂ©, d’ingratitude ,‱ mon cƓur se reprochoit sa froideur, & la conservoit. Ah , madame , qu’il est diffĂ©rent d'envisager la fortune ou le bonheur ? La permission ecclĂ©siastique, obtenue par sir James , nous laissoit le choix du lieu de la cĂ©rĂ©monie. II eĂ»t Ă©tĂ© difficile de la faire dans rna chambre , fans que mistrifs Mabel & toutes les femmes de fa maison n’en fussent instruites. Nous convĂźnmes donc de nous marier chez un Ministre de la çonnoissance 4e 140 Histoire sir James, & de nous rendre Ă  lilington immĂ©diatement apĂŻĂšs avoir reçu la bĂ©nĂ©diction nuptiale. Lidy & le Valet-de-chambre de fir James s’accorderent ensemble pour le transport de mes eiFets. Cette fille se chargea auĂ­sl de prĂ©venir sa sƓur sur notre dĂ©part, & d’ar- rĂšter sa curiositĂ© par une fausse confidence. Le jour destinĂ© Ă  former ces nƓuds arriva enfin. VĂȘtue de blanc , sms aucune parure remarquable , je me rendis Ă  on ze heures d u matin Ă  l’église de S. Paul. Francis , le valet- de-chambre du baronnet, m’y attendoĂ­t. Je montai avec Lidy dans une berline de campagne. Elle nous conduisit Ă  une maison de peu d’apparence. Une se n me assez bien faite s’avanca pour me recevoir elle ouvrit une salle basse trĂšs ornĂ©e , & me pria dc m’y reposer, pendant qu’on iroit avertir sir James, embarrassĂ© depuis long-tems Ă  Ă©carter un importun. On servit du thĂ© , du chocolat, mais il me fut impossible de rien prendre. Le baronnet tarda peu Ă  venir. Mon trouble l’in- quiĂ©ta ; il me trouva si foible , qu’en m’aidant Ă  monter l'escalier, il se vit obligĂ© de s’arrĂ«ter plusieurs fois ; il trembloit aussi, & son Ă©motion paroissoit violente. H me fit entrer dans un grand cabinet les fenĂȘtres Ă  demi fermĂ©es , & les rideaux tirĂ©s dessus, rendoient ce lieu frais , mais obscur & triste. Un homme en habit de campagne , jeune, bien fait, dont Pair noble & gracieux Ă©toit frappant, vint Ă  moi, m’adressa de miss J i s ni. 14Î Un compliment. Je l’entendis Ă  peine, & n’y pus rĂ©pondre que par une profonde inclination. IL parla bas Ă  sir James , & lui parla assez long-tems. Le ministre, son clerc, Lidy, Ă­e valet-de-chambre du baronnet, la femme qui nous avoir introduites , & ce jeune cavalier, furent les seuls tĂ©moins de nos mutuels en- gagc-rnens. Mon dĂ©sordre contraignit Lidy Ă  rĂ©pondre pour moi aux interrogations du ministre. Je ne pus retenir mes larmes, quand Ăą la question , qui donne cette femme h cet homme f celui qui venoit de parler Ă  sir James, & qui m’étoit inconnu , prit ma main , & la prĂ©sentant au baronnet, dit tout haut moi. Que ma situation me sembla triste, madame , comparĂ©e ĂĄ celle d’une fille Ă©levĂ©e dans 3e sein de ses parons, sous les yeux d’un tendre pere; pompeusement conduite par lui- mĂȘme au pieds des autels, pour y prendre le nom d’un amant, fier de recevoir la main, d’ac- quĂ©rir Ăźe droit d’en ĂȘtre aimĂ©, & peu de mo- rnens aprĂšs l’auguste cĂ©rĂ©monie se voir l’heu- reuse fille de deux peres, de deux meres, ì’objet de l’attention, des complaisances, des douces caresses de deux familles unies pour la chĂ©rir A laprotĂ©ger! Mes pleurs Ă©murent sir James; il pĂąlit, demanda de l'eau,,L respira des sels. Sa sensibilitĂ© me toucha ; je m’efforçai de cacher mon trouble, dans la crainte qu’il ne l’attri- buĂĄt Ă  cette indiffĂ©rence si souvent reprochĂ©e. II ne m’étoit plus permis d’en conserves, ou r 4Z H x s. f o 1 r e du moins d’en laisser paroĂźtre. Je desirois sincĂšrement de prendre, avec le nom de femme, tons ĂŹes senti mens capables de rendre heureux un homme , dont le gĂ©nĂ©reux dĂ©siiuĂ©reuement mĂ©ritoit ma tendreise & ma reconnoiĂ­sance. Le ministre ayant joint nos mains , dĂ©clarĂ© au peu d’aiĂ­ĂŹstans que nous Ă©tions mariĂ©s, sir James me prit dans ses bras , & rii’y ferra avec transport. Celui qui vcnoit de remplir pour moi l’office de pere, demanda !a permiĂ­lton de me saluer, & le fit d’un air d’interĂ«t remarquable. J’appris de Lidy qu’il avoit montrĂ© de la surprise, mĂȘme de l’admiration , en me voyant entrer , & de ^inquiĂ©tude pendant la cĂ©rĂ©monie. Mon trouble ne me laitĂ­oit pas la libertĂ© de faire attention aux mouvcmens des autres. OccupĂ©e du foin de rĂ©primer les miens , de renfermer l’extrĂšme t ri f f este dont je ne pouvois me dĂ©fendre , ii m’eĂ»t Ă©tĂ© difficile d’appercevoir ce qui le palloit autour de moi. Nous sortĂźmes de chez le ministre. La voiture qui nous avĂČit amenĂ©s, nous e nduisit au bord de la Tamise j Un bateau couvert nous y attendoit. Sir James m’y fit Lidy, ensuite il renvoya le carroHe, & le seul laquais dont nous Ă©tions suivis, vint prendre fa 1 place auprĂšs de moi, & donna ordre de partir. Les bateliers ayant ramĂ© quelque tems, abordĂšrent Ă  un bĂątiment ror d qui s*a- Vançoit fur la tiviere. Sir James frappa des D ĂŻ MISS J E H H ĂŻ. Ï43 mains. Une jeune jardiniere ouvrit la petite porte du jardin , & la referma soigneusement quand nous fĂ»mes entrĂ©s. EUe nous mena Ă  un pavillon Ă©levĂ© derriere des arbres hauts & touffus, qui en dĂ©roboientla vue du cĂŽtĂ© de seau. L’appartement oĂč elle nous laiffa, me parut plutĂŽt ornĂ© que meublĂ©. Tout y ctoit agrĂ©able , mais rien n’y offroit les commoditĂ©s d’une demeure habituelle. Je m’aĂ­lĂŹs Ă  une table Ă  thĂ©, & fus extrĂȘmement surprise en voyant la jeune paysanne se prĂ©senter seule pour me servir. La solitude de ce lieu m’efsraya. Je me tournai vers Lydi , ses regards augmenterent Ăźa terreur qui commençoit Ă  s’eraparer de mon esprit. Le baronnet s’apperçut de mort inquiĂ©tude, & s’empreiiĂ  de ĂŹa dĂ­iĂ­ĂŹper. Vous n'ĂȘtes point chez vous, ma chere Jenny, me dit-il. UnĂ« raison dont vous ferez instruite avant de quitter cette maison, m’a engagĂ© Ă  vous y amener palier la plus grande partie du jour. Ce soir vous dn partirez pour aller prendre poĂ­Teffion de la vĂŽtre. Vous y trouverez des gens destines Ă  vous servir; tout ce qui rend un sĂ©jour riant, mĂȘme dĂ©licieux, S’y rencontre. Je n’ai rien nĂ©gligĂ© de ce qui pouvoit embellir votre demeure. J’of’e attendre de mes foins urie rĂ©compense bien flatteuse. Le plaisir de vous voir contente dc moi , heureuse par mes attentions voilĂ , mon aimable compagne, le prix sĂ tislitisans que se premet un cueur tout a vous. t 144 Histoire Ce discours me rassura. Jc pris du thĂ©; ensuite je passai avec Sir James fous un berceau fort couverc. II se termmoit Ă  une terrasse o’oĂč Ăź'vn entrĂČit dans !e premier pavillon que pavois vu. Une salle & quatre cabinets le for- riusserit ; ce lieu offroit la retraite la plus fraĂźche & la plus tranquille. Sir James me contraignit de m’y arrĂȘter, j’y reliai feule avec lui jufqu’à trois heures. Alors .le son crime cloche nous avertit de retourner dans le sillon ou nous devions dĂźner. La jardiniere Ă­k LĂ­dy servirent un repas dĂ©licat, apprĂȘtĂ© par le valet-de-chambre de Ă­ir James , arrivĂ© peu d’instans aprĂšs nous. La joie la plus vive Ă©clatoit fur le visage du baronnet; Ion air heureux, la tendresse de LĂ©s regards , de ses discours ; l’extrĂšme passion RĂ©pandue dans toutes ses actions, ne caĂŹmoient point la trille agitation de mon cƓur. Confuse , abattue , insensible Ă  ses caresses , Ă  ses transports , la satisfaction dĂ© son ame ne pouvoir se communiquer Ă  la mienne. Le dĂźner fini, nous .retournĂąmes dans le pavillon Lidy eut ĂČrdrĂ© de s'y rendre Ă  fepfc heures. Quand elle y fut venue, sir James lui dit de s’asscoir , fe plaça entre elle & moi, prit une de mes mains , la baisa plusieurs fois; & aprĂš, un peu dq silence ii est ttems, ma chere Jenny, dit-il, de vous dĂ©voiler le mystĂšre d’une conduire qui a pu vous surprendre au commencement, & fendre mes intentions JD É MÍSS J Ă­ S » YĂ­ 14? tians suspectes. Je viens d’acquĂ©rir des droits incontestables Ă  votre complaisance. Ils m’en- hardiĂ­sent Ă  vous ouvrir mon cƓur. Mon honneur & ma fortune doivent ĂȘtre Ă  prĂ©sent des objets intĂ©reĂ­sans pour vous. Ce n'est pointa missjenny, c’est Ă  ma femme, c’est Ă  Iaimable crĂ©ature destinĂ©e Ă  faire mon bonheur» que jĂ© vais confier rembarraĂ­sante situation oĂč je me trouve. Elle est telle , qu’en me liant aujourd’hui , j’ai mis au hasard toutes mes espĂ©rances; ce seroit peu mais en risquant ds perdre les biens que je poĂ­Tede, ceux que j’at- tends , je m’expoĂ­'e encore Ă  des reproches mĂ©ritĂ©s , Ă  un Ă©clat fĂącheux , &, ce qui m’est bien plus sensible, Ă  paroĂźtre ingrat, Ă  I’ùtre vĂ©ritablement, en payant d’un ctuel retour les bontĂ©s d’une parente, d’une amie , que tout doit me rendre chere & respectable. Sir James s’arrĂȘta, & dĂ©tourna la tĂȘte pour me cacher les marques de son attendrissement j mais les inflexions de fa voix m’avoient fait connoitre combien il Ă©toit touchĂ©. InquiĂ©tĂ© de ce qu’il alloit m’apprendre, je lui prĂȘtai la plus grande attention. Quand je vous vis chez mylord Clare » continua-t-il , touc me prornettoit un fort heureux. Je descends de ce brave lord Huntley, qui sacrifia ses biens & fa vie aux intĂ©rĂȘts de l’irĂ­fortunĂ© Charles I. Ma maison ». autrefois illustre & riche , constante dans son amour pour le sang de set anciens maĂźttes t perdit-. Tome IlL K 14^ H I 3 Ç O I R Ê avec eux ses titres & ses possessions. Sa ruĂ­nĂ­ n’abaiflĂ  point fa fiertĂ©; & loin de mendier les faveurs de la cour, elle se glorifia de fa pauvretĂ©. Chef de cette famille fidelle , mon pere eut l’avantage de plaire Ă  mils Lineric, de la maison d’Hamilton , riche hĂ©ritiĂšre par sa mere , & maĂźtresse d’elie-mĂšme; elle sĂ©pousa, en se rĂ©servant la propriĂ©tĂ© de ses biens, & le droit d’en disposer. Mon pere ne jouit pas long-tems de fa fortune ; il mourut, & me laiiia au berceau ; ma iƓur, nĂ©e trois ans avant moi, faiĂ­bit dĂ©jĂ  les dĂ©lices de ma mere une convention ordinaire entre les Ă©poux dont la croyance diffĂ©rĂ©, deltinoit ma sƓur Ă  professer la foi romaine, & je devois ĂȘtre Ă©levĂ© dans la protestante. Mes parens paternels se chargĂšrent de veiller aux principes que son me donneroit. Ma mere, dont le parti Ă©toit proscrit en Ecosse, n’osa s’y opposer. Sans doute elle espĂ©roit que ses grands biens ren-* droient fa tutele arbitraire; trompĂ©e dans son attente, elle prit une extrĂȘme indiffĂ©rence pour moi, & ma Ă­kur devint sobjet unique de ses > affections. Je fus instruit Ă  l’universitĂ© de Glascow, Milady Rutland , cousine de mon pere , avoir une terre fort proche de ce lieu; quand elle y sĂ©jqurnoit, elle psy faisoit venir, & se plaisoit Ă  m’encourager dans mes Ă©tudes , en rĂ©compensant mes progrĂšs elle supplĂ©ait Ă  f L L M I S .S J E N N Y. 147 la nĂ©gligence de ma mers, & je lui devois tous Ă­es agrĂ©mens dont je jouitĂ­ois Ă  Glascovr. Six mois aprĂšs ma sortie de PuniversitĂ© , je partis pour visiter les diffĂ©rentes cours de l’Europe; J’entretins un commerce exact avec la ducheĂ­Te de Rutland mon cƓur simple & naĂŻf s’exprimoit fans dĂ©tour dans mes lettres ; je ne lui cachois rien, pas mĂȘme mes imprudences 5 elle m’aida souvent de ses conseils. Sa gĂ©nĂ©reuse amitiĂ© s’éttndit plus loin ; trouvant modique la pension que m’accordoit ma mere, elle la doubla. Par son ordre , mon gouverneur me lai Isa long-tems croire que cette augmentation venoit des reprĂ©sentations qu'il avoit cru devoir faire Ă  milady Huntley. Je paffai six annĂ©es loin de ma patrie. Quand j’y retournai, je ne reçus point de ma mere Paccueil ni les careffes que mon respect, ma sb u million Ă  ses volontĂ©s, & ma bonne conduite pendant mes voyages , me mettoient eĂŹi droit d’cn attendre. Ma sƓur , malade depuis son enfance, touchoit actes derniers momens; elle mourut peu de teins aprĂšs mon retour. La douleur de ma mere fut immodĂ©rĂ©e; loin de la diminuer , nia prĂ©sence sembloit Pac- croĂŹtre. Milady Rutland Ă©toit alors en Irlande ; l’Ecoise me devine insupportable, & je rĂ©solus de la quitter. J’avois formĂ© un plan oour mon avancement je voulois m’approcher du prince, le servir , mĂ©riter sa bienveillance , m’effor- K ij *48 ßí Ă­ s t o Ă­ r ! eer de rendre Ă  ma famille fes titres & foii premier Ă©clat, je priai le comtĂ© de Blair, moiĂŻ ami, de communiquer nies desseins Ă  ma mere. Fort opposĂ©e dans son cƓur Ă  la maison rĂ©gnante, elle ne devoir pas goĂ»ter ce projet; mais le peu de -plaisir qu’elle prenoit Ăąme voir, la dĂ©termina Ă  me le lailler suivre. Elle m’adreĂ­fa au duc d’Argyle, remettant au choix de cs seigneurie parti qu’íl me conviendroit d’em- braiser,' & le pria de me procurer de remploi dans les troupes , ou de m’attacher Ă  la personne du roi. Elle m'accorda une pension considĂ©rable , recut mes adieux , & me vit partir fans donner la moindre marque d’at- tendriĂ­ĂŻement Ă  un fils respectueux , qui ne put la quitter avec la mĂȘme indiffĂ©rence. Quand j’arrivai Ă  Londres , le duc d’Argyle Ă©toit Ă  Bath; je ne crus pas devoir me faire prĂ©senter au roi par un autre en attendant le retour du duc, je me livrai aux amusemens variĂ©s de la ville, & renouvcllai connoif- sance avec des personnes distinguĂ©es que j’a- vois rencontrĂ©es dans les pays Ă©trangers. Milord Clare fut de ce nombre ; la profonde douleur dont je le vis accablĂ© me toucha , j’al- lois souvent partager sa solitude , j’étois bien Ă©loignĂ© d imaginer que mou cƓur y trouveroĂ­e j’objet d’une paffion auffi vive, aullĂŹ constante que la sienne , mais destinĂ©e Ă  ĂȘrre plus heureuse- J’oubliai prĂšs de vous le foin de ma fortune ; seulement occupĂ© du dĂ©sir de plaire, D S MISS J E N N Y. I49 malgrĂ© votre froideur , je me livrois Ă  la douce espĂ©rance de vous rendre sensible. Milady Rutland , retournĂ©e Ă  Edimbourg , nv’écrivoit souvent; elle s’étonnoit que je n’euĂ­se fait encore aucune dĂ©marche pour mon Ă©ta- biffement. Le duc d’Argyle Ă©toit Ă  Londres ; mais vous habitiez Oxford, & je ne pouvois le quitter. 11 fallut m’y rĂ©soudre pourtant le comte de Blair m'apprit que le chevalier de Thanet, jeune gentilhomme fans fortune , mais d'un mĂ©rite distinguĂ©, avoit ’ fait des progrĂšs si rapides fur le cƓur de ma mere» & lui infpiroit une paillon si vive, qu’eile ne cachoit point fa tendresse, i! me preĂ­soit de venir lui rappeller, par ma prĂ©sence , un titre, & des obligations dont elle paroilfoit ne plus se souvenir. EmportĂ©e par ses fen- timens, elle pouvoit , difoit-il, oublier qu’elle Ă©toit mere d’un homme entiĂšrement dĂ©pendant de ses dispositions. Cet avis me surprit d’autant plus que la duchesse de Rutland ne me le donnoit point ; je laconnois- sois trop bien pour la soupçonner de se prĂȘter Ă  ma ruine. ExceptĂ© elle cependant, tous mes parens m’éerivirent conformĂ©ment Ă  l’avis du comte de Blair. En tout autre tems , j’aurois fans doute pensĂ© que ma mere , maĂźtresse de Ăźk fortune, avoit le droit d’en disposer sans mon aveu; mais il falloit du bien, pour vous obtenir de ceux dont vous dĂ©pendiez, & je vous ado- K iij ns Histoire rois. Dans ces circonstances, l’aspect de la pauvretĂ© me parut insupportable. Je me dĂ©terminai Ă  partir , Ă  courir dĂ©fendre mon hĂ©ritage au pĂ©ril de ma vie. Le chevalier dç Thanet me sembla moins ['usurpateur de ma fortune, que le destructeur de ma fĂ©licitĂ©. L’excĂšs de ma fureur me rendit imprudent RĂ©crivis au comte de Blair , je lui confiai mon dĂ©part & mes desseins. BrĂ»lant de m’appro- cher du chevalier de Ihanet, je m’arrachai avec violence Ă  la douceur de vous voir , & je pris la route de l’Ecosse. Je courus nuit & jour, ne m’arrĂštant que pour vous Ă©crire. A deux journĂ©es ['Edimbourg, je fus attaquĂ© d’une fievre violente ; elle m’embarraĂ­la d’abord la tĂȘte , & me causa de$ transports continuels un bon prĂȘtre, chez lequel je logeois, eut un foin particulier de moi. II fallut m’îter mes forces, afin de conserver ma vie, & pendant sept jours on douta s’il seroit possible de me sauver de ce mal dangereux. Mon valet-de-chambre , ignorant les raisons qui me faisoient retourner en Ecosse , se hĂąta d’écrire Ă  ma mere la situation ou j’étois rĂ©duit , & le lieu oĂč elle me contraignoit de sĂ©journer. Je ne sais ce qu’elle pensa en me sachant si prĂšs eí’elle ; mais le huitiĂšme jour de ma maladie , je vis avec une extrĂȘme surprise milady Rutland au chevet de mon lit. B E M Ăź S S ] I S S ĂŻ. Isl La prĂ©sence’d’une personne'que j’aimois , dont je me croyois aimĂ© , me charma , m’at- tendrit;*je donnai des marques de foiblesse en sentant ma main pressĂ©e entre les siennes. Nous restĂąmes un peu de tems fans parler ; fa dĂ©marche , ses regards pleins de, bontĂ© , rĂ©apprirent qu’elle me confervoit encore son amitiĂ©. En fe taisant sur le penchant de ma mere, elle m’en avoit fait douter. Cette dame Ă©couta mes plaintes avec douceur ; & fans entrer dans aucun dĂ©tail , elle me pria de m’occuper seulement du soin de me rĂ©tablir; elle me promit de rester aux environs de ma demeure, de me viĂ­lter tous les jours en attendant le retour de mes forces ; & comme le repos & le silence m’étoient nĂ©cessaires , elle me laissa entre les mains d’une de .ses femmes, & d’un mĂ©decin venu d’Edimbourg avec elle. Rendu Ă  moi - mĂȘme, & presque convalescent , j’envoyai Ă  Lothiane , oĂč je vous avois priĂ© de m’adresser vos lettres. On m’en apporta une de miss Clifford. Ehe me dissoit que, peu de jours aprĂšs mon Ă©loignement , vous Ă©tiez partie d’Oxford, qu’elle ne fa- voit point encore oĂč vous logiez Ă  Londres. Cette nouvelle me consterna. J’attendis avec la plus grancte impatience Ășne seconde lettre. Je la reçus ; mais elle augmenta mon inquiĂ©tude , en me confirmant l’ignorance de la jeune miss fur votre fort. Elle continua de K iv s f 2 Histoire m’écrire, & ses lettres dĂ©truisirent le reste d’efpĂ©rance qui me soutenoit encore. Son amitiĂ© pour v/rus, peut-ĂȘtre fa complaisance pour moi, l’engagea Ă  envoyer un exprĂšs Ă  Londres, chez votre tuteur. Il se mouroit, on ne put 1e voir ses gens dirent qu’ils ne connoilsoisnt ni miss Glanyille, ni ses pareils. Je ne tenterai point de vous exprimer la douleur dont je fus pĂ©nĂ©trĂ©, en pensant vous avoir perdue pour jamais. Sans cesse occupĂ© de vous, mon imagination erroit fur mille objets affligeans. Vos parens vous rappelloient- ils ? alliez-vous les trouver Ă  lu JamaĂŻque, ou leur retour vous enlevoit-il Ă  moi? Quelquefois , vous croyant au milieu des mers , exposĂ©e Ă  la fureur des vents, je tremblois pour vos jours. Un instant aprĂšs il me fem- bloit vous voir paisible , contente, nĂ©gligeant 3 oubliant un infortunĂ© dont la tendresse n’avoit pu vous toucher, comblant les vƓux d’un amant plus ma chere Jenny ! ces diiĂ­Ă©rentes images , que se formoit un esprit inquiet , Ă©toient bien moins cruelles encore que la triste vĂ©ritĂ©. Vous pleuriez 3 vous gĂ©missiez; accablĂ©e fous le poids de vos peu es , vous les dĂ©voriez en secret. Qu’un mot Ă©cru par une main si chere, eĂ»t Ă©tĂ© nĂ©- ceĂ­laire Ă  mire commun bonheur ! Votre confiance en moi pouvoit alors.... Elle m’eĂ»t Ă©pargnĂ© le reproche ,.... Ah 3 Jenny , Jenny ! DE MISS J E N N Y. ksZ pourquoi.... Mais i! n’est plus tems .... Non , il ne m’est plus permis de me plaindre de yous. DĂšs que je pus soutenir le mouvement d’une berline , Raccompagnai milady Rutltand Ă  Duglas, Le comte de Blair vint m’y voir. Personne ne me parloir de ma mere; on elu- doit mes questions , on n’y rĂ©pondoit point ; Rappris enfin qu’elle Ă©toit mariĂ©e. Foible encore, ranimĂ© seulement par la fureur, parle dĂ©sir de me venger du chevalier de Thanet, que Raccusois de toutes mes peines , je rĂ©solus de quitter milady , d’aller Ă  Edimbourg , de chercher cet homme, de le priver de !a vie , ou de terminer par ses mains des jours qui ne pouvoient plus ĂȘtre heureux. Mes deiseins Ă©toient connus Ă  la ducheise de Rutland ; c’étoit pour en prĂ©venir l’exĂ©cution qu’elle m’avoit conduit Ă  Duglas. Elle vou- loit me calmer, & ne doutoit point du pouvoir que mon respect & mon attachement lui donneroient sur mon esprit. Jamais femme ne fut plus aimable , ni plus gĂ©nĂ©ralement eĂ­timĂ©e que milady Rutland. NĂ©e Ă  Londres, possĂ©dant par fa mere de grands biens en Ecosse, mariĂ©e Ă  un seigneur attachĂ© Ă  la cour & puissant dans le royaume ; Ă  l’àge de dix-neuf ans, elle resta veuve , & maĂźtresse dte quinze mille guinĂ©es de rente. Sa conduite assez extraordinaire fixa long-tems fur elle l’attention publique. Este feule peut- Jf4 Histoire ĂȘtre, sait allier Ă  l’cxacte dĂ©cence la libertĂ© d’une façon de vivre , exempte de contrainte & d’aĂ­TujettilTemcnt sans sortir de la patrie elle a toujours voyagĂ© , & continue encore Ă  parcourir les trois royaumes , s’arrĂštant oĂč elle s’amuse , & la Usant par-tout des marques de sa bontĂ© de son cƓur. La rĂ©glĂ© de fa vie çst d’ùtre utile aux autres , & complaisante pour elle-mĂȘme. Ses traits sont beaux. La tranquillitĂ© de son ame a prolongĂ© Ă­Ă  jeunesse. Elle est gĂ©nĂ©reuse, sincere , simple dans son langage , & noble dans ses idĂ©es ; elle plaĂźt, elle intĂ©resse ; on l’aime , on la respecte ; ce qu’onsent pour elle approche de la vĂ©nĂ©ration Ă­ elle inspire ces sentimens tendres & solides que fait toujours naĂźtre un mĂ©rite rare & reconnu. Je fais ,medit-el!e un jour , le projet que vous mĂ©ditez , je ne vous blĂąme point de Lavoir conçu ; un mouvement naturel & pardonnable doit vous rendre odieux celui qui succĂ©dĂ© Ă  vos droits mais si vous ĂȘtes capable de modĂ©ration ,si vous daignez en croire une amie , vous réécouterez point un ressentiment trop vis, & vous abandonnerez le dessein cruel qui vous a conduit ici. La vengeance est une satisfaction foible & passagĂšre ; un mĂȘme instant la donne, la dissipe , & livre Ă  de longs regrets. En attaquant la vie d’un homme adorĂ© de votre mere , voulez-vous justifier son indiffĂ©rence & mĂ©riter sa haine ? S E MISS J E N N Y. Ifs Porterez-vous la douleur dans le sein de celle qui vous a donnĂ© le jour? Percerez-vous Ă  ses yeux l’objet de ses plus tendres affections ? Oferez-vous l’en priver? Ët si vous le faites, pensez-vous obtenir jamais le pardon de cette offense? Loin de rĂ©parer vos pertes ,ce crime infructueux comblera votre malheur. Mais qui vous assure de la victoire ? Ne pouvez- vous pas succomber ? Dans l’un ou l’autre cas examinez l’avantage que vous poursuivez. Songez y , sir James , vous risquez de dĂ©chirer le cƓur de votre mere., de lui causer une douleur inexprimable , de pĂ©rir , ou d’ĂȘtre irrĂ©vocablement dĂ©shĂ©ritĂ©. Je ne rĂ©pondis rien. Combattu par mille mouvemens opposĂ©s , je ne pouvois encore cĂ©der Ă  la force d’un raisonnement dont pourtant la justesse me frappoit, & disposoit raeti ame Ă  recevoir de plus douces impressions. PremiĂšre cause de. votre infortune, continua milady , je fuis obligĂ©e Ă  trouver tĂ­a moyen de la diminuer. C’est moi qui amenai le chevalier de Thanet en Ecosse. Son pere m’avoit aimĂ©e dĂšs ma plus tendre enfance. Sensible Ă  son mĂ©rite , aux agrĂ©mens de Ă­a personne, je Pan rois prĂ©fĂ©rĂ© , si j’eusse Ă©tĂ© libre dans mon choix; Les grands biens & la faveur du duc de Rutland dĂ©terminĂšrent mes parons Ă  me donner Ă  lui. II reçut ma main, mais Pimage de sir Thanet resta toujours prĂ©sente Ă  mon esprit, & chere Ă  mon sƓur. U Histoire Ă©toit mariĂ© quand je devins veuve; j’en rest sentis un chagrin vĂ©ritable, Je cherchai par, tout Ă­ĂŹr Thanet, mes voyages n’avoient pour but que le dĂ©sir de le rencontrer. Je trouvois de la douceur Ă  me livrer Ă  mes sentimens ; il les ignoroit, mais ses yeux me disoient souvent qu’il se souvenoit de ses premiers pinchans. Sir Thanet fut tuĂ© en Allemagne. Sa mort m’affligea sensiblement, je donnai des larmes Ă  fa perte , je me plus Ă  conserver son idĂ©e ; sa mĂ©moire m’est chere ; tout ce qui 1 rappelle Ă  mon souvenir, devient l’objet de ma complaisance, & acquiert dçs droits Ă  mon amitiĂ©. / Je trouvai le chevalier en Irlande ; il venoit de perdre fa mere , & un procĂšs dont les frais ifĂŻimenses absorbĂšrent presque tout ce qui lui restoit de biens. Sa situation m’attendrit , je me sentis pressĂ©e d’un dĂ©sir vif de l’obliger. Je me liai avec lui ; Ă  ma priere , il me suivit ici. Votre mere y vint passer deux mois je lui confiai mes desseins fur le jeune Thanet je voulois lui donner ma niece , riche hĂ©ritiĂšre, entiĂšrement fous ma dĂ©pendance par le testament de ma sƓur. Elite n’a que neuf ans; il auroit joui d’une partie de son bien, en attendant le moment de possĂ©der toute sa fortune avec sa personne. Lady Huntley , guidĂ©e par une selle paĂ­sion , lui fit offrir le don actuel de huit mille guinĂ©es de rente, t t mĂŻss j e n n y. ĂźS7 Ma niece aura bien plus ; mais l’avenir est si Ă©loignĂ© aux yeux de la jeuneĂ­fe ! tJn avantage prĂ©sent dĂ©termina le chevalier. Sans m’eĂ­t parler, i! signa le contrat qui Punissoit Ă  votre mere. Leur mariage le fit en secret ; & quand le comte de Blair vous conseilla imprudemment de venir vous y opposer , il n’étoit plus au pouvoir de personne d’y mettre obstacle. Je vous ai confiĂ© les motifs de mon amitiĂ© pour le chevalier de Thanet ; Ă  prĂ©sent j’ose vous demander le sacrifice de votre ressentiment, Sc vous prier d’accepter le sort que je lui destinois. CĂ©dez Ă  mes dĂ©sirs, rendez-moi l’occasion perdue de faire un heureux je m’engage dĂšs cet instant Ă  reconlioĂźtre cette condescendance par le don.. . - Je l’interrom- pis avec vivacitĂ©. Permettez-moi, milady * lui dis-je , de ne pas en entendre davantage j la douceur de vous obliger est fans prix pour moi ; le chevalier de Thanet jouira paisiblement des biens qu’il me ravit ; loin d’attst- quer ses jours , je me sens capable de les dĂ©fendre , si vous me l’ordonniez. Mais souffrez que ce sacrifice soit pur; laissez-moi refuser vos dons gĂ©nĂ©reux je tiens peu Ă  la fortune. Heureux de mĂ©riter votre estime , de conserver une amitiĂ© qui m’est fi chere, je m’applaudirai , mĂȘme dans l’état le plus fĂącheux, d’avoir pu vous donner une preuve certaine de ma fourmilion & de mon respect. Cette promptitude Ă  m’accorder une grĂące *58 HisĂ­diRĂŻ guĂ© je cĂźesirois ardemment d’obtenir, reprit inilady , ce noble dĂ©sintĂ©ressement redoublent mes obligations. Mais laissons ce discours , nous le reprendrons Ă  Bristol, oĂč jejvais passer un peu de tems ; vous ne me refuserez pas de m’y accoißÏpagner lady Huntley m'a remis un billet de deux mille guinĂ©es pour vous dĂ©dommager des frais de votre voyage. Le voilĂ , ajouta-t-elle, eu me le donnant; elle ne deĂ­ire point devons voir, mais je veille Ă  vos intĂ©rĂȘts auprĂšs d’elĂŹe; votre pension est augmentĂ©e z & l’aldermail Burton Ăą qui prend foin de ses affaires Ă  Londres , a dĂ©jĂ  Tordre de fournir Pargent nĂ©cessaire Ă  l’acquisition de la charge dont le duc d’Argyte doit vous procurer PagrĂ©ment. Je ne vous presse point d’acoepter le parti que je viens de vous ossrir ; cependant ma niece peut, en vous donnant ĂŹa main , faire rc-ntrer dans votre maison les titres & les biens que lĂ©s troubles de la nation ne lui ont point encore permis de recouvrer. J’abandonne ee sujet Ă  votre plus sĂ©rieuse considĂ©ration, & dans un mois je vous prierai de m’instruire de vos rĂ©solutions. Nous partĂźmes le lendemain ; j’avois reçu Ă  Douglas une lettre de miss Cliffort, elle ne me donnoit aucune nouvelle de vous. DĂšs que je fus en Angleterre , j’envoyai mon valet-de-chambre Ă  Londres , avec ordre d'aller chez sir Humfroi, de s’informer des amis, des parens de cet homme , de faire d’exactes V L MISS J Ă­ Ă­Ăź N ĂŻ. recherches parmi eux , de ne rien nĂ©gliger pour dĂ©couvrir ce que vous Ă©tiez devenue» Son voyage fut inutile il n’apprit rien, & son retour me dĂ©sespĂ©ra. Une lettre du comte de Blair me fit con- noĂ­tre toute PĂ©tendue des obligations que j’avois Ă  la ducheĂ­se de Rutland. Elle se u se preĂ­soit le duc d’Argyle de s’employer en ma faveur. Ma mere. loin de s’occUper de mon Ă©tablissement, ne se souvenoit plus de mon existence. Le billet de deux mille guinĂ©es, les fonds dĂ©posĂ©s chez salderman Burton , l’augmentation de mon revenu , je devois tout Ă  la libĂ©ralitĂ© de la duchesse. PĂ©nĂ©trĂ©e des procĂ©dĂ©s d’une amie si respectable, re- eonnoiffant de ses bontĂ©s, je me crus obligĂ© de cĂ©der enfin Ă  ses dĂ©sirs. Sans espoir de vous retrouver 3 d’ĂȘtre heureux par l’amour , je tentai de le devenir par l’ambition. Des idĂ©es de grandeur se mĂȘlĂšrent Ă  ces tendres sentimens dont j’étois 11 douloureusement affectĂ©. MaĂźtre d’accepter un parti que les plus opulens seigneurs d’Angle- terre auroient recherchĂ©, je commençai Ă  rĂ©flĂ©chir fur tant d’avantages ofl' Rutland me pressoit ; je promis, je m’engageai formellement Ă  Ă©pouser dans quatre ans la jeune lady Eetsey d’Arran. Sir James alloit continuer ; mais me voyant pĂąlir , me renverser iur le siĂ©gĂ© oĂč j’étois affise, il poulia u cri ; & jettant ses bras Ï6Ô ßß I S f Ò Ă­ R t autour de moi j il s’empressa de ranimer tries esprits. Eh! d’oĂč vient cette crainte? D’oĂč irait cet effroi j me difoit-il ? Pourquoi ma chere Jenlry s’a!arnre-t-clle ? O mon aimable fcm nie ! rnĂ­Ă­urez-vous ; un lien sacrĂ© nous unit; vous ĂȘtes le choix de mon cƓur-, un nƓud dcja formĂ© dĂ©truit tout aiĂ­Ă­re engagement; Ecoutez-moi , crovez-moi, ne vous dĂ©fiez point d’un homme qui vous adore. Si vous daignez vous prĂȘter Ă  mes foins, Ă  mes deiirs , tout ù’arrangera au grĂ© de mes vƓux & des vĂŽtres. Les caresses dĂ© sir James , ses d scours , ses sermens, ses protestations , rien 11e calmoit le trouble qui venoit de surprendre mon cƓur * il ne pouvoit ramener mon attention ; je pleurois, je ne l’éeoutois point. Ali, grand dieu! m’écriai-je enfin, une telle confidence devoitbien prĂ©cĂ©der la cĂ©rĂ©monie de ce matin ! Si vous m’aviez aimĂ© comme je vous aime, dit sir James , je ne me serois point attirĂ© ce reproche qui m’est sensible ; ma confiance eĂ»t mis mon sort dans vos mains; vous m’avez Vu long-tems agitĂ© , inquiet, rĂȘveur, chagrin ; je combattois avec moĂ­-mĂȘme, je deĂ­ĂŹrois ardemment de retirer ma parole avant de me donner Ă  voiĂŻs. Comb'en de fois j’ai voulu vous parler ! Mais tant de fiertĂ© dans vos yeux, d’indiffĂ©rence dans votre cƓur, une il grande prĂ©vention contre moi , m'ont fait craindre de vous perdre pour jamais, si je vous laiĂ­iois comioĂźtre ma position. Comment me D ÂŁ MISS Jenny. r§k me dĂ©gager sans vous quitter un peu de te m s ? II falloĂŹt retourner auprĂšs de milady Rutland , aller lui avouer mon penchant, mes chagrins , mes dĂ©sirs , la toucher , l’attendrir , obtenir d’elle ma libertĂ© mais votre obstination Ă  rejetter les preuves de mon amitiĂ© , Ă  refuser mes secours , m’a fixĂ© prĂšs de vous. Comment me rĂ©soudre Ă  vous abandonner dans une demeure si triste , exposĂ©e au besoin , rĂ©duite Ă  chercher les moyens de pourvoir Ă  votre subsistance, dĂ©terminĂ©e Ă  accepter le premier asyle offert ? Que devenois-je Ă  mon retour , si je me voyois privĂ© une seconde fois de vous, du seul bien qui m’est cher? Pardonnez-moi, mon aimable amie , d’avoir entrepris de rue le conserver au risque de vous dĂ©plaire. II s'nrrĂȘta , me regarda , prie ma main , la b nia. S’apperccvant que je tn’af- fligeois toujours , & que je nc me dií’poiois pas Ă  lui rĂ©pondre ĂŽ ma charmante Jenny , je ne vous chagrinerai point , s’écria-t-i! ; fortune , honneurs, dignitĂ©s, je veux tour. sacrifiera ce que j’aime ! J’aiĂŹois vous prier d’ùtre feulement un au finis porter mon nom , fans prendre le titre de ma femme, de me laitier le te m s de prĂ©venir milady Rutland; je voulois qu’elle ignorĂąt !e moment de notre mariage, qu'il parĂ»t fait de son aveu; je lui devois cette dĂ©fĂ©rence, mĂšme en renonçant Ă  ses biens its, & Ă  Palliance projettĂ©e. II m’est affreux de manquer d’égards pour une- Tonte U L L \ r 52 . Histoiri parente , pour une amie si digne de ma re~ connoissance ; mais je lui remettrai ce que }e tiens de fa gĂ©nĂ©rositĂ© ; j’abandonnerai ì’efpoir d’une riche succession , la certitude d’un titre, tout ensin.... Eh! que font pour moi les grandeurs , les vaines dignitĂ©s ? Leur attente vous a-t-elle jamais remplacĂ©e dans mon cƓur? O ma chere Jenny ! plĂ»t au ciel!... Pourquoi, ah ! pourquoi ne reçûtes vous pas ma main Ă  Oxford ? Que n'Ă©tions-nous unis avant ce fatal voyage ? La perte de vos espĂ©rances & des miennes eĂ»t Ă©tĂ© un lĂ©ger malheur pour votre Ă©poux. RĂ©duit Ă  ma lĂ©gitime , ne podĂ©dant que le simple hĂ©ritage de mes pĂšres , j’aurois vĂ©cu? content fur la montagne la plus aride de PEcolfe. Mon cƓur eĂ»t gĂ©mi fans doute de ne pouvoir vous procurer que les seuls plaisirs du sentiment } mais si vous m’euffiez aimĂ© , si vous eussiez supportĂ© sans peine nos communes privations, je n’aurois rien enviĂ©, rien regrettĂ©. Qu’importe l’habit qui nous couvre , l’aliment qui nous soutient , ou la perspective qui s’oĂ­sre Ă  nos regards , quand, heureux au dedans de nous-mĂšmes , nous jouissions du bonheur que nous avons le plus dĂ©sirĂ© , & qui nous paroit le seul capable de remplir tous nos vƓux? Sir James cessa de parler , & attendit ma rĂ©ponse d’un air triste & inquiet. > Remettre Ă  une personne gĂ©nĂ©reuse le pou- Toir de nous ĂŽter ou de nous conserver des T E MISS J E N N Y. 153 avantage* que nous semblons nĂ©gliger pour elle , c’est l’engager Ă  prĂ©fĂ©rer nos intĂ©rĂȘts aux Ă­Ăźens, & notre satisfaction Ă  son propre bonheur. Mille idĂ©es mortifiantes s’élevoient dans mon esprit, en songeant Ă  quels soupçons m’exposoit le secret exigĂ© ; cependant un instant de rĂ©flexion me rappella mes vƓux rĂ© cens , les obligations indispensables de mon nouvel Ă©tat; il ne me convenoit plus de m’op- poser Ă  la volontĂ© de sir James. Comme des reprĂ©sentations fur une affaire terminĂ©e, font souvent fĂącheuses & toujours inutiles, je pris le parti de me soumettre Ă  des dispositions qu’il n’étoit plus tems de changer. Je me trouverois bien malheureuse, monsieur , lui dis-je, si je vous rĂ©duisais Ă  vivre dans i’obscuritĂ©, vous qui avez daignĂ© me tirer de celle oĂč me condamnent ma mauvaise fortune. Pardonnez un premier mouvement je voudrois avoir pu vous le cacher, & me reprocher la douleur qu’il vient de vous causer. Expliquez-moi vos intentions , je m’y conformerai. Vous ĂȘtes le maĂźtre d’imposer des Ă­oix Ă  un cƓur reconnoiflĂąnt i elles ne lui paroĂź- tront jamais dures, quand vos avantages ou votre bonheur seront le prix des sacrifices qu’il devra vous faire. O ma charmante compagne, s’écria sir James , transportĂ© de joie ! je jure par vous- mĂȘme de me rappeller chaque jour de ma vie la douceur de ce procĂ©dĂ©. Quand j’ai craint L ij i64 Histoire de vous ouvrir mon arae, je ne connoiĂ­Ă­aĂ­g pĂŻs toute ia noblesse de la vĂŽtre. Aimable & chere Jenny! tes larmes ont dĂ©chirĂ© mon cƓur; mais ta complaisance le pĂ©nĂ©trĂ© de plaisir. Puissai-je t’eu payer dignement ! Ah ! que le ciel me punisse dans fa colere, qu’il nous sĂ©pare , me prive Ă  jamais de toi, Ă­Ăź tes moindres dĂ©sirs trouvent en moi la plus lĂĄgere rĂ©sistance , si je ne les prĂ©viens pas, si ta satisfaction n’est pas toujours le premier de mes foins j & si j’en visage dans l’avenir un autre bonheur que celui de combler le tien ! De tendres caresses suivirent ces expressions de fa reconnaissance; ensuite il commença Ă  dĂ©tailler les mesures qu’il avoit cru devoir prendre pour assurer le secret de notre union. La nĂ©cessitĂ© de nie montrer presque tous les jours Ă  Londres, dit-il, & ì’envie de n’en passer aucun lans vous voir, m’ont forcĂ© de choisir votre demeure prĂšs de la ville. Je n’ai rien trouvĂ© dans ces environs de pĂźus convenable Ă  mes desseins , qu’une maison isolĂ©e & trĂšs jolie , situĂ©e Ă  Isiington. je voulois m’en rendre entiĂšrement !e maĂźtre ; mais la propriĂ©taire n’a pu consentir Ă  cĂ©der le cĂŽtĂ© qu’elle habite C’eĂ­f un pavillon dĂ©tachĂ© du corps- de-logis , fans communication dans le grand- bĂątiment, mais dont les vues s’étendent fur une partie du jardin, je me fuis informĂ© de cette femme. Elle s’appelle mistrifs Roberts ; elle est d’honnĂȘte famille, veuve d’un ministre , B E MISS J E N N Y. 76s & vit trĂšs retirĂ©e. Je lui ai confiĂ© que j’at- teudots de Coventry une fille riche & de qualitĂ© , liĂ©e par ses promesses Ă  mon frere, jeune officier de marine, actuellement en mer pour le service de sa patrie. Les paĂŻens de cette dame, ai-je ajoutĂ©, b prellant de recevoir les foins d’un autre , miss Jenny vient se mettre sous ma protection , afin de se conserver Ă  Phomme dont son cƓur a fait choix. Nous ignorons elle & moi le tems du retour de mon frere; la jeune raisi l'attendra chez vous. J’ai fini par prier miĂ­iriĂ­s Roberts dc vous appelier seulement miss Jenny , Sc de ne jamais prononcer devant personne le nom d’Asteley , que je lui ai dit ĂȘtre celui de votre famille. Elle me sa promis , s’est chargĂ©e du foin de trouver des gens poĂčr vous servir , me les a prĂ©sentĂ©s, & je les ai arrĂȘtĂ©s fur fa parole. En qualitĂ© de confident d’un frere chĂ©ri, mes viĂ­ĂŹtes ne feront point suspectes*, je m’eĂ­- forcerai de ne pas les rendre trop frĂ©quentes pendant le jour ; mais toutes les nuits une porte qui s’ouvre dans la campagne me donnera la facilitĂ© d’entrer chez vous fans ĂȘtre apperqu. Deux pieces que j’ai fait percer, me conduiront au pied d’un escalier dĂ©robĂ©, cachĂ© par un retranchement mĂ©nagĂ© exprĂšs. Par la je parviendrai Ă  votre cabinet. Lidy, & un de mes valets-de-chambre, dont la fidĂ©litĂ© m’est connue, sauront seuls notre secret. L iij lĂšĂȘ Histoire Mes chevaux m’attendront Ă  uns ferme prochaine; personne ne soupçonnera notre intelligence; & quand je pourrai m’arracher un peu de tems au plaisir dĂ©licieux de vous voir, d’ĂȘtre prĂšs de vous , j’irai trouver milady Rut- land. Je lui ouvrirai mon cƓur, j’avouerai ma passion, fans avouer que j’en poĂ­fede l’objet. J’étois liĂ© par l’amour , lui dirai-je, avant de l’ùtre par mes promesses ; je co n n ois milady ; fa douceur, son indulgence, fa bontĂ©, ne lui permettront pas de m’affliger. Elle me rendra ma parole ; elle ne me privera point des avantages qu’elle m’a faits; elle ne changera rien Ă  ses dispositions gĂ©nĂ©reuses. Je conserverai son estime, son amitiĂ© , l’aiĂ­urance d’une grande fortune, dont ma chere Jenny sera la maĂźtresse. Alors je dĂ©clarerai notre union, comme si elle venoit d’étre formĂ©e ; je prĂ©senterai mon aimable compagne Ă  milady, Ă  ma famille, Ă  la cour, Ă  tout le monde; enfin , on admirera ce que j’aime, mon choix sera applaudi, mon bonheur enviĂ© , & tous mes dĂ©sirs remplis. Sir James, en finissant, me demanda si j’a- vois des objections Ă  faire fur cet arrangement, ou si je sentois de la rĂ©pugnance Ă  m’y prĂȘter. Je ne crus pas devoir en montrer. Cependant j’étcis humiliĂ©e du personnage qu’il me forqoit de reprĂ©senter. Je rougissois intĂ©rieurement de passer dans ma maison pour une fille passionnĂ©e , prĂ©fĂ©rant sa satisfaction Ă  ses DE MISS JENNY. 16 ? devoirs, capable de se soustraire Ă  la juste autoritĂ© de ses parens, & de sacrifier sa rĂ©putation au penchant de son cƓur, en hasardant une dĂ©marche si tĂ©mĂ©raire. La retraite, dans laquelle je devois vivre, pouvoit feule adoucir le dĂ©sagrĂ©ment d’une pareille situation. Je rĂ©pondis Ă  sir James , que ne sĂ©parant plus ses intĂ©rĂȘts des miens , je me conformerois Ă  ses volontĂ©s , & m’efforcerois de trouver ma fĂ©licitĂ© dans tout ce qui contribueroit Ă  assurer la sienne. II avoit eu la prĂ©caution de faire apporter des habits de voyage. Nous en choisĂźmes deux, & les froissĂąmes Lidy & moi, avant de les vĂȘtir , afin qu’ils paruĂ­sent moins neufs. Ensuite nous traversĂąmes le jardin , & sortĂźmes de la maison par une porte de derriere. Elis donnoit dans une petite ruelle aboutissante au grand chemin. Une berline, attelĂ©e de six chevaux de poste , se prĂ©senta pour nous recevoir en sortant de la ruelle. Elle nous conduisit en peu de tems Ă  Iilington. ArrivĂ©e chez moi, mistriss Roberts vint me saluer. Elle me parla avec beaucoup de politesse. Mes gens, rassemblĂ©s par son ordre , s’avancerent au nombre de dix. Elle me les nomma, en m’instruisant de la qualitĂ© de leur service. Je l’invitai Ă  souper ; mais elle s’en dĂ©fendit, & me quitta quand on m’avertit que j’étois servie. Sir James sortit avec elle, en me disant L'un air froid & poli , qu’il viendroit le iei* L iv i6i Histoire clemain prendre mes ordres, & savoir si ces premiers foins avoient rĂ©ulsi au grĂ© de mes dĂ©sirs. Je me hĂątai de souper, pour me retirer de bonne heure, J’espĂ©rois jouir d’un peu de libertĂ©, me livrer au repos ou Ă  mes rĂ©flexions; mais Ă  peine commençois-je Ă  m’entrrtenir avec Lidy, qu’un petit bruit se fit entendre. La porte de mon cabinet s’ouvrit. Sir James parut Ă  mes yeux, & je me vis contrainte Ă  lui donner des momens qu'il m’cĂ»t Ă©tĂ© plus doux de palier feule. Le goĂ»t & la magnificence du baronnet avoient changĂ© une habitation commode, mais simple , en une demeure riante & agrĂ©able. Rien n’étoit nĂ©gligĂ©. Deux parterres Ă©mail lĂ©s de mille couleurs , se terminoient par une piece d’eau assez grande ; on venoĂŹt d’y mettre quantitĂ© de poiĂ­iĂČns, pour me donner le plaisir de la pĂšche. Une voliĂšre , remplie de j. lis oiseaux, se trouvoit au bout de la principale allĂ©e ; toutes les cspeces d’animaux dont on peut fc’amuser Ă  la campĂąnne , ne lais- soient rien Ă  desirer, & un superbe attelage de six chevaux Napolitains me procurait la facilitĂ© de me promener dehors en berline ou en caleche. Je me plus infiniment dans cette belle solitude , j’y retrouvois faisan ce & la tranquillitĂ© qui me rendoient heureuse Ă  Oxford, La musique , la lecture & le dessein suf- fisoient Ă  mes sir James les trou- DE MĂ­SS JENNY. 1^9 foloit souvent. II me rcprochoit une froideur que j’avo's fans le savoir. Ma docilitĂ©, mes complaisances , un foin extrĂȘme & continuel de lui prouver mon estime & ma reconnois- sance ne Ă­atisfai soient point son cƓur passionnĂ©. II exigeoit un sentiment dont l’idĂ©e mĂȘme ne se peignoir point Ă  mon esprit, & se plaignoit fans celle de ne pouvoir me l’in!- pirer. Je lui devois trop pour ne pas souhaiter de le voir content ; mais je le souhaitois de sang froid , par des motifs qui marquoient la bontĂ© de mon cƓur , & jamais par i’es- pece de sensibilitĂ© dont sir James vouloir me rendre susceptible. L’égalitĂ© de mon humeur le chigriroit. II se saisoit instruire de ma condu te , de mes occupations en son absence , & paroiisoit ÂŁc’;Ă© d’appreudre que je goĂ»tois amuse mens prĂ©parĂ©s par les foins. L’excĂšs de fa tendieife me sembloit plus incommode que flatteur ; je treuvois dc la bizarrerie dans ses dĂ©sirs , dans ses plaintes ; il faut avoir aimĂ© , pour comprendre les peines que se fait un cƓur fortement Ă©pris. Les chagrins d u baronnet m’apprirent qu’il est possible de tout accorder Ă  l’amour, & de ne pas le rendre heureux. Dix mois s’écoulerent fans que sir James se disposĂąt Ă  'Ă©loigner de moi , ni parlĂąt du tems oĂč il iroit trouver roilady Rustaud. *7° H I ! T O II I Cependant il cefĂźbit insensiblement de se gĂȘner , de 'observer devant mes gens. La charge qu’il exerqoit a'ors l’obiigeoit d’aĂ­sistet souvent au lever du roi ; tous les matins fl retournoit ĂĄ Londres, revenoit Ă  sept heures, & ne me quittoit plus du reste du jour. Je n’osoi> me plaindre d’une conduite que les circonstances me faisoient regarder comme un manque d’égards pour mors mes plus lĂ©gĂšres sur ce sujet actiroient ses reproches, excitoient fa colere ou ses chagrins mon indiffĂ©rence me rendoit ses assiduitĂ©s importunes , disoit - il. Cette idĂ©e ne l’engageoit point Ă  se priver du plaisir qu’il sentoit Ă  me voir, m sis Ă  me quereller Ă  tout moment de ne point la partager. Par un sentiment injuste, il vouloit me forcer Ă  lui savoir grĂ© de ses transports, de ses caresses , de ses imprudences , de tout ce qu’il faisoit pour se contenter lui-mĂȘme. Au commencement du printems,un accident fĂącheux rĂ©duisit en peu de jours mis- triss Roberts Ă  la derniere extrĂ©mitĂ©. En allant Ă  Londres dans une petite voiture dĂ©couverte, elle versa, & se blelsa dangereusement Ă  la tĂȘte je fus touchĂ©e du triste Ă©tat de cette pauvre femme ; bientĂŽt la crainte de quitter ma demeure se joignit Ă  la compassion qu’elle m’inspiroit. La cour partit pour Tumbridge. Sir James ne put se dispenser de h suivre ; il en res- D r MISS JĂŻ N K Y. 171 sentit une peine vĂ©ritable , & se plaignit mille fois d’un assujettissement qui avoit Ă©tĂ© l’ob- jet de son ambition. Le jour de son dĂ©part, il passa assez de te ms Ă  regarder travailler des peintres qui finissoient une perspective. Deux fenĂȘtres d© l’appartement de miftriss Robert* s’ouvroient fur le lieu oĂč sir James Ă©toit aDIs avec moi. Son importune tendresse ne pou» vant fe contraindre, il baisa plusieurs fois ma main. Je lui fis remarquer qu’un homme ĂągĂ© & une femme assez bien mise paroissoient detriere les vitres & fembloient nous observer attentivement. II y porta les yeux; mais ces per» sonnes se retirerent fort vite, fermeront les rideaux fur elles, & les entrouvrant, continuĂšrent de nous examiner. Nous entrĂąmes, peu occupĂ©s de leur curiositĂ©. Sir James partit le soir avec le dessein de revenir bientĂŽt, & de trouver un prĂ©texte pour me revoir avant la fin du voyage. Son absence me laissant libre dans mes actions , je fis offrir Ă  mistriss Roberts tous les secours dont elle pouvoit manquer, & m’informai rĂ©guliĂšrement de son Ă©tat. Avant son accident, mes gens & les filles qui la servoient avoient eu peu de commerce ensemble. Comme j’envoyois plusieurs fois le jour chez elle, ils se virent davantage, s’entretinrent plus familiĂšrement, & bientĂŽt en vinrent Ă  de mutuelles communications. Une de mes femmes m’apprit que mistriĂ­s 172 Histoire Roberts Ă©toit fille d’im gentilhomme fort riche fa tendresse pour un jeune ministre , chapelain du comte de SommerĂ­et , lui fit perdre Ă­ii fortune avec l’amitiĂĄ de sou pere ; elle sacrifia l’une & l’autre Ă  la douceur de s’unir Ă  l’homme qu’elle aimoit Cmq ans aprĂšs son mariage, M. Roberts mourut. Lc comte de SommerĂ­et, touchĂ© de la situation de fa malheureuse veuve , continua de lut donner les cent guinĂ©es qu’iĂ­ payoit Ă  son .mari. Ce seigneur Ă©tant mort iui-mĂšme Ă­ans faire aucune disposition , mistriss Roberts so crut une seconde sois privĂ©e de tous secours. Mais elle trouva un nouvel appui dans la sƓur du comte ; cette dame compatissante & gĂ©nĂ©reuse, non - seulement lui donna pour tout le terns de fa vie un petit bien de campagne dont le revenu pouvoit suffire Ă  ses besoins , mais elley fit Ă©lever le corps-de-logis oĂč j’étois actuellement, rendit les jardins agrĂ©ables, & procura une grande aisance Ă  mistriss Roberts , en la mettant en Ă©tat de tirer avantage de cette partie de la maison , qu’elle louoit cent livres sterling. DĂšs les premiers jours de fa maladie , cette femme s’étoit hĂątĂ©e d’écrirc Ă  fa bienfaitrice ; elle la prioit de lui envoyer un de ses gens d’affaires , a fi n qu’il prit possession de ses effets. Elle dĂ©sirait, disoit-elle, voir retourner Ă  la source un bien qui, fans doute, en sortiroic encore pour le soulagement de D ÂŁ MISS J I N N Y. 173 quelque nouvel objet de la compalĂźlon d'uns dame Ă­ĂŹ gĂ©nĂ©reuse. Au lieu es u n homme d’aĂ­saires, sa protectrice lui envoya son vaĂźet-de-chambre chirurgien, & une de ses femmes, l’un habile dans son art, afĂŹn qu’il la soignĂąt; sautre avec ordre de rester prĂšs de la malade, dela consoler , & de lui promettre de sa part, qu’eu allant Ă  Londres, oĂč elle devoir bientĂŽt se rendre , elle se dĂ©tournero’t de sa route exprĂšs pour paĂ­Ăźer Ă  FĂ­ilington , & lui faire une visite. Lidy entrant un soir chez mistriss Roberts trouva prĂšs de son lit cette lemme venue pour la consoler. La prĂ©sence de Lidy sembla lui donner de ì’humeur, elle l’attaqua de conversation , lui fit plusieurs questions dhm air familier & hardi; elle s’enquitdema naissance, de ma fortune, & sur-tout de mes liaisons avec mylord Danby. FatiguĂ©e de ses interrogations, choquĂ©e du ton dont elles Ă©toient faites, Lidy lui rĂ©pondit miss ne connoĂ­t point mylord Danby, ne reçoit aucunes visites , & ne doit compte Ă  personne de ses dĂ©marches; mais elle pourra toujours s’en rendre un trĂšs satisfaisant de fa conduite. Sur quoi cette femme se rĂ©criant, & rĂ©pĂ©tant ces derniers mots, lui dit bon dieu, quelle assurance ! Mais votre discrĂ©tion est inutile ; je suis bien instruite autant que vous peut- ĂȘtre, & d’autreĂź le sont auisi. Elle ajouta aves Histoire assez de dĂ©dain miss Jenny connoit milord Hanby, elle le counoĂźt beaucoup j dans peu vous conviendrez de cette vĂ©ritĂ©. Ensuite elle se retira, sans vouloir cĂ©der aux instances de Lidy qui la prioit de rester, & vouloir la dĂ©tromper. Quand elle me fit ce rĂ©cit, il me rappella ces gens dont j’avois remarquĂ© l’attention curieuse. Je pensai que sir James & milord Hanby se ressembloient peut ĂȘtre. Je badinai Lidy de s’oecuper d’un Ă©vĂ©nement si lĂ©ger. 11 ne me parut pas digne d’ĂȘtre approfondi, & je n’y pensai plus. Je recevois des lettres fort tendres de sir James. Elles m’exprimoient un dĂ©sir fort vif de me revoir, & i’ennuiqu’il Ă©prouvoit loin de moi. Les dernieres m’avertissoient de fa prochaine arrivĂ©e, & je l'attendois Ă  tous momens. Le douziĂšme jour aprĂšs son dĂ©part, le bruit d’une voiture venant au grand trot m’attira aux fenĂȘtres de mon cabinet je vis entrer dans ma cour un carrosse Ă  six chevaux, escortĂ© de quatre cavaliers. Les couronnes qui Ă©toient fur la berline annonçoient un pair d u royaume. Une dame magnifiquement vĂȘtue en dit. Deux femmes la fui voient. Celle dont les questions avoient rĂ©voltĂ© Lidy , accourut Ă  fa rencontre. La dame lui parla d’un air riant; & voyant un de mes gens dans la cour, elle lui fit signe de s’approcher, & fans doute » x miss J ĂŻ k k ĂŻ v r 75 lui ordonna d’ouvrir l’appartement d’en-bas, oĂč elle entra. Tout de fuite on vint de sa part m’inviter Ă  descendre pour recevoir la visite d’une amie de mistriss Roberts, qui de- Ă­ĂŹroit ardemment le plaisir de me voir & de m’entretenir. Ce message me surprit. II Ă©toit naturel d’ima- giner que celle dont l’air de grandeur venoit de me frapper, devoit ĂȘtre cette gĂ©nĂ©reuse sƓur dn comte de Sommerset, protectrice de mistriss Roberts. Mais Ă  quoi attribuer ce dĂ©sir empressĂ© de me voir ? Qui pouvoit l’ex- citer en elle ? Je ne me semois point disposĂ©e Ă  recevoir sa visite. Les propos tenus Ă  Lidy fur milord Danby , comƓencerent Ă  m’inquiĂ©- ter, Ă  me faire craindre une mĂ©prise quiex- poseroit ma rĂ©putation ou mon secret. Peut- ĂȘtre y avoit-ilune miss Asteley que cette dame croyoit trouver en moi. IndĂ©cise, & ne sachant Ă  quoi me dĂ©terminer , j’allois envoyer la prier de m’excuser, lorsque lasse d’attcndre elle monta , accompagnĂ©e seulement' de la femme qui demeuroit depuis peu chez mistriss Roberts. Je vous dĂ©range peut-ĂȘtre, miss, me dit- elle en entrant. Mais le dĂ©sir de vous voir me fait passer par-dessus de vaines formalitĂ©s. Et se tournant vers celle dont elle Ă©toit suivie qu’elle est belle, Bridget, lui dit-elle, Ă  demi bas! quel air noble , modeste, que Ăąe grĂąces ! se peut-ii !. Je la plains, en vĂł- -76 H I 1 f O I R E r'tĂ©. Et s’adrcssant Ă  moi vous ĂȘtes interdite , miss je devine la raison de votre trouble ; mais ceíßÚz de craindre. Je ne veux ni vous nuire ni vous insulter. Elle s’étoit affise en parlant , & j’avois pris ma place vis-Ă -vis d’elĂźe. Je ne lais , dis-je avec beaucoup d’émotion , si je dois des re- mcrcimens ĂĄ mĂŹlady pour de telles aflurances. Je lui rends grĂąces de la compassion dont elle m’honore ; mais j’ai peine Ă  comprendre ce qui me l’aitire. Ma conduite & mes senti- inens me mettent en droit de ne craindre les insultes de personne. Cette fiertĂ© ne vous convient pas , miss» reprit la dame , quand je vous traite avec bontĂ© , il vous sied mal de montrer, de la hauteur. Ne changez pas ma pitiĂ© en un juĂ­le dĂ©dain. Vous me paroiĂŹfez une charmante fille, je ne fuis point surprise de ì’exĂ­rĂȘme passion que vous inspirez. Si la retraite oĂč vous vivez n’eit pas l’elset de la jalousie de milord Danby ; st choisie vous-mĂȘme, j’en augurerai trĂšs bien de votre caractĂšre. Mais dites- moi depuis quel teins vous enchaĂźnez le cƓur de ce lord. Je rĂ©pete Ă  milady , repris-je , que fa pitiĂ© m’étonne. Plus je m’examine, moins je crois devenir lYbjet d’u n jujh dĂ©dain. Jamais je ne vis milord Danby, & n’imagine point ce qui me soumet Ă  entendre de pareils discours, ou Ă  rĂ©pondre Ă  des interrogations si choquantes. J 4 SI MISS J E N N Y. 177 Je vous l’ai dĂ©jĂ  dit, miss, repartit mi- lady, ces grands airs ne vous conviennent point. Pensez-vous qu’ils puissent m’en imposer, m’engager Ă  vous croire? Et se tournant encote vers fa femme-de-chambre , qui se tenoit debout derriere son fauteuil je suis fĂąchĂ©e , tout-Ă -Ă­Ă it fĂąchĂ©e , lui dit-eĂ­ie , de voir une si aimable crĂ©ature dans ce vil Ă©tat, & plus encore de m’appercevoir qu’elle s’y plaĂźt. Une extrĂȘme rougeur couvrit alors mon visage, je sentis mes larmes prĂȘtes Ă  couler. Milady vient de m'assurer, dis-je, qu’elle ne vouloir point m’iniulter, je m’attendois Ă  lui voir mieux tenir fa parole. C’est vous j qui me forcez d’y manquer, reprit-elle doucement. Comment supporter la hardiesse de votre dĂ©saveu ? Vous ne con- noissez pas mylord Danby, dites-vous; cependant deux personnes qui ne peuvent se mĂ©prendre Ă  ses traits , Pont vu plusieurs fois ici, & par un zele que j’ai blĂąmĂ© , ont suivi ses dĂ©marchesse font assurĂ©es qu’il passoit une partie des jours avec vous, & que toutes les nuits une porte sĂ©crĂ©tĂ©.... MaiS je 11e veux pas pousser cet Ă©claircissement plus loin. Ce discours me corfirma dans l’idĂ©e qu'il devoir y avoir assez de rapport entre la figure de milord Danby & celle de sir James , pour que l’on pĂ»t s’y mĂ©prendre Ă  un peu de distance. Cet esset du hasard m’exposait Ă  l’hu Tome III. M Histoire 178 meur, au ressentiment d’une femme que la conduite de milord Danby intĂ©ressoit faus doute. Comment la dĂ©sabuser sans dĂ©couvrir un lĂ©cret qu’i! nretoit dĂ©fendu de rĂ©vĂ©ler, Ă  comment soutenir le mĂ©pris que son erreur lui infpiroit pour moi? Ni je ne fuis hardie , repondis-je en me levant , ni accoutumĂ©e Ă  souffrir un tel langage. Je crie milady de croire qu’on ne peut lui donner ici des informations sur Je lord dont elle semble inquiette , & de me pardonner, si en me retirant je la laisse en libertĂ© de rĂ©flĂ©chir sur la duretĂ© de ses expressions » & fur la tĂ©mĂ©ritĂ© de ses jugemens. Mon dessein Ă©toit de sortir, je m’avanqois vers !a porte , quand la femme-de-chambre de milady, prĂ©venant fa rĂ©ponse , vint Ă  moi, 8c m’arrĂštaut , me dit prenez garde, miss , prenez garde vous-mĂ«me Ă  vos expreĂ­fions. Vous devez vous montrer plus respectueuse. C’est milady duchesse de Rutland , devant qui vous ĂȘtes. Milady Rutland ! rĂ©pĂ©tai-je en tombant suc un siĂ©gĂ© & respirant Ă  peine. Dans l’instant je vis mon mariage dĂ©couvert, la fortune de sir James perdue , & tous ses projets dĂ©truits. Mais si j'Ă©tois connue, pourquoi m’avoit-on parlĂ© de milord Danby ? C’eĂ­t ce que je ne pouvois comprendre. II me semble , miss , dit en riant la duchesse , que mon nom vient de faire difparoĂźtre DE MISS ! » H ĂŻ. 179 une grande partie de votre assurance. Je le conquis, ma visite 11e vous eĂ­l agrĂ©able Ă  aucun titre. Cependant , comme en allant voir mistriss Roberts , un caprice , oĂč l’amrur ni la jalousie n’out point de part , m’a portĂ©e Ă  entrer ici, je vous conseille de bannir votre inquiĂ©tude. Je ne troublerai point la douceur d’une union qui me paroit vous plaire. Je se roi s bien fichĂ©e de chagriner James. IL doit vous savoir dit nos conventions ne lui imposent pas la moindre contrainte. Ces mots redoublĂšrent mon embarras. Elle parloit de mon union avec sir James , &ve- noit de me faire entendre qu’elle me croyoit maĂźtre se de milord Danby. Je gardois uti & je me perdois dans la confusion de mes idĂ©es. Pourquoi bailler les yeux, vous taire, medit- elle ? Quelle enfance! D’oĂč vient ce trouble , cette rou eur ' gĂ©mis Ă  vos pieds , tremble devant vous? J’ai joui de vorre crĂ©dulitĂ©, dites-vous> non, je n’ai. joui de sien. Vous n’avez payĂ© ma tendreste d’aucun retour. Vous vous ĂȘtes soumise, & ne vous Ăštes jamais donnĂ©e* Un amour si vif, si passionnĂ© j fans cesse irritĂ© par l’attente , par l’cspĂ©rance de vous le voir partager , est devenu le seul sentiment de mon aine. Jamais le dĂ©sir ardent de vous possĂ©der ii’cgala dans mon cƓur celui de vous plaire, d’ùtre aimĂ© de vous , de faire naĂźtre & de conserver votre affection. Jugez de mon Ă©tat prĂ©sent, de ma douleur, de mes regrets, dia N \ t $6 Histoire totifment affreux d’un homme dont tous leg projets de bonheur font pour jamais dĂ©truits ; qui vous adore, vous a mortellement offensĂ©e, & n’attend plus de vous que de la haine & du mĂ©pris. II parla long-tems encore, mais je n’étois plus en Ă©tat de Pentendre. Ma tĂȘte , dĂ©jĂ  embarrassĂ©e , me laiĂ­ĂŻbit peu de connoĂŹssance. Une foil ardente me dĂ©voroit; mon front me fem- bloit enflammĂ©, je fepouffois milord Danby , je lui faifois des signes redoublĂ©s de sortir, de me laiffer. Son obstination Ă  me parler, Ă 'demeurer Ă  genoux prĂšs de moi, excita mon impatience. Je jettai dĂšs cris perçans. Ah, mon dieu! Ah , mon dieu! rĂ©pĂ©toh-je toute en larmes, fuis-je donc condamnĂ©e Ă  expĂŹter dans les bras de hauteur de mes peines? L ni Ă©tendues ; presque insensible , j’éprouvois une forte de tranquillitĂ© stupide. A mesure que ma santĂ© se rĂ©tabliĂ­ĂŻĂČit, le sentiment d’une vive douleur se lanimoit avec elle. La certitude d’ùtre dans une maison oĂč milord Danby m’avoit conduite, oĂč je recevois des foins par ses ordres, oĂč tout lui paroissoit soumis, m’inspiroit un dĂ©goĂ»t extrĂȘme pour ses habita ns , & m’en rendoit le sĂ©jour insupportable. Tant que ma vie fut en danger, milord Danby ne quitta pas ma chambre. Soigneux d’éviter mes regards , il se tenoit derriĂšre un paravent qui le dĂ©roboit Ă  ipa vue. Quand je ommençai Ă  me lever, il n’osa p!u entrer oĂč N iij H I S T O X R E 158 j’écois, dans la crainte de me causer une rĂ©volution trop grande, Son trouble, ses agitations» son inquiĂ©tude , Pattiroient sans ceĂ­se Ă  ma porte. IP faiĂ­'oit appeĂŹler Lidy, voiiĂ­oit ĂȘtre instruit par elle dc mon Ă©tat, dc mes discours, de mes dispositions Ă  son Ă©gard. Pendant mon sommeil il vcnoit doucement prĂšs de moi , entr’ouvroit mes rideaux, me contemploit, soupiroit , pleuroit , se retiroit pĂ©nĂ©trĂ© de douleur j Sc contraignant Lidy a le suivre , Ă  l’écouter, ii la fatiguoit par de longs dĂ©tails .qu’il croyoit propres Ă  lui faire paroĂźtre fa conduite moins odieuse. II lui rappellent son trouble , sa pĂąleur , l’abattement oĂč il Ă©toit tombĂ©, pendant qu’abusant d’une cĂ©rĂ©monie respectable , profanĂ©e par un homme dĂ©nuĂ© d u caractĂšre qui pouvoit la sanctifier, il m’enten- doit prononcer les voeux d’aimer, d’honorer le violateur des loix, le perfide qui me trorm- poit si bassement. Des pleurs, d’horribles imprĂ©cations contre lui-mĂšme , interrompoient ses discours ensuite il se plaignoit d’elle , de Ă­k dĂ©fiance, de la mienne. Si, difoit-il , j’a- vbis acceptĂ© l'Ă©tabliilement qu’il m’offroit , ma complaisance sur ce seul point lui eĂ»t sait trouver en lui-mĂšme la force de rĂ©sister Ă  les dĂ©sirs , d’attendre son bonheur du tems , des Ă©vĂ©nemens. Milady Rutland, deux fois attaquĂ©e de ce mal prompt & terrible , qui enleve au milieu d’une santĂ© florissante, lui laiflbit entrevoir turc libertĂ© proçhainç. Tout DE MISS J E K K Y. 199 etoit fini, s’éerĂ­oit-iU il 11 e lui reĂ­toit que !e regret de s’ùtre attirĂ© ma' liai ne , la honte cTavoir manquĂ© Ă  l’honneur, & le reproche amer que son ingratitude & fa trahison exci- toient sans cesse dans son ame. Je logeois actuellement dans la mĂȘme maison & chez le mĂȘme homme dont milord Danby s’étoit servi lorsqu’il feignit de m’é- pouser. 11 se nommoit Palmer. AprĂšs avoir dissipĂ© un riche patrimoine, ce misĂ©rable, devenu futile & bas complaisant de ses Ă©gaux , mĂ©nageoit leurs intrigues, & vivoit des rĂ©compenses prodiguĂ©es Ă  ses vils services. PressĂ© par un ami, milord Danby employa son crĂ©dit en faveur de cet homme mĂ©prisable. II le sauva d'une longue habitation dans nos colonies. Palmer, introduit prĂšs de lui, parvint Ă  attirer fa confiance. Milord lui laissa voir toute fa passion pour moi, lui apprit que six mois auparavant il se fĂ»t trouvĂ© heureux de m’é- pouser ; mais que, liĂ© depuis ce tems, il Ă©toĂ­t fans espĂ©rance , & ne pouvoir vaincre son penchant. Palmer flatta ses deĂ­irs, l’encoura- gea par des exemples Ă  surmonter se Z scrupules lui-mĂȘme eut la hardiesse de revĂȘtir un habit de ministre, d’en imiter les fonctions, & de me livrer Ă  son protecteur. Ce malheureux Ă©toit le mari d’une jeune personne, simple, honnĂȘte, rĂ©servĂ©e, douĂ©e de mille qualitĂ©s aimables. Palmer, accoutumĂ© Ă  vivre avec des femmes d’un caractĂšre bien N iv 200 Histoire diffĂ©rent, en admiroit davantage la modestie de la sienne. Il respectoit sa vertu, ctaignoit de perdre son estime, & lui cachoit soigneusement la source de son aisance. Elle passoit les deux tiers de TannĂ©e Ă  la campagne ; & pendant son sĂ©jour Ă  la ville, Palmer l'Ă©loi- gnoit adroitement de chez elle , quand il devoit s’y passer des scĂšnes propres Ă  blesser ses regards. Mistriss Palmer, absente dans le tems oĂč milord Danby me dĂ©termina Ă  lui donner la main , ignoroit ma triste aventure. Une autre femme rcmplissoit alors sĂ  place, & me fit les honneurs de la maison. Âu moment oĂč milord m’enleva du carrosse de la duchesse de v Rutland, son embarras fut extrĂȘme pour savoir oĂč il me conduiroit. A qui prĂ©senter, deux femmes , dent Tune Ă©vanouie, & Tautre baignĂ©e de larmes , offroient Ă  la curiositĂ© la moins active un sujet si naturel de s’exercer? Ne s’ pas de me secourir, de me rappeller Ă  moi-mĂȘme ? Eh, quels seroient mes premiers discours ? Ne dĂ©couvriroient-ils pas son crime & mes ressentimens ? Cette considĂ©ration le porta Ă  me mener d’abord chez Palmer, espĂ©rant pouvoir me calmer & rĂ©introduire avant la nuit dans une autre maison ; mais la promptitude de mon mal, le danger de me transporter pendant Tardeur de la fievre, le contraignirent de me remettre entre les mains de mistriss 20Ï B E MISSJENNY. Palmer, & de me confier Ă  ses foins. ElĂźe m’en rendit de fort assidus , & prit infenĂ­ĂŹble- ment tant d’intĂ©rĂšt Ă  moi , que fans connoĂź- tre d’oĂč naiifoit ma profonde douleur, elle la partagcoit, s’attendriĂŹfoit fur mes peines, & mĂȘloit souvent des larmes Ă  celles qu’elle me voyoit continuellement rĂ©pandre. j’appris de Lidy toutes ces particularitĂ©s ; elle avoit reconnu le feint ministre & fa maison. Milord Danby, en lui avouant le crime de Palmer, la prĂ©vint sur l’innocence de sa femme, & la conjura de ne point l’instruire d’un funeste secret , dont la dĂ©couverte inutile Ă  mes intĂ©rĂȘts, dĂ©truiroit Ă  jamais le bonheur & la paix d’une personne estimable. Une sombre mĂ©lancolie, une extrĂȘme rĂ©pugnance Ă  prendre des alimens , entrete- noient ma foiblelfe. Lidy renfermoit au fond de son cƓur une partie de fes chagrins ; elle craignoit d’irriter les miens. Nous gardions souvent un triste silence ; mais nos regards ne fe rencontroient point fans exciter nos larmes. Cette fille prudente & sensible mĂ©nageoit les mouvemens de mon ame. Elle m’instruifoit peu Ă  peu des circonstances qui pouvoient encore aigrir mes peines, & me les dĂ©couvroifc seulement dans l’instant oĂč il Ă©toit impossible de m’en dĂ©rober la connoilTance. Milord Danby ne demandoit point Ă  me voir; cependant je redoutois toujours fa prĂ©sence. Le dĂ©sir de m’éloigner d’un lieu oĂč je SOS Histoire vivois dĂ©pendante de lui, me faisoit souhaiter le parfait rĂ©tablissement de ma santĂ© » j’ignorois encore que , captive par ses ordres , ma libertĂ© feroit mise Ă  des conditions. Mes essets les plus prĂ©cieux & tout ce qui sevvoit Ă  ma personne, avoient Ă©tĂ© transportĂ©s chez Palmer. Je chargeai Lidy de sĂ©parer des dons de milord Dauby ce qui m’apparte- noit, c'est-Ă -dire, uu trĂšs-petit reste de ce que je possĂ©dois en sortant d’Oxford. Je voulois retourner dans la maison de mistrifsMa- . bel, Ă©crire Ă  mi! adv Rutland , implorer ses bontĂ©s, lui demander un asyle; fa protection devenoit ma feule espĂ©rance. J’annon- çai ma retraite Ă  mistriss Palmer ; & me trouvant un matin assez Forte pour sortir, je la fĂŹs prier de passer dans mon appartement. AprĂšs l’avoir tendrement remerciĂ©e de ses foins complaisans, je Pembrassai, lui dis adieu, & demandai une voiture; mais cette femme me prĂ©senta une lettre de milord Danby, me la donna d’un air inquiet, embarrassĂ©, & me pria, en se retirant, de ne point lui imputer mes chagrins , si je me voyois contrariĂ©e dans mes dĂ©sirs. Mon premier mouvement fut de rejettes ! tifs confolans se prĂ©sentent naturellement 3 , Ă  vos idĂ©es ! Pourriez-vous conserver une si Ă©ternelle douleur, quand vous n’ávez rien >, Ă  vous reprocher? „ DĂ©tachĂ© de moi-mĂšme , uniquement „ dupĂ© de vous , j’ofe vous supplier d accepter „ la feule rĂ©paration que je sois en Ă©tat de vous 3, offrir Ă  prĂ©sent Daignez, miss, daignez „ vous retirer chez vous, y vivre indĂ©pen- 3, dante. Pour expier le crime horrible de 33 vous avoir trahie , je m’irtfposerai un rigou- 33 reux exil. Je Rapprocherai point de votre 33 demeure ; je ne vous Ă©crirai point. Content „ de recevoir par Lidy des assurances diĂ­ repos 33 dont vous jouirez, je subirai loin de vous le juste chĂątiment de ma faute. Je ferai 3, plus encore; si vous Pexigez, j’accepterai „ Pambassade de Vienne. J’irai fous un autre 33 ciel regretter le bonheur que j’ai perdu , j, & gĂ©mir des moyens odieux employĂ©s pour 33 me le procurer. ,3 O miss ! aimable & chere miss ! je ne 33 vous verrai donc plus ! Qu’il me soit per- „ mis de mettre un prix Ă  ce dur sacrifice. 3» Accordez une grĂące , une seule grĂące Ă  mon „ repentir. Laissez-moi espĂ©rer du tems un w heureux changement ; laissez-moi entrevoir iĂȘS lĂ­ I S T O I R È „ un pardon Ă©loignĂ©, demandĂ© feulement Ă  „ sinisant oĂč, libre de vous offrir des vƓux „ plus purs , je pourrai recevoir aux pieds des s, autels le nom dĂ©licieux que j’avois usurpĂ©. „ Une simple promesse Ă©crite de votre main, „ satisfera tous les dĂ©sirs que le plus malheu- } j reux des hommes ose encore former. DĂšs demain , dĂšs ce soir, on vous conduira dans „ votre terre, „ P, S. Au nom du ciel , n’écontez plus 3, cette fiertĂ© cruelle, source de tous nos maux. 5, Ne me dĂ©sespĂ©rez point par un refus triĂ©pri- 3, faut. Eh, grand dieu ! qui peut prĂ©voir oĂč ,j m’entraĂ­neroit la crainte de vous savoir er- M rante dans le monde, exposĂ©e Ă  milledan- -, gĂ©rs j celle de perdre pour jamais vos traces ! 3, Au milieu dc rabattement oĂč me plongent 3, les reproches de mon cƓur, je ne fuis rani- 33 niĂ© que par l’espĂ©rance d’assurer votre sort, 3, de le rendre un jour brillant & heureux, C 3, fille aimable! vous dont famĂ© est si tendre, 33 si compatissante, ne me l’ĂČtez pas cette douce „ espĂ©rance ! Elle est l’imique bien qui me reste. ,, J’écoutai cette longue lettre avec indignation. Elle me parut une suite des artifices de milord Danby. Son repentir, feint ou vĂ©ritable, ne me touchoit point, J’étois bien Ă©loignĂ©e de m’engĂ ger par des promesses Ă  lui conserver des droits fur ma personne. Je V L MISS j E N K ĂŻ. SÒ’f Me sentois humiliĂ©e par ses propositions, & plus encore par ses espĂ©rances. juste ciel ! m’écriai-je en pleurant - combien l’indigence nous abaisse dans les idĂ©es d’une nme vile! Cet homme ms croit donc capable de lui pardonner ! Plus je rĂ©OĂ©chiĂ­Tois fur ses offres, moins j’étois disposĂ©e Ă  les accepter. Moi , habiter une terre qu’il m’auroit donnĂ©e ! Vivre de ses bienfaits ! C’eĂ»t .Ă©tĂ© mettre un prix Ă  mon innocence , reconnoitre en milord Danby le pouvoir de me dĂ©dommager du bien prĂ©cieux qu’il avoir osĂ© me ravir- Mon coeur dĂ©daignoit ses secours i’abandon & la misere ne m’ef- frayoĂ­ent point , comparĂ©s Ă  la honte de lui devoir ma subsistance. pensoit comme moi un nouveau piege lui sembloit cachĂ© sous les apparences d’une si grande soumission. DĂšs les commencemens de ma maladie , Francis , le valet-de-chambre, confident & complice de milord, lui avoir dit que son maĂźtre Ă©toit nommĂ© Ă  sambas, sade de Vienne. Ainsi milord Danby vouloir Ă  prĂ©sent se faire un mĂ©rite auprĂšs de moi d’une absence forcĂ©e , ou Francis rĂ©pandoic ce bruit par son ordre. Mais que milord demeurĂąt en Angleterre ou se rendit en Allemagne , j’étois dĂ©terminĂ©e Ă  ne jamais lui rien devoir. Sans m’embarr&Ă­Ă­er de ses priĂšres, ni de l’espece de menace qui terminoit sa lettre, je voulois me miter Ă , l’instant ds Histoire Lo8 chez Palmer ; mais Lidy me rĂ©pĂ©ta que je Ăźle pouvois sortir. Francis & les gens de la maison veilloient Ă  la porte de mon appartement ils s’opposeroient, medit-elle, Ă  mon passage , & me refuseroient absolument la libertĂ© de descendre. Cette connoiĂ­fance me causa une douleur si vive , au’elte me parut impossible Ă  soutenir. En cĂ©dant Ă  la force, on Ă©pouve un sentiment dont l’amertume ne peut ĂȘtre exprimĂ©e. Depuis ce jour, l’éloignement & le mĂ©pris que je sentois pour milord Danby, se changĂšrent en une aversion si grande , que le tems n’a jamais pu la dĂ©truire ni la diminuer. Lidy me conseilla de ne point m’abandon- 11er au dĂ©pit violent dont j’étois animĂ©e. Elle me reprĂ©senta la nĂ©cessitĂ© de dissimuler avec milord, afin de ne pas redoubler la vigilance de mes furveiHans. La sĂ©curitĂ© oĂč le' mettroit une rĂ©ponse mĂ©nagĂ©e, me laiĂ­lĂšroit le loisir de chercher les moyens de me soustraire Ă  son pouvoir. Soumise Ă  ses avis, je surmontai ma rĂ©pugnance , & j’écrivis Ă  milord Danby. Me trouvant foible encore , lui dií’ois-je , incertaine dans mes idĂ©es , & voulant rĂ©flĂ©chir fur ma position actuelle, je croyois devoir passer huit jours de plus chez Palmer. Une situation aussi triste que la mienne , ajoutois- je, me disposeroit naturellement Ă  ne pas re- jetter tous les secours offerts , si aprĂšs m’ĂȘtre vue inhumainement trompĂ©e, ma confiance pouvoit renaĂźtre. Je finissois en rassurant qu’il seroit be miss Jenny. 2c>9 seroit bientĂŽt instruit du parti auquel il me paroĂźtroit convenable de m’arrĂȘter. Cent fois, tentĂ©e d’ouvrir mon ame toute entiere Ă  mistriss Palmer, une considĂ©ration m’avoit toujours retenue. Si en effet cette femme penfoit bien , si elle ignoroit Ă  quel malheureux son mauvais fort l’associoit, de- vois-je le lui apprendre? II me paroijfoit dur & cruel de sacrifier fa tranquillitĂ© Ă  mon intĂ©rĂȘt. Son assistance me devenoit alors si nĂ©cessaire , que je pris enfin la rĂ©solution de lui parler. J’observai tous les mĂ©nagemens possibles dans ma confidence. Sans nommer les complices de milord Danby , j’instruisis mis- trifs Palmer de fa noire trahison ; je lui montrai sa lettre , & la conjurai de m’aider Ă  fuir un homme dont Pamour & les soins m'Ă©- toient Ă©galement odieux. J’ignore par quel rĂ©cit fabuleux on parvint Ă  l’intĂ©resser , Ă  fabuler en me remettant entre ses mains ; mais la lettre de milord Danby ne lui lailsoit aucun doute fur ma sincĂ©ritĂ©. Cette douce & tendre crĂ©ature me plaignit, pleura avec moi, s’étonna de la complaisance de son mari, le blĂąma d’employer la force pour me retenir chez lui > elle attribua ce procĂ©dĂ© condamnable Ă  la façon de penser trop libre des hommes, toujours prĂȘts, difoit-elle, Ă  s’aider dans leurs intrigues, Ă  se lier contre l’innocence sans appui. En me montrant un dĂ©sir trĂšs vif de m’obliger, elle me laissa Tome 111. O 2k0 H I S T O Ăź E E voir peu de dispositions, Ă  s’oppofer aux volontĂ©s de ion mari. J’apperçus mĂȘme en elle tant de crainte de l’irritef ou de lui dĂ©plaire, qu’il me parut difficile de la dĂ©terminer Ă  rien entreprendre. Je continuois cependant Ă  la presser* elle m’écoutoit d’un air distrait. Jd Vis ses yeux fixĂ©s fur un Ă©crin ouvert prĂšs de moi ; je venois d’y chercher une bague de peu de valeur , dont milord Revell m’avoit fait prĂ©sent dans mou enfance. Les diamans qui rempliĂ­foient cet Ă©crin , attiroient les regards de mistrifs Palmer , & dĂ©tournoient son attention de mes discours. Le plaisir qu’elle paroiisoit prendre Ă  contempler ces pierreries , me fit naĂźtre l’idĂ©e d’en employer une partie Ă  me procurer la libertĂ©. Cette occasion Ă©toit la feule oĂč je pouvois fans rougir rn approprier les dons de milord Danby. Je tirai de cet Ă©crin des boucles de grand prix, & un superbe collier. Je priai mistrifs Palmer de s’en parer , de les recevoir comme une marque de ma reconnoiĂ­Ă­ance , & un moyen de la rendre excusable aux yeux de son mari, s'il dĂ©couvreur jamais qu’elle eĂ»t favorisĂ© ma fuite. Cette femme, attendrie par mes pleurs , & peut-ĂȘtre Ă©blouie de la richesse do prĂ©sent, hĂ©sita quelques motnens encore ; fe rendit enfin Ă  mes instances , & consentit Ă  seconder le projet de mon Ă©vasion. Avec le deĂ­iĂ«in de me soustraire aux recherches de milord ÊE 1ÌS8 JEISNY. Lll Danby , il ne m’étoit plus poĂ­lĂŹble de retourner chez la sƓur de Lidy. Je ne connosiois persjnue , personne ne me connoiiĂ­oit ; j’i- gnorois en quels lieux je pourrois me retirer. Mistriss Palmer se chargea d u soin de me trouver un logement convenable & sĂ»r. DĂšs ce mĂȘme jour elle le retint. Une bonne veuve demeurant au milieu de la citĂ©, s’apprĂšta Ă  me recevoir. Sa maison, composĂ©e de deux seuls appartemens, partagĂ©e entr’eĂŹle & moi, ne m’exposeroit point Ă  de fiicheuses rencontres. Mistriss Palmer convint du loyer & de la pension. Comme cette femme la connoissoit depuis long-tems , elles s’arrangerent aisĂ©ment ensemble. Ce point important rĂ©glĂ©, nous concertĂąmes les mesures qu’il nous restoit Ă  prendre. Plusieurs circonstances rend oient ma sortie moins difficile qu’elle ne l’avoit paru d’abord, Cette mĂȘme semaine , mistriss Palmer partoit pour aller Ă  Colchester, oĂč fa mere demeuroit. Son mari soupoit tous les jeudis Ă  Ilildegate avec de jeunes gens , qui fornioient entre eux une sociĂ©tĂ© dont Palmer Ă©roit famĂ©. Comme ces jours-lĂ  il se retiroic sort avant dans la nuit, il n’entroit point chez fa femme. Elle fixa ma sortie au soir du jeudi , & son dĂ©part au vendredi matin. A l’exception de deux robes & d’une petite quantitĂ© de linge, mes habits mĂȘlĂ©s avec les siens dans ses coffres , mĂ« seroient renvoyĂ©s Ă  loisir. Le portrait de ma O ij 212 Histoire mure , dĂ©tachĂ© de sa bordure, la cassette qui. ĂŻenfermoit ses papiers, seuls biens dont la conservation me sĂ»t chere , pouvoient ĂȘtre emportĂ©s de mĂȘme. On ne s’appereevroit dc ma retraite que le lendemain Ă  ì’heure oĂč l’on entroit ordinairement chez moi mistriss Palmer auroit dĂ©jĂ  fait plusieurs milles, & ne suroĂźt exposĂ©e ni aux reproches de milord Danby, ni aux premiers mouvemens de la colere de son mari. II ne restoit que Francis , dont la vigilance nous embarraĂ­lbit » mais on dĂ©couvrit un moyen de ia rendre inutile. Mistriss Palmer se souvint d’une porte de mon cabinet, que le froid avoit obligĂ© de condamner* Elle me la fit voir derriere des tablettes garnies de livres. Cette porte don- noit Ă­ur une petite terrasse qui communiquoit Ă  son anti-chambre. Nous levĂąmes aisĂ©ment les tablettes ; un des battans cĂ©dant Ă  nos efforts, s’ouvrit, & nous offrit la commoditĂ© de passer pendant la nuit de mon appartement au sien, fans ĂȘtre vues de ses gens ni de Francis, & d’îter de chez moi ce que je voudrois emporter. Le soir du jeudi }e fis fermer ma porte en-dedans Ă  l’heure accoutumĂ©e. J’attendis impatiemment celle oĂč nous Ă©tions convenues. EĂŹle sonna enfin , & je sortis par le cabinet avec Lidy. Nous traversĂąmes la terrasse. ^listriss Palmer me reçut fans lumiĂšre DE MISS J I N N Y, LIZ S la porte de son appartement, & rĂ©introduisit dans fa chambre. Je tremblois. Lidy se soute noir Ă  peine, & ma conductrice inquiĂ©tĂ© s’arrĂȘtoit Ă  chaque pas. Quand elle se crut assurĂ©e que ses gens rassemblĂ©s pour souper ne pouvoient ni nous voir ni nous entendre, elle nous fit descendre doucement, ouvrit sans bruit la porte de la rue, & me remit entre les mains d’un homme ĂągĂ©, frere de niistriss Tomkins , chez qui j’allois loger. Depuis une heure il m’attendoit Ă  dix pas avec une voiture. Je serrai mistriss Palmer dans mes bras, fans pouvoir lui exprimer ma re- connoissance que par mes larmes. Je me hĂątai de gagner le carHosse. L’honnĂȘte vieillard m’aida Ă  y monter, rendit le mĂȘme service Ă  Lidy , se plaça prĂšs d’elle, & suivant sa direction, on nous conduisit Ă  ma nouvelle demeure. II Ă©toit prĂšs de minuit quand nous arrivĂąmes. La maĂźtresse de la maison me reçut d’un air civil & respectueux ; elle me croyoit une - fille de qualitĂ© , Ă©chappĂ©e , par le secours de missriss Palmer , aux importunes sollicitations d’un tuteur intĂ©ressĂ©, qui vouloir la contraindre Ă  Ă©pouser son fils, pour s’emparer des biens confiĂ©s Ă  ses foins. Je devois attendre chez elle le retour d’uwe parente absente, & me cachera tous les yeux jusqu’à son arrivĂ©e. Deux guinĂ©es dont je rĂ©compensai les peines de son frere, lui donnereut l’espĂ©rance de O iij 214 Histoire tirer un prnfĂŹt considĂ©rable d u sĂ©jour que fe- roit dans fa maiion une personpe riche & libĂ©rale ; espĂ©rance qu’elle ne perdit pas fans chagrin, quand le tems lui dĂ©couvrit soir erreur. Elle m’ouvrit un appartement trĂšs propre & fort commode, oĂč elle me laissa en libertĂ© de prendre le repos qu’elle me souhaita. DĂšs que je fus feule avec Lidy , je i’embnis- sai Ă©troitement; mon cƓur se sentoit soulagĂ© d’une de ses peines, je n’étois plus au pouvoir de milord Danby ; mais que le souvenir d’y avoir Ă©tĂ© , dĂ©truisit bientĂŽt ce lĂ©ger mouvement de satisfaction ! Nous-pleurĂĄmes long- tems toutes deux lans nous parler ; je cachois mon visage dans le sein de cette tendre amie , je la preilois contre le mien. Rompant enfin ce triste silence ĂŽ ma chere Lidy , lui dis-je, que la douleur dont jc me sens oppressĂ©e a d’amertume! Qpelle diffĂ©rence des larmes que je versois en quittant Oxford, en sortant du chĂąteau d’Alderson, Ă  celles que m’arrache mon humiliante disgrĂące ! Je ne trouve plus en moi cette dignitĂ©, ce sentiment intĂ©rieur, qui , au milieu de mes peines , dans le sein de la pauvretĂ©, m’élevoit Ă  mes propres yeux. HĂ©las! qu’est-il donc devenu! Comment le crime de cet homme me rĂ©duit-il Ă  la honte , Ă  1’abaissement, Ă  11’oser fixer mes regards fur les autres, Ă  rougir en les tournant fur moi- mĂšme ! Ne vous abandonne? point Ă  ces cruelles DE MISS JENNY 215 rĂ©flexions, interrompit Lidy, vaus n’avez offensĂ© ni le iel, ni ì’houneur. Puisse une certitude si consolante accompagner toujours vos pleurs! Chere miss, elle doit Ă  prĂ©sent bannir le trouble de votre ame, vous aider Ă  supporter le malheur dont vous gĂ©missez. Eh, pourquoi celleriez-vous de vous estimer, quand ì’homme qui vous a si badement trompĂ©e , vous respecte lui-mĂȘme, rougit des avantages qu il a remportĂ©s fur vous, & ne peut se les rappelles sans honte & fans remords? Le succĂšs de fa feinte est devenu la punition de son crime. II conserve pour vous cette passion ardente, ces sentimens vifs qui l’égarerent; en satisfaisant ses dĂ©sirs, il les a augmentĂ©s, & s’est rendu si malheureux, q-ue je,doute lĂź vos chagrins Ă©galent les siens. Elle me raconta alors une partie de ses entretiens avec mylord Danby ; & s’essorqant de porter mes idĂ©es fur des sujets moins rĂ©voltans, elle me parla de milady Rutland , me conseilla de lui rappela lcr ses gĂ©nĂ©reuses affres, & de ranimer ses tendres dispositions Ă  man Ă©gard par le dĂ©tail de mes peines passĂ©es , & de ma situation prĂ©sente. Mistriss Palmer s’étoit chargĂ©e de me faire savoir si la duchesse se trouvoit encore Ă  Londres. Dans la supposition que cette dame en fĂ»t dĂ©ja partie , elle devoit s’insormer du lieu oĂč ie pourvois lui adresser une lettre & m’cn instruire; Dix jours, se passerent Ă  attendre des O iv 2!§ Histoire nouvelles de mistriss Palmer. Enfin on m’ap- porta de fa part mes habits & une lettre ce qu’elle m’apprit redoubla tous mes chagrins. AprĂšs un sĂ©jour de six semaines Ă  la cour, milady Rutland en Ă©toit partie pour reprendre le cours ordinaire de ses voyages , & visi- toit actuellement les amis qu’elle dans les diffĂ©rentes provinces du royaume. Sans ĂȘtre dirigĂ© par elle , il paroiffoit impossible de suivre sa marche, ou de parvenir Ă  l’atteindre. Mistriss Palmer me conseilloit d’a- . dresser mes lettres en Écosse, d’oĂč elles seroient renvoyĂ©es Ă  milady. Elle me disoit que milord Danby, prĂȘt Ă  partir pour se rendre en Allemagne , venoit de tomber dangereusement malade. Son mari & lui ne doutoient point qu’elle ne m’eĂčt prĂȘtĂ© son assistance -, mais milord , dans la crainte peut-ĂȘtre de la trouver trop instruite , & de l’exeiter Ă  rĂ©pandre son secret, avoit expressĂ©ment dĂ©fendu Ă  Palmer de la chagriner Ă  ce sujet. Ainsi les reproches de son mari Ă©toient sans aigreur. Elle finis- Ă­oit en me marquant beaucoup de regret de n’ùtre plus Ă  portĂ©e de me donner de nouvelles informations, devant s’embarquer incessamment pour l’Irlande , oĂč fa mere & elle aboient recueillir une succession, dont les droits contestĂ©s en partie , les forceroient peut-ĂȘtre Ă  un long sĂ©jour. Cette lettre m’affligea sensiblement. La maladie de milord Danby Ă©loignoit son dĂ©part, B E MISS J Ë N N Y. 21? m’obligeoit Ă  me cacher, m’îtoit la libertĂ© d’aller chez mistriss Mabel, oĂč la nĂ©cessitĂ© de diminuer ma dĂ©pense me faisoit souhaiter de retourner, je donnois deux' guinĂ©es par semaine a mistriss Tomkins , & devois les donner toujours en avance. Entre Lidy & moi nous n’en possĂ©dions que vingt en sortant de chez Palmer, je ne pouvois plus espĂ©rer un secours prochain de miiady Rutland. Je lui Ă©crivis cependant mais qu’attendre de cette dĂ©marche j & dans quel tems en saurois- je fesse t ' Pour comble de disgrĂące, Lidy , ma chere Lidy ! qui mettoit tous ses foins Ă  me consoler, s’essorçoit de m’engager Ă  m’occu- per moins de ma cruelle aventure; elle eu Ă©toifc st douloureusement affectĂ©e elle - mĂȘme , que peu Ă  peu elle tomba dans une langueur dont fa piĂ©tĂ© ni son courage ne purent lui faire repousser les dangereuses atteintes. Elle perdit le sommeil, prit du dĂ©goĂ»t pour tous les ali- mens , & s’abandonna Ă  la noire mĂ©lancolie qui la consomoit. PĂąle, foiblc, abattue, elle attachoit sur moi ses yeux baignĂ©s de pleurs; elle joignoit ses mains , les le volt vers le ciel, & s’écrioit hĂ©las ! que fera - t - elle ! que deviendra -1 - elle ! en quel Ă©tat vais-je la laisser Ăź Ses larmes, son inquiĂ©tude, le dĂ©pĂ©rissement visible de fa personne , me remplissoient de terreur. Je me hĂątai d’appelier auprĂšs d’elĂźe tous ceux dont l’art & les soins pouvoientla soulager. Son extrĂȘme appesantissement l’o- 21S Histoire bligea bientĂŽt Ă  garder le lit. Je la servois- avec ce tendre empreiĂ­ement que donne l’a- mitiĂ©. Elle se montroit sensible Ă  mes caresses, ie prĂštoit fans rĂ©pugnance Ă  tour ce qu’on exigeoit d’elle ; mais rien ne !a ranimoit. Les secours nĂ©ccUĂ ires Ă  son mal , le prix excessif dont on paie les courtes visites de ceux qui les indiquent, me rĂ©duisirent en peu de jours Ă  recourir aux plus trilles expĂ©diens, Ă  charger mistriss Tomkins de me dĂ©faire avec dĂ©savantage de tous les effets qui m’étoient restĂ©s, je voyois augmenter les besoins & disparaĂźtre les moyens d'y satisfaire. J’en- voyai chez mistriss Mabel, espĂ©rant que le sang & l’amitiĂ© l’engageroient Ă  rendre service Ă  sa sƓur. Par une fatalitĂ© Ă©trange , cette femme venoit de quitter son commerce, & de se retirer dans la province de Galles. Mistriss Tomkins ne pouvoit m’avancer les dĂ©penses les plus modiques. Elle me rĂ©pĂ©toit souvent qu’elle Ă©toit pauvre & sans crĂ©dit. L’elbrit rempli de la feinte confidence de mistriss Palmer, elle nie conjurait de recourir Ă  mon tuteur. Elle blĂĄmoit ma conduite obstinĂ©e'. Je l’assurois en vain que personne dans l’uni- vers ne s’intĂ©relsoit pour moi, elle ne me croyait point. Son bon cƓur, son empressement , sa compassion mĂȘme , la rendoient importune & souvent FĂącheuse. Elle sb chagri- noit de me voir perdre si considĂ©rablement sur des effets dont elle tiroit avec peine un DE MISS JÉNNY. 219 prix trĂšs-bas. Je ne recevois point de nouvelles de railady Rutiand , je ceifois mĂȘme d’en attendre le tems consumant enfin mes foibles rellources, je parvins au douloureux moment oĂč dĂ©nuĂ©e de tout,jettant en vain de sombres regards autour de moi , je 11’ap- perqus plus rien dont j’euĂ­Ăźe le pouvoir de disposer. Cette horrible dĂ©tresse excita mon impatience , & rĂ©volta mon ame. AprĂšs de longues , dĂ©frayantes rĂ©flexions , je tombai Ă  terre, & m’abandonnai aux cris, aux gĂ©miiĂ­e- mens , Ă  la violence d’un esprit aigri par la continuitĂ© du malheur. Loin d’élever mes peniĂ©es vers la source des consolations , d'iimplorer dans l'amertume de mon cƓur celui dont le bras puiliant soutient toute la nature, une orgueilleuse prĂ©somption m’égara , me livra au murmure, me persuada que ['innocence de mes dĂ©marches devoir me rendre l’ob- jet des attentions de la divinitĂ©, m’attirer ses secours , fa protection ; j’osai juger les dĂ©crets d’une Providence , dont les foins , souvent voilĂ©s Ă  notre foible intelligence , mais toujours actifs , guident sĂ»rement le cƓur soumis qui s’y confie & en attend PeĂ­ĂŻet avec rĂ©signation. Pendant que ces mouvemens terribles m’a- gitoient, la garde de Lidy vint m’annoncer un ministre qui demandoit Ă  me parler. II suivoit cette femme, ct entra comme elle sor- 220 Histoire toit. Js tournai la tĂšte; & levant fur lut des yeux baignĂ©s de larmes , dans l’impostĂŹbĂ­- litĂ© de parler, j attendis qu’il s’expliquĂąt fur le sujet de sa visite, Cet homme , attendri de l’état oĂč il me voyoit, me couĂ­ĂŹdĂ©roit en silence, & sembloit interdit, je lui hs ligne de s’adcoir. II s’in- clina profondĂ©ment; & s’avançant tout prĂšs de moi une dame , me dit - il d’un ton bas & Ă©mu , dont le cƓur compaĂ»dĂąnt le plaĂźt Ă  soulager les maux qui lui sont connus , apprit hier, en partant pour la campagne , qu’une personne malade ici pouvoit avoir besoin de son assistance. Elle m'a lailse ce billet, m’a changĂ© de le lui apporter , & de l'adorer de la continuitĂ© de ses secours aulsi long-tems qu’íls lui seront nĂ©cessaires. En prononçant ces derniers mots , il posa un papier sur la console de marbre qui Ă©toit prĂšs de ;yoi ; & se couvrant le visage de son mouchoir', il sortit avec prĂ©cipitation. EtonnĂ©e de ses discours, de son action, n’osant encore me livrer Ă  l’espĂ©rance , je pris ce papier c’étoit un billet de cinquante livres sterling. Dans le transport de ma re- connoiĂ­sance , je bĂ©nis mille fois la main gĂ©nĂ©- reule dont ie bienfait relevois mon cƓur abattu. II me sembla qu’une crĂ©ature cĂ©leste venoit de tn’apparoicre, de faire paflcr miraculeusement ce secours juĂ­qu’à moi. Je courus auprĂšs de Lidy, pour l’instruire de cet B 3 Miss J I, N S Y. sar. heureux Ă©vĂ©nement. Je Ăźa trouvai toute en pleurs , & M. Peters, un honnĂȘte ecclĂ©siastique , lui tenant les deux mains , lui parlant avec feu , & paroissant, comme elle, dans le plus grand attendrissement. C’étoit le curĂ© d’un petit bourg, situĂ© au milieu de la province d’York. Son naturel obligeant l’avoit conduit Ă  Londres , avec le dessein de rendre un service important Ă  deux de les paroissiens, parens de mistriss Tom- kins; il logeoit chez elle pendant son sĂ©jour dans la capitale. Notre triste situation l’in- tĂ©relsoit. Un zele vraiment pieux, une charitĂ© ardente , lui inspiroit des sentimens de pere pour tous les humains. Ce bon prĂȘtre visitait souvent Lidy, prioit avec elle, la consoloit , lui offroit mĂȘme des secours qu’il n’auroit pu donner lans se gĂȘner. Le revenu de son bĂ©nĂ©fice ne passant pas quarante livres sterling, cette rente si modique suĂ­ĂŻĂŹsoĂ­t Ă  peine Ă  l’entretien d’une femme & de deux filles qui composoient fa famille. Mais Ă­a mĂ©diocritĂ© de fa fortune ne resserrait pas fou cƓur. EdifiĂ© des principes de Lidy , touchĂ© de son attachement pour moi, sensible Ă  l’in- quiĂ©tude quYile lui montrait sur mon sort, inquiĂ©tude vive, la seule capable de troubler la parfaite rĂ©signation de cette ame pure, il entreprit de calmer ses alarmes , de la dĂ©barrasser d’un poids si pĂ©nible, en se chargeant lui - mĂȘme des soins dont elle s’occu- %%% fi 1 S T 0 I K ĂŻ poit. II lui promit, il lui jura de ne point quitter Londres , que le ciel n’eĂ»t disposĂ© d’elle; de devenir mon appui quand e!!e ne seroit plus, de me conduire dans fa maison , de m’y traiter comme sa fille , comme un enfant dont Dieu mĂȘme le nomrrioit pere, & lui ordon- noit de prendre un soin particulier. Cette as- Ă­urance , que Ăźa propre situation de ce vĂ©nĂ©rable paĂ­seur rendoit si noble, eutl’etĂ­ĂȘt qu’il en avoir espĂ©rĂ©. Elle tranquillisa le cƓur de Lidy* lui fit tourner toutes ses pensĂ©es vers l’éternttĂ© , & attendre avec moins de douleur & d’ersroi le riioment oĂč le ciel l’appelleroit Ă  lui. A l’instant oĂč j’entrai dans sa chambre, elle remercioit M. Peters, En me voyant, elle le pria de me faire part du sujet de leur entretien. Ce digne prĂȘtre rĂ©pĂ©ta ses gĂ©nĂ©reuses intentions , mais avec mĂ©nagement, avec timiditĂ© roĂšme. II sembloit craindre de blesser mon oreille par le son des exorcisions consacrĂ©es Ă  marquer la supĂ©rioritĂ© de celui qui donne, fur PĂŹndigent forcĂ© de recevoir. II ne cherchoit point Ă  m’inspirer de la recon- noissance , mais Ă  introduire une douce consolation dans mon ame ; il vouloit me faire Oublier mes peines, & non pas m’aveltir qu'il- les souĂŹageoit. En Ă©coutant M. Peters, jc sentois moins ma situation que l’espĂ©rancc de la voir changer. Ah , madame ! que n’o- bligĂ©r - t-Ori toujours ainsi ! Ce n’est pas le D E ÍM I S S J E K N Y. 2LZ malheur qui humilie , c’est la dure compassion des hommes. Oh ne rougit point dktre Ă  plaindre ; k beibin n’avilit pas mais on rougit d’expofer fa niisere aux yeux de i’homme riche & vain , qui regarde son aisance comme un droit de dĂ©daigner le pauvre , mĂšme le pauvre assez fier, aĂ­Ă­ez noble, pour n’exiger ni sa pitiĂ© ni ses secours. Mes remercimens Ă  M. Peters surent proportionnĂ©s Ă  fa bontĂ© ; mais ses discours me causeront un saisissement terrible , en me Paissant pressentir PĂ©tat de ma chere Lidy. L’i- dĂ©e d’une Ă©ternelle sĂ©paration n’avoit point encore frappĂ© mon esprit ; j’espĂ©rois beaucoup des foins de l’homme habile qui la visitoit. Mes craintes se bornoient Ă  manquer des moyens de lui continuer les secours d’un art dans lequel je me confiois. Trompeur espoir nĂ© seulement de mes souhaits ! je devois perdre mon unique amie , rien ne pou- voit me la rendre, & j’allois bientĂŽt Ă©prouver qu’aucune douleur dĂ©jĂ  sentie ne prĂ©pare notre aine Ă  supporter une douleur nouvelle. Mais en est-il de comparable Ă  celle que nous cause la mort d’une personne aimĂ©e , Ă  Phorreur de la voir s’anĂ©antir, disparaĂźtre! Une force abolue nous L’enleve,nous Parrache avec violence , nous en sĂ©pare pour jamais ! Vaine puiĂ­Ăźnnce des hommes, que vous ĂȘtes bornĂ©e ! Eh , de quel prix fond tous les biens du monde ! HĂ©las, ils ne peu- 224 Histoire vent ni nous conserver, ni nous rendre l’ob- jet prĂ©cieux d’une tendre affection ! J’instruiĂ­ĂŹs Lidy & M. Peters du don considĂ©rable de la dame , dont le cƓur bienfaisant s’intĂ©ressoit Ă  nos peines. Je leur dis la promesse consolante qui se joignoit Ă  son prĂ©sent. Le ciel puilse - t - il ['inspirer & vous protĂ©ger, miss , s’écria Lidy ! Je ne vous laisse point abandonnĂ©e & fans asyle , mes vƓux sont remplis, & nies dentiers inĂ­tans seront heureux. Le lendemain je donnai le billet debanque Ă  miĂ­triss Tomkins, asm qu’elle le changeĂąt. L’a- gitation oĂč Jetois la veille , ne m’avoit pas permis de rĂ©flĂ©chir fur une libĂ©ralitĂ© si naire. Comment ma situation se rĂ©pandoit-elle au-dehors ? Par qui cette dame se trouvoit-ells inforipĂ©e de la misere d’une fille malade, Ă  qui son bienfait s’adreffoit? Pourquoi le ministre , chargĂ© du pieux office de la soulager, rempliĂ­soit-il sa commiĂ­iion prĂšs de moi ' Comment savoit-il mon nom? D’oĂč vient me demander, ne pas parler Ă  celle que la gĂ©nĂ©rositĂ© de cette darne re, s doit immĂ©diatement? Ces questions faites' par moi a miĂ­triss Tomkins, rembarrasse t en t. Elle hĂ©sicoit, sembloit craindre de me rĂ©pondre. Son trouble m’a- larma ; l’objet d’une sotte haine , comme celui d’un tendre attachement , est toujours prĂ©sent Ă  notre idĂ©e. Je trembai en pensant Ă  milord Danby il pouvoit avoir dĂ©couvert ma B ! MISS JENNY. LLs ma retraite. Je me sentis saisie , d’effroi en songeant que , sous cet habit respectable, un autre Palmer venoit peut-ĂȘtre me tendre de nouveaux piĂ©gĂ©s. AprĂšs une longue apologie de ses bonnes intentions, miftriss Tomkins m’apprit enfin , qu’ayant une niece au service de milaĂĄy d’An- glesey , elle lui avoit portĂ© des tablettes Ă  m os, dont on lui offroit seulement deux guinĂ©es, & que son frere aĂ­Ă­uroit en valoir plus de douze. Pour engager cette fille Ă  les montrer Ă  fa maĂźtresse, Ă  s’efforcer de les lui faire acheter Ă  un prix plus convenable, elle s’étoit ouverte fur ma situation, fur l’imprudence de miĂ­triss Palmer, qui ne devoit pas loger dans la maison d’une pauvre Femme deux perfonnnes privĂ©es d'amis & de secours , dont les peines lui dĂ©chi- roient le cƓur. Elle avoua que monnompou- voit lui ĂȘtre Ă©chappĂ©, & me donna un billet de Bella, fa niece, datĂ© de trois jours avant la visite du ministre. Elle difoit Ă  fa tante de ne point s’inquiĂ©ter des tablettes , que milady d’Anglesey les gardoit, & en fe- roit incessamment remettre le prix Ă  la jeuns dame. En attendant, elle lui envoyoit quatre guinĂ©es pour obvier aux besoins les plus pressant. En effet je lesavoisreques, & cette explication me tranquillisa & me dĂ©termina Ă  me servir sans scrupule d’un secours que ma position me rendoĂ­t si nĂ©cessaire, & Ă  pardonner Ă  mis- triss Tomkins l’indiscrĂ©tion qui me le procurent. Tom. 111. P» 26 H ! S T 0 I K. É Deux jours aprĂšs, M. Jennisson le mi ni st rĂ©?, envoyĂ© chez moi par milady d’Anglefey , me' fit deman/er la permission de me voir, je le reçus dans mon cabinet. Ma tristesse & mon accablement parurent i’assecter beaucoup. II me confirma le rĂ©cit de mistriss Tomkins, en rĂ©apprenant que milady d’Anglefey , pĂ©nĂ©trĂ©e de la situation de Lidy , dont une de ses femmes lui avoir fait la peinture touchante, s’étoit empressĂ©e Ă  la secourir. L’extrĂȘme politesse de MĂ­ Jennisson l’engageoit Ă  sĂ©parer l’inĂ­Ă©rĂšt de Lidy du mien ; il feignoit d’igno- rer que je partagĂ©eis fa mifere, & mit toute son adresse Ă  me faire entendre combien la protection de milady me deviendrait avantageuse , fi je consentois Ă  remettre mou fort entre ses mains. Pendant qu’il me pavloit, je cherchois Ă  rappeiler Ă  ma mĂ©moire une idĂ©e confuse de ses traits. Ils ne paroiĂ­foiuit point absolument Ă©trangers Ă  mes yeux. Soit Ă  Oxford , soit chez milord Alderson, il me sembloit qĂ©une mĂȘme physionomie avoir autrefois frappĂ© mes regards. Mais la crainte d u plus triste Ă©vĂ©nement tenoit mon cƓur dans un trouble continuels & nc me laissoit point assez de tranquillitĂ© d’esprit pour nvoccuper long-tems d’une recherche si frivole. L’air noble dc M. Jennisson , ses obligeantes expressions, je ne fais quoi de doux & l’assectueux, mĂȘlĂ© Ă  tous ses discours, m’iní» i> È MISS j E S N ĂŻ, 227 pirerent de la confiance. Je ne lui cachai ni ma position fĂącheuse, ni les ressources qui m’étoient ossertes. La proposition de xYL Pe- ters !e toucha. II loua son zelc, l’admira , rĂȘva ; & se levant pour sortir , il me demanda si je voudrois bien le recevoir lĂ© lendemain Ă  la mĂȘme heure. II me dit qu’il verroit milady d’Anglesey , & lui communiquerait im projet dont il n’osoit me parler avant de savoir si cette dame Tapprouveroit. En me quittant, il me pria de 11e point m’abamlon- ner Ă  la tristesse , & me rĂ©pĂ©ta plusieurs fois que mes qualitĂ©s estimables me procureroient de tendres & de puiĂ­ĂŻans amis. LĂ© lendemain il fut exact , & me remit en entrant, un billet de milady d’Ánglefey. Je rouvris avec une vive Ă©motion, & j’y lus ces paroles consolantes. ' Milady ct Anglesey, Ă  miss Jenny. ** Chere miss, j’ai chargĂ© M. JenniĂ­Ton de „ vous expliquer mes intentions. Le mĂ©rite qu’il a dĂ©couvert en vous, m’attache ĂĄ vos „ intĂ©rĂȘts. Si des foins indispensables iie me ,, retenaient ici, je me ferais un plaisir vĂ©- „ ritable d’aller vous voir , vous consoler , & ,, vous allure r moi-mĂȘme du dĂ©sir que j’ai de „ me lier intimement avec vous. Croyez M. ,, Jenniiscn Ă­ il a ma confiance , il est digne de la vĂŽtre. Je remplirai tous les engage- Histoire 228 „ mens que je prends par fa mĂ©diation ,‱ & „ dĂ©iĂ jje rae dis dans la sincĂ©ritĂ© de mon „ cƓur j votre tendre amie , „ La comtesse d’Anglefey. „ J’étois si surprise & si touchĂ©e du procĂ©dĂ© gĂ©nĂ©reux de cette dame, que j’avois peinĂ© Ă  trouver des termes capables d’exprimer ma reconnoiĂ­sance. je voulus remercier M. JĂ©n- nilĂ­ĂČn des foins qu’il prenoit lui-mĂȘme pour une infortunĂ©e; mais il m’interrompit. Avant de vous informer de la dĂ©marche que j’ai faite, dit-il, avant de vous instruire de ses effets , permettez-moi ; miss , d vous demander si vous avez mĂ»rement rĂ©flĂ©chi fur le parti oĂč vous semblez vous ĂȘtre arrĂȘtĂ©e. L’appui dont vous me parlĂątes hier, me paroit bien foible, M. Peters est un homme sensible, honnĂȘte. En offrant de vous retirer chez lui, il a plus consultĂ© son cƓur que les facultĂ©s. J’applau- dis Ă  ses nobles intentions mais dĂ©pourvue comme vous l’ùtcs Ă  prĂ©icut, quand votre tendre compassion vous a tout fait sacrifier pour Lidy , n’avez-vous besoin que d’un asyle ? D’ailieurs , favez-vous si la femme & les filles de ce bon ecclĂ©siastique verront fans chagrin une Ă©trangĂšre partager avec elles la portion , dĂ©jĂ  si modique , qu’un droit naturel leur donne Ă  fa fortune ? Vous-mĂšme rie fentiriez-vous pas une peine continuelle de ia diminuer, de DE MISS J E N N T. t2§ voir cette famille se gĂȘner beaucoup pour vous donner peu? Le cƓur de missJennygĂ©miroit fans cesse dans cette position. Une retraite plus convenable Ă  votre Ă©ducation , Ă  votre Ăąge , Ă  vos Ă­entimens , vous est prĂ©parĂ©e par mes foins. Milady d’Anglesey vous l’offre , & dĂ©sirĂ© ardemment de vous la voir accepter. Cette dame est veuve , jeune, aimable, vertueuse , maĂźtresse de sa fortune & de ses volontĂ©s depuis long-te m s elle souhaite une compagne assidue , dont shunteur complaisante & l’esprit agrĂ©able puissent i’attacber, mĂ©riter sa confiance, & lui faire goĂ»ter dans fa maison les charmes d’une sociĂ©tĂ© douce A fans assujettissement. Je lui parlai de vous hier , vous lui convenez parfaitement. Des raisons inutiles Ă  vous dire, rendent ma recommandation trĂšs force auprĂšs d’elle. Elle vous recevra bien, vous l’aimerez , elle fendra votre fort heureux. Sa protection vous mettra Ă  couvert des dangers oĂč vous resteriez exposĂ©e eu vivant Ă  Londres , & vous Ă©viterez le regret de vous rendre Ă  charge Ă  un homme embarrassĂ© dĂ©jĂ  Ă  pourvoir aux besoins de fa propre famille. Je me taifois, je revois , j’hĂ©sitois ; je n’osois refuser, & je craignais d’accepter. Mille mou- vemens confus fufpendoient mes rĂ©solutions. M. Jennisson, surpris & mĂ©content de mon indĂ©cision , s’étendit avec vivacitĂ© fur tout ce qi devoit me dĂ©terminer Ă  suivre ses conseils. P iij sz4 Histoire Chere riiiss , me disoit-il d’un ton affectueux* votre intĂ©rĂȘt seul m'anime; il ra’engageĂ  vous prefler de prolĂŹter de mes foins. Ne rejetiez pas un asyle sur & honorable; ne me donnez pas Le chagrin d’avoir travaillĂ© en vain Ă  vous procurer une vie douce , tranquille, un Ă©tat solide, agrĂ©able, & une amie digne, Ă  tous Ă©gards, d’ëtre recherchĂ©e. II est des situations oĂč rabattement de notre esprit semble nous Ă©loigner de tout ce qui nous parole environnĂ© d’éclat. Il place le bonheur Ă  une distance infinie de nous, ĂŽte Ă  nos idĂ©es cette activitĂ© propre Ă  nous en rapprocher, au moins par nos dĂ©sirs. Combien avois - je souhaitĂ© le sort que l’on m’ofĂ­rott ! En sortant de chez my'ord Alderson, tl eĂ»t rempli mes vƓux les plus ardens ; mais en ce moment, la douleur dont mon ame se sen- toit opprelsĂ©e, me portoit Ă  prĂ©fĂ©rer l’hum- bie toit de M. Peters Ă  l’asyle brillant qu’on me destinoit. La solitude & l’obscuritĂ© con- venoient Ă  la profonde amertume de mes rĂ©flexions ; mais le ciel,dont la bontĂ© me sai- soit rencontrer ce digne pasteur pour guider mes pas, pour me cacher dans sombre, pour m’écarter d’un monde oĂč je devois sentir de nouvelles peines , voulut punir mes murmures, ma coupable dĂ©fiance , en ouvrant deux routes devant moi, & me laissant l’arbitre du sentier oĂč je choisirois de m’engager. Les reprĂ©sentations de M. JenniĂ­son me DE M ĂŻ S S J E N K Y. 2ZĂź parurent senĂ­Ă©es ; ses raisons Sc ses priĂšres me dĂ©terminĂšrent. Je ne crus pas devoir abuser du bon cƓur de M. Peters , aller habiter une maison dont j’incommoderois les maĂźtres, oĂč je pourrois porter le trouble & !a division. Interrompre la paix d’une famille satisfaite dans la mĂ©diocritĂ© oĂč eile vit, c’eit chercher Ă  dĂ©ranger Tordre admirable de la Providence, qui, par une juste rĂ©partition de ses biens, accorde les douceurs du repos Ă  ceux de ses enfans qu’elle prive d’un partage plus enviĂ© & moins heureux peut-ĂȘtre. Ces considĂ©rations me portĂšrent Ă  prĂ©fĂ©rer les bontĂ©s de milady d’Anglesey Ă  la tendre invitation de M. Peters. Je souhaitai seulement qu’il fĂ»t instruit des soins, mĂȘme des conseils de M. Jennisson, & je soumis ma conduite Ă  la dĂ©cision de cet honnĂȘte ministre. Je le fis demander; il vint. A ma priĂšre , AI. JennifĂ­on Tinforma des intentions de milady. Je lui montrai son billet, & lui donnai Pen- ticre libertĂ© de prononcer sur ma destinĂ©e. Je serois bien fĂąchĂ©, miss, me dit cet homme gĂ©nĂ©reux, de vous priver de l’appui d’une dame riche & libĂ©rale, portĂ©e Ă  vous obliger. Si ma fortune Ă©galoit la sienne, je ne lui cĂ©- derois pas l’avantage de vous ĂȘtre utile mais vous ne devez point balancer entre fa protection & nron amitiĂ©. Cependant, chere miss, comme la satisfaction n’est pas toujours attachĂ©s Ă  la splendeur, si votre sort chez milady P iv Histoire 2zr d’Anglesey ne rempiit pas l’attente de M. Jen- niffon & les vƓux que je forme poyr votre bonheur, ma maison vous fera ouverte dans tous les tems. Les goĂ»ts & les affections des grands s’affoiblifsent en fe multipliant ils les Ă©tendent fur tant d’objets ! Si l’incoustance de milady vous fait Ă©prouver des peines , des mortifications, souvenez-vous alors d’un ami moins brillant, mais plus solide. Une ligne de votre main me ramĂšnera Ă  Londres. Chere miss, ajouta-t-ii d’un ton attendri, tant que je respire vous avez un pere j son pouvoir est foible, mais son affection est grande, & jamais elle ne se dĂ©mentira. SĂ»re de ne pas offenser M. Peters en changeant de dessein, j’ccrivis Ă  milady d’Anglesey. Une respectueuse reconnoiĂ­fance dicta ma lettre. La rĂ©ponse qu’elle daigna me faire en augmenta le sentiment. Elle Ă©loignoit avec bontĂ© tout ce qui devoit mettre de la distance entre nous. En m’apportant cette seconde preuve de la bienveillance de milady, M. Jen- niffon me dit qu’il venoit d’amener Ă  Londres Bel la, la niece de mistriss Tomkins; ma protectrice me l’envoyoit pour me servir actuellement , & m’accompagner au moment oĂč je detĂŹrerois d’aller la trouver. HĂ©las! ce moment devoit ĂȘtre un des plus douloureux de ma vie. Lidy voulut entretenir M. JenniĂ­fon , me recommander Ă  son zele , Ă  ses soins. Le jour S E MISS JENNY. 2ZZ qu’il la vit, elle se trouvoit sort mal , respi- roit difficilement, &par!oit avec peine. L'obt- curitĂ© de sa chambre , dont les rideaux Ă©toient fermĂ©s, n’empĂšcha pas M. jennidĂČn de s’ap- percevoir qu’il' lui restoĂŹt peu d’instans Ă  vivre. D’accord avec M. Peters , il prit toutes les mesures convenables Ă  cette triste occasion ; mais il ne put parvenir Ă  m’épargner le funeste spectacle qu’il desiroit dĂ©rober Ă  ma vue. Le soir de ce mĂšme jour , environ ĂĄ minuit, j’étois assise au chevet du lit de Lidy. Elle demanda de Peau , sa garde lui en prĂ©senta. Cette femme approchant la lumiĂšre , me fit voir tant de pĂąleur & d’abattement Ă­ur le visage de ma mourante amie, que mon cƓur tressaillit ,- un cri douloureux m’éehappa. Lidy renvoya sa garde , prit ma main , la serra faiblement ; & sentant que je tremblais pourquoi cet effroi, chere miss, me dĂŹt-elle ? Qu’al- lez - vous perdre ? Que voudriez-vous conserver ? Une inutile amie , dont le zele n’a pu vous garantir. Votre cruelle aventure m’a blessĂ©e d’un trait mortel. Je me suis amĂšrement reprochĂ© d’avoir contribu'Ă© Ă  votre infortune , en souffrant les assiduitĂ©s d’un homme qui ne m’inspira jamais une vĂ©ritable confiance. Les suites de ma conduite imprudente ont brisĂ© mon cƓur que le vĂŽtre ne ie rappelle point ma faute , chere miss, pardonnez- la ; souvenez - vous seulement de ma fidelle amitiĂ©. Ah! retenez vos pleurs, continua- 234 Histoire t-elle en s’attendrissant ; cessez de gĂ©mir; supportez avec courage une perte lĂ©gere , ComparĂ©e Ă  toutes celles qui Pont prĂ©cĂ©dĂ©e. Pro- mectez-moi de vous consoler; ne me laissez point emporter Pinexprimable douleur de penser que ma mort ajoute Ă  vos malheurs. Eh , pourquoi, ma chere Lidy , pourquoi vous imputer mes peines, lui disois-je en la baignant de mes larmes ? Partagez-les toujours, mais ne vous en accuse? jamais.' Priez le ciel avec moi , priez-le de ne pas m’exposer Ă Ma plus rude des Ă©preuves. Supplions-le toutes deux de ne point sĂ©parer nos destins. Ah , que fa bontĂ© prolonge vos jours, ou daigne abrĂ©ger tes miens ! Non, vous ne me quitterez pas, m’écriois-je, vous ne m’abandon- nerez point dans PimmenfitĂ© du monde ; vous vivrez pour moi. En lui parlant je m’attachois fortement Ă  elle, il me sembloit pouvoir la retenir ou la contraindre Ă  m’entrainer avec elle.. . . Ah ! madame, que PEtre suprĂȘme ne m’appella-t-il alors! Quelle perte! Qjie je Pat amĂšrement sentie ! O Lidy, ma sƓur, ma compagne, mon amie! hĂ©las, mes larmes , mes regrets, mes cris poussĂ©s vers toi, ont peut- ĂȘtre troublĂ© jusques dans le ciel le bonheur de ton ame trop sensible ! J’étois restĂ©e fans connoissance fur le lit de Lidy. Quand je revins Ă  moi, je me vis dans ma ehambre. Mistriss Tomkins & fa niece tn’y avoient portĂ©e, M. Peters & M. Jennisson se © E -M I S S J E N N Y. Z] f regardoient d’un air touchĂ©. Relia nie prĂ©- Ă­entoit des sels. Sa tante & elle paroiĂ­loient fort attendries. Je demandai comment Lidy Ă­e trouvoit, personne ne rĂ©pondit Ă  ma queC- tion. Je la rĂ©pĂ©tai plusieurs fois. Mistrifs Toni- fins me dit enfin qu’une berline de mĂ­lady d’Ànglefey Ă©toit Ă  la porte , oĂč plusieurs de ses gens attendoient mes ordres. Ah, Dieu ! m’écriai-je, Lidy ! ma chere est morte ! Lc silence & les tristes regards de tous ceux qui m’environnoient me confirmĂšrent mon malheur. On ne put m’arrĂšter. Je courus , ou plutĂŽt je volai dans fa chambre. Je me prĂ©cipitai fur les restes inanimĂ©s, mais chers encore. ..... Eh, quoi ! fixerai - je toujours votre attention fur de tristes objets, madame ? EntraĂźnĂ©e par le souvenir d’une douleur que le tems n'a point Ă ffoiblie, je me sens prĂȘte Ă  m’appefantir fur un sujet intĂ©ressant pour moi feule. Mais je m’arrĂȘte ; mon dessein n’est pas d’exciter votre sensibilitĂ©. En vous confiant mes peines, il feroit peu gĂ©nĂ©reux de vouloir vous forcer Ă  les partager. M. Peters fe chargea de remplir l'office d’un ami, & de rendre les derniers devoirs Ă  une fille dont il ne mettoit point l’éternel bonheur en doute. Je lui laissai vingt guinĂ©es pour cet usage. J'en donnai dix Ă  mistrifs Tom- kins , comme une foible rĂ©compense de son attachement Ă  mes intĂ©rĂȘts. J’embraflĂ i plu- fieprs fois le bon, l’honnĂȘte M. Peters. Je r-z6 Histoire reçus avec respect les tendres bĂ©nĂ©dictions qu’il prononça fur moi. Je promis de lui Ă©crire ; je ne pouvois le quitter. II fallut m’ar- racber de cette maison. Enfin aidĂ© de Belia , M. Jenniison m’entraĂźna. Je croyois qu’il me prĂ©senteroit lui-mĂȘme Ă  milady d’Anglesey ; mais quand je fus placĂ©e dans la voiture avec DĂ©lia , il prit une de mes mains , la ferra doucement adieu, chere miss, me dit-il, les yeux humides de pleurs, adieu. Un devoir que rien ne peut balancer, m'Ă©loignera long- tems de vous. J'ignore le moment prĂ©cis oĂč je vous reverrai ; mais j’emporte l’efpoir flatteur de vous retrouver dans une situation heureuse. Si milady d’Anglesey remplit ses engagemens, si vous Ăštes contente de sa conduite Ă  votre Ă©gard , rappeliez-vous quelquefois un homme qu’elle honore de son estime» & dont les vƓux les plus ardens font de mĂ©riter & d’obtenir un jour le titre d’ami de miss Jenny. En fin usant de parler, il ferma la portiĂšre , donna ses ordres ; & le carrosse escortĂ© de deux hommes Ă  cheval, prit la route de Jutton - court. 11 Ă©toit midi quand j’arrivai au chĂąteau oĂč milady d’Anglesey saisoit alors fa rĂ©sidence. DĂ©lia me conduisit dans un magnifique appartement, destinĂ© , me dit-elle, Ă  ĂȘtre le mien. Un instant aprĂšs , milady d’Anglesey y entra , vint Ă  moi les bras ouverts j & prĂ©venant le mouvement qui m’alloit mettre Ă  ses pieds » s t MISS J ÂŁ S S y, 237 lie me pressa contre son sein. Y pensez-vous» miss, s’écria-t-elle ! ce n’est point une protectrice, c’est une amie qui vtĂ­ns reçoit. Je veux partager vos chagrins, en attendant que votre esprit Ă­bit devenu aĂ­Ă­ez tranquille pour partager ma fĂ©licitĂ©. Bannissons dĂšs ce moment toute distinction entre nous; vivons comme deux sƓurs unies, & qu’on ne s’apperçoive point, en nous voyant ensemble , sur laquelle des deux la fortune s’eĂ­t plue Ă  rĂ©pandre ses faveurs. Cet accueil, les grĂąces, l’air de nobleĂ­ĂŹĂš & la figure charmante de celle qui me parloit, suspendirent un instant le sentiment de ma douleur. Milady d’AngĂŹesey me parut un ange ^ de lumiĂšre. Vous la connoiĂŹsez, madame, vous ne douterez point de l’impreĂ­Ă­ĂŹon qu’elle dut faire sur une ame sensible & reconnois- sante. Mon attachement, nĂ© dĂšs ce premier moment, s’est toujours accru par Pintime connaissance de son caractĂšre. Sa durĂ©e sera celle de ma vie. Je m’apprĂȘte Ă  lui en donner une preuve bien grande. DestinĂ©e Ă  perdre tout ce qui m’est cher, je ne puis servir milady d’Anglesey sans lui coĂ»ter des larmes , & ni’en ouvrir Ă  moi - mĂȘme une source intarissab’e. De longues veilles , une continuelle inquiĂ©tude , le trouble , les agitations, que m’avoient fait Ă©prouver la crainte de perdre Lidy, & la foible espĂ©rance de la conserver, me cau- ^serent uns inflammation dangereuse. Milady H Ă­ S t 0 I R i Lz8 d'Anglefey prit un soin Ă­ĂŹ particulier de moi § elĂŹe m'honoroit de tant d'attention , mÚÏoit des careiĂ­es si touchantes Ă  ses bontĂ©s, un intĂ©rĂȘt si tendre paroiisoit dans toutes ses actions , que la reconnoiĂ­sance m’engagca Ă  renfermer ma tristede au fond de mon cƓur j a craindre d’en laiĂ­ser Ă©clater des marques en prĂ©sence de ma gĂ©nĂ©reuse protectrice. Ma santĂ© se rĂ©tablit enfin , mais mon extrĂȘme langueur ne se dissipa point. Milady me permit de porter le deuil dĂ© Lidy , & le fit prendre Ă  Belia , qui passa de son service au mien. Cette fille savoit seule TĂ©tĂąt malheureux de ma fortune. Sa tante l’avoit insiruite de l’abandon & de la mĂŹsere oĂč j’étois rĂ©duite, mais fans lui apprendre la cause qu’elie ignoroit. Belia garda fidĂšlement le secret que milady exigea d’elle sur mon sĂ©jour Ă  Londres, & la façon dont j’y vivois. Le reste de la maison me eroyoit parente de milady cTÁnglesey, & nouvellement arrivĂ©e du comtĂ© de Lent. Avant de me prĂ©senter sous ce titre Ă  ses cĂČnnoissances, elleatĂŹsectoit de parler de moi comme d’une jeune provinciale timide & triste , mĂȘme un peu farouche , qui, toute occupĂ©e de la perte rĂ©cente de sa mere, ne se eroyoit capable d’aucune consolation , fuyoit les occasions de le distraire, & sembloit se plaire Ă  nourrir sa sombre mĂ©lancolie. Ma conduite eonfirmoit l’idĂ©e que milady DE MISS JlNĂ­ĂźY. 2ZK ssonnoit de moi. Je ne pouvois m’accoutumer Ă  rester dans fou appartement aux hepres oĂč elle recevoit compagnie. DĂšs qu’on annonqoit une visite , je me dĂ©robois promptement ; oo fi la complaisance m’engageoit Ă  demeurer , ma tristessĂš & mon silence me rendoient inutile & sans doute dĂ©sagrĂ©able dans un cercle oĂč rĂ©gnoit l’enjouement. Je ne goĂ»tois point ces conversations lĂ©geres, dont tous les sujets m’étoient Ă©tranges , & me paroiĂ­soient ou insipides , ou fĂ©voltans. L’espece de malheur qui nous humiHe intĂ©rieurement, imprime des traces profondes iĂčr tout notre ĂȘtre. II obscurcit notre esprit comme notre physionomie. II nous inspire de la dĂ©fiance des autres & de nous-mĂȘmes, nous donne un air timide, une contenance mal assurĂ©e. Datis cet Ă©tat tout nous gĂšne , nous embarrasse. Inattention que nous attirons nous paroĂźt fĂącheuse, parce que nous craignons d’ĂȘtre pĂ©nĂ©trĂ©?. Nos idĂ©es deviennent graves, nos rĂ©flexions sĂ©veres. Nous ne vivons point avec ceux qui nous environnent j nous Ăźes examinons, nous les jugeons. En perdant ces dispositions paisibles qui portent une personne heureuse vers l’indulgence, nos yeux s’ouvrent trop fur les dĂ©sagrĂ©mens de la sociĂ©tĂ©, & pas assez fur ses avantages. Je fus long-tems Ă  pouvoir comprendre que des hommes toujours prĂȘts Ă  se couvrir mutuel* lement de ridiçule, Ă  se dĂ©chirer sans cesse, L40 Histoire Ă  ne se pardonner ni leurs fuites, ni leurs erreurs, ne se haĂŻssent pourtant pas5 que, mĂȘme dans les occasions pressantes , ils se servent & s’obligent avec autant de ze'e & d’ardeur que s’ils s’aimoient tendrement. Mon goĂ»t pour la retraite m’attiroit souvent de tendres reproches de milady d’An- glesey. Instruite par moi-mĂȘme de toutes les peines de mon cƓur , elle blĂąmoit le souvenir trop vis que j’cn conservois. J’ai Ă©tĂ© trĂšs malheureuse , me disoit-elle un jour; comme vous, j’ai versĂ© des larmes j comme vous, 3’avois contractĂ© loin du monde l’habitude de pleurer, de gĂ©mir. Le changement de ma fortune n’en apporta pas d’abord dans mon humeur mais ĂŹa reconnoissance , la raison & l’amitiĂ© ont enfin remis sur mon visage cet air serein qui annonce la satisfact on intĂ©rieure de FamĂ©. L’ami gĂ©nĂ©reux, dont les foins ont prĂ©venu mes dĂ©sirs, surpassĂ© mes espĂ©rances, 11’auroit pas joui de ses bienfaits, s’il avoit pu croire qu’ils ne me rendoient point heureuse. Imitez mon exemple, ma chere Jenny, continua-t-elie en m’embrassant j vous n’ëtes plus abandonnĂ©e ne dites plus , ne pensez plus que cet univers n’ossre Ă  vos idĂ©es qu’une vaste solitude, oĂč vous portez en tremblant des pas ineertains. Je vous pardonne de pleurer Lidy ; mais devez-vous la pleurer toujours ? Pourquoi vous obstiner Ă  rappeller le passe, Ă  dĂ©tourner vos regards de FagrĂ©able perspective D E M,Ă­ S S J E N N Y. perspective oĂč ils devroient Ă  prĂ©sent se fixer? Que servent ces vains regrets fur un Ă©vĂ©nement dont milord Danbydoit seul rougir ? Avez-vous un juRe reproche Ă  vous Faire? Vous pleurez , chere miss , ajouta-telle en redoublant ses caresses, vous pleurez; mes 'discoiiiS ne vous persuadent point ; mon amitiĂ© ne peut vous consoler; vous vous croyez si infortunĂ©e, qu’il vous paroĂźt impoĂ­fible d’oublier jamais vos malheurs. Eh , que se- roit-ce donc, si l’amour mĂȘlant son trouble inquiet Ă  vos douleurs, en redoubloit cent fois, mille fois l’amertume ? On a abusĂ© de votre crĂ©dulitĂ© , mais non pas de votre confiance. Un tendre penchant ne vous fit point ajouter foi aux fermons de milord Danby. II vous Ă©toit indiffĂ©rent ; vous le mĂ©prisez, vous le haĂŻssez, vos sentimens ne varient point Ă  son Ă©gard. Mais si vous Palmiez & le haĂŻssiez en meme tems ; sien le fuyant vous brĂ»liez fans celĂ­Ă© du dĂ©sir de le voir; si le lien qui vous uniisoit eĂ»t Ă©tĂ© cher Ă  votre cƓur; si en perdant l’épouxvous regrettiez l’amant ; si, comme moi, sĂ©duite par tout ce que Pa- mour offre de douceur, vous aviez fait le plus grand sacrifice Ă  Pespcrance de rendre heureux Po’qiet d’une sincĂšre affection, de lui devoir votre fé’icitĂ© > si vous aviez senti le crue! tourment d’aimer , d adorer un ingrat... Quoi, madame, interrompis-je avec autant de surprise que d’intĂ©rĂšt, vous avez connu le Tome liL Q_ 242 Histoire sentiment de la douleur? La charmante mĂ­sady d’Anglesey a aimĂ© un ingrat ? Elle a Ă©prouvĂ© des disgrĂąces ? Eh , pourquoi, miss , reprit- elle, pourquoi n’aurois-je pas iitbi le fort commun de toutes les crĂ©atures ? Par oĂč mĂ©- ritois-je de jouir d’un bonheur fans mĂ©lange ? En rĂ©pandant des larmes , je n’ai pas eu la douce consolation qui devroit tarir la source des vĂŽtres. Ma propre imprudence a causĂ© ines malheurs. Une ardeur indiscsette me fit cĂ©der au penchant de mon soeur, aux instances d’un amant. Les hommes ont Fart de nous persuader que nous tenons leur bonheur entre nos mains. D’une idĂ©e si dangereuse, trop fortement imprimĂ©e dans nos Ăąmes , naĂźt cette pitiĂ© gĂ©nĂ©reuse , & cette tendre condescendance pour leurs dĂ©sirs, que les ingrats nomment foĂ­blesse quand elle celse de les rendre heureux. Oui, ma chere Jenny , continua la comte lie , j’ai Ă©prouvĂ© des disgrĂąces. Je trouvai dans l’accomplistcment de mes vƓux les plus ar- dens , la j u lie punition d’une dĂ©marche hardie & cruelle, puisqu’elle accabloit de douleur deux familles illustres , Ă  l’instant mĂȘme oĂč elles s’oesupoient du foin de m’assurer une grande fortune. Je lis dans vos yeux, ajouta- t-elle , combien il vous paroi difficile de penser que mon sort n’ait pas toujours Ă©tĂ© heureux. DĂ©sabusez-vous , ma chere amie ; le deuil que js vais vous faire,'va vous ap- S ÂŁ MISS J Ê Ă­ N Y. 243 prendre comb;en les apparences vous trompent. * Si l’évĂ©nement qui causa les chagrins de milady d’Anglesey, vous Ă©toit eatierement inconnu, madame , je me tairois fur cette aventure. Mais je crois devoir vous apprendre des particularitĂ©s capables de diminuer Ă  vos yeux l’ingratitude & l’étourderie dont on l’accusa alors. Milord Arundel, si intĂ©ressĂ© dans une imprudence dent il devint la victime, a justifiĂ© fa belle-sƓur par son estime. La constante amitiĂ© de ce seigneur est le plus parfait Ă©loge de milady d’Anglesey. 11 eĂ»t pu l’obliger, lui procurer une vie douce & agrĂ©able j mais il n’eĂźit point Ă©tĂ© son ami, s’il n’avoit destinguĂ© en elle un caractĂšre & des sentimens dignes de rattacher. La jeunesse Sc l’amour peuvent Ă©garer. La faute da milady doit vous paroitre excusable. Tous ceux qu’elĂŹe honore de fa familiaritĂ© , rendent une justice due aux qualitĂ©s respectables ds son cƓur. Lisez donc ici, madame, le rĂ©cit sincĂšre qu’elle me fit. Elle parle elle-mĂȘme, & je vous prie de l’entendre avec indulgence. Histoire de milady comtesse d’Anglesey. Les comtes d’Arundel & de Lattimer, amis depuis leur enfance, Ă©pousĂšrent en mĂšme rems les deux filles L du dernier lord d’An- Q-ij 244 ' PI ĂŻ S T O I R S glefey. L'ainĂ©e n’apporta Ă  milord, ArundeĂ­ qu’un titrepoiĂ­t le second de ses fils. La cadette, fort riche par i’hĂ©ritage d’une de ses tantes , aug*> enta considĂ©rablement ies possessions du comte ds Lattimer. Milord Arundei eut deux fils. Le ciel accorda seulement une fille Ă  son ami. Elle fut nommĂ©e Sophie * & destinĂ©e' dĂšs sa nailĂźance au jeune comte d’Atiglesey. L’aroour de lady Lattimer pour le nom de Les peres, & l’amitiĂ© toujours constante entre les deux maison! , les attacha fortement au projet d’une alliance qui rendoit la fortune des deux frĂ©tĂ©s Ă©gale , fans porter atteinte aux droits de rainĂ©. EngagĂ©s l’un Ă  l’autre dĂšs le berceau , ces jeunes en sans furent encore liĂ©s par un acte authentique. 11 dĂ©truisent toutes les espĂ©rances de celui des deux dont la volontĂ© contraire Ă  cet Ă©tablissement s’opposeroit Ă  i’tmion desirĂ©e par ses paren» Cet acte n'Ă©toit valide qu'en Opposant lidy Sophie unique hĂ©ritiĂšre des biens de fa maison. Comme lady Arundei & le comte de Lattimer moururent peu de tems aprĂšs qu’il fut signĂ©, il -acquit une nouvelle force par leurs testamens, Le gĂ©nĂ©ral Hymore, chevalier baronnet , parent de lady LatfĂŹmer , avoit Ă©tĂ© son tuteur. Elle chĂ©rissoit en lui un ami, dont la tendresse & les foins s’étoient appliquĂ©s Ă  la rendre riche & heureuse. Depuis le mariage de fa pupille, la paix le fans occupation , ii .vivait dans le comtĂ© de Kent, ©Ăč il pof- D E M ĂŻ S S J E N N Y Sff Ă­ecJoit une terre de peu de valeur, mais agrĂ©able par fa situation. Lady Lattimer , veuve Ă  vingt ans , sentit encore le besoin ĂĄe cet ami. Elle s’emprcĂ­ĂŻĂ  de le rappeller Ă  Londres ; mais il ne put consentir Ă  quitter une retraite oĂč l’amour rattachait & le rendort heureux. I! venoit d’époufer miss VoĂŹsëÏy , dont hi naissance , la jeunesse & la beautĂ© composaient toute la fortune. Je fus le seul fruit de leur union. J’atceignois Ă  peine ma tr-oisie'me annĂ©e quand mon pere mourut. Lady Hymore perdit avec lui les pensions considĂ©rables qui la fĂĄifoient vivre dans l’abondance & TĂ©eĂ­at. Lady Lattimer la connoissoit , & l’ai moi t tendrement. Elle la pressa de fe rendre Ă  Londres pour y solliciter une augmentation de grĂąces ordinairement accordĂ©es au x hĂ©ritiers des dĂ©fenseurs de la patrie. Ma mere , dĂ©terminĂ©e Ă  suivre ses conseils , ne voulut pas abandonner Ăźe foin de ma personne Ă  des mains Ă©trangĂšres. Eix semaines aprĂšs la mort de mon pere , elle partit pour Londres, & m’y conduisit avec elle. Lady Lattimer l’obligea d’accepter un appartement chez elle. Je partageai celui sse lady Sophie , fa sise, ĂągĂ©e seulement de deux ans plus que moi. Cette dame trouva tant de charmes dans la sociĂ©tĂ© de lady HymorĂ©, elle la pria si instamment de ne point retourner en province , qu’aprĂšs avoir terminĂ© ses affaires Ă  la cour, ma mere cĂ©da aux Q-iij 246 H I ! T Ò I U dĂ©sirs de son amie , & continua de vivre chez- elle. Mais, soit que Pair Ă©pais de Londres fĂ»t contraire Ă  ion tempĂ©rament, soit qu’elle j eĂ»t apportĂ© des dispositions Ă  la plus cruelle des maladies, la consomption l’attaqua , la fit languir long-tems , & me l’enleva quatre ans aprĂšs la mort de mort pere. La sincĂšre amitiĂ© de lady Lattimer ne s’é- teignit point avec elle. Cette dame voulut me servir de mere, & tint fidĂšlement la parole qu’elle avoit donnĂ©e Ă  lady Hymore expirante , de ne jamais m’abandonner. On continua dem’élever auprĂšs de lady Sophie i ses maĂźtres Ă©toient les miens, les caresses & les attentions de fa mere se partageaient Ă©galement entre nous. MalgrĂ© mon peu de fortune & l’immensitĂ© de la sienne, nous Ă©tions servies de mĂ©mo. Tant que notre grande jeunesse nous laissa dans l’heureuse ignorance des avantages attachĂ©s Ă  la richelle, nous vĂ©cĂ»mes avec assez d’amitiĂ©. Une humeur douce me portoit Ă  ne point lui disputer sespece d’empire que son naturel altier lui faisoit prendre sur les petites compagnes de nos amu- semens , & fur moi - mĂȘme. Quand la raison commença Ă  m’éclairer, je devins moins complaisante. En appercevant combien la diffĂ©rence de n os fortunes la rendoit exigeante , je me sentois humiliĂ©e de lui cĂ©der. Souvent l’aigreur se mĂȘloit Ă  nos jeux, & plus souvent encore des querelles assez vives les ter- ĂŻ ÂŁ MI n ] ES N ĂŻ. L47 Sans avoir des traits dĂ©sagrĂ©ables , lady Sophie n’étoit ni belle ni jolie ; fa figure n’in- tĂ©ressoit point. En la regardant, on cherchoit pourquoi elle n’assectoit d’aucun sentiment. Son humeur n’inspiroit pas la mĂȘme indiffĂ©rence elle la rendoit insupportable Ă  tout ce qui avoit le malheur de lui ĂȘtre soumis. La hauteur, le caprice, 1a vanitĂ© formoient le fond de son caractĂšre. Elle vouloir obstinĂ©ment ce qu’elle demandoit, elle le vouloir Ă  l’instant j mais ses dĂ©sirs changeoient si rapidement d’objet, qu’ou ne pou volt les satisfaire asse 2 vite pour prĂ©venir l’inconstance de ses goĂ»ts & la variĂ©tĂ© de ses fantaisies. Le jeune comte d’Anglefey, admis souvent Ă  nos jeux, fe rĂ©voltoit continuellement contre la bizarrerie de lady Sophie. Elle exigeoit de lui une complaisance qu’il ne se sentoit pas disposĂ© Ă  lui accorder. Contraint Ă  lui faire une cour assidue , Ă  paroitre empressĂ© Ă  lui plaire , il mettoit au nombre de ses devoirs forcĂ©s & gĂšiians, l’obĂźigation de la voir & de se montrer attentif auprĂšs d'elle. Un penchant naturel l’attiroit vers moi ; je m’en appercevois. II n’osoit le suivre en libertĂ© ; je craignois de laisser voir que je le remarquois. Notre position nous apprit de bonne heure Ă  tous deux l’art de cacher nos sentimens. Nous fumes les dissimuler avant de les bien connoĂźtre. Le comte Ă©tudioit mes goĂ»ts, je prenois ies siens ; si j’aimois un amusement » 248 Histoire il lui devenSÎt agrĂ©able celui qu’il propo- soit , m atcachoit d’abord, Souvent il me Ion- noit en secret des fleurs dont lady Sophie venoit de lui faire prĂ©sent , ou m’apportoit une bagatelle que ma compagne lui avoit en vain demandĂ©e, J’étois dĂ©jĂ  flattĂ©e de ces petits sacrifices, & ne prĂ©voyois point l’eifet dangereux de ces premiers foins. Mais l’ca- fance paie insensiblement ; on grandĂźt; nos pcnchans croissent avec nous; ^intelligence L ouvre, 1,’esprit se dĂ©veloppe ; des mouvemens confus s’élevent-dans le cƓur; ils nous font sentir, aimer notre existence. Tout prend une forme nouvelle Ă  nos yeux; l’amour-propre naĂźt, il nous apprend Ă  distinguer ceux qui s’attachent Ă  nous plaire , & trop souvent il nous conduit Ă  payer d’une tendresse vĂ©ritable le premier hommage rendu Ă  nos charmes. Rien n’étoit plus aimable que le comte d’Anglesey. Je ne quittois point lady Sophie , & je le voyois tous les jours. Noos ne nous disions rien de particulier; mqis nos yeux se parloient continuellement. Sans nous ĂȘtre jamais concertĂ©s fur l’intelligence de nos re. gards ou de nos signes, nous les comprenions facilement. Avec le tems, toutes nos actions, tous nos mouvemens devinrent un langage expressif pour nos cƓurs. Cette muette correspondance se bornoit d’abord Ă  nous communiquer los dĂ©goĂ»ts mutuels que nous don* DE M I S S J E S N ĂŻ, 249 ßÏoit l’humeur fĂącheuse de lady Sophie; maie chaque jour l’étendoit ; & plus nous avancions en Ăąge, plus elle devenoit vive & intĂ©ressante. Sir Charles Arundel , frere du comte d’An- glefsy, nous visitoit peu. ElevĂ© auprĂšs du prince de Galles , le foin de faire fa cour, & ion extrĂȘme application Ă  ses Ă©tudes, l’occu- poienttcut entier. On dĂ©couvroit. dĂ©jĂ  en lui des qualitĂ©s distinguĂ©es & des vertus rates. II me montroit beaucoup d’amitiĂ© ; nuis le caractĂšre de lady Sophie lui dĂ©plaifoit, & ses caprices FĂ©loignoient de nous. Elle accompiissoit quinze ans, j’cn avois treize ,8c le comte d’AngleĂ­ey dix'-sept, quand les deux frĂ©tĂ©s partirent pour visiter les diffĂ©rentes cours de l’Europe. Le comte pleura en nous disant adieu ; mes larpies accompagnĂšrent les siennes. Son absence me eau sir une tri st elfe extrĂšne. Deux mois aprĂšs son dĂ©part, milord Arundel engagea lady Lattimer Ă  paĂ­ser une saison dans le comtĂ© d’Erford, oĂč il avoir une terre. Elle y mena fa fille , & je les suivis. Le plus beau lieu du monde , mille amuse- rnens variĂ©s , des courses de chevaux , une compagnie nombreuse; rien 11e put remplacer dans mon cƓur le plaisir de voir le comte d’Anglesey je regrettois continuellement la perte d’une si douce habitude. Sans ceĂ­se occupĂ©e de lui , de son souvenir , je me rappcilois ses traits, ses actions , mĂȘme ses Lso H I S T O I R 1 discours les plus Ă­ndĂ­fFĂ©rens. J’aimoĂ­s Ă  entendre prononcer son nom. Quand milord Arun- del recevoit des lettres de ses fils, le cƓur rpe battoit ; mes yeux se fixoient sur elles ; leur vue me causoit une vive Ă©motion. S’il en lifoit des endroits Ă  lady Lattimer ou Ă  fa fille, j ecoutois attentivement. Je craignois & je desirois de me trouver nommĂ© dans celle du comte. Un simple compliment de fa part excitoit mon trouble & ma rougeur; il me fembloit que j’avois un secret Ă  cacher, & la moindre expreision me paroiĂ­soit capable de le dĂ©couvrir Tout ce qui tenolt ati comte d’Anglesey commençoit Ă  m’ùtre cher. Milord Arundel devint sobjet de mes attentions & de ma complaisance. Je le distinguois par des Ă©gards flatteurs, & je prĂ©fĂ©rois fa conversation ĂĄ tous les plaisirs dont le choix dĂ©pendait de ma volontĂ©. La situation de mon cƓur me donnoit un air sĂ©rieux & rĂ©flĂ©chi. 11 attacha ce seigneur prĂšs de moi. Mes talens l’amuserent, ensuite il goĂ»ta mon esprit. Mon caractĂšre , mes sen- timens simples & naĂŻfs , lui inspirĂšrent de l’estime & dĂ© l’amitiĂ©. Peu Ă  peu mes traits firent une forte impression sur ses sens, & il m’aimoit passionnĂ©ment, avant d’avoir pensĂ© qu’un enfant dĂ»t le subjuguer. Milord Arundel entroit alors dans fa qua- rantieme-sixieme annĂ©e. II Ă©toit bien faic 3 & pouvoit encore prĂ©tendre Ă  plaire. Son extrĂȘme DE MISS JENNY- , 25T tendresse pour sir Charles Ă©loignoit de lui toute idĂ©e d’un second engagement. II us vouloit pas diminuer la fortune de ce fils chĂ©ri , en lui donnant des freres , dont le partage inĂ©gal affoibliroit le sien. II combattit son penchant, le cacha avec soin sans vouloir í’e priver du plaisir de me voir , il entretint ses sentimens dans le secret de son cƓur, & ma conduite Ă  l'on Ă©gard lui persuada que je les partagerois s’ils m’etoient connus. AprĂšs deux ans d’absence, sir Charles & son frere revinrent Ă  Londres. Une Ă©gale surprise nous frappa en nous revoyant. Nous admirĂąmes le changement que le tems a volt fait fur nous. La taille du comte me parut parfaite. Ses traits plus formĂ©s le rendoient plus aimable encore. J’étois grandie ; il me trouva de nouvelles grĂąces. Son premier abord m’interdit, ma vue le troubla. Nous ne pĂ»mes nous parler; mais je lus bientĂŽt dans ses yeux que son cƓur me distinguoit toujours , & je sentis une joie sĂ©crĂ©tĂ© en lui voyant pour lady Sophie la mĂȘme indiffĂ©rence qu’elle lui inspiroit auparavant. Sa prĂ©sence me pĂ©nĂ©troit de plaisir ; cependant , par un mouvement dont j’aurois eu peine alors Ă  me rendre compte , son attention Ă  me considĂ©rer, ses louanges m’embarraiĂ­oienc. Je rougiĂ­fois en lui voyant faire les mĂȘmes signes, autrefois Ă­i familiers Ă  tous deux. iLoin d’y rĂ©pondre* je„baiĂ­sois les yeux, j’éviĂ­pis ses regards ils Ls2 Histoire me causoient une Ă©motion inquiĂ©tĂ©. Pendant plusieurs jours , j& n’ofai lui montrer qu’une politesse remplie de rĂ©serve , & facile Ă  prendre pour de la froideur. Un soir il saisit l’instant oĂč lady Sophie Ă©toit occupĂ©e ; il me donna une lettre ; & ùç Pair le plus triste & le plus tendre , il me pria de la lire avec attention , & d’y rĂ©pondre avec bontĂ©. Ce peu de mots , le ton touchant dont il les prononça, f expression de ses regards & la vue du papier qu il me prĂ©sentoir, portĂšrent le trouble & l’agitation dans mon amc. Jc pris la lettre & la serrai promptement. Quand je fus seule , je l’ouvris avec vivacitĂ© , & j’y lus ces paroles. Lettre de milord comte d’Anglssey , st miss AdĂ©line Hymore. “ Si miss AdĂ©line 11’avoit point oubliĂ© un te ms toujours prĂ©sent Ă  mon idĂ©e; si elle „ entendoit encore le langage de mes yeux ; si, comme autrefois, les siens daignaient me „ parler , je ne ferois pas forcĂ© de lui rap- „ pester une amitiĂ© Ă©teinte dans son cƓur, „ mais vive & ardente au fond du mien. „ Pendant une longue & douloureuse ab- 55 fence , j’ai conservĂ© loin de vous le sou- „ venir de votre enfance, de vos bontĂ©s, de M cette douce intelligence qui uniĂ­Toit dĂ©jĂ  nos D 2 M 1 S. S j S S SĂŻ. 2fZ w Ăąmes par des liens secrets. Je cherche en „ vain Ă  retrouver ĂŹes traces de ces tems heu- „ feux miss AdĂ©line m’a effacĂ© de fa mĂ©- moire. „ Combien certe amitiĂ©, dont vous me M privez cruellement, me seroit nĂ©cessaire „ Ă  prĂ©sent! Chere miss, que j’aurois de con- t , 3 Edences Ă  vous faire , si vous vous intĂ©res- j, fiez Ă  mes peines ! J’aime & je haĂŻs con- „ traint de rendre mes hommages Ă  une per- 33 sonne qui m’est odieuse, je suis fans accĂšs „ auprĂšs de l’objet de ma tendresse. Je vois „ celle que j’aime je ne puis lui parler. Une 3, feule expression Ă©toit permise Ă  mon amour. ,3 Des signes , autrefois rdmarquĂ©s, seroient ,3 encore les interprĂštes de ce sentiments celle „ qui m’est chere les comprendroit. Mais x comment puis-je m’expliquer "{ Miss AdĂ©line ,3 dĂ©tourne ses regards. Elle liroit dans les ,3 miens que mon cƓur l’adore ! Mais l’ingrate „ nc veut plus m’entendre. „ Je recommençai plusieurs fois cette lettre , si Ă©mue en la parcourant, que j’avois peine Ă  en comprendre le sens. je rĂ©pĂ©tois avec transport Elle y liroit que mon cƓur f adore ! J’i- gnorois encore l’espece dĂ© mes sentimens pouf le comte d’Anglesey. Cette tendre expression fut un trait de lumiĂšre qui nsen dĂ©couvrit la nature & la force. LivrĂ©e Ă  ce trouble enchanteur , dont le premier aveu d’une passion L s4 Histoire inspirĂ©e & sentie remplit notre ame, j’é- crivis au comte. Ma main suivit rapidement les mouvememens de mon cƓur. Je me re- prochois une conduite qu j l’avoit chagrinĂ©, & croyois ne pouvoir ĂȘtre assez sincere, assez tendre pour rĂ©parer mon injustice. Le lendemain je rĂ©flĂ©chis sĂ©rieusement sur ma position, sur celle du comte d’Angle- sey. A qui allois-je avouer mon penchant? A un homme dont les engagemens m'Ă©toient connus , dont ì’inĂ©vitable union avec lady Sophie feroit formĂ©e dans deux mois. Je soupirais des pleurs m’échapperent je me trouvai malheureuse d’aimer , & craignis 1 de devenir coupable en saillant pĂ©nĂ©trer mes fen- timens. Je voulus tout dĂ©chirer. Une de nos ' femmes venant me chercher de la part de lady Lattimer , m’en ĂŽta la libertĂ©. Ma lettre resta dans mon sein; mais je pris une ferme rĂ©solution de ne pas la donner , & de cacher ma tend reliĂ© au comte d’Anglefey. J’ignorois encore combien les dĂ©sirs d’uti amant aimĂ© prennent d’empire fur notre volontĂ© ; avec quelle facilitĂ© ils anĂ©antissent tous les projets formĂ©s pour ne pas les satisfaire. Quand le comte entra, je cessai de rn’ap- plaudir du sacrifice que je faifois Ă  la raison & au devoir. Je sentis une douleur extrĂȘme d’ùtrç contrainte Ă  ce pĂ©nible effort. Jamais il ne m’a- voit paru si aimable , si intĂ©ressant. L’incerti- D I MISS J ! N S Y. 2ss tilde du succĂšs de fa,dĂ©marche lui donnoit un air inquiet & touchant. J’osois Ă  peine tourner les yeux vers lui; mais les douces inflexions de fa voix] me caufoient de l’émotion ; ses discours m’affectoient d’un sentiment tendre & compatiĂ­fant. J’allois le chagriner , lui refuser une rĂ©ponse qu’il defiroit. Ses signes redoublĂ©s me la demandaient, e les comprenois trop bien. Son impatience Ă©clacoit dans tous ses mouvemens. J’en fis un , poĂźNĂźi apprendre qu’il attendait en vain cette rĂ©ponse. La tristesse obscurcit Ă  l’instant sa physionomie, un sombre chagrin se peignit sur son front. Je le vis changer de couleur. Mon cƓur s’attendrit, mes sages rĂ©solutions s’évanouirent en le voyant souffrir, j’oubliai. tout ; & cĂ©dant Ă  ses instances sĂ©crĂ©tĂ©s, j’eus la soiblesse de lui donner ma lettre. Depuis ce jour, nous n’en passĂąmes aucun fans nos Ă©crire. SĂ©duite par l’amour, j’éloi- gnois de mon esprit toutes les rĂ©flexions capables de combattre un penchant si flatteur seules interprĂštes de nos sentimens , des lettres passionnĂ©es en augmentoient la vivacitĂ©. Nos cƓurs se plaisoientĂ  s’assurer d’une tendresse Ă©ternelle , Ă - oublier qu’elle ne devoir jamais ĂȘtre heureuse. Contens de nous aimer, de nous le dire, ce commerce secret nous partfissoit suffire Ă  notre bonheur. L’ap- proche du mariage de lady Sophie m’affli- geoĂ­t , mais fans me causer cette espeee de H I S ĂŻ C ĂŻ R R 2 douleur que fait sentir la jalousie. L’innocencc de mes penfees ne me permettoit pas d’étendre les droits d’une Ă©pouse. AccoutumĂ©e dĂšs mon. enfance Ă  l’idĂ©e de ce mariage , je me consolai de n’ùtre point unie au comte d’Angle- sey , par l’efpĂ©rance de ne jamais me sĂ©parer dc lui je devois vivre avec lady Sophie , & tous tes vƓux que je formols dans la simplicitĂ© de mon cƓur, se bornoient Ă  ta douceur de voir toujours le comte, je lui supposois les mĂȘmes dĂ©sirs , & j’ignorois ses projets. Un Ă©vĂ©nement imprĂ©vu vint changer notre situation. Si la mienne me parut extrĂȘmement malheureuse, celle du comte dĂ©truisit toutes les difficultĂ©s qui s’oppoioient Ă  ses desseins. Les noces de lady Sophie se cĂ©lĂ©broieut dans trois semaines , quand milord Arundel reçut la nouvelle de la mort de son frere , depuis long rems gouverneur de la Carol ne. Comme ce teignent Ă©toit veuf, & venoit de perdre fou fils unique , iĂ­ appelloit Ă  Ă­a succession sir Charles , ì’ainĂ© de Ă­'cs neveux , & laiĂ­loit au comte d'Anglesey vingt-cinq mille livres sterling cn billets fur la banque de Londres; obligeant fou hĂ©ritier Ă  lui remettre cette somme ; voulant qu’elle lui demeurĂąt libre & indĂ©pendante, pour eu faire l’uĂ­age qu’il jugeroic convenable Ă  Ă­Ă©s intĂ©rĂȘts. Ce legs cauĂ­Ăą une joie Ă  milord d’Anglesey, qui surprit tous ceux dont il Ă©toit. connu particuliĂšrement. La gĂ©nĂ©rositĂ© de ion caractĂšre n’avoit DE MISS j E Ă­Ă­ K Y.' 2s7 ĂŹi’avoit jamais fait imaginer que l’augmenta- tion de fa fortune put lui donner tant de plaisir. Un mĂ©moire dĂ©taillĂ© des biens immenses du gouverneur de la Caroline, arriva Ă  Londres avec son testament. En Pexamittant , milord Annule! sentit renaĂźtre en lui des dĂ©sirs rĂ©primĂ©s , mais dont le principe vivoit encore. II crut pouvoir cĂ©der au penchant de ion cƓur, & satisfaire une passion que PintĂ©rĂšt' de ses fils ne devoir plus l’cngager Ă  combattre. Sir Charles devenoit puissamment riche par cet hĂ©ritage. Le comte d’Anglesey alloit jouir du legs de son oncle , de la fortune de sa femme; celle de lady La tri mer lui seroit assurĂ©e; Milord Arundel poĂ­sĂ©doi lui- mĂȘme des biens considĂ©rables tant d’opu- lence dans fa maison lui permettoit de prendre de nouveaux engagemcns, fans Etire tort Ă  des eilfans dĂ©jĂ  si bien partagĂ©s, le mettoit en Ă©tat d’avantager une femme , de faire un fort Ă  ses cadets si fa famille augmentoit, & de fe prĂ©parer une vieillesse douce , en choi- lĂŹĂ­iant une compagne que ia reconnoilfance attacherait Ă  lui. Comme il aimoit beaucoup lady Lattimer, il lui confia ses sentimens , ses desseins , lui demanda ses avis, & soumit sa conduite Ă  ia dĂ©cision. . Cette dame, dont les bontĂ©s pour moi ne s’étoicnt jamais rrdlcitties, n’ayant pu rassembler des dĂ©bris de ma fortune que cinq mille Tome III. R H I S T O s K É 2^8 livres sterling, ne s’attendoit point Ă  trouver un parti convenable Ă  ma naissance, & la modicitĂ© de ma dot l’empĂȘchoit de songer Ă  me marier. Les intentions de milord Arundel la charmĂšrent ; elle y applaudit, accepta en mon nom l’honneur qu’il daignoit me faire. Son naturel , aussi vif qtsobligeant, l’engagea Ă  parler Ă  l’instant des articles, Ă  fixer le jour de mon mariage. En moins de deux heures tout rut propose , approuvĂ© , arrĂȘtĂ© entr’eux , & les paroles irrĂ©vocablement donnĂ©es. EnchantĂ©e du fort brillant dont j'allois jouir , ne doutant point de ma prompte soumission , lady Lattimer se hĂąta de venir m'annoncer que j’aceompagnerois fa fille Ă  l’autel. Elle me fĂ©licita fur le titre de comtesse, & le nom d’Arundel que j’y prendrois. En mĂȘme teins elle introduisit milord dans mon cabinet, me le prĂ©senta comme un amant gĂ©nĂ©reux , m’ordonna de le traiter avec bontĂ© , & de me disposer Ă  lui donner mon cƓur en recevant sa main. Ensuite elle se retira, afin de lui laisser la libertĂ© d’expliquer lui - mĂȘme ses intentions. Surprise , interdite, confondue , je restai immobile & presque stupide. Milord'me parla , je ne l'entendis point. Il prit une de mes mains, la baisa ; je n’eus pas la force dĂ© la retirer. J’ignore Ăźe tems que dura fa visite , il ne me resta aucune idĂ©e de ses propos. Trop . portĂ© Ă  se flatter, mon trouble, mon silence, lui DE MISS J E N H ĂŻ, 2sD parurent une approbation de sa recherche. 11 ne vit en moi que l’cmbarras & la crainte, dont mon sexe & ma jeunesse pouvoient naturellement me rendre susceptible dans cette occasion. II me croyoit prĂ©venue en fa faveur, mĂȘme il me le fit entendre. Avant ce moment, mes Ă©gards avoient dĂ» rassurer dc ma sincere amitiĂ©; mais ses desseins venoient de dĂ©truire ce sentiment. J’aimois le pcre du comte d’An- glesey son rival me devint odieux ; & le premier mouvement qui me rappella Ă  moi-mĂ«me, fut celui d’une haine extrĂȘme pour milord Arundel. II sortit enfin de mon cabinet. En le perdant de vue, mes yeux se remplirent de larmes- AccoutumĂ©e depuis mon enfance Ă  obĂ©ir Ă  lady sis trimer, Ă  la respecter comme une mere, il ne me vint feulement pas Ă  l’esprit qu’il me fĂ»t possible de rĂ©silier Ă  ses ordres. Mon mariage me parut inĂ©vitable ; je m’affli- geai fans modĂ©ration. Quand je me reprĂ©sen- tois le renversement de toutes mes espĂ©rances, mon coeur fe pĂ©nĂ©trois de douleur. Je ne fui- vrois donc point lady Sophie chez le comte d’Anglefey , "il falloit renoncer a la douceur de passer mes jours prĂšs de lui. II falloit bien pĂŹus, on tfti’ordonnoit d’en aimer un autre. II ne me feroĂ­t permis, ni de lui conserver mes sentimens, ni de desirer la constance des siens. Femme de son perc, mon devoir m’impose- roit la loi cruelle d’oublier son amour, & d’eĂ­xacer le souvenir du miea. JR ij 260 Histoire Lady Ă­,arrimer rentra dans mon cabinet, EtonnĂ©e de me voir toute en larmes quelle enfance, miss AdĂ©Sine, me dit-eile! Pourquoi donc ces pleurs? Quand je viens me rĂ©jouir avec vous de votre fortune, je vous trouve insensible Ă  mes foins, Ă  vos avantages i Ă  f honneur que vous fait un pair du royaume en s’uniiĂŹant Ă  vous. Auriez-vous des objections Ă  opposer aux vƓux de milord A ronde! ? Parlez, miss, expliquez-moi cette Ă©trange douleur, Ă  laquelle je ne m’attendois pas. Que pouvois-je rĂ©pondre ? Le seul obstacle Ă  ce mariage Ă©toit mon amour pour le comte d’Anglesey. Aucune autre raison de refuser milord Arundel ne se prĂ©sentoir Ă  mon idĂ©e, j'elpĂ©rois, madame, j’elpĂ©rois ne jamais vous quitter, lui dis-je enfin, en redoublant mes pleurs. Je croyois vivre auprĂšs de lady Sophie ; mon cƓur fe flattoit que vous me permettriez de conserver toujours le titre chĂ©ri de votre fille. Je ti’en desirois point, je n’en voulois point d’autre.... Eh , mon aimable enfant, vous m’appartiendrez de plus prĂšs encore par cette alliance , interrompit milady en m’em- braflanr tendrement. Nous ne composerons qu’une feule famille, & la comtesse dhlrundel me fera auĂ­ĂŹĂŹ chere que miss AdĂ©^ne me Ta toujours Ă©tĂ©. Tournant ensuite mes chagrins en plaisanterie , elle me quitta , eu me priant de prendre un air moins triste, & dc me disposer Ă  recevoir convenablement les fĂ©licj- B E MISS J E N K Y. 26l tations de mes amis & les foins de milord Árundel si loin de prĂ©voir des difficultĂ©s Ă  ce mariage, qu’il fe traitoit fans mystĂšre. Avant la fin du jour , le bruit s’en rĂ©pandit,' & dĂšs le soir mĂȘme milord en reçut des com- plimens. Quand lady Lattimer m’eut laissĂ©e feule , j’ouvris la lettre que je tenois prĂȘte pour le comte d’Anglefey. J’y ajoutai la terrible nouvelle des deĂ­feins de fou pere , le dĂ©tail de fa visite, & l’approbation de lady Lattimer. Dans la persuasion oĂč j’étois de ne pouvoir me dispenser d’obĂ©ir, je ne lui demandois ni conseils', ni secours , mais de tendres consolations. Je desirois qu’il s’aĂ­Ă­ĂŹigeĂąt avec moi, me plaignit, partageĂąt mes peines , mĂȘlĂąt fes larmes Ă  mes pleurs. De tristes expreffions lui peiguoient les fentimens douloureux de mon ame , mais aucune n’annonçoit de la rĂ©sistance. Je ne me croyois point en droit d’en opposer aux volontĂ©s de lady Lattimer, & je me regardois comme une victime dĂ©vouĂ©e qui ne pouvoit Ă©viter son fort. Dans la disposition d’esprit oĂč j’étois, la solitude m’eĂ»t semblĂ© douce ; mais la nĂ©cessitĂ© de donner ma lettre moi-mĂšme au comte d’Anglesey, me forçoit Ă  descendre. Je me rendis Ă  l’ordinaire auprĂšs de lady Lattimer, & renfermai ma tristesse au fond de mon cƓur. Quand le comte entra, je sentis un trouble R iij 262 Histoire extrĂȘme ; il Ă©toit instruit de notre commun malheur. Ses yeux rouges & enflammĂ©s mon- troient qu’il avoir pleurĂ©, Il se plaignit d'une feinte douleur , demanda des sels,- fou air abattu intĂ©ressa tout le monde. Je m’appro- chai de lui, je m’informai comme les autres de la cause de son mal. II me donna sa lettre, & il reçut la mienne. Incapable de supporter sa prĂ©sence sans la user Ă©clater ma douleur, je me retirai, en lui faisant connoĂźtre par un ligne la raison qui me contraignoit Ă  sortir. EnfermĂ©e dans mon cabinet , j’ouvris fa lettre , je l’arrosai de mes larmes. L’idĂ©e que bientĂŽt il ne me seroit plus permis d’en recevoir d’urĂŻe main si chere, redoubla l’amer- tume de mes chagrins. Je fus long-tems fans pouvoir lire des caractĂšres tracĂ©s Ă  la hĂąte, Ă  demi effacĂ©s par des pleurs. En sortant de table , milord Arundel avoit annoncĂ© son mariage Ă  ses fils. Sir Charles en marqua de la joie. La surprise & la douleur se peignirent sur le visage du comte d’Anglesey. Une profonde inclination fut sa rĂ©ponse. 11 se retira d’abord j & m’ayant Ă©crit dans le premier mouvement de fa colcre, de son indignation , il le fit avec tant de vivacitĂ©, d'iinterruption & de dĂ©sordre, que sa lettre pouvoir Ă  peine se comprendre. Mais ces expressions fans fuite , fans liaison, n’en croient pas moins touchantes pour un cƓur tendre , passionnĂ© , livrĂ© aux mĂȘmes agitations. Je passai de missJĂ«nny. 26 Z Ăźa nuit Ă  m’affliger, Ă  Ă©crite, Ă  relire la lettre du comte, Ă  me plaindre de la rigueur de mon sort, mais fans former le moindre projet contre Ăźa nĂ©cessitĂ© de le subir. Ma soumission aux ordres de lady Lattimer rĂ©volta le comte d’Ànglefey. Ma lettre le mĂźt au dĂ©sespoir , en lui prouvantque j’étois dĂ©terminĂ©e Ă  obĂ©ir. Sa rĂ©ponse s. t une longue querelle. II m’accabla de reproches, m’accusa de savoir trompĂ© par une feinte tendresse, de man- - quer Ă  mes engagemens , Ă  l’amour , Ă  PamitiĂ©, Ă  tous les sentimens dont ma main & mes yeux l'aĂ­suroient en vain, quand mes foibles rĂ©solutions les dĂ©mentoient au moment oĂč je lui devois des preuves de mes bontĂ©s. Rien ne m’obligeoit, disoit-il, Ă  sacrifier mon bonheur & ses plus cheres espĂ©rances Ă  la fausse idĂ©e de remplir un devoir chimĂ©rique. Lady Lattimer ne pouvoit exiger de moi une obĂ©issance aveugle Ă  ses ordres. Pourquoi renoncer Ă  mon indĂ©pendance dans une occasion fi importante, oĂč j’étois feule arbitre de ma destinĂ©e? Des plaintes, il pafĂ­bĂ­t aux plus tendres reprĂ©sentations, aux priĂšres les plus ardentes. Mille ferme ns de 11’ùtre jamais Ă  lady Sophie, de ne vivre que pour moi, se mĂšloient aux nouvelles ast’urances de son amour, de sa fidĂ©litĂ©. II avoit un moyen sĂčr d’éviter son mariage , d’empĂšcher le mien, de se lier Ă  moi par des nƓuds Ă©ternels. II s’é- tendoit fur les charmes d’une union formĂ©* R iv Histoire 264 parTamour. II me les petgnoit avec feu, exigeott ' une prumc te irrĂ©vocable de mettre en lui toute ma confiance, & de seconder les entreprises, quand le moment serait arrive d’exĂ©euter lc projet qn’il mĂ©ditait, projet qui aiĂ­uroit notre commune fĂ©licitĂ©, jamais , cet instant, une si riante perspective ne s’étoit offerte Ă  mon imagination. Le bonheur d’etre unie au comte d’An- gleĂ­cy n’entrmt pas dans mes idĂ©es. Je l’ai- mois fans delfein fur l’avenir ; fespĂ©rance n’avoit point enc re ouvert mon cƓur au dĂ©sir. Des images flatteuses me firent Ă©prouver des sensations nouvelles. Mes pensĂ©es errerent fur mille objets variĂ©s & dĂ©licieux, J’entrevis les douceurs d’un amour heureux. Etre avec mon amant Ă  toute heure , en tous lieux , jouir fans partage de fa tendreiü’e , rĂ©unir en moi feule toutes les affections de son cƓur, pouvoir enfin lui parler, avouer un penchant si long-tems cachĂ©, mettre ma gloire Ă  le faire Ă©clater ! Que de plaisirs fe prĂ©fenterent Ă  mon ame sĂ©duire! Si jeune, si sensible, prĂ©venue d’une si forte inclination , sans guide , fans conseil, pressĂ©e par i'homme le plus aimable , le plus aimĂ© , comment aurois-je pu lui rĂ©sister ? Je promis de le prendre pour arbitre de toutes mes volontĂ©s, de toutes mes dĂ©marches , & je jurai de fou- mettre ma conduite Ă  celui dont les fentimens Ă©toient devenus la rĂ©glĂ© des miens. S I MISS J -E N N y. TSs P!us gĂȘnĂ©s qu’auparavant , nous osions Ă  peine nous regarder. Milord Arundei me FaĂŹ- soit une cour assidue. Sir Charles me visitoil tous les jours. Mes amies, mes parens m’en- vironnoient. J’étois accablĂ©e d’impommes fĂ©licitations. Lady Lattimer me donna des femmes , un appartement sĂ©parĂ© pour y recevoir mes visites. Milord Arundei m’envoyoit chaque jour des préíens magnifiques. Soa amour, ses attentions, fa gĂ©nĂ©rositĂ© rn’era- barralĂŹoient, & ne m’infpiroient point de reconnaissance, Mais je fouffrois beaucoup de me voir dans la cruelle nĂ©cessitĂ© de manquer Ă  lady Lattimer. Je ne levois point les yeux dur elle , fans les dĂ©tourner & rougir. J’igua- rois encore ce que le comte exigeroit de ma. complaisance, & j’atteudois impatiemment la communication de des projets. Depuis mes promesses , il ne me pari vit plus de lĂ©s. desseins. J’ouvrois des lettres avec trouble , j’y cherchois Pimportant secret dont il -dĂ©voie m’instruire. II ne s’expliquoit point» Des protestations de tendresse, d’inutiles ser- mens , de longues assurances de fa fidĂ©litĂ©-, remplissoient toutes ses pages. II me conju- roit d'ĂȘtre fans inquiĂ©tude, de montrer de la condescendance pour les dĂ©sirs de son peçe ; il me rappelloit ma promesse, nfexhortoit Ă  la constance , & me juroit que je ne serois jamais milady Arundei, ni Sophie comtesse d’AngleĂ­'çy. Histoire 265 Cependant les jours s’écouloient, le moment fatal approchoit , les articles Ă©toient signĂ©s les permutions ecclĂ©siastiques obtenues. Je vis enEn arriver Ăźa veille de la cĂ©lĂ©bration , lans que rien m’apprĂźt comment je pourrois Ă©viter de recevoir le lendemain aux pieds des autels un titre dont la feule idĂ©e rĂ©voltoit tous mes sens- Un concert de voix & d’instrumens prĂ©cĂ©da Je souper chez lady Lattimer. Au moment oĂč son se raĂ­sembloit dans le sallon, elle m’appella ; & me donnant des tablettes fort riehes , elle m’avertit qu’elles renfermaient cinq billets de banque , chacun de mille livres sterling. C’étoit toute ma fortune, & milord Arundel vouloir que j’en disposasse. Tant de chagrin & d’inquiĂ©tude remplissoit alors mon cƓur , que, peu sensible a ce don , sallois le laisser fur une table, lĂź lady Lattimer. c*t me grondant de ma distraction , ne m’eĂ»t obligĂ©e Ă  mettre les tablettes dans ma poche. Le comte d’AngĂŹesey vint tard. Son air froid, rĂȘveur & triste, fit Ă©vanouir un reste d’espĂ©rance qui me soutenoit encore. Loin de chercher Ă  me parler , ou Ă  me donner une lettre, il ne montra aucun empressement Ă  s’approcher de moi. Cette indiffĂ©rence apparente me pĂ©nĂ©tra de douleu- ; je ne doutai point qu’il n’eĂșt changĂ© de pensĂ©e ; ses yeux fembloient m’affurer du contr ite, mais fa conduite ne me permettoit pas de le croire. I DE MISS JENNY. 267 Le souper fini, on se retira. Qui pourroit exprimer ma surprise & mon saisillement, en voyant le comte sortir sur les pas de son pere ? Mon cƓur se serra, & je me sentis prĂȘte Ă  perdre le sentiment. DĂšs que je fus feule, je cessai de contraindre mes larmes ; elles coulĂšrent avec abondance j je ne pouvois concevoir pourquoi le comte d’Anglefey s’étoit plu Ă  me tromper, Ă  se jouer de ma crĂ©dulitĂ©, Ă  me donner de fi douces espĂ©rances , Ă  rendre mon fort plus rigoureux encore , en me promettant un bonheur dont lui-mĂȘme avoit Ă©levĂ© le dĂ©sir dans mon cƓur, & m’abandonnnnt, au moment oĂč j’attendois tout de fa tendresse & de ses sermens. Ces cruelles rĂ©flexions m’occupoient toute entiere, quand BĂ©nĂ©dicte, une des femmes que lady Lattimer venoit d’attacher Ă  rpon service , s’approcha de moi ; & me parlant fort bas mes compagnes attendent vos ordres , miss, me dit-elle,' renvoyez-les promptement, j’ai Ă  vous entretenir de la part de milord d'Anglesey. Ces mots me cauferent une violente Ă©motion , mon cƓur palpita,- passant rapidement d’un mouvement Ă  un autre , la plus vive inquiĂ©tude succĂ©da Ă  mon accablement. Je congĂ©diai mes femmes , retenant seulement BĂ©nĂ©dicte qui couchoit prĂšs de moi. Alors elle me donna une lettre. Milord vous prie de lire attentivement, miss, me dit-clle» Histoire L§8 hĂątez-vous , le terris presse, & votre dĂ©termination est d’une importance extrĂȘme. J’ouvris la lettre en tremblant, & j’y lus ces paroles. Lettre de milord d'Anglesey » Ă  miss Adclme. C’est en ce moment que vous tenez vĂ©- "jj ritablement dans vos mains ma vie ou ma 3 , mort. Je ferai Ă  trois heures prĂ©cises Ă  la „ petite porte du parc. Une chaise pour vous „ & BĂ©nĂ©dicte, vous y attendra ; mes che- yy vaux font prĂȘts. Un ministre parti par mes „ ordres , nous donnera Ă  Douvres la bĂ©nĂ©- diction nuptiale. Des mesures prises nous „ feront embarquer immĂ©diatement aprĂšs la „ cĂ©rĂ©monie ; nous serons le soir en France , „ oĂč rien ne contraindra nos cƓurs. Rappel- M lez-vous vos promesses ; si vous y man- 33 quez , si je vous attends en vain , ne soyez 2, pas surprise d’apprendre Ă  votre rĂ©veil „ que je suis encore au mĂȘme lieu , mai» „ hors d'Ă©tat de vous reprocher votre cruautĂ© ; 3> ma mainm’aura dĂ©livrĂ© d'une vie que vous 33 feule pouviez me Dire aimer. „ Je ne fais comment je retins un cri d’épou- vante & d’horreur, en finissant de lire. L’ef- froi s’empara de mon ame , il en bannit toutes les rĂ©flexions qui dĂ©voient s’opposer Ă  ma suite > je vis feulement le danger du moindre B E }i I S S J E N H ĂŻ, 2§I retardement. EhĂź mon Dieu, courons vite, dis-je toute Ă©perdue Ă  BĂ©nĂ©dicte. Mais pou- vons-nous sottir ? Vous a-t-il instruite? Me conduirez - vous oĂč ibm’attend ? Elle me fit souvenir d’une porte de Pappartement des bains , qui s’ouvroit sor le parc. AprĂšs m’y avoir servie ce jour mĂšme, elle s’étoit adroitement saisie des clefs ; elle m’apprit ausiĂŹ , qu’entrĂ©e Ă  mon service par Tordre & Ă  la recommandation de milord d’Anglefey, elle connoilsoit son amour & ses desseins. Fille de la nourrice de ce seigneur, attachĂ©e Ă  lui, comblĂ©e de ses bienfaits , elle se setltoit prĂȘte , disoit-elle , Ă  exposer sa propre vie pour contribuer Ă  la satisfaction de son gĂ©nĂ©reux protecteur. Au milieu de mon agitation , ces sen- tirnens exprimĂ©s avec naĂŻvetĂ©, ce tendre etnpresi. iemenctĂ  servir le comte d’Anglesey , me la rendirent chere je PembraiĂŹai. Depuis ce moment je Tai toujours aimĂ©e , & je la distingue encore de mes autres femmes. DĂšs que le silence nous fit juger toute la maison dans le repos, nous nous rendĂźmes fans bruit & fans lumiĂšre Ă  Pappartement des bains; nous y attendĂźmes Pheure convenue; dĂšs qu’elĂŹe sonna, BĂ©nĂ©dicte prit une grande corbeille, qu’eiĂŹe avoir prĂ©parĂ©e, pour Pem- porter. Nous descendĂźmes toutes deux, elle ouvrit la porte, celle du parc Ă©toit fort proche. Au signal que fit cette fille, j’entendis la voix du comte je trelßàiĂ­lis; il vint Ă  moi; LfĂŽ HistoikĂ­ je me jettai dans ses bras, si Ă©mue , si troublĂ©e ÂŁ si hors de moi-mĂ«me, que je ne pouvois m’op- poser aux tendres caresses dont il m’accabloit. Ma chere, mon aimable AdĂ©tine, est ce bien vous , me disoit-il, en me p relia n t contre son sein 'Ă­ Parlez-moi! ah , parlez-moi! que je jouisse enfin du plaisir de vous entendre. Mais non, partons, fuyons. Venez, ma chere AdĂ©- line , suivez l’époux qui vous adore. En parlant, il me conduifoit vers la chaise ; je m’y plaçai avec BĂ©nĂ©dicte ; milord monta Ă  cheval, suivi de deux de ses gens; on prit la route de Douvres. Le valet-de-chambre qui nous y avoit devances, attendoit Ă  la poste ; nous y descendĂźmes en arrivant, & cet homme avertit le comte que tous ses ordres Ă©toient remplis. On nous ouvrit deux chambres sĂ©parĂ©es ; la prĂ©caution de BĂ©nĂ©dicte me fut agrĂ©able. Je trouvai dans fa corbeille une robe, du linge, tout ce qui pouvoitm’etre nĂ©cessaire, pour ne pas paroĂźtre en fugitive aux pieds des autels. Le comte, ayant changĂ© d’habĂ­t, vint me prendre, & me conduisit Ă  la chappelle oĂč le ministre nous attendoit. AprĂšs avoir reçu la bĂ©nĂ©diction nuptiale, nous nous embarquĂąmes un vent favorable nous mit en peu d’heu- res fur les terres de France , oĂč perdant la crainte & l’inquiçtude dont nous n’avions pu nous dĂ©fendre pendant ce court vyage, nous nous abandonnĂąmes, fans contrainte, Ă  tous les transports qu’excite un amour ardent & heureux. DE MISS J E 8 N ĂŻ, 27 Ăź Comme le comte d’Anglesey avoit Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© Ă  la cour de France, il Ă©vita soigneusement de se montrer tant que nous reliĂąmes Ă  Paris. DĂ©cidĂ© alors Ă  vivre pour moi feule, Ă  jouir fans distraction de son bonheur, il se dĂ©plut dans la capitale , & prit une maison de campagne auprĂšs d’Atys. J’y fixai ma demeure avec plaisir la prĂ©sence du comte, fa tendresse, la joie vive & douce dont je le Voyois pĂ©nĂ©trĂ©, remplissoient tous les dĂ©sirs de mon cƓur. Si PidĂ©e que ma fuite avoit pu donner de moi, Ă©levoit quelquefois des rĂ©flĂ©- xions chagrinantes dans mon esprit, sijeson- geois souvent avec douleur Ă  ['ingratitude dont lady Lattimer pouvoit m’accuĂ­Ă©r, si le regret d’avoir trahi sa confiance & mal reconnu ses bontĂ©s me faisoit rĂ©pandre des larmes, une tendre caresse du comte diĂ­sipoit Ă  l’inllant ces nuages passagers. F st- ce dans les bras d’un homme adorĂ© qu’on se reproche Pimpru- denee ou la soib'esse qui le rend heureux? La douceur de notre retraite fut troublĂ©e par les lettres de sir Richard PĂ©ri. Cet ami du comte, seul instruit de son secret, s’étoid chargĂ© de lui apprendre Peste t qu’auroient produit fa fuite & la mienne, II iui Ă©crivit un. long dĂ©tail du dĂ©sordre & de la confusion qu’un Ă©vĂ©nement si imprĂ©vu avoit excitĂ© dans la mail on de milord Arundel, & chez lady Lattimer. La colere peu mĂ©nagĂ©e de cette dame, l’ de fa fille la fureur du H 1 S T 0 I R È 27L comte d’Arundel, le dĂ©sespoir de sir Charles cn recevant une lettre de son frere oĂč les raisons de fa conduite Ă©toient expliquĂ©es , le chagrin apparent, & les ris cachĂ©s des personnes invitĂ©es Ă  ces noces, tout contribua Ă  rendre une si fĂącheuse aventure d’autant plus cruelle, qu’il fut impossible d’en dĂ©rober la connoilsance au public. Milord Arundel, rappelant toute la prudence dans ce moment embarrassant, ne fe montra irritĂ© que de Pin- fulte faite Ă  lady Lattimer. ParoiĂ­sant uniquement occupĂ© des intĂ©rĂȘts de cette amie, il lui offrit la main de sir Charles pour fa fille » le subisitua Ă  tous les droits de son frere ; & ce fils, trop soumis Ă  ses volontĂ©s , victime de notre faute, consentit Ă  rĂ©parer l’impru- dencc de milord d’AngĂŹesey. Son union avec lady Sophie fut cĂ©lĂ©brĂ©e ce jour mĂȘme, & Pacte de leur mariage devint celui de PĂ©ter- nelle exhĂ©rĂ©dation de son frere. En se dĂ©terminant Ă  une dĂ©marche si hardie, si offensante pour son pere , milord d’Ăčngle- sey avoir renoncĂ© Ă  tous les avantages de fa naissance, & positivement Ă  ceux de l’acte & des tettamens qui lui afluroient dc puiPans hĂ©ritages, en Ă©pousant lady Sophie. Son titre seul lui restoit ; le legs de son oncle, en le rendant maĂźtre d'une somme bornĂ©e, le dĂ©cida tout d’un coup, dans le terns oĂč il cherchoit en. vain des moyens de rompre ses eugage- ĂŻnens, & de m’enlev-er aux dĂ©sirs de son pere. II B Ë BÍISS J Ă­ N N ĂŻ. 27 Z Il ne fut donc point touchĂ© d’une perte Ă  laquelle il s’étoit prcparĂ© ; mais il gĂ©mit du fort rigoureux de son frĂšre; il rĂ©pandit des larmes amĂšres, en songeant que son propre bonheur dĂ©uĂ»iĂ­oit celui de sir Charles. IL croyoit avoir remarquĂ© dans les inĂ©galitĂ©s du caractĂšre de lady Sophie, Ășne raison prĂȘte Ă  se dĂ©ranger malheureusement pour son aimable frere , il ne se trompoit point ; l’aliĂ©na- Ăźion de l’ësprit de ctte dame se dĂ©clara peu de tems aprĂšs son mariage ; on ne put ni cacher fa dĂ©cence, ni remĂ©dier s sien Ă©garement ; fa folie augmenta par les foins qu’on prit pour la guĂ©rir bientĂŽt il fallut soustraire milady Arundel Ă  tous les regards, la renfermer Ă  la Campagne ; elle y vie encore. Sir Charles, Ă  prĂ©sent comte d’ArĂșndel, ce seigneur si riche » si puissant-, si noble , si grand , si digne de faire le bonheur d’une femme estimable, & d’ĂȘtre heureux' par elle , passe de tristes jours, privĂ© de l’espoir de donner de gĂ©nĂ©reux citoyens Ă  fa patrie , & de laisser des hĂ©ritiers de Ă­dit irom & de ses vernis. Ces nouvelles affligeantes interrompirent notre joie, nous pleurĂąmes ensemble j mais dans les premiers mouvemens d’une passion vive, ardente, cĂČnĂ­erv-t-on long-tems des sentimensqui lui font Ă©trangers ?Nous oubliĂąmes insensiblement l’Angletefre, & le reste du monde , pour nous livrer Ă  la douceur des plaisirs, dont nous trouvions la source cn Tout. 11L * S 274 Histoire nous-mĂȘmes. Une maison simple, mais agrĂ©able , un air pur, des jardins spacieux, une entiere libertĂ©, de l’aisance sans faste, rendaient notre solitude dĂ©licieuse. Qu’on est heureux d’aimer & d’étre aimĂ©e ! La nature a placĂ© la fĂ©licitĂ© suprĂȘme au fond de notre cƓur; nous la cherchons en vain dans tout ce que renferme ce vaste univers, c'est en nous- mĂȘmes qu’elle rĂ©side ; mais comment conserver un bien dont on ne dispose pas feule ? HĂ©las! l'objet qui nous le fait connoitre, a la cruautĂ© de dĂ©truire notre bonheur, dĂšs qu'it cesse de le partager. AprĂšs un an de sĂ©jour Ă  la campagne, le comte me proposa de passer un peu de tems Ă  Paris. Je consentis fans peine Ă  y prendre une maison. La paix, qui rĂ©gnoit alors entre la France & Ăźa Grande - Bretagne , rempliĂ­Ă­bit d’Anglois & la cour & la ville. Milord parodiant en public , ils s’empreĂ­serent Ă  le visiter. Je semois de la rĂ©pugnance Ă  les voir; ma fuite avoir Fait tant d Ă©clat , on en parloir si diversement Ă  Londres , la malignitĂ© rnĂȘloie des circonstances Ă­i choquantes Ă  cet Ă©vĂ©nement; on me jugeoit capable de tant d’art dans ma conduite, d’une dissimulation si profonde , d’une fi r estĂ© si Ă©loignĂ©e de mon caractĂšre , que je ne pouvois lans chagrin recommencer Ă  tout moment l’apologic d’une dĂ©marche dont je n’aurois pu me pardonner l’irrĂ©- gularitĂ©, si , comme on Ăźe croyoit en Angleterre , elle eĂ»t Ă©tĂ© prĂ©mĂ©ditĂ©e. D E MISS E N K ĂŻ. 27s BientĂŽt une foule de jeunes François s’in- troduitĂŹc chez moi fur les pas de mes compatriotes. L’étourderie, la prĂ©somption & sin- dĂ©cence les caractĂ©risoient. Ils apprirent aa comte d’Anglesey Ă  nĂ©gliger un bien rĂ©el, pour courir aprĂšs des plaisirs frivoles. Sa tendresse dĂ©licate , fa fidĂ©litĂ© Ă  ses engagemens , l’unilormitĂ© de fa vie , devinrent f objet de ces plaisanteries lĂ©geres, qui amusent l’espric & dĂ©gradent le cƓur; de ees faillies vives & piquantes, dont la tournure agrĂ©able semble adoucir la duretĂ©, & accoutume peu Ă  peu Ă  jetter du ridicule fur la sagesse comme sur la folie. Tout est devenu susceptible de badi- nage dans ces heureux climats ; on raille de tout, tout excite l’enjouement par le ton singulier de la conversation, les vices, les vertus fe confondent, s’envisagent sous un mĂȘme point de vue; on rit Ă©galement & d’un homme mĂ©prisable & de celui qu’on ne peut fe dĂ©fendre d’estimcr. Quand Battrait du plaisir est Punique lien de la lbciĂ©tĂ© , l intĂ©rieur des personnes qui la composent est indiffĂ©rent, & l’on admet fans choix a u nombre de ses amis tous ceux dont les qualitĂ©s apparentes promettent un amusement momentanĂ©. Milord d’Anglesey , doux, complaisant & foible , adopta aisĂ©ment les faux prĂ©jugĂ©s de ses nouvelles connoissances ; de mauvais conseils , de plus mauvais exemples sĂ©duisirent son esprit, l’emporterefnt sur S ij 276 H l S T O I. R E ses principes. Faire comme les autres est une dangereuse leçon ; trop souvent este conduit Ă  renoncer aux inspirations de son cƓur, Ă  contracter lans goĂ»t des habitudes , Ă  les conserver, mĂȘme en se les reprochant, par la difficultĂ© d’en reprendre de conformes Ă  ses premiers penchans. Si le Comte ne cessa pas d’abord de rn’ai- trser,- il ceiĂŹa bientĂŽt de me donner des marques publiques de fa tendresse. SĂ©parĂ©s d’ap- partement, nous commençùmes Ă  vivre avec cette exacte politesse, compagne de la froideur, triste prĂ©sage du dĂ©goĂ»t; mon amour pour la retraite offrit un prĂ©texte de me laisser seule, de chercher au dehors des amufemens qui me Sattoient peu. Milord fortuit de bonne heure, & rentroit tard la crainte de troubler mon repos > Pengageoit souvent Ă  passer plusieurs jours lĂ  u z me voir. Si, pressĂ©e du dĂ©sir de lui parler , de me plaindre de sa nĂ©gligence, j’al'ois le trouver dans son appartement, je le voyois environnĂ© de jeunes im- pudens , dont la prĂ©sence m’étoit insupportable; Milord rougissent devant eux de montrer de PamitiĂ© , mĂȘme des Ă©gards , Ă  celle qui avoir droit d’attendre de lui des prĂ©fĂ©rences & de la tendresse. Son embarras, fa contrainte me forqoient Ă  in’éloigner, Ă  me priver de la douceur de le voir & de Pentretenir. Peut-Ăštre vous paroĂŹt-il Ă©tonnant que > dans un pays oĂč tout semble soumis Ă  la beautĂ©* SE MISS J E NU ĂŻ 277 on cherchĂąt Ă  m’enlever le cƓur du comte, Ă  me chagriner, moi dont la jeunesse & les agrĂ©mens dĂ©voient inspirer de l’atndur & des complaisances mais une femme modeste, dont l’ame est simple & Fesprit rĂ©flĂ©chi , qui aime ses devoirs & se montre dĂ©terminĂ©e Ă  ne jamais s’en Ă©carter, est partout un objet respectable , mais insipide & nĂ©gligĂ©. Les hommes attirĂ©s prĂšs de nous par le dĂ©sir, par l’amour - propre, se proposent de nous reudre foibles , s’occupent avec plaisir des moyens d’y rĂ©ussir. Ăźls nous ont fait 1111 e vertu de la rĂ©sistance ; mais cette vertu les rebute, loin de les attacher. Ils ne veulent pas admirer une femme, ils veulent la sĂ©duire,- celle que la sagesse & la dĂ©cence gardent contre leurs attaques, perd Ă  leurs yeux tous les charmes dont ft sĂ©vĂ©ritĂ© leur ĂČte l’espĂ©rance de jouir. La conduite de milord d’Anglesey me pĂ©nĂ©tra de douleur ; triste , inquiette, solitaire, & presque farouche, je passois les jours Ă  pleurer son absence, & les nuits Ă  compter les niomens qu’il donnoit Ă  ses plaisirs, j’é- clatai en plaintes, en reproches ; ma tristesse & mes larmes l’éloignerent davantage. Assidu chez toutes les femmes dont la rĂ©putation attaquĂ©e annonqoit un triomphe fur , il devint le hĂ©ros de mille aventures invitĂ©, retenu, enlevĂ©, il Ă©toit par-tout, on le voyoit fans cesse, on le desiroit encore. Pour comble d’errear, d’ingratitude & d’indĂ©cen ce 278 Histoire il prit une maĂźtresse nĂ©e dans TĂ©tĂąt le plus bas , laide , sotte , rebut des moins dĂ©licats » mais intĂ©ressĂ©e , folle , hardie & infidelle. Tout ce qui cur moi ; mais loin de se rapprocher d’une femme sensible & indulgente, qui de- siroit si ardemment de le revoir, honteux de ses Ă©garemens , il continua de m’éviter, fit plusieurs voyages Ă  la campagne, renonça Ă  toutes ses connoiĂ­Tances , se renferma prĂšs d’un mois Ă  Atys ; & quand il en revint, instruit de ma langueur, de ma foiblelĂ­e, de la maladie qui me consumoit, il balança encore , il n’osoit se prĂ©senter Ă  mes yeux. Surmontant enfin la crainte des reproches qu’il avoir trop mĂ©ritĂ©s , st entra un matin dans ma chambre. Sa vue me fit jetter un cri, & pensa m’îter l’psage de mes sens; le changement qu’il apperçut en moi , pĂ©nĂ©tra son ame de regret & de douleur. Ah , grand Dieu , s’écria t-il, est-ce AdĂ©line que je vois S O ma tendre & malheureuse amie ! II ne put en dire davantage, ses pleurs Ă©touffĂšrent fi voix ? il tomba Ă  genoux devant mon lit, il saisit tues mains, jem’efforçai de les retirer; mais les serrant entre les siennes, les baisant avec ardeur , il les baigna de les larmes en voyant couler les miennes , un mouvement paffiopnĂ© lui rendit la facultĂ© ds DE MISS J ÂŁ N N ĂŻ. 2Zk s’exprimer. Il se leva, me prit dans ses bras, & me pressant tendrement ah ! ne me prive pas de toi, s’écria-t-il, ne me punis pas,-pardonne-moi, Ăł ma chere AdĂ©linc ! ne dĂ©tourne point tes regards d’un criminel , vois son repentir sĂ©duit, trompĂ© , vain, lĂ©ger , infidĂšle, je ne suis plus digne de toij mais que ton cƓur gĂ©nĂ©reux s’éleve au-dessus de tes justes xeffentimens ranime-toi,-rends- moi l’elpĂ©rance de gĂ©mir Ă  tes pieds, tout le reste de ma vie, d’avoir mĂ©ritĂ© ton indiffĂ©rence & tes mĂ©pris. Pendant qu’il parloit, des larmes de tendresse, de douleur & de consolation inondaient mon visage & se confondoient avec les siennes. Je passai mes bras languilĂ­ans autour de lui ; & le ferra u t autant que ma foi- besse me le permettoit ah ! comment comment avez-vous pu, cruel, lui disois-je, m’abandonner, me fuir', me rĂ©duire Ă  PĂ©tĂąt dĂ©plorable ?. N’importe , je vous pardonne , je vous aime , je n’ai point cesse de vous aimer. Si mes jours vous sont chers, j’accepterai les secours capables de les prolonger si mon amour est nĂ©cessaire Ă  votre bonheur , vous ferez encore heureux ; bannissez vos craintes, sĂ©chez vos pleurs, reprenez votre joie, ingrat! inhumain ! le plus grand de vos crimes est de douter du cƓur qui vous est attachĂ©. pu aveu naĂŻf de toutes ses fautes suivit Histoire 282 Pattendriffement du comte. Son repentir ĂȘtoĂźt sincĂšre z ses foins , ses empressemens , son assiduitĂ© prĂšs de moi , fa fermetĂ© Ă  refuser de voir ses cruels amis qui l’avoient Ă©garĂ©, ne me laiiToient aucun doute fur la vĂ©ritĂ© de son retour. Ma santĂ© se rĂ©tablit 5 le sacrifice des deux tiers de notre revenu arrangea les affaires qui inquiĂ©toient milord d’AttgĂ­csey. Nous retournĂąmes dans notre retraite , nous y reprĂźmes nos anciennes habitudes j mais y n coeur bĂŹeffĂ© par une main chere, conserve toujours la trace d u trait dont il a senti l’atteinte. Ou pardonne, il est vrai, il est poíßÏbĂŹe ds pardonner, il ne Test pas d’oublier. J’aimois encore ^ mais ee sentiment vif & dĂ©licat , auparavant la source de mille plaisirs dĂ©licieux» Ă©levoit alors dans mon ame des mouvemens tristes & douloureux. La prĂ©sence du comte , loin de m’inspirer , comme autrefois , une joie pure, dlexciter en moi une flatteuse Ă©motion , me rappel loi t l’amertunje oĂč la privation de ce bien dĂ©sirĂ© m’avoit si long-tems livrĂ©e. Les expressions de son amour m’affectoient beaucoup, elles ne me sĂ©duisaient plus ses caresses me touchoierrt ; mais des soupirs, des larmes m’échappoient dans les momens oĂč ma sensibilitĂ© devoit Ă©clater par de tendres transports. Capable encore de sentir toutes les peines que l’amour peut causer , je ne l’étois plus d’en goĂ»ter les douceurs ; il faut ĂȘtre toujours prĂ©fĂ©rĂ©e»pour conserver FĂ­ilufĂ­ost DE M ĂŻ S S J E N N Y. LFz nĂ©cessaire au bonheur. Si l’interruption des amusemens rend leur attrait plus fort & plus piquant, par un effet contraire , celle des plaisirs du cƓur en dĂ©truit pour jamais les charmes. Le comte ne se trouvoit pas plus heureux que moi. Sa premiĂšre ardeur rallumĂ©e , 1c rendort attentif Ă  mes moindres mouvemens. L’extrĂšme tristesse dont je ne pouvois me dĂ©fendre , l’alarmoit fur mes sentimens, II se persuada que je ne l’aimois plus. II ne ss plaignit pas, mais il s’aftĂŹigea. Les veilles, les excĂšs de toute espece , avoient affoibli'smi tempĂ©rament. Ses chagrins abattirent ses esprits. Peu Ă  peu il tomba dans une mĂ©lancolie dont rien ne pouvoit le distraire. Son Ă©tat m’effraya ; il ranima la vivacitĂ© de mon attachement. Mes craintes, mes foins , mes attentions, auroient dĂ» lui prouver combien il m’étoit cher ; mais fa fatale prĂ©vention lut fit attribuer au devoir & Ă  la compassion toutes les assurances que je lui donnois de ma tendresse. ObstinĂ© Ă  me cacher le principe de fa douleur , il me livra Ă  mille inquiĂ©tudes, je rn’ar- rĂȘtai Ă  penser que la diminution de sa fortune , l’ambition naturelle Ă  un homrpe nĂ© pour possĂ©der de grands biens & briller dans un haut rang, pouvoit exciter ses regrets. J’ima- ginai que peut-ĂȘtre il se repenteit d’avoir sacrifiĂ© Ă  l'amoux , au dĂ©sir de s’unir Ă  moi. je 284 Histoire m’accufai des peines dont je le voyois accable* Je me rĂ©pĂ©tai cent fois , que milord d’Angle- Ă­ey n’eĂ»t point ceiĂ­e d’ĂȘtre heureux , si, peu attachĂ©e Ă  mes devoirs, je ne m’étois point livrĂ©e Ă  la douceur de lui donner des preuves de ma tendresse , d’augmenter la sienne pat Faveu de mes sentimĂ©ns PĂ©nĂ©trĂ©e de ces idĂ©es, je pris le parti de m’immoler Ă  son bonheur , & de tout tenter pour ramener le calme dans son esprit & la paix dans son cƓur. Depuis notre dĂ©part de Londres, sir Charles n’entretenoit aucun commerce direct avee son frere. Milord Arundel avoit exigĂ© de lui un serment de ne point recevoir de lettres du comte d’Ang'esey ; mĂšme si le hasard ou la surprise en faisoient tomber entre ses mains, de n’y jamais rĂ©pondre. Rengagement de sir Charles m’étoit connu cependant j’osai recourir Ă  lui dans 1 amertume de mon cƓur. Je lui Ă©crivis. Ma lettre commençoit par une peinture touchante de la situation de son frere. Je ne lui cachai rien, ma confidence fut fans rĂ©serve. Je le suppliais ensuite d’intercĂ©der auprĂšs de milord Arundel en faveur du comte, d’employer ses soins & ses efforts Ă  lui Couvrir ia maison paternelle, Ă  l’admettre au partage des bĂ©nĂ©dictions de foii pere, Ă  obt&r nir le pardon d’un fils dĂ©jĂ  trop puni par le reproche de son cƓur, des fautes dont aux yeux d’un parent indulgent fa jeunesse pou,- voit ĂȘtre l’excuse. Je promettois de ne jamak DE MISS J E lĂŹ S Y. 2 g? ofFtir aux regards de milord Arundel un objet capable de ranimer Ă­es ressentimens contente de la part que j’aurois Ă  cette heureuse rĂ©conciliation , je me retirerois au fond d’une province Ă©loignĂ©e de Londres j’y vĂźvrois feule * ignorĂ©e , tans rien exiger d’unc famille oĂč j'.a vois portĂ© le trouble & la douleur. AinĂ­l dĂ©tachĂ©e de tout intĂ©rĂȘt personnel dans lĂĄ priere ardente que je luifaifois , je terminois ma lettre, en assurant sir Charles que tous mes vƓux feroient remplis , si , par le sacrifice de mon propre bonheur j je pouvois rendre au comte d’Anglefey la protection de son pere f l’amitiĂ© de son frere , & l’espoir de rĂ©tablir sa fortune. je fus trois semaines fans recevoir une rĂ©ponse dont Patiente me cauí’oit la plus vive inquiĂ©tude. Je gardai le secret sur cette dĂ©marche , dans la crainte que le comte ne la blĂąmĂąt. II s’affoibliĂ­soit considĂ©rablement ; les secours de Part lefatiguoient fans opĂ©rer aucun changement en lui. Rien ne peut agir, me disoit-on j contre une imagination blessĂ©e & des forces Ă©puisĂ©es. Je IrĂ©missois Ă  la feule idĂ©e de le perdre ; je lui cachois mes pleurs & mes alarmes; je le Ă­ervois, je ne le quittois point; Mon cƓur se brisoit Ă  tous momensj je n’elpéíois plus de nouvelles d’Angleterre, quand un jour on m’annonça un Ă©tranger. II demandoit avec empressement Ă  me voir. L’ef- prit frappĂ© que ce pouvoir ĂȘtre un messager 286 H i sĂźoirĂ« de sir Charles, j’allai le recevoir,- mais quelle iut ma surprise en l’appercevant lui - n'Ăšme Ăź Je pouisai un cri ; il vint Ă  moi lesbras ouverts, me preisa tendrement; & me voyant interdite ch quoi, masreor, me dit-il d’un ton doux Ă  triste , eh quoi, ma vue vous edraie ? Que Votre abattement me touche ! Grand Dieu, serois-je arrivĂ© trop tard! Parlez, milady, parlez , oĂč est mon chere d’Anglesey '{ Ai je encore un frere ? un ami ' Nous Ă©tions dans la chambre qui prĂ©cĂ©doit celle du comte il m’avoit entendu crier ; croyant s’ùtre trompĂ© , il prĂȘtoit Poreille; le son de la voix de son frere pĂ©nĂ©tra jusqu'Ă  sou cƓur. Ah, qu’entends-je, s’écria-t-il , Charles, mon citer Charles ! Est-ce toi ? est-ce bien roi ? Son frere courut Ă  lui; & se prĂ©cipitant dans ses bras, leurs mutuelles-exclamations, des larmes , PexpreĂ­Ă­ĂŹon de la joie, de la douleur, & de tendres careĂ­ies, furent iong-tems les feules interprĂ©tĂ©s de leurs semimens. En croirai je les vƓux nvdens de mou cƓur , dit enfin le comte d’Angiel'ey f mon pere m’a- t-il pardonnĂ©? A-t-il au moins rĂ©voquĂ© cet ordre cruel qui me privoit de la douce consolation de voir mon frere , de lui prouver ma sincĂšre amitiĂ© ? Est-c f de son aveu ?... Respectons fii mĂ©moire , interrompit sir Charles ; nous n’avons plus de pere. Quoi, s’écria ie comte, mon pere est mort! il est mort fans me pardonner! avec clĂ©s Ă­entimens de haine V L MISS ] E H H ĂŻ. 28? contre son malheureux fils! Non , mon frĂšre, reprit sir Charles d’un ton attendri } non il ne vous haĂŻssoit pas. Le pouvoir qu’il m’a donnĂ© de vous punir est la preuve de son indulgence. En s’obstinant Ă  ne point changer ses dispositions, fans doute Ă­l se reposoit sur mon amitiĂ©, du soin de vous rendre heureux. Pleurons-le, mon frere,& ne nous Ă©tablissons point juges de ses actions. Je vous plains , je plains milady d’Anglesey. Vous avez manquĂ© tous deux aux Ă©gards que vous imposoient des devoirs sacrĂ©s ; mais oublions tout, rĂ©parons tout. Revenez dans votre patrie, dans la maison de vos peres. Non, mon cher comte ; non, mon aimable sieur , ajouta-t-il en serrant nos mains entre ies’siennesnon, vous n’ùtes point dĂ©shĂ©ritĂ©s. PĂ©risse le frere inhumain qui accepte les dons de la colĂšre, ose Ă  l’abri des loix jouir seul d’un bien dont l’équitĂ© exige le partage , & peut contempler dans rabaissement, dans la misere , celui que la nature destine Ă  ĂȘtre son premier ami ! Une façon de penser si noble n’étoit-pas Ă©trangĂšre au cƓur de milord d’Anglesey. Elle ne TĂątonna point, mais elle le toucha vivement. II se jetta dans les bras de son frere, il y pleura long-tems, lui demanda cent fois pardon d’avoir Ă©tĂ© la cause innocente de son mariage avec lady Sophie. Le dĂ©tail oĂč il entra sur ses sentimens pour moi, fur les Ă©vĂ©- nerucns qui aous intĂ©reĂ­Ă­bieHt toi* deux, me 288 HĂŹstĂČĂ­rĂš dĂ©couvrit les idĂ©es & les chagrins dont il riĂČtir- rissoit l’arnertume depuis notre retour Ă  la campagne. Milord Arundel lui montra ma lettre; elle l’attendrit. Mais par une fuite de fou imagination bleiĂŻee , l’offre que je faisois de le quitter pour lui rendre la faveur de son pere * le confirma dans la pensĂ©e que j’étois entiĂšrement dĂ©tachĂ©e de lui. II me regarda d’un air trille ; & dĂ©tournant son visage , s’ef- forqant de cacher ses larmes ĂŽ ma chere AdĂ©- line , s’écria-t-il, qu’est devenu le tems, l'heu- reux tems oĂč vous m’ai niiez ? Auriez-vous dĂ©sirĂ© alors de rne procurer un avantage achetĂ© par une si dure sĂ©paration '{ Quoi, vous vouliez m abandonner ? Mais j’ai mĂ©ritĂ© mon infortune , je ne me plains que de moi-mĂšme. Combien cet injuste reproche me fit rĂ©pandre de larmes! Qu’il est de peines diffĂ©rentes pour une ame sensible! Comme milord Arun- deĂŹ avoit paisĂ© la mer avec le seul dessein de nous engager Ă  le suivre en Angleterre, il voulut attendre prĂšs*, de nous le rĂ©tablissement des forces de. son frere. II demeura Ă  Atys. Ses foins, son amitiĂ©, le plaisir que !e comte paroiiĂ­oit prendre Ă  le voir , Ă  lui parler, ranimĂšrent mes espĂ©rances. Je me flattai d’un heureux changement dans son Ă©tat ; mais je devois le perdre, j’étois destinĂ©e Ă  sentir toutes les douleurs dont un cƓur tendre peut ĂȘtre pĂ©nĂ©trĂ©. Par une fatalitĂ© cruelle , ces mĂȘmes mou- yemens, que je croyois capables de dissiper Ăź L MISS Jenny. 289 Ă­alangueur,ces Ă©motions nĂ©cessaires, disoit-on, pour donner du ressort Ă  ses sens assoupis , lut causerent une inflammation violente. Les secours de l’art devinrent impuissans. Dix jours aprĂšs ParrivĂ©e de milord Arundel , PaĂ­mable , PĂŹnfortutiĂ© comte d’Anglesey expira dans nos bras. Les pleurs qu'aprĂšs cinq ans ce triste souvenir m’arrache encore, doivent vous donner une idĂ©e de la douleur oĂč me livra ce funeste Ă©vĂ©nement Pendant que mon dĂ©sespoir mettoit ma vie en danger, milord rendoitles derniers devoirs Ă  son malheureux srere. II le fit embaumer , & porter Ă  Àrunde! dans le tombeau de ses ancĂȘtres. Je restai trois mois incapable de consolation. Mes cris ,,mes gĂ©miĂ­i'emens entrete- noient les chagrins de milord Arundel. Sa tendre compassion Pattachoit prĂšs de moi, il mĂȘloit ses larmes avec les miennes; enfin il parvint Ă  me faire quitter des lieux oĂč PatUer- tume de mes regrets se renouvelloit fans ceĂ­se. Nous revĂźnmes Ă  Londres ; mais ne pouvant me dĂ©terminer Ă  paroĂźtre, Ă  voir du monde, il me conduisit ici. Je passai PannĂ©e de mon deuil dans cette charmante solitude. Le tems n’essaça point ma tristesse. Je me destinois Ă  vivre s nie , Ă  m’occuper toujours des tristes souvenirs dont mon ame Ă©toit remplie. Mais milord Arundel avoir promis Ă  son srere de me rendre heureuse , & cet engagement lui paroissoit inviolable. Tome II I t T 2 yo Histoire II venoit souvens me voir. Ses foins gĂ©nĂ©reux me procuraient Eout cequ’il croyoit capable de me plaire. Ma sƓur , me dit-il un jour , j’attends un effort de votre complaisance ; ma tendre amitiĂ© mĂ©rite de l’obtenir. Le ciel ne me permet pas de faire le bonheur de la femme qu’il m’a donnĂ©e ; j’ai perdu la douce espĂ©rance de vivre avec un frere dont j’étois l’ami privĂ© du plaiĂ­ĂŹr d’clcver une famille, presque fans parens, je me vois environnĂ© d’étrangersj vous, qui deviez tenir lo premier rang dans ma maison , refuferez-vous de l’habiter, de la diriger, d'en faire les honneurs , de la rendre aimable pour moi, & attrayante pour les autres? Venez, milady d’Anglesey , ajouta-t-il, venez Ă  Londres ; daignez partager la fortune d'un frere , d’un ami. DĂšs ce moment je vous donne, fur tout ce qui m’appartient, PautoritĂ© que 'accorderais Ă  la propre fille de mon pere , & j’aurai pour vous la condescendance, le reipecĂŹ & la tendresse qu’elle auroit droit d’at- tendre de moi. Le ton dont milord Arundel me fit cette obligeante priere, me persuada que je l’affli- gerois par un refus ; je consentis Ă  ses dĂ©lits. A mon arrivĂ©e Ă  Londres, je trouvai lady Lattimsr disposĂ©e Ă  oublier le cruel procĂ©dĂ© dont j’avois payĂ© fa tendresse & ses bontĂ©s. Je pleurai beaucoup en la revoyant > elle mjr rendit son amitiĂ©, & voulut bien attribuer sion imprudence Ă  ma grande jeunesse. Une DE MISS JENNY. 291 cour brillance nsenvironna bientĂątf. On s’em- pressa Ă  me plaire , Ă  m’amufer. Je demeurai indiffĂ©rente ; mais des foins qui ne peuvent toucher, servent pourtant Ă  distraire; si je ne perdis pas le souvenir de mes peines, j’éprou- vaĂ­ au moins qu’une continuelle attention pour les autres, nous arrache insensiblement Ă  nos propres idĂ©es , & nous rend enfin capables d’éloigner de notre esprit les rĂ©flexions affligeantes qu’entretiennent la retraite & l’habitude de s’occuper de soi-mĂȘme. Que l’amitiĂ© vous engage Ă  m’imiter, ma chere Jenny, continua la comtesse ; promet- tez-moi de ne plus nourrir votre mĂ©lancolie par une application constante Ă  vous rappelles vos chagrins. Milord Arundel me demande toujours si vous ĂȘtes heureuse ses lettres font remplies de l’intĂ©rĂ«t qu’il prend au fort de mon aimable amie. La fin de la campagne est prochaine, il va bientĂŽt revenir; jouissez dĂšs Ă  prĂ©sent de la douceur de penser que vous avez en lui un protecteur puissant & zĂ©lĂ©. Cessez donc de rĂ©pandre des larmes, quittez ces habits lugubres. Nous allons attendre Ă  Londres Ăźe retour de mon srere , une foule nombreuse va nous environner. Si vous conservez au milieu du monde cet air abattu, on imaginera que ma parente trouve chez moi des sujets de s’attrister. Cette gravitĂ© , si peu convenable Ă  votre Ăąge , ces longs soupirs , vos yeux toujours humides de pleurs , exciteront la Tij 292 curiositĂ©. On voudra savoir pourquoi vous avez laissĂ© la province, qui vous Ă«tes , d’oĂș naissent vos ennuis. Ces considĂ©rations doivent vous porter Ă  faire un effort fur vous- mĂšme, je l’attends de votre raison , & je i’exige de votre amitiĂ©. Fin de la troisiĂšme partie de miss Jenny. ÂŁ93 **?» f Ă«-mjmB M HĂȘ^-^K 1 % ^m,m/ si jamais vous me rappeliez la cĂ©rĂ©monie oĂč vous dĂ©sirez assister , fouve- DĂź MISS J E y S Y. 309 Ăźiez-vous , je vous en prie, que je ne fouhai- tois point un tĂ©moin si illustre de mes erigss- gemens , & que vous-mĂȘme m’avez fortĂ­Ă© d'abuser de vos bontĂ©s. II ouvrit alors U porte par oĂč j’étois entrĂ©, & sortit en m’.T- vertilĂŹant qu’il alloit amener celle dont je confentois Ă  devenir le pere. Cette affectation Ă  me faire remarquer qtril rie m’eĂșt pas choisi pour tĂ©moin de ses enga- gemens , me frappa dĂ©sagrĂ©ablement ; elfe ramena mes premieres idĂ©es. Je repris une opinion trĂšs-dĂ©savantageuse de la personne que sir James Ă©pousoit, & commençai Ă  me repentir de l’espece d’obstination qui me por- toit Ă  l’aider dans une dĂ©marche insensĂ©e. En paroiffaut avec lui, vous dĂ©truisĂźtes ces soupçons; l’admiration leur succĂ©da, & le plus vif intĂ©rĂȘt s’y joignit. TouchĂ© de Pair Rabattement rĂ©pandu fur votre visage, je ne piis me dĂ©fendre d’en demander Ăźa cause Ă  sir James. Je le pressai de me dire s’il se crĂČyoit aimĂ©, si personne ne vous contraignoit Ă  lili donner la main. Ses rĂ©ponses & la tristesse de vos regards, me persuadĂšrent que vous 11e l’aĂ­miez pas ; je ne voyois point dans vos yeux cette joie douce qui perce au travers de la modestie , & laisse Ă©chapper des marques d’une satisfaction intĂ©rieure. Sir James pensa perdre connoissance, en prononçait,t le serment qui suuissoit Ă  PaimabĂźe fille dont il desiroitr fi ardemment la possession; son trouble, des AIS Histoire mouveryiens si peu convenables Ă  l’occasion , m’étonnerent ; je m’abandonnai Ă  mille idĂ©es vagues ; aucune ne me rapprocha de la triste vĂ©ritĂ©. L’heure me pressant , je vous quittai immĂ©diatement aprĂšs la cĂ©rĂ©monie, emportant le regret de penser qu’en assurant votre fortune, peut-ĂȘtre vous n’aĂ­Ă­uriez pas votre bonheur. Je restai prĂšs d’un an hors du royaume , fans cesse occupĂ© de travaux militaires. Sir James m’avoit promis de m’écrire ; il ne le fit point. Sa nĂ©gligence me toucha,- je revins Ă  Londres, & je ne le vis paroĂźtre ni Ă  la cour, ni dans les lieux oĂč je devois naturellement le rencontrer. DĂšs les premiers jours de mon arrivĂ©e, un gentilhomme Ă  moi ine pria de vouloir bien m’imĂ©resser en faveur de son frere , ministre en Ecosse , pour le faire nommer Ă  un bĂ©nĂ©fice dĂ©pendant de milord Danby. Je croyois ne pas connoitre ce lord,- mais le dĂ©sir d’obliger un homme qui m’étoit attachĂ©, me conduisit Ă  fa porte. Malade depuis plusieurs jours, il ne voyoit personne on m'Ă©- crivit. Deux heures aprĂšs je reçus de fa part une invitation pressante d’aller le voir avant la fin du jour, si je le pouvois fans trop me gĂȘner. A l’instant meme, j’y- retournai ! on se hĂąta de m’annoncer ; ses gens ouvrirent fcs rideaux, & se retirerent. En jettant les yeux fur le lit de milord Danby, je reconnus , avec autant d? surprise que d’attendrissement, sir DE MISS JENNY. ? tl JamesHuntley, pĂąle, abattu , le visage inondĂ© de larmes, & paroi lia n t accablĂ© de douleur, j Que vois-je, m’écriai-je en me prĂ©cipitant pour l’embrasser ! Quel Ă©tat, mon cher James 1 Eh, grand Dieu ! devois-je m’attendre Ă  vous trouver dans une situation si fĂącheuse ? Mais ĂȘtes-vous milord Danby ? Est-ce vous qui me demandez, ou le hasard nous raĂ­semble-t-il encore ? II me tendit la main ; & pressant foiblement la mienne plĂ»t au ciel, me dit-il, que ce nom fatal ne m’eĂ»t jamais Ă©tĂ© donnĂ© , que jamais l’ambition ne m’eĂ»t fait accepter un titre , cause de mes malheurs & de ma honte ! La compassion se peint dĂ©jĂ  fur vos traits, ajouta-t-il j ah , milord , ces marques de vos bontĂ©s pour un ingrat, augmentent mon dĂ©sespoir! Par quel lĂąche procĂ©dĂ© j'ai payĂ© l’ami- tiĂ© dont vous m’honoriez ! Cessez de me plaindre; j’ai mĂ©ritĂ© vos reproches, votre indignation , vos mĂ©pris! Mais je fuis puni, j’ai perdu tout ce qui m’attachoit Ă  la vie ! Heureux du moins, si, par un aveu sincere, j’ob- tiens de vous le pardon de mon crime , si je vous intĂ©resse au fort de la triste victime de ma trahison !.. Mais oĂč la trouver, s’éeria-til avec une extrĂȘme agitation ? OĂč est - elle ? rju’est - elle devenue ? AffligĂ©e , errante, abandonnĂ©e Ă  ft douleur, Ă  ses craintes, fans asyle, sans secours ! .. .. Ah, milord , je me meurs ! DĂ©tournant alors son visage, il poussa de* V ÍY 3i2 Histoire cris, des gcmissemens, & pĂ©nĂ©tra mon cƓur de la plus tendre pitiĂ©. Eh, mon ami, pourquoi vous ferois-je des reproches, lui dis-je ! De qui me parlez-vous ? Qu’attendez-vous de moi? Comment ma vue excite-t-el!e en vous des transports si vioĂŹens? Quand vous m’auriez donnĂ© un juste sujet de me pstindre de vous, votre Ă©tat m’engageroit Ă  l’oublier. Calmez vos sens ; comptez fur un ami sensible, indulgent, qui vous aime toujours. Parlez, mon cher James, parlez avec constance; & si je puis vous servir, ne rn’of- fensez pas en doutant de mon zele. Moi, votre ami, reprit-il ! ah , milord, jc me reconnois indigne de ce titre ! Je vous ai trompĂ©, je me fuis trompĂ© moi-mĂȘme. Le hasard , les circonstances , la noble franchise de votre caractĂšre, qui vous fit mal interprĂ©ter mes discours, la honte d’avouer une trame si basse... Ah, que n’ai-je pu la surmonter cette honte ! que n’oĂ­ai-je vous confier mon infĂąme projet ! II seroit restĂ© sans eff'et. Un ami si vertueux m’auroit rappelle Ă  l’honneur, Ă  PhumanitĂ© qui t milord , vous m’auriez sauvĂ© de ma propre foibleiTe , des lĂąches cora- plaiĂ­ans dont les vils conseils. ... 11 s’inter- rompit , & se jettant dans mes bras, redoublant ses pleurs je vous demande un gĂ©nĂ©reux pardon, continua-t-ilj daignez me l'accorder , y joindre une seconde grĂące, seule capable d’adoucir l’horreur de mes derniers DE MISS J E N » y. 3*3 histans. Ce n’est pas pour moi que je vous implore, c’est pour l infortunĂ©e.... HĂ©las, j’ai comblĂ© son malheur ! O mon cher Charles, si jeune , si belle , exposĂ©e au danger de retrouver un protecteur auĂ­si perfide , auflĂŹ bas!... Quoi, j’ai pu la tromper! abuser de sir cruelle situation!.. . II s’arrĂȘta; & jettant autour de lui des regards furieux, il reprit la parole , pour 'accabler de reproches, se donner les noms les plus odieux. De vives exclamations, des imprĂ©cations terribles, entrcmĂš. lĂ©es de cris, de larmes, & la violence de ses mouvemens , le firent enfin tomber dans des convulsions effrayantes, & je me vis contraint d’appeĂźler du secours. Pendant que j’aidois Ă  le soulager , Ă  lui rendre l'usage de sps sens , je me livrois Ă  mille idĂ©es confuses -, vous Ă©tiez l’objet de fa douleur,je n’en pouvois douter mais comment s’acculbit-il de vous avoir trompĂ©e , & de quelle offense me detnandoit - il pardon ? Nos intĂ©rĂȘts sembloientse rapprocher, s’unir par ses discours ; cependant vous m’étiez in- inconnue. Je me perdois dans ces rĂ©flexions , quand milord Danby revint Ă  lui-mĂšme. Remarquant mon empressement Ă  ĂŹe secourir , il me remercia d’un air pĂ©nĂ©trĂ© de recon- noiflance, & me pria de lui permettre de chercher du repos, me conjurant de revenir le lendemain. II esperoit, disoit-i! , se trouver plus tranquille, & en Ă©tat de m’ouvrir son cƓur. » Histoire 3*4 J’y retournai le jour suivant. II me parut auĂ­Ă­ĂŹ triste, mais moins agitĂ©. AprĂšs de longues prĂ©parations, il m’apprit votre naissance, vos malheurs , son amour pour vous, la purefi de ses intentions pendant son sĂ©jour chez milord Clare, le voyage qu’il St en Ecosse, comment il perdit vos traces, son mariage avec la duceĂ­se de Rutland, sses regrets de n’ëtre plus libre quand il vous retrouva , ses ossres , vos refus , le crime oĂč l’amour dĂ©sespĂ©rĂ© savoir conduit ; il me rendit un compte fidele de ce qui s’étoit passĂ© chez mistriss Roberts, deĂ­a hardiesse Ă  vous enlever du carrosse de fa femme, de votre maladie , de l’horreur qu’il vous inspiroit ; enfin de votre fuite , & de la douleur oĂč elle le livroit. Inquiet de l’afyle oĂč vous vous cachiez , il se reprochent amĂšrement, de n’avoir pas cĂ©dĂ© aux instances de la duchesse de Rutland. Cette dame exigeoit absolument qu’il vous remĂźt entre ses mains, & partit a uffi-tĂŽt pour Vienne. Vivement offensĂ©e de sa conduite & de ses refus, la duchesse quitta Londres fans le voir, A lui Ă©crivit de ne jamais se prĂ©senter devant elle. Milord Danby termina cet Ă©trange rĂ©cit, en me demandant encore un gĂ©nĂ©reux pardon de sa faute , en me suppliant de ne pas lui refuser la grĂące qu’il attendoit de moi. En secourant, je contenois avec peine les mouvemens d’indignation que de tels dĂ©tails Ă©levaient dans mon ame. Honteux du B! MISS Jenny, Zls personnage qu’il avoit osĂ© me laisser faire, affligĂ© d’ùtre comptĂ© par vous au nombre des vils malheureux unis pour abuser de votre crĂ©dulitĂ©, je semois renaĂźtre au fond de mon cƓur cette tendre compassion dont vous l’af- fectiez chez Palmer. Si la douceur de ma rĂ©ponse dut prouver Ă  milord Danby que j’é- tois incapable d’ajouter l’aigreur du reproche Ă  l’accablement d’un homme dĂ©jĂ  pĂ©nĂ©trĂ© de douleur , mes expressions mĂ©nagĂ©es , mais froides, dĂźnent aussi le prĂ©parer Ă  voir finir une amitiĂ© que le mĂ©pris venoit d’éteindre. Je le priai de s’expliquer fur le service qu’il exigeoit de moi ; je pouvois encore l’obiiger , mais il ne m’étoit plus possible de l’aimer. II se fit alors apporter un petit coffre de la Chine. II contenoit vos pierreries , vos bijoux, une somme considĂ©rable en billets de banque , & l’acte d’acquisitiou de cette te rre oĂč il desiroit de vous voir habiter. II m conjura de vous chercher, d’employer tous mes foins Ă  vous retrouver, Ă  taire palier dans vos mains le feible dĂ©dommagement qu’il pouvoit vous offrir. II espĂ©roit qu’aprĂšs fa mort vous auriez moins de rĂ©pugnance Ă  recevoir ses dons , que vous pardonneriez peut- ĂȘtre Ă  la mĂ©moire d’un malheureux, sĂ©duit par de lĂąches conseils trop conformes Ă  ses dĂ©sirs , pour ne pas Ă©garer un cƓur livrĂ© Ă  la passiqji la plus forte qu’on eĂ»t jamais ressentie. Je erojrpis manquer au devpir le plus m- Zi6 Histoire - dispensablc , lui dis-je, si je refusois de m’etn- preĂ­Ă­er Ă  suivre les traces de TinfortunĂ©e dont vous venez de me rendre l’ami. La part indirecte que j’ai Ă  son malheur, me donne pour elle les sentimens d'un tendre frere. Oui, milord, je la chercherai, je dĂ©sirĂ© ardemment de dĂ©couvrir son asyle ; plais dĂ©posez chez un homme public ces effets destinĂ©s Ă  miss Jenny. II suffira de me remettre un Ă©crit qui lui donne le pouvoir de les retirer, en supposant qu’eile veuille accepter vos bienfaits. Si d’exactes perquisitions me font connoĂźtre fa retraite , je m’engage Ă  vous instruire de sheureux succĂšs de mes dĂ©marches mais vous devez penser, milord , que je n’ai pas dessein de vous rendre fur elle des droits usurpĂ©s & tyranniques. MaĂźtresse de Ă­avotonĂ©, miss Jenny le fera de recevoir ou de rejetter vos prĂ©sens. Si elle les dĂ©daigne, vous ne troublerez plus cette fille dtjĂ trop malheureuse ; vous ne tenterez point de vains efforts pour obtenir un pardon qu’elle peut vous refuser sans injustice j vous cesserez de gĂȘner une personne indĂ©pendante; vous la laisserez libre dans ses fenti- mens & dans fa conduite. Si vous vous soumettez Ă  cette loi , que je crois pouvoir vous ‱imposer, je prendrai toutes les mesures convenables pour remplir vos dĂ©sirs. Mats ne pro. mettez pas lĂ©gĂšrement, milord la moindre atteinte portĂ©e Ă  votre parole, au serment D K MISS ] ! N N ĂŻ. ZI? que j’exige , auroit des fuites fĂącheuses , & me rendroit ^irrĂ©conciliable ennemi d’un homme que je me fuis plĂ» long-tems Ă  croire digue de mon amitiĂ©. Ah! trouvez-la, milord, trouvez-la, s’écria- t-il ; secourez la , consolez cette fille charmante ; qu’elle vive paisible & heureuse sous votre protection ! Non , jamais je ne la troublerai i le vƓu le plus ardent de mon cƓur eiĂŹ de lui donner un ami vertueux. Alors il me jura de tenir rengagement qu’il prenoit avec moi. AprĂšs lui avoir demandĂ© les Ă©clair- cilTemens propres Ă  me guider dans mes recherches , je le quittai, peu disposĂ© Ă  le revoir ; cependant j’envoyois tous les jours savoir de ses nouvelles , & lui fis deux ou trois courtes visites, vaincu par ses priĂšres & le dĂ©sir qu’il montroitde me parler. AprĂšs un mois de souffrance , il se rĂ©tablit un peu , & partit pour Vienne , convalescent , foibla encore, ignorant ce que vous Ă©tiez devĂ«nue, & livrĂ© Ă  la plus protonde tristcffe. Mon premier foin avoit Ă©tĂ© d’écrire Ă  mistriss Palmer. Je lui adrelsai ma lettre en. Irlande , oĂč elle venoit de palier. Cette femme me montra peu de confiance dĂ­urs fa rĂ©ponse. Avant de m’inĂ­lruĂ­re, elle exigeoit que mĂ­lady d’Anglesey voulĂ»t bien l’affurer qu’elle-mĂȘme prendroit la jeune dame sous fa protection. ObligĂ© d’informer ma four de votre aventure, j’obtins tout de fa complaisance. Elle envoya 318 H Ăź s t o Ăź r Ă« un exprĂšs Ă  mistriss Palmer ; mais pendant que j’attendois impatiemment le retour de fim Courier, vos tablettes apportĂ©es Ă  milady par Bel la, & les discours de cette fille, nous persuadĂšrent que vous Ă©tiez chez fa tante* Pour Ă©claircir mes doutes , je pris l’habit & le nom d’un chapelain de milady d’Anglesey. Le reste vous est connu. Avant de m’embar- quer , j’écrivis Ă  milord Danby. II apprit avec transport dans quel asyle je vous laissois. Les lettres de milady me dĂ©couvrant vos senti- mens, j’ai cru pouvoir rassurer que la noble fiertĂ© de miss Jenny s’oppoferoit toujours Ă  l’intention oĂč il Ă©toit de l’obliger. Je lui ai renvoyĂ© le papier qu’il m’avoit remis; il m’a renouveĂźlĂ© la promesse de ne plus vous troubler, & je fuis sĂ»r qu’il tiendra sa parole. A prĂ©sent, chere miss, continua le comte d’Arundel , daignez prononcer mon pardon, daignez voir en moi le frĂ©tĂ© de votre amie; j’ai dĂ©sirĂ© qu’elle fĂ»t feule tĂ©moin de notre premiere entrevue ; je craignois d’exciter en vous une surprise capable d’exposer votre secret ; il est facile Ă  cacher, votre cruell» aventure est absolument ignorĂ©e ; la prudence de milady Rutland ne lui a pas permis de tacher la rĂ©putation de milord Danby, en faisant Ă©clater le sujet de leur mĂ©sintelligence. Ceux qui aidĂšrent Ă  vous tromper , ont le plus grand intĂ©rĂȘt Ă  se taire. Milord Overbury ne vous a point vue; que votre innocence vous D I M I S S J E N N Y AIZ console d’un Ă©vĂ©nement dont jamais vous n’avez dĂ» rougir ; oubliez vos malheurs dans le sein de l’amitiĂ©; soyez notre sƓur, notre elle est notre sƓur, inter- rompit vivement milady d’Anglesey , en prenant mes mains & celles du comte , qu’elle ferra ensemble oui, ma chere Jenny, vous ĂȘtes ma sƓur , vous m’aiderez Ă  reconnoĂ­tre les bontĂ©s de mon aimable frere, en vous empressant, comme moi , Ă  rendre tous ses momens heureux. En parlant, elle essuyoit mes larmes, elle me fuioit les plus douces caresses. TouchĂ©e, Ă©mue, pĂ©nĂ©trĂ©e, je passai mes bras autour d’elle ; milord Arundel nous pressa toutes deux dans les liens; la recon- noissance & l’amitiĂ© ranimĂšrent mon cƓur & me rendirent la force d’exprimer mes senti- rnens Ă  des protecteurs ll dignes de la tendre vĂ©nĂ©ration qu’ils m’inspiroient. Pendant long-tems je conservai de la tristesse & sentis de la contrainte ; il me paroissoit impossible de m’accoutumer jamais Ă  prendre avec milord Arundel cet air de confiance & de familiaritĂ© , que donne l’habitude de se voir sans cesse & de converser ensemble. Sa prĂ©sence excitoit ma rougeur , souvent mes larmes ; une extrĂȘme confusion me faisoit Ă©viter ses yeux, & me forçoit Ă  baisser les miens devant lui ; mais son application continuelle Ă  dĂ©tourner mes idĂ©es de mou humiliante aventure, son amitiĂ© pour moi, ses tendres z 2a Histoire Ă©gards m’amenerent peu Ă  peu Ă  ne plus mettre de dissĂ©rence entre miiady d’Anglefey & lui. Ah , madame, que de noblesse , de candeur , de bontĂ© dans l’ame de mon gĂ©nĂ©reux ami ! que d’équitĂ© , de VĂ©ritable grandeur , fans aucun mĂ©lange de hauteur ou d’ostentation ! J’ai vu milord Arundel payer les frais d'un procĂšs intentĂ© & gagnĂ© pendant son absence par ses gens d'assaires,' je l’ai vu donner au malheureux plaideur , chassĂ© de son hĂ©ritage , la terre contestĂ©e & dĂ©jĂ  rentrĂ©e dans ses domaines, traitant de barbare & d’inhumaine la loi qui permettoit de dĂ©pouiller un enfant de ses biens , parce qu’en les acquĂ©rant, son pere avoit nĂ©gligĂ© des formalitĂ©s dont l’oubli ne formoit un droit que pour l’homme injuste, Objet des attentions, des complaisances du comte d’Arundel & de miiady d’Anglesey , mes jours s’écouloient dans une parfaite tranquillitĂ© i tous mes momens Ă©toient paisibles, je dirois heureux , ii aprĂšs avoir Ă©prouvĂ© d’humiĂźiantes disgrĂąces , on pouvoit jouir du prĂ©sent, lans cn troubler la douceur par le souvenir du passĂ©. C est alors que j’eus le bonheur de vous voir & de vous plaire , madame’, chez la vicomtesse ue Belroont ; vous ne me laissĂątes point ignorer !ĂČ principe du goĂ»t vif qui vous portoit Ă  m'aimer; vous trouviez en moi l’image d’une amie dont vous chĂ©rissiez la “.mĂ©moire. Que mon cƓur se sentoit Ă©mu DE MISS J E N N Y. Z2I Ă©rrtii de vos discours ! avec quel plaisir je vous entendoit rĂ©pĂ©ter les louanges de lady Sara ! que vos regrets me touchoient, qu’ils exci- toient d’attendrissement dans mon ame ! Vous connoiffiez peu milady d’Anglesey ; vos bontĂ©s pour Moi vous engagqrent Ă  vous lier plus particuliĂšrement avec elle , sauvent vous m’honoriez de vos visites. Surprise & charmĂ©e en voyant le portrait de lady Alderson dans mon cabinet, vous le considĂ©rĂątes long- tems j vous ne pouviez dĂ©tourner vos regards de cet agrĂ©able tableau. Croyant que je le tenois du hasard, vous me le demandĂątes. EmbarrassĂ©e , interdite - je n’ofai rĂ©pondre. Vous insistĂątes , je promis de vous le donner ; mais je trompai votre attente, en vous envoyant le mien. Vous cherchĂątes Ă  pĂ©nĂ©trer le motif de mon attachement pour uii portrait dont je ne pouvois avoir connu l’original ; je rn’ap- perçusqu’il excitoit en vous un dĂ©sir curieux, & je me sentois disposĂ©e Ă  le satisfaire , quand votre dĂ©part prĂ©cipitĂ© m’obligea de remettre cette confidence Ă  un autre tems. L’abfence n’a point diminuĂ© votre constante affection ; vos lettres toujours plus tendres en font des preuves assurĂ©es. Ma respectueuse reconnois- ĂŻ'ancĂ© m’engage Ă  vous dĂ©voiler mon fort, Ă  Vous Ă©tablir juge de ma conduite, & des motifs qui dĂ©terminent mes dĂ©marches ; le besoin d’ùtre encouragĂ©e me porte Ă  desirer l’appro- bation d'une personne qui m’est chere oui* . Tome LÍL X Z22 Histoire mon cƓur dĂ©chirĂ© cherche dans ramifiĂ© mi dĂ©dommagement d u sacrifice qu’il lui fait. Ah , madame , qu’il est grand ce sacrifice ! If honneur l’exige, c’est a Ă­sez; ses principes font ma loi , ils feront mon eternelle consolation. On peut foutsrir beaucoup eus’immo- lnnt Ă  des devoirs pĂ©nibles, mais jamais le repentir n’accomnagne nos douleurs non , jamais le regret ne fe mĂȘle a u souvenir d’une action gĂ©nĂ©reuse ; & toute victoire remportĂ©e sur nos pallions, Ă­ĂŹ elle est la source du bonheur des autres , doit en devenir une de satisfaction pour nous-mĂȘmes. Deux annĂ©es s’écouĂŹerent fans apporter aucun changement dans mon heureuse situation. Milord Annule! commaudoit alors un corps de troupes considĂ©rable; ii nous quit- toit au printems , & pendant son absence nous parcourions fes terres, & terminions nos courses Ă  Bath , d’oĂč nous revenions Ă  Londres attendre fou retour. P usieurs partis fe prĂ©sentoient pour moi ; je rĂ©pond ois Ă  ceux qui m’bonoroientde leur attention, qu’ayanc peu de fortune & beaucoup de fiertĂ© , je n’abu- serai jamais de la foibletfc d’un cƓur tendre , ni de ces mouvemens vifs & passagers qui conduisent des hommes passionnĂ©s Ă  fermer les yeux fur leurs vĂ©ritables intĂ©rĂȘts. Sir Ellis de Nevil , descendu de i’illustre maison de Warwick., obstinĂ© dans ft recherche , embarrassa milady d’AnglĂšsey par k B E MISS j Ă­ N N ĂŻ. ZLZ grandeur de ses oĂ­Fres, Ă  la constance de ses foins , comme i! la croyoit maitrelĂ­e de disposer de moi, elle ne trouvoit point de prĂ©texte honnĂȘte pour rejetter une alliance si convenable en apparence, & que la gĂ©nĂ©rositĂ© de lĂŹr ElĂŹis Ă  mon Ă©gard rendoit extrĂȘmement avantageuse, je m’inquiĂ©tai, ea voyant la comtesse prendre une forte d’intĂ©rĂȘt au Ă­uccĂšs des VƓux de cet amant importun , & je craignis de ne pouvoir l’éioigner lans lui dĂ©plaire ou la chagriner. Mais qu’opposez-vous aux dĂ©sirs de Nevil - me diloit-ese un jour? D’oĂč naĂźt votre rĂ©pugnance ? Ce mariage vous replaceroit au rang que vous deviez naturellement occuper, si la mo t prĂ©maturĂ©e de vos pareils n’eĂșt changĂ© votre fort. Eh ! pensez-vous, madame, lui rĂ©pondis-je, qu’ìl me fĂ»t poĂ­lĂŹble de descendre , avec sir Ellis, dans les aviliĂ­sans dĂ©tails oĂč m’eiigageroit nĂ©cessairement l’ap- probation que je donnerois Ă  les desseins ? Ne lui devrois-je pas ì’aveu de ma naissance, de mes infortunes f Trorslperois-je baĂ­lement ses espĂ©rances, lui cacherois - je samour de milord Danby , & ses fuites cruelles? En supposant la paillon de sir Eilis capable de s Ă©garer assez pour lui aider les mĂȘmes dĂ©sirs aprĂšs, une confidence si propre Ă  les Ă©teindre , n’au- rois-je rien Ă  craindre du retour de Ă­a raison? Ses rĂ©flexions dĂ©truiroieĂźit bientĂŽt l'on bonheur , les miennes m’ctfraieroient fans cens Ă­ X ij Histoire Z24 ĂŹe moindre nuage qui obscnrciroit le franc de mon Ă©poux, me sembleroit Pavant - coureur de la plainte ou du reproche. Ah, madame ! ajoutai*je en m'attendrissant, permettez - moi de palier mes jours auprĂšs de vous, ne me pressez point d’accepter une autre protection, souffrez ma rĂ©sistance Ă  vos souhaits, & ne vous ofiensez pas si j’oí’e vous dire que jamais je ne suivrai sir Ellis Ă  sautes Eh bien , ma chere amie , me dit la comtesse, n’en parlons plus. Si j’ai cĂ©dĂ© aux instances de Nevil, en vous pressant en fa faveur, je Pai fait par un sentiment de dĂ©licatesse, j’ai cru devoir sacrifier au soin de vous Ă©tablir, le plaisir extrĂȘme que je sens Ă  vivre avec vous. Si ma chere Jenny me perdoit, ajouta - t-elle en m’embraĂ­sant, mes dispositions les plus Ă©tendues ne lui aĂ­ĂŹiireroient pas le fort Ă©clatant qu’on lui prĂ©paroit ; mais j’ai un frere gĂ©nĂ©reux, il rempliroit mes dĂ©sirs , & fupplĂ©eroit au peu de fortune dont je ren- drois mon amie maĂźtresse. Je Pavois priĂ© de m’aider Ă  vous dĂ©terminer dans une affaire oĂč je croyois votre bonheur intĂ©resse ; par une bizarrerie , difficile Ă  concilier avec son caractĂšre , il semble blessĂ© de mon amitiĂ© pour Nevil, il la traite de partialitĂ© Tenez, ajouta- t - elle en me donnant une lettre de milord Arundel, voyez sa rĂ©ponse si je n’ai pas pĂ©nĂ©trĂ© plus loin que lui-mĂȘme dans son cƓur, je n’entends point le Ions de ses expressions. Je B E MISS J S S S YÌ ZLs pris la lettre de milord, & j’y trouvai ces paroles. Lettre de milord Arundel , Ă  mĂŻlcidy dlAnglesey. ct Je n’écrirai point Ă  miss Jenny. Non , „ madame, il rn’est impossible de lui Ă©crire „ dans cette Gccasion. Si j’osois lui donner „ un conseil , je craĂźndrois de me repentir „ le reste de ma vie, de n’y avoir point assez „ rĂ©flĂ©chi. Je croyois le fort de Nevil dĂ©cidĂ©. „ Quand je partis, miss Jenny ne Paimoit „ pas-, si depuis mon absence ses senti mens „ ont changĂ©, n’est-elle pas libre ? La prejfer , „ moi ! Eh , pourquoi ? Son cƓur me parois- „ soit paisible ; pendant deux ans je me fuis „ plĂ» Ă  penser que PamitiĂ© le remplilĂŻoit y, tout entier ; mais si Nevil fa touchĂ©, miss „ Jenny est maĂźtresse de ses volontĂ©s. Que „ lui dirois-je? » J’apprends par madame Monfort, que 33 milady Arundel est trĂšs mal son dernier 3, accĂšs a , dĂŹt-on , Ă©puisĂ© ses forces. Des ,3 lueurs de raison , allez de douceur , & de 2, longs Ă©vanouissemens, sont regardĂ©s comme a, des signes certains de fa fin prochaine. Je ,3 viens de lire ces dĂ©tails avec attendrisse- ,, ment j ne puis-je recouvrer ma libertĂ© fans s, verser des larmes fur le sort d’une infor- » tunĂ©e, dont je ne Ă­Ă urois me plaindre ? X iij Histoire Z2'S „ AprĂšs tout, quel avantage doit Ă  prĂ©sent „ me procurer ce bien , long-tems regrettĂ© , „ cette libertĂ© si denrĂ©e '{ je commence Ă  35 entrevoir que je pourrai en jouir & ne pas M me trouver heureux. Mille idĂ©es trilles & „ consoles me troublent, m’inquictent, & me '[absent Ă  peine dĂ©mĂȘler d ou naĂźt l’a- gitation de^mon cƓur. „ Cependant, en relisant votre lettre, il ‱„ mĂš parole moins sĂ»r que mis Jenny par- „ sage la tendresse de NeviL Elle se refuse Ă  „ ses vƓux, dites-vous. Eh! d'ou vient donc „ marquer de l’ern prestement pour une union „ qu’eile ne dĂ©sirĂ© pas ? pourquoi me prier „ de vous aider Ă  vaincre sa rĂ©siihinas ? Eh , y , mon dieu ! quelle partialitĂ© en saveur de ,, Nevil ! LaiĂ­Ăźez miss jennjr dilpoler d’effe- „ mĂȘme; vous avez tant de pouvoir fur son „ esprit, craignez d’en abuser; la position „ de miss Jenny nous impose tant d’égardsĂź „ La conseiller, c’est la contraindre peut-ĂȘtre. „ Je sens une forte de peine , dont j’explt- „ querois difficilement ia cause. On ne sait „ guerc l’espece de bonheur oĂș l’on fixeroit „ se s vƓux, si l’on Ă©toit maĂźtre de faire son „ destin ; notre cƓur Forme des souhaits si „ vagues; hier, encore , je croyois connoĂźtre „ mes dĂ©sirs. Adieu , ma sƓur. „ Eh bien , miss, dit la comtesse , que pen- scz-vous ’ü Milord Arundel peut ĂȘtre sensible DE MISS J E N N Y. Z 27 Ă  Peut clc !a malheureuse Sophie; mais que d’humeur dans fa triiteĂ­ĂŻe ! If blĂąme mes conseils, je Fai fĂąchĂ© en approuvant les intentions de Nevil. Ne pĂ©netrez-vous point k cause de cette cfpece de caprice ? Si je ne croyois pas le deviner , je bien touchĂ©e de fa froideur. VoilĂ  Punique lettre de mon itĂ©rĂ© , oĂč je ne trouve point de fiatteuser- aĂ­Turances de son amitiĂ©. Cette rĂ©flexion de rnikdy me frappa. La feule idĂ©e de me voir le sujet de la plus iĂ©gere dispute , qu de la moindre diminution de tendresse entre des amis il unis , N qui m’étoient si chers, m’aĂ­lligea vivĂ©mgnt. Mi- lady connut mon inquiĂ©tude par ma rĂ©ponse ; elle sourit rassurez, vous, me dit - elle , je vais ĂŽter tout espoir Ă  Nevil. Milord Arundel ne conservera pas ce ton chagrin ; si mes conjectures lent vraies, si i’évĂ©ncment ne trompe point mon attente , votre cƓur fera bientĂŽt attaquĂ© par un amant dont j’appuie- rai plus fortement les intĂ©rĂȘts; je n'ofe m'expliquer davantage. Elle changea tout de fuite de conversation ; & comme je ne fentois aucun dĂ©sir d’ùtre mieux instruite , j’ignorai long-tcms ce qu’elle avoit voulu me faire entendre. Nous Ă©tions alors au milieu de FĂȘte ; le nom de milord Arundel retentiĂ­foit par tç>ute la Grande-Bretagne. La division qu'il commando,^ , invincible fous ses ordres, s’empara X iv Histoire Z2F de deux places importantes , & chaque jour Ă©toit marquĂ© par les avantages considĂ©rables qu’elle remportoit. Mais le comble de la gloire du comte , fut cette marche surprenante , cette attaque vive , imprĂ©vue, qui Ă©tonna l’cnnemi & sauva dix mille Anglois, dans un. poste mal choisi , oĂč le terrein Ă©troit & fangeux rendoit leur valeur inutile. Combien l’estime & l’amour de la nation auraient reçu d'accrostsement , si, pĂ©nĂ©trant les vĂ©ritables motifs d’une dĂ©marche si hardie , si courageuse , & connoiĂ­sant le cƓur de milord Arun- del, on eĂ»t pu s’aiTurer , comme moi, que l’humanitĂ© feule le conduifoit au secours de ses compatriotes abandonnĂ©s ! Le prix le plus flatteur de fa victoire, fut la douce satisfaction de les revoir & de les rendre Ă  fa patrie. Le bonheur constant de nos armes, pendant le cours de cette campagne , en termina de bonne heure les opĂ©rations, & milord repassa la mer avant la si n de septembre. Peu de jours aprĂšs son arrivĂ©e , il alla visiter milady Arundel ; elle demeurait Ă  vingt milles de Londres , dans une terre agrĂ©able, oĂč l’on avoit rassemblĂ© autour d’elle tous ceux dont les secours devenoient nĂ©cessaires Ă  son Ă©tat. Milord la trouva entiĂšrement rĂ©tablie, elle jouiiĂ­olt alors d’une santĂ© parfaite ; mais son esprit lui parut auffi Ă©garĂ© qu’auparavant. Depuis son retour de ce petit voyage, le Ă­omtç sembla se livrer Ă  une sorte d’ennuĂŹ DE M I S S J E N N y. Z 29 quĂź , loin de se dissiper dans le tumulte du monde & les amusemens variĂ©s de la,saison , se changea insensiblement en tristesse. RĂȘveur & mĂ©lancolique , il cherchoit la Ă­olitude , s’enfermoit au fond de son appartement, & souvent nous reprochoit avec tendresse de sy abandonner , de prendre peu d’intĂ©rĂšt aux peines d’un ami sensible & malheureux. Cependant , s’il perdit fa vivacitĂ© , son enjouement , & peut-ĂȘtre un ,peu de i’égalitĂ© de son liumeĂșr, il conserva la douceur naturelle de son caractĂšre. Un chagrin si profond n’altĂ©ra point sa bontĂ© , n’intcrrompit jamais fa gĂ©nĂ©reuse attention pour les autres. Incapable de goĂ»ter aucun plaisir, il s’occupa toujours du bonheur de tous ceux dont il Ă©toit environnĂ©. Tendrement attachĂ© Ă  milord Arundel, la comtesse d’Ariglesey partageoit ses peines , finis paroĂźtre instruite de leur cause sĂ©crĂ©tĂ©. Avec le tems, je crus m’apperccvoir qu’elle Ă©toit dans la confidence de son frere. Us longs entretiens , oĂč l’on ne m’appelloit pas, rinterruption subite de leurs discours lorsque j’entrois , des signes d’intelligence , un air de mystĂšre, dont l’amitiĂ© s’afflige quand elle n’oĂ­e montrer combien elle s’en offense; tout affermiifoit ce soupçon. Je ne sais quel pressentiment triste & vague s’y joignit, & mĂȘla une vive inquiĂ©tude au chagrin que me don- fĂ­ oit la langueur de milord Arundel. 33© Histoire Sa conduite Ă  mon Ă©gard n’ctoit point absolument changĂ©e, il ne m’évuoit pas; au contraire, il aimoit encore Ă  me voir, mais il scmbloit craindre de me parler ; il pailoit des heures entieres dans mon cabinet, occupĂ© Ă  me regarder dessiner. Souvent il prenoit un crayon , traçoit des caractĂšres, & les eĂ­Ă­açoit soigneusement. Son silence n’avoit rien de sombre ni de dĂ©sobligeant ; attentif Ă  mes moindres mouvemens , toutes mes actions paroissoient l’intĂ©resser ; mais Ă­l je le preĂ­Ă­ois de me confier le sujet de sa mĂ©lancolie, il se troubloit, bĂ issut les yeux, soupiroit & me quirtoit Ă  sinisant. Sa réíerve, celle de la comtesse, & mes continuelles observations me firent enfin penser que peut-ĂȘtre j’étois f objet de la tri If elfe de tous les deux. Quel motif pouvoit engager des amis si sincĂšres Ă  me cacher leurs peines , si je ne les caufois pas ? Cette idĂ©e s’imprima fortement dans mon esprit, bientĂŽt elle devint un supplice insupportable pour mon cƓur. Sans cesse appliquĂ©e Ă  dĂ©couvrir d' naiĂ­soit le refroidissement de la comtesse, ou du moins la raison d’unsilence qui me l’anuonqoit, je me persuadai que ma cruelle aventure avec milord Danby , venoit d’éclater par l’indiscrĂ©tion de ses complices, peut-ĂȘtre par la sienne qu’ii ne convenoit plus Ă  la comtesse d’Anglesey de traiter comme sa parente, comme son amie, une personne ZZr DE MISS JENNY. dont Pinfortune connue exigeoit la retraite. Sans cloute cl 1 e cherchoit, avec milord Arun- del , les moyens de me prĂ©parer Ă  cette dure sĂ©paration, j’entendis un fuir milady s’écrier Non , mon frere , non , miss Jenny ne pourrit point y consentir, elle ne nsabandonnera jamais volontairement. FrappĂ©e de ces exprcĂ­fions, je pariai la nuit dans la plus triste inquiĂ©tude. AgitĂ©e , troublĂ©e , hors de moi - mĂȘme , je courus le matin Ă  ^appartement de la comte lie ; & me jettant entre ses bras ah , par- lez-moi, madame, lui dis - je en pleurant, parlez-moi! je dois vous quitter, je le fais, je n’eu puis douter , vous craignez de me rapprendre , une gĂ©nĂ©reuse compassion me ferme le cƓur de milord & le vĂŽtre. Ah, daignez ne me rien taire! Mon a me , accoutumĂ©e Ă  l’amertune , peut supporter une grande douleur, ma js jamais, jamais ! a certi- titude de vous ĂȘtre importune, ou de vous cauĂ­cr la plus lĂ©gere peine. MiĂŹady me ferra tendrement, ses larmes fe mĂȘlĂšrent avec les miennes me quitter, dit-efe, vous , ma chere amie, me quitter! quand j’attends de vous feule de la consolation , mĂȘme des secours ! Eh , comment vous croiriez - vous importune dans une maison ou l'on vous aime, oĂč le bonheur de ceux qui 'habitent dĂ©pend de vous , est attachĂ© Ă  votre prĂ©sence ? Que deviendroit milord Arun- dcl, s’il ne vous y rencontrent plus ? HĂ©las, ZZ2 Histoire Fexemple de PinfortunĂ© comte d’Anglefeyme fait trembler pour son aimable frere. Ah, jenny! ma chere Jenny, ne me rendrez-vous point l’efpĂ©rance de le conserver? Moi madame 1 moi ! rĂ©pĂ©tai - je avec surprise. Eh , que puis-je ? Tout, interrompit- elle vivement. II vous aime, il vous adore ; voilĂ  fan secret & le mien ; la crainte & la douleur me l arrachent, me font nĂ©gliger ses priĂšres & trahir fa confiance. Ah, si je perdois mon frere ! s’il succomboit , si cette affreuse mĂ©lancolie me Penlevoit ! Q ma ehere amie, refuserez-vous de m’aideĂŻ Ă  ranimer Ă­es esprits abattus? Verrai-je mourir milord Arundel ? Ne ferez-vous rien pour lui, pour moi, qui vous conjure de le sauver? Je ne puis exprimer l'efpece de mouvement dont cette Ă©trange dĂ©couverte agita mon aine. Une palpitation violente Ă©mut tous mes sens; de ^attendrissement, de l’effroi , je ne fais quelle confusion d’idĂ©es, quel mĂ©lange de ientimens m’interdirent, me livrerent Ă  ce trouble qui suspend toutes nos rĂ©flexions. Immobile , muette , je iaissois couler des larmes, fans m’appercevoir que j’en rĂ©pandu is. De tristes souvenirs me rappellerait enfin Ă  moi-mĂšme. Je frĂ©mis en contemplant la bizarrerie cruelle de mon fort » elle sem- bloit me destiner Ă  devenir PĂ©cueil de la sagesse du comte d’Arundei, comme je Pavois DE MISS J E H S ĂŻ. 333' c-iĂ© de 'Phonneur de milord Danb} r . La tendre pitiĂ© , dont je me sentois pĂ©nĂ©trĂ©e , ne put l’emporter fur mes craintes. Une position si semblable me livra Ă  la terreur. Ah, comment , dites-vous, madame , que je 11 e dois point vous quitter, m’écriai-je , quand uns nĂ©cessitĂ© absolue m’arrache d’atiprĂšs de vous? Non , je ne porterai plus le trouble & la douleur dans l’afyle oĂč l’on daigna me recevoir avec tant de bontĂ©. Je n’ossrirai plus aux regards de milord Arundel le malheureux objet des peines de son cƓur ; ma retraite fera cesser l’égarement d’une ame si noble. Je fuirai , madame, vous me permettez de fuir; & saisissant ses mains, les baisant avec ardeur ĂŽ ma gĂ©nĂ©reuse amie, consentez Ă  mon Ă©loignement. lui criois-je en redoublant mes pleurs ! L’amour a causĂ© ma plus grande infortune , cette passion m’a Ă©tĂ© si funeste l Ne m’expofçz point Ă  regarder Arundel comme un ennemi dangereux. Quoi , je le haĂŻrois , lui, madame ! moi qui 4ui dois une Ă©ternelle reconnoissance ! Ah, que je parte Ă  1 instant pour lui conserver mon amitiĂ©, mon estime , ma vĂ©nĂ©ration ! & que jamais le frere de mi- lady d’Anglefey n’éleve dans mon ame un sentiment dont il puisse se plaindre. Ah , que vous m’aĂ­fligez , reprit la comtesse ! Devez-vous craindre l’amour de milord Arundel ? Doutez-vous de la noblesse de son sƓur, de f innocence de ses dĂ©sirs ? Gardez- AZ4 Histoire vous de concevoir des soupçons qui l’abaist. sent un instant dans votre idĂ©e. Plaignez-ie des peines qtfil reisent -, plaignez - moi d'en ĂȘtre la premiers cause. HĂ©las ! lans mon fatal penchant , fans Timprudente dĂ©marche oĂč la jeunesse & l’errcur m’engagerent , e comte d’Avundel, libre encore peut-ĂȘtre, pourroit offrir fa main Ă  ma charmante amie ; il la placercit au rang qu’elle mĂ©rite si bien d'oe- cuper i il seroit heureux par elle, & leur commune fĂ©licitĂ© deviendroit la source inĂ©puisable de la mienne. Le sentiment gĂ©nĂ©reux qui lui fa i foi t tourner ses rĂ©flexions fur ellc-mĂȘme; ce regret si tendre, excitĂ© par fa bontĂ©, par son amitiĂ© pour moi, Ă©mut puissamment moti aine. Je condamnai mes vaincs frayeurs, je rougis d’avoir osĂ© les laisser paroitre. Ordonnez de mon fort, madame, lui dis-je,- guidez mes dĂ©marches ; ma vive recomioissance vous assure d’un cƓur dont rattachement n’ell point li-. mitĂ©. Je suivrai vos avis , vous me verrez toujours soumises Ă  vos volontĂ©s ; mais examinez ma situation, voyez combien elle vient de changer. J’ai cru devoir tout Ă  staminĂ© , & c’est l’arnour qui nfa comblĂ© de bienfaits, ParĂ©e de ses dons, souvent dangereux, ton- jours avilifiĂ us , comment puis-je lever les yeux fur milord, ou les tourner fur moi- mĂšme ? Non, ma chere Jcnnj , reprit la comtesse, non, vous ne devez rien Ă  famour. DE MISS J E !J S V,' 3 3 f Les premiers foins de milord Arundel n’eurcnt pour objet oue ie dĂ©sir de vous soustraire au pouvoir d’uu vil sĂ©ducteur, & de rĂ©parer une faute involontaire. Si depuis , vos charmes ont touchĂ©, son cxur, un long tems s’est palis avant qu’il fat se l’avouer Ă  ĂŹui-mĂȘme. Des mouvemens jaloux, excitĂ©s par la recherche obstinĂ©e de Nevil, l’éclairerent fur son penchant. L’espĂ©rance s’introduisit dans son ame pendant la maladie de lady Arundel, & porta ses sentimens Ă  ce degrĂ© de force , oĂč l’on n’est plus maĂźtre d’eu arrĂȘter le cours, ni d’en rĂ©primer la violence. Je vous demande du secours , continua-t-elle, & pourtant j’ignore moi-mĂšme ce que je puis exiger de votre amitiĂ©. Un Ă©vĂ©nement, dont je dois vous instruire, augmente mon embarras. 11 redouble le chagrin de mon frere. Je crois vous connoĂźtre aĂ­sez pour juger du parti que vous prendrez ; mais avant de m’expliquer , je voudrois m’assurer des dispositions de votre cƓur. Dites-moi, ma chere, ne sentez-vous qu’une froide amitiĂ©?.... Milord Arundel ferait moins malheureux peut-ĂȘtre , si ses peines vous frere est si aimable ! pourroit-il vous ĂȘtre indiffĂ©rent? Si la mort de lady Sophie lui permettoit enfin de laisser Ă©clater cette passion si vive, si tendre. II est si digne d’ĂȘtre aimĂ©! Ah ! Jenny , refuseriez - vous de le rendre heureux ? 9 33 6 HistoirĂȘ Le rendre heureux, rĂ©pĂ©tai-je toute attĂ©rĂ­-» drie ! lui, madame ! milord Arundel , mon gĂ©nĂ©reux protecteur ! Quoi, je pourrois le rendre heureux! Que ne m’est-il permis !....3 dont le cƓur vous est tendrement attachĂ©. „ Je n’achcvai pas de lire,- la lettre tomba de mes mains , un froid mortel arrĂȘta la palpitation de mon cƓur. Saisie , fans mouvement , & presque sans vie, je restai renversĂ©e fur le siĂ©gĂ© oĂč Jetois aĂ­lĂŹse. II me sembla que la nature fcmiere disparoiĂ­soit Ă  mes yeux, Z ij Histoire Zs6 que rien n’existoic plus pour moi. Cet anĂ©antisse m en c dura trop peu; mille traits douloureux me rappelleront cruellement Ă  moi-mĂšmej des larmes brĂ»lantes inondĂšrent bientĂŽt mon visage & mon sein. II aime milady d’Angle- say, m’écnai-je ; elle lui est destinĂ©e , elle le voit avec plaisir !' Je rĂ©pĂ©tois fans Leste les mĂȘmes expressions. Elles n’étoient interrompues que par mes soupirs & mes gĂ©missemens, Je relevai cette lettre, je m’estorqai de la lire encore, l’abondance de mes pleurs m’en cachou les caractĂšres , je ia jettai loin de moi. Dans mon dĂ©lire, je reprochois Ă  milord Arun- del fa confiance tardive , Ă  milady une rĂ©serve imprudente , & Ă  milord Clare tout ce qui m’avoit persuadĂ©e qu’il ne me la prĂ©sĂ©- roit point. * ?Au milieu de ce tumulte de mes sens, quelques rĂ©flexions se prĂ©senterent Ă  mon esprit ; sans diminuer ma peine , elles calmĂšrent un peu la violence de mes premiers mou- vemens. De qui me plaigtiois - je ? Comment me trouvois-je ostĂ©nĂ­Ă©e r Qui pouvois-je accuser de la douleur dont je me sentois oppressĂ©e ? SĂ©duite par ma propre soibleil'e , mes reproches ne devoient-tomber que fur moi-mĂȘme. En me livrant a un penchant si flatteur, avois - je donc oubliĂ© mes engagemens avec milord Arundel? Etoit ce Ă  milady d’Anglesey' que j’osois disputer un cƓur ĂŻ Eh, pourquoi souhaiteis-je de le toucher ce cƓur si sensible B E MISS J I N N V. 3f7 pour elle?*Que!s avantages mon amour pro- cureroit-il Ă  milord Edmond ? Triste jouet de la fortunĂ© , me convenoit-il d’entrer en concurrence avec ma protectrice ? Je rougis de ce moment d’oubli de mes devoirs , de mes obligations, je dĂ©testai le sentiment qui ve- noit de me faire dĂ©couvrir dans mon cƓur le germe de l’ingratitude. En pensant Ă  milord Arundel, Ă  ses bontĂ©s , Ă  fa tendresse , Ă  ses gĂ©nĂ©reux desseins, je m’abandonnai au regret d’en ĂȘtre si peu digne, je relevai fa lettre avec respect, je la baignai de mes pleurs ; honteuse de mon Ă©garement , je rĂ©solus d’é- touffer un amour que i’honneur & la raison condamnoient ; & mon retour Ă  la reconnaissance , Ă  l’amitiĂ©, fut si sincere, que je souhaitai l’union de la comtesse avec milord Clare, fl elle pouvoit augmenter le bonheur de l’un & de saut te. Milady Ă©toit allĂ©e Ă  six milles de Londres, pour aĂ­sister Ă  la bĂ©nĂ©diction nuptiale d’une jeune personne qu’elle aimoit. Quand elle revint , le bruit de son carrosse me causa la plus vive Ă©motion. En la voyant entrer, le cƓur me battit qu’elle me parut belle ! que le cortege , dont elle Ă©toit prĂ©cĂ©dĂ©e & suivie, me sit jetter des tristes regards fur moi-mĂšme Ăź FrappĂ©e pour la premiere fois de cet Ă©clat extĂ©rieur , de son titre , de sa grandeur, je me sentis pĂ©nĂ©trĂ©e de s extrĂȘme diffĂ©rence que le fort avoit mise entre nous. Milord Clare parut Z iij Z rl lui jure qu© vous ne le trompiez point , que lady Sar-a vous a donnĂ© le jour ; il lui dĂ©taille des faits, allure que vous possĂ©dez des preuves de- cette vĂ©ritĂ© ; votre aĂŻeul l’écoute avec piaille, il fe prĂȘte Ă  ses dĂ©sirs , il conqoit l’espĂ©rance de vous voir voler dans ses bras paternels } il vous invite Ă  rĂ©clamer vos droits, il offre de les reconnoĂźtre. Ah, miss Salisbury Ăź ou vous avez perdu cet heureux caractĂšre qui vous faisoit chĂ©rir & respecter Ă  Windsor» ou vous devez vous montrer sensible au retour d’un pere , quand il vous rappelle auprĂšs de lui pour vous rendre parfaitement heureuse. Plus d’un mouvement agitoit mon cƓur pendant ce discours. M. Williams parla encore long-tems. La chaleur de ses expressions affoibiissoit peu Ă  peu mon ressentiment. Incertaine du parti que je devois prendre , je revois , je soupirois ; Ă©tonnĂ©e de l’étrange dĂ©marche du comte d’Arundel , je dĂ©sapprou- vois ses sollicitations sĂ©crĂ©tĂ©s auprĂšs de milord Alderfon. Desirer la bienveillance d’un homme qu’il mĂ©prisoit , lui Ăź l’engager Ă  me recon- noitre, Ă  me nommer son hĂ©ritiĂšre ! Eh, pourquoi ? Possesseur d’une si grande fortune, avoit- il besoin de celle de milord Alderfon ? Me demander Ă  lui, vouloir me tenir de sa main; le comte d’Arundel rougissoit- il donc de son choix ! LivrĂ©e Ă  ces rĂ©flexions, je m’affligeois de miss- Jenny. 379 mes larmes trompĂšrent M. Williams il se mĂ©prit au sujet de mon attendridĂšment ; & me prĂ©sentant la lettre de mi ord Alderson, il me pressa de la lire. Je souvris avec beaucoup d’émotion. Ali, madame , que devins - je , en y voyant ces paroles ! Lettre de milord Alderson, Ăč miss Jenny de Salisbury. “ Si miss Salisbury veut trouver un pere „ en moi ; fĂź elle dĂ©sirĂ© que ma bĂ©nĂ©diction, „ ma tendresse & mes biens soient son par- „ tage , qu’elle quitte Ă  sinisant la maison „ du comte d’Arundel; qu’elle la quitte pour „ toujours , & renonce Ă  l’imion projettĂ©e. „ J’ai de fortes raisons de m’y opposer. Miss ,, se doit Ă  un autre. Je lui ordonne de ren- w dre justice Ă  la paillon constante de milord j, Danby. Je sais tout j’approuve la con- „ duite prĂ©sente de ce lord. L’honneur de miss „ Jenny, son avantage & ma volontĂ© dĂ©ci- „ dent en saveur de ce mariage nĂ©cessaire & „ indispensable. Si elle est prĂȘte Ă  m’obcir, „ je le suis Ă  reconnoĂźtre en elle ma Elle & „ mon hĂ©ritiĂšre. „ Plus irritĂ©e qu’il ne m’est possible de l’ex- primer, je jettai loin de moi cette lettre avec indignation. M. Williams la releva , voulut Histoire as me parler encore, je ne lui en laissai pas Ăźa libertĂ©. Sortez, monsieur, lui dis-je, hĂątez- vous de sortir, ne m’exposez point Ă  perdre de vue les Ă©gards que je dois Ă  votre caractĂšre. Vous ignorez combien vos discours seroient capables de me rĂ©volter. Je hais, je dĂ©teste milord Danby , je mĂ©prise milord Alderson. Eh, de quel droit cet audacieux ose-t-il m’an- noncer ses volontĂ©s , m’ímpofer des loix, juger ma conduite & diriger mes actions? Moi ! recevoir le titre de fa fille Ă  ces honteuses conditions, devenir ingrate, parjure! quitter la maison de milord Arundel, renoncer Ă  Thonneur d’ùtre Ă  lui, me donner au plus vil des mortels ! Allez , monsieur , allez retrouver milord II s’offensa de ma hardiesse, quand j’osai me dire de son sang ; je rougirois Ă  prĂ©sent de porter le titre que j’ambitionnois alors ; je ne reconnois dans un ami de milord Danby , ni mon parent ni mon protecteur. Je ne dois Ă  milord Alderson ni tendresse , ni respect , ni soumission ; & je renonce du fond du cƓur Ă  tous les avantages qu’il veut me faire. Milord Arundel entra dans mon cabinet Ă  i’instant oĂč M. Williams en fortuit. Ma rougeur, mes larmes, mon agitation le surprirent & l’inquiĂ©terent. Je lui fis part de l’entretien que je venois d’avoir avec le chapelain de milord Alderson. Le comte soupira, rĂȘva ; un nuage de tristesse obscurcit tout- © E MISS JENNY. 3'gl , Ă -coup la sĂ©rĂ©nitĂ© de son front. Je ne puis condamner ies dĂ©marches de milord Danby, dit-ilj elles tendent Ă  recouvrer un tien prĂ©cieux, un bien dont rien ne peut rĂ©parer la perte. II est actuellement Ă  Londres, & doit retourner inceĂ­Ă­kmment Ă  Vienne. Le motif de son voyage en Angleterre, a sans doute Ă©tĂ© de captiver la bienveillance de votre aĂŻeul. J’ai fia qu’il deraandoit le titre de duc pour milord AlderĂ­on, & Ă­bllicitoit avec ardeur une grĂące que ce vieillard ambitieux dĂ©sirĂ© depuis long- tems, & n’a pu encore obtenir. En refusant de reconnoĂźtre un pore en milord Alderson , vous dĂ©truisez la derniere espĂ©rance d'un amant trop constant. II lui reste un seul moyen-lĂŹ s'arrĂȘta. Je plains i’infortunĂ© James, reprit- il, eui, je le plains il fut mon ami, je m’en souviens ; je ne l’estime point, mais je ne lestais pas ; je me trouverois bien plus heureux, fi mon bonheur ne l’affligeoit point. II pense que sans moi, fans mon amour, il eĂ»t touchĂ© votre cƓur par fa persĂ©vĂ©rance. Vous lavez , miss , si je me fuis efforcĂ© de vous le rendre odieux.* comment le comte Danby peut - il accuser un autre de vous inspirer ce juste ressentiment que lui-mĂȘme Ă©leva dans votre ame par son imprudente conduite ? II lui relie un moyen, m’écriai-je! Eh, qu’oseroit- il tenter encore? Rien n’est capable d’affoiblir ma haine pour milord Danby ; loin de m’engager Ă  le plaindre, sa constante ^ 4 - z8s Histoire persĂ©cution me rĂ©volte. La duchesse deSurrey entrant alors, je ne pus faire expliquer milord Arundel& quand je voulus ramener ce sujet, il parut !e reprendre avec tant de peine, que je crus devoir n’en plus parler. Huit jours aprĂšs nous partĂźmes pour Sutton- court, oĂč la double union alloit ĂȘtre formĂ©e. On y avoir rassemblĂ© tout ce qui pouvoir en rendre le sĂ©jour dĂ©licieux. Le comte de Clare & milord Arutidet y donnoient tour Ă  touc des fĂȘtes superbes ; la joie brilloit fur le visage des personnes invitĂ©es Ă  partager nos plaisirs. J’ctois parvenue Ă  etĂźacer de mon cƓur des souvenirs capables de troubler ma fĂ©licitĂ© > jamais milord Arundel ne m’avoit paru plus aimable, plus digne d’ùtreaimĂ©, uniquement aimĂ© ; je m’applaudissois de sentir renaĂźtre mes premiers sentimens, je me trouvois heureuse, chaque instant alloit augmenter mon madame, que me rcste-t-il Ă  vous dire! Quelle image cruelle vint ranimer ma profonde douleur ! ... . Arundel ! nom chĂ©ri, nom rĂ©vĂ©rĂ© ! ma main ne peut plus te tracer, fuis que mon cƓur ne se sente dĂ©chirer» sans que mes larmes ne te dĂ©robent Ă  ma vue. Ah , pourquoi fuis-je encore fur cette terre oĂč milord Arundel n'est plus , oĂč je ne respire que pour dĂ©plorer une perte irrĂ©parable ! La surveille du jour destinĂ© en apparence pour rendre quatre personnes si heureuses, milord Arundel reçut une lettre > ii la dĂ©chira O L MISS J E N K Y ZFZ Ă­Ăšigneusement aprĂšs savoir lue, mĂȘme il en jerta les morceaux dans une pieee d’eau c-Ăč nous regardions ensemble des cygnes quis’y jouoient. Je vis de lĂ©moticn fur son visage;» il me quitta, & fut parler Ă  l’hommequi attendait sa rĂ©ponse, je le suivis des yeux, je me sentis inquiĂ©tĂ©; quand il revint, je l’examinai avec attention, il me parut tranquille, & j’itnaginai m’ĂȘtre trompĂ©e , en supp'ofant eette lettre avoit excitĂ© en lui un mouvement ‱extraordinaire. Le lendemain., Ă  huit heures du matin, milord entra chez moi fans se faire annoncer, bon air sĂ©rieux, sa visite dans un tems du jour oĂč je n’stois pas accoutumĂ©e Ă  le recevoir , me causerent du trouble & de la crainte. Je quittai ma toilette, & m’avançai vers le comte il prit ma main, la ferra, la baisa avec ardeur Jenny, ma chere Jenny , rĂ©pĂ©ta- t-il plusieurs fois! Il s'Ă©loigna, fit quelques pas , revint Ă  moi, me pressa dans ses bras, soupira , s’attendrit enfin me prĂ©sentant un. paquet cachetĂ© de ses armes, dont í’enveloppe Ă©toit fans adresse, & un plus petit , oĂč il a voit Ă©crit, four mijs Jenny daignez garder le dĂ©pĂŽt que je vous confie, me dit-il, si jp ne vous le redemande point aujourd’hui en ouvrant ma lettre, vous connoitrez l’usage que voua en devez faire ; mais je vous prie instamment d’attendre , pour vous en instruire , que vous ayez de mes nouvelles. En finissant de parler» 384 Histoire iĂŹ m’embraĂ­Ta encore , sortit , & s’éloigna avec tant de iteĂ­ĂŻe, qu’il ne put entendre si je ie rappellois. je reitois tremblante , interdite , fans fixer mes idĂ©es, mĂ«me fans en former, mais alarmĂ©e , & ne pouvant bannir de mon ame le trouble & l’eifroi qui venoient de s’en emparer. Je passai plus d’une heure dans cette situation pĂ©nible , les yeux attachĂ©s fur ces papiers j’allois chercher rnilady d’Anglefey, lui apprendre la cause de mon agitation, quand des cris pcrqans & redoublĂ©s frappĂšrent mes oreilles. Il ejt mort\ il est mort! rĂ©pĂ©toient plusieurs voix. Je courus, je volai oĂč ce bruit terrible fe faifoit madame , quel spectacle! Milord Arundel, pĂąle, sanglant, fans mouvement, soutenu , environnĂ© de fes gens qui poussoient vers le ciel d’af- freux gĂ©miifemens ; rnilady d’Anglefey, Ă  genoux devant lui , les bras Ă©levĂ©s, criant ah, mon Dieu! Ah, mon frere ! Je voulus m’avancer, je tombai fans connoiflance. Heureuse, si elle nem’eĂ»t jamais Ă©tĂ© rendue, si une prompte mort m’eĂ»t Ă©pargnĂ© la certitude d’avoir armĂ© la dĂ©testable main qui osa rĂ©pandre un sang si prĂ©cieux & si cher ! Revenue d’un long Ă©vanouissement, le premier objet qui fixa mes regards, fut rnilady d’Angleiey Ă  demi couchĂ©e fur un sopha, la tĂšte penchĂ©e, les yeux fermĂ©s, paroiffant inanimĂ©e. Je jettai un grand cri; & me prĂ©cipitant DE MISS Je N K Y. Z8s tant Ă  ses pieds, je voulus parler ; mais je ne pus que la serrer faiblement. Elle me regarda , Ă©tendit les bras vers le ciel ; & les laissant retomber fur moi il n’ell plus , me dit-elle, il n’est plus ! je n’ai plus de frĂ©tĂ© , tu n’as plus d’époux ! Alors s’ pourquoi vous pĂ©nĂ©trer d’amertume , madame , en me forçant de vous peindre une douleur inexprimable ? Assez de tristes dĂ©tails ont dĂ©jĂ  pu toucher votre cƓur sensible, & je me reproche une exactitude , cruelle peut-ĂȘtre, mais que j’ai cru nĂ©cessaire pour exposer Ă  vos yeux les raisons de ma conduite. En s’empreĂ­sant Ă  me rappeller Ă  la vie , mes femmes firent tomber de mon sein la lettre que milord m’avoit donnĂ©e le matin. Elles me la prĂ©senteront ; malgrĂ© mon saisissement & l’accablement de mes esprits , je voulus connoĂźtre ses intentions pour m’y conformer. J’ouvris en tremblant cette lettre fatale ; & les yeux baignĂ©s de larmes, j’y lus ces paroles. Milord ArunĂąel, Ă  miss Jenny. “ Mon testament est dans le paquet que „ vous avez reçu de moi. Remettez - le Ă  „ milord Morgan. Consolez-vous, consolez „ milady d’Anglesey. J’ai renfermĂ© sous la „ la mĂȘme enveloppe les dernieres expressions de ma tendresse; puisse-t-elle vous perfua- Tomt III B b W Histoire Z86 j, der , toucher votre cƓur, & non pas Ăźs j, blesser ! O ma chere Jenny !. Âdieii. „ Milord Morgan Ă©toit prĂ©sent. Je lui remis le funeste dĂ©pĂŽt qui m’a Ă©tĂ© confiĂ©. II rouvrit , y trouva une lettre pour moi , & les dernieres volontĂ©s du comte d'Arundel Ă©crites de fa main. II nommoit milord Morgan son exĂ©cuteur testamentaire. QuantitĂ© de legs dĂ©voient ĂȘtre acquittĂ©s avant le partage de ses biens, entre miiady d’Anglesey & moi, instituĂ©es ses hĂ©ritiĂšres par portion Ă©gale. La date de ce testament apprit que milord Arun- del avoit passĂ© la nuit prĂ©cĂ©dente Ă  rĂ©crire. Mille cris de douleur en interrompirent la lecture. La chambre retentissoit de soupirs & de gĂ©missemens. PrĂ©sentes, mais noyĂ©es dans nos larmes , ni milady d’Anglesey , ni moi ne PentendĂ­mes. Milord Morgan dĂ©clara qu’il rempliroit le triste office dont son ami le chargeoit. Son premier soin sut de nous Ă©loigner, de nous dĂ©fendre feutrĂ©e de l’apparte- ment de milord Aruudei. Nous partimes au milieu de la nuit pour Anglesey , saisies , abattues , accablĂ©es , dĂ©sespĂ©rĂ©es , fuyant les consolations, & dĂ©sirant seulement la libertĂ© de nous livrer Ă  toute notre douleur. DĂšs que le jour parut, j’ouvris la lettre de milord Arundcl; que les derniers tĂ©moignages d’une affection si tendre firent d’iimpression fur mon aine! Qu’elle m’est chere DE MISS JENNY. -Z87 cette lettre! que je l’ai souvent arrosĂ©e de mes larmes! Dans aucun tems de ma vie, elle ns frappera mes regards, fans ranimer tous les sentimens que je dots Ă  la mĂ©moire de milord Arundel. Lettre du comte d'Arundel , Ă  miss Jenny . “ A l’instant oĂč vous lirez cette lettre, un „ homme qui vous adore n’exittera plus. II j, tremble, i! frĂ©mit en songeant aux larmes m qu’il va peut-ĂȘtre faire couler. O ma chere ,3 Jenny ! ne me pleurez point. Que jamais „ ĂŹe cƓur de ma sensible amie ne sc livre Ă  la douleur, Ă  des regrets trop amers ; mais „ qu’il s'attendrist'e quelquefois au souvenir 33 dĂ©mon amour, de ma lĂźncere estime, de 3, ma fidelle amitiĂ© ! Conservez mon idĂ©e , j, aimez Ă  vous la rappelles ; pensez que mon 3, ame erre autour de vous, que la partie la plus 3, prĂ©cieuse de moi-mĂšmen’est point anĂ©antie, 3, qu’elle s’occupe encore de votre bonheur, „ que le sien en dĂ©pend, qu’elle souffre si 33 vous n’ùtes point tranquille & heureuse. „ Adouciisez les chagrins de milady d’An- 33 gleĂ­ey , nommez-la toujours votre sƓur , 3, continuez Ă  vivre avec elle, chĂ©rissez-vous 33 toutes deux. Qu’elle n’éioigne point trop j, long-tems l’accomplissement de fa promesse, j, Coniolez-vous ensemble, ne m’oubĂ­iez pas que ma mĂ©moire vive dans vos cƓurs, mais Jib ij » 388 Histoire „ qu’elle n’en trouble point la paix. Adieu, „ ma chere ^enny , adieu pour jamais. Pour jamais! Ah, Dieu! aimable & cher Arundel ! Non, je ne t' oublierai f oint. Tu feras lans celle prĂ©senta mon idĂ©e , sans cesse la tienne remplira mon cƓur ; pour les autres tu ne vis plus , tu vivras toujours pour moi. Tes amis t’oublieront, ta sƓur se consolera, le tems t’effacera de la mĂ©moire des hommes j moi feule je conserverai ton souvenir, j’agi- rai comme si tes yeux Ă©clairoient encore mes pas; & si ton ame erre autour de moi, je ne l’attristerai point, en donnant Ă  un autre la main que tu daignois recevoir. En quittant la duchesse deSurrey, milady l’avoit priĂ©e de lui permettre de ne recevoir ni les visites , ni les lettres de milord L lare. Elle lui dit adieu Ă  Suttoncourt, & le prĂ©vint fur i’extrĂȘme solitude oĂč elle vouloir vivre Ă  Anglesey. Elle s’y livroit Ă  toute fa douleur nous pleurions continuellement ensemble. Loin de chercher Ă  Ă©loigner le souvenir accablant de la mort du comte d’Arundel , nous nous attachions Ă  l’entretenir , Ă  nous en faire rĂ©pĂ©ter les circonstances. HĂ©bert, un valet- de-chambre François , entrĂ© depuis peu au service de milord, avoir rtçu de lui l’ordre de se trouver Ă  un endroit du parc qu’il lui dĂ©signoit, & de partir pour s’y rendre uns demi heure aprĂšs que lui-mĂ«me seroit sorti de V r MISS J E S 'N T. Z8A son appartement. Cet homme, arrivant auprĂšs de son maĂźtre» le vit Ă©tendu sur la pouĂ­siere, respirant Ă  peine, ayant dĂ©jĂ  perdu ses forces pat l’effusion de son sang. On foutenoit celui contre lequel milord venoit d’avoir affaire il Ă©toit fort blessĂ©, se dĂ©battait dans les bras de ses gens, tendoit les siens vers milord Arun- deĂź. HĂ©bert Pentendit s’écrier Qu'ai -je fait ! /ib , malheureux ! qu' ai - je fait ! II ne connut ni lui, ni les hommes qui Pemportoient. II s’em- preisa d’arrĂȘter le sang de milord Arundel, des paysans Panlerent Ă  le transporter au chĂąteau. Le comte y expira au moment oĂč milady d’An- glesey, attirĂ©e par les cris de ses femmes, entroit dans la chambre oĂč on venoit de rapporter. Ce rĂ©cit, cent fois recommencĂ© , toujours avidement Ă©coutĂ©, suivi de pleurs , de gĂ©mis, semens , ne fixoit point nos idĂ©es , ne nous dccouvroit point la main qui nous privait pour jamais du comte d’Arundel ; mes soupçons se rassemblaient tous fur milord Danby. Eh ! quel autre eĂ»t rĂ©pandu un sang si prĂ©cieux? Quel autre pouvoir haĂŻr la plus noble des crĂ©atures? ChĂ©ri, respectĂ©, utile Ă  sa patrie, milord Arundel avoit un ami dans chaque citoyen. Quel autre que ce barbare , destinĂ© Ă  m’affiiger, Ă  pĂ©nĂ©trer mon ame d’horreur & d’amertume , eĂ»t attaquĂ© la vie du comte d’Arundel ? Miindy d’Angtesey faisoit les mĂȘmes rĂ©flexions; mais, dans la crainte d’aigrir mes peines , elle n’o- loit alors me les communiquer. B b iij 390 Histoire Parti de Londres six jours avant ce funeste Ă©vĂ©nement, restĂ©, disoit-on, malade en route, milord Danby ne paroissoit avoir aucune part Ă  la mort du comte d’Anmdel. Milady envoya HĂ©bert au lieu oĂč ses Ă©quipages & lui - mĂȘme s’étoient arrĂȘtĂ©s. Elle donna ordre Ă  cet homme d’employer toute son adresse Ă  voir milord Danby. HĂ©bert fit une extrĂȘme diligence ; Ă  son retour il assura la comtesse que' le lord malade n’étoit point le meurtrier de son maĂźtre; j’ai su depuis, qu’un gentilhomme du comte Danby passoit en ce lieu pour lui. Le rapport d’HĂ©bert dĂ©truisit les soupçons de la comtesse ; il auroit peut-ĂȘtre afFoibli les miens , si peu de jours aprĂšs son arrivĂ©e , cette lettre ne les eĂ»t confirmĂ©s. Lettre de milord Danby , Ă  miss Salisbury. “ Ne me reprochez rien , cruelle ; vous „ rn’avez rendu si malheureux , qu’il n’est „ plus en votre pouvoir d’ajouter Ă  la rigueur „ de mon fort. Qui veut donc, qui prĂ©tend „ ici conserver malgrĂ© moi mes jours ? Ah je „ dĂ©teste la vie ! Pourquoi la main d’Arundel 3J n’a - t-elle pas terminĂ© ces jours odieux ? „ Pourquoi mĂ©nagea - t-eĂ­le un furieux ?... „ L'est Ă  vous, fille inflexible, que je demande la mort ; vengez un amant chĂ©ri.... ChĂ©ri ! „ Ah, Dieu ! ce cƓur si fier, si indomptable, „ a donc pu se donner !... Pour Ă©touffer la 33 E MISS J E N N Y. 3 pl „ voix du sang de milord Arundel, voix qui 3 , s’éleve dufond de mon-cƓiĂ­r & le dĂ©chire,- 5> pour tarir la source de vos pleurs , que ma „ tĂȘte tombe Ă  vos yeux fur un Ă©chafaud. ,3 Montrez ma lettre Ă  milady d’Anglesey, Ă  „ tout l’univers; poursuivez un coupable,' „ qu’il soit puni, il se hait^ui-mĂȘme.. 3, Inhumaine! il vous aime encore, ii ne peut „ respirer & cesser un moment de vous ado- „ rer, de vous desirer. HĂątez - vous dc Pac- „ enfer, de le perdre ; s’il ne meurt, il vous „ cherchera fans cesse, il ne renoncera point „ Ă  vous. „ P. S- On me trouvera chez milord Alder- „ son , chez votre pere ; votre pere dont vous ,3 mĂ©prisez les ordres. Ah, Ă­ĂŹ vous les aviez ,3 respectĂ©s!.... DĂ©couvrez mon'crime, dĂ©- ,3 couvrez mon asyle. Eh, pourquoi voudrois- „ je attendre une mort lente dans ce lit de 3, douleur oĂč l’on me tient captif! C’est Ă  vos „ yeux que je veux mourir j montrez - vous ,3 une fois sensible aux vƓux du plus infor- 33 tuilĂ© des hommes ; accordez - lui Punique ,3 grĂące que son cƓur attend du vĂŽtre. „ Ah, madame , je me sentis prĂȘte Ă  coudes, cendre Ă  ses dĂ©sirs , Ă  le livrer au supplice qu’il mĂ©ritoit. La foiblesse de mon sexe & la douceur naturelle de mon caractĂšre s’opposerent bientĂŽt aux premiers mouvemens que cette Ă©trange lettre excitoit en moi. Ah, qu’il vive, B b iv Histoire 392 m’écriai-je, qu’il passe dans l’amertume ces jours 11 fatals Ă  mon repos ; qu’il fente , s’il se peut, les mĂȘmes douleurs dont il a pĂ©nĂ©trĂ© le cƓur d’une ÂŁlle malheureuse , malheureuse par lui seul ! Que ma haine , mon mĂ©pris, le souvenir de sa fureur, soient la juste punition de ses crimes > & que milord Arundel expirant , le livre Ă  d’éternels remords! La duchesse de Surrey Ă©crivoit souvent Ă  milady; elle vint Ă  Anglesey , y resta quelque tems. Ses discours con fol ans, ses caresses , ses priĂšres dĂ©terminĂšrent enfin milady Ă  retourner Ă  Londres. Depuis trois mois un fi grand deuil, une douleur si vive n’avoit laillĂ© de place, ni Ă  l’amour, ni au souvenir d’un engagement formel. Milady sembloit dĂ©tachĂ©e de son amant & du monde , elle ne se sentoit point disposĂ©e Ă  reprendre cette vie dissipĂ©e , dont ses chagrins lui rendoient l’idĂ©e pĂ©nible A dĂ©sagrĂ©able la prĂ©sence d u comte de Clare ranima ses sentimens pour lui. Notre retour Ă  Londres lui fit entrevoir un terme Ă  ses chagrins. Cette paillon douce & tendre, dont son ame Ă©toit naturellement susceptible, reprit tous ses droits fur son cƓur elle pie tiroir encore ; mais en donnant des souvenir de son aimable frere , elle se rappel- loit qu’il avoit passionnĂ©ment dĂ©sirĂ© son union avec milord Clare ; elle en remit la cĂ©rĂ©monie au rems oĂč elle quitteroit le deuil; & se rendant Ă  la sociĂ©tĂ©, elle reprit sa façon de vivre ordinaire. D r miss Jenky. 393 Je conservai Ă  Londres la sombre tris. t elfe qui m’accabĂŹoit Ă  Anglefey. 11 est des douleurs dont la rĂ©flexion augmente fans cesse l’amertume. Cause innocente, mais rĂ©elle , de la mort de milord Arundel, je me difois Ăą tous momens s’il ne m’eĂ»t point aimĂ©e, il vi- vroit , il seroit heureux j’ai apportĂ© le malheur dans fa maison ; je l’ai remplie de deuil , j’ai affligĂ© sa sƓur; l’instant oĂč deux cƓurs si gĂ©nĂ©reux s’attendrirent fur mon fort, Ă©toit l’instant marquĂ© pour anĂ©antir leur bonheur. Pendant que ces dĂ©solantes pensĂ©es occupoient mon esprit, mes larmes couloient abondamment; je gĂ©miisois, je souhaitoisla fin d’unevie agitĂ©e. Contemplant avec respect un portrait de milord Arundel, j’étendois les bras vers lui ^ des cris m’échappoient , & mon cƓur oppressĂ© Ă­embloit prĂȘt Ă  se briser. Pour rendre ines peines plus inĂźupportahles , fauteur de toutes mes disgrĂąces , milord Dan- by, se rĂ©tablit, obtint son rappel, & fixa sou sĂ©jour Ă  Londres. II m’écrivoit, il me faisoit parler; je lui renvoyois ses lettres fans les ouvrir , j’imposois silence Ă  ceux qui pronotu çoient son nom devant moi. Milord Alderson , inspirĂ© par lui, attachĂ© Ă  ses intĂ©rĂȘts , entreprit de m e soumettre, de me ramener sous son, obĂ©issance. On m’annonça de fa part qu’ii por- teroit au pied dn trĂŽne ses plaintes & ses justes prĂ©tentions j qu’il me forceroit Ă  reconnoĂ­tre , Ă  respe&er son autoritĂ©. Je mĂ©prisai ses vaines Histoire 394 menaces ; mais tant de dĂ©marches ne purent se faire en secret. Le bruit se rĂ©pandit que j’étois proche parente de milord Alderfon , engagĂ©e par ma promesse au comte Danby, avant son mariage avec la duchesse de Rutland. Un caprice incomprĂ©hensible m’avoit portĂ©e , di- soit-on , Ă  rompre cet engagement, Ă  me soustraire Ă  PautoritĂ© de milord Alderfon. Ce parent indulgent vouloir me pardonner , me rappcller auprĂšs de lui, m'adopter , m’assurer fa fortune , m’élever au rang de duchesse , en me donnant son nom , fes armes, ses titres , un Ă©poux. Insensible Ă  fes bontĂ©s , dĂ©daignant de si grands avantages, je refusois de lui prouver ma re- connoissatice, en devenant la consolation de sa vieillesse. BientĂŽt tous les yeux fe tournĂšrent vers moi on calculoit dĂ©jĂ  les immenses richesses dont je pouvois jouir ; milady Sur- rey, milord* Morgan, les amis de la comtesse , les miens , s’intĂ©resserent au succĂšs des vƓux de milord Alderfon. On admira la constance du comte Danby , on me blĂąma de la voir avec indiffĂ©rence. Peu-Ă  - peu je devins Pobj X de l’attention publique. La vicomtesse de Belmont & milord Clare furent les seuls qui refusĂšrent absolument de se prĂȘter Ă  mĂ©nager une rĂ©conciliation entre milord Alderfon & moi. Cette persĂ©cution m’affligea, elle me fit porter mes regards fur Punique moyen de me procurer du repos ; mais mon attachement pour milady d’Anglesey s’opposoit Ă  mes p r o- DE MISS J E N N Y. ZYs jets. Je frĂ©miffois en songeant Ă  m’éloigner d’une amie si chere. Comment me rĂ©soudre Ă  la quitter ! La douceur de vivre avec elle Ă©toit ma seule consolation. OĂč porter mes pas ? dans quel lieu me fixer? Inconnue, indiffĂ©rence Ă  tout le monde, irois-jc m’eipo- ser Ă  de nouveaux dangers ? Souvent je desi- rois que M. Peters n’eĂ»t point abandonnĂ© le comte d’Yorck; fa maison Ă  prĂ©sent si prĂšs de Londres , ne m’offroit plus un alyĂŹe oĂč je puise espĂ©rer de vivre ignorĂ©e inquiĂ©tĂ©, incertaine, je voyois la nĂ©cessitĂ© de fuir , de me cacher Ă  tous les yeux ; mais la reconnoillance & PamitiĂ© me faisoient balancer, & dĂ©truisoienfc Ă  tous momens mes rĂ©solutions. Depuis la mort de milord Arundel, je ne recevois personne chez moi , j’évitois mĂȘme de paroĂźtre dans l’appartement de milady d’An- glesey. Pendant le peu de momens oĂč j’y res- tois , il m’étĂČit impossible de ne pas m’apper- cevoir des attentions marquĂ©es de milord Clare. Celui dont PindiffĂ©rence trop apparente me bleffoit Ă  Suttoncourt , qui me fuyoit, Ă©loignoit toutes les occasions de m’en- tretenir, devenu mon plus tendre ami, sem- bloit sentit mes peines , se faire une Ă©tude de les adoucir, ou du moins de me prouver qu’ii les partageoit. Je vis ce changement avec surprise, peut-ĂȘtre avec intĂ©rĂȘt. L’affection-de milord Clare m’inspira de la reconnoiffance. Dans le tems oĂč il me nĂ©gligeoit, il me croyoit Z6 Histoire heureuse ; mort infortune ranimoit son amitiĂ©. J’at tribu ois ce retour s la gĂ©nĂ©rositĂ© de son cƓur, Ă  ce sentiment naturel qui nous fait drĂ­ĂŹrer de consoler ceux dont la douleur Ă©clats ĂŹ n os yeux. Mes idĂ©es ne s’étendoient pas plus loin, quand je reçus avec votre lettre celle que lui-mĂȘme vous avoit Ă©crite. Jamais Ă©tonnement ne fut Ă©gal au mien , en apprenant que milord Cl are m’aimoit » qus J'avois toujours Ă©tĂ© l’objet de fa tendreĂ­Ă­e ; que , forcĂ© de feindre , il souffroit, il gĂ©mis, soit de tromper milady d’Anglesey , & de me cacher ses sentimens. je parcourus cette lettre» fans pouvoir m’alsurer si mes sens ne me Ă­Ă©duisoient point, si je n’étois pas au milieu d’urt songe embarrassant. En la relisant, en me rappellant les discours & les actions de milord Clare, en comparant fa conduite & ses aveux , je me vis contrainte Ă  le croire » & ne pus me dĂ©fendre de le plaindre. Que notre ame est foible, madame ! qu’il est facile d’en mouvoir les ressorts dĂ©licats Ăź Que l’on connoit mal son cƓur , & que leĂ­eu de ü’amour se rallume aisĂ©ment f ForcĂ©e par Ăźa raison , par l’honneur, par l’amitié» Ă  vaincre un penchant trop tendre , le tems & ma profonde douleur ferabloĂźent en avoir entiĂšrement effacĂ© le souvenir. Cette lettre le ranima. Un mouvement flatteur , un plaisir vif» enchanteur, plaisir senti pour la premiers fois, Ă©loigna de mon esprit tout autre objet. } I i l U J E S S Ă­. 3s? UaĂ­ĂŻurance cTĂštre aimĂ©e porta au fond de mon SMS une douce joie. Quoi , milord Clate m’aime , rĂ©pĂ©tois-se tout bas ! Quoi, je fuis aimĂ©e de milord Cl are ĂŹ 11 m'adore , il remontera. Ă  tout s’il peut toucher mon cƓur , fi f accepte le fien f RappellĂ©e bientĂŽt Ă  moi-mĂȘme , je soupirai, je pleurai. Ah, pourquoi*, m’é- criai-je, pourquoi le sort nous fit-iĂŹ rencontrer si tard, aimable Edmond ! Que ne t’ose frit-il Ă  mes regards dans les jardins de ton frere Ăź D’on vient qu’un perfide y parut Ă  mes yeux , & que je ne t’y vis point ! Ce cƓur, destinĂ© Ă  t’aimer, se fĂ»t donnĂ©, fans doute; je pouvois alors te prĂ©fĂ©rer, te chĂ©rir; aucun obstacle ne s’opposoit Ă  tes vƓux , Ă  mon choix. Je n’aurois point Ă©prouvĂ© les disgrĂąces, cruelles qui m'on t accablĂ©e. CharmĂ©e de toi , de tes sentimens, j’aurois fait mon bonheur de te ses inspirer, ma joie de les partager ; ta tendresse m’eĂ»t rendue insensible aux rigueurs de la fortune ; je n’aurois point gĂ©mi de ia privation de ses biens. Pauvre , mais satisfaite, mĂȘme dans i’abaiifement, tous mes jours se seroient levĂ©s sereins. EĂ­i-i! un Ă©tat que l’honneur ne puide anoblir ? Est-il une situation que l’amour heureux ne puisse rendre dĂ©licieuse ? La premiĂšre surprise de mes sens dissipĂ©e, je me reprochai les mouvemens oĂč je venois de m'abandonner. Je relus plusieurs fois cette lettre. Je pardonnai Ă  milord Clare un projet 398 Histoire insensĂ©. II a'imoit de puiĂ­sans obstacles s’op- posoient Ă  ses vƓux ; tous les moyens de les surmonter se prĂ©sentoient Ă  son esprit ; il lĂšs adoptoit lans les examiner , fans en apperce- voir l’injustice & l’irrĂ©guiaritĂ©. L'e dĂ©sir est un dangereux conseiller ; il applanit facilement les plus grandes difficultĂ©s ; tout se prĂȘte, tout s’arrange au grĂ© d’un amant passionnĂ© ; tout ce qu’il veut lui paroĂŹt possible. Mais , somment la vicomtesse de belmont a-t-eĂŹle pu approuver un pareil dessein? engager milord Clare Ă  vous Ă©crire ? Le peu de mots qu’elle a mis dans cette imprudente lettre me rĂ©voltent contrelĂŹe. La fortune de miss Jenny ejl Ă©ga'e Ă  ceUe de la comtesse d’Anglesey ; la duchejst de Surrey estime , chĂ©rit nujs Jenny ; four quoi ne confentiroit-eĂŹle pas au bonheur de milord Clare ? Edmond, n'est point aimĂ© de mi- lady d'Anglefey , elle Pepoujpit par complaisance pour son srere. Sa longue retraite , le dĂ©lai de trois mois qu’elle a exi^Ă© Ă  son retour d’Angle- sey , prouvent son indiffĂ©rence. Elle saistroit avec joie le plus lĂ©ger prĂ©texte de rompre ses engage- mens. Elle nĂ© Panne point! Quoi ! milady d’Anglesey n’a pu donner des larmes Ă  son frĂšre , Ă  son ami , sans se montrer indiffĂ©rente ! Nos fortunes-Jont Ă©gales ! Quelle idĂ©e votre amie & la mienne a-t-elle de mes sentimens , si elle me croit capable d’empioyer les dons de milord Arundel Ă  percer d’un trait cruel le cƓur de miss J s n iĂź ĂŻ. 399 de sa sƓur , Ă  lui ravir l’époux qu’il lui destinoit ? Moi, je reeevrois une main qui devoir ĂȘtre Ă  milady d’Anglesey , je trahirois mon amie, je l’offenferois ; je paierois d’une noire ingratitude ses bontĂ©s , fa tendresse ; j’oubĂŹierois des engagemens sacrĂ©s ; je m’ef- forcerois de bannir milord Arundel de ma mĂ©moire ; quelqu’un auroit le droit d’exiger cet oubli , de regarder comme une infidĂ©litĂ© les larmes que m’arrache un souvenir pour jamais gravĂ© dans mon ame ! Ah , madame ! l’amour a sĂ©duit mon cƓur , il ne l’a point avili. J’ai aimĂ©, j’aime encore, je l’avoue ; mais vous ferez feule dĂ©positaire de mou secret. Milord Clare ignorera toujours ma foi- bleĂ­fe j’anĂ©antirai Ă­es espĂ©rances; il remplira des devoirs indispensables. Ses principes me rassurent sur le sort de milady d’Anglesey; ii lui rendra justice , il Palmera , ils jouiront ensemble de Pentiere fortune de milord Arundel. Eh , qu’en ferois-je ? Ai-je besoin de ce vain Ă©clat qui m’environne, de ce faste inutile, importun , propre seulement Ă  m’attirer les regards envieux d’une multitude- trompĂ©e qui le croĂźt la source du bonheur ? Si ma reconnoifsance & ma tendre amitiĂ© pour milady d’Anglesey me fa isolent envisager avec crainte , avec douleur , une longue , peut- ĂȘtre une Ă©ternelle sĂ©paration, son intĂ©rĂȘt dĂ©termina mes rĂ©solutions chancelantes. Je ne devois plus m’ostrir aux yeux de milord Clare ; 400 Histoire il salloit l’éviter, le fuir, assurer le repos de milady d’Anglefey. Le soir mĂȘme, je fis consentir la comtesse Ă  me laisser partir le lendemain pour aller passer un mois chez M. Peters. Ma promeiie m’y engageoit depuis qu’il demeurait prĂšs de Londres. J’écrivis Ă  milady Belmont. Ma lettre contenoit un refus dĂ©cidĂ© & des plaintes fort vives de f o dĂ©niante proposition qu’on avoĂ­t osĂ© me faire. C’est dans la retraite agrĂ©able & paisible de M. Peters que j’ai Ă©crit ce long dĂ©tail des Ă©vĂ©nemens de ma vie, que j’ai formĂ© le proM d’en sacrifier toute la douceur Ă  l’amitiĂ©. Un ami si sage , si Ă©clairĂ© , si prudent, approuve mes rĂ©solutions. II a bien voulu revenir Ă  Londres avec moi. Ses soins attentifs m’ont mis en Ă©tat de suivre le seul parti qu’il me convient de prendre. J’ai jettĂ© les yeux fur ma position prĂ©sente, sur celle de milady d’Anglefey. PersĂ©cutĂ©e par milord Alderfon , prĂȘte Ă  voir Ă©clater le secret de ma naissance , Ă  exposer la rĂ©putation de ma mere, craignant sans cesse les fureurs de milord Danby. grand Dieu ! s’il pĂ©nĂ©trait dans mon cƓur, s’il savoir que le comte de Clare !.. Ah , du moins qu’un des vƓux de ma mere Ă­'oit exaucĂ© , jus je n’expire point pĂ©nĂ©trĂ©e de la mĂȘme douleur qui lui ravit le jour !... Mais l’heure me presse , M. Peters m’attend , il remettra ce manuscrit Ă  votre Courier. Le jour commence Ă  paraĂźtre, sa foible lueur semble augmenter le DE MISS JENNY. 401 le trouble affreux de mon cƓur. O milady d’Anglesey ! ĂŽ ma tendre amie ! je vous laisse donc poiir jamais ! II ne m’est plus permis de vivre avec vous, de preĂ­ser contre mon sein la sƓur de milord Arundel ; le soin de votre bonheur me force Ă  vous fuir , Ă  chercher fous un ciel Ă©tranger le repos que ma patrie ne peut m’oĂ­Ă­rir... Ah , madame , quel sacrifice ! Quoi, je ne verrai plus milady d’Anglesey !.. Que va-1-elle penser ! Mes vĂ©ritables motifs cachĂ©s fous d’apparens prĂ©textes..... Ah , Ă­ĂŹ elle mecroyoit ingrate!... N’importe , qu’elle cesse de m’aimer ; mais qu’elle soit heureuse ! Adieu , madame , adieu , je vous Ă©crirai bientĂŽt d u lieu de ma retraite, si pourtant je survis Ă  l’extrĂšme douleur dont je me fans oppressĂ©e. Lettre de miss Jenny Ă  milady Rofcomond. ! De France, Ă  Ruel. K Un long tems s’est passĂ©, madame, avant » qu’il rn’ait Ă©tĂ© possible de vous Ă©crire. Ma- „ lade en arrivant Ă  Paris, j’y ai restĂ© deux j, rnois dans sattente d’un Ă©vĂ©nement que je „ prĂ©voyois fans le craindre. Convalescente, „ mais foible , je fuis venue Ă  la campagne „ chea madame Ramsay, veuve d’un officier „ mort au service du roi de France. M. Pe- » ters, son parent, avoit eu la bontĂ© de la » prĂ©venir sur mon dĂ©part de Londres , Tome JII. ÂŁ e* 4 - 0 ? Histoire „ & de me procurer un logement dans fa maison. Je ne puis trop me louer de fou accueil & de ses obligeantes attentions. Je commence Ă  croire que le changement des lieux & des objets opĂ©rĂ© sensiblement sur notre a me. Je suis encore bien triste ,il est; vrai, mais je fuis moins agitĂ©e; je pleure j, souvent, mais Ă  prĂ©sent mes larmes cou- „ lent fans eĂ­Fort, elles soulagent mon cƓur. „ Je n’envisage point un avenir heureux, mais j’ dans l’éloignement une vie tranquille. Mon regret le plus vif est d’ùtre sĂ©parĂ©e de milady d’Anglesey , de savoir affligĂ©e par ma fuite. Elle me la pardonne enfin; mais elle se plaint d’une privation si dure. Ses lettres touchantes m’attendris- sent & me consolent. J’ai lu, sans trop 35 d’émotion , le rĂ©cit de la cĂ©rĂ©monie qui w . vient de L’unir pour jamais Ă  milord Clare ; elle se trouve heureuse. II m’est bien doux „ de penser que milady d’Anglesey est heu- >5 r e u se . „ Je l ui ai donnĂ© par un acte authentique „ tous les biens dont milord Morgan t m’a- „ voie remis les titres; mais j’ai ,trop estimĂ© „ milord Arundel, pour ne pas consentir Ă  M lui devoir ma subsistance une pension via- 35 gere de mille livres sterling suffit ici p *sJ& ’‱ “f . XĂȘr ?» . -*n* à» w~- *l,i- r Ï>.Z ’ t ‱*£‱ Ă­t » ‱ >Ăźzk Ăź * 4 f-r ^ *L * Î'-'Í-T. ;S* r . ĂȘ-^Ă KUĂź ĂŹĂŻv mĂ©t~ ‱mis. ^ j* /03S^ C Stadtbibliothek Zurich Herrn Dr. Gottfried Keller sel. 1890. Ă - h Ăą^ ^ A-Ă -' VZ'"" ^ MSB Ă  ^ ^ . .. “5..- -. /- '‱; ' & Ï4_. ' - -7^- , ' COLLECTION co2\ĂŻpjĂčjetx DES ƒUVRES 1 JL.^ x TOME QUATRIEME. ! E S D 4 ADELAIDE DE DAMMARTIN; COM T B S S E E SANCERRE. A MONSIEUR LE COMTE 2D X 2W W C M SON AMI. Par Madame RI C C OB ON 1 PREMIERE PARTIE A N E U CH A T E L, Ăź e .^Imprimerie dĂȘ la Societe’ Typo-grĂ Ăź > hiqj?e » M. D C C. LXXIII ZURICH. A M 0 N S I 1 V R G A R R ĂŻ C K o Je »», w, Ăą-. .,Ă . “uoĂ­o dis-je. Soyez tranquille, soyez calme , ne grondez point , ne vous emportez pas. .. Comment, criez-vous, mon nom ĂĄ la tĂȘte d’me maudite brochure Ă­rançoise, & je me tairai !... LĂ  , doucement, faut-il se fĂącher Jans savoir fi le sujet de notre colere vaut la peine de T exciter ? Que craignez-vous ? des complimens, des louanges ? Fi donc P amitiĂ© employa- t-elle jamais le langage de la flatterie ? Moi , rĂ©peter aprĂšs tout le monde , que votre esprit & votre cƓur vous acquiĂšrent autant d'amis que la supĂ©rioritĂ© de vos tedens vous a fait d’admirateurs '{ Bon ! je laijse dire cela aux autres. Mais , pourquoi donc me dĂ©dier ces lettres » m'alieZ-vous demander ? Pourquoi, monsieur ? Four vous donner une preuve publique de ma JĂŹncere estime, de ma tendre U trĂšs tendre amitiĂ© par recotmoijfimce du foin que vous voulez bien prendre de P entretenir ; peut - ĂȘtre aujjĂŹ par vanitĂ©. Souvent P amour-propre , cachĂ© au fond de notre cƓur, dirige nos dĂ©marches, fans nous laisser appercevoir qu'il les guide. Supposons P ouvrage jugĂ© froid, insipide , le livre tombĂ©, devenu un fond de magazin , destinĂ© A i i passer tout naturellement de libraire en libraire Ă  la pojĂŹĂ©ritĂ© ; un de nos neveux le tirant par ha-> fard de lapoitjjĂŹere , Ăą l'aspeB de votre nom , tĂątonnera de voir lĂ  toute sĂ©dition. Oh oh , dha-t-il , Fauteur Ă©tait une amie de ce Garrick Ji fameux % fi chĂ©ri de sa nation , fi estimĂ© de F Europe entier e ; comment imaginer qu'il fut F ami d'une bĂȘte ? Rien d'impojjible pourtant j mais JĂŹ l'ouvrage manque d'agrĂ©ment, f espĂšre au moins trouver de FhonnĂȘtetĂ© dans F amie de David Garrick. Cette rĂ©stexion F engagera Ă  lire; A? pour ne pas s'eu tenir Ă  la dĂ©cision de ses peres , il admirera peut-ĂȘtre le livre , le vantera , le mettra Ă  la mode , U dans deux ou trois cents ans je pourrai vous devoir le succĂšs des lettres de madame de Sancerre , mĂȘme la rĂ©putation d'un auteur passable. Cst , montrez-vous sage , doux , tempĂ©rĂ© ; ne rae faites point une grosse querelle , ne m'Ă©crivez pas dans votre premier mouvement , attendez que vous m'ayez pardonnĂ© cette nouvelle offense ; depuis sx mois vous me grondez bien au moins. Adieu, mon aimable, mon tendre ami; je fuis avec tous les feutiniens que vous mĂ©ritez de faire yaitre fff de rendre constant, votre JĂŹncere amie , M A K I E R I C C O B O N Ă­. Mille ff mille compliment Ă  votre charmant? compagne ; ditcs-lui que jamais , jamais je F oublier ai , * iciĂźrrmßß^rrric t m 44 444 ré’xrvi —rr rr ‱Ot 4 44 Ă­fe jAĂź; . jfe o o o azn» jD E MADAME E T T R D K SJLXs C JÂŁ%11 LJÂŁo PREMIERE LETTRE. Paris, lundi, % novembre 17 ... ÒF’attendois vĂŽtre rĂ©ponse avec impatience; je pensois qu’elle m’annonceroit un heureux changement dans les dispositions de ce bon parent, qui montre tant de politefj'e & d 'obstination , en s’etĂŹorqant de ruiner votre sƓur. Je suis bien irritĂ©e contre lui, mon cher comte; cette dĂ©sagrĂ©able discussion d’in- tĂ©rĂȘts vous a fait palier i’automne en Bretagne, elle vous y retiendra peut-ĂȘtre tout l’hiver. Vo-us deveiĂź des conseils Ă  votre sƓur; des foins , des secours , Ă  vos neveux. Le sacrifice de votre tems , de vos plaisirs, est vraiment gĂ©nĂ©reux , je i’appreuve ; mais je ne vous ver- 8 Lettres rai point j je me le dis avec bien du regret» avec bien du chagrin, jamais je ne vous ai fi vivement dĂ©sirĂ©. Vous allez me demander pourquoi je l’ignore moi - mĂȘme. Je fuis fans affaires, fans embarras, au moins apparent; cependant vous me seriez nĂ©cessaire, je le sens eh, dans quel tems un ami nou s est - il inutile ? M. de Montalais est enfin rendu Ă  des amis qui fouhaitoicnt passionnĂ©ment son retour. Monsieur & madame de Comminges , le comte de siennes & madame de Martigues cĂ©lĂšbrent son arrivĂ©e par des fĂȘtes il mĂ©rite , je crois , tous les fentimens qu’il inspire. Adieu mes plus tendres Ă  votre aimable sƓur elle doit ĂȘtre bien contente de moi. Je me prive du plaisir de lui Ă©crire, pour nc pas la troubler dans fa douce parejje. LETTRE II. L vais vous confier un petit secret; il fait naĂźtre de grandes espĂ©rances. M. de MĂ©ri, si dĂ©cidĂ© Ă  marier madame de Mirande Ă  son maussade pupille, commence Ă  revenir de fa longue prĂ©vention. Les amis du comte de Tes-, mes entourent ce bon vieillard , lui demandent s’U vent toujours affliger fa niece chĂ©rie. DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 9 On le flatte , on le presse ; le chevalier de Termes le voit, l’anmse , lui plaĂźt ; tout paroĂźt s’ar- ranger pour combler les vƓux de deux personnes estimables. Madame de Martigues se donne de grands foins ; le comte de Piennes agit fortement; Termes va, vient, court, tremble, se taĂ­lure, espere , se dĂ©sole, rit & pleure vingt fois en un jour. Ami solide, tendre amant, il touche , il intĂ©resse , il engage tout le monde Ă  souhaiter son bonheur. Mon attachement pour madame de Mirande fixe mon attention sur un Ă©vĂ©nement dont sa fortune & sa fĂ©licita dĂ©pendent. La perspective de ce mariage donne bien de la joie au comte de Piennes. Si une de ces trois charmantes veuves, dit-il, rentroit fous le joug, les deux autres suivroient son exemple, madame de Martigues se dĂ©cideroit enfin, j’obtiendrois son cƓur & sa main. La satisfaction de M. de Piennes en seroit une vĂ©ritable pour tous ses amis; si madame de Martigues Ă©coutoit mes conseils, elle PĂ©pouleroit, il seroit heureux ; mais reprendre de nouveaux liens, moi! mon ami, je fuis plus Ă©loignĂ©e que jamais d’y penser. Le marquis de Mon ta! ais est arrivĂ©; vous l’ai-jedit ? avez-vous des nouvelles de madame du Lugei ? Je vais vous Ă©tonner; nous sommes brouillĂ©es , oui, tout- Ă  - fait brouillĂ©es. Je ne fais pourquoi cette femme prĂ©tendoifc rĂ©gler ma conduite ct me choisir des amis. 10 Lettres FatiguĂ©e de ses leçons, j’ai cessĂ© d’aller m’en- nuyer Ă  ses trilles dĂźners. Je veux bien que vous me grondiez un peu, mon cher comte » mais ne vous rendez point arbitre de nos diffĂ©rends , & Ă­ur-tout ne vous avisez pas d’entre- prendre de nous raccommoder. Adieu; j’ai fait toutes vos commilĂ­ĂŹons. LETTRE III. O Ul, je vois souvent le marquis de Mon- ta!as, je soupe presque tous les soirs avec lui. Mon Dieu ! vous avez raison , cet homme efi un enchanteur-, il amuse, sĂ©duit, occupe; il a ranimĂ© les plaisirs de notre sociĂ©tĂ© , il en fait ses dĂ©lices. RecherchĂ©, prĂ©fĂ©rĂ©, caressĂ©, il conserve cette modestie qui le distingue si avantageusement, qualitĂ© rare dans un homme aimable ; oui, rare , peut-ĂȘtre dangereuse. Madame de Martigues ne conçoit pas comment elle a pu vivre six mois fans voir M. deMontalais; elle l’écoute , Padmire , applaudit Ă  ses moindres discours, veut que tout le monde en soit charmĂ© , & gronde sĂ©rieusement quand on ose contrarier son goĂ»t. Le comte de siennes volt comme elle , dit comme elle ; le plus riant accueil , mille louanges prodiguĂ©es au marquis , ne donnent pas un instant DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. II d’humeur Ă  un amant malheureux & jaloux» Cela ne vous paroĂ­t-il pas singulier, Ă©ton_ nant ? La personne dont vous me parlez avec tant de chaleur , m’eĂ­l absolument inconnue. J’ignorois que ma mere eĂ»t une parente mariĂ©e en Bretagne , & fans doute elle - mĂȘme ne le lavoit pas. Si madame de KĂșrlanes eĂ­t de la maison d’Estelan , maison qui m’est chere Ă  tous Ă©gards, je fuis prĂȘte Ă  rĂ©pondre Ă  votre attente ; & si deux mille louis peuvent faciliter rĂ©tablissement de mademoiselle de Ker- lanes , je consens de tout mou cƓur Ă  les donner, Mais , quel rĂ©cit vous a-t-on fait ! Rien n’eĂ­l plus faux, je ne possede point les biens de la maison d’Effelnn , ils Ă©toient passĂ©s en des mains Ă©trangĂšres, long - tems avant ma naissance. A la vĂ©ritĂ© , le dernier comte de ce nom m’a laissĂ© les richeilĂ©s qu’íl rapporta de la Martinique; mais le marĂ©chal de Tende ne Ă­engagea pointa me nommer sa lĂ©gataire universelle ; les grands biens de M. d’Eitelan ne formerer,t point les liens qui m’unirent au neveu du marĂ©chal ; ce tendre parent me destinoit Ă  M. de Sancerre dans un teins oĂč ma fortune Ă©toit bien bornĂ©e, oĂč je n’efpĂ©rois pas ce brillant hĂ©ritage. Je dois une entiere jussisication Ă  la mĂ©moire du marĂ©chal de Tende; Ă­agĂ©ncrcuiĂČ pmitiĂ© pour moi lut ÂŁt souhaiter de me vois i’çt Ăźiiece ; il dcsiroit mon bonheur, il croyois 12 Lettres l’aflurer ; le peu de succĂšs de ses soins n’a point astoibli ma reconnoiĂ­sance. Je me souviendrai toujours avec regret, avec douleur, qu’il n’a pfts Ă©tĂ© en mon pouvoir de la lui prouver. DĂ©trompez madame de Kerlanes , dĂ©trom- pez-la , je vĂČus en prie. Le frere de ma mere m’appella volontairement Ă  fa succession; je vous instruirai des raisons qu’il eut de dĂ©shĂ©riter son fils. Non, je vous le jurĂ© , personne ne Vengagea Ă  signer cet acte de vengeance , juste dans ses idĂ©es , tĂ©mĂ©raire dans les miennes. Comme parente de madame de Kerlanes, je crois 11e lui rien devoir ; mais comme plus favorisĂ©e qu’elle de la fortune, je crois lui devoir des secours, & je me plairai Ă  l’obliger. Madame de Mariadek pouvoit s’épargner ses pressantes sollicitations ; le besoin est auprĂšs de moi la recommandation la plus forte ; j’imaginois que la sƓur du comte de NancĂ© me connoissoit assez pour le penser. Madame deMirande sort, elle me prie de vous remercier de vos tendres vƓux. Ses espĂ©rances augmentent Ă  chaque instant. Madame deThemines entre ; la voilĂ ,belle , gaie, charmante ; elle veut vous dire cent nouvelles , elle les Ă©crit, je mettrai fa gazette dans ma lettre. Adieu, mon ami r je fuis triste, je ne fais pourquoi. M. de Montahus est Ă  Versailles , je n’ai pu faire votre commission auprĂšs, de lui. DE LA COMTESSE DE SANCERRE. IZ LETTRE IV. Ott! vous veniez de recevoir une lettre de madame du Lugei quand vous m’avez Ă©crit. La politesse de vos expressions ne peut me cacher l’esprit qui vous les dicte , ni effacer entiĂšrement l’aigreur de ma sĂ©vere parente. Je mĂ©prise beaucoup l’espece de sagejse dont elle tire vanitĂ© , je commence par vous le dire ; toute affectation m’est odieuse mais je veux rĂ©pondre Ă  vos observations, comme si la marquise du Lugei ne vous engageoit point Ă  me communiquer les siennes. Vous avez raison de blĂąmer la lĂ©gĂšretĂ© de mon amie j exacte dans ses mƓurs, inconsidĂ©- rĂ©e dans fa conduite, madame de Martigues nĂ©glige trop peut - ĂȘtre de rĂ©unir tous les suffrages elle dĂ©daigne de se contraindre pour prĂ©venir les malignes interprĂ©tations qu’on peut donner Ă  ses discours , ou les fausses conjectures que ses dĂ©marches semblent quelquefois autoriser. Souvent ses idĂ©es font folles ; elle est trop vive, trop attachĂ©e Ă  faire prĂ©cisĂ©ment ce qu’elle veut, ce qui l’amuse. Par exemple, sa fantaisie d’éprouver le comte de siennes dure trop long- tems. Un mariage annoncĂ©, retardĂ©, rompu; des brouilleries, des raccommodement ; un amant banni, rap- 34 Lettres pelle, admis & rejette dix fois en deux ans, celiĂ­ est bizarre ; cet amant lui demeure attachĂ© - supporte ses caprices ; un homme maltraitĂ© ejl-il capable de tant de patience P Cette offensante question est de madame du Lugei ; elle seule admire impatience d’un homme qui n’eri a point du tout, qui se plaint sans ceffe , tourmente continuellement les amis, les parens de madame de Martigues , engage toute la France Ă  luĂ­ parler, & par trop d’impor- tunitĂ©s l’instant favorable Ă  ses dĂ©sirs. En vĂ©ritĂ© , mon cher comte , on feroit une cruelle injustice Ă  madame de Martigues, Cl on ofoit la soupçonner de la moindre foi- bleffe ; satisfaite du tĂ©moignage de son ceeur, du respect de son amant, de l’estime de ses amis , elle peut se consoler d’élever des doutes - des craintes , d?inquiĂ©tĂ©s idĂ©es dans l’efprit dĂ© madame du Lugei. Cette femme, remplie ds prĂ©tentions , voudroit tout attirer , tout occuper. L’étourderie de madame de Martigues lĂą blejse, dit-elle? Eh non, ce n’est pas cela » elle lui envie ce cercle nombreux que son naturel aimable & l’agrĂ©rrient de son commerce fixent chez m’interrompt. C’est elle ; c’est cette dangereuse compagne , objet de mes prĂ©fĂ©rences. Nous allons sortit ensemble, je finirai ma lettre aprĂšs souper. A minuit. Mon cher comte, afin de ne pas revenir DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. If sur un fui st dĂ©sagrĂ©able, je veux l’épuiser, & vous rĂ©pĂ©ter ce que j’ai dit cent sois Ă  madame du Lugei. L’opiniou des autres ne rĂ©glera jamais mes sentimens ; mon cƓur est mon juge suprĂȘme. Si madame de Martigues avoit le malheur d’ëtre soupçonnĂ©e, j’en gĂ©- mirois, j’en relsentirois une douleur vĂ©ritable , rien ne m’en consoleroit ; mais je ne cesserois pas de voir aĂ­fiduement mon amie j’aimerois mieux risquer de partager une injuste censure , qu’aider par mon Ă©loignement Ă  l’accrĂ©diter ou Ă  l’étendre. Ce ne seroit pas la premiĂšre fois que , sacrifiant mon propre intĂ©rĂȘt Ă  mes principes , je me serois vue l’objet des fauĂ­ses idĂ©es de cette partie du monde dont i’attention est toujours fixĂ©e fur les mouvemens d’autrui. Combien de spectateurs oisifs prononcent hardiment fur ce qu’ils voient, plus hardiment encore fur ce qu’on leur cache ! Dans le tems oĂč son s’élevoit contre moi, oĂč je paĂ­sois Ă  la cour , Ă  la vise, pour une femme altiere, d’un caractĂšre difficile, toujours triste, toujours enveloppĂ©e des voiles de l’humeur ; quand on me croyoit capricieuse, insensible, hautaine, incapable de vivre avec le plus doux des maris, dont j’étois chĂ©rie , adorĂ©e , madame de Martigues fut la feule qui me jugea favorablement. Son amitiĂ© la rendit pĂ©nĂ©trante ; elle dĂ©couvrit en moi des qualitĂ©s que fans me connoĂŹtre on oioit i 8 s Lettres me refuser. Sauvent elle veaoit partager nia solitude, elle quittoit pour moi ce monde qu’elle aime; elle me donna des amis, elle ‱apprit Ă  tous les siens que je ibuffrois des peines sĂ©crĂ©tĂ©s ; elle engagea madame de Mirande Ă  venir vivre avec moi ; elle dĂ©fendit hautement mon esprit, mon cƓur & mon caractĂšre aurois-je pour elle un procĂ©dĂ© moins gĂ©nĂ©reux ? Non, assurĂ©ment ; mais je ne fuis point dans le cas de lui prouver ma reconnaissance ; grĂąces au ciel, je n’y ferai jamais exceptĂ© madame du Lugei, personne ne forme des doutes injurieux fur la conduite de madame de Martigues, & je puis voir mon amie fans que de fĂącheuses craintes empoisonnent ce plaisir, M. de Montalais revient demain, il soupera ici; je lui parlerai de votre protĂ©gĂ© comme le marquis est trĂšs obligeant, je fuis Ă­ĂŻtre du succĂšs de ma nĂ©gociation. Vous me demandez ce qu'il dit , comment il se conduit ? Eh mais, il parle bien & se conduit mieux ; tout le monde l’aime, touc le monde l’ap- prouve. II est un peu rĂȘveur, il sĂ©toit austt l’hiver dernier. Madame de Martigues prĂ©tend en savoir la raison. Pour la premiere fois de Ă­Ă  vie elle se tait, elle est impĂ©nĂ©trable; ce secret lui pesĂ© un peu pourtant, elle en est fort occupĂ©e, & sans qu’-an l’interroge elle s’écrie, je ne le dirai pas. Madame de Mirait & moi nous cherchons des DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. 17 des dĂ©fauts Ă  cet aimable marquis ; le comte de Piennes soutient sou cousin parfait. Parfait , s'Ă©crie madame de Miran ! Ne souffrons point cela, ne convenons jamais qu'un homme puilfe ĂȘtre parfait. Nous examinons toutes deux le marquis , & nous vous ferons part de nos dĂ©couvertes. Sa figure est vraiment belle, noble, gracieuse; il faut se rĂ©soudre Ă  ne pas l’attaquer mais son esprit sera bien adroit, s’il nous cache le foible de Ion cƓur. Adieu, mon cher comte ; quelle lettre ! Ai-je Ă©crit tout cela? LETTRE V. E h bien, vous avez raison. Quand on n’est point nĂ©e inĂ©gale ou capricieuse , on devroit connoitre le principe de tous ses Ă­entimens ; on ne devroit pas dire , je fuis trijĂŹe , je ne fais pourquoi. Mais , mon ami, ce qu’on n’étoit point, on le devient ; j’ai de l’humeur , oui, de l’humeur, en vĂ©ritĂ©; le monde me lasse, la solitude m’etsraie, & tout m’ennuie. Vous me demandez ce qui pourroit trouble}' le calme de mon ame'Ă­ Rien assurĂ©ment; mais il est un calme aussi fĂącheux que la tourmente , au moins je le crois. Notre ame a besoin d’ùtrc agitĂ©e par une douleur aiguĂ«, ou par un plaisir Tome IV. B Lettres 18 vif si le sentiment de Tune ou le charme de l’autre n’en prelse les ressorts, ses mouve- mens fossiles & lents nous laissent dans l’in- action -, fans volontĂ©s , fans dĂ©sirs , lions exilions ; mais nous ne chĂ©rissons pas notre existence ; tous les objets nous deviennent indiffĂ©rais ; de cette indiffĂ©rence naĂźt l’ennui, des maux de la vie le plus insupportable. Je dis avec l’HĂ©loĂŻse de Pope, son foison cruel ternit le plus beau jour, flĂ©trit la verdure , ĂŽte aux fleurs leurs parfums, aux zĂ©plĂŹirs leur frai- cheur ; par lui tout languit, tout s'attriste dans la nature. Je fuis Ă  Neuilli depuis trois jours ma sƓur n’égaie pas mes rĂ©flexions parce qu’elle est nĂ©e vingt-deux ans avant moi, elle prĂ©tend me faire adopter ses opinions s dĂšs qu’elle commence Ă  disserter , je m’endors. Madame de Martigues viept me chercher demain elle m’écrit que le marquis de Montalais a disparu ; on ne le volt point, on ne le rencontre pas , on ne fait oĂč le trouver. Sur cela elle me dit cent folies. Elle voudroit m'apprendre , me confier, on ne lui a rien dit, elle a devinĂ© ; au fond rien ne l’engage au filence , pourtant elle a promis de se taire ; mais Ă  moi , me cacher.... Et puis elle jure de ne point parler. Comme vous voyez, le secret est tout prĂȘt d’échapper. Est-il vrai que la marquise de Montalais est laide, fort laide? Eh, bon dieu, ce seroit un bizarre assortiment ! DE LA COMTESSE DE SANCERRE. IA Vous voulez nos couplets, les voilĂ . Prenez garde au jugement que vous en porterez; si vous les trouvez mauvais, on ne vous accordera pas le sens commun ; si vous les louez , madame deMartigues dira ce pauvre comte ! la province a dĂ©jĂ  gĂątĂ© son goĂ»t. Adieu. LETTRE VI. JsF. viens de jouir d’un plaisir dĂ©licieux madame de Mirande est enfin rĂ©conciliĂ©e avec le riche frere de fa mere. II a dĂźnĂ© ici; lui- mĂȘme m’avoit priĂ©e d’inviter le comte de Termes ; tout est accordĂ© , touc est rĂ©glĂ©; le bon , rhonnĂȘte M. de MĂ©ri donne actuellement Ă  fa niece trente mille livres de rente, & lui allure les deux tiers de ses biens. Je ne perdrai point la douceur de loger avec elle, Termes consent Ă  s’arranger dans le pavillon qu’occupoit M. de Sancerre il est vaste, A peut aisĂ©ment fe partager en deux appar- temens commodes. Comme absolument je ne veux point changer d’état, tout ce cĂŽtĂ© de l’hĂŽ- tel m’est inutile. Le mariage de madame de Mirande est arrĂȘtĂ© pour le milieu du mois prochain. La vieille marĂ©chale de Termes est enchantĂ©e ; elle desiroit beaucoup cette union. Elle B ij ne donne rien Ă  son petit-fils, mais cĂźle se mĂȘle de tout. Des articles Ă  dresser, des marchands Ă  dĂ©soler, un lapidaire Ă  impatienter , des ouvriĂšres Ă  quereller, une liste a faire, dans laquelle il ne fera pas impossible de dĂ©sobliger cinq ou six de ses parens, cela Pegaie, l’amufe, la ranime. M. de Montalais consent Ă  recevoir le jeune officier que vout protĂ©gez il doit vous savoir Ă©crit. Sans exagĂ©ration, fa femme est odieuse. En voyant son portrait hier chez madame de Comminges , j’ai pensĂ© crier. II faut Pavouer, les parens font bien cruels ! Forcer un homme si aimable Ă  fe lier malgrĂ© lui Ă  cette laide hĂ©ritiĂšre ! Eh bien , il la traite avec tant d’égards , qu’elle semble ĂȘtre le choix de son cƓur. Cette femme est heureuse, mon chere comte , elle est vraiment heureuse aussi riche, plus jeune,-plus favorisĂ©e de la nature, que mon fort a Ă©tĂ© diffĂ©rent du sien ! Je 11c veux pas m’appefantir fur ces idĂ©es, elles m’altĂŹigeroient. Adieu. LETTRE VIL Yous me priez de vous confier nos remarques fur le marquis de Montalais , & vous m’en priez avec un empreiiement qui m’é- DE LA COMTESSE DE SaNÈERRE. 21 tonne. En vĂ©ritĂ© , nous sommes peu avancĂ©es dans nos observations. Madame de Mirande est trop occupĂ©e Ă  recevoir les fĂ©licitations de ses amis, Ă  partager la joie de Termes, Ă  jouir des transports d’un amant si tendre, pour se livrer Ă  des soins Ă©trangers & frivoles moi, dont rien n’affecte le cƓur , qui demeure spectatrice au milieu d’une sociĂ©tĂ© agitĂ©e par tant d’intĂ©rĂšts divers, je puis peut-ĂȘtre juger fans partialitĂ© tous ceux qui la composent. Je pense prĂ©cisĂ©ment de M. de Monta- lais ce que j’en penĂ­ois l’hiver dernier , je le trouve dangereux. Un homme qui joint Ă  la plus belle figure des qualitĂ©s rares, dont le cƓur dĂ©licat ne s’est point avili par ces passions folles & momentanĂ©es , par ces atta- chemens libres & vicieux, capables de dĂ©truire le goĂ»t du sentiment; un homme qui remplit si bien ses devoirs , montre tant d’humanitĂ©, de bontĂ©, qui est si distinguĂ© dans le monde, si cher Ă  ses parens , Ă  fes amis... ah ! oui, je 1c crois dangereux. Son humeur est Ă©gale ; il a l’esprit naturel, des talens , de la gaietĂ© , un son de voix si doux, de si beaux cheveux, Pair si fin, le rire si agrĂ©able !... Mon ami, une femme sensĂ©e devroit lui fermer sa porte i la mienne ne lui seroit peut-ĂȘtre pas ouverte s’il Ă©toit libre. Mais aprĂšs tout, qui fait si tant de dehors sĂ©duisans ne cachent point une ame faull’e , un esprit adroit, un cƓur cruel ! Une triste 11 iij 22 Lettres expĂ©rience m’apprit de bonne heure Ă  douter des rĂ©putations les mieux Ă©tablies j’ai examinĂ© des hommes admirĂ©s, peu se font trouvĂ©s dignes de mon estime ; vous ĂȘtes le seul peut- ĂȘtre dont les sentimens conformes Ă  la conduite ne dĂ©mentent point l’opinion qu’on m’avoit donnĂ©e de votre caractĂšre. Je ne fais pourquoi vous me parlez encore des projets de madame de ValancĂ© ; son neveu est riche , bienfait, sensible, charmant ! Tout cela peut ĂȘtre , mais qu’importe ? Je n’en veux point. Ma libertĂ© m'est chere, elle m'est plus chere que jamais ; elle fait ma joie , mon bonheur... Mon bonheur ! Est - ce que je fuis heureuse ?... Mon ami , j’éprouve pour la premiere fois que des dĂ©sirs vagues peuvent jetter du dĂ©goĂ»t fur des possessions rĂ©elles. VoilĂ  madame de Mirande belle comme un ange , & tendre comme AstrĂ©e ; elle se laisse tomber nĂ©gligemment sur des couffins ; je lui propose d’écrire. Je ne saur 0't. Ecrirai- je pour vous ? Ah ! oui. Que dirai-je de votre part? Tout ceqti’il vous -plaira. II me plaĂźt de vous assurer de sa tendresse & dĂš son amitiĂ©. Termes est Ă  Chantilli avec Comminges, ThĂ©mines & le marquis- de Montalais vous devinez le sujet de l’indolence de madame de Mirande ; depuis deux jours notre sociĂ©tĂ© n’est pas supportable. Madame de Mar- tigues tousse, le comte des siennes boite. de la comtesse de Sancerre. 2 z aiadame de ThĂ©mines rĂȘve, ma sƓur gronde , son mari crie, Saint-Maigrin projette, son frere lorgne, le vieux marĂ©chal conte, sa niecc boude, Duplessis ment, madame de Mirande bĂąille , moi je dors. -sĂȘ . . LETTRE VIII. Yods ĂȘtes surpris, trĂšs surpris de quelques expressions de mes lettres; plus surpris encore de m’entendre dire, en parlant de madame de Montalais Mon fort a Ă©tĂ© bien diffĂ©rent dit fien. Aucun mari, pensez-vous, n eut de plus tendres Ă©gards pour [a femme que le comte de Sancerre ; & Ă­ĂŹ une antipathie inconcevable n’avoit fermĂ© mes yeux fur son mĂ©rite , je n’au- rois pas prĂ©fĂ©rĂ© le sĂ©jour de Mondelis Ă  la douceur de rendre heureux un homme aimable, dont j’éteis passionnĂ©ment aimĂ©e. AimĂ©e ! j’étois aimĂ©e moi ? passionnĂ©ment aimĂ©e ! Ah ! mon chere comte, vous ĂȘtes loin TTimaginer combien cette espece de reproche m’afflige, quelle blessure cachĂ©e & profonde il peut r’ouvrir ! Le tems , mes amis, la dissipation, un peu de philosophie ont ramenĂ© le calme dans mon esprit, mais fans effacer la trace des traits cruels dont mon cƓur se sentit percer dans le cours de cette union , en apparence fi bien assortie . B iv 24 Lettres Depuis quatre ans m’avez-vous vue inĂ©gale ou bizarre? Suis-je incapable Rattachement, de reconnoiĂ­sance, de tendresse ? Mes goĂ»ts ont - ils changĂ© ? Appercevez-vous de Pinconf- tance dans ma conduite, de la variĂ©tĂ© dans nies deĂ­ĂŹrs ? Pourquoi M. de Sancerre eĂ»t-il seul Ă©prouvĂ© mes caprices ? Mes procĂ©dĂ©s Ă  l’égard des autres n’ont-ils pas dĂ» vous faire rĂ©flĂ©chir , vous faire dĂ©couvrir une contrariĂ©tĂ© frappante entre ma façon naturelle de penser, d’agir, & le caractĂšre que l’on m’a donnĂ©? Vous n?aimez , vous nĂ­estimez , & votre prĂ©vention subsiste ! & vous croyez qu'attentive au bonheur de tout ce qui m'environne , j’ai pu rendre mon mari malheureux ! Et fur quoi donc m’estimez-vous ? Vous Ă©tiez attachĂ© Ă  M. de Sancerre; quand il futbleilĂ©, vous remplĂźtes Poffice d’un gĂ©nĂ©reux ami; vous-mĂšme l’enlevĂątes du champ de bataille; & s’il avoir pu parler, je ne doute point que, Rayant plus rien Ă  mĂ©nager, la vĂ©ritĂ© ne fe fĂ»t une fois Ă©chappĂ©e de fa bouche ; peut-ĂȘtre dans les derniers instans il eĂ»t osĂ© vous confier son secret , & l’extrĂȘme condescendance d’une femme accusĂ©e par lui - mĂȘme de tant d’inflexibilitĂ©. Vous Rave z point connu M. de Sancerre; non , mon cher comte, vous ne Pavez point connu. Est-ce dans les camps, Ă  la cour, au milieu des cercles oĂč l’on fe rencontre , qu’il est possible d'approfondir le caractĂšre & de DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 2s juger du cƓur d’un homme ? Si on vous demandoit un portrait fĂŹdele de cet ami , quels traits emploieriez-vous pour le tracer ? San- cerre Ă©toit hardi , courageux, diriez-vous; il aĂ­rnoit la guerre & s’y conduisoit bien j noble dans fa dĂ©pense , il tenoit un grand Ă©tat, savoir plaire Ă  son maĂźtre, & ne nĂ©gligoit point sa fortune. Je sus son exĂ©cuteur testamentaire, je trouvai ses affaires en ordre , & ses biens augmentĂ©s par son Ă©conomie. Quel Ă©loge, mon ami ! A la honte des mƓurs , tout foible qu’il est , peu des .pareils de M. de Sancerre le mĂ©ritent peut-ĂȘtre. Mais n’avoir pas des vices greffiers , est-ce ĂȘtre honnĂȘte? Ne pas se conduire sur tous les points d’une façon rĂ©voltante, est-ce allez pour paroĂź- tre estimable aux yeux d’une femme Ă©clairĂ©e- & dĂ©licate? J’ai toujours Ă©vitĂ© d’entrer avec vous dans ces inutiles dĂ©tails. L’amitiĂ© qui vous lioit Ă  M. de Sancerre , devoit vous Ă©loigner de Ă­ĂŹt veuve. L’emploi dont il vous chargea, vous força de la voir j bientĂŽt vous vous plĂ»tes Ă  cultiver une connoissunce que peut - ĂȘtre vous n’auriez pas cherchĂ©e. J’ai respectĂ© la mĂ©moire de M. de Sancerre, je vous ai laissĂ© votre prĂ©vention , je veux vous la laisser encoremais soyez sĂ»r qu'un caprice ne me Ht point prĂ©fĂ©rer le sĂ©jour de Mondelis Ă  la maison de mon yiari. Son intĂ©rĂȘt, la bontĂ© de mon cƓur, une fiertĂ© dĂ©cente, la crainte de n’ĂȘtrc pas toujours mai- 26 LettrĂ©s treĂ­Te de moi - mĂšme , m’engagerent enfin Ă  vivre loin d’un ingrat, qui peut-ĂȘtre m’étoit cher encore, malgrĂ© la connoiflĂŹmce quej’avois alors de son caractĂšre. Ne vous Ă©criez pas, ne rappeliez point les vains discours de la multitude ; souvencz-vous que je sois vraie. Oui, j’ai aimĂ© le comte de Sancerre , il possĂ©da tout mon cƓur si vous saviez.... Mais ne parlons plus d’un tems de ma vie, dont lefouvenit m’est encore pĂ©nible. Adieu. Madame de Martigues me dit hier de vous gronder de fa part, j’ai oubliĂ© pourquoi. LETTRE. IX. J E vais enfin vous communiquer nos remarques sor M. de Montalais. On vante fa douceur , son Ă©galitĂ© , fa sagesse. PremiĂšrement il n’est point du tout aisĂ© Ă  vivre , un rien le fĂąche, & ce sage boude comme un enfant. J’allai hier Ă  l’opĂ©ra ; jamais jc ne me sois tant ennuyĂ©e madame de Planci y Ă©toit c’est une singuliĂšre femme ! elle fe multiplie, on la voit par-tout, je ne sors point fans la rencontrer ; ne trouvez - vous pas qu’il y a long-tcms qu’elle fe montre ? Le marquis vint dans ma loge j madame de BE LA COMTESSE DE SANCERRE. 2/ Planci lui fit des signes, des signes redoublĂ©s » il alla lui parler; leur conversation fut longue , animĂ©e; l’un s’exprimoit avec feu , l’au- tre avec vivacitĂ© madame de Planci parois- Ă­bit enchantĂ©e ; & quand M. de Montalais revint, la joie brilloit fur son visage. Je m’a- visai de lui dire que madame de Planci se coĂ©fi- foit mal, qu’il devroit l’en avertir. Vous n’a- vez jamais vu un homme se dĂ©concerter de la sorte il rougit, resta interdit, ne parla plus. En sortant je pris la main du chevalier de NĂ©mond , le marquis donna la sienne Ă  madame deMartigues. Je l’entendis lui dire, je fuis malheureux , bien malheurĂȘux! Le reste du soir^ il ne prononça pas dix paroles, il brouilla tout au jeu , ne savoit Ă  table ce qu’il faisoit ĂŽ quelle humeur contre moi ! il ne pouvoit me pardonner d’avoir offensĂ© le goĂ»t de madame de Planci , ou l’adresse de ses femmes. Oh ! M. de Montalais n’a pas tout le mĂ©rite que madame de Martigues lui trouve ; non, il ne l’a pas. Si peu maĂźtre de lui, ne pouvoir cacher son trouble , son agitation , cela dĂ©cele bien de la foibleffe dans cette ame si noble , si supĂ©rieure ! Et puis , je hais la faussetĂ©. Pourquoi se parer d’une feinte indiffĂ©rence ? Est-ce un excĂšs de vanitĂ© qui l’engage Ă  se montrer peu susceptible de paffion? An- nonce-t-il sa sagesse comme un prĂ©servatif contre ses agrĂ©mens ? En vĂ©ritĂ©, je le crois c’est la crainte d’ĂȘtre aimĂ©, suivi, tourmentĂ©, qui Lettres 28 le rend malheureux , trĂšs malheureux. Eh bien, j’étois prĂȘte Ă  me tromper Ă  son caractĂšre , je prenois pour lui l’eltime la plus Ă­ĂŹncere. Cet homme est.... j’en fuis fĂąchĂ©e ; mais il est .... il est comme les autres. AprĂšs tout, c’est tant mieux. Madame de Thianges difoit hier, Ă  propos de la mauvaile humeur du marquis monsieur de M ont niai s ne peut trop perdre de ses qualitĂ©s intĂ©rieures aux yeux d’une femme sensĂ©e qui l'examine. Elle a bien raison , il lui en restera toujours atfez pour sĂ©duire une femme ordinaire. Ne voilĂ -1-il pas le marquis de Limeuil ĂȘrevenu d’Efpagne '{ Ne recommence-t il pas Ă  m’impatienter ? Tout le monde me parle de ses senti mens , de leur constance, de fa maison , du titre qu il espere ; je lie vois que son obstination eh mon Dieu , ne me laiĂ­sera- t-on pas tranquille ? Je ne veux ni de Limeuil ni des autres. Qui pourroit me plaire Ă  prĂ©sent, mĂ©riter le sacrifice de mon heureule libertĂ© ? Personne , non , mon ami, personne. Je reçois Ă  l’instant une lettre de madame deKerlanes elle me fait de grands remercie- mens , elle m’en fait trop. Le petit billet de fa fille m’a touchĂ©e ; l’une L l’autre mettent bien du prix Ă  un lĂ©ger service. En vĂ©ritĂ© , mon cher comte, donner, c’est se procurer un plaisir sĂ»r, & selon moi trĂšs indĂ©pendant de ceux qu’on oblige leur reconnoiĂ­fance y ajoute peu ; leur ingratitude ne le dĂ©truit pas. DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 2I Je vous ai promis des Ă©c'airĂĄjsemens , je m’eti souviens j ne me press-Z pas, e vous les donnerai ; vous en ferez part Ă  madame de Ker- lanes ses idĂ©es fur le marĂ©chal de Tende tn’ont blessĂ©e , je se rois fĂąchĂ©e de les lui laisser. Adieu. Ales complimens Ă  madame de Mariadek si elle n’étoĂ­t pas votre sƓur, je ne pourrois lui pardonner de vous garder si long-tems. LETTRE X. L Ă©quitĂ© m’oblige Ă  vous apprendre que j’avois trĂšs mal interprĂ©tĂ© la conduite & les feutimens du marquis de Montaiais. Madame de Planci le pria il y a quelques jours d’arranger une assure dĂ©licate entr’elle & son frere ; cette affaire terminĂ©e au grĂ© de ses dĂ©sirs , elle remercient le marquis de ses foins. CharmĂ© de la voir contente , il rapporta de fa loge un air gai ; fa joie naiffoit de la bontĂ© de son cƓur, elle me donna de trĂšs fausses idĂ©es. Nous devrions ĂȘtre toujours en garde contre je ne lais quelle malignitĂ© qui nous porte Ă  prononcer fans examen, Ă  dĂ©cider fur de lĂ©geres apparences. Tout d’un coup madame de Planci s’est peinte Ă  mon esprit comme une 30 Lettres folle, & j’ai vu le marquis passionnĂ© pour elle. J’ai tort avec l’un & avec l’autre, ils l’ignorent j mais je le fais , & je me le reproche. Que votre absence m’afflige ! Quoi, vous ne reviendrez pas ? Je voudrois vous voir , j’aurois besoin de vous entretenir. On n’éerit pas tout ce qu’on pense; depuis un peu de teins je ne fuis pas dans mon Ă©tat naturel; j’ai des vapeurs peut-Ăštre ; c'eĂ­t un mal fans douleur, n’est-ce pas ? L’imagination fe frappe , le fixe fur un objet, on le voit toujours, on veut en vain n’y pas songer, la mĂȘme idĂ©e revient fans cĂ©dĂ©; le moindre bruit cause de la terreur , le cƓur palpite, on ne fait ce que l’on dĂ©sirĂ© ; on veut, on ne veut pas ; rien ne plaĂźt, tout fatigue... Mon dieu, c’eĂ­t ma situation ! Je crains fans deviner ce qui m’effraie ; souvent je fuis comme une personne qui se voit poursuivie , veut s’échapper , fuit, court, & croit toujours qu’on va l’atteindre. J’attends vos lettres avec impatience ; les paroles d’un vĂ©ritable ami, dit un sage , font un baume adoucissant pour les blelfures de l’ame ; j’aimerois Ă  vous ouvrir la mienne. Vous avez ma confiance, vous ĂȘtes prudent; votre amitiĂ© Ă©claireroit mes dĂ©marches , elle me fauveroit.. . . mais de quoi? de qui? oĂč font mes dangers ? Mon esprit fe trouble & ma raison s’égare, eflet de la cruelle maladie.... Ah ! mon cher comte, je fuis changĂ©e ; tous de la comtesse de Sancerre. Zl les objets qui m’environnent le font Ă  mes yeux. Je vous aime pourtant, je vous aime toujours de mĂȘme. VoilĂ  madame de Martigues. De madame de Martigues . Oui, me voilĂ , bonjour; finissez - vous ? partez-vous? arrivez-vous? N’ùtes-vous pas fou de rester si long-tems Ă  Rennes? Et fi, que fait-on lĂ  ? Comment ! ne pas accourir fĂ©liciter madame de Mirande & votre ami Termes ? Et puis, c’est que vous allez devenir ennuyeux ! Ces gens d’affaires vous rendront pesant, grave, maussade comme eux. A propos d’ennuyeux, M. le comte de siennes me proteste , me jure que je ne puis me dispenser de FĂ©pouser avant la fin de Fhiver. Madame de Sancerre est de son avis, vous ne manquerez pas d'en ĂȘtre auíßÏ. Pour madame de Mirande, elle voudroit marier tout Funivers. Savez-vous bien qu’il est des mo- mens oĂč mon bon gĂ©nie m’abandonne, oĂč je fuis tentĂ©e, oĂč l’exemple de madame de Mirande pourroit.... Ah, la mauvaise pensĂ©e qui me vient-lĂ  ! Nous verrons. Je ne promets rien. J’ai besoin d’un exemple plus frappant encore, de celui de madame de Sancerre , je mĂ©dite un grand dessein, elle Pi- gnore , vous ne le saurez point ; je veux vous faire admirer un jour ma prĂ©voyance, Lettres l’étendue, la profondeur de mes vues. Je fuis lĂ©gere , dit-on; eh oui, lĂ©gere vous verrez , vous verrez. Adieu. Mille & mille tendres complimens Ă  madame de Mariadeck. De madame de Sancerre. Elle a rempli tout mon papier, il m’en reste Ă  peine allez pour vous assurer encore de mon amitiĂ©. LETTRE XI. I ]n paresse , ni Y indiffĂ©rence ne m’ont fait passer une semaine sans vous Ă©crire ; je n’étois point Ă  Paris. En arrivant, je me hĂąte de vous apprendre mes aventures. Lundi dernier nous Ă©tions feules , madame de Mirande & moi ; madame de Martigues vient, puis madame de ThĂ©mines; on cause, on rit, on ne fait de quoi n’importe , cela amuse. Tout d’un coup il s’éleve une idĂ©e dans la tĂšte de madame de Martigues. Ma chere , me dit-elle , je fuis lasse du monde, j’afpire Ă  la retraite; Paris est fatigant; voir toujours les mĂȘmes objets , entendre fans cesse mĂ©dire , fe trouver tous les soirs au milieu de ce triste cercle de foux qui extra vaguent & ne DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. ZZ ne sont point plaisans ; quelle maussade uniformitĂ©! GoĂ»tons au moins la douceur d’un peu de variĂ©tĂ© ; par exemple , ennuyons- nous nous-mĂšmes. Cela fera difficile, dit madame de Mirande , on ne s’ennuie jamais avec ceux que l’on aime. Oh que si, reprend madame de Martigues ; mais essayons, partons toutes quatre pour la terre que je viens d’acheter; que personne au monde ne le sache on nous cherchera, on 11e nous trouvera point. Que de mauvais propos fur cette Ă©tonnante Ă©clipse! On fera les plus sottes hiffoires, les contes les plus ridicules ! Nous en rirons bien au retour. Comment m’arranger avec M. de ThĂ©mines, dit la jeune-marquise? Oh, ne jouez donc pas ainsi la tendre Ă©pouse , reprend madame de Martigues; ne pouvez-vous pas lui dire que vous allez Ă  Versailles? Elle y consent. Madame de Mirande fait ses objections ; on les rejette ; elle se rend , je me laisse sĂ©duire, la partie se dĂ©cide , on se promet le secret, le lendemain nous partons. Une maison charmante, quantitĂ© de lumiĂšres , un appartement gai nous inspirent la joie , & nous voilĂ  Ă  rire de tous nos amis, Ă  nous peindre leur Ă©tonnement, Ă  nous reprĂ©senter leurs physionomie^surprises & inquiĂ©tĂ©s. Madame de Martigues se met Ă  contrefaire le comte de Piennes. Le voyez-vous Ă  ma porte, dit-elle, disputant avec mon suisse ? T orne IV. C L È T T R E S 3i Elle n'y est pas ? Non. On ne l'attend pas ? Non- Eli ce Jbir, ni demain , ni aprĂšs ĂŹ Non. On ne fait ok elle est? Non. Je fuis mort ! Et le suisse toujours non. Nous imaginons qu’il court chez moi personne. Chez les autres pas la moindre dĂ©couverte. Quatre femmes envolĂ©es, disparues ! que penser? que croire? Mais ce pauvre Termes, dit madame de Mirande , il va se dĂ©soler , & ses chagrins ne m’amusent point. Madame de Martigues a rĂ©ponse Ă  tout ; Termes ejl raisonnable , il prendra patience . Mon mari me fera enfermer, dit madame de ThĂ©mines. Eh bien, nous irons vous voir au couvent. Je l'assure que ma sƓur va mettre le scellĂ© chez moi. Tant mieux , nous plaiderons Vavaricieuje pour divertissement d'effets. Et tout de suite, faisons des couplets, s’écrie t-elle , contre nos amis & contre nous ; Ă­'ur-tout ne nous mĂ©nageons pas , afin de pouvoir honnĂȘtement peser sur les autres. Cette belle proposition est applaudie ; nous nous rangeons autour d’une table ; on prend la plume, on rĂȘve , on s’applique ; Eu ne tape du pied , l’autre met ses doigts dans ses cheveux ; je ne fais par oĂč commencer j pour madame de Martigues , rien ne l’arrĂšte , fa plume court, tout ce qui se prĂ©sente est Ă©crit. Au milieu de cette grave occupation, nous sommes interrompues par un bruit de chevaux» il se fait entendre dans la tour ; des voix con- de la comtesse de Sancerre.' Zs fuses s’y mĂȘlent, on veut entrer , les valets rĂ©silient. Madame de Miran , prĂȘte Ă  s’évanouir, crie mon- dieu ! des assassins ! Je pĂąlis ; madame de Thernines se cache le visage; madame de Martigues Ă©crit toujours , fait signe de la main , & demande un peu de silence. La porte est bientĂŽt forcĂ©e, les voleurs se prĂ©cipitent dans le Ă­Ăąllon. C’eĂ­t ThĂ©mines , le comte de Piennes , Termes, Comminges , fa femme, ses deux sƓurs , & M. de Monta lais, plus charmant en habit de campagne , qu’ii ne le parut jamais. VoilĂ  madame de Martigues dans des Ă©clats de rire si grands, si redoublĂ©s, qu’ils excitent ceux de tout le monde. On veut se parler , impossible ; on ne s’entend point ; une heure se passe avant qu’on ait pu se dire bon soir. Je me plains de la trahison ; madame de ThĂ©mines s’avoue l’indiscrette ; on la gronde, son mari la dĂ©fend , il obtient sa grĂące , la joie augmente. De ma vie je n’ai fait un souper plus agrĂ©able. Six jours passĂ©s dans cette riante campagne se sont Ă©coulĂ©s comme un instant. M. de Montalais en est parti pour aller chercher la marquise Ă  Saint - Cernin & la ramener Ă  Paris. Mon dieu, combien il est aimĂ© ! Ses amis ne pouvoient se sĂ©parer de lui. On l’embrassoit, on lui faisoit promettre de revenir promptement; Ă  peine lui accordoit-on le tems nĂ©cessaire Ă  ce petit voyage. Eh ! tout C ij Lettres Z6 m’engage Ă  presser mon retour, disoit-il au comte de Piennes d’un air touchĂ©, d’un ton attendri,- tout me rappelle ici, j’y laisse tout ce qui m’est cher ! II ne compte pas rester plus de douze jours absent. On m’apporte votre troisiĂšme lettre , je la lirai chez madame de Comminges, oĂč je vais souper ; depuis un quart-d’heure je fais attendre madame de Thianges que j’y mene. Adieu. . A une heure du matin. Toujours des plaintes de ma parejse. Vous me grondez, vous craignez, vous r'osez me dire _Et puis cent questions. Mon ami, je n’y veux pas rĂ©pondre , je n’y saurois rĂ©pondre. Pour les dĂ©tails que vous me demandez, vous les aurez incessamment. Bon soir, je vais chercher du repos ; je ne fais si j’en trouverai.... Allons, mon cher comte, encore une question. Eh pourquoi , madame , pourquoi t?en trouveriez-vous pas? Vous devenez curieux , vous ĂȘtes tout prĂȘt Ă  devenir indiscret; je vous l’ai dĂ©jĂ  dit, on n’écrit pas tout ce qu’on pense. LETTRE XII. JJ" E vais remplir ma promesse, justifier le marĂ©chal de Tende, & vous apprendre pour- DE LA COMTESSE DE SANCERRE. Z? quoi M. d’Estelan dĂ©shĂ©rita son fils. Ni ma merel, ni le marĂ©chal n’étoient capables de Ă­e livrer Ă  un vil intĂ©rĂȘt ne les jugez pas fur les discours d’une femme prĂ©venue ou mal instruite ; jugez-les fur leur conduite & fur les faits. Le comte de Dammartin , veuf, ĂągĂ© de cinquante ans, ne songeant point Ă  reprendre de nouveaux en gage mens, riche par ses places , par les bienfaits du roi , maria fa fille unique au marquis de ThorĂ© , lui fit une donation de tous ses biens , & fe rĂ©serva seulement la terre de Mondelis. Deux ans aprĂšs il aima Ă©perdument la sƓur du comte d’Estelan. Le peu de fortune de cette demoiselle la condamnoit Ă  une triste retraite. Son frere ruinĂ© comme elle , par la perte d’un procĂšs considĂ©rable, prĂȘt Ă  passer Ă  la Martinique , oĂč l’appelloit un ami qui y com- mandoit alors, la pria, la pressa de prĂ©fĂ©rer la main du comte de Dammartin au voile qu’elle alloit prendre. Elle fe maria, il partit, je vins au monde la sixiĂšme annĂ©e de cette union , & je perdis mon pere avant d’avoir pu le connoitre. Veuve Ă  vingt-sept ans , rĂ©duite Ă  une pension de dix mille livres, ma mere fixa son sĂ©jour Ă  Mondelis. Comme cette terre dcvoit ĂȘtre tout mon bien , elle prit un foin particulier de la rendre fertile, fit chaque annĂ©e de petites acquisitions, & fans nĂ©gliger d’env- C iij Lettres 38 bellir sa demeure, elle parvint Ă  doubler la valeur d’une terre qui dans les mains de mon pere Ă©toit seulement une maison de plaisance. De toutes celles qui m’appartiennent Ă  prĂ©sent, Mondelis est Punique oĂč j’aimerois Ă  vivre; tout y est intĂ©ressant pour moi, je m’y vois entourĂ©e des marques de la tendresse de ma rnere , de ses foins, de ses bontĂ©s ! Ses cendres y reposent, elles me rendent ce sĂ©jour cher & respectable. O mon ami , combien j’ai versĂ© de larmes sur le marbre qui les couvre! combien de fois j’ai appellĂ© ma mere du fond de son tombeau ! Combien j’ai regrettĂ© cette amie dont les conseils eussent Ă©tĂ© si nĂ©cessaires Ă  ma jeunesse , dont les consolations eussent Ă©tĂ© si adoucissantes pour mon cƓur affligĂ© ! O11 m’éleva feus les yeux de la comtesse de Dammartin ; elle-mĂšme prĂ©sida Ă  mon Ă©ducation , & remplit mon esprit de ces maximes simples & vraies, qui accoutument Ă  penser juste, Ă  aimer ses devoirs, Ă  les suivre sans estent. Sincere, ingĂ©nue, je ne connoiĂ­lĂČis ni le doute, ni la dĂ©fiance occupĂ©e de ces douces assections dont l’enfance est susceptible, tous mes momens Ă©toient heureux, quand on ossrit M. de Sancerre Ă  mes regards, comme un homme destinĂ© Ă  partager mon bonheur, & Ă  l’augmenter. Le marĂ©chal de Tende, son oncle maternel , avoit toujours eu le projet de nous unir ; DE LA COMTESSE DE SANCERRE. Z9 parent & ami du comte de Dam martin , il respectoit sa veuve , la chĂ©riĂ­soit, la viĂ­itoit souvent, paĂ­soit des mois entiers Ă  Mondelis, nPaimoit tendrement, & laissoit voir des intentions que la mĂ©diocritĂ© de ma fortune ren- doit trĂšs - avantageuses pour moi. Vous savez que le comte de Sancerre , restĂ© orphelin dĂšs le berceau ,ne devoit pas s’atten- dre Ă  l’opulencc dont vous Pavez vu jouir. Ses pareils prodigues & nĂ©gligens , moururent jeunes, lassant Ă  leur fils des biens en dĂ©sordre, & des terres en dĂ©cret. Le marĂ©chal, habile dans les affaires, accepta la tutele, paya les dettes, se 6t adjuger les terres, les remit en valeur. Seul crĂ©ancier de son pupille, ses avances absorbĂšrent les deux tiers d’un hĂ©ritage qu’elles rendoient considĂ©rable ; ai n st M. de Sancerre fut Ă©levĂ© dans une extrĂȘme dĂ©pendance de son oncle ; & comme il Ă©toit naturellement intĂ©ressĂ© , qu’il attendoit tout de fa tendresse & de ses bontĂ©s . il lui montra touiours la plus grande soumission. Je n’avois pas encore treize ans lorsque le marĂ©chal de Tende instruisit ma mere de ses desseins fur le comte & fur moi. Madame de Dammartin reçut avec joie, mĂȘme avec recon- noissance, la proposition d’un Ă©tablissement qui surpassent ses espĂ©rances. Notre mariage sut secrĂštement arrĂȘtĂ©; & malheureusement pour moi, le tems, ni les Ă©vĂ©nemens, ne changĂšrent point la disposition de nos parons. C iv Lettres 40 Trois mois aprĂšs cet arrangement pris, M. d’Estelan arriva en France. 11 se fit un plaisir dĂ©licat de venir Ă  Mondelis surprendre une sƓur chĂ©rie, qui depuis dix-neuf ans avoit eu rarement de ses nouvelles, & n’attendoit plus son retour. Leur premiere entrevue fut touchante ; ils s’embrassoient , pleuroient, s’interrogeoient tous deux Ă  la fois; des larmes de joie interrompoient leurs discours; ils recommençoient Ă  se presser tendrement , Ă  se demander s’ils n’étoient pas sĂ©duits par une douce illusion , s’ils jouissoient vraiment du bonheur de se voir& d’étre rĂ©unis. Ces mouvemens vifs & naturels un peu calmĂ©s, M. d’Estelan apprit Ă  ma mere qu’en s’éloignant de la France il avoit le projet d’é- pouser une riche veuve , dont son ami lui mĂ©nageoit la bienveillance & la fortune ; mais comme le cƓur rejette souvent les conseils de la raison, ce dessein resta sans esset. Une jeune Espagnole , descendue d’une longue suite d’illustres aĂŻeux, ne possĂ©dant que ses titres & les agrĂ©mens de fa personne , lui inspira de la tendresse; il l’épousa ; elle lui donna un seul fils. Depuis un an la comtesse d’Estelan ne vivoit plus ; son mari , dĂ©solĂ© de sa perte , dĂ©goĂ»tĂ© d’un pays oĂč fa complaisance pour une femme adorĂ©e le fixoit, se hĂąta de vendre ses habitations . & de repasser dans fa patrie ,afin d’y jouir paisiblement d’une grande fortune, acquise par les soins d’un ami, par de longs voyages & de pĂ©nibles travaux. DE LA COMTESSE DE S. 4 NCERRE. 41 Ma mere se plaignit de ce qu’il n’avoit point amenĂ© son fils Ă  Monde!!s. M. d’Este- lan soupira ; & jettant sur moi des regards attendris hĂ©las! dit-il , pendant son enfance je le destinois Ă  ma niece ; mais qu’il est peu digne d’AdĂ©laĂŻde & de moi ! C’est un sujet sans espĂ©rance , grossier dans ses idĂ©es, brusque , farouche , opiniĂątre; aucun Ă©gard ne l’arrĂȘte, aucun frein ne le retient ; il sacrifie tout Ă  ses moindres fantaisies ; les caresses , les menaces, la condescendance, la rigueur, rien ne change , rien n’adoucit un naturel fougueux, hardi, indomtable ; il a causĂ© la mort de sa mere, il causera la mienne. Je ne puis me consoler d’avoir donnĂ© la vie Ă  un sauvage capable d’avilir mon nom, de le dĂ©shonorer peut-ĂȘtre , de le rendre odieux. Ma mere s’efforça de calmer la douleur de son frĂ©tĂ© , & pendant plusieurs jours elle parvint Ă  suspendre ses chagrins. II la pressa de quitter fa retraite , de retourner Ă  Paris, d p y vivre avec lui. II vouloir , difoit-il, partager fa fortune entre son fils & moi la comtesse de Dammartin lui promit de s’arranger pour satisfaire ses dĂ©sirs ; il nous quitta , charmĂ© de cette espĂ©rance niais un Ă©vĂ©nement imprĂ©vu dĂ©truisit tous ses projets de bonheur. M. d’Estelan avoir amenĂ© en France une nĂ©gresse; elle leservoit depuis long-tems en qualitĂ© de femme de charge. Deux petites Lettres 42 noires fort bien. faites compofoient toute la famille de cette esclave. Zabette, l’ainĂ©e de ces deux filles , inspiroit une forte passion au jeune d’Estelan Ă©levĂ©e dans les maximes europĂ©ennes, Zabette se refusoit aux dĂ©sirs de son amant. Sa rĂ©sistance les rendit si viotens , qu’emportĂ© par l’amour, par l’impĂ©tuositĂ© naturelle de son tempĂ©rament, il lui proposa de l’épouser. Zabette se dĂ©plaisoit en France, elle regrettoitsa patrie; l'ostrĂ© de l’y reme- ner, de la fairĂČ palier de l’esclavage au rang de co m testĂ© d’Estelan, de la rendre maĂźtresse d’une riche habitation, sĂ©duisit la jeune noire. Elle consentit Ă  quitter sa mere , Ă  suivre son amant. PressĂ© d’ĂȘtre heureux, guidĂ© par son in- discrette passion, cet amant inconsidĂ©rĂ© trompa la vigilance de son gouverneur, forqa le coffre - fort de son pere, y prit pour plus de fix cent mille livres de lingots d’of, quelques pierreries ; & rĂ©chappant la nuit avec Zabette , il courut fans s’arrĂ«ter , arriva Ă  Brest , oĂč trouvant un vaisseau prĂȘt Ă  mettre Ă  la voile, il s’cmbarqua aprĂšs avoir Ă©crit cette lettre Ă  son pere “MONSIEt] R, „ Epoux de Zabette, content du fort que „ j’ai su me faire, je vais courir les mers, j, vivre Ă  ma fantaisie, & chercher l’espece de „ bonheur qui me convient. Vous pouvez, M monsieur, me regarder comme si je n’étois DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 4Z „ plus ; jamais je n’aurai la hardiesse de re- „ paroĂźtre Ă  vos yeux. „ M. d’Estelan revenu!r de Mondelis Ă  Paris, quand il rencontra fur la route un de ses gens dĂ©pĂȘchĂ© vers lui pour l’instruire de l’évasioii de son fils , de l’ouverture de son cossre-sort, & de l’enlevement deZabette. Le comte sut fi douloureusement assectĂ© de cette aventure, que sa santĂ© dĂ©jĂ  altĂ©rĂ©e s’assoiblit tout-Ă -fait. II tomba dangereusement malade ; nia mcre apprenant son Ă©tat, me mit Ă  l'abbaye du Martrai, & sc rendit en diligence auprĂšs de son frĂ©tĂ©. M. d’Estelan eut une longue maladie, souffrit beaucoup, revint un peu, mais fa convalescence ne promit point le retour de ses forces. Il languit plus de huit mois ; ni les secours de sart, ni les consolations de l’ainitiĂ© ne purent ranimer un cƓur brisĂ© pac la tristesse. Tous ses biens Ă©toient acquis,* il avoit le droit d’en disposer. DĂ©testant la bassesse de son fils, il le dĂ©shĂ©rita par un acte authentique, & confirma cette exhĂ©rĂ©dation dans son testament. 11 me nomma lĂ©gataire universelle de tous se8 effets, Ă©valuĂ©s Ă  prĂšs de trois millions. II m’en rendit maĂźtresse dĂšs l’instant de fa mort, me chargeant de payer Ă  son fils une pension viagĂšre de vingt mille livres, s’ilreve- noit en France & s’y trouvoit dans le besoin. Peu de tems aprĂšs avoir fait ce testament, Lettres 44 que ma mere ne dilĂ­upas , M. d’EĂ­lelan expira dans les bras d’une sƓur qu’un si brillant hĂ©ritage ne consola point de sa perte. En qualitĂ© de ma tutrice , elle fut mise en poĂ­seflion de toute la fortune de son frere. Le marĂ©chal de Tende, alors chargĂ© d’une nĂ©gociation sĂ©crĂ©tĂ© & importante , Ă©toit en Savoie quand M. d’Ettelan arriva en France. II n’en revint qu’un mois aprĂšs fa mort; il ne le connoiisoit point, comment auroit - il dirigĂ© ses volontĂ©s ? Noble , juste & dĂ©sintĂ©ressĂ©, il n’eĂ»t jamais excitĂ© un pere Ă  punir. Vous ĂȘtes surpris, peut-ĂȘtre , en me voyant dĂ©fendre avec chaleur le caractĂšre d’un homme qui fur la fin de fa vie m’a donnĂ© des marques de haine. II devint mon ennemi , je l’avoue ; mais je ne dois pas me plaindre de lui ; il me crut bizarre, dissimulĂ©e , ingrate ; comment n’auroit-il pas cessĂ© de m’aimer ? Sa prĂ©vention n’a point Ă©teint mon amitiĂ© , elle n’a point affoibli ma reconnoissance ; vous admirĂątes Ă  Mondelis le tombeau que j’ai Ă©levĂ© Ă  la mĂ©moire de cet homme respectable. Ce n’eft point un monument consacrĂ© Ă  l’orgueil, Ă  la vanitĂ©; noii, c’esĂŹ celui d’une tendre vĂ©nĂ©ration , d’un souvenir toujours prĂ©sent, toujours cher. De tant de peines dont M. de Sancerre se plut Ă  me faire sentir l’arnertume, la plus vive encore au fond de mon cƓur eĂ­fc cette faussetĂ© , cet art cruel qu’il employa pour me-ravir l’estime & Passection de ce sensible, de ce gĂ©nĂ©reux parent. DÂŁ LA COMTESSE DE SANCERRE. 4s En revoyant le marĂ©chal de Tende, ma mere s’applaudit de pouvoir donner une riche hĂ©ritiĂšre Ă  son neveu ; elle vit M. de San- cerre ; il avoir alors vingt-quatre atis ; il lui parut formĂ© pour plaire ; elle souhaita que l’union de nos cƓurs prĂ©cĂ©dĂąt notre engagement. Le marĂ©chal convint de mener ion neveu Ă  Mondelis, dĂšs que les affaires de ma mere lui permettroient d’y retourner. Peu de tems aprĂšs elle revint j je sortis du couvent. Deux mois se passerent encore sans que rien. troublĂąt l’heureufe tranquillitĂ© de mon cƓur; mais l’instant approchait oĂč ma propre expĂ©rience devoit rapprendre que sapparente augmentation de notre bonheur est souvent ia cause cachĂ©e de son entiere destruction. En voilĂ  aĂ­sez, mon cher comte , pour satisfaire votre curiositĂ© & lever les doutes dc madame de Kerlanes. Je n’ai jamais eu de lumiĂšres fur le Tort du jeune d’Estelan ; j’en ai cherchĂ© , mĂȘme avec foin , mais fans succĂšs. MalgrĂ© fa faute , ses droits font naturels & lĂ©gitimes ; s’il vivoit, je ne pourrois jouir paisiblement d’une fortune que la loi me donne, il est vrai , mais dont mes principes exige- roient la restitution. Sans doute M. d’Este- lan ne vit plus ; depuis la mort du comte de Sancerre j’ai sĂ©parĂ© de mon revenu les vingt mille livres destinĂ©es par mon oncle Ă  son fils, pauvre U sans secours. Ce fonds appartient Ă  tous ceux qui en ont un vĂ©ritable besoin. J’en Lettres 4 S puis tirer encore deux cents louis , puisque madame de Mariadek le dĂ©lirĂ©, pour mettre mademoiselle de Kerlanes en Ă©tat de paroitre dĂ©cemment auxyeux d’une famille oĂč elle va entrer. Adieu. LETTRE XIII. Je fuis vraiment touchĂ©e des reproches dont votre derniere lettre est remplie. Non , mon cher comte, non, vous n’avez point perdu ma confiance $ mais pourquoi cette pressante curiositĂ©, pourquoi me prier , me conjurer de vous laisser pĂ©nĂ©trer un mystĂšre que rien n’a pu m’engager Ă  dĂ©voiler? II est encore - cachĂ© , mĂȘme Ă  mes parens, si intĂ©ressĂ©s Ă  connoĂźtre les motifs de mes dĂ©marches.' M. de Sancerre n’est plus , me convient - il de ternir fa mĂ©moire , de lui ravir l’estime d’un ami qui chĂ©rit son souvenir ? Ah ! ne troublons point ses cendres ! Jel’aiaimĂ©, haĂŻ, mĂ©prisĂ©, je l’avoue; sa mort a dĂ» effacer mes reffentimens ; je veux tout oublier heureuse si , en pardonnant, je ne me rappellois jamais combien j’ai eu Ă  pardonner ! Si, comme vous le dites, ma conduite a prouvĂ© Ă  toute la France mon extrĂȘme aversion pour 1e comte de Sancerre, laissons toute la France DE LA COMTESSE DE 47 dans Terreur que m’importe Ă  prĂ©sent de dĂ©truire ses fausses opinions? Je ne pourrois parier fans blesser plus d’un cƓur, & peut-ĂȘtre ĂȘtes-vous intĂ©ressĂ© vous-mĂȘme Ă  mon silence. Vous ne vous feriez point Ă©loignĂ© volontairement d 1 un objet agrĂ©able Ă  vos yeux. Ah ! je le crois. Votre sexe n’est ni fier, ni dĂ©licat; sa propre satisfaction est le principe de tous ses mouvemens. Si dans la mĂȘme situation nous suivions vous & moi les seules inspirations de nos cƓurs, ils nous guideroient naturellement par des routes Ma façon de penser vous est connue. Mais vous Test-elle fur des points que nous n’avons jamais traitĂ©s ensemble ? La froideur , P indiffĂ©rence , la fiertĂ© m'Ă©loignent feules d'un second engagement. Qui vous Ta dit ? fur quoi le jugez- vous ? Cette idĂ©e eĂ­t une fuite de vos premiĂšres prĂ©ventions. Eh bien, mon ami, vous vous trompez ; fous Tapparence de cette/roi- deur qu’on me reproche , je cache une ame tendre , trop tendre peut-ĂȘtre ! EclairĂ©e par le malheur, j’ai voulu examiner , connoĂŹtre, Ă©prouver; mon cƓur prĂȘt Ă  se donner a toujours trouvĂ© des raisons de se dĂ©fendre. L’hom- me que Ton approfondit est rarement Thomme que Ton choisit', un seul m’a paru rĂ©unir toutes les qualitĂ©s, toutes les vertus capables de me dĂ©terminer.... HĂ©las ! par une bizarrerie de mon destin, je n’ose arrĂȘter ma pensĂ©e sur cet objet de ma sincĂšre estime.... Ne me dites Lettres 48 rien, ne me demandez point d’explication sur ce peu de lignes , point de questions , pas un mot. Souffrez que je vous traite comme moi- mĂȘme vous cacherois- je des sentimens qu’il me í’eroit permis de m’avouer? Assurez encore madame de ValancĂ© que ses dĂ©marches resteroient fans ester. Je ne veux pas changer d’état, je le veux moins que jamais. Au fond , le mien pourroit ĂȘtre si tranquille ! Mon goĂ»t , ma raison m’y attachent ; mes amis , des livres , d’amuiantes Ă©tudes , de longues promenades , un petit cercle oĂč le cƓur parle toujours , l’esprit quelquefois cela ne suffit-iL pas pour continuer ce voyage si court appel lĂ© la vie? Mon ami, fur une route oĂč l’on est assurĂ© de ne point repasser, il ne faut pas fixer les objets avec le dĂ©sir de se les approprier ; c’est aĂ­fez de les voir & de s’en amuser. Madame de Mirande sera mardi comtesse de Termes. Martigues vouloir qu’on attendĂźt le retour du marquis de Mon- talais. Termes est fans complaisance Ă  cet Ă©gard. M. de siennes comptoir en vain fur la force de l’exemple le pauvre comte ! il dira peut-ĂȘtre encore long-tems , pourquoi PaĂŹ-je vue ! pourquoi Pai-je aimĂ©e ! Je fuis sĂ©rieuse , triste mĂȘme ; tout me paroit si uniforme , si languissant autour de moi ! Vous avez bien raison de rester en Bretagne on s’ennuie ici, rien n’égaie , rien ne ranime; Paris DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 49 Paris n’offre aucun plaisir vif, on n’y rencontre que des fous ou des imbĂ©cilles. Adieu ; vous me placerez dans celle de ces deux classes oĂč vous me supporterez le mieux. LETTRE XIV. JĂ­ E vous Ă©cris Ă  la hĂąte, mon cher comte, pour vous dire que je n’ai pas le tems de vous Ă©crire. Je pars Ă  fin liant avec madame de Martigues, M. de ThĂ©mines & fa charmante compagne. La marĂ©chale veut que son petit- fils soit mariĂ© chez elle , Ă  la Fere. O11 a fait de grands prĂ©paratifs dans cette terre, on y donnera des fĂȘtes, on en parle, on s’en occupe ; le plaisir annoncĂ©, promis, est rarement senti. Vous me chagrinez , rien de secret en parlant Ă  un ami , dites-vous; l'amitiĂ© n'admet point de rĂ©serve. Je pense diffĂ©remment ; on doit cacher Ă  son ami des secrets qui peuvent lui causer de la peine ; j’examinerai s’il m’est possible de satisfaire votre curiositĂ©, fans blesser cette amitiĂ© dont vous osez douter. Plus je me rappelle les dĂ©tails oĂč je ferois forcĂ©e d’entrer , & moins il me paroĂŹt honnĂȘte de les mettre fous vos yeux ; je verrai, vous dis-je. Adieu ; je ne veux pas me faire attendre , ì’heure me presse , je vous quitte. Tome IV. . D Lettres sc» LETTRE XV. A la Fert. È s y avoir bien songĂ©, je vous Ă©cris exprĂšs pour vous prier de renoncer au delsein de me faire expliquer sur les procĂ©dĂ©s de M. de Sancerre Ă  mon Ă©gard. Je me reproche bien sincĂšrement quelques traits Ă©chappĂ©s Ă  ma plume, puifqu’ils ont Ă©levĂ© ce dĂ©sir dans votre cƓur. Je vous le rĂ©pete, vous ĂȘtes intĂ©ressĂ© Ă  mon silence une personne que vous aimĂątes beaucoup s’y trouve plus intĂ©ressĂ©e encore ; la part qu’elle eut Ă  mes chagrins, Ă  ma conduite, est insĂ©parable de la confidence oĂč vous voulez me forcer. Eh ! si rien n’eĂčtgĂ«nĂ© ma confiance, me serois-je refusĂ© la douceur de vous ouvrir mon ame toute entiere , d’épancher dans votre sein une douleur si vive encore quand je vous ai connu ? Pourquoi n’aurois-je pas justifiĂ© mon caractĂšre aux yeux d’un homme dont l’estime me sembloit si nĂ©cessaire Ă  mon bonheur? Toutes les preuves de ma constante bontĂ© pour un ingrat font entre mes mains. Cette cassette Ă  ressort, que M. de Sancerre mourant vous faisoit signe de prendre, d’emporter , DE LA COMTESSE DE SANCERRE. sk dont il ne put vous apprendre la consĂ©quence & la destination , que vous trouvĂątes dĂ©signĂ©e dans son testament avec ces mots , four ĂȘtre rendue Ă  madame****-, cette cassette, objet de ses dernieres attentions, renferme le secret de son cƓur & du mien. Ce madame sans nom , fans titre, ces mots ĂȘtre rendue, & l’absence d’un de ses gens vous jetteront dans l’erreur. Vous crĂ»tes son valet- de-chambre ; il vous assura que cette cassette venoit de moi ; je l’avois en esset donnĂ©e Ă  M. de Sancerre , mais une autre devoit la recevoir aprĂšs fa mort. Vous me la remĂźtes, fa vue me fĂŹt jetter des cris douloureux; ils vous surprirent, je l'ouvris en votre prĂ©sence mon premier mouvement sut de vous laisser parcourir les papiers dont elle Ă©toit remplie ; un sentiment plus rĂ©flĂ©chi, plus raisonnable , s’y opposa. A ma priĂšre, vous consentĂźtes Ă  ne la point faire inventorier. Les petits bijoux qui s’y tronvoient ne vous parurent pas d'un prix Ă  mĂ©riter l’attention des hĂ©ritiers de M. de Sancerre. Celle que mon mari avoit dessein de rendre maĂźtresse de cette cassette, n’osa la rĂ©clamer. J’ai joui pendant deux ans de son inquiĂ©tude , de ses craintes, des alarmes continuelles qui dĂ©voient agiter son esprit; mais j’en ai joui feule. Une singularitĂ© remarquable, attachĂ©e Ă  moi, aux Ă©vĂ©nemens de ma vie, m’a toujours contrainte Ă  renfermer mes sentimens f2 Lettres dans le profond secret de moi-mĂȘmc. J’éprouve encore cette bizarrerie de mon destin ; entourĂ©e d’amis tendres & sincĂšres , je n’ai point de confident j des motifs cachĂ©s ne m’ont jamais permis de goĂ»ter les charmes d’une douce confiance. Ah ! vous devez bien le croire, puisque mon cƓur ne vous est pas entiĂšrement ouvert. Si, aprĂšs ce que je vous dis , vous persistez Ă  vouloir ĂȘtre instruit, je fuis dĂ©terminĂ©e Ă  vous contenter. Mais , mon cher comte , si je vous dĂ©voile une triste vĂ©ritĂ©, si j’at- taque les mƓurs d’une personne Ă  laquelle Ă­e sang & l’amitiĂ© vous lioient » si je dĂ©truis une flatteuse illusion dont vous dutes long- tems charmĂ©, ne me reprochez rien, accusez seulement votre propre obstination , songez que vous m’aurez forcĂ©e Ă  rompre le silence. C’est demain un heureux jour pour Termes. Madame de Mirande est si belle , si douce , si aimable !... Tout le monde envie le fort du comte .... Termes est si bien fait, si honnĂȘte, si sensible !..., Tout le monde envie le sort de madame de Mirande. La marĂ©chale fait les honneurs de cette maison avec une magnificence surprenante. Je m’y amuserois assurĂ©ment , si depuis un peu de tems je ne fais quelle langueur, quel ennui ne se mĂšloient Ă  tous mes sentimensj le dĂ©goĂ»t & l’insipiditĂ© rĂ©pandent un sombre nuage autour de moi. Je crains DE LA COMTESSE DE SĂ NCERRE. sZ et Ă©tat Quoi ! la joie de madame de Mirande lie peut m’en tirer ? Quoi ! je ne partage pas vivement le bonheur d’une amie si chere Ă  mon cƓur ? Est-ce que je deviendrois misanthrope ? Adieu. LETTRE XVI. A la Fere. V" „ u S le voulez , je cede Ă  vos instances, j’y cede malgrĂ© moi, avec une extrĂȘme rĂ©pugnance; mais j’y cede parce que je vous aime , parce que je ne puis vous refuser une satisfaction qu’il est en mon pouvoir de vous donner. Lisez donc , & souvenez-vous que vos importunes priĂšres m’arrachent ce secret. Les preuves de la vĂ©ritĂ© font encore dans cette fatale cassette, remise par vous-mĂȘme entre mes mains. A votre retour vous ferez le maĂźtre de les voir & de les examiner. Motifs de la conduite d?AdĂ©laĂŻde de Dam- martin , avec le comte de Sancerre . Si un autre que vous parcouroit ce cahier, il s’étonneroit de me voir entrer dans des dĂ©tails qu’un ami si intime ne devroit pas ignorer. Vos Ă©gards Four moi, & fans doute D iij 54 Lettres la certitude que j’avois tort, vous ont engagĂ© Ă  ne jamais m’interroger fur ma conduite avec M. de Sancerre. Les trois annĂ©es que vous palfĂątes Ă  Malte, vous firent perdre de vue votre ami quand, aprĂšs la mort de votre frere, vous revĂźntes ici , vous trouvĂątes M. de Sancerre mariĂ©, fa femme Ă©loignĂ©e de lui. On vous la peignit triste & fĂącheuseon vous assura qu’elle haĂŻĂ­foit son mari, mes parens , comme ceux de M. de Sancerre, rĂ©pandoient par-tout que mon antipathie pour lui Ă©toit une forte d’ Ses empressemens , ses caresses , ses discours paĂ­fionnĂ©s , toutes les preuves de fa tendresse me jettoient, difoit-on, dans une efpece de frĂ©nĂ©sie on vous le rĂ©pĂ©- toit , pourquoi en auriez-vous doutĂ©? vous ne me connoissiez pas. Si depuis, mon caractĂšre & mes fentimens vous ont. inspirĂ© de f estime, de l’amitiĂ© ; si vous m’avez toujours vue soumise Ă  la raison, attachĂ©e Ă  mes devoirs, incapable d'exercer un dur empire fur ceux qui dĂ©pendent fie moi , eombien de fois vous ferez- vous dit avec surprise que cette femme efl changĂ©e ! Et pourtant, mon ami, j’étois Ă  seize ans ce que je fuis Ă  vingt-six j mais lisez,- & jugez-moi. Peu de tems aprĂšs la mort de M. d’Estelan & le retour de ma mere Ă  Mondelis, le marĂ©chal de Tende y vint, conduisant avec lui M. de Sancerre. En me le prĂ©sentant, il me pria de prendre pour ce’neveu chĂ©ri les senti- DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. ss mens d’une tendre sƓur. La figure du comte me charma ,son esprit me sĂ©duisit, & ses foins me touchĂšrent. Instruit des projets de son. oncle, il mit toute son Ă©tude Ă  me plaire, Ă  me persuader qu’il m’aimoit. J’ignorois qu’on pĂ»t feindre ou tromper, mon cƓur fut aisĂ©ment surpris par un art que je ne con- noiĂ­sois pas. Rien ne s’opposant Ă  notre union, le marĂ©chal la preffa ; de concert avec ma mere, il en dirigea les articles, & nous sĂ©para de biens. Pendant la lecture de ces articles, M. de San- cerre ne put cacher fa surprise. II s’attendoit Ă  se voir avantagĂ© par son oncle , & pensoit s’assranchir, en se mariant, de la dĂ©pendance oĂč il avoit toujours Ă©tĂ©. Son silence & fa rougeur prouvoient son mĂ©contentement secret ; cependant il alloit signer quand le marĂ©chal l’arrĂšta monsieur , lui dit-il, en lui montrant un paquet cachetĂ© , sous cette enveloppe font deux testamens que j'ai faits l’un vous nomme mon lĂ©gataire universel, l’autre appelle votre femme Ă  ma succession, & vous en exclut pour jamais'} la conduite que vous tiendrez pendant ma vie , rendra valable un de ces deux actes. Votre pere porta la douleur & la mort dans le sein de ma íƓur ; cet affligeant souvenir , toujours prĂ©sent Ă  mon esprit , m’engage Ă  vous ĂŽter la dangereuse facilitĂ© de ruiner votre compagne, & de mettre vos enfans dans la triste situation oĂč vous-mĂȘme D iv t Lettres 56 fĂ»tes laiĂ­te- Je vous donne une femme jeune ĂŻ belle, noble, modeste, aimable & riche5 elle rĂ©unit en elle tout ce qui peut exciter les dĂ©lits & fixer un cƓur. Son pete Ă©toit mon parent ; le sang & l’amitiĂ© m’attachent Ă  la fille du comte de Dammartin, je dĂ©lirĂ© ardemment son bonheur ; c’est Ă  vous Ă  le faire. Ma fortune fera la rĂ©compense du soin que vous prendrez de rĂ©pandre TagrĂ©ment sur ses jours ; qu’AdelaĂŻde tranquille , contente, heureuse, me remercie sans cesse d’avoir formĂ© les nƓuds qui vont vous lier , alors vous trouverez en moi un parent attentif, un solide ami, un tendre pere. Mais songez-y ; lĂŹ votre femme en pleurs vient me reprocher ces mĂȘmes nƓuds, si vous l’affligez, si vous lui donnez de justes sujets He plaintes, elle deviendra l’unique objet de mon affection ; je ferai tout pour elle; pour vous, rien. Vous perdrez Ă  la fois mon estime , ma tendresse & mon hĂ©ri-' tage. II en est teins encore, ajouta-t-il, ne vous engagez point si ces conditions vous effraient. M. de Sancerre 11e rĂ©pondit que par une profonde inclination, & prenant la plume il signa. On nous maria fans pompe & fans Ă©clat. Ma merc me trouvant dĂ©licate & peu formĂ©e, obtint du comte qu’il ne me traiteroit point comme fa femme pendant le cours de TannĂ©e , & me laisseroit Ă  Mondelis. Elle promit de me mener Ă  Paris au commencement de Thiver CE LA COMTESSE DE SANCERRE. Ç7 suivant, & de recevoir M. de Sancerre dans l’hĂŽtel oĂč mon pere habitoit autrefois ; elle venoit de l’acheter du marquis de ThorĂ©, & par ses ordres on travailloit Ă  Pagrandir & Ă  l’orner. M. de Sancerre parut consentir avec peine Ă  cet arrangement ; il ne pouvoir, disoit-il, se soumettre Ă  des loix si dures , qu’en s’îtant la facilitĂ© de les enfreindre. Peu de jours aprĂšs notre union il partit de Mondelis. Son Ă©loignement m’affligea , je pleurai beaucoup ; la prĂ©sence , les soins caressans, les discours passionnĂ©s du comte m’avoient fait sentir ces Ă©motions dĂ©licieuses , si naturellement excitĂ©es par l’amour dans une ame oĂč il s’intro- duit fans que le doute ou la crainte altĂšrent ses charmes flatteurs. M. de Sancerre m’écrivoit souvent, ses lettres portoient une douce joie au fond de mon cƓur. Les peines de l’abfence tendrement exprimĂ©es , le dĂ©sir de vivre prĂšs de moi, de me voir toute Ă  lui; dĂ©sir dont il me rĂ©pé— toit que j’ügnorois la force & l’átendue ; des souhaits ardens de pouvoir avancer l’instant de son bonheur, du mien,augmentoientchaque jour la vivacitĂ© de mes sentimens. Simple dans mes idĂ©es , ce bonheur dont il m’en- ttetenoit, me paroiĂ­ĂŻĂČit attachĂ© au seul plaisir de le regarder , de l’entendre parler, de Fai- mer , de lui plaire, d'Ăštre l’objet le plus cher Ă  son coeur. Sans possĂ©der ce bien, j’en ai s8 Lettres l joui; mais que ma fĂ©licitĂ© dura peu ! Pour la goĂ»ter long - tems , il falloit toujours ignorer que M. de Sancerre se jouoit de ma crĂ©dulitĂ©. II vcnoit de se rendre en Allemagne, oĂč nos troupes s’assembloient, quand ma mere tomba dangereusement malade. Elle ne se trompa point aux premiers symptĂŽmes de son mal, & craignit pour moi la malignitĂ© de sa fiĂšvre ; Ă  sa priere, madame du Lugei, alors Ă  Mondelis , me fit enlever de fa chambre par ses femmes & les miennes malgrĂ© mes cris & ma rĂ©sistance, on me porta dans une voiture. Madame du Lugei me conduisit Ă  l’abbaye du Martrai, & me confia aux foins de l’abbesse. AprĂšs sept jours passĂ©s Ă  craindre , Ă  espĂ©rer, j’appris la mort de mon aimable mere, de ma tendre, de ma respectable amie; perte irrĂ©parable, vivement sentie , & dont le tems n’effacera jamais le souvenir douloureux. Je ne pouvois retourner Ă  Mondelis, y vivre feule; ma sƓur Ă©toit Ă  Bagnieres, oĂč le marquis de ThorĂ© prenoit les eaux. Madame du Lugei, aprĂšs un peu de sĂ©jour Ă  l’abbaye, rappellĂ©e Ă  Paris par la saison, me pressa de l’y accompagner, & m’offrit un appartement chez elle. Le marĂ©chal de Tende, exĂ©cuteur tes. tamentaire de ma mere , vint Ă  Mondelis ;ilme conseilla d’accepter les offres de ma parente, en attendant le retour de M. de Sancerre. Je DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 59 me dĂ©terminai Ă  quitter le couvent, & partis avec le marĂ©chal & madame du Lugei. Je passai un mois Ă  Paris malade, languissante & presque inconsolable; je ne m’apper- cevois point de la singularitĂ© de madame du Lugei. Cette femme accoutumĂ©e Ă  n’agir que pour ĂȘtre remarquĂ©e, officieuse, empressĂ©e, ma!-adroitement obligeante, petite, fastueuse , mettant de l’importance Ă  tout ; voulant ĂȘtre connue, nommĂ©e, vantĂ©e; aspirant Ă  la cĂ©lĂ©britĂ© ,-n’y pouvant atteindre & s’attirant seulement le ridicule d’y prĂ©tendre ; cette femme active, inquiĂ©tĂ© , mĂȘla tant d’assectation aux soins qu’elle daignoit prendre de ma conduite, qu’enfin la sienne me frappa, me dĂ©plut, & bientĂŽt me rĂ©volta. Mon deuil , ma jeunesse Sc ma profonde douleur ne me permettoient pas de me rĂ©pandre dans le monde, & je ne desirois point une dissipation dont je n’avois jamais connu le besoin; mais entendant rĂ©pĂ©ter fans cesse Ă  madame du Lugei qu’elle fermeroit fa porte pendant mon sĂ©jour chez elle , qu’elle n’ex- poseroit point une femme de mon Ăąge Ă  la sĂ©duBion d’un monde corrompu , je me sentis gĂȘnĂ©e, mĂȘme offensĂ©e de ses attentions, & je crus devoir lui rendre la libertĂ© de voir ce monde , qu’en vĂ©ritĂ© elle est bien Ă©loignĂ©e de haĂŻr. Je priai le marĂ©chal de Tende de me permettre d’aller attendre Ă  Tresnel la fin de la campagne. Prompt Ă  satisfaire mes dĂ©sirs » 6s Lettres il m’y fit meubler un appartement ; je ms- hĂątai d’en prendre possession , & madame du Lugei perdit dĂšs ce moment ma confiance & mon amitiĂ©. Vers le milieu d’octobre , M. de Sancerre arriva ; il ne voulut pas loger chez ma sƓur. On travailloit encore Ă  l’hĂŽtel oĂč je loge Ă  prĂ©sent ; le marĂ©chal nous cĂ©da son petit pavillon d’étĂ©. Le jour que ma sƓur vint me prendre Ă  Tresnel pour me conduire Ă  l’hĂŽtel de Tende , fut cĂ©lĂ©brĂ© par une fĂȘte magnifique. J’y passai quatre mois, si satisfaite de mon fort, si sensible Ă  la tendresse de M. de Sancerre , aux soins paternels du marĂ©chal , que le bonheur dont je jouissois me paroissoit le bien suprĂȘme. Paisible ignorance, flatteuse erreur, douces illusions ! est-ce donc vous seules qui nous rendez heureux ? Ah ! mon ami , mon cƓur s’émeut encore au souvenir d’un tems oĂč , trompĂ©e , trahie , sacrifiĂ©e , je me croyois au comble de la fĂ©licitĂ©. M. de Sancerre, gĂȘnĂ© par l’attention de son oncle sur toutes ses dĂ©marches, ayant fait plusieurs Ă©preuves de ma discrĂ©tion, & s’en Ă©tant assurĂ©, me confia qu’il aimoit passionnĂ©ment le jeu , sur-tout le lansquenet, & n'o- soit se livrer Ă  cet amusement dĂ©testĂ© du marĂ©chal. II m’apprit aussi qu’on passoit une partie des nuits Ă  y jouer chez une femme dont la maison touchoitau derriĂšre de l’hĂŽtel ; il me laiĂŹĂ­a voir un dĂ©sir extrĂȘme de profiter DE LA COMTESSE DE SANCERRE. quelquefois dc cette commoditĂ©. CrĂ©dule & complaisante, moi-mĂȘme, une bougie Ă  la main, j’aidois mon mari Ă  traverser la galerie, Ă  gagner le petit escalier , Ă  le descendre sans ĂȘtre entendu des gens du marĂ©chal ou des miens. InsensĂ©e que j’étois ! je m’applaudis- sois de me voir feule dans la confidence de M. de Sancerre! Combien il s’amusoit de ma simplicitĂ©! A quel indigne usage il employoit mon innocente affection ! Combien il prisoit le vil avantage que l’expĂ©rience & la faussetĂ© lui donnoient sur moi ! Je sentis un chagrin vĂ©ritable en m’apprĂȘ- tant Ă  quitter la maison du marĂ©chal ; il me chĂ©riffoit, je saimois, je le respectois. Le soir que je devois sortir de l’hĂŽtel de Tende , pour habiter ma nouvelle demeure, ce tendre parent me fit prĂ©sent d une riche cassette. Le bois rare & prĂ©cieux dont elle Ă©toit formĂ©e, paroiffoitĂ  peine au-dehors des lames d’or croisĂ©es la cou- vroient presque toute ; elle servoit d’écrin, de cave & d’écritoire ; on savoit remplie de bijoux Ă  mon usage, de parfums & de mille bagatelles agrĂ©ables. Le marĂ©chal s’amufa beaucoup Ă  me voir chercher en vain le ressort cachĂ© qui l’ou- vroit ; lui-mĂȘme fut obligĂ© de me le montrer. M. de Sancerre admira la sĂ»retĂ© du secret il parut si charmĂ© de cette jolie cassette , que, n’osant la lui donner, je me hĂątai d’employer un habile ouvrier Ă  l’imiter. On ne put trouver le mĂȘme bois; mais les lames d’or un 62 Lettres peu plus pressĂ©es, ne laissĂšrent point apper- cevoir cette lĂ©gere diffĂ©rence. Je la garnis de tout ce que j’imaginai pouvoir plaire Ă  M. de Sancerre. Je me fis une affaire du choix, du secret, & je sentis un plaisir vĂ©ritable Ă  placer moi-mĂšme cette cassette dans son cabinet. HĂ©las ! je ne prĂ©voyois pas que ce don fatal m’éclaireroit fur le caractĂšre d'un homme qu’il m’étoit si important d’estimer. Soigneux de mĂ©nager la saveur du marĂ©chal , en cessant de vivre sous ses yeux, M. de Sancerre ne parut pas changer de conduite; il en changea pourtant, mais je pus feule le remarquer. II continua de montrer une extrĂȘme passion pour moi, de vanter hautement les grĂąces de ma personne, mes talens, mon esprit, l’égalitĂ© de mon humeur; de parler Ă  tous momens de la douceur qu’il goĂștoit Ă  inspirer , Ă  partager de tendres sentimens. En m’accompagnant par-tout, il acquit la rĂ©putation d’un homme sensĂ© , capable de. mĂ©priser de ridicules usages & d’avouer un attachement raisonnable. J’cntendois rĂ©pĂ©ter autour de moi Jeslouanges de mon mari, on envioit mon sort; j’ofirois aux regards l’image d’une femme heureuse ; sĂ©clat m’environnoit, l’or & les pierreries brilloient fur moi ; on admiroit mes bijoux , mes voitures, mes attelages ; tout Ă©toit choisi par M. de Sancerre ; son goĂ»t & fa magnificence surprenoient; mais il me refu- soit des bagatelles qui excitoient mes dĂ©sirs, BE LA COMTESSE DE SANCERRE. 6 il me demandoit compte de la petite somme destinĂ©e Ă  mes amusemens, il obligeoit mes femmes Ă  lui en dire l’emploi; souvent il le blĂąmoit ; mon naturel bienfaisant m’atti- roit des reproches ou des railleries. Un mĂȘme appartement ne nous allĂčjcttissantplus Ă  nous voir Ă  tous momens, il venoit rarement dans le mien aux heures oĂč j’y Ă©tois feule. Ca- restĂ«e en public, nĂ©gligĂ©e en particulier, mes yeux ne s’ouvroient point ; jç n’attachois pas le bonheur aux preuves de tendresse que mon mari cessoit peu Ă  peu de me donner, mais Ă  celles qu’il me prodiguoit encore. II me suivoit en tous lieux, me tenoit un langage flatteur ; je me croyois aimĂ©e, & l’espece de froideur dont une autre se seroit peut-ĂȘtre alarmĂ©e, ne dĂ©truisoit pas cette douce erretfr. Pourquoi n’aiaje pu la conserver toujours ? Pourquoi le hasard me l’enleva-t-il ? Oh! mon ami, elle me rendoit si heureuse ! Un soir que M. de Sancerre venoit de partir pour Versiiilles, le feu prit au parquet de son cabinet; mes gens essrayĂ©s se hĂątĂšrent de transporter dans mon appartement ses meubles les plus prĂ©cieux. En revenant de chez ma sƓur oĂč j’avois soupĂ©, je trouvai tout en confusion heureusement le feu Ă©toit Ă©teint & le danger cĂ©dĂ©; mais comme il failoit travailler au parquet & aux lambris du cabinet de M. de Sancerre, je fis laisser dans le mien plusieurs petits meubles que les ouvriers pouvoient endommager en les dĂ©plaçant. 64 Lettres J’allois me mettre au lit, quand je vis fur ma dieminĂ©e un billet cachetĂ© le dĂ©sordre de mes gens leur avoit fait oublier de m’en parler; il Ă©toit de madame de CĂ©zanes; je le lus, elle me prioit de lui prĂȘter deux fleurs de dia man s qu’elle vouloir faire imiter. Je demandai ma cadette ; on me supporta, je Pouvris, & dis Ă  Pauline , une de mes femmes, de prendre ces fleurs & de les envoyer le lendemain matin Ă  madame de CĂ©zanes. Pauline chercha long- terns, renversa quantitĂ© de papiers , ĂŽta tous les tiroirs, & s’écria qu’elle ne trouvoit point mes pierreries. Je m’approchai, vis fa mĂ©prise, & reconnus d’abord la cassette de M. de 8ancĂȘtre. Je passai dans mon cabinet, pris ces fleurs & les lui donnai. Comme elle les recevoir de ma main, fa pĂąleur & son accablement me frappĂšrent ; encore effrayĂ©e de l’accident du jour, elle paroissoit fatiguĂ©e & malade. Je me fcntois peu disposĂ©e Ă  dormir ; mais ne voulant pas faire veiller Pauline , je la renvoyai. Avant de prendre un livre, je crus devoir rassembler les papiers de M. de Sancerre ; j’allois refermer fa cassette, quand fur le pli d’une lettre ces mots Ă©crits & soulignĂ©s s’offrant Ă  mes regards, excitĂšrent ma curiositĂ© Je vous ai permis J Ă©pouser AdĂ©laĂŻde. Me voici Ă  Pendroit dĂ©mon rĂ©cit, qui m’a fait Ă©viter si long-tems de vous ouvrir mon cƓur. Oserai - je , mon cher comte , vous envoyer la copie de cette lettre, vous dĂ©couvrir DE LÀ COMTESSE DE SaNCERRË. 6s vrir un mystĂšre odieux, un secret dont la con- noissance va vous mortifier. Quelle flatteuse prĂ©vention je vais dĂ©truire ! Vous nommerai- je cette femme, dont l’att Ă©tonnant fut mĂ©nager tant d’intĂ©rĂȘts divers , fixer des amans heureux, enchaĂźner ceux qu’elle sacrifiait Ă  la vanitĂ©, jouir de leur estime, de la vĂ©nĂ©ration d’un Ă©poux trompĂ©, & sous le voile de lĂą dĂ©cence , de la modestie , de la religion mĂȘme, se livrer Ă  une passion effrĂ©nĂ©e , exprimĂ©e sans pudeur & satisfaite aux dĂ©pens de l’honneur & de l’humanitĂ©? Ce n’étoit point assez pour cette femme cruelle de me fermer le coeur de M. deSancerre; mon bonheur apparent excitait fa jalousie ; elle dĂ©sirait , elleexigeoit que mort mari me donnĂąt des niarques de haine, de mĂ©pris. ... Mon ami, mon indiscret ami, pourquoi me forcez-vous Ă  vous dire que madame de CĂ­zanes, votre parente , celle dont pendant plusieurs annĂ©es vous avez cru possĂ©der les innocentes ajse&iom, d oh t vous chĂ©rissez la mĂ©moire , dont le souvenir vous attendrit encore, Ă©tait la plus fausse, la plus basse & lĂĄ plfls mĂ©prisable de toutes les crĂ©atures ? Pardonnez, moucher comte, pardonnez-' moi ces dures Ă©pithetes; le ressentiment ne me les dicte pas. Le tems, d’autres idĂ©es ont effacĂ© les mouvemens de haine que madame de CĂ©zanes Ă©leva dans mon ame. J’ai pu me venger d’elle , & je me fuis contentĂ©e de lut inspirer de la crainte. AprĂšs fa mort, pour- Tome IVĂ­ E 66 Lettres quoi lui aurois - je enlevĂ© une rĂ©putation acquise & conservĂ©e par tant d’artifices ? Pourquoi aurois-je fait rougir son mari, ses freres , affligĂ© ses amis? J’ai rĂ©sistĂ© au dĂ©sir dc justifier mon caractĂšre, parce qu’il m’étoit impossible de le faire sans chagriner ceux qui tenoient Ă  cette femme. Les parens de M. de Sancerre , ses amis , lui-mĂȘme & madame de CĂ©zanes n’ont osĂ© attaquer que mon humeur difficile , inflexible. A mon retour dans le monde , c’eĂ»t Ă©tĂ© une petitesse , une vĂ©ritable enfance de rappeller le passĂ©. Les autres s’en souviennent Ă  peine, & tous les jours il s’efface de ma mĂ©moire. II s’en efface trop peut-ĂȘtre ! Adieu. Ce paquet est fort gros, le premier Courier vous portera le reste. Suite. Je voiois souvent madame de CĂ©zanes , je la voyois fans plaisir , mĂȘme avec une forte de rĂ©pugnance que fa feinte austĂ©ritĂ© devoit naturellement inspirer Ă  une femme de mon Ăąge. M. de Sancerre m’obiigeoit Ă  cultiver une connoissance qu’il m’avoit donnĂ©e, & son intime liaison avec le marquis de CĂ©zanes m’engageoit Ă  cacher le peu de goĂ»t que je me trouvois pour une sociĂ©tĂ© fort grave & fort ennuyeuse. JĂ© reconnus rĂ©criture de madame de CĂ©za- nes j & la singularitĂ© de cette expression , je DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. une semblable aversion n’étoit pas naturelle, on en chercha la cause ; bientĂŽt on crut ma raison altĂ©rĂ©e j une tristesse si profonde, une haine si injuste ne pouvoient naĂźtre que de l’égarement de mon esprit. Sans conseils, fans amis , livrĂ©e Ă  mes seules rĂ©flexions, je voyois Ă©couler le tems fixĂ© pour dĂ©clarer mon choix. J’aurois voulu contenter le marĂ©chal, peut-ĂȘtre mĂȘme M. de Saneerre, par tous les sacrifices que mon cƓur ne le seroit point reprochĂ©s. Je pouvois consentir Ă ~me nuire , Ă  m’affliger; mais devois-je m’avilir, cĂ©der fur un point oĂč la dĂ©cence, oĂč l’honneur Ă©toient intĂ©ressĂ©s ? Le couvent dont on me menaçoit devint insensiblement l’objet de mes plus consolantes pensĂ©es. En perdant l’espĂ©rance du bonheur, on s’attache naturellement Ă  celle du repos mais cette retraite ne paroĂźtroit-elle point forcĂ©e? Quoi ! laiflerois - je penser que M. de Saneerre me bannissoit de sa maison ? Peu Ă  peu toutes mes idĂ©es se tournĂšrent vers Mondelis. Ces lieux, oĂč j’avois passĂ© mes premieras annĂ©es dans une si douce tranquillitĂ©, se peignirent Ă  mon imagination comme le sĂ©jour de la de la comtesse de Sancerre.' 9Z paix j je me flattai d’y voir renaĂźtre le calme de mon esprit & ì’indifference de mon cƓur. Mon ami, je me trompois ; cette indiffĂ©rence eĂ­fc un bien dont on ne peut jouir deux sois, jamais on ne le recouvre dans toute son Ă©tendue. Quand on a aimĂ©, un sentiment douloureux, inquiet, je ne sais quel regret se mĂȘlent Ă  la certitude de n’aimer plus , & livrent notre ame nu danger d’aimer encore. Uniquement occupĂ©e du dĂ©sir d’aller Ă  Mon- delis, d’y fixer ma demeure , j’osai m’arrĂȘter au seul moyen qui pouvoit engager M. de Sancerre Ă  remplir ce dĂ©sir ardent ; je me crus permis rĂ©employer une sois l’artifice, de soirs servir la lettre de madame de CĂ©zanes Ă  me tirer de la malheureuse situation oĂč cette femme hardie se plaisoit Ă  me rĂ©duire. J’étois bien Ă©loignĂ©e de mĂ©diter une vengeance basse & cruelle; mais mon mari me connoissoit-il assez pour ne pas me craindre ? Peut-ĂȘtre en le menaçant, en me montrant prĂȘte Ă  repousser l’insulte, parviendrois - je Ă  m’affranchir de l’oppreffion & de la tyrannie. AprĂšs une mĂ»re dĂ©libĂ©ration, je lui Ă©crivis , & renfermai dans ma lettre une copie de celle de madame de CĂ©zanes. Pour ne pas lui laisser Pefpoir de m’obliger par la force Ă  lui remettre cette preuve de leur intelligence , j’allai de grand matin Ă  Tresoel, dĂ©terminĂ©e Ă  n’en point sortir si la rĂ©ponse de M. de Sancerre ne remplilsoit pas mon attente. Voici ma Ictre. §4 Lettres Lettre de madame de Sancerre, Ă  son mari. “ L’art & la finesse ne guident pas toujours „ sĂ»rement, monsieur votre conduite me „ i’apprend; vous risquez trop en abusant de „ ma douceur; & quand je puis vous nuire, „ me venger, vous devriez penser qu’il est „ un point oĂč la gĂ©nĂ©rositĂ© cede Ă  la nĂ©cessitĂ© 3 , d’une juste dĂ©fense , un moment oĂč l’on „ cesse de s’imrnoler soi-mĂȘme Ă  l’intĂ©rĂȘt d’un „ homme capable de jouir des plus grands „ sacrifices, fans les apprĂ©cier ni les recon- ,3 noitre. 33 Vous m'avez ĂŽtĂ© le seul ami dont la ten- ,3 dresse soutenoit mon cƓur abattu ; vous „ avez prĂ©venu son esprit; vous m’avez ravi „ son estime , sa protection ; vous vous ĂȘtes ,3 flattĂ© qu’il n’écouteroit plus mes plaintes, 3, qu’il ne seroit plus sensible Ă  mes larmes ; „ vous vous reposez sur vos artifices, vous 3, ne me craignez point ; vous voulez m’assu- „ jettir Ă  de dures loix , donner Ă  madame de „ CĂ©zanes le plaisir cruel de me contempler „ dans rhumiliation , dans la douleur , dans „ l’aviliflement. Votre confiance vous trompe. 33 IrritĂ©e de son impudence & de votre har- 3, diefle, maitrefle de sa rĂ©putation & de votre 33 fortune, je puis couvrir, cette femme de 3, contusion , &‱ vous faire perdre le prix que ,3 vous attendez d’une longue feinte & de la 33 plus basse dissimulation. EE LA COMTESSE DE SANCERRE. 9s „ Trop vraie pour vous cacher l’extrĂšme „ mĂ©pris que m’tnfpirĂ« votre caractĂšre, je „ vais m’exprimer lans dĂ©tour. Je ne veux ,5 plus vivre avec vous , monsieur j la fille du „ comte de Da martin n’est pas nĂ©e pour „ ĂȘtre votre esclave , pour se soumettre Ă  de 5, lĂąches complaisances jouissez des avanta- „ ges qui vous firent obtenir de madame de „ CĂ©zanes la permission de m'Ă©pouser", disposez „ de ma fortune, le revenu de Mondelis & la somme destinĂ©e Ă  mes amuscmens, suffi- „ ront Ă  ma dĂ©pense. Tous mes vƓux se bor- „ nent Ă  passer le reste de mes jours dans ma „ terre. Si vous me raccordez , monsieur, ,, j’oublierai qu'un lien fatal nous unit; fans „ curiositĂ©, fiins intĂ©rĂȘt fur vos dĂ©marches, „ je ferai Ă  votre Ă©gard comme si je n’exis- „ tois plus. „ Pour donner de la force Ă  ma priere, je M joins ici la copie d’une lettre de madame „ de CĂ©zanes. L’original vous manque , vos „ recherches peuvent vous en convaincre. M DĂ©posĂ© par moi-mĂȘme en des mains sĂ»res, „ votre refus, ou votre condescendance dĂ©ci- ĂŹ> deront de l’usage qu’on en doit faire. Si „ vous hĂ©sitez Ă  remplir mes dĂ©sirs, si vous „ n’accordez pas ma demande aujourd’hui, j, demain M. de CĂ©zanes recevra de ma part „ cette preuve de la fidĂ©litĂ© de fa femme, & M le marĂ©chal de Tende saura qui de vous „ ou de moi peut se plaindre avec justice. 53 33 -S LettrĂ©s „ MaĂźtre d’éviter un Ă©clat si fĂącheux , vous ,, le ferez aulsi d’inventer des raisons plausi- , y blĂ©s de mon sĂ©jour Ă  Mondelis ; un Ă©ter- nel silence fur vous , fur madame de CĂ©za- „ nĂ©s , vous permettra de m’accuser de la 33 bizarrerie de cette sĂ©paration ; je vous en- „ gage ma foi de ne jamais dĂ©mentir vos „ plus fausses imputations , en supposant 33 pourtant qu’elles n’attaqueront point mes „ mƓurs. J’attends votre rĂ©ponse , elle rĂ©glera ma conduite. Je ne sortirai point de cette maison sans ĂȘtre instruite de vos intentions, prĂȘte Ă  confirmer mes ordres fur la lettre „ de madame de CĂ©zanes, ou Ă  les rĂ©voquer „ si ma demande est accordĂ©e. „ Pour ne vous laiĂ­fer , monsieur, aucune 3, objection , je vous fais part des mesures que „ j’ai dĂ©jĂ  prises. DĂšs ce soir une consultation sur le foible Ă©tat de ma santĂ© , me prescrira d’aller respirer mon air natal; madame de Fiers quittera Tresnel pour m’accompagnet 33 Ă  Mondelis. En vivant fous les yeux de 33 votre plus proche parente, d’une femme ,3 respectable , chere au marĂ©chal de Tende , 3, distinguĂ©e de toute votre maison , je paroĂź- 33 trai toujours dĂ©pendre de vous , monsieur, 33 & mon sĂ©jour chez moi sera regardĂ© seu- ,,'lement comme la suite du dĂ©goĂ»t que le j, monde m’inspire depuis si long - teins. „ AprĂšs avoir envoyĂ© cette lettre, mon agitation -S » I DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 97 tation fut extrĂȘme pendant trois heures d’at- tente. Je commençois Ă  me repentir de cette dĂ©marche hardie j des craintes vagues, une triste inquiĂ©tude s’emparoient de mon cƓur, troubloient mon imagination, quand on tn'ap- porta ce billet de M. de Sancerre. w Vous ferez toujours maĂźtresse de vos dĂ©- „ marches , madame; vos bontĂ©s , vos ver- „ tus, rattachement que vous mĂ©ritez , mon „ respect doivent vous faire tout attendre de ma „ complaisance. DĂ©sespĂ©rĂ© ĂȘtre odieux, „ atĂŹligĂ© du parti que vous prenez , je n'ose „ m’oppofer Ă  vos dĂ©sirs j je ne me priverois „ jamais de la douceur de vous voir, si vous „ ne m’aĂ­furiez positivement que vous fou- „ haite-z de me quitter. En tout tems, ma» „ dame , en toute occasion , j’approuverai ce M que vous jugerez convenable , ce qui pourra ,3 contribuer au repos , Ă  l’agrĂ©ment de votre „ vie, & vous avez la libertĂ© de suivre les arran- gemensdont vous venez de me faire part. „ Ce consentement si dĂ©sirĂ© adoucit !'amertume de mes chagrins. Je hĂątai les prĂ©paratifs de mon voyage ; je regardois mon dĂ©part comme la fin de mes peines , d’unc passion si tendre & si malheureuse ; je croyois perdre Ă  Mondelis le sentiment qui me forçoit Ă  m’y retirer. J’éprouvai dans ma solitude, que si l’éloignement atĂ­oiblit la haine, il rend souvent Ă  l'amour toute sa vivacitĂ©. Tome IV. G Lettres §8 M. de Sancerre partoit pour se rendre Ă  farinĂ©e. Son absence me permettoit de paiser plusieurs ,mois a Mondclis fans Ă©lever des soupçons dans l’esprit du marĂ©chal de Tende , rien 11 e pouvoir lui faire envisager ce voyage comme le commencement d’uue Ă©ternelle sĂ©paration entre son neveu & moi ; il en espĂ©roit ,1e retour de ma santĂ© & le calme de mon esprit. Je m’abandonnai Ă  la plus vive douleur en lui disant adieu; je ne le verrai plus, me repĂ©tois-je eu pleurant, je sembrasse pour la derniere fois ! L’ídĂ©e que je lui laissois de mon caractĂšre , celle qu’il en prendroit dans la fuite pĂ©nĂ©troit mon cƓur. Ah ! ne me haĂŻlsez pas , mon pere , ne me haĂŻssez jamais , lui criai- je en baignant ses mains de mes larmes, je vous aimerai, je vous respecterai toujours Ăź Avec quelle peine je m’en sĂ©parai ! Je ne me rappellerai jamais fans amertume que j’ai pu Paffliger. Pour Ă©viter Ă  M. de Sancerre de feints regrets & d’inutiles dĂ©monstrations de tristesse, je devançai l’hcure fixĂ©e par moi- mĂȘme, & partis fans le voir. Pendant la route, je conservai l’espĂ©rance de me trouver heureuse en arrivant Ă  Mondelis. Mon attente fut cruellement trompĂ©e ; ces lieux si' chers Ă  mon enfance , n’ossrirent Ă  mes regards qu’un vaste dĂ©sert. Ils rappellerait douloureusement Ă  ma mĂ©moire cette mere si tendre, dont les soins & les bontĂ©s m’en ren- doient autrefois le sĂ©jour 11 agrĂ©able, O mon DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 99 cher comte , que sa prudence , quĂ© ses conseils m’eussent Ă©tĂ© nĂ©cessaires ! Dans une situation fĂącheuse, embarrassante , combien il est consolant de suivre les inspirations d’une amie Ă©clairĂ©e , intĂ©rctiĂ©e Ă  nous guider sĂ»rement, Ă  nous faire Ă©viter les Ă©cueils que la paffion nous cache ! Quel malheur d’ùtre livrĂ©e trop jeune Ă  foi-mĂȘme , de douter , d’hĂ©siter fans cesse, de craindre de s’égarer en suivant ses propres mouvemens , d’ignorer s’ils s’élevent de j'orgueil ou d’un sentiment naturel & raisonnable ! N’osant consulter personne , n’écoutant que mon cƓur, mon reĂ­Ăźentiment, j’avois cru pouvoir m’armer contre M. de Sancerre de cette lettre que le hasard laissa dans mes mains ; en gardant le silence fur son intrigue ,, sur la bassesse de son caractĂšre, je croyois remplir Ă  son Ă©gard tous mes engagemens peut-ĂȘtre lui devois-je davantage? Le lien qui nous unis- soit , exigeoit peut-ĂȘtre un entier renoncement Ă  moi-mĂȘme , Ă  mes dĂ©sirs , Ă  ma volontĂ© , une fourniision plus aveugle. Peut-ĂȘtre n’étois - je pas Ă  l’abri de tout reproche ; mais, mon ami, quelle loi dans la nature, dans la simple Ă©quitĂ©, peut obliger un sexe Ă  supporter , Ă  ne jamais s’affranchir d’un joug cruel? Eh comment, & pourquoi la mĂȘme chaĂźne s'Ă©tendroit-elle , deviendroit- elle lĂ©gere pour Pu n , quand elle se resserre & s’appesantit pour Pautre ? Je termine ici, & ce qui me reste Ă  vous G ij ioo Lettres dire est peu intĂ©ressant ; je vous rĂ©crirai pourtant. Adieu. -Ă­-— - =%}* LETTRE XVII. J’ai reçu vos deux lettres, elles ont dissipĂ© mon inquiĂ©tude. Je fuis charmĂ©e de n’avoir point blessĂ© votre cƓur par un rĂ©cit que je crai- gtiois tant de vous faire mais quel aveu , mon cher comte ! combien de rĂ©flexions il Ă©leve dans mon esprit ! Quoi! la faussetĂ© de madame de CĂ©zanes, l’indĂ©cence de ses penchans vous Ă©toicnt connues , & vous f aimiez ? A fa mort vous arracha des soupirs, vous fit rĂ©pandre des larmes ameres, & vous m’en parliez avec attendrissement, avec douleur? Eh, bon Dieu, fi les pleurs d’un honnĂȘte homme honorent la mĂ©moire d’une femme mĂ©prisable , quel prix obtiendra donc la vertu ? quel espoir la soutiendra dans ses efforts ? quels hommages ren- dra-t-on Ă  la modestie , Ă  la candeur ? ExceptĂ© M. deSancerre , dont l’intrigue fe lia pendant votre sĂ©jour Ă  Malte , vous avez , dites - vous, connu tous les amans heureux de madame de CĂ©zanes. Vous fĂ»tes du nombre, fans doute. Mon ami, je voudrots que vous enfliez moins regrettĂ© cette femme; vous ne deviez pas la pleurer ; non , en vĂ©ritĂ©, vous ne le deviez pas mais je veux rĂ©sister au dĂ©sir de vous faire DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. IOt une querelle , & continuer ce que vous appeliez mon histoire. Je ne vous fatiguerai point du dĂ©tail de ma vie solitaire, ni des persĂ©cutions que RĂ©prouvai pendant long-tems. Vous le savez, le marĂ©chal de Tende , ma sƓur, tous ceux qui s’étoient cru du pouvoir fur mon esprit, tentĂšrent vainement de me ramener Ă  Paris. Constante dans mes refus, rien ne put vaincre ma rĂ©sistance. M. de Sancerre affecta la douleur la plus vive, il se plaignit par - tout d’ĂȘtre haĂŻ d’une femme qu’il adoroitp on partagea ses chagrins , le marĂ©chal voulut le dĂ©dommager d’une union si mal assortie, par le don de toute fa fortune. Six mois aprĂšs lui avoir allure son hĂ©ritage , il mourut , & peut- ĂȘtre ne fut sincĂšrement regrettĂ© que de celle dont la dĂ©sobĂ©issance excitoit sa colĂšre & sa haine. Comme les Ă©vĂ©nemens les plus extraordinaires occupent peu de tems un monde avide de nouveautĂ©s, aprĂšs un an de sĂ©jour Ă  Mondelis , je me vis oubliĂ©e des parens de M. de Sancerre, abandonnĂ©e des miens, & rĂ©duite Ă  la feule amitiĂ© de madame de Fiers. En com- patilsant aux peines de mon cƓur , elle en respecta le secret. Si ma conduite Ă  l’égard de M. de Sancerre ne lui parut pas rĂ©pondre aux senti mens qu’elle me connoiiToit, aulsi dĂ­scrette que sensible , elle ne s’eisorça point de pĂ©nĂ©trer ce mystĂšre. C’est d’elle que j’appris l’his- G iij ro2 Lettres Loirs cachĂ©e des amours de madame de CĂ©za- iies; la comtesse de Fiers possedoit un dĂ©tail fort Ă©tendu de ses intrigues. Un de ses neveux , favorisĂ© & trompĂ© par la marquise , s’étoit plu long-tems Ă  suivre ses dĂ©marches , Ă  gagner ses femmes, Ă  rechercher l’amitiĂ© de ses amans , leur confiance , Ă  s’assurer des lieux oĂč elle se trouvoit avec eux. Spirituel & vindicatif, il avoit rĂ©digĂ© ses observations en un petit mĂ©moire , Ă  dessein d’en rĂ©pandre des copies parmi ses amis. Madame de Fiers le dĂ©tourna d’une vengeance fi noire, & s’empara del’ou- vrage. Vous y Ă©tiez nommĂ© , mais on n’y parloit point de M. de Sancerre. L’uniformitĂ© de ma vie*, le foin d’embellir ma retraite , le tems , le mĂ©pris que m’insp'i- roit le caractĂšre de mon mari , l’éloignemcnt de tous les objets capables d’entretenir un penchant dont je rougiĂ­sois, les amusemens film pies & variĂ©s de la campagne calmoient dĂ©jĂ  les agitations de mon cƓur, quand madame de Marti guĂ©s vint mĂȘler les charmes de son agrĂ©able gaietĂ©, Ă  ces heureux commencemens d’une paix fi vainement recherchĂ©e au milieu du monde. Mon ami, croyez-m’en , on n’en goĂ»te Ă  Paris que l’apparence ; non , je ne fuis point ici comme j’étois Ă  Mondelis. Le comte de Martigues, retirĂ© de la cour & du service , Ă©tablit alors fa rĂ©sidence Ă  Mon- fernai, terre contiguĂ« Ă  la mienne. MariĂ© depuis deux mois, il se hĂątoit de dĂ©rober Ă  tous les DE LA COMTESSE DE IOÎ yeux la jeune & charmante compagne qu’il s’étoit donnĂ©e. M. de MĂ©ri, oncle de madame de Mirandc, & tuteur de mademoiselle de Marsei , en assurant la fortune de sa pupille, crut assurer son bonheur. II venoit de Punir Ă  l'ho m me du monde dont le caractĂšre con- venoit le moins Ă  Penjouement & Ă  la vivacitĂ© du sien. Avec des qualitĂ©s estimables , des vertus solides, un mĂ©rite rĂ©el, M. de Mar- tigues ne plaisoit Ă  personne. La gravitĂ© de sa contenance, l’austĂ©ritĂ© de ses principes , cette justice exacte , mais dure , qui traite la clĂ©mence de foibleise , un air sombre , un ton impĂ©rieux, assez d’aigreur dans la dispute prĂ©venoient contre lui, & portoient plutĂŽt Ă  l’éviter qu’à l’examitier assez pour connoitre la bontĂ© de son cƓur & l’honnĂštetĂ© de ses sentimens. Vous imaginez combien l’esprit & le feu de madame de Martigues s’accordoient mal avec le sĂ©rieux de son mari. PrivĂ©e de tous les amusemens qu'elle aimoit, contrariĂ©e dans ses goĂ»ts , dans ses moindres dĂ©sirs , adorĂ©e , mais contrainte, faut-il s’étonner de son Ă©loignement pour de nouveaux liens ? Le comte de siennes veut en vain la rassurer contre le danger d’un second engagement; l’escla- vage & un mari se prĂ©sentent ensemble Ă  son idĂ©e ; ce n’est pas la lĂ©gĂ©retĂ© dont ou l’accuse; c’est sa propre expĂ©rience qui la rend si difficile Ă  persuader. G iv LETTRES IC4 Madame de Martigues, Ă©levĂ©e dans la mĂȘme abbaye oĂč la comtede de Fiers vivoit depuis son veuvage, vint la voir Ă  Mondelis j elle mecroyoit une personne fort extraordinaire, elle fut Ă©tonnĂ©e de ne trouver en moi qu’une femme douce & triste. Peu Ă  peu nous nous liĂąmes d’une amitiĂ© trĂšs-tendre. M. de Martigues me visttoit souvent ; quand il faifoit de petits voyages autour de fa demeure, il laiĂ­soitla comtesse Ă  Mondelis ; fa mort me toucha , elle arriva deux ans avant celle de M. de Sanccrre. Madame de Martigues , riche & libre , courut Ă  Paris; je n’espĂ©rois pas la revoir; mais plus solide en amitiĂ© que je ne le pensois, elle reparut bientĂŽt Ă  Mondelis , conduisant avec elle madame deMirande qu’elle venoit d’enlever du couvent, & vouloit soustraire aux recherches & Ă  l’autoritĂ© de M. de MĂ©ri. Veuve Ă  dix-huit ans, bornĂ©e Ă  un douaire modique & mal assurĂ©, fans autre appui que la tendresse de son oncle, madame de Mirande dĂ©jĂ  sensible pour Termes , refusoit un riche parti & s’exposoit Ă  ĂȘtre dĂ©shĂ©ritĂ©e , par la dĂ©marche imprudente que madame de Martigues lui avoir conseillĂ©e. La situation de cette jeune & jolie personne 3a rendoit auĂ­st intĂ©ressante, que son naturel doux & PagrĂ©ment de son esprit prĂ©voioient en sa saveur. Pupille de son oncle , Ă©levĂ©e avec elle, madame de Martigues l’aimoit depuis son enfance ; je me trouvai heureuse qu’elle eĂ»t de la comtesse de Sancerre. ros choisi Mondelis pour servir d’asyle Ă  son amie ; vous savez que depuis nous ne nous sommes jamais sĂ©parĂ©es. Madame de Martigues alloit & venoit fans cesse de Paris Ă  Mondelis les plaisirs qu’elle Ă©toit avide de goĂ»ter furene souvent sacrifiĂ©s Ă  la douceur de nous prouver fa sincere amitiĂ© ; mais madame de Mirande ite quitta ma retraite qu’avec moi. Que vous dirai-je encore , mon cher comte? AprĂšs la mort de M. de Sancerre vous vĂźntes Ă  Mondelis ; des arrangemens nĂ©cessaires me rappellerent Ă  Paris,- je reparus dans le monde, on sembla m’y revoir avec plaisir. Comme je n’avois que vingt-deux ans , madame de Fiers consentit Ă  en passer trois avec moi; depuis six mois elle a dĂ©sirĂ© de rentrer au couvent, pour s’y livrer toute entiere Ă  de pieux exercices. Vous savez avec quel regret je me suis sĂ©parĂ©e d’ellejje la vois souvent. Mon ami, le calme de son cƓur, sa vie tranquille , excitent quelquefois mon envie ; il est des mornens oĂč je fuis prĂȘte Ă  tout quitter, Ă  me renfermer avec elle. N’est-on pas heureuse quand on est paisible ? Vous m’allez dire eh, ne PĂštes-vous pas paisible ? Mais non , non en vĂ©ritĂ©. Je ne Ă­ais quelle inquiĂ©tude , quel ennui.... Adieu; brĂ»lez tout ce que vous m’avez forcĂ© d’écrire. v Lettres to6 LETTRE XVIII. Paris. O U S avez reçu la lettre de Paimable comtesse de Termes, celle de son heureux mari ; madame de Martigues vous conte tous Ăźes amusemens , toutes les magnificences de la Fereje ne vous dirai donc rien d’une fĂȘte fi long-tems desirĂ©e ; quand vous reviendrez on en parlera fans doute encore. Le caractĂšre des deux Ă©poux m’assurc qu’ils sentiront toujours du plaisir Ă  se la rappeller. Nous arrivĂąmes chez madame de Commin- ges ; le marquis de Montalais nous y attendoit. M. de Comminges, venu le premier, trouva plaisant de le cacher, de demander la permission de nous prĂ©senter un provincial , son parent, bon homme , un peu Ă©pais , mĂȘme assez ennuyeux ; on le regardoit, on sstncli- noit de mauvaise grĂące. Madame de Martigues bĂąiĂ­Ă­oit dĂ©jĂ en appercevant le marquis , elle poussa des cris de joie. Le souper sut trĂšs gai; nous devions nous retirer avant minuit; trois heures sonnoient quand on s’avila de regarder s’il n’étoit pas un peu tard. La fin de votre derniere lettre pourroit , s’interprĂ©ter singuliĂšrement. J’imagine qu’elle est Ă©crite fans attention & fans dessein j cependant plus je la relis.... Quelles expressions DE LA COMTESSE DE SANCERUE. ID? sont Ă©chappĂ©es Ă  votre plume ! Vous n’en avez pas senti la force , il seroit ridicule de vous supposer des idĂ©es.... Je ne fais; mais vous m’alarmeriez fur fĂȘtĂąt de moname, si j’étois moins ure... . TroublĂ©e , agitĂ©e.' Est-iĂ­ vrai? Quoi ! je vous parois troublĂ©e? Moi ! j’éprouve comme une autre des dĂ©goĂ»ts passagers , un ennui momentanĂ©; cela mĂ©rite-t-il de sĂ©rieuses rĂ©flexions'? Mon ami, je ne veux plus rĂ©flĂ©chir; plus on pense, plus on s’attriste. Vos propos m’inquietent mon style est plus grave , mon humeur est changĂ©e ; /’inĂ©galitĂ© de mon esprit vous porte Ă  douter de la paix de mon coeur. Je vous ai dĂ©fendu , passivement dĂ©fendu de m’interroger fur sobjet de ma fincere estime'? Quoi, comment, que voulez-vous me faire entendre ? Eh, dans quel tems cette dĂ©fense si positive ? Je ne m’en souviens point d u tout. Deux lignes aprĂšs , vous me demandez ce que je pense de M. de Montalais. Ou vous Ăštec distrait, ou vous ne lisez pas mes lettres je vous ai dit fur le marquis tout ce qu’il m’est poĂ­ĂŻĂŹble de vous dire ; mes fentimens Ă  son Ă©gard ne peuvent varier. Je ne veux pas croire cette tournure maligne; je hais la finesse, je me reprocherois d’en soupçonner un ami. Madame de Termes est accablĂ©e de visites; elle envoie Ă  tous moraens me prier de passer dans son appartement ; je vais lui aider Ă  recevoir & Ă  congĂ©dier une foule d’importuns. Lettres 128 Adieu. Je suis un peu fĂąchĂ©e contre vous ; mais je ne vous en aime pas moins. LETTRE XIX. O N a raison de le penser, de le dire oui, madame de Martigues est inconsidĂ©rĂ©e, imprudente ; elle a des idĂ©es si bizarres, des projets si extravagans ! Je fuis en colere contre elle , contre un autre, contre moi peut-ĂȘtre! Hier je vais chez madame de Martigues, je la trouve feule. AprĂšs un instant de conversation., elle me- donne un billet de M. de Mon- talais. Je viens de le recevoir, dit-elle, lisez & voyez s’il est possible de s’exprimer mieux. Je le prends, le parcours, Papprouve & le remets fur la cheminĂ©e. Madame de Martigues me regarde fixĂ©ment cela est bien Ă©crit , con- venez-en. TrĂšs-bien. Un style aisĂ©. Oui. Je ne sais quoi de tendre, d'intĂ©ressant. Je Pinterromps , je passe Ă  un autre sujet. Si indiffĂ©rente , madame ! Et moi de m’étonner. Quoi, Ă  quel propos, que signifie_ Vous ne voulez rien' voir dans ce billet ? Qu’y verrois-je ? Que le marquis est passionnĂ©ment amoureux, tj? mĂ©rite au moins d'ĂȘtre plaint. Amoureux , lui ! Eh de qui donc ? Devinez. De vous fans doute ? Bon ! De madame de Termes? Point dit tout. De madame de ThĂ©mines ? Non. Ah ! c’est de DE LA COMTESSE DE SANCERRE. I0A madame de Thianges ? Lh non. De madame de Cornminges i Eh mon dieu non. Lasse de me tromper , je cesse de chercher, j’appelle son chien, le caresse, me mets Ă  jouer avec lui. Elle s’impatiente, murmure, me querelle. Un homme fi charmant n'inspirer rien , pas mĂȘme de la curiofitĂ© ! c'efl porter l'in- fienfibilitĂȘ Ă  un excĂšs condamnable. Mais , lui dis-qe doucement, car elle s’animoit, est-il fort important pour votre ami, que je fois instruite des mouvemens de son cƓur ? Pourquoi vou- drois-je connoĂźtre l’objet de fa tendresse? Si c'est lĂ  ce secret cachĂ© si long-tems.... Vous ne Pavez pas dĂ©couvert ce Jecret? Non. Ah, comme vous mentez / Y fongez-vous ? Comment n'auriez-vous pas lu dans son cƓur ? C’efi vous qipil aime. Moi i Vous. Je fuis restĂ©e muette, interdite , confondue de cette confidence brusque & indifcrette. J’ai senti mon visage brĂ»ler -, j’ai baissĂ© les yeux; mon cƓur palpitoit avec violence ; la surprise & la colere me causoient la plus grande agitation .... Oui, la colere. J’étois outrĂ©e contre madame de Martigues. Pourquoi trahir la confiance de son ami ? Pourquoi m’embarrasser par cet imprudent aveu ? Mon silence lui a donnĂ© de l’humeur; elle a parlĂ©, s’est rĂ©pondu, m’a grondĂ©e, est revenue Ă  ce ton doux , enfantin, qui lui sied si. bien. Prenant mes deux-mains dans une des siennes, de l’autre me forçant Ă  lever la tĂšte ÏÍO Lettres çà , ma chere amie , parlons fans nous ficher la jigttre de M. de Montalais rfest-elle pas charmante ? Je ne dis pas le contraire. N’a-t-il pas de f esprit? Beaucoup. Des talens ? Oui. Des sentiment nobles, Ă©levĂ©s? Je volis l’accorde. Une conduite J Ăąge ? On le dit. Une JmcĂ©ritĂ© rare ? Je le crois. Ne jonit-il pas de P estime de tout le monde? AssurĂ©ment. De la vĂŽtre. Je l’avoue. Eh bien , madame , pourquoi fa tendresse vous offenseroit-elle ? Pourquoi vous rrsujĂ©riez-vous Ă  VidĂ©e flatteuse de la partager un jour? de rendre heureux un homme fi digne de votre cƓur , de votre main ? Les partis qti’on vous presse d'accepter approchent-ils de celui-lĂ  ? Partager fa tend reliĂ© , me fuis-je Ă©criĂ©e ! Oubliez-vous qu’il est .... MariĂ©, voulez-vous dire ? Plaisant objiacle que sa femme ! Comment ? t PremiĂšrement on Va forcĂ© de lĂ©pouser. Est - ce une raison?_ Elle est boiteuse. Qu’importe ? Aigre , savante estj Jette .... Mais. ... Laide , tracassere sst boudeuse. . - . Mais elle est ... Ennuyeuse , maussade , une vraie bĂ©gueule, avec qui je Juis brouillĂ©e.. . . Mais elle est fa femme ! Oh comme çà. Qu’appellez-vous comme çà ? Oui, pour un peu de tems , cela finira. Quelle idĂ©e ! Idee , madame ! reprend-elle gravement ; je ne parle point au hasard ; cette femme a la manie d'avoir des hĂ©ritiers, c’cst en elle une paision j elle doit pĂ©rir au troisiĂšme , elle en est avertie. Le pauvre marquis la conjuroit de fe conserver j elle a rejette les priĂšres, DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. III mĂ©prisĂ© la menace. Dans six mois nous en ferons dĂ©barrassĂ©es ; fa maigreur eĂ­t extrĂȘme, elle tousse, ne peut se soutenir; elle mourra, je le sais, j’en fuis sĂ»re; mon mĂ©decin me* ü’a dit, il est ĂŹe sien ; elle n’en reviendra pas, j’en rĂ©ponds. Quelle lĂ©gĂ©retĂ© ! quelle inconsĂ©quence Ăź Peut-on ĂȘtre plus Ă©tourdie, rĂ©flĂ©chir moins, voir plus ; mal ! Elle exigeoit ma parole , une promesse positive ; & si madame de Thianges ne fĂ»t entrĂ©e, nous allions nous quereller. Quoi! fur la foi du mĂ©decin de madame de Martigues , j’accoutumerois mon cƓur Ă  s’qc- cuper d’un avenir qui peut-ĂȘtre ne fera point pour moi? Je promettrois, je m’engagerois ? Le malheur d’une femme dont je n’eus jamais Ă  me plaindre 5 seroit le point mes idĂ©es de bonheur se rĂ©uniroient? Je me croiroĂŹs injuste & cruelle , je me mĂ©priserais , si j’étois capable de m’abandonner Ă  des'espĂ©rances que je ne dois ni concevoir ni nourrir. Adieu, mon ami. Je vous ai rĂ©pĂ©tĂ© cette longue & ridicule conversation, au risque de vous ennuyer; mais en vĂ©ritĂ©, j’en ai l’esprit si rempli, qu’il m’eĂ»t Ă©tĂ© impossible de suivre un autre sujet. A une heure du matin. M. de Montalais a soupĂ© ici ; je l’ai observĂ© avec aflez d’attention oĂč madame de Martigues prend-ejle qu’il est amoureux, çcijjimmĂ©- 112 Lettres vient amoureux! Je n’ai point apperçu dans ses yeux cette langueur qui caractĂ©rise la tendresse ; j’y ai vu de la vivacitĂ©, du feu, de la joie ,‱ cela reĂ­lemble-t-il au sentiment? Mon ami, samour est triste, il ferme notre cƓur Ă  tous les plaisirs qu’il ne donne pas. LETTRE XX. u o i ! deux couriers fans une lettre de vous ! Seriez - vous malade , boudez - vous , cherchez - vous Ă  m’inquiĂ©ter, me chagrinez- vous aussi? Eh mon dieu, que votre absence est longue ! qu’elle m’aftlige ! Vsiu. ne savez pas combien je vous souhaite, combien mon cƓur auroit besoin de se rĂ©pandre dans le vĂŽtre. Je forme cent projets, j’ai mille fantaisies souvent je suis tentĂ©e de quitter Paris; le monde me laise, m’étourdit& ne m’amuse point. Je vo u d rois aller Ă  Mondelis ; oui , je le voudrois ; eh , qu’est-ce donc qui me retient ? Mon voyage paroĂźtra peut-ĂȘtre extraordinaire dans une saison allez rigoureuse; n’importe je partirai, je crois. En vĂ©ritĂ© , mon cher comte , je sens un dĂ©sir pressant de revoir cette paisible demeure, de me retrouver au milieu de ces bois dont la solitude est nĂ©cessaire au repos de mon esprit. Depuis un peu de tenas tout m’importune, je 1ZK. VL LA COMTESSE DE SANCERRÉ. I kZ je ne goĂ»te plus les amusemens d’une sociĂ©tĂ© qui me plaisoit tant. Ma sƓur recommence Ă  me fatiguer de ses ennuyeux Ă©loges du marquis de Limeuil ; elle le vante, le protĂ©gĂ©, l’encourage Ă  me persĂ©cuter* je n’entends parler que d’alliances , de titres , d’établi dĂ©mens ! Madame de Comminges appuie les propolirions du comte de Roye ; la marĂ©chale de Termes me fait la cour en faveur du chevalier; une grande fortune Ă©leve bien des projets contre la libertĂ© d’une femme. Madame de Martigues ne mĂ­ marie-t-clle pas auĂ­il ? A la vĂ©ritĂ© , c’eĂ­l dans l’éloignement. Elle devoir bien se taire, ne jamais s’ou- vrir avec moi fur cette folle imagination. Je n’ajoute pas une foi entiere Ă  ies discours » elle peut se tromper, prendre un goĂ»t de prĂ©fĂ©rence pour de l’amour, une amitiĂ© vive pour de la paillon. Non , je ne la crois point, je ne veux pas la croire. Mais pourquoi me parler? L’imprudente ! Ă­avcz- vous bien que depuis ce moment la prĂ©sence d u marquis m’em- barrafle , me gĂšne , me contraint; je crains de l’entendre, je crains de lui rĂ©pondre. Madame de Martigues a dĂ©truit tout le plaisir que je sentois Ă  le voir. Adieu ; Ă©crivez-moi donc pouvez-vous nĂ©gliger la plus tendre de vos amies ! & dans quel tems la nĂ©gligez-vous ! Tome m -H H4 Lettres LETTRE XXL "V otre ami vient de dissiper mon inquiĂ©tude ; j’ái Ă©tĂ© charmĂ©e d’apprendre qu’un VoyĂĄge imprĂ©vu avoir seul interrompu notre commerce; je l’ai reçu comme im homme que vous aimez, je le mene ce soir souper chez madame de Martigues. Je vous demande un conseil , mon cher comte, & je vous le demande avec d elfe m de le suivre. Donnez-le moi dans la sincĂ©ritĂ© de votre cƓur il naĂźt un scrupule au fond du mien, peut-ĂȘtre s’éleve -1-il de trop de dĂ©li- cateise, peut-ĂȘtre est-il juste & raisonnable; examinez ma position & dĂ©terminez la conduite que je dois tenir. Me convient-il de recevoir chez moi, de voir assidĂ»ment chez les autres, un homme soupçonnĂ© d’un sentiment que les circonstances rendroient trĂšs-offensant? Le marquis de Montai ais a -1 - il confiĂ© son secret ? fa-1- on devinĂ© ? Si madame de Martigues a pu le pĂ©nĂ©trer , les autres seront-ils moins clair-voyans ? M’aimer ! lui ! Eh quel espoir me l’attacheroit ? Si je continue Ă  vivre dans une sociĂ©tĂ© intime avec lui, u’aurai-je rien Ă  me reprocher ? 1 h mon Dieu, ce qui m’arriva hier semble me prouver le contraire. J’étois chez madame de Comminges, on DE LA COMTESSE DE SANCERRE. Ils annonça la marquise de Montalais. En l’enten- dant nommer, je sentis une sĂ©crĂ©tĂ© Ă©motion; sa vue l’augmenta; je me rappellai les propos de madame deMartigues, miĂ­le mouvemens confus me troubleront ; il me Ă­embloit avoir tort avec cette femme, nĂ©gligĂ©e peut - etre , & nĂ©gligĂ©e pour moi. En parlant, elle Ă©leva dans mon cƓur une tendre compallĂŹon , un vif intĂ©rĂȘt; je me trouvai portĂ©e ĂĄ la plaindre, Ă  la servir , Ă  l’aimer. Elle n’a rien d’absolument choquant, son Ă©tat lui ĂŽte un agrĂ©ment, celui d’une taille fine & peut-ĂȘtre gracieuse. Elle a l’air trĂšs noble , un peu froid; elle n’est point dĂ©cidĂ©ment laide, un instant accoutume Ă  fa physionomie; ses dents font blanches , & quand elle rit tout son visage s’embellit. Elle dit Ă  madame de Comminges qu’ell-e se se n toi t sort incommodĂ©e, qu’elle verroit peu de monde, & nesor- tiroit pas du reste de l'hiver. Elle me regarda beaucoup , m’adrelsa un compliment flatteur ; je ne sais si j’y rĂ©pondis, je n’étois point Ă  moi - mĂȘme. Âvcc quelle lĂ©gĂ©retĂ© madame de Martigues parle de cette femme malade & infortunĂ©e , oui, infortunĂ©e ! Elle adore son mari, elle n’en est point aimĂ©e , Ă­a tendresse l’importune peut- ĂȘtre. Elle est bien malheureuse ! M. de Montalais la traite avec de grands Ă©gards ; mais qu’est-ce que des Ă©gards pour un cƓur sensible , pour une ame tendre ! Mon ami, il est H tj us Lettres bien peu de femmes dont on puiĂ­Te envier le fort. Adieu; rĂ©pondez prĂ©cisĂ©ment & sans dĂ©tour au commencement de tna lettre , dites - moi votre avis. J’ai bien envie d’aller Ă  Mondelis ; mais quitter tous mes amis! Faut-il ne songer qu’à foi ? ne doit-on rien aux autres ? LETTRE XXII. ^LTne confidence, dites - vous ? Je vous ai fait une confidence, moi ! Est-i! vrai? Eh, quand donc ? Sur quoi donc? Vous l’atten- diez depuis long-tems , vous ia deĂ­iriez entiere , vous me parleriez fans dĂ©tour , vous n'osez encore bazarder des conseils di&Ă©s par la plus tendre amitiĂ©} la de mon heureux naturel vous rassure Ă  peine fur la dĂ©licatesse dit sujet , fur la crainte de montrer un zele qui peut me paroĂźtre offideux , indiscret. Eh bon Dieu, vous m’eĂ­Ă­rayez ! Co p> enez garde , madame, prenez garde ! m’a causĂ© la plus grande terreur. En vĂ©ritĂ© , le coeur m’a battu, j’ai regardĂ© autour de moi, j’ai cherchĂ© le prĂ©cipice oĂč j’étois prĂȘte Ă  tomber. Peut - on Ă©pouvanter ainsi fa meilleure amie ? & ie taire ensuite , & terminer une lettre Ă­i interrompue , fi singuliĂšre, si Ă©trange, par des rĂ©flexions Ă©nigmatiques, par une inutile BE LA COMTESSE DE SaNCERRE. II7 apologie dti motif qui vous engage , qui vous forte. ... A quoi vous engage-t-il t Est-il raisonnable de finir si brusquement? Je ne saurois vous pardonner ce refpeĂŻĂŻ dĂ©placĂ©,, cette plainte/rĂą>o/e pourla premiere fois vous m’avez fait sentir qu’il vous Ă©toit possible de me dĂ©sobliger. Fin de la frontiĂšre partie. H H A Ăą Jb~ Ăźjfe .jĂŹfe. J-k ‱ — ĂŽTST—r, —rr^o' t yxrr. 1j ÂŁ i T T R E S DE MADAME 0> JÂŁ C L %L 2FL 3£° SECONDE PARTIE. LETTRE XXII I. J’AĂŻ reçu vos deux lettres ensemble. Eli les parcourant, mon premier mouvement a Ă©tĂ© de me fĂącher contre vous ; je les ai laissĂ©es , reprises, rejettĂ©es, & puis examinĂ©es. En rĂ©flĂ©chissant fur vos expressions les plus choquantes, j’ai pensĂ© qu’un ami Ă­i tendre n’avoit pas dessein de m’affliger , encore moins de m'offense r. La vĂ©ritĂ© rĂ©volte souvent une ame vive, mais elle persuade toujours un esprit juste. J’ai suivi votre conseil; la sonde Ă  la main , je suis descendu dans le profond secret de moi-mĂȘme , j’ai interrogĂ© mon cƓur. HĂ©las ! DE LA COMTESSE DE SANCERRE. IIÇ ĂźroĂ­i cher comte.... il est trop vrai.... Puis-je le redire, l’avouer ! mon cƓur m’a parlĂ©.... il m’a parlĂ© comme vous. AprĂšs avoir refusĂ© des partis si distinguĂ©s, aprĂšs avoir annoncĂ© tant d’amour pour ma libertĂ©, aprĂšs avoir rĂ©sistĂ© Ă  des foins si pres- sans, Ă©vitĂ© des piĂ©gĂ©s si dangereux ! j’ai donc trouvĂ© le point fatal oĂč ma raison devoir m’a- bandonncr, oĂč mon bonheur devoir se dĂ©truire , oĂč devoit s’arrĂȘter cette confiance orgueilleuse que j’osois mettre dans mes propres forces.' M. de Montalais me plaĂźt ou il me plaira, dites-vous? Ah, que ce doute n’eft-il encore au fond de mon cƓur! M. de Montalais me plaĂźt, je vous l’avoue fans dĂ©tour j quand j’ai rougi devant moi, je ne crains pas de rougir devant un autre. Ma situation est triste, elle est cruelle ! Que puis-je attendre d’une passion inutile, d’un penchant condamnable, d’un sentiment que l'amertume accompagnera sans cesse ? Un reproche secret, de vains dĂ©sirs, de la honte, des remords, peut-Ăštre un jour une injuste jalousie ; voilĂ  les mouvemens que l’amour doit naturellement exciter dans le cƓur de votre foibleamie. Ah , s’il cnangeoit mon caractĂšre! S’il me conduisoit Ă  penser comme madame de CĂ©zanes ! Si mĂ©prisable Ă  mes propres yeux, j’osois m’égarer, envisager comme un bien.... Ecartons cette horrible idĂ©e. H iv }20 Lettres 11 faĂźloit fuir d'abordH Eh mon Dieu, j© l’ai voulu ; mais de lĂ©gers obstacles s'oppo- ioient Ă  ce dellein, mille petites biensĂ©ances me retenoient peut-ĂȘtre me luis-je plu Ă  les Ă©tendre ; peut-ĂȘtre me suis-je cachĂ© le plaisir que je sentois Ă  rester. Il faĂźloit Ă©viter le marquis. Eh , comment l’aurois-je Ă©vitĂ© ? LiĂ© avec toutes mes amies, il me trouvoit chez elles, fous quel prĂ©texte fermer ma porte Ă  un homme de ce rang, de ce mĂ©rite, ĂĄ un parent si proche du comte de Piennes , de madame de Comminges ; Ă  l’ami intime de madame dç JVlartigues ? Vous dirai-je tout? De flatteuses illusions se sont mĂȘlĂ©es souvent au trouble inquiet do mon coeur. Souvent je me suis accusĂ©e de trop de sĂ©vĂ©ritĂ© i mon ame dĂ©jĂ  sĂ©duite' s’est attachĂ©e Ă  de nouvelles rĂ©flexions ,‱ i’ai jette des regards de complaisance sur ceux dont j’étois environnĂ©e ; j’ai vu que l’aroour ani- moit tout, que tout scmbloit heureux par l’amour! Eh, pourquoi me faire un su;etd’es- froi d’un sentiment si naturel , me deman- dois-je, d’une passion si douce? Conduit-elle toujours Ă  l’aviliĂ­sement ? Ne peut-on la ien- tir fans s’y livrer avec indĂ©cence , fans paĂ­ĂŹĂ©r les bornes que l’honneur prescrit ? Une juste prĂ©fĂ©rence, que l’on accorde Ă  un homme estimable, entraĂźne-t-elle nĂ©ceuairement vers ces excĂšs vicieux?..., Dites,moi, mon cher comte» dans une aiv\§ compte celle du marquis, croyez» DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. Î2t vous qu’il fut impossible de trouver cette puretĂ© d’aisection , eet amour discret, dĂ©sintĂ©ressĂ©. ... Ah, n’en raillez pas! je ne fuis ni folle ni romanesque. Supposer Ă  un honnĂȘte homme ma façon de penser, de sentir , est-ce aller trop loin ? Si vous osez l'avouer, renoncez donc Ă  la prĂ©tendue supĂ©rioritĂ© de votre ĂȘtre. . II est bien sĂ»r au moins qu’un espoir tĂ©mĂ©raire n’attire pas le marquis prĂšs de moi ; il ne me confond point avec ces femmes imprudentes .... HĂ©las ! que sais-je? Ma prĂ©vention est son seul garant ; elle lui prĂȘte des qualitĂ©s, des vertus .... Mais non , son silence, son respect, sa continuelle attention Ă  retenir, Ă  cacher les mouvemens de son cƓur.... Cependant il n'est pas libre , il m’aime , il ose le dire Ă  madame de Martigues peut-ĂȘtre avec le tems osera-t-il davantage ; ses regards trop expressifs me parlent dĂ©jĂ .... Ah , pourquoi madame de Martigues a t-eĂźle arrachĂ© ĂŹe voile que j’aimois Ă  laissier fur mes yeux ^ pourquoi m’a-t-elle dit ... . Mon ami , je ' suivrai vos avis. Je dois Ă©viter M. deMonta- lais, il faut le fuir, il faut partir ah! oui» il le faut. Partir ! le quitter ! ne plus le chercher » n’efpĂ©rer plus de le rencontrer , renoncer Ă  1a douceur de le voir , au plaisir de Pattendre.... ÂŁh, quel sujetnva-t-iĂ­ donnĂ© de le craindre, de- le fuir ? Que m’n-t-il dit? quel est son crime? Que Ă­a raison est dure ! au’elle eA ;mpĂ©rieus Lettres 12 % & peu forte! Elle conseille & ne dĂ©termine point; elle fixe nos idĂ©es fur de tristes objets ; elle exige le sacrifice de tout cĂ© qui nous est agrĂ©able ; je la haĂŻs, je veux lui cĂ©der pourtant. Mon cher comte, je le veux, mais je gĂ©mis d’ëtre forcĂ©e Ă  le vouloir. Je vois la nĂ©cessitĂ© de m’éloigner, & je pleure parce que je la vois absolue. Ah ! samour m’avoit causĂ© tant de peines, faut-il qu’il me faste rĂ©pandre de honteuses larmes ! Je fuis foible & malheureuse, voilĂ  l’aveu que vous destrier ; il me coĂ»te , il m’humilie ; mais je le dois Ă  l’amitiĂ© , Ă  l'intĂ©rĂȘt vif & Ă­lncere que vous me montrez. Suis-je encore digne de cette estime si flatteuse ? Oui , car ma premiers lettre sera datĂ©e de Mondelis. Mon esprit est dĂ©cidĂ© , mon dĂ©part rĂ©solu. Je veux tout immoler Ă  mon devoir; mais je ne puis promettre de ne point m’affliger. Mon ami, laiĂ­sez-moi pleurer; point de vos consolations stoĂŻques ; contraindre son cƓur Ă  tous les efforts que l’honneur exige , c’est ĂȘtre noble , c’est ĂȘtre fort. Mais dissimuler la douleur oĂč livre trop souvent cette contrainte, c’est une orgueilleuse faussetĂ© ; pour ĂȘtre sensible enest-on moins gĂ©nĂ©reux? Adieu; aimez-moi» estimez-moi toujours. DE LA COMTESSE DE SANCERRE. I2Z LETTRE XXIV. ‱N" e me soupçonnez point d’une vile complaisance pour moi-mĂȘme, ne m’aceusez pas de foiblesse; ma sƓur me retient seule Ă  Paris, elle est malade & fort inquiĂ©tĂ© ; je ne puis l’abandonner dans une situation oĂč ma prĂ©sence lui est agrĂ©able, oĂč mes soins lui font nĂ©cessaires ; mon dĂ©part dĂ©pend Ă  prĂ©sent de sa convalescence. En vĂ©ritĂ©, mon cirer comte, quand je rĂ©flĂ©chis fur la dĂ©marche que je vais faire, elle ro’étomie , elle m’essraie. Comment la justifier aux yeux de mes amis, de ma sociĂ©tĂ© , du monde ? Si on en pĂ©nĂ©troit le motif ; si ma. dame de Martigues devinoit; si M. de iVĂ­on- talais pensoit.... Partir au milieu de l’hiver, sans aucun prĂ©texte apparent, fans prĂ©venir d’intimes amis fur ce voyage ! M’en aller comme une folle , comme une femme qui ne tient Ă  rien , n’a d’égards pour personne ! Que diront ma soeur, son mari, mes connoissances? Ne pas confier la raison d’une conduite st extraordinaire Ă  madame de Termes , Ă  madame de Martigues ? Elles me croiront bizarre, capricieuse, insensĂ©e. On fe rappellera ma premiere rĂ©putationon fe dira , elle est re. tombĂ©e dans [on ancienne aliĂ©nation d?esprit. Au- 124 Lettres trefois j’étois peu sensible Ă  l’idce qu’on pou- vott prendre de mon caractĂšre, personne ne m’intĂ©ressoit. SĂ»re de n’avoir rien Ă  me reprocher , je m’inquiĂ©tois peu si on me jugeoit favorablement. Je n’ai plus cette indiffĂ©rence, la fausse opinion d’un seul m’affligeroit, je ne ir e consolerois point d’en ĂȘtre moins estimĂ©e. Eh, mon dieu! que dira-t-on ? Et Termes, que je viens d’engager Ă  loger chez moi , qu’nnaginera-t-il ? Quel embarras ! Que je fuis malheureuse ! Risquer d’olsenser tous mes amis, de les perdre, & pourquoi ? Pour Ă©viter , pour fuir-, qui? Pobjet des plus tendres affections de mon cƓur. Adieu. LETTRE XXV. o N , je ne fuis point partie, mais je partirai, soyez-en sĂ»r. Eh , je ne saurois rester ! Que je vous dise tout ? HĂ©las ! je vous ai tout dit. Ma position est la mĂȘme, ma rĂ©solution ne peut changer ; plus j’examine M. de Montalais, plus je sens la nĂ©cessitĂ© de m’éloigner. Je le vois tron , on m’entretient trop de lui. A chaque instant on me rĂ©pete, il ejl aimable , il ejl charmant , rien ne lĂ©gale ! Je le regarde , je l’écoute , & je trouve difficile de le louer assez pour lui rendre justice. Je passe tout le jour auprĂšs de ma sƓur z le DĂŻ LA COMTESSE DE SaNCERRE. I2s soir madame de Martigues vient; me prendre, elle me contraint de souper chez elle, ou chez Comminges. M. de Montalais y est assidu. Depuis un peu de tems ', il paroĂźt sĂ©rieux , sombre mĂȘme il soupire tout bas , fa tristesse Ă©meut mon cƓur je m’etforce en vain de cacher la mienne; il lavoit, elle ['intĂ©resse, il semble vouloir m’en demander la cause ; il parle, s’interrompt, baille les yeux, fĂȘtait que tous ses mouvemens m'a gĂźtent ! Pourquoi m’a-t-on appris Ă  les interprĂ©ter ? Mes senti- mens pouvoient me rendçe heureuse, si on ne m’eĂ»t jamais instruite des siens, si on n'eĂ»t pas Ă©levĂ© dans mon ame cette crainte inquiĂ©tĂ© de me laitier pĂ©nĂ©trer. II est tard ; je vous Ă©cris feulement pour vous dire que je fuis encore Ă  Paris je me sens pesante , accablĂ©e, j’ai mal Ă  la tĂšte ; je vais essayer de trouver un repos dont mon esprit a besoin. Je le fatigue Ă­ans cesse en cherchant des moyens d’excuser mon dĂ©part, de rendre moins rĂ©voltant ce voyage si nĂ©cejsaire & si fĂącheux. Je n’en apperqois aucun. Cherchez auíßÏ, mon cher comte; faites-moi part de vos idĂ©es, & tachez de fixer les miennes. LETTRE XXVI. OuĂŻ , encore Ă  Paris. Je ne saurois rĂ©pondre ce que vous me dites, je 11e saurois m’en 126 Lettres occuper Ă  prĂ©sent une petits aventure me cause la plus grande agitation, m’inquiete, m’cmbarralse, trouble toutes mes idĂ©es le croiriez-vous ? je fuis brouillĂ©e , oui , presque brouillĂ©e avec M. de Montalais. Dans la disposition actuelle de mon esprit, je serois partie ce matin avec moins de regret. Cet homme si parfait a de la singularitĂ© son caractĂšre eĂ­t inconcevable souvent il voit mal il a des dĂ©fauts, je crois. Samedi j’étois chez madame deComminges aprĂšs souper on s’avĂ­Ă­Ă  de faire des vers; on lesĂ©crivoit fur dĂ©s cartes ; plus on les trouvait mauvais , plus on s’en amusoit. Madame de Martigues les lisoit; & vous savez quelle grĂące elle donne Ă  la moindre plaisanterie. Le marquis a pris fa place auprĂšs de moi , ThĂ©mincs est venu lui parler il s'est levĂ© ; en Ă©coutant il avoit l’air distrait ; nos regards se sont rencontrĂ©s jamais les siens ne me parurent plus dangereux mon Dieu, qu’il Ă©toit hien ! En rexaminaut, je me difois tout bas ses amis ont raison, il est charmant , rien ne rĂ©gale. ThĂ©mines l’a laissĂ©, i! s’est assis on lisoit alors. Un trait fur famitiĂ© , adressĂ© Ă  madame de Termes , lui a fait connoĂźtre la carte oĂč je venois d’écrire j il fa demandĂ©e avec vivacitĂ©, madame de Martigues la lui a jettĂ©e. 11 fa lue, m’a considĂ©rĂ©e un moment en silence , ensuite il a Ă©crit sur le revers de la carte. Madame de DE LA COMTESSE DE 12J ThĂ©mines, debout en cc moment, curieuse * & presque aussi Ă©tourdie que madame de Mar- tigues , s’est adroitement faille de la carte. Le marquis a pouffĂ© un cri, s’est levĂ© avec prĂ©cipitation ,‱ elle a fui, il sa suivie tout en courant elle m’a confiĂ© son larcin. DĂ©positaire insidelle , j’ai cachĂ© sĂ©crit substituant une autre carte Ă  la place de celle du marquis , je l’ai brĂ»lĂ©e. II m’a remerciĂ©e , madame de ThĂ©- mines m’a grondĂ©e, & puis on n’y a plus pensĂ©. RentrĂ©e chez moi, mon premier soin a Ă©tĂ© de lire ce que le marquis craignoit de laisser voir Ă  madame de ThĂ©mines. J’ai trouvĂ© ces vers Douce amitiĂ©, sentiment plein d’attraitĂź, Voilez toujours ma tendresse inquiĂ©tĂ©. Ah, si l’Amour , caressĂ© fous vos traits , Faifoit entendre une voix indiscrĂšte ! Ileile ThĂ©niite, attachĂ© fur tes pas, Ardent, timide, il veut paroitre, hĂ©site; II fuit tes yeux , les cherche , les Ă©vite i Eh que craint-il ? tu ne le connois pas. Vous le voyez, mon cher comte ; M. de Montalais est dans serrent commune. Tu ne le comtois pas \ Ilmecroit donc insensible. Ah, que ne la suis-je ! Je crains d’avoir Ă©levĂ© d’au- tres idĂ©es dans son esprit Ă  prĂ©sent il pense peut-ĂȘtre.... Je voudrois avoir Ă©tĂ© moins curieuse. Ce matin , pendant qu’onme coĂ«ssoit, j’ai 128 Lettres relu ces vers ; il m’a pris envie d’en faire. VitĂŽ je quitte ma toilette, renvoie mes femmes, & me voilĂ  devant mon feu ; les cheveux Ă©pars, une petite table Ă  cĂŽtĂ© de moi, un gros livre fur mes genoux , la carte prĂ©cieuse sur le livre ; bientĂŽt il elĂŹ couvert de papiers raturĂ©s, chiffonnĂ©s , dĂ©chirĂ©s j’essaie fans ceiĂ­e , je ne fuir contente de rien ; enfin il me vient une idĂ©e , je commence Ă  Texprimer on nf annonce » qui? M. de MontaĂŹais ! Peignez-vous ma surprise, mon dĂ©sordre je veux tout cacher , je me leve, la table se renverse, le livre m’échappe, la carte vole, to rbe, va brĂ»ler ; je crie, me baisse, la reprends au milieu des flammes , & toute noire , Ă  peine Ă©teinte , je la mets dans mon sein. Le marquis volt mon action , elle bĂ©tonne je fuis rouge, embarraliĂ©e ; lui, muet, interdit il me prĂ©sente des roses que madame de Martigues l’a chargĂ© de m’apporter ; je les reçois il s’aĂ­lĂŹed , nous nĂ© savons que nous dire. Les lieux communs viennent Ă  notre aide , s’épuisent , se tarissent; la conversation languit; le marquis rĂȘve, je me tais il fait deux ou trois questions ; je dis oui non je ne sais croyez-vous ? En parlant il ne me regarde point, ses yeux font fixĂ©s fur ces petits papiers semĂ©s autour de nous. Vous Ă©tiez occupĂ©e , madame j il pandit .... f ai bien mal choifi V heure de vous voir ; je le Jens , je,, , je vous gĂšne , oh , je vous gĂȘne ajjurĂ©ment ! II de lA comtesse de Sancerre. 129 II rĂ©pete encore cette expression , elle me fĂąche. Je me demande tout bas, Ă  qui croĂźt-il donc que fĂ©crivois ? Eh quoi , une femme accoutumĂ©e Ă  palier une partie du jour avec lui, pourroit-elĂŹe s’occuper d’un autre ' madame de Thianges , vous & tant d’autres, je serois depuis deux ans comtesse deRoyej j’aurois le sensible dĂ©plaisir de penser que je pourrois un jour profiter du malheur de M- de Montalais. Ah, ce feroit pour moi la plus triste perspective! La seule douceur de ma vie est d’ùtre libre. Ne vous trompez pas Ă  cette expression, croyez-la simple, gardez-vous d’étendre mes idĂ©es ; mon imagination ne s’égare point me permettrois-je des souhaits 144 Lettres cruels? Non, mon cher comte , ma foibleĂ­Te n’altĂ©rera jamais mes principes. Je dĂ©sirĂ© que madame de Montalais vive , qu’elle soit heureuse. Ah , bon dieu ! je me mĂ©priserois , si je ne te souhaitois pas sincĂšrement. Adieu. P. S. Le jeune ValancĂ© n’a point rĂ©ussi chez madame de Martigues ; on l’a trouvĂ© froid & grave fa tante dĂ©plaĂźt beaucoup Ă  M. de Montalais, & le comte de siennes ne peut la supporter ; elle eĂ­t actuellement trĂšs sĂ»re que je ne serai jamais fa niece. LETTRE XXXIII. OT RE lettre m’a fort attendrie ; je l’ai lue plusieurs fois , je me fuis rĂ©pĂ©tĂ© avec plaisir vos flatteuses expressions j’airne Ă  vous voir bien penser de votre amie Ă  vous entendre me dire, je ne vous soupçonne point te foi - blesse , me s conseils tendaient feulement Ă  vous faire Ă©viter des combats pĂ©nibles. Eh bien, mon cher comte, votre bonne opinion m’eucourage , & votre confiance ranime la mienne. Oui, vous avez raison, je suis sensible , mais je ne fuis pas foible ; j’ose i’espĂ©rer, je ne ferai jamais imprudente. Quand la biensĂ©ance & l’amitiĂ© ne m’obli- geroient point Ă  rester , Ă  ne pas quitter madame de Martigues , mon voyage seroit inutile ci LA COMTESSE DE SANCERRE. 145 a prĂ©sent. Je voulois m’éloigner de M. dĂ© Montalais hĂ©las ! il s’éloigne lui - mĂȘme. La marquise s’est persuadĂ©e que l’air de Paris lui faisoit mal ; elle attribue Ă  son Ă©paisseur l’op- preffion dont elle se plaint sans cesse. Son Ă©tat ne lui permet pas de s’exposer Ă  la fatigue d une longue route ; & comme elle ne peut aller dans ses terres, le comte de Roye lui prĂȘte celle qu’il vient d’acheter un peu au-dessus deCorbeil. Elle part demain, son mari la suit, il rĂ©itĂ©ra Ă  la campagne tout le tems qu’elle y voudra demeurer. II m’a causĂ© ce matin le plus grand embarras en prenant congĂ© de moi. II m’a paru triste, inquiet, abattuj’étois troublĂ©e, Ă©mue , chagrine ; je laissois parler madame de Termes » je ne trouvois rien Ă  dire fa situation m’af- stige, elle est fĂącheuse; il vient de perdre un enfant chĂ©ri; & quand ses amis s’empreĂ­Ă­ent Ă  le consoler , quand leurs foins pourroienfc adoucir fa douleur, on l’entraĂźne Ă  la campagne , on l’arrache Ă  toutes les dissipations... * Mais la pauvre marquise est triste, elle est malade , il lui montre une tendre compassion, il suit un devoir indispensable. Je l’approuve, je l’admire, je le plains.... Ah ! pourquoi * pourquoi cet aimable Montalais a-t-il des peines , des chagrins ? Pourquoi n’est-il pas heureux ? II est si digne de l’ùtre ! En commençant Ă  Ă©crire , je voulois rĂ©pondre Ă  tous les articles de votre lettre , Ă  tout?; Tome IVi L 14 § Lettres vos obligeantes assurances d’cstime , d’amĂ­- tiĂ©j mais je ne me sens pas bien. Ma tĂšte eĂ­t bridante ; depuis plusieurs jours une extrĂȘme pesanteur m’accabie ; toujours aisoupie , je ne saurois dormir, j’ai peine Ă  tenir ma plume eh , mon dieu, cju’ai je donc ? La saison peut-ĂȘtre , cet adieu qui m’a touchĂ©e... je m’interromps .... je vous laisse. Si je fuis mieux dans une heure , j’acheverai ma lettre. LETTRE XXXIV. De madame de Termes au mĂȘme. u E je fuis affligĂ©e , monsieur , de ne pouvoir vous tirer de l’inquictude oĂč vous jette le silence de madame de Sancerre , sans vous faire partager mes vives alarmes! HĂ©las, notre charmante amie est malade, bien malade ! Elle est en danger depuis dix jours un fievre continue, de longs redoublemens, une extrĂȘme foiblesse dĂšs qu’ils cessent, font trembler pour une vie si chere. Madame de Mar- ligues & moi, nous ne quittons pas fa chambre nous passons les jours & les nuits auprĂšs de la douce , de l’intĂ©ressante malade ; nous ne nous disons rien, nous craignons de nous communiquer nos idĂ©es ; nous nous embrassons , nous mĂȘlons nos soupirs & nos larmes.... BE LA COMTESSE DE SANCERRE. 147 Ah ! que deviendrois-je, si je perdois ma tendra, ma solide amie, ma respectable compagne ? Que deviendroient tous ceux qui lui font si vĂ©ritablement attachĂ©s ? Madame de Sancerre emporteroit l’éternel regret de ses amis ; leur joie & leur bonheur s’anĂ©antiroient avec elle. Pardonnez-moi, monsieur , si je fais passer dans votre cƓur une partie de famertume dont le mien est pĂ©nĂ©trĂ©. J’aurai foin de l’adoucir, si le ciel exauce mes vƓux les plus ardens. LETTRE XXXV. De madame de Termes au rneme. "V" o u s n'avez pas encore reçu ma lettre la vĂŽtre dĂ©chire mon cƓur. HĂ©las! monsieur, vous tirer de peine , je ne le puis ; je n’ai pas le bonheur de le pouvoir. On m’assureque si le quinziĂšme jour fe passe fans redoublement, nous n'aurons plus rien Ă  craindre; ce jour ne commence que demain Ă  sept heures d u soir; malheureusement le courier part le matin, il ne vous portera point la nouvelle consolante qu’il me feroit si doux de vous apprendre. M. de Termes me proteste, me jure que cette cruelle ficvre est fans malignitĂ© ; les mĂ©decins le disent auffi ; mais on me trompe peut-ĂȘtre. Ah ! maoame de Sancerre est bien H8 L E T t R. E C w kil ; sa mers est morte d’une maladie toute semblable. Son transport m’inquiete, il la fait errer sur un seul objet; elle parle sans cesse de dĂ©part, de relais, de fa terre de Mondelis, elle me dit adieu; mon cƓur se brise en secourant. Eh ! pourquoi sesprit de ma pauvre amie est - il frappĂ© de ces idĂ©es ? Pourquoi parler de dĂ©part, me rĂ©pĂ©ter de tristes adieux ? Ne feroit-ce point un prĂ©sage?. .. Que le ciel dĂ©tourne de moi, rende vain ce funeste pressentiment! On est bien foible quand on craint. Comme la douleur abat, rend crĂ©dule! Quelquefois j’adopte les sinistres augures de ses femmes & des miennes ; je pense que les approches de la mort lui inspirent ces Ă©tranges discours.... Ah , mon Dieu !_Mais M. de Termes me rassure un peu ; il vous conjure de ne pas vous effrayer , d’ĂȘtre plus raisonnable que moi, de vous livrer Ă  l’espĂ©rance. Je souhaite , monsieur , que vous le puissiez. E LETTRE XXXVI. De madame de Termes au mĂȘme. L E jour fatal est passĂ©, grĂące au ciel , il est heureusement passĂ©; madame de Sancerre n’a point eu de redoublement hier , la fievre s’est ralentie pendant la nuit; cinq heures d’un RE LA C 0 MTE 5 SE DE SANCERRE. 143» sommeil paisible & rafraĂźchissant font renaĂźtre ros espĂ©rances. Son mĂ©decin vient de nous assurer, d’un air riant, que nous pouvons nous y abandonner 5 il rĂ©pond fur fa tĂšte, d’une prochaine convalescence. Soyez tranquille , monsieur; la plus douce, la plus aimable, la plus aimĂ©e de toutes les femmes vivra-; elle vivra pour rĂ©pandre autour d’elle la consolation & la joie. Toute la maison est dans une forte d'ivrcile ; ses femmes, les miennes , celles de madame de Martigues; ses gens , les nĂŽtres , jusques aux moindres valets, paroissent transportĂ©s de plaisir. Ils pleurent, rient, s’embrail'ent, se parlent & ne s’entendent point. Ils ont entourĂ© le. mĂ©decin ; ils baisoient ses mains , son habit ; ris Ă­sont presque portĂ© -dans sa voiture , en le comblant de bĂ©nĂ©dictions, en le nommant un ange. Eh, bon dieu Ăź s’est Ă©criĂ© l’honnĂ©te vieillard, voila une dame bien aimĂ©e! Est-ellc donc auĂ­si bienfaisante qu’elle est belle '{ Adieu, monsieur rassurez-vous , cessez de craindre ; madame de Sancerre est mieux, elle est beaucoup mieux. Le premier Courier vous portera la nouvelle de fa convalescence.. Lettres m LETTRE XXXVII. De madame de Martigues an mĂȘme. Eh paix, taisez-vous. Avec vos tristes expressions voulez-vous ramener ici la crainte & la douleur ? Le ciel nous prĂ©serve de douter de PĂ©tĂąt de madame de Sancerre ! Elle est bien , trĂšs bien, vous dit-on ; il fera difficile de vous le persuader. Tendre & mĂ©lancolique , un peu sombre , un peu taciturne, vous aimez Ă  vous affliger ; & quand un nuage bien noir a fixĂ© vos regards, vous le voyez encore long-tems aprĂšs qu’il est essacĂ©. La charmante malade va se lever tout-Ă - l’heure. Q u’elle se mĂ©nage ! qti elle prenne garde ! Oh, vraiment, on a besoin de vos avis ! Vous vous croyez une tĂšte supĂ©rieure, un esprit fort prĂ©voyant. Est-ce que je ne suis pas auprĂšs de madame de Sancerre ? Je voudrois voir suivre d’autres ordres que les miens dans cette chambre ! Demandez Ă  madame de Termes Ă­ĂŹ je fuis une garde attentive, j’ajoute U prudente ; ce qu’clle oublieroit peut-ĂȘtre de vous dire. Le comte de siennes m’a montrĂ© votre lettre ; il est charmĂ© de votre amitiĂ© & de vos fĂ©licitations. Eh mais, rien n’est plus singulier ! Tout Paris dit que je l’épouse ; on le dit en Bretagne, je l’ai dit la premiere cependant je ne m’ac- DE LA COMTESSE DE SaĂŹĂ­CERRE. Isl coutume point Ă  entendre rĂ©pĂ©ter cette nouvelle ; souvent je suis tentĂ©e de parier qu’elĂ­e rr’cst pas vraie. Pendant que vous Ăštes tout chagrin, faites- moi vite un compliment de condolĂ©ance. Sur quoi'Ă­ Sur mon mariage apparemment eh, pourquoi non r Se marier, cela est si sĂ©rieux, si triste ! On m’a tant tourmentĂ©e , tant excĂ©dĂ©e ! Je suis si bonne , si complaisante !.... Est-ce que vous ne mourez pas de vapeurs Ă  Rennes ? Est-ce que vous ne reviendrez jamais ? Bonjour , mon pauvre comte ; vous me faites une grande pitiĂ©. Etre en province, plaider, vivre en Famille, cela est bien ennuyeux, n’est-ce pas ’. * & s’il vous plaĂźt, c’est qu’ils s’aimoient Ă  ia folie. Je les unis, je les rends heureux j les voilĂ  charmĂ©s! Pour reconnoĂźtre mes foins * mon amitiĂ© , deux ingrats m’entraĂźnent Ă  ma perte. Ils m’ont fait signer, par surprise, js crois , ce maudit contrat... -. Allons, le fort en est jette, j’accompagnerai madame de Sancerre Ă  l’autel. Cela vous Ă©tonne, moi auisi; mais cela est; Le comte de Piennes a l’esprit dĂ©rangĂ©, il veut se marier ou mourir , Oh, il ne mourra pas, il se mariera j je le dis , je le jure, l’arrĂšt est irrĂ©vocable.. -. Pauvre PĂ­etl- lies! il va faire une grande perte j’étois son amie, je serai sa femme ,‱ quelle diffĂ©rence ! Il excite une tendre pitiĂ© dans mon cƓur ; je ne remisage point comme mon mari sans nie Tome IV. N L ÂŁ T T K ES I?4 livrer Ă  la compassion, A u fond , jc n’ai point Ă  me reprocher de iui avoir conseillĂ© une si mĂ©chante astaire. J’ai tout tentĂ© pour l’en dĂ©tourner ytnais c’est la plus mauvaise tĂšte !.. Adieu. FĂ©licitez-moi du mariage de madame de Sancerre., & consolcz-rnoi d u mien. f 4 L I V L E T T R E E lettre m’a fait un extrĂȘme plaisir. V. o T R E lettre m Tout ce que vous me dites du marquis m’en* chante. Lui feu! mĂ©ritait mon cieur ' J’étois iuui- que femme digne d’occnpw te JĂŹ en ’i Mon ami , cet Ă©loge esthien grand. Etre jugĂ©e digne d'un homme estimable, c’est remporter un prix ' flatteur, c’est jouir de !a rĂ©compense des vertus/dont on nous imposa la pratique difficile, M. ds Montalais vient de me quitter. II part avec le comte de Roye pour prendre deS afrangemens nĂ©ceĂ­saires. Comme la confiance & l'amitiĂ© les uni,sent, leurs allaites seront bientĂŽt terminĂ©es. Je sens dĂ©jĂ  un peu de tris- teste, je ne veux pas m’y livrer; & pourdĂ­isi- per ce nuage, je vais vous conter la plus sotte histoire, & vous communiquer la plus impertinence lettre dont vous ayez jamais entendu parler. J’allai hier avec madame de Martigues , chez mon marchand, voir des Ă©toffes nouvelle- BÊ la COMTESSE DE SaNGÈRRÉ. ߣ?Ă­ rbcnt arrivĂ©es. Un Ă©tranger; assez remarquable par la richesse & rassortiment de fa parure , se fa i foi t montrer des draps d’or , les trouvoit minces , rejettoit tout, parĂŹoit beaucoup * n’a- chetoit rien, & dĂ©foloit la maĂźtresse du magasin* Peignez-vous un homme ĂągĂ© d’environ trente ans , d’sine taille un peu gigantesque ; les traits marquĂ©s , le teint brun , hĂąlĂ© mĂȘme; les cheveux bizarrement arrangĂ©s, la physionomie ouverte , allez belle ; Pair gauche 4 parlant haut, d’un ton brusque ; se tenant mal , 4 s’eX- primant avec duretĂ© , & mĂȘlant des termes peu polis Ă  des phrases fort embrouillĂ©es. Madame de Martigues s’amuioit Ă  P Ă©couter, le trouvoit plaisant , rioit de ses propos & de l’embarras de la marchande , empressĂ©e., ennuyĂ©e, fatiguĂ©e 4 voulant venir Ăą nous 4 & fe plaignant d ĂȘtre retenue par cemowfimr. Elle nous nomma toutes deux $ & j’entendis avec surprise ce monsieur s’ecrier, madame deSancerrel qui , lĂ  comtt§s de Savcerre ? En parlant il jette Ă  terre vingt pieces d’étoffes, s’élance par-defĂŹus , vient Ă  nous, me regarde, s’appuie contre un pilier, reste immobile , les yeux fixĂ©s fur moi, la bouche Ă  demi ouverte, paraissant un homme pĂ©trifiĂ©. Madame cie Martigues part du plus grand Ă©clat de rire ; Pefpece de sauvage n’en est point Ă©mu; gĂȘnĂ©e par Ă­Ă  prĂ©sence, j’ni remis mes emplettes Ă  une autre fois, & me fuis avancĂ©e pour sortir. Le singulier personnage est revemi N ij Le t t r e s !§§ Ă jlui-mĂšme , s’eĂ­l hĂątĂ© de me couper le chemin, m’a prĂ©sentĂ© la main , & s’inclinant profondĂ©ment , il m’a demandĂ© Yhonneur , la permission , le bonheur , Y avantage de m’aider Ă  descendre. J’ai craint de lç, mortifier en le refusant ; il m’a conduite Ă  ma voiture, en prononçant des mots mal articulĂ©s, en faisant des exclamations Madame / .... EnchantĂ© ! Mon dieu , qui nĂŻeut dit ? L’heureuse recontre ! J'allois .... Tout efl changĂ©.,saurai Y honneur . Vous voudrez bien ... . Je ne J aurai s parler , ma joie me confond. Un trĂšs beau vis-Ă -vis l’attendoit Ă  la porte, entourĂ© de negres bien vĂȘtus , portant des carcans & de riches bonnets. Madame de Mar- tigues a envoyĂ© demander son nom ; mais le marchand ne le fait pas. A quatre heures j’ai reçu cette Ă©tonnante lettre. Lettre de M. de MorInzer , Ă  madame de Sancerre. „ M A D A M E, „ On prend ici de longs dĂ©tours pour „ s’expliquer ; au bout d’une heure on n’a rien „ dit. Moi je parle pour ĂȘtre entendu. Voici „ le fait. Je vous aime de tout mon cƓur. „ J’ai fait deux fois le tour du monde, j’ai „ vu des femmes de toutes les contrĂ©es, de „ toutes les couleurs* mais d’un pĂŽle Ă  l’autre , „ on chercheroit en vain votre Ă©gale. La dame » qui vous accompagnait ce matin est jolie DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 197 » elle rira tant qu’il lui plaira ; mais fur ma „ parole elle ne vous vaut pas. Venons Ă  nos j, affaires. „ J’ai de la naissance, je ne m’en soucie „ gaerc. Je poĂ­Ăźede une grande fortune, j’en „ fais cas. Le partage de six millions, des M pierreries tant que vous en voudrez, cent „ esclaves pour vous servir, de superbes ha- ,3 bitations dans le plus beau lieu du monde; 3, un mari jeune encore, franc, bon, hon- 3, nĂšte, vaillant; cela vous convient-il, ma- „ dame? II faut me rĂ©pondre trĂšs vite, s’il „ vous plaĂźt ; car je dois bientĂŽt repasser les „ mers. Parlez vrai, je rĂ©arrangerai en con- 3, sĂ©quence. Une affaire importante m'a con- ,3 duit ici ; elle vous regardoit d’une façon , 3, Ă  prĂ©sent elle vous regarde d’une autre. „ Ceci n’est pas clair, je vous l’expliquerai. „ J’ai l’honneur d’ĂȘtre , madame , avec un „ profond respect, la passion la plus vive & 3, la plus ardente, votre trĂšs humble & trĂšs 3, obĂ©issant serviteur, Charles Morinzer. 3, Votre rĂ©ponse au plutĂŽt. Me voulez- „ vous ? ne me voulez-vous pas ? Dites oui „ ou non. „ Comment trouvez-vous cette lettre? Jamais femme de ma forte n’en reçut une semblable; assurĂ©ment cet homme est en dĂ©mence. Madame de Martigues dĂźnoit ici ; elle a cru fort plaisant d’écrire non fur une feuille de papier, & N iij rs3 Lettre* d’envoyer cette rĂ©ponse, J'a irois prĂ©fĂ©rĂ© de n’en faire aucune. Adieu , mon cher comte ; on mentraĂ­ne Ă  ? opĂ©ra. Madame de Termes ne veut pas que je rĂȘve, elle me dĂ©fend de soupirer., L’ingiate ! combien je [’ai laissĂ© pleurer , gĂ©mir ! ES;e ne s'en souvient plus. LETTRE L V, on s jeu R de Montalais ne reviendra pas fĂŹ-tĂŽt. Le marĂ©chal de Saint-GĂ©ran, son oncle , est malade dans'une de ses terres auprĂšs de Poitiers! il souhaite paliĂŹunnĂ©ment de le voir ; le marquis s’y rend , & fou retour va dĂ©pendre de la mort ou de la convalescence de ce vieux parent. Eh , mon dieu ! toujours des obstacles , toujours des chagrins ! je sens vivement cette absence. Je ne le dis qu’à vous ; les autres ne me plaignent point assez. Et cet imbĂ©cillc ds marin , tn’ùn croyez-vous dĂšbarrailĂ©c ' LETTRE L X I I. JE H vite, vite que je vous apprenne... .T Je vous dĂ©pĂȘche un Courier..... Je voudrois qu’it eut des ailes ! \i-je bien toute ma raison ? Suis je Ă©veillĂ©e? N’est-ce point un songe ? M. de MontaĂŹais est-il la? Oui, il rit, il cause avec madame de a Pair content ! que e les fuis !... M. d’Estclan. Mon pauvre cousin! je le plains, je l’estime.... Ah, je n’eĂ­pĂ©rois je veux me modĂ©rer. Je ne le puis ; mon cƓur est dans une Ă©motion. Pourtant je veux vous mon cher comte , Ă©cou- tez-moi bien. Ce matin Ă  onze heures, feule dans mon cabinet, pleurant de toute ma force + portant mes idĂ©es sor les objets les plus affligeaus , on me prĂ©sente une lettre du comte d’Estelan. Je Louvre avec effroi, je lis, je crois me tromper. Jugez de ma surprise , de la rĂ©volution qu’ex- citent en moi ses expressions. Lisez, & partagez le plaisir que j’ai senti. Lettre du comte d'EJleĂźan. * e Votre amie est trĂšs impertinente , ce n’est 7, pas votre faute. Vous Ăštes engagĂ©e.... Le ,, ciel puitie m’accorder de la modĂ©ration, de D* LA. COMTESSE DE SANCERRE. S2l , 3 la patience! J’en ai grand besoin. Sijem’eii „ croyois.... Mais une fois en ma vie je veux „ me contraindre. Elle est trĂšs audacieuse, M trĂšs mĂ©chante, votre amie. Vous ĂȘtes bonus „ vous, belle, douce, gracieuse, mĂȘme en „ refusant. Vous ĂȘtes ma parente , ce n’eft pas „ Ă  moi Ă  vous rendre malheureuse.... C’est 3 , pour un autre que vous pleuriez.... N’im- 3, porte, je me sens incapable de vous affli- „ ger. Je m’en vais tout Ă  l’heure. Si je resi- 3, tois ici, je ne pourrois me dispenser de „ quereller votre amant, ou votre mari, je „ ne sais lequel. JeSsuis bien aise de l’igno- rer , car cela feroit une grande diffĂ©rence , ,3 & qui pourroit nous mener loin. II est nĂ©* „ cessaire que je parte. Sijetuoiscet homme, „ vous ne m’en aimeriez pas davantage; s’il 3, me tuoit , cela vous sĂ©pareroit peut-ĂȘtre. 5, Eh, qu’y gagnerois-je alors ? Vous dĂ©teste- 3, riez ma mĂ©moire, voilĂ  tout, & votre bĂ©- „ gueule d’amie diroit que je me serois com- 33 portĂ© comme un sot. Je m’en vais, vous „ dis-je , je m’en vais Ă  l’instant. Adieu, ma- „ dame , adieu , ma belle, mon aimable, ma 33 trĂšs aimable cousine. Si je ceĂ­l'e un jour de „ vous trop aimer, je reviendrai , dans L’es- 3, poir d’ĂȘtre votre ami. Oui, vous ĂȘtes une „ femme adorable;' mais cette petite furie, „ je la hais de tout mon cƓur. 3, Daignez accepter une lĂ©gere preuve de „ tnon affection» Un parent auflĂŹ proche peut 322 L t T f R E S „ vous offrir ces bagatelles.... Mon dieu, est-iĂŹ ĂĄ, possible qu’un autre vous soit cher ! Ori ,, vous disoit si indiffĂ©rente ; j’espĂ©rois.... 3, Allons, n’en parlons plus. J’ai bien peur 33 de ne vous oublier jamais. Adieu, madame, „ adieu , ma charmante cousine ; sur Ma soi * „ mon cƓur se brise..,. Je vous quitte, je ne 3, vous verrai plus. Oh non , je ne vous re-* j, verrai jamais, car je vous aimerai toujours. „ Un coffret du plus beau lacq accorapagnoit cette lettre. En l’ouvrant, j’ni trouvĂ© une renonciation en forme de l’hĂ©ritage de mon oncle, deux superbes parures de diamans * un assortiment de perles de la plus belle eau ,- quantitĂ© de rubis , d’émeraudes & de pierres prĂ©cieuses. En voyant l’abandon des droits du comte * son prĂ©sent, sa lettre , j'ai craint d'ĂȘtre sĂ©duite par une flatteuse illusion. EĂ­t ce une vĂ©ritĂ© , denrandois-je Ă  madame de Termes ? Mes sens ne m’ point ? Elle a envoyĂ© chez le comte il Ă©toit parti Ă  sinisant oĂč l’on m’apportoit fa lettre. A peine venoit-*on de m’en assurer, que j’ai vu entrer le marquis de M^malais. J’ai couru Ă  fa rencontre , je me fuis prĂ©cipitĂ©e dans les bras, j’ai osĂ© le presser contre mon sein. Alt, nous serons heureux* nous le serons , me fuis-je Ă©criĂ©e , en baignant son visage de ces larmes consolantes que la joie sait rĂ©pandre ! Madame de Termes lui DE LA COMTESSE DE SANCERRE.' 22 expliquoit le sujet de mes transports, lui con- toit l’évĂ©nement qui les excitoit elle m’aime, lui disbtt - il d’un ton tendre & animĂ©, elle m’aime ! Ah , ceĂ­te assurance suffit Ă  mon bonheur! Que sont tous les biens du monde, comparĂ©s Ă  la certitude de lui plaire? Voyez , mon cher comte, si je vous aime'; c’est dans les premiers momens du retour d’un d’un amant chĂ©ri, adorĂ©, que je vous Ă©cris pour vous dire. De madame de Martigues. Pour vous dire quoi? Ellen’en fait rien,’ peut-ĂȘtre; elle est si mal-adroite en affaires! OĂč en seroit-elle sans moi ? A pleurer, Ă  se plaindre du sort, Ă  lever ses beaux yeux vers le ciel. Cela n’arrangeroit rien. En deux mots, j’ai terminĂ© , moi. A prĂ©sent que mes moyens ont si bien rĂ©ussi, voilĂ  M. & madame de Termes qui les examinent gravement. M. de Mon- talais & madame de Sancerre ne peuvent dĂ©cider si ces moyens Ă©toient bons ou mauvais. En vĂ©ritĂ© , personne ici n’a le sens commun j je ne vois que moi de raisonnable. Adieu. Les lettres de madame de Sancefre finissent ici. Le retour de M. de NancĂ© termine la correspondance dont on fait part a u publie, U Vd 224 L È T T R E S , &C.' arriva Ă  Paris le jour mĂȘme de l’heĂșrĂ©tĂ­& mariage de son amie, & fut tĂ©moin de celui de madame de Martigues. MalgrĂ© la diffĂ©rence de leurs caractĂšres , ces deux aimables femmes rendirent leurs maris Ă©galement heureux* FIN * HISTOIRE © ÂŁ*0Î0§S& Ăź w HISTOIRE D" ERNESTINÉ, Ï^ne Ă©trangĂšre , arrivĂ©e depuis trois moia Ă  Paris, jeune, bien faite, mais pauvre & inconnue, habitoit deux chambres basses au fauxbourg Saint - Antoine ; elle s’ĂČccupoit Ă  broder, & vivoit de fou travail. Revenant utĂ­ soir de vendre son ouvrage, elle se trouva mal en entrant dans fa maison ; on s’éfforqa vainement de la secourir, de la ranimer ,‱ elle expira sans avoir repris ses sens, ni laissĂ© ap perce voir aucune marque de conĂ­ioissancei Ses voisines, effrayĂ©es de ce terrible accident, remplirent fa triste demeure de cris & d’exclamations ; elles s’appelloient les unes & les autres , & se rĂ©pĂ©toient, Christine , hĂ©las Ă­ fa pauvre Christine! Une bourgeoise , dont le jardin'se ternii- Ă­ioit au mur de la maison d'ou s’élevoit ce bruits attirĂ©e par le dĂ©sir d’ùtre utile Ă  celles qui gĂ©miĂ­ĂŻoient si haut, fut elle-mĂšme s'in- formerde Ă­a cause dĂ© leurs clĂĄnietirr; oil l’eti instruits pendant qu’on parloit, ses yeux fa Êxerent fur une petite fille ĂągĂ©e de trois ost Tome IF. P 226 Ă­JlSTOĂŻRË quatre ans ; cette innocente crĂ©ature pleuroĂ­t prĂšs de la morte , Pappelioit, la tiroit par fa robe, & lui crioit, ma mere , Ă©veillez-vous! ma mere , Ă©veillez-vous donc ! Le cƓur de la sensible voisine s’émut Ă  ce spectacle elle s’avança, prit la petite dans ses bras, la cardia, essuya ses larmes. La beautĂ© de Pensant redoubla son attendrissement elle çnvoya chercher un homme de justice , donna de l’argent pour faire inhumer l’étrangcre. Ayant rempli toutes les formalitĂ©s nĂ©cellĂąires au dessein de se charger de la jeune orpheline ,‱ elle la prit par la main & la conduisit chez elle. Celle dont le bon cƓur cclatoit par cet stcte d’humanitĂ©, se nommoit madame Du- fresuoi. Veuve d’un marchand peu riche, elle s’étoit arrangĂ©e avec la Famille de son mari contente de trois mille livres de rentes viagĂšres, elle venoit d’abandonner Ă  des enfans d’un premier lit, des droits assez considĂ©rables fur leur succession. Ce procĂ©dĂ© gĂ©nĂ©reux lui procura la satisfaction de voir Ă©tablir convenablement les filles d’un honnĂȘte homme, dont elle chĂ©rissait la mĂ©moire. La petite Ă©trangĂšre s’appelloit Ernestine elle Ă©toit Allemande , & ne paroissoit pas nĂ©e dans la bassesse ; elle s’exprimoit difficilement en François Ă  force de Pinterroger , on comprit par ses discours , qu’un mĂ©chant mari qvoit contraint l’infortunĂ©e Christine Ă  quitter Ă­a mailbn & fa patrie , & jamais on n’en apprit davantage. d’EbnĂȘstĂ­ks L 27 Èrnestine pleura sa mers , la demanda souvent dans les premiers jours qui suivirent sa mort; eile Foublia , grandit, sĂš forma , devint belle sa taille svelte & lĂ©gere , des yeux noirs pleins de feu , de beau cheveux cendrĂ©s , des dents blanches & bien rangĂ©es , un souris doux & tendre > des grĂąces, un esprit naturel la ren- tĂŹoient Ă  douze ans une fille charmante. EstĂ© Ă­reçut une Ă©ducation simple; apprit Ă  chĂ©rir la Ă­agelĂ­e , Ă  regarder f honneur comme fa loi suprĂȘme; mais vivant trĂšs retirĂ©e, ses idĂ©es ne purent s’étendre ; elle n'acquit aucune con- hoissance du monde, & conserva long-tems cette tranquille & dangereuse ignorance des Vices, qui, Ă©loignant de notre esprit la crainte & la trille dĂ©fiance, nous porte Ă  juger des autres d’aprĂšs nous-mĂȘmes, & nous fait regarder tous les humains comme des crĂ©atures dil> posĂ©es Ă  nous chĂ©rir & Ă  nous obliger. Madame Dufrefnoi, tendrement attachĂ©e Ă  Cette jeune personne, í’ongeoit avec douleur Ă  FĂ©tat oĂč elle fe trouveroit peut-ĂȘtre un jour que ferait Ernestine , si la mort de son amie la ĂŹaiĂ­l'oit fans secours ? Ne pouvant allures son sort, elle voulut au moins lui donner ust talent capable de lui procurer les besoins de la vie , & mĂš ne avec un peu d'aisance elle choisit la miniature, & fit venir chez elleuii peintre, pour lui apprendre le delfein tive , intelligente & docile , Ernestine Rappliqua, montra de grandes dispositions, les P ij 228 Histoire cultiva, fit des progrĂšs , & protftĂ©troit de devenir habile , quand madame Dufrefnoi , attaquĂ©e d’une fievre maligne , fut en peu de mo- mens rĂ©duite Ă  la derniere extrĂ©mitĂ©; elle mourut le cinquiĂšme jour de fii maladie. Henriette DumĂ©nil, sƓur du peintre qui montroit Ă  Erneltine , Ă©toit liĂ©e d’amitiĂ© avec madame Dufrefnoi; elles logeoient prĂšs l’une de Eautre, & se voyoient aĂ­Ă­ĂȘz souvent. Henriette avoir environ trente ans; Ă©levĂ©e par une de ses parentes, femme riche & rĂ©pandue dans lc monde, elle joignoit Ă  un naturel fort aimable , cet agrĂ©ment que donne l’habitude de vivre au milieu d’un cercle poli point de bien , peu de beautĂ©, beaucoup d’esprit, l’éloi- gnoient du mariage la bontĂ© de son caractĂšre, shonnĂȘtetĂ© de ses mƓurs, & fa probitĂ© connue , lui attachoient de fĂ­nceres & de confi- tans amis. Henriette ne quitta pas madame Dufrefnoi pendant fia maladie, & quand il en fut tems , elle arracha la dĂ©solĂ©e Ernestine d’auprĂšs de son lit, la conduiĂ­it chez fa parente , & 'enferma avec elle dans son appartement elle laiĂ­sa çouler les larmes, cn rĂ©pandit auĂ­ĂŻĂŻ, & lui aĂ©corda cette douceur nĂ©cessaire Ă  un cƓur affligĂ©, cette libertĂ© de se plaindre, de gĂ©mir, que des consolateurs insensibles ou mal-adroits croient devoir gĂȘner, restreindre, nous ĂŽter mĂȘme. Ce zele approche de la duretĂ© une tranquille raison, de vains discours , de % d’Ernestine; 229 froides considĂ©rations blessent une atne accablĂ©e du poids de fa douleur. Eh d’oĂč vient, eh pourquoi vouloir persuader Ă  un malheureux que le trait dont il le sent dĂ©chirer, doit Ă  peine laisser des traces de son passage ? Henriette , nommĂ©e exĂ©cutrice testamentaire par madame Dufresnoi , s’acquitta fidĂšlement de cet office on vendit les meubles & les effets au profit d’Ernestine, & l'on plaça fur fa tĂȘte une somme de huit mille livres, qu’ils rapportĂšrent. II falloir lui chercher un asyle dĂ©cent & convenable ; Henriette ne pouvoir la garder > M. DumĂ©nil, attachĂ© Ă  son Ă©leve , engagea fa femme Ă  la prendre chez elle. Cet honnĂȘte homme fe contenta d’une trĂšs petite pension , & promit de cultiver ses dispositions , & de la rendre capable de fe soutenir par son talent. Ernestine accepta ses offres avec reconnoilfance ; & deux mois aprĂšs la mort de fa bienfaitrice , Henriette la conduisit dans la maison de son frĂ©tĂ©. La douleur d’Ernestine Ă©toit plus profonde qu’on ne devoir l’attendre d’une personne de son Ăąge ; elle pleuroit madame Dufresnoi, elle la pleuroit amĂšrement, sans pourtant envisager toutes les consĂ©quences de la perte qu’elle faifoit en, elle ses larmes pour objet le regret d’ùtre Ă  jamais sĂ©parĂ©e d’une femme douce , bonne, attentive, d’une tendre, d’une indulgente compagne. Madame DumĂ©nil n’é- toit pas d’un caractĂšre Ă  la dĂ©dommager P iij 1 9Zs Histoire de sa premiere amie ĂŹĂ©gere, Ă©tourdie, folle mĂȘme, elle rioit de tout, ne s’intĂ©reisoit Ă  rien-, confondoit la triltesse avec l’humeur, & ne voyoitdans une personne affligĂ©e qu’une personne ennuyeuse. Cette femme , ĂągĂ©e de vingt-six ans , avoit un goĂ»t dĂ©cidĂ© pour la dissipation & l’amu- sement trĂšs bornĂ©e dans fa dĂ©pense, elle ne pouvoit se procurer les plaisirs dont elle ctoit avide, ni consentir Ă  s’en priver. Elle chercha les moyens de satisfaire ses dĂ©sirs mab \grĂ© son peu de fortune , & devint l’amie complaisante de plusieurs femmes d’une conduits peu exacte. M. DumĂ©nil, bon , simple , occupĂ© de son talent, du soin de mĂ©nager une poitrine dĂ©licate, une santĂ© foible & souvent languissante , laissoit vivre sa femme Ă  sa propre fantaisie ; une gouvernante ĂągĂ©e &.raisonnable conduisoit la maison , avoit de grande? attentions pour son maĂźtre madame DumĂ©nil alloit au spectacle , Ă  la promenade , sou- poit dehors, rentroit tard , dqrmoit une partie du jour j & comme son mari ne le trouyoit point mauvais, rien ne l’engagcoit Ă  se contraindre. L’éleve de M. Dumcnil, appliquĂ©e Ă  son Ă©tude, la rencontroit Ă  peine deux foi? en un mois & quand elles se parloient, c’étott avec politesse , mais avec une mutuelle indiffĂ©rence. E messine passa trois annĂ©es chez son maĂźtre, sans que rien troublĂąt la paisible uniformitĂ© D’ E E N E S ĂŻ IN E, 2zĂź de fa vie. Parvenue au degrĂ© de perfection oĂč M. DumĂ©nii pouvoir la conduire, tm goĂ»t naturel lui Êt palier de bien loin ses leçons Ăźl s’en apperçut avec plaisir. Comme il Ă©toit souvent malade, incapable de travailler lui- mĂȘme , il pensa Ă  faire connoĂ­tre le talent de son Ă©coliere il engagea plusieurs de ses amis Ă  se lasser peindre par eiĂŹe , & ces essais commencerent Ă  lui donner de la rĂ©putation. Un jour que , feule dans le cabinet de M, DumĂ©nii, elle achevoit les'ornemens d’une miniature qu’il devoir livrer incessamment, elle entendit ouvrir la porte, se tourna, vit un homme dont ia parure & l’air distinguĂ© pouvoient attirer surtension par une suite de supplication d’Ernertine Ă  son ouvrage, elle fut feulement frappĂ©e de en lui l’original du portrait oĂč elle travailloit. Elie le salua sans lui parler, une simple inclination, un signe de fr main i’inviterent Ă  s’as- seoir ; il obĂ©it en silence. Ernestine fixa ses regards fur lui, les bailla ensuite sur la miniature , & pendant assez long-tems ses yeux se promenĂšrent alternativement sur saimable cavalier & sur son image. Cette singularitĂ© caufx autant de plaisir que de surprise au marquis de ClĂ©mengis ; il venoit presser M. DumĂ©nii de lui donner ce portrait, une dame l’attendoit avec impatience ; il avoit cru trouver le peintre dans ce cabinet oĂč il travailloit ordinairement; y voir Ă  fa place f iv SZ2 Histoire une fille charmante , occupĂ©e Ă  considĂ©rer ses traits, fi parfaitement attachĂ©e Ă  contempler son image , qu’clle sembloit se plaire Ă  la regarder , c’étoit une espece d’aventure ? fimple , mais agrĂ©able elle Pamusa , l’intĂ©- ressa, Sc lui fit une impression trĂšs vive. Pendant qu’Ernestine continuoit Ă  comparer l’original & la copie , le marquis admiroit Ics grĂąces rĂ©pandues fur toute fa personne impatient de Penteudre parler, ilsouhaitoif que son Ă©ducation & son esprit rĂ©pondissent Ă  une figure si sĂ©duisante ; & il alloit com. mencerPentretien, quand M. DumĂ©nil arriva , & lui fit de longues excuses fur ce qu’il ne pou- voit encore lui livrer le portrait. Le marquis, dĂ©jĂ  moins pressĂ© de le donner, interrompit le peintre ; & voulant se procurer encore la douceur de voir les yeux d’Ernestine se fixer sur les siens, il feignit de n’ĂȘtre pas content, trouva des dĂ©fauts de ressemblance, de dessein , de coloris j & comme il blĂĄmoit au hasard, la jeune Ă©leve de M. DumĂ©nil ne. put s’em- pĂšcher de rire de ses observations. Le marquis la pria d’examiner avec attention s’il se trompoit. Elle le voulut bien il se plaça vis-Ă -vis d’elle ; & aprĂšs y avoir mis toute fou application, Ernestinejugea la copie parfaite. M. de ClĂ©mengis s’obstina , elle ne cĂ©da point; le fonde fa voix, la justesse de ses expressions, un peu de vivacitĂ© excitĂ©e par les fausses remarques du marquis, acheve- D' E il N E S T I S I. LZZ rent de l’enchanter il demanda une copie de ion portrait, exigea qu’elle fĂ»t entiĂšrement de la main d’Erneftine. Le peintre le promit. M. de ClĂ©mengis , manquant enfin de prĂ©texte pour prolonger le plaisir de relier avec Ernes- tine, sortit Ă  regret de ce cabinet; & M. Du- mĂ©nil raccompagnant jusqu’à son carrosse, satisfit fa curiositĂ©, en i’instruisant du fort de Ion Ă©levs. Celus que le hasard venoit d’ofFrir aux yeux d’Ernestine, joignoit Ă  mille agrĂ©mens extĂ©rieurs, un caractĂšre rare , & peut-ĂȘtre un peu singulier. M. de ClĂ©mengis , descendu d’une maison ancienne & distinguĂ©e , n’étoit pas nĂ© riche ses espĂ©rances de fortune dĂ©pen- doient de la rĂ©vision d’un procĂšs , sollicitĂ©e depuis prĂšs d’un fie cl e par ses peres. Son bonheur avoit placĂ© dans le ministĂšre un de ses proches pareils chĂ©ri de cet homme puissant, le marquis jouissoit de tous les avantages attachĂ©s Ă  la faveur; mais il n’en abusoit pas plus sensible que vain , plus libĂ©ral que fastueux , son ame noble & dĂ©licate apprĂ©cioit la grandeur & les richesses par le pouvoir qu’elles donnent de faire des heureux un naturel doux & tendre le portoit Ă  desirer des amis; il trouvoit des flatteurs , les servoit, & les dĂ©daignoit il dĂ©couvroit un sentiment intĂ©resse dans tous ceux dont il se voyoit caressĂ© ; l’amour mĂȘme ne lui donnoit point de plaisirs fans mĂ©lange; s’il goĂ»toit un instant la 234 His-toiri satisfaction de se croire choisi , prĂ©fĂ©rĂ© ,-d’im- portunes demandes , des sollicitations preifan- tes & rĂ©itĂ©rĂ©es lui lailsoient bientĂŽt apercevoir que son crĂ©dit attiroit autant que sa personne depuis long-tems il cherchoit en vain un cƓur capable de l’aimer pour lui- mĂšme, & s’affligeoit de ne pouvoir le trouver. Pendant qu’Ernestine s’occupoit Ă  copier le portrait du marquis, elle resevoit fa visite tous les matins, & n’attribuoit son assiduitĂ© qu’au motif dont il la couvroit. Rien n’avoit prĂ©parĂ© son esprit Ă  la dĂ©fiance ; elle ignoroit le danger oĂč la vue d’un homme aimable pou- voit l’exposer, & la simplicitĂ© de ses idĂ©es la laistoit dans une parfaite sĂ©curitĂ©. Quand on n’a jamais senti le dĂ©sir de plaire, on plaĂźt long-tems sans s’en appercevoir , & l’amour qui se cache, reĂ­semble tant Ă  l’amitiĂ©, qu’il est facile de s’y mĂ©prendre. M. de ClĂ©mengis , chaque jour plus charmĂ© d’Ernestine, voyoit avec chagrin que fourrage avancoit. Pour se conserver le plaisir d’aller souvent chez le peintre , il rĂ©solut d’ap- prendre un art qu’il commenqoit Ă  aimer. M. DumĂ©nil , foible alors, condamnĂ© Ă  pĂ©rir bientĂŽt d’un mal incurable , se trouvoit rarement en Ă©tat de diriger les essais du marquis fa charmante Ă©levefut chargĂ©e de ce foin. Elle apprenois Ă  cet Ă©colier docile Ă  tenir, Ă  guider ses crayons; lui enseignoit Ă  imiter les traits qu’ellc - mĂȘme formoit souvent elle D 1 ÂŁ R N I ! I I K I, 2Zf doit de sa mal-adresse; quelquefois elle le grondoit, Paccusoit de peu d’intelligence, se plaignoit de ses distractions ; & lui montrant deux petites filles qui deíßÏnoient dans la mĂȘme chambre , elle lui reprochoit de profiter moins de ses leçons que ces enfans. Jamais le marquis n’avoit passĂ© des momens si agrĂ©ables. La douceur de s’entretenir familiĂšrement avec une fille de seize ans, belle sans le savoir , modeste sans affectation , amusante, vive, enjouĂ©e; Ă  laquelle son rang, sa fortune , ou son crĂ©dit n’imposoient aucun Ă©gard ; qui laiffoit paroĂ­tre une joie naturelle Ă  son aspect ; dont l’innocence & PingĂ©nuitĂ© rendoient tous les sentimens libres & vrais; ĂȘtre astis tout prĂšs d elle , la nommer fa maĂźtresse , lui voir prendre une efpece d’autoritĂ© fur lui, s’empreffer Ă  la contenter,Ă  lui plaire, fans en avouer le dessein , se flatter d’y rĂ©ussir; c’étoit pour le marquis de ClĂ©mengis une occupation si intĂ©ressante , qu’insensiblement il devint incapable de goĂ»ter tous ces vains amusemens, dont PoisivetĂ© cherche Ă  se faire des plaisirs. Madame DumĂ©nil, que l’état fĂącheux de son mari sorçoit Ă  rĂȘster chez elle, s’apperçut de l’amour du marquis ; elle lui montra une humeur complaisante, eut de longs entretiens avec lui, gagna fa confiance, entra dans ses vues, & contente de fa gĂ©nĂ©rositĂ©, elle commença Ă  traiter Ernestine comme une peo- Histoire 2Z6 sonne dont elle se reprochoit d’avoir long, tems nĂ©gligĂ© la sociĂ©tĂ©. Elle lui fit de ten_ dres caresses , voulut connoĂźtre ses besoins, ses dĂ©sirs, s’empressa Ă  les satisfaire. Chaque jour rendoit la situation d’ErneĂ­line plus douce & plus agrĂ©able ; fa reconnoissance lui fit oublier la longue froideur de cette femme; ses bontĂ©s la touchĂšrent; elle lui pardonna uno IĂ©gĂ©retĂ© d’esprit, dont aprĂšs tout, elle n’avoit jamais souffert. Quand les dĂ©fauts des autres ne nous nuisent pas , il est rare qu’ils nous choquent beaucoup. Comme madame DumĂ©- nil Ă©toit gaie, complaisante, & qu’un secret intĂ©rĂȘt l’engageoit Ă  se faire aimer d’Ernestine , elle inspira aisĂ©ment de l’amitiĂ© Ă  une fille sensible, qui croyoit tenir d’elle l’aisance dont elle commençoit Ă  jouir. M. DumĂ©nil touchoit Ă  ses derniers mo- mens ; la certitude de fa mort faisoit couler les larmes de fa tendre Ă©leve, & souvent le marquis la trouvoit toute en pleurs. Une vive inquiĂ©tude se mĂšloit Ă  son chagrin Henriette partie depuis deux mois pour la Bretagne, cessa tout-Ă -coup de lui donner de ses nouvelles; elle lui manquoit dans un tems oĂč ses conseils lui devenoient nĂ©cessaires. Ernelfine lui Ă©crivit plusieurs fois, & ne reçut aucune rĂ©ponse. Ce silence l’affligea son amie Ă©toit- elle malade ? nĂ©gligeoit-elle de l’instruire du parti qu’elle devoit prendre aprĂšs la mort de son maĂźtre ?Elle en parla Ă  madame DumĂ©nil, d’ Ernestine. 2Z7 qui la rassura sur la santĂ© d’Henriette, & la gronda doucement de lui demander des avis dont elle n’avoit pas besoin. Me croyez - vous capable de vous abandonner, lui dit-elle d’un ton affectueux? Songez - vous Ă  me quitter? Non, ma chere Ernestine , nous ne nous sĂ©parerons point ; vous partagerez ma fortune, elle est peut-ĂȘtre assez Ă©tendue pour vous rendre heureuse ; j’ai des ressources qui vous font inconnues gardez le silence fur ce secret ; cessez de vous alarmer , & ne regrettez plus les avis d’Henriette ; ils ne pourroient que dĂ©ranger le plan tracĂ© pour votre bonheur. Ces discours, souvent rĂ©pĂ©tĂ©s , dissipĂšrent l’inquiĂ©tude d’Ernestine ; mais son cƓur fut blessĂ© de l’oubli d’Henriette. En partant, elle lui avoit promis de s’intĂ©resser toujours Ă  son sort, de lui procurer un asyle, si son frere mouroit. Elle ne pouvoit accorder un procĂ©dĂ© si froid avec le caractĂšre d’Henriette; mais rattachement qu’elle prenoit pour madame DumĂ©nil , affaiblit peu Ă  peu ce chagrin; &, fans le vouloir, le marquis aida lui-mĂȘme Ă  l’en distraire. Le tems approchoit oĂč M. de ClĂ©mengis alloit s’éloigner; le rĂ©giment qu’il comman- doit venoit de passer en Italie , il falioit bientĂŽt partir pour s’y rendre. MalgrĂ© ses efforts, Ernestine s’apperçut de fa tristesse rĂȘveur, inquiet, il gardoit un morne silence ; Je changement de son humeur la surprit, & 2Z8 Histoire ses distractions la fĂąchĂšrent. II paiToit le terris de fa leçon Ă  soupirer, Ă  se plaindre d’une douleur iritcrieure , d’uiie peine sĂ©crĂ©tĂ© & violente. Ernestinese sentit touchĂ©e de TĂ©tĂąt oĂč elle le voyoit ; elle lui en demanda la cause avec intĂ©rĂȘt, le pretĂźa dc la lui confier -, mais Voyant que ses questions le reridoient plus triste encore, elle cessa de Tinterroger, fans CeiĂ­er de 'occuper de son chagrin. Elle y pensoit Ă  tous mornens, attendoit impatiemment Theure oĂč le marquis devoir venir, portoit fur lui des regards curieux & attentifs ; & le trouvant toujours sombre, elle baiisoit les yeux , craignoit de rencontrer les liens, n’ofoit lui parler, & se demandait tout bas , qu’a-t-il doitc ? je le croyois Ă­i heureux! HĂ©las! auroit-i! cessĂ© de Terre? Pendant qu’elle partageoit la douleur du tnarquis, fans en connoĂźtre le principe, il s’occupoit du foin gĂ©nĂ©reux de fixer pour jamais son sort , de le rendre heureux & indĂ©pendant. Madame DumĂ©nil , engagĂ©e par une grande rĂ©compense Ă  paroĂźtre rĂ©pandre sur son amie les biens dont M. de ClĂ©mengis alloit la faire jouir , ne pouvoit comprendre TĂ©tran- ge conduire d'uu amant Ă­i libĂ©ral & si discret. Comment espĂ©rez-vous toucher le cƓur d’Ernestine, lui diĂ­bit-elle, si vous lui cachez la passion qu’ellc vous inspire ? Vous l’enri- chissez, & vous voulez lui laisser ignorer votre amoiir & vos bienfaits ? Ah ! puisse- d’ E R N E S T Ă­ N Ë. 2ZA t-e!le les ignorer toujours ces bienfaits , rĂ©pon- dit-il ! Je veux lui plaire* & non pas la sĂ©duire ; la rendre libre , & jamais la contraindre ou Paiiervir. J’aime Ă  la voir me montrer une innocente affection , s’attacher Ă  moi sans dessein , fans projet, fans crainte, fans espĂ©rance. Un tendre intĂ©rĂȘt se peint dans ses yeux depuis qu’elles’apperçoit de ma tristesse elle m’aime peut-ĂȘtre! Imposerois-je des loix Ă  cette fille charmante ? En excitant fa recon- noissance je gĂ©nĂ©rois son inclination, je m’î- terois la douceur de penser que je possede un eƓur qui ne prise en moi qĂ­ie moi-mĂȘme. M. de ClĂ©mengis rĂ©pĂ©ta alors Ă  madame DumĂ©nil toutes les instructions qu’il lui avoit dĂ©jĂ  donnĂ©es fur la façon dont elle se conduiroit aprĂšs la mort de son mari. Elle promit de se conformer Ă  ses intentions, de garder fidĂšlement son secret, & de lui apprendre par ses lettres ce qu’Ernestine penseroit du changement de sa situation. Peu de jours aprĂšs cet entretien, M. de ClĂ©mengis fut contraint de 'Ă©loigner. Le lendemain de son dĂ©part, Ă  Pheure oĂč il se rendoit ordinairement chez Ernestine , elle reçut de sa part une boĂźte fort riche; elle renfermoit le portrait que M. DumĂ©nil avoit fait du marquis, & ce billet. Le marquis de ClĂ©mengis Ă  Ernestine . te Je vous quitte, ma charmante maĂźtresse 5 Histoire 240 3, un devoir indispensable m’arrache Ă  la don-* Ă , ceur de vous voir, de profiter d vos foins , „ de vos bontĂ©s ; mais je n’oublierĂŹti-point vos „ leçons. Pendant une longue & triste absen- 3, ce , ma seule consolation sera de me les ,, rappeiler. Dans vos riiotnens de loisir, dai- 3, gĂźtes! vous Occuper Ă  regarder ce portrait 3 33 Ă  le copier; multipliez l’image d’un ami 3, dont le creur vous est tendrement attachĂ©; „ conservez son souvenir, & souhaitez quel- 33 quesois de le revoir. „ Ernestine sentit de l'Ă©motion & de la douleur en lisant ce billet. Pourquoi M. de Clé— mengis s’éloignoit- il fans prendre congĂ© d’elle, fans lui dire qu’il partoit ? Elle lut plu^ Ă­ĂŹeurs fois fa lettre , toujours rĂ©voltĂ©e du mystĂšre de sa conduite insensiblement elle s’at- tendrit, le regret succĂ©da au dĂ©pit. Elle s’étoit Elit une douce habitude de voir le marquis, de lui parler , de palier des heures entieres avec lui. Quelle privation! Elle perdoit just qu'au plaisir dc l’attendre. Ses yeux mouillĂ©s de quelques larmes, s'attachĂšrent fur le portrait; elle le considĂ©ra long» teins ; mais ne f examinant plus en artille , elle trouva que M. de ClĂ©mengis avoit eu raison de se plaindre de cet ouvrage voilĂ  ses traits, disoit-elie-, sa physionomie ; mais oĂč est PĂąme, la vivacitĂ© de cette physionomie? oĂč foncĂ©es jegards si doux, oĂč l’amitiĂ© se peint ? Combien d’ E R N E S T I N Ăź. ; 241 . bien d’agrĂ©mens nĂ©gligĂ©s! Est-ce-lĂ  ce souris fin & tendre, cet air de bontĂ© , de grandeur ? OĂč font tant de grĂąces dont j’apperçois Ă  peine une foĂ­ble esquisse ? En parlant, Ernestine repoussoir tous les dessins qui Ă©toient fur fa table, cherchoit ses crayons, &, remplie de l’idĂ©e du marquis , elle fe flattoitd’en tracer de mĂ©moire une image plus exacte. Ce travail intĂ©rdiant fut interrompu peu de jours aprĂšs, par la mort du pauvre DumĂ©- nil. Ernestine tendrement attachĂ©e Ă  cet homme, le regretta sincĂšrement. Sa veuve, pressĂ©e d’abandonner un lieu propre Ă  exciter la tristesse , sentiment qu’elle craignoit, se hĂąta de charger un dc ses parens du foin de fez affaires,- & dĂšs que la biensĂ©ance le lui permit » elle se rendit avec Ernestine Ă  trois lieues de Paris, dans une maison charmante. Plusieurs valets, prĂ©venus de leur arrivĂ©e , sb prĂ©sente, rent pour les recevoir, & s’empresserent Ă  les servir. Ernestine pleuroit encore ; elle se rappel- loit sans cesse la douceur & l’amitiĂ© que son martre lui avoit toujours montrĂ©es. Cependant Pafpect riant & magnifique de ce beau sĂ©jour suspendit son chagrin ; les appartemens, les jardins , la vue, I’émail & le parfum des fleurs * tout surprit ses sens, tout charma ses regards eh, qui vous a donc prĂȘtĂ© cette agrĂ©able demeure, dit-elle Ă  son amie? ceux qui i'habi- tent doivent se, trouver bienheureux ! Tome IV> Q, 242 ' Histoire Si la libertĂ© d’y vivre vous paroit un bonheur , rĂ©pondit madame DumĂ©nil, jouissez-en , rna chere amie , & ne craignez pas de le perdre. Je dispose actuellement d’une fortune allez considĂ©rable ; cette jolie terre en fait partie , & vous en ĂȘtes la maĂźtresse. Alors elle lui conta une petite histoire , adroitement prĂ©parĂ©e, pour lui persuader que son mariage, contractĂ© malgrĂ© ses parens , Pavoit privĂ©e de ses biens pendant la vie de son mari. Rien ne portoit Ernettine Ă  douter de la sincĂ©ritĂ© de cette femme ; elle ne connoissoit ni les loix ni les usages ; elle la crut fans hĂ©siter , la fĂ©licita de l’heureux changement de fa situation , & se sentit vivement touchĂ©e des assurances que madame DumĂ©nil lui donnoit de partager avec elle toutes les douceurs'de son nouvel Ă©tat. Pour contenter son amie, Ernestine fut obligĂ©e d'occuper le plus bel appartement, d’accepter de riches préíens, de fe prĂȘter aux foins d’une lemme de chambre destinĂ©e Ă  la servir seule il fallut se laisser parer. Madame DumĂ©nil dirigea Pempioi de son tems,& voulut obstinĂ©ment que fa toilette en remplit une partie. On lui apprit Ă  relever ses charmes par tout ce qui pouvoit en augmenter PĂ©clat; insensiblement cet art lui devint facile & agrĂ©able j elle se plut, elle s’aima mĂȘme, niais es Ă­utavec une modĂ©ration dont son heureux naturel la rendoit capable en tout. Un maĂźtre Ă  »’E X N ES T I N E, S43 danser vint lui enseigner Ă  dĂ©velopper les grĂąces de fa personne ; on lui donna des leçons de musique ; ses mains adroites s’accoutume- rent bientĂŽt Ă  parcourir les touches d’un clavecin ; une oreille parfaite la conduisit en ÂŁ>eu de te m s Ă  unir les sons dc fa voix lĂ©gere a leur harmonie. Le dĂ©sir de plaire Ă  madame DumĂ©nil aĂ­doit beaucoup Ă  ses progrĂšs ; souvent auíßÏ elle Ă©toit animĂ©e par le plaisir de penser qu’à son retour le marquis de ClĂ©men- gis la trouveroit plus instruite , plus aimable, plus digne de son amitiĂ©. En s’éloignant d’Ernestine , cet amant dĂ©licat s’étoit proposĂ© de lui Ă©crire souvent ; mais Ă©prouvant une extrĂȘme difficultĂ© Ă  le faire fans se livrera toute la tendresse de son cƓur,, il se contentoit de recevoir des lettres de madame DumĂ©nil elles l’instruisoient chaque semaine de la santĂ© d’Ernestine & de ses occupations; il apprit avec ravissement qu’elle em- ployoit tous les raomcns dont elle dispo- soit, Ă  commencer des copies de son portrait , ou Ă  retoucher celui qu’elle s’obstinoit Ă  faire fans modĂšle. Deux personnes qui pensent diffĂ©remment, ne se trouvent pas Ă©galement heureuses en jouissant des mĂȘmes avantages. Madame DumĂ©nil , gĂȘnĂ©e par ses promesses , regrettent souvent ses anciennes amies, & la vie bruyante de la ville ; ses amusemens se bornoient Ă  de ĂŹngues promenades ; une jolie voiture, un Q. ii Histoire 244 nĂ©s beĂź attelage, lui servoient Ă  parcourir toutes les campagnes des environs. Quelquefois elle le repentoit de s’ùtre engagĂ©e Ă  tenir une conduite si peu conforme Ă  son goĂ»t mais les avantagss qu’elle retiroit de fa complaisance , & Pespoir de retourner Ă  Paris au commencement de fhiver, lui aidoient Ă  supporter semiui de sa solitude. Erneltine, accoutumĂ©e Ă  la retraite, vivoit parfaitement contente ; tout dans la nature prĂ©sentoir Ă  ses yeux un spectacle agrĂ©able & intĂ©ressant le lever de l’aurore , le soir d’un beau jour, les bois, les prĂ©s, le chant des oiseaux, les productions variĂ©es de la terre, offroientĂ  son esprit paisible, ou des objets de plaisir , ou le sujet d’une tendre rĂȘverie son penchant pour M. de ClĂ©mengis animoit son cƓur sans le troubler, lui faisoit goĂ»ter une partie des douceurs que donne le sentiment, sans y mĂȘler l’agitation violente qui s’éleve des pallions; elle souhaitoit de revoir le marquis , mais une impatiente ardeur ne rendoit pas ce dĂ©sir un mouvement pĂ©nible. Dans cette position tranquille, qui pouvoĂ­t engager Er- neĂ­line Ă  porter ses vues au-delĂ  des apparences? Une situation heureuse ne conduit point Ă  rĂ©flĂ©chir; pourquoi voudroit-on approfondir la cause du bonheur dont on jouit? Le bien-ĂȘtre nous paroĂźt un Ă©tat naturel; son interruption nous trouble, nous agite ; le malheur nous inlfruit, Ă©tend nos idĂ©es , rend d’ Ernestine. 24? notre ame inquiĂ©tĂ© & notre esprit actif, pares que la douleur nous fait chercher en nous- mĂšmcs des forces pour la supporter, ou des reĂ­Ă­ources pour nous en affranchir. DĂšs l’ouverture de la campagne, les prĂ©liminaires de la paix Ă©toient avancĂ©s, les armĂ©es n’avoient ordre que de s’observer; vers le milieu de l’étĂ© , elles reçurent celui de fe sĂ©parer, & nos troupes repassĂšrent les monts. Le marquis de ClĂ©mengis, restĂ© malade Ă  Turin , n’arriva Ă  Paris qu’au commencement de l’au- tomne. AprĂšs s’ĂȘtre acquittĂ© de ses devoirs les plus preffans, il cĂ©da au dĂ©sir de revoir l’objet de fa tendresse, & partit pour la riante habitation que fa gĂ©nĂ©rositĂ© avoit rendue le domaine d’Ernestine. Elle Ă©toit feule quand 011 lui annonça le marquis. A son nom, elle poussa un cri de joie , fe leva, courut Ă  fa rencontre, lui sit mille questions, & laissa paroĂźtre ingĂ©nument tout le plaisir qu’elle fentoit de le revoir. Emu, pĂ©nĂ©trĂ© de cet accueil, M. de ClĂ©mengis resta un peu de tems fans parler ; il considĂ©rois Ernestine avec autant d’étonne- mentque de satisfaction; elle s’ctoit toujours offerte Ă  fes regards dans un nĂ©gligĂ© propre, mais simple, devant son Ă©clat Ă  fa fraĂźcheur, Ă  la rĂ©gularitĂ© de fes traits, Ă  fes agrĂ©mens naturels ; fes charmes relevĂ©s par mille grĂąces nouvelles , l’aifance de fes rnouvemens , la noblesse de fa figure,' cette dignitĂ© impo- CLiij 246 Histoire santĂ©, dont Pinnocence dĂ©core la beautĂ© , inspirĂšrent autant de respect que de surprise Ă  M. de ClĂ©mengis il crut voir cette fille charmante pour la premiere feis ; elle lui parut nĂ©e dans PĂ©tat oĂč fa gĂ©nĂ©rositĂ© Pavoit placĂ©e. ParĂ©e de ses dons , environnĂ©e de ses bienfaits, cl le ne lui devoir point de reconnoiflance , elle ignoroit ses obligations ; rien ne l’asscr- viilbit, rien ne Phumilioit aux yeux d’un homme qui, loin d’oser lui vanter ses foins, craignoit de les laiiser paroĂźtre, & s’interro- geoit souvent pour s’assurer s’iL ne se trom- poit pas lui-mĂšme au motif qui le portoit Ă  ses prendre. Pendant plusieurs jours , le marquis conserva un air timide & embarrassĂ© auprĂšs d’Er- nestine ; il héíitoit en la nommant fa maĂźtresse ; il avoit peine Ă  reprendre avec elle ce ton familier & gai de leurs premiers entretiens peu- Ă -peu fa position devint gĂȘnante. Avant son dĂ©part, occupĂ© seulement du dĂ©sir dĂ©plaire, incertain dessentimens qu’il doute lui laissoit la force de cacher les siens. Mais voir Ernestine sensible, & n’oser le paroĂźtre lui - mĂȘme; lire dans ses yeux attendris les plus douces expressions de l’amour, & se taire ; quelle contrainte , quel supplice peur un amant passionnĂ©, qui goutoit enfin un bien si ĂŹong-tems souhaitĂ© , celui d’ĂȘtre aimĂ© , vĂ©ritablement aimĂ©! Sa fortune » dĂ©pendant encore d’unc con- I’ E R N E S T I N E. 247 teftation difficile Ă  terminer, la nĂ©cessitĂ© de mĂ©nager la saveur d'un parent dont PamitiĂ© mĂ©ritoit sa reconnoissance , le monde , les prĂ©jugĂ©s reçus , tout Ă©levoit une barriĂšre insurmontable entre Ernestine & lui. Il ne songeoit point Ă  la franchir PhonnĂštetĂ© de son cƓur, la noblesse de ses principes, ne lui permet- toient pas non plus d’avilir une fille estimable, de mettre un prix honteux Ă  des dons qu’eĂ­le n’avoit point exigĂ©s s’arracher au plaisir de la voir , c’étoit un moyen de recouvrer fa tranquillitĂ© ; mais la durerĂ© de ce moyen le lĂ©voltoit si quelquefois il çonsentoit Ă  s’affli- ger lui-mĂȘme, Ă  s’éloigner , la certitude d’ĂȘtre aimĂ© ParrĂȘtoit. Comment se rĂ©soudre Ă  chagriner Paimable, la sensible Ernestine! L’éviter, la fuir, elle qui dans la simplicitĂ© de son cƓur s’attachoit tous les jours plus fortement Ă  lui ! Que penferoit - elle d’unami bizarre & cruel ? quelles seroient ses idĂ©es ? mĂ©priseroit- elle son inconstance ? en seroit-elle touchĂ©e ? Oui, sans doute il ne pouvoit se dissimuler que sa prĂ©sence n’excitĂąt la joie d’Ernestine. Ah ! comment l’en priver , quand elle Ă©toit peut- ĂȘtre devenue nĂ©cessaire au bonheur de sa vie? Cette derniere considĂ©ration fut si puissante sur Pesprit de M. de ClĂ©mengis , qu'elle fixa ses rĂ©solutions. II ne changea point de conduite avec Ernestine; elle n’apperçut en lui qu’un ami since're, assidu, complaisant, etn- Q_ iv 248 Histoire pressĂ© Ă jui prĂ©parer des amufemens, & con* teut d’ùtre admis Ă  les partager. Les momens qu’ils passoient ensemble s'e- chappoient avec rapiditĂ©. Amans secrets, amis avouĂ©s ,1e dĂ©sir de se plaire, de tendres foins, de dĂ©licates attentions, entretenoient le char- inexprimable de ce commerce intime & dĂ©licieux. Ernestine en goĂștoit les douceurs fans crainte & lans inquiĂ©tude ; mais un bonheur si grand devoit ĂȘtre cruellement troublĂ©, & le te m s approchoit oĂč la perte de l’heureuse ignorance qui le lui procuroit , alloit le dĂ©truire. Madame DumĂ©nil » peu capable de distinguer les caractĂšres, ne connoissoit ni les sen- timens, ni les vĂ©ritables intentions de M. de ClĂ©mengis. En s’engageant Ă  seconder ses desseins, elle espĂ©roit jouir des plaisirs qu’un amant prodigue rassembleroit autour de fa maĂźtresse ;une maison ouverte, un cercle nombreux, d’ainusans soupers , des fĂȘtes continuelles , ossroient Ă  son idĂ©e la plus riante perspective. TrompĂ©e dans son attente , elle prit del’humeur; elle se plaignit au marquis de l’en- nuyeufe retraite oĂč elle vivoit, l’avertit qu’elle ne pouvoit la supporter plus long-tems , Sc menaça de quitter Erneltine, si elle passoit l’hiver Ă  la campagne. LĂ© dessein de M. de ClĂ©mengis n’étoit pas d? l’y laisser j il ayoit fait meubler une mai* D’ E J N E S T 1 N E. -4- son Ă  Paris, pour elle ; mais ne voulant point rĂ©pandre fa jeune amie dans le monde, il se repentoit de s’ĂȘtre confiĂ© Ă  une femme si peu raisonnable; il f'alloit, ou la contenter, ou la sĂ©parer d’Ernestine. De nouvelles libĂ©ralitĂ©s & beaucoup de condescendance appaiserent madame DumĂ©nil ; elle revint Ă  Paris , & conduisit Ernestine a u Ă­auxbourg Saint-Germain , dans une maison peu spacieuse , mais fort ornĂ©e. Deux jours aprĂšs leur arrivĂ©e, elle lui porta Ă  fa toilette plusieurs bijoux Ă  son usage & un Ă©crin rempli de pierreries. Ce prĂ©sent toucha Ernestine comme une nouvelle preuve de l’attentive amitiĂ© de madame DumĂ©nil ; mais fa magnificence ne l’éblouit point; elle commençoit Ă  s’accoutumer Ă  la richesse, Ă  l'Ă©clat; & comme elle ne souhai- toit pas d’exciter l’envie , elle Ă©toit bien Ă©loignĂ©e de mettre Ă  la possession de ces brillantes bagatelles , le prix que le commun des femmes y attache. Madame DumĂ©nil la pressa de s’en parer; & se rapellant que le marquis Ă©toit Ă  Versailles , elle se hĂąta de profiter de son absence pour mener Ernestine Ă  l’opĂ©ra. Son projet Ă©toit de lui inspirer le goĂ»t des plaisirs qu’elle-mĂšme prĂ©fĂ©roit, & de contraindre M. deClĂ©mengis Ă  lui laisser la libertĂ© d’en jouir. La nouveautĂ© des objets attira toute l’at- tention d’Ernestine ; elle ne s’npperçut point qu’elle fixoit les regards d’une foule de spec- 2ss Histoire tateurs charmes de la voir, & surpris de ne pas la connoĂźtre. Une riche parure , peu de rouge, beaucoup de modestie, la figure dĂ©cente de madame DumĂ©nil, l’air noble de fa jeune compagne, les firent passer pour des femmes nouvellement arrivĂ©es de province. Tous les yeux Rattacheront fur Ernestine } en sortant de sa loge, elle se vit entourĂ©e & presque pressĂ©e , par l’indiscrete curiositĂ© d’un essaim de ces importuns enfans, abandonnĂ©s trop tĂŽt Ă  leur propre conduite , souvent embarrassĂ©s d’cux-mĂšmes , & toujours incommodes aux autres. Parvenue au pied de l’escalier, oĂč plusieurs femmes attendoient leurs voitures , Ernestine reconnut parmi elles mademoiselle DumĂ©nil, qu’elle croyoit encore en Bretagne la voir , s’écrier, percer la foule, courir Ă  elle , Fem- btasser, rĂ©pĂ©ter Henriette , ma chere Henriette, ce fut l’esset d’un mouvement si rapide , que fa compagne ne put ni le prĂ©venir ni FarrĂšter. Henriette, embarrassĂ©e , loin de rĂ©pondre aux caresses d’Erncstinc , paroissoit vouloir s’en dĂ©fendre, la repoussoir doucement y songez-vous, mademoiselle? est-ce le tems , le lieu , lui dií’oit-elie ? Eh ! pourquoi ce feint empressement aprĂšs un si long oubli ? Retirez-vous , je vous en prie tout nous sĂ©parera prĂ©sent, & vous ne devez pas regretter la perte d’une inutile amie. B’ ERNESTINE. 2sr La perte d’une amie , rĂ©pĂ©ta Ernestine ! eh ! d’oĂč vient, eh! comment l’ai-je perdue? Quoi, ma chere Henriette , vous ne m’aimez plus ? Vous avouez que vous ne m’aimez plus? Je vous plains , mademoiselle , dit Henriette; e’est vous aimer encore , c’est vous aimer autant que la diffĂ©rence actuelle de nos fenti- mens peut me le permettre. Et la regardant d’un air attendri aimable & malheureuse fille , ajouta-t-elle sort bas , eĂ­t-ce bien vous? Quel Ă©clat ! mais quel foible dĂ©dommagement de celui dont brilloit la simple , l’innocente Ă©leve de mon frere ! Une dame qui l’accom- pagnoit, l’appcllant alors pour sortir, elle la suivit, & laissa Ernestine Ă©tonnĂ©e, confuse & presque immobile. Madame DumĂ©nil n’avoit osĂ© Rapprocher de sa belle-sƓur; en retournant chez elle, un peu d’inquiĂ©tude lui faisoit garder le silence; elle attendoit qu’Ernestine parlĂąt, & vouloĂ­t juger par ses discours , de ceux d’Henriettc. II lui paroifl’oit impossible qu’un entretien si court eĂ»t produit de grands Ă©clairciĂ­femens mais son amie se taisoit , soupiroit ; & la consternation oĂč elle la voyoit, lui causoit un vĂ©ritable embarras. OccupĂ©e Ă  se rĂ©pĂ©ter les expressions d'Hen- riette, Ă  en pĂ©nĂ©trer le sens, Ernestine s’a- byrnoit dans cette rĂȘverie pĂ©nible oĂč la fouis des idĂ©es ne permet pas d’en appercevoir une distincte & de s’y arrĂȘter Henriette me plaint, dit-elíç enfin , tout nous sĂ©pare ! Les bienfait? Ls2 Histoire dont vous rn’avez comblĂ©e ont blessĂ© ses re- gards ; leur Ă©clat' ne convient point Ă  Ă­Ă©levt de son frĂšre', malheureuse fille , s’eit-elle Ă©criĂ©e! Eh! d’oĂč naĂźt cette compassion si diffĂ©rente de celle que je lui inspirois autrefois ? HĂ©las ! j’ai toujours excitĂ© la pitiĂ© ; pourquoi ce sentiment m’humilie-t-il aujourd’hui ? DĂšs mes plus jeunes ans , abandonnĂ©e au foin de la Providence, recueillie par des mains bienfaisantes, j’ai dĂ» ma subsistance & mon Ă©ducation Ă  la gĂ©nĂ©reuse amitiĂ© de madame Dufresuoi. Henriette, dĂ©positaire de ses dernieres bontĂ©s , n’a pas cessĂ© de m’estimer en me les assurant; pourquoi vos dons m’abaissent-ils Ă  ses yeux ? En les recevant ai-je mal fait? Oui, fans doute le faste & la richesse ne me conviennent point; cet Ă©clat empruntĂ© peut fixer les regards fur moi , rappeller ma premiĂšre situation , porter l’envie Ă  me la reprocher ; que sai-je ? peut- ĂȘtre n’est-il pas permis au pauvre de s’élever ; l’obscuritĂ©, la vie simple & active, est peut-ĂȘtre son unique partage en subsistant des bienfaits d’un ami, tout ce qu’on accepte au-delĂ  de ses besoins , rend peut-ĂȘtre ridicule & mĂ©prisable. Eh ! que vous importent les idĂ©es d’Henriet- te, rĂ©pondit madame DumĂ©nil ? DĂ©pendez-vous d’elle ? Cette fille hautaine & sĂ©vere a-t-elle des droits fur vous? Comment oferoit-elle vous blĂąmer d’accepter mes dons, quand elle- mĂšme doit tout Ă  l’aĂ­fection d’une parente Ă©loignĂ©e ? Vous m’avez extrĂȘmement déíobli. d’ Ernestine. 2sZ gĂ©c cn courant Ă  fa rencontre elle m’a toujours haĂŻe ; ruais depuis la mort de son frere, j’ai eu le plaisir de la chagriner. Elle vouloit le mĂȘler de ma conduite , rĂ©gler la vĂŽtre ; mais en lui fermant ma porte, j’ai su m’af- francbir de sa tyrannie. Elle est irritĂ©e contre moi, je le sais comment me pardonneroit-elle de vous avoir rendue heureuse, sans la consulter sur les moyens d’assurer votre fort, fans lui confier des arrangemens que l’aus- tĂ©ritĂ© de ses principes lui auroit fait rejetter ? Vous avez fermĂ© votre porte Ă  Henriette! s’écria Ernestine surprise ; eh , bon Dieu, que m’apprenez-vous ? D’oĂč vient vous montrer Ă­Ăź fĂąchĂ©e, reprit madame DumĂ©nil? Qu’avez-vous donc Ă  regretter ? Si je vous prive d’une amie , ne la retrouvez - vous pas en moi? AprĂšs ce que j’ai fait pour vous , je m’étonne de vous voir Ă­i attachĂ©e Ă  une autre jouissez fans inquiĂ©tude de cette aisance qui blejse les regards de mademoiselle DumĂ©nil & II le hasard offre encore Ă  vos yeux une personne Ă­ĂŹ dĂ©sagrĂ©able aux miens, Ă©vitez de lui parler; vous me devez cette lĂ©gere condescendance, & je l’exige de votre amitiĂ©, Ernestine n’osa insister sur des explications qu’elie desiroit, elle fut triste , agitĂ©e tout le loir lĂ­ nuit augmenta son inquiĂ©tude ; mille rĂ©flexions s’élevoient dans son esprit pourquoi madame DumĂ©nil l’avoit - elle toujours assurĂ©e que fa belle-foeur Ă©toit absente? D’ott 2s4 Histoire naissoit une haine si dĂ©cidĂ©e, si forte ? Pendant la vie de M. DumĂ©nil , elles ne se cher- choient pas , mais elles se voyoient assez souvent; comment Henriette se seroit-elle opposĂ©e Ă  des armngemens avantageux pour son amie » elle qui avoir tant de fois souhaitĂ© d’ùtre riche, & de partager sa fortune avec sa chere pupille ! On la traitoic de sĂ©vere, de hautaine. Ces Ă©pithetes convenoient-elles au naturel indulgent, Ă  l’humcur douce de mademoiselle DumĂ©nil? ErneĂ­tine entrevit du mystĂšre dans la conduite de fa compagne ; un soupçon vague Ă©leva sa dĂ©fiance & lui inspira une sorte de crainte ; cependant elle essaya de se calmer , de perdre le souvenir de cette rencontre, de donner Ă  madame DumĂ©nil une preuve de sou attachement & de sa reconnois- sancc, en se conformant Ă  sa volontĂ©. Mais comment supporter le doute oĂč elle resteroit? Elle avoit cru voir du mĂ©pris , de l’indigna- tion, dans les yeux de mademoiselle DumĂ©nil ; trompĂ©e par un faux rapport, son amie l’aecu- soit peut-ĂȘtre d’entretenir la mĂ©sintelligence entre sa sƓur & elle cette derniere pensĂ©e ranima le dĂ©sir de faire expliquer Henriette ; & comme ErneĂ­tine ne s’étoit point accoutumĂ©e Ă  rĂ©sister aux mouvemens de son ame, elle s’y abandonna, attendit le jour avec impatience , se leva dĂšs qu’il parut, s’habilla simplement; & dĂ©jĂ  prĂȘte quand on entra chez elle, aprĂšs s’ùtre encore consultĂ©e, avoir hĂ©sitĂ© un d’Ernestine. 255 peu de tems , elle demanda des porteurs, sortit feule, & se rendit chez Henriette. Mademoiselle DumĂ©nil venoitde s’éveiller, quand on lui annonça une visite qu’elle Ă©toit fort Ă©loignĂ©e d’attendre. Eh, bon dieu Ăź cria-t- ellc Ă  Ernestine d’un air surpris , vous voir ici, vous, mademoiselle ! Quelle affaire si pressante peut donc vous y attirer ? La plus intĂ©ressante de ma vie, rĂ©pondit- elle ; je viens savoir si vous ĂȘtes encore cette amie autrefois si sensible Ă  mon malheur, dont le cƓur s’ouvroit Ă  mes peines, dont la main essuyoit ines larmes. Si vous n’ĂȘtes point changĂ©e, pourquoi m’avez-vous affligĂ©e & presque offensĂ©e hier ? Si vous cessez de m’ai- mer , apprenez-moi comment j’ai perdu votre affection. Je me plaignois d’une longue nĂ©gligence, d’un oubli surprenant; me plaindrai- je Ă  prĂ©sent de votre injustice ? Et passant ses bras autour de son amie, la pressant tendrement, parlez, ma chere Henriette, dites - moi ce qui nous sĂ©pare , & pourquoi mon heureuse situation semble vous inspirer de la pitiĂ©. Votre heureuse fituathn , rĂ©pĂ©ta mademoiselle DumĂ©nil ! Si elle vous paroĂźt heureuse, un lĂ©ger reproche peut-il en troubler la douceur? Mais quel dessein vous engage Ă  me chercher? pourquoi me presser de parler ? ne m’avez-vous pas entendue ? Non. dit Ernestine; que me reprochez- YOus ? qu’ai-je fait? en quoi nos semimens 2s6 Histoire dijserent-ils ? ma conduite vous paroit-elle blĂąmable? Cette question m’étonne , reprit mademoiselle DumĂ©nil > & la regardant hxĂ©- ment osez-vous m’interroger avec cet air paisible fur un sujet si rĂ©voltant, lui dit-elle ? En vous Ă©cartant de vos devoirs , avez-vous perdu le souvenir des obligations qu’ils vous imposoient? ne vous en reĂ­le-t-il aucune idĂ©e ? Vous rougissez, ajouta-t-elle, vous baissez les yeux la pudeur brille encore fur le front noble & modeste d’Ernestine ; ah ! comment a-t-elle pu la bannir de son cƓur? Je rougis de vos expressions, & non pas de mes fautes , dit Ernestine exacte Ă  remplir les devoirs qu’on m’apprit Ă  suivre, je ne me reproche rien cependant vous m’accusez je me suis Ă©cartĂ©e de ces devoirs , j’en ai perdu ridĂ©es Qui vous l’a dit? Sur quoi le jugez- vous ? Je ne vous aurois jamais soupçonnĂ©e de cette surprenante assurance , dit Henriette mais cessons cet entretien ; ne me forcez point Ă  m’expliquer fur les sentimens qu’il peut m’infpirer. Ah! mademoiselle, vous avez fait Ă  la richesse un sacrifice bien volontaire , bien entier, s’il ne vous reste pas mĂȘme assez de dĂ©cence pour rougir de fĂȘtĂąt mĂ©prisable que vous avez choisi ! Eh mon dieu ! s’écria Ernestine toute en pleurs, est-ce une amie, est-ce Henriette , qui r me traite avec tant de duretĂ©? Un Ă©tat wĂ©pri~ salle ! tP E R N È S Ă­ Ă­ N È. Ls7 sable ! j’ai choisi cet Ă©tat ! j’ai renoncĂ© h la dĂ©cence ! je l’ai sacrifiĂ©e Ă  la richesse ! moi ! Comment? dans quels terris? en quelle occasion? Quoi, mademoiselle, vous osez m’insulter si cruellement’ vous osez m’imputer des crimes ! Mademoiselle DumĂ©nil, Ă©mue des larmes d’une jeune personne si long-tems chere Ă  son cƓur, ne put exciter sa douleur sans la partager son indulgence naturelle la portoit Ă  excuser Ernestine , Ă  rejetter sur sa belle - sƓur rĂ©garement d’une fille simple & facile Ă  sĂ©duire. Élie rĂȘva un moment ; & prenant la main de son amie soyez vraie , lui dit-elle» rĂ©pondez sans hĂ©siter ;V mes demandes quand je vous Ă©crivis de Uretagne , pourquoi ne me donnĂątes vous point de vos nouvelles? comment nĂ©gligeĂątes - vous mes avis pendant lĂ  maladie de mon frere ? Je vous osirois aprĂšs fa mort un asyle dĂ©cent & agrĂ©able, pourquoi le refulĂ tes-vous ? Enfin , pourquoi m’écrivit-on de votre part de ne plus m’inquiĂ©ter de votre conduite ? En satisfaisant Ă  ces questions , Ërnestine dĂ©couvrit Ă  mademoiselle DumĂ©nil , qu’elle- mĂšme se croyoit en droit de Paccuser de nĂ©gligence. Henriette vit qu’on aVoit tendu des piĂ©gĂ©s Ă  son amie; elle ne douta point que, d’intel’igence avec le marquis de ClĂ©mengis, madame DumĂ©nil n’eĂ»t soustrait Ă  la connoif- sance d’Ernestine , des lettres capables de l’é- çlairer fur les dangers de fa situation. Elle Tome IV. K. !rs8 Histoire soiĂźpirĂĄ , s’attendrit. On nous a trompĂ©es Emis & l'autre, dit-eUe j. deux perfides ont rendu ma prĂ©voyance inutile; ils ont bassement profitĂ© des circonstances, de mon Ă©loignement, de votre crĂ©dulitĂ©. Mais oĂč nous conduit cettĂ© triste certitude? Vous vous trouvez heureuse Ăź Quelle apparence de vous ramener Ă  vos premiers principes? AprĂšs avoir goĂ»tĂ© les douceurs de l’opulence , est-il facile des’en priver? Pourriez-vous renoncer nu marquis de ClĂ©- niengis , Ă  ses bienfaits intĂ©ressĂ©s; fuir, mĂ©priser, haĂŻr cet homme vil?.Renoncer Ă  lui ! le fuir ! le mĂ©priser ! s’écria Ernestine.' Quels noms osez- vous lui donner? Eh ! pourquoi le fuir? qu’a t-il fait? par oĂč rnĂ©rite- t-il d’exciter l’horreur qu’il vous inspire? Vous m’embarralfez , reprit Henriette ; comment mes discours vous cnufent-i!s tant de surprise ? ne recevez-vous pas les visites de cet homme? ne patfe-t-il pas une partie du jour dans votre appartement? dautres personnes y font-elles admises 'fĂȘtes-vous dĂ©terminĂ©e Ă  continuer ce commerce dĂ©shonorant? Si vous aimez le marquis de ClĂ©mengis, si Ăźa feule idĂ©e de vous sĂ©parer de lui vous rĂ©volte , vous arrache un cri de douleur , que venez-vous donc faire ici ? Apprenez-moi le sujet de cette Ă©trange dĂ©marche prĂ©tendez- vous excuser votre conduite , me contraindre Ă  l'approuver? Que voulez-vous ? que me de- mandez-Vous ? pourquoi me cherchez-vous ? í’ E I H E S T I H ! Ls9 Un commerce dĂ©shonorant, rĂ©pĂ©ta Ernes- tine ! Eh, depuis quand l’amitiĂ© dĂ©shonore- t-elle L’objet qui la fait naĂźtre, Pexcite & la partage? Personne n’est admis dans mon appartement eh! qui chercheroit Ă  me voir? Le marquis de ClĂ©mengis est ma feule con-, noili'auce , mon unique ami. ElevĂ©e loin du monde , accoutumĂ©e Ă  m’occuper, je n’ái point encore senti le besoin de me distraire , de me fuir moi-mĂšme , ni le dĂ©sir de former des liaisons. Madame DumĂ©nil , autrefois si rĂ©pandue , depuis l’instant oĂč elle est rentrĂ©e dans ses biens , s’est Ă©loignĂ©e de ses amis , n’a plus songĂ©.. ...... RentrĂ©e dans ses biens, elle! interrompit Henriette de quels biens me parlez-vous ? Ernestine conta alors l’histoirc que madame DumĂ©nil lui avoit faite Ă  la campagne; A sans s’appercevoir de la surprise d’Henriette vous me reprochez mon affection pour le marquis de ClĂ©mengis , ajouta-t-eĂŹle ; s’il vous Ă©toit connu, vous l’approuvericz oui, l’idĂ©e de ne plus le voir me rĂ©volte ; elle blesse mon cƓur; Une douce intimitĂ© s’est Ă©tablie entre nous; elle fait mon bonheur, & fans doute le sien. La prĂ©sence de cet homme aimable inspire je ne sais quel sentiment dĂ©licieux, dont le charme est inexprimable dĂšs qu’il est prĂšs de moi , je me trouve heureuse ; je lis dans ses yeux qu’il est content auĂ­lĂŹ, & j’airne Ă  penser qu’un mĂȘme mouvement cause ses plaisirs A les miens. R ij H I S T O I R E ZSO Henriette joignit les mains, leva les yeux au ciel mon Dieu, s’écria-t-elle, ai-je bien entendu ! Quelle espĂ©rance s’éleve dans mon cƓur! Cet aveu, son ma chere Ernestine , es-tu encore innocente ? Dans le transport vif & tendre de sa joie , elle preffoit sa charmante amie contre ion sein. Non, disoit- elle , non , Ernestine n’avoueroit point un coupable attachement avec cette libertĂ© ; elle est trompĂ©e, elle n’est pas sĂ©duite; il est tems , il est encore tems de la sauver rfu danger oĂč fa crĂ©dulitĂ© l’expoĂ­e. Des questions suivies , des rĂ©ponses positives, amenerent enfin l’éclaircid’ement que toutes deux deliroient. La conduite du marquis Ă©tonnoit mademoiselle DumĂ©nil ; elle lui paroiĂ­foit singuĂŹiere , mais elle connoisioit trop le monde pour la juger favorablement. Que devint Ernestine, en apprenant d’elle oĂč cette conduite pouvoit la guider! Eh quoi , des foins si tendres j des bienfaits si grands , rĂ©pandus fur elle avec tant de profusion & de secret, tendoient Ă  lui ravir un bien dont la richesse & la grandeur ne pourroient jamais rĂ©parer la perte ! Mademoiselle DumĂ©nil, entrant alors dans des dĂ©tails nĂ©cessaires Ă  ses desseins, s’étendit fur la façon de penser libre & inconsĂ©quente des hommes, fur la contrariĂ©tĂ© sensible de leurs principes & de leurs mƓurs. O ma chere amie , vous ne les connoisseapas, lui disoit-elle ; ils se prĂ©tendent formĂ©s pour guider, soutenir, pro- d’ Ernestine. 26l tĂ©ger un sexe timide & faible cependant eux seuls Pattaquent, entretiennent Ă­a timiditĂ©, & profitent de fa foiblesse ils ont fait en- tr’eux d’injustes conventions, pour asservir les femmes, les soumettre Ă  un dur empire; ils leur ont imposĂ© des devoirs , ils leur donnent des loix ; & par une bizarrerie rĂ©voltante, nĂ©e de Pamour d’eux-mĂ©mes , ils les pressent de les enfreindre , & tendent continuellement des piĂ©gĂ©s Ă  ce sexe faible , timide , dont ils osent se dite !e conseil & Pappui. Ah ! ne comparez pas le marquis de ClĂ©men- gis Ă  ces hommes insensĂ©s , s’écria Ernestine ; ne lui supposez point de cruelles intentions; jamais il n’a formĂ© Phortible projet de me sĂ©duire, de me rendre mĂ©prisable A malheureuse non, son assection est aussi pure que ]a mienne. Ah ! si vous le voyiez, si vous lui parliez .... Eh bien , interrompit mademoiselle DumĂ©nil, je le verrai , je lui parlerai. Je souhaite que son amitiĂ© soit innocente & dĂ©sintĂ©ressĂ©e mais, en le supposant, comment excuser Pimptudence de sa conduite ? En vous engageant Ă  vivre dans une terre dont il venoit de faire Pacquisition , ne vous a-t-il pas exposĂ©e Ă  paroĂ­trc dĂ©pendante de lui ? En vous dĂ©robant Ă  tous les regards , ne laissoit-il pas croire que vous existiez pour lui seul ? 11 vous cahoit ses bienfaits ; mais pouvoit-il les cacher aux autres ? Madame DumĂ©nil est-elle inconnue? ignore- t-on ses facultĂ©s? Ses ancien- K. ĂŻi \ L62 Histoire ncs amies , surprises de ne plus la voir , ont voulu pĂ©nĂ©trer le mystĂšre de fa retraite ; elles l’ont dĂ©couvert, elles ont parlĂ© depuis le retour du marquis, Quelies idĂ©es le seront Ă©levĂ©es dans l’esprit de vos valets, des liens ? IdĂ©es grossiĂšres , mais malignes, Ă©tendues, & dont la communication est prompte. Moi-mĂȘme no vous ai-je pas cru coupable ? M. de ClĂ©meru. gis est votre ami, dites-vous ? Non, Ernestine, non, il ne Test pas rhorme qui sacrifie notre rĂ©putation Ă  son amusement, Ă  ses plaisirs, est-il donc un ami? a t-il donc une affection pure? Mais vous pleurez, continua t-elle, vous gĂ©missez, vous ne m’écoute? point, Je ne vous ai que trop entendue , dit Ernest tine ; vous venez de dĂ©truire la paix de mon sme, tout le bonheur de ma vie! Ah, pourquoi dissipez-vous une si flatteuse illusion? Êt cachant son visage inondĂ© de pleurs, dans le sein de son amie ĂŽ ma chere Henriette, pardonnez-moi, lui crioit-elle , pardonnez ma douleur j foudre z qu'elle Ă©clate je ne puis applaudira votre raison, je ne puis ĂȘtre reconnaissante de vos bontĂ©s. Ah ! Ă­alloit-il m’é- clairer ! Mon erreur me rendoit si heureuse ! Que je hais le monde, ses usages , ses prĂ©jugĂ©s, ses malignes observations! Que dois-je k ce monde oĂč je ne vis point ? Quoi, fau- dra-t-il immoler mon bonheur Ă  les fausses opinions ? Eh , que m’ímportcnt ses vains , ses tĂ©mĂ©raires jugemens , quand je fuis innocente, quand mon cƓur ne se reproche rien ? D’ E R K S T IN I. L§z Vous nie troublez, vous m’afĂŻligez, reprit mademoiselle DumĂ©nil. Que vous ĂȘtes atta* chĂ©e Ă  M. de CĂŹĂ©mengis Ăź Ne puis-je effayer de vous rendre Ă  vous-mĂȘme, qu’en perdant votre cçeur de mille traits douloureux? Mai? cesse? de pĂ©nĂ©trer le mien par ces cris , ces gĂ©missemens dont je fuis trop touchĂ©e. Pour-p quoi qçs. larmes? Vous ĂȘtes libre, Ernestine. Eh, bon dieu ! ahje iç droit de vous com- traindre, de vous arracher avec violence cç bonheur dont vous regrettez Ă­ĂŹ vivement 1» perte? Vous pouvez le goĂ»ter encore, rien ne s’oppose Ă  vos dĂ©sirs oubliez que vous m’avez vue; perdez le souvenir de mon amh tiĂ©, de mes vains efforts ; allez, retournez Ă­iyec la vile complaisante qui s’est bassement prĂȘtĂ©e Ă  vous faire connoitre cette fĂ©licitĂ© passagĂšre; ce n’est pas de moi, c’est d’elleque vous devez vous plaindre; cette femme incon- iĂŹdĂ©cĂ©e est la vĂ©ritable cause de vos peines, Puisse-t-e!Ă­e ne hĂȘtre pas un jour de votre honte & de vos remords! Que je fuis malheureuse! s’écria Ernestine qu’uii instant a rĂ©pandu de trouble & ssamer- tume dans mon cƓur ! On craint pour moi la honte & les remords? O ma chere Henriette , ne mĂ©prisez pas votre amie; ne vous offense* pas de mes plaintes je fuis foible, & peut- ĂȘtre injuste ; la douleur oppresse mon amc , Ă­ibat mes esprits, je ne, me connois plus. Ne nie dites point de retourner chez celle qui R iv s 64 Histoire m’a trompĂ©e 5 je me livre Ă  vous , Ă  vos conseils , Ă  vos lumiĂšres, Ă  votre amitiĂ©. Ah! je ne regrette point l’aisance oĂč je vivois , la fortune que j’abandomie. Mais cet aimable ami , Ă­ĂŹ tendre , si sincere , imprudent Ă  vos yeux, mais respectable aux miens ; cet ami, dont la main gĂ©nĂ©reuse me combloit de biens fans se laisser appercevoir, Ă­ans rien exiger de ma reconnoissance ; cet ami si cher, si digne de mon estime , de mon attachement, qui s’est fait une douce habitude de me voir , de me parler, d’ùtre avec moi, faut-il l’affliger, le fuir, le quitter durement, l’inquiĂ©ter , lui causer les mĂȘmes peines que je sens ? Non , ma chere Ernestine , il ne le faut pas, reprit mademoiselle DumĂ©nil; il faut au contraire le voir, Ini parler , lui faire agrĂ©er la rĂ©solution que vous prenez de quitter madame DumĂ©nil. Eh , qui vous dit de renoncer aux douceurs d’un commerce innocent, de vous priver avec effort du plaisir de recevoir les visites de M, de ClĂ©mengis ? Ne vivant plus de ses bienfaits, retirĂ©e dans un asyle dĂ©cent, il vous sera facile & permis de cultiver cette amitiĂ© si chere Ă  votre cƓur. Ecrivez au marquis , priez-!e de se rendre Ă  sinisant ici vous prĂ©viendrez sinquiĂ©tude oĂč vous craignez qu’il rĂ­e se livre un moment d’entretien me fera comioĂźtre sa façon de penser il ne dĂ©sapprouvera pas mes conseils, je l’espere mais s’il les rejette, ne ferez-vous pas maĂźtresse de suivre les siens? B’ E UN E S T I N I.' L6s Ernestine prit une plume, & d’une main. tremblante elle traça ces mots “ 0i vient de m’apprcndre que je ne dois Ă  „ madame DumĂ©ml ni Ă©gards, m reconnois- „ lance ne me cherchez pĂźus chez cette fem- „ me; je la quitte pour jamais. Vous, qui „ depuis un an jouissez de mon amitiĂ©, de mon estime, de ma plus tendre affection, „ Ăštes vousun homme perfide Ă­ Si vous pou- „ vez justifier vos intentions auxyeux d une 33 fille respectable, venez chez mademoiselle 33 DumĂ©nil; je vous y attends avec crainte, „ avec impatience j je dĂ©sirĂ© , j’espere, je crois , „ que vous Ăšres digne de mes Ă­entimens ah! v venez le prouver Ă  mon amie, Ă  ma feule 3, amie, Ă­ĂŹ vous m’avez trompĂ©e. „ M. de ClĂ©mengis arrivoit de Versailles & se proposoit d’aller chez Eriiettine, quand le laquais de mademoiselle DymĂ©nil lui remit ce billet. Il obĂ©it fans hĂ©siter , & parut bientĂŽt devant Henriette , avec cette noble aĂ­fu* rance que donne la certitude de n’avoir jamais enfreint les Ăźoix de l’honneur. En entrant, il parut surpris de lavoir feule. Ernestine venoit de palier dans un cabinet d’oĂč elle pouvait l’cntendre. Pour la premiĂšre fois Ă©prouvant, Ă  rapproche du marquis, une Ă©motion oĂč le plaisir ne se mĂšloit pas, elle craignit fa prĂ©sence, & sentit le dĂ©sir .de lui cacher les mouvemens de son cƓur. En jettant ies yeux fur M. de ClĂ©mengis, 266 / II I S T 0 I R s .mademoiselle DutnĂ©nil devint plus indulgente encore pour la tendre fiubieíßé de son amie. Comment une figure si charmante n’auroit- elle pas fait la plus vive impression fur une personne si jeune, si peu en garde contre les passions , si accoutumĂ©e Ă  suivre les feules inspirations de son cƓur ! Henriette admira le marquis, & souhaita qu’un heureux naturel rĂ©pondit Ă  cet aimable extĂ©rieur. Me par- donnerez-vous , monsieur, lui dit-elle , d’en- trer malgrĂ© vous dans votre confidence, de chercher Ă  pĂ©nĂ©trer vos secrets, d’ofer vous demander compte d une conduite dont l’ap- pareute irrĂ©gularitĂ© est furs doute autorisĂ©e par le motif cachĂ© de. vos dĂ©marches? Refuserez-vous de m’instruire de vos deĂ­feins fur ErneĂ­tine ? En vĂ©ritĂ©, mademoiselle , je n’en ai point, dit le marquis, & vous ne sauriez croire combien vous m’embarrassiez par une question que je me fuis faite mille fois, fans pouvoir me donnera moi-mĂȘme une rĂ©ponse satisfaisante. Je dĂ©sirĂ© la tranquillitĂ© , le bonheur d’Ernes- tine ; je me fuis occupĂ© des moyens de la rendre heureuse ; mon cƓur s’est avouĂ© ces intentions , je ne m'en connois point d’autres, O lĂ©sois - je Ă  mon tour vous demander, mademoiselle, ce qui vous paroit irrĂ©gulier dans mes dĂ©marches , & pourquoi vous semblez blĂąmer ma conduite? Je suis fĂąchĂ©e, monsieur, vraiment fĂąchĂ©e, D’ ÂŁ t S 1 S T 1 K ĂŻ 26 ? reprit Henriette, que vous puissiez vous croire Ă  l’abri du reproche, en exposant la rĂ©putation d’une jeune personne dont la sagesse est I onique bien. Aviez-vous le droit de la sous. traire Ă  ma vue , de la priver de mes conseils, de l’engager Ă  quitter un Ă©tat simple , mais paisible , pour lui faire goĂ»ter les douceurs d’une opulence passagĂšre, l’accouturaer Ă  en jouir, & peut-ĂȘtre la conduire Ă  se les assurer par la \ sacrifice de l’honnĂštetĂ© de ses mƓurs ? Eh quoi, monsieur, vous ne vous reprochez rien, quand vous vous ĂȘtes plu Ă  lui inspirer une passion qui la met dans la cruelle nĂ©cessitĂ© d’ùtre coupable ou malheureuse ? Ce dernier reproche me touche, reprit le marquis , je le mĂ©rite , je me le Fais souvent Ă  inoi-mĂȘme dans la position d'Ernestine , dans la mienne , je ne devois ni nourrir mon penchant , ni exciter en elle une passion qui ne pouvoit devenir heureuse sans qu’un de nous ne fit Ă  l’autre un trop grand sacrifice. Mais ai - je tentĂ© de la sĂ©duire? l’ai - je trompĂ©e par d’cblouissantes promesses ĂŻ lui ai - je donnĂ© de fausses espĂ©rances ? ai-je abusĂ© de sa crĂ©dulitĂ©? enfin , ai-je Ă©chauffĂ© son cƓur par des discours passionnĂ©s ? me suis-je seulement permis l’aveu de me&sentimens ? Content du plaisir d’aimer, charmĂ© de la douceur de plaire, je jouissois d’un bonheur inconnu peut-ĂȘtre au commuai des hommes ; Ernestine le partageoit. Ah! mademoiselle, de quel bien vous nous privez, Histoire 268 tous deux , par le fatal Ă©claircissement que vous venez de lui donner ! Mademoiselle DumĂ©nil, un peu embarrassĂ©e de cette J’pece de reproche, ne voulut pas laisser penser Ă  M. deClĂ©nvngis , qifun zĂ©lĂ© officieux ou indiscret l’eĂșt engagĂ©e Ă  pĂ©nĂ©trer le fond d’une intrigue oĂč il Ă©toit intĂ©ressĂ©. Elle lui apprit la rencontre qu’elle avoit faite la veille. & ne lui cacha rien de ce qui venoit de se entre Ernestine & elle. Je consens a vous laisser connoitre tous mes secrets , mademoiselle , reprit le marquis ; je ne conteste point vos droits fur une jeune personne, dont vous avez pris foin pendant plusieurs annĂ©es. En la retirant d’un Ă©tat au- dessous de ia mĂ©diocritĂ© , j’ai voulu Faire pour la beautĂ© modeste & fans appui , ce que mes pareils font tous les jours en faveur de la bassesse , du vice & de l’impudence. Votre amie ne jouit point ÂŁune opulence pujfligere » elle est riche , libre & indĂ©pendante. Ayant jouĂ© tout fhiver d’un bonheur constant , tentĂ© la fortune fans pouvoir la lasser, avant de partir pour l’Italie je me trouvois uns somme considĂ©rable, dont rien ne m’empĂȘ- choit de disposer; je la destinai Ă  changer le sort de Paimable Ă©leve de votre srere mon dessein Ă©toit de vous la remettre ; mais votre' dĂ©part me forqa Ă  prendre d’autres mesures. DirigĂ© par madame DumĂ©nil, je dĂ©posai une partie de la fortune d Ernestine chez l’homme D’ E 8 N E ST I N B,' 269 public oĂč vous-mĂȘme , mademoiselle, aviez placĂ© ses premiers fonds; la terre qu’elle ha- bitoit lui appartient; elle est acquise sous son nom & par les soins de cet honnĂȘte homme ÍÌ j’ai cachĂ© les miens Ă  votre jeune amie , c’est par un sentiment dont vous ne pouvez me blĂąmer. Vous savez tout Ă  prĂ©sent, jugez- moi, mademoiselle, & daignez me dire si le mystĂšre de ma conduite vous paroĂźt criminel, si j’ai mĂ©ritĂ© qu’Ernestine me demande, ĂȘtes- vous un homme perfide ? Henriette rĂȘva un moment; la noble franchise de M. de ClĂ©mengis, fa gĂ©nĂ©rositĂ©, un amour si tendre , si dĂ©sintĂ©ressĂ©, lui paroissoit un sentiment nouveau ; le grand monde , oĂč elle vivoit depuis son enfance, ne lui en avoit jamais donnĂ© d’idce. ÂŁse commençoit Ă  regarder l’ami d’Ernestine avec une forte de vĂ©nĂ©ration mais cherchant encore Ă  s’assurer si elle ne se trompoit point consentiriez- vous , monsieur, lui dit-elle, Ă  laisser jouir Ernestine de vos bienfaits , dans le couvent oĂč j’ai dessein de la conduire ce soir? Ah , qu’elle en jouisse par-tout oĂč ils la rendront heureuse , s’écria M. de ClĂ©mengis ! L’ai-je obligĂ©e pour la contraindre? Non , mademoiselle, non; je vous le rĂ©pete , elle est libre, esc est indĂ©pendante, & je me mĂ©priserois, si j’osois me croire des droits fur elle. Mademoiselle DumĂ©nil se leva avec viva- fĂ­ I S Ăź II Ă­ Ê *70 citĂ©, courut dans fini cabinet, prit Etnestine' parla main; & la conduisant auprĂšs de M. de ClĂ©mengis remerciez votre aimable, votrft gĂ©nĂ©reux protecteur , lui dit-elle, vous ne devez pas rougir de ses bienfaits , vous n’eit avez rien Ă  craind c peut-ĂȘtre n’étiez-vous pas nĂ©e pour eu accepter, mais les dons dc i’amitiĂ© n’avililsent jamais. Par une recon- noiiiauce vive &conlhmtĂš, mĂ©ritez l’ami que votre heureux fort vous donne. ErneĂ­tine avoit tout entendu ; pĂ©nĂ©trĂ©e d’uit tendre sentiment qu’clie n’osoit faire Ă©clater, ses larmes furent aĂ­fez long-tems la feule ex* preliĂŹon de son coeur. Mademoiselle DumĂ©nil prĂ©vient de peu de jours, lui dit le marquis, une proposition que je m’apprĂštois Ă  vous faire les plaintes continuelles de madame DumĂ©nil, son obĂ­tination Ă  vouloir vous rĂ©pandre dans le monde , alloient me forcer Ă  vous prier de la quitter ; votre amie m'Ă©pa» gne une explication dont je me fentois embarrassĂ© ; je redoutons sinisant oĂč je vous parierais, & plus encore les fuites d’un Ă©claircissement que je balançois Ă  vous donner. Mais pourquoi pleurez-vous, lui demanda- t-il d’un ton tendre Ă­ auriez-vous de la rĂ©pugnance pourl’alyle qu’on vous propole? Eh! monsieur, dit Ernestine, pourrais je ne pas aimer i’afyle que vous me choisissez ’i Je suivrai les conseils de mademoiselle , je me soumettrai aux loix que vous daignerez m’im- D 1 È R N E S T I N 2. 27 1 peser ; elles seront Ă  jamais la rĂ©glĂ© de ma vie. Vous imposer des loix, moi , ma chere Ernestine, s’écria le marquis! Quel langage! Puis-je l’entendre fans douleur! Et s’adres- fant Ă  Henriette & je vous en prie, mademoiselle , lui dit-il d’un air touchĂ© , triste mĂȘme& je vous en prie, engagez votre amie Ă  me traiter avec plus de bontĂ©. Ernestine lui tendit la main, voulut parler ; mais la crainte de voir le marquis pour la derniere fois, serroit son cƓur, & lioit sa languequelques mots coupĂ©s par ses soupirs, dĂ©couvrirent fa pensĂ©e Ă  M. de ClĂ©mengis. II en fut Ă©mu , attendri ; il prit fa main , la pressa doucement, la baisa nous ne nous sĂ©parerons point, lui disoit-il, je vous visiterai souvent, vous me serez toujours chere, vous m’occu- perez fans cesse ; sĂ©chez vos pleurs, levez ces yeux charmans fur deux personnes dont vous ĂȘtes si vĂ©ritablement aimĂ©e; accordez-moi la douceur de m’applaudir, Ă  ceux de votre amie, de n’avoir rien permis Ă  mes dĂ©sirs qui vous oblige Ă  les baisser devant elle. Mademoiselle DumĂ©nil se joignit au marquis pour consoler Ernestine ils prirent, de concert, toutes les mesures capables de rendre la nouvelle situation de cette aimabje fille aussi agrĂ©able que paisible. Elle-mĂȘme choisit l’abbaye de Montmartre , & demanda Ă­ s ’y retirer. Le marquis se chargea de lui envoyer Ă  l’instant sa femme de chambre, le Histoire 2?A seul domestique qu’elle vouloir garder, & !» dĂ©barrassa du loin d'avertir madame DumĂ©niĂ­ d’une si brusque sĂ©paration. A sa priere, ' Henriette consentit Ă  recevoir chez elie les esters les plus prĂ©cieux d’Ernestine , d’oĂč on les transporteroit ensuite Ă  l’abbaye. Elle accepta la rĂ©gie des biens de son amie , & Tostre que lui fit le marquis d’en remettre les titres entre ses mains. En se prĂȘtant Ă  ces arrangemens , qui alloient lui ravir la libertĂ© de voir ErneĂ­tine Ă  tous les momens du jour, M. de ClĂ©mengis s'efi» forçoitde parostre tranquille ; mais peu accoutumĂ© Ă  dĂ©guiser les mouvemens de son ame , ses regards dĂ©couvroient le trouble & l’agi- tation d’une patĂŻĂŻon inquiĂ©tĂ©. II prit les mains d’Ernestine, & ia regardant avec une tendresse inexprimable ĂŽ ma charmante amie, lui dit-il, n’oubĂŹiez'jamais un homme qui a pu passer tant d’heurcs auprĂšs de vou , & rĂ©primer une ardeur dont l’objet & la vivacitĂ© lui oiĂŻroient une excuse fi naturelle. Je vous aime, vous signeriez j il m’est doux de vous le dire, de vous le rĂ©pĂ©ter ! Oui, je vous aime , je vous adore ! Combien il m’en a cou Ă© pour vous le taire fi long-tcms ! Je m’applau- dis de vous avoir respectĂ©e. Plus mes dĂ©sirs Ă©toient grands , plus Pinnocence & la senfibi- , litĂ© de votre cƓur me prĂ©sentoient ridĂ©e flatteuse d’un triomphe assurĂ©, plus la victoire que j’ai remportĂ©e fur moi-mĂšme est satisfaisante. D 7 E Ê N E S T I N E. 27Z Si vous croyez devoir quelque retour Ă  ma tendre , Ă  ma solide amitiĂ© , accordez - moi la rĂ©compense d’un effort si difficile, d’une retenue si constante j celiez de vous affligerdissipez cette tristelse cruelle oĂč vous vous livrez ; que je n’en apperqoive plus de traces dans ces yeux chĂ©ris. Ah ! vous le savez , tout mon bonheur dĂ©pend d’ùtre sĂ»r de celui d’Ernestine ! Sans attendre fa rĂ©ponse , le marquis prit alors congĂ© de mademoiselle DumĂ©nil ilsor~ toit, quand revenant Ă  elle il lui demanda d’un ton timide, s’il lui í’eroit permis de la revoir. Henriette , douce , sensible , vertueuse sans rudesse , dĂ©daignoit une sĂ©vĂ©ritĂ© , souvent affectĂ©e , toujours rebutante , propre Ă  rendre la sagesse plus incommode que respectable } elle 11e croyoit pas devoir priver le marquis de la vue d’Ernestine elle lui rĂ©pondit d’un air riant, qu’elle recevroit ses visites avec plaisir. ObligĂ©e de descendre Ă  l’heuredu dĂźner , Henriette ne contraignit point Ernestine Ă  paroĂ­tre chez sa cousine. Quand elle remonta, on lui dit que son amie n’avoit pu se forcer Ă  rien prendre elle la vit abattue, baignĂ©e de larmes, la tĂšte baissĂ©e fur son sein, son visage Ă  demi cachĂ© sous un mouchoir inondĂ© de ses pleurs. Eh ! d’oĂč naĂźt ce redoublement de douleur, s’écria Henriette? quel sujet quelles rĂ©flexions vous arrachent ces larmes ameres ? Je ne fais, rĂ©pondit-elle ; j’ignore pourquoi mon ame eĂ­fcsi cruellement oppressĂ©e -, je ns Tome IV. ' S Histoire 274 sentais point de dĂ©sirs , je ne concevois pas des espĂ©rances, ma fĂ©licitĂ© me paroissoit le bonheur suprĂȘme,- elle remplifsoit tout mon cƓur j elle 11e me pennettoit pas de former des vƓux jamais je n’entrevis dans l’avenir un bien au-dessus de celui dont je jouissais; & cependant, ma chere Henriette , il me semble que j’ai fait une perte immense; on vient de me ravir, de m’enle- ver.... quoi Ă­ Pas mĂȘme des souhaits ! Ah, quelle triste lumiĂšre les paroles du marquis ont portĂ©e dans mon esprit ! La position d’trnejiine, la mienne, ne mus permettent point d'ĂȘtre heureux , fi P un de nous ne f ait Ă  P autre un trop grand sacrifice ! Elle s’arrĂ«ta, soupira , dĂ©tourna les yeux , dans la crainte de rencontrer ceux d’Heuriette. Cher ClĂ©mengis , dit- elle , tu ne feras point un trop grand sacrifice pour rendre Ernestine heureuse Ăź Elle ne ü’exigc pas ; elle ne dĂ©sire point un bonheur qui porteroit atteinte Ă  ta gloire nies yeux font ouverts , je vois tout ce qui nous sĂ©pare mais comment, mais d’oĂč vient Ă©prouve - t-on une douleur Ă­ĂŹ vive en renonçant Ă  un espoir qu T on n’avoit pas ? Les caresses de mademoiselle DumĂ©nil, les visites du marquis, letems, la raison, dissipĂšrent un peu le chagrin d’Ernestine mais une douce mĂ©lancolie devint son humeur habituelle. AprĂšs un mois de sĂ©jour chez Henriette , elle entra dans ie couvent 011 lui avoit prĂ©parĂ© un appartement commode & agrĂ©able, elle y dĂ©couvrit par - tout les foins de son 275 d’ëknestine. amant une petite bibliothĂšque composĂ©e da livres choisis par le marquis , lui offrit ut amusement utile & la facilitĂ© d’acquĂ©rir des connoiĂ­sances. Elle continua de prendre des leçons de muĂ­ĂŹque, s’occupa de la lecture, & ne nĂ©gligea point un talent devenu prĂ©cieux pour elle , par le plailir qu il lui donnoit de multiplier i’image de M. de ClĂ©mengis. Des traits fi chĂ©ris se trouvoient retracĂ©s dans tous les sujets qui fe préíentoient Ă  son imagination , & ion cabinet se rempliĂ­soit des portraits de son amant. Mademoiselle DumĂ©nil la visitoit souvent , le marquis l’accompagnoit quelquefois , mais il Ă­e permettoit rarement d'a 11er seul Ă  l’ab- baye. Depuis riultant oĂč il s’etoit dĂ©terminĂ© Ă  remettre ErneĂ­line sous la conduite d’Hen- riette, il s’attachoit Ă  combattre fa naiĂŹĂŹon ; dans Ă­es principes , il ne pouvoir la rendre heureuse, sans risquer le renversement de sa somme, manquer aux Ă©gards dus Ă  son oncle, mĂȘme Ă  une grande famille, dont il lui mĂ©na-*- geoit l’alliance. On examinoit alors faffaire ancienne & importante d'oĂč ses espĂ©rances dĂ©pendoient ; le jugement en Ă©toit encore incertain. Si M. de CiĂ©mengis perdoit Ă  la sois son procĂšs & la faveur de son oncle , rĂ©duit Ă  un revenu mĂ©diocre, forcĂ© de quitter le service , d’abandonner la cour , de vivre loin du monde, savoit-il si ses dĂ©sirs, affoiblis parla poffeĂ­ĂŹĂŹon , ne s’éteindroient pas ? si la cons- S ij 276 H i s t o i Ă­Ă­ Ă© tance de ses Ă­entimcns rendroit ses plaisirs durables? si les douceurs de fou mariage esta- ceroient le souvenir amer de tant de sacrifices faits Ă  Pamour ? Qui l’aĂ­suroit de penser long- tems comme il pensoit alors? Peut-ĂȘtre un jour, injuste dans ses regrets, ceĂ­seroit-il d'ai- mer l’innocente cause de sa ruine ; peut- ĂȘtre ol’eroit-il Paccuser de sa propre imprudence, rejettes sur elle Pamertume de ses chagrins, la rendre malheureuse, & lui ravir Ă  jamais cette paix , ce bonheur que lui-mĂšme s’étoifc plu Ă  lui assurer. Ces rĂ©flexions Passermissoient dans la rĂ©solution de rĂ©sister Ă  son amour, de ne plus se permettre des soins qui Pentretenoient il e's- í’ayoit ses forces , se bai soit une violence extrĂȘme pour laisser passer plusieurs jours fans voir Ernestine, fans lui Ă©crire; mais se reprochant bientĂŽt cette apparente nĂ©gligence, il co u roi t la chercher, ssenivroit du plaisir de la regarder; & lui trouvant un air triste, abattu, il s’accusoit de cruautĂ© , se demandoit comment il avoit pu Paffliger, Ă©lever un mouvement de douleur dans cette a me sensible. La tendre fille n’osort se plaindre de lui ; devenue timide, elle rougissait de son trouble & s’essorçoit de le cacher ; mais ses regards larĂ­guissans , ses soupirs , ses questions inquiĂ©tĂ©s , dĂ©couvroient la crainte de n'Ă«trc plus aimĂ©e. Perdant de vue tous ses projets , le marquis s’occupoit uniquement du foin de la d’Ernestine. 277 rassurer ; il sYbandonnoit Ă  la douceur de lui parler de ses sentimens; & lui rappellant ces rems oĂč, libre de s’entretenir , ils paisoienc ensemble des heures si dĂ©licieuses, il sembloit lui reprocher d’avoir cherchĂ© des lumiĂšres inutiles Ă  son bonheur ah! pourquoi, pourquoi, lui disoit-ii, avez - vous appris Ă  me craindre, Ă  vous dĂ©fier de vous-mĂȘme? TouchĂ©e de ces discours , attendrie par ses propres idĂ©es, Ernestine se taisoit , pleuroit, & regrettoit peut-ĂȘtre sa premiere simplicitĂ©. Trois mois s’écoulerent fans apporter aucun changement dans fa situation au retour du printems , le marquis se disposa Ă  la quitter , pour se rendre Ă  son rĂ©giment, L’un & l'atitre sentirent vivement rapproche de cette sĂ©paration j leurs adieux furent longs & tendres, ils pleurĂšrent tous deux j & loin de s'exhorter mutuellement Ă  s’aimer moins, ils sc rĂ©pĂ©tĂšrent mille fois qu’ils s’aimeroient toujours. Peu le te m s aprĂšs le dĂ©part de M. de Clc- roengis , Ernestine Ă©prouva de Pennui dans fa retraite elle dĂ©sira d’aller Ă  la campagne , de revoir , d’habiter cette agrĂ©able demeure , prĂ©sent de son amant, prĂ©parĂ©e, embellie par ses foins. Henriette lui reprĂ©sentoit qu’elle 11e devoir pas y vivre feule. Cette difficultĂ© chagrinoit Ernestine, le hasard la leva j un Ă©vĂ©nement oĂč son bon cƓur l’intĂ©ressa lui fit trouver une compagne. Madame de Ranci, ĂągĂ©e de trente-six ans, S iij 278 Histoire belle encore , aimable & malheureuse, retirĂ©e depuis trois ans Ă  l’abbaye, s’étoit attachĂ©e Ă  montrer de la complaisance & de l’amitiĂ© Ă  la jeune ErneĂ­Hne veuve & rĂ©duite Ă  la plus grande mĂ©diocritĂ© par des accidens fĂącheux, il lui restoit seulement une petite rente sur un particulier. Cet homme, manquant de bonheur ou de conduite , dĂ©rangea ses allaites; preisĂ© par ses crĂ©anciers, il prit la fuite, passa en Hollande , & livra madame de Ranci Ă  toutes les horreurs de l’extrĂȘme pauvretĂ©. Ernestine Ă©levĂ©e , soutenue , enrichie pat la tendre compassion de ses amis, se plaisoit Ă  rĂ©pandre sa libĂ©ralitĂ© sur tous ceux qui lui offroiem l’image de son premier Ă©tat ; son cƓur, toujours ouvert aux cris de l’indigent, cherchoit Ă  rendre Ă  l’humanitĂ© les secours qu’elle-mĂȘme en avoir reçus. PĂ©nĂ©trĂ©e du malheur de madame de Ranci, elle prit des mesures avec mademoiselle Du- mĂ©nil , pour faire passer sur la tĂȘte de cette femme dĂ©solĂ©e , le petit hĂ©ritage de madame Dufresuoi, & ce qu’elle y ajouta remplaça sa perte & mĂȘme Ă©tendit un peu son revenu. La reconnoiilance se joignant Ă  l’amitiĂ© dans le cƓur d’une femme honnĂȘte & sensible , elle Ă­cnt'it bientĂŽt pour Ernestine les senti mens d'unc tendre mere, reçut avec joie la proposition de s’attacher Ă  son sort, de vivre toujours avec elle , & de Raccompagner dans fa terre , oĂș elles se rendirent un mois aprĂšs le dĂ©part de M. de ClĂ©mengis, d 1 E R N E S T I "N E. 279 Ernestine revit avec transport ces lieux chers Ă  son cƓur; elle ne cachoit point Ă  madame de Ranci la cause du plaisir qu’ellc sentoit de les habiter; elle lui montroit les lettres du marquis , ses rĂ©ponses , Pentretenoit de ses sentimens pour cet homme aimable , lui parloit de ses obligations , de fa recon- noilĂŻance, de fa tendresse, de la douceur qu’elle Ă©prouvoit en pensant Ă  lui ; & quand son amie lui demandait oĂč devoit la conduire un amour si vif, quand elle l’interrogeoit sur ses espĂ©rances , des soupirs, des larmes interrompoient les effusions de son cƓur ; elle avouait qu’elle n’en avoit point. Sans rejettet les conseils priĂźdens de madame de Ranci, fans se rĂ©volter contre ses rĂ©flexions, elle PĂ©cou- toit, convenoit de la juif elfe de ses observations, & lui laissai t voir qu’elles ne la persuadaient point; rien ne pouvait Pengager Ă  oublier le marquis, Ă  renoncer au plaisir de l’aimer, Ă  la certitude de lui plaire. Vers la fin de PĂ©tĂ©, mademoiselle DutnĂ©- nil , prĂȘte Ă  retourner en Bretagne , voulut, avant de partir, passer quelques jours chez Ernestine. En la quittant , elle lui recommanda de ne pas attendre M. de ClĂ©mengis dans cette belle solitude , & ne Py laissa qu’a- prĂšs avoir obtenu d’elle une promesse de rentrer bientĂŽt au couvent. Cette parole donnĂ©e Ă  mademoiselle Du- aiĂ©nil, embarrassa bientĂŽt l’aĂŹmable & tendre S iv Histoire 28 o Ernestine. Le marquis alloit revenir ; i! la conjuroit de rester chez elle, de passer l’au^. Cornue Ă  >a campagne, de lui permettre ds la revoir encore avec une libertĂ© dont elle ne devoir pas craindre qu’il abusĂąt, La prĂ©sence de madame de Ranci Ă­ uffisoit, difoit-il, pour la rassurer contre de malignes observations ; la mĂšme priĂšre se renouvelloit dans toutes ses lettres ; il la pressoir avec ardeur, il sembloit que tout son bonheur dĂ©pendĂźt d’obtenir d’elle cette grĂące. La forble Ernestine ne put se dĂ©fendre de lui accorder une saveur si vivement demandĂ©e je lui dois tout, disoit-elle Ă  madame de Ranci, ne serai-je rien pour lui ? En rĂ©siss tant Ă  ses dĂ©sirs, je m’accuse d’ingratitude. Est-ce Ă  moi de Faffliger? Ah! dans tout ce que rhonneur ne me dĂ©fend pas , pourquoi ne cĂ©dcrois-je point Ă  fes volontĂ©s ? Pourquoi sacrifieroĂŹs-je Ă  la crainte d’ùtre injustement soupçonnĂ©e, la douceur vĂ©ritable de lui causer de la joie? V o us me soutiendrez contre moi-mĂšme, vous daignerez remplir Ă  mon Ă©gard les devoirs d'une mere tendre & vigilante, vous ne me quitterez point; tĂ©moin de ma conduite , vous me justifierez auprĂšs d'Henriette. Eh ! que m’importe le reste du monde ? ì’estitne de mes fimis , la mienne , suffit Ă  ma tranquillitĂ©. Madame de Ranci combattit en vain une rĂ©solution dĂ©terminĂ©e, & M. de ClĂ©mengis ejat le plaisir de retrouver Jf E R N E S T I N E. 28 r Emestine Ă  la campagne , & de s’assurer qu’il devoit fa complaisance Ă  f amour. II en jouit pendant plusieurs jours , fans paroĂźtre porter ses idĂ©es au-delĂ  du bonheur qu’il s’étoit promis mais un amour avouĂ© peut-il fe contenir dans les bornes Ă©troites que l’amitiĂ© prescrit? Un dĂ©sir satisfait Ă©levs un dĂ©sir plus ardent encore ; les souhaits ie multiplient, les vƓux s’étendent; une grĂące reçue ouvre le cƓur Ă  l’espĂ©rance d’une grĂące plus grande ; l’espace immense qui sembloit Ă©loigner un point Ă  peine apperqu, disparoĂźt insensiblement, & la pensĂ©e se fixe sur l’objet qu’on n’osoit mĂȘme entrevoir. Libre de prolonger ses visites, de paĂ­Ter une partie du jour auprĂšs d’Erneltine , ie marquis de ClĂ©mengis montra de l’humeur. La prĂ©sence continuelle de madame de Ranci le gĂšnoit , & son attention Ă  ne pas quitter fa jeune amie la rendoit insupportable Ă  ses yeux. Falloit - il accoutumer cette femme Ă  vous suivre avec tant d’aĂ­fedation , disoit-il Ă  Emestine, Ă  ne jamais vous perdre de vue ? Exigez-vous d’elle cette importune assiduitĂ© ? Me craignez-vous ? Avez-vous cessĂ© de m’esti- mer ? Quoi, des prĂ©cautions contre moi! Estes vous, est - ce Emestine qui me laisse voir une dĂ©fiance injurieuse? Que de froideur , de rĂ©serve ! Non , votre amitiĂ© n’est plus aussi tendre. Ah ! qu’est devenu ce tems, cet heureux sems oĂč , dans ces mĂȘmes lieux , vous accou- 282 Histoire ri62 au - devant de mes pas arec une joie si vive! oĂč votre bras s’aopuyoit fur! le mien ! oĂč nous parcourions ensemble toutes les routes de ce bois oĂč vous vous plaisiez tant! O rua chere amie , il est donc vrai que vous Ăštes changĂ©e '{ Ces reproches touchoient Ernestine , pcnĂ©- troient fou coeur , lui arrachoient des larmes , & jamais la plus lĂ©gĂ©re plainte elle fuppor- toit la triste uniformitĂ© de ccs entretiens , avec une patiente indulgence. Les chagrins du marquis , fa pĂąleur , son abattement , Ă©je- voient des craintes dans son ame; elle trem- bloit pour des jours si prĂ©cieux. Je ne vous importunerai bientĂŽt plus, lui disoit-il, les yeux baignĂ©s de pleurs. Elle commença Ă  se repentir d’une complaisance n ont elle n’avoit point prĂ©vu les suites. Mon imprudence vient d’irriter une paision si long-tems rĂ©primĂ©e , rĂ©pĂ©toit-elle Ă  madame de Ranci ; ĂŹe n’en con- noissois encore que les douceurs, j’en Ă©prouve Ă  prĂ©sent toutes les amertumes. Cette femme , alarmĂ©e du danger de fa jeune amie , la pressoir de retourner Ă  Montmartre. Ernestine y consentit mais avant de partir, elle Ă©crivit Ă  M. de ClĂ©mengis, & lui envoya fa lettre par un exprĂšs, Ă  l’instant mĂȘme oĂč elle rentroit au couvent. II rouvrit avec empressement, & fa surprise fut extrĂȘme d’y trouver ces paroles Lettre $ Ernestine. * l Quelle douleur pour moi, monsieur, d’ex- u’ E R N Ăź S I I N I. 28; eiter vos plaintes, de m’accuser de toutes vos peines, de me reprocher PĂ©tat affreux „ oĂč vous ĂȘtes ! Eh , quoi ! c’est donc moi qui ,3 vous afflige ! Puis-je le croire , puis-je m’cn j, assurer, quand votre bonheur est l’objet, „ Punique objet de tous les vƓux de mon „ cƓur ? HĂ©las ! par quel le fatalitĂ© ce bon- „ heur femble-t-il dĂ©pendre aujourd’hui de ,3 l’égarement d’une fille que vous respectiez „ autrefois ! Soyez juge dans votre propre 3, cause , dans la sienne, & prononcez entre 3, votre cƓur & le mien. „ Ma rĂ©serve vous blesse? Eh, monsieur, ,3 m’est-il permis de vous traiter encore avec 3, une familiaritĂ© dont mon ignorance Ă©toit „ Pexcufe ? Pendant long - rems j’ofai vous „ regarder comme un frere chĂ©ri PextrĂ©me j, diffĂ©rence de nos fortunes ne me frappoit 3, point, dans ces tems heureux, rien n’arrĂȘ- „ toit les tĂ©moignages de mon innocente „ affection. Je ne fuis point changĂ©e ah ! 33 pourquoi vous obstinez-vous Ă  penser que 33 je le fuis? Ce n’est pas vous, monsieur, ,3 c’est moi-mĂȘme que je crains. Je fuis jeune, „ je vous dois tout ; je vous. aime i oui, mon- 33 sieur, je vous aime, je le dis, je le rĂ©pete 3, avec plaisir ; je ne rougis pas de vous aimer. 3, Le premier instant oĂč vous parĂ»tes Ă  mes 33 yeux , fit naĂźtre cette tendresse que le tems ,3 a rendue si vive sentiment cher Ă  mon j, cƓur, le seul qui m’attache Ă  la vie. Tant L84 Histoire „ de bienfaits, si gĂ©nĂ©reusement rĂ©pandus fur w moi, m’ailuroient un fore paisible ; mais „ l’amour que vous m’inspirez faisoit mon „ bonheur, mon souverain bonheur! Penser j, sans ceise Ă  vous , m’occuper du foin de „ conserver votre amitiĂ©, de mĂ©riter l’estime „ de mon respectable ami , vous voir quel- ,5 quefois , lire dans vos yeux que ma pre- 55 feues excitoit votre joie, c’étoit pour moi 5, le bien suprĂȘme! Une fĂ©licitĂ© si grande est- „ elle Ă  jamais dĂ©truite ? ne me la rendrez- 55 vous point? Non, il n’est plus en votre 33 pouvoir de me la rendre ! M Vous ne m’importunerez pus long-tems ? Quelle ,5 cruelle expression! Je ne puis supporter la 53 certitude de faire votre malheur ; elle pĂ©nĂ©trĂ© 5, mon ame, elle dĂ©chire mon cƓur. En me rets M rant, en abandonnant les lieux oĂč je vous ,3 voyois fans contrainte, j’ai suivi des conseils „ prudens mais je ne vous fuis point, je ne prĂ©- 33 tends pas Ă©lever une barriĂšre entre vous & j, moi. PrĂȘte Ă  quitter cet asyle , si vous le vou- 55 lez , je soumets ma conduite Ă  votre dĂ©cision. 3, Si, pour sauver VOS jours , il faut me a, rendre mĂ©prisable, renoncer Ă  mes princĂ» s, pes , Ă  ma propre estime, peut-ĂȘtre Ă  la vĂŽtre ! je ne balance point entre un intĂ©rĂȘt si cher 53 & mon feu! intĂ©rĂȘt. Ordonnez, monsieur, 3, du destin d’une fille disposĂ©e , dĂ©terminĂ©e 33 Ă  tout immoler Ă  votre bonheur mais avant » d’accepter un si grand sacrifice 5 permettez- A 5 D 1 E R 2Í Ê S T ĂŻ K E.' 28s moi de remettre dans vos mains tous les dons que vous m’avez faits. Les garder, „ en jouir, cescroit laisser croire que vous M m’aviez enrichie pour me perdre ; sauvons „ au moins votre honneur, une lĂ©gere partie M du mien ; qu’on ne m’impute jamais la „ bassesse d'avoir reçu le prix de mon inno- „ cence. A ces conditions , monsieur, la ten- M dre, la malheureuse Ernestine tiendra la con- „ duite que votre rĂ©ponse lui prescrira. „ Ah, grand dieu Ăź s’écria le marquis en finissant de lire, ai-je pu porter cette fille charmante Ă  m’écrire ainsi? Quelle Ă©trange proposition ! Mais que de bontĂ©, de tendresse, de gĂ©nĂ©rositĂ© dans cet abandon de ses principes, d’elle-mĂȘme ! Aimable Ernestine ! qui, moi, je t’avilirois? j’abuserois de ton amour, de ta noble confiance?_Ah ĂŻ tu n’as rien Ă  craindre de ton amant, de ton ami, de ton reconnoissant ami. PĂ©risse l’homme injuste & cruel, qui ose fonder son bonheur sur la condescendance d’une douce, d’une sensible crĂ©ature, capable de s’oublier elle - mĂȘme pour le rendre heureux Ăź M. de ClĂ©mengis se hĂąta de rĂ©pondre Ă  l’inquiete Ernestine. L’agitation de ses esprits, l’attendrissement de son cƓur, ne lui permirent pas de mettre beaucoup d’ordre dans fa la remercioit d’une preuve si extraordinaire de ses sentimensj il s’en plaiguoiĂŻ Histoire L86 aussi , lui reprochoit doucement dĂ© savoir soupçonnĂ© d’un dessein qu’il ne formoit pas. Ah, comment avez-vous pu croire, lui disoit-il, que votre ami voulĂ»t ĂȘtre votre tyran ?'I1 ter- tninoit la lettre pas des expressions trides & bagues, elles sembloient annoncer sa visite pour le soir; il promettoit une eontĂŹdence, elle expĂŹiqueroit ce qu’il n’osoit lui dire en ce moment, ce qu’il se trouvoit malheureux, bien malheureux, de devoir lui apprendre. ErneĂ­line Ă©toit avec madame de Ranci , quand on lui apporta la lettre de M. de ClĂ©- inengis ; elle la prit en tremblant , la tint long-tems fuis oser l’ouvrir; une pĂąleur mortelle se rĂ©pandit sur son vilĂąge. VoilĂ  l’arrĂšt de mon destin , dit-elle; ĂŽ madame de Ranci ! si vous fi vie z. Qu’ai-je sait! Que me dit-il '’ E fi. N E S T i'tĂź e. 289 35 une heure je pars avec son pere ; il me mens 3, Ă  une terre oĂč la marĂ©chale de Sairtt-Andr A 35 nous attend. Sa fille fort demain du cou- 3j vent; on va nous prĂ©senter l’un Ă  Fa titre ; j, on nous unira bientĂŽt, fans nous consul- „ ter, sans s’embarraĂ­Ă­er Ă­i nos cƓurs font „ dispoĂ­Ă©s Ă  se donner. Quoi! ma chere Er- neĂ­tine , je vais rue iier, me lier Ă  jamais! k Et ce ĂŹi’est point Ă  vous !..... „ Je croyois jouir plus long-tems de ma 53 libertĂ©. On devoir attendre la dĂ©cision dtĂ­ „ parlement. L’incertitude de mes droits fur i,, une riche succession , sur d’immenses arrĂ©- 55 rages , rĂ©tardoit le consentement du marĂ©- », chai de Saint-ÂndrĂ©. La libĂ©ralitĂ© de mon », oncle me dĂ©sole en ce moment, une dona- », tion m’alsure tous ses biens, je n’ai plus 33 d’espdir. „ Vous priĂ©rai-je de m’oublier ? Non, oh , z, non , je ne puis souhaiter d’ĂȘtre oubliĂ© de 3 5 vous, je ne puis dĂ©sirĂ©e de vous oublier ; ,3 vous ferez toujours prĂ©sente Ă  mon idĂ©e,, 33 toujours chere Ă  mon cƓur ; je penserai saris », celle Ă  vous je vous Ă©crirai ; je vous entre- ,3 tiendrai de mon eĂ­time, de mon amitiĂ© , „ & malgrĂ© moi peut-ĂȘtre , de ma tendresse ; 5» je ne vous la rappellerai point pour vous 33 presser de la partager encore , mais pour „ vous prouver que le tems ne petit ni Faf- foiblĂ­r ni FĂ©teiiidre. 3, Vivez paisible , vjvez heureuse; que k Tome IV . T 33 Histoire 290 „ souvenir d’im fmcere, d’un vĂ©ritable, d’utl w constant ami, vous arrache quelquefois un „ soupir mais que ce soupir soit tendre , & „ non pas douloureux. Je ne puis rete- w nir mes larmes ; elles rĂ©chappent de mes „ yeux, elles effacent ce que j’écris ĂŽ ma „ gĂ©nĂ©reuse amie, vous en rĂ©pandrez fans „ doute. Puissent-elles 11’ĂȘtre pas auĂ­ĂŻĂŻ ame- 39 res que les miennes ! Je vous aime, je vous M adore , je vous fuis, je vous perds, je fuis „ le plus infortunĂ© de tous les hommes. „ De quels mouvemens cette lecture agita le cƓur de la sensible Ernestine ! Elle í’interrom- pit cent sois pour laisser un libre cours Ă  ses pleurs, Ă  ses soupirs, Ă  ses gĂ©missemens. Il part, difoit-elle , il me fuit; je ne le verrai plus Ă­ II va s’unir Ă  l’heurcuse Ă©pouse qu’on lui destine. II me dit de vivre paisible, heureuse. Ah ! comment serois-je paisible loin de lui, heureuse sans lui ! Elle passa tout le jour Ă  s’affliger, Ă  se plaindre du marquis. Quelle duretĂ©, s’écrioit-eĂŹle ! a-t il pu partir fans me voir, fans me parler , fans mĂȘler ses larmes avec les miennes ! Elle pleuroit, elle Ă©crivoit» dĂ©chirait ses lettres commencĂ©es, s’abymoit dans fa douleur , reprenoit fa plume & la quittoit encore. Son agitation , la violence de ses transports Paccablerent enfin ; elle fut malade , abattue , languissante pendant plusieurs jours mais les lettres du marquis , les D* ÂŁ & K E S T I s t 2§I reprĂ©sentations de madame de Ranci, le retour de mademoiselle DumĂ©nil , ses soins , soti amitiĂ© ramenĂšrent un peu le calme dans son _ame. Elle s’aecoutuma Ă  se dire , Ă  se rĂ©pĂ©ter que jamais elle n’avoit rien espĂ©rĂ©; elle cessa de se plaindre de son fort; elle voulut s’y soumettre, & chercha dans sa raison la force de supporter ses peines avec rĂ©signation. Deux mois s’écoulĂšrent, pendant lesquels le marquis de ClĂ©mengis Ă©crivoit rĂ©guliĂšrement Ă  son aimable amie. II ne lui disois point si ses nƓuds Ă©toient serrĂ©s , elle n’osoit le demander, elle craignoit de rapprendre mais elle devoit bientĂŽt ĂȘtre Ă©claircie du destin de M. de ClĂ©mengis , & sentir par une triste expĂ©rience , combien on Ă©prouve de douleurs pendant le cours de ces attachemens trop tendres , oĂč le cƓur se livre avec tant de plaisir, qui lui paroissent la source d’un bonheur si vif & si constant. Une parente de mademoiselle DumĂ©nil se mariait ĂĄ la campagne , environ Ă  dix lieues de Paris. Elle Ă©pousait un homme fort riche comme il avait long-tems dĂ©sirĂ© l’heureux moment d’ùtre Ă  elle , cet amant comblĂ© de joie, vouloir rendre ses noces brillantes, & prĂ©parait des fĂȘtes pour les cĂ©lĂ©brer. Henriette, invitĂ©e Ă  partager les plaisirs qu’on se promettait de goĂ»ter dans des lieux consacrĂ©s Ă  l’amusement, exigea de la complaisance d’Er- nestine qu’elle L’accompagnĂąt dans ce court & T ij 29 2 H Ă­ S T O Ă­ R E agrĂ©able voyage. Elle s’en dĂ©fendit ; mais Ă©lit cĂ©da enfin aux instances de son amie, Avant de partir, elle chargĂ©s .madame de Ranci de lui envoyer ses lettres par un exprĂšs mais plusieurs jours s’écouierent fans qu’Ernes- tine reçût aucunes nouvelles ni d’elle ni du marquis. En menant son amie Ă  la campagne, mademoiselle DumĂ©niĂź n’avoit pas songĂ© que , de toutes les dissipations , la moins capable de la distraire Ă©toit le spectacle dont elle la rendort tĂ©moin. On donne peut-ĂȘtre les mĂȘmes fĂȘtes chez le marĂ©chal de Saint-AndrĂ©, difoit Ernef- tine en soupirant; mais mie joie Ă­ĂŹ douce n s remplit pas le cƓur du marquis ; il n’aime point, il ne jouit pas des plaisirs oĂč se livrent ces heureux amans. Cependant il ne m’écrit plus Ăź Croyez-vous, demandoit - elle Ă  Henriette , qu’il cesse de m’écrire ? Me privera-t-il de la. feule consolation qui me reste ? Ah ! sang doute il m’en privera ; il ne pensera plus Ă  moi, il ne s’informera seulement pas si j’existe encore. N’importe, il me fera toujours cher; mes sentimens pour lui m’occuperont fans cesse; jamais, jamais je ne perdrai l’idĂ©e du marquis de ClĂ©mengis ; 8c Ă­ĂŹ le tems peut faire que je songe Ă  lui sans douleur, je fuis bien sĂ»re de n’y songer jamais fans intĂ©rĂȘt. Hen- ĂŻiette s’essorçoit d’adoucir ses chagrins, de calmer ses inquiĂ©tudes mais la situation d’Er- Ăźiestin* alloit devenir si fĂącheuse , que les d"' E R N E s t I N E. 2ZZ conseils & les foins de l’amitiĂ© ne pourroient plus rien fur son cƓur. M. de Maugis, ami des maĂźtres de la maison, arriva le matin du jour oĂč tout le monde ffc difpofoit Ă  revenir Ă  Paris. On lui reprocha de lie s’ëtre point rendu Ă  des invitations prefĂ­antes , on lui rappella fa promesse. 11 rĂ©pondit que l’évĂ©nement, dont on devoĂ­t ĂȘtre instruit, i’excufoit aises. Tout le monde ['environnant alors , dix personnes l’interrogerent Ă  la fois. Quoi ! dit-il d’uti air surpris , vous ignorez le malheur du comte de Saint-Servains, celui de mon frĂ©tĂ©, & f exil du marquis de CiĂ©mengis ? Ernestine entroit dans le failon ; ces paroles la glacĂšrent, elle resta debout prĂšs de la porte, s’áppuya contre un lambris , & recueillit toutes les forces que lui laiĂ­foit le saisissement de son cƓur, pour Ă©couter M. de Maugis. Oui, pourfuivit-i!, le comte de Saint-Servains est Ă©troitement gardĂ©, ses papiers font enlevĂ©s, ses effets saisis. Mon frere avoit fa confiance, on s’est assurĂ© de lui un secret impĂ©nĂ©trable dĂ©robe la connoissance du crime qu’on leur suppose. Un homme , gĂ©nie & Papplication rendoient Padministration si heureuse , dont le dĂ©sintĂ©ressement est connu, dont ['affabilitĂ© gagnoĂ­t tous les cƓurs, est noirci par i’envie puilfe-t-il confondre la caloninie , & revoir Ă  ses pieds ses vils accusai eursi T iij r-94 HistoirĂŻ 1 j. Que je plains votre frere , dit alors le che- valier d’Elmont, que je plains l’aimable mar- ,quis de ClĂ©mengis ! II alloic Ă©pouser mademoiselle de Saint-AndrĂ© ; ce mariage ne se fera plus. Non , assurĂ©ment, reprit M. de Maugis, il a reçu cette accablante nouvelle & Tordre d’aller Ă  ClĂ©mengis, deux heures avant la signature des articles, & s’est hĂątĂ© de prĂ©venir le marĂ©chal , en rompant lui - mĂȘme leurs mutuels engagemens. Eh mon dieu, dit encore le chevalier d’El- mont, une circonstance bien cruelle fait que la disgrĂące de son oncle devient un double malheur pour lui ; son procĂšs ne se juge-t-il pas incessamment? Oui, rĂ©pondit M. de Maugis, & tout Paris croit qu’il le perdra. Pendant ces discours, Henriette s’approcha insensiblement d’Ernestine , & passant un bras autour d’elle , l’entraĂźnant hors du sali on, elle Paida Ă  marcher, &, la conduisit dans fa chambre. PĂąle, froide, inanimĂ©e, Ernestine sembloit insensible Ă  cette nouvelle terrible & imprĂ©vue ; elle promenoit autour d’elle des regards stupides, elle ne pouvoit parler, elle ne pou-, voit respirer. Mademoiselle DumĂ©nil l’invi- toit en vain Ă  rĂ©pandre des larmes, en la baignant des siennes ; le serrement de son cƓur ne lui permettoitpas d’en verser. Fixant enfin les yeux fur son amie , elle la regarda long- çems, A levant au ciel ses mains faibles A d’ E r n e s T I N t. 29s tremblantes que ne suis-je morte , dit - elle ! ah! que ne suis-je morte, avant d’avoir appris que M. deClĂ©mengis est malheureux! Ses pleurs coulant alors avec abondance, soulagĂšrent un peu l’oppreĂ­ston de son ame, rappellerent ses esprits mais quelle agitation, quels cris de douleur succĂ©dĂšrent Ă  son accablement ! ExilĂ©, ruinĂ© , perdu , rĂ©pĂ©toit - elle ! lui ! le marquis de ClĂ©mengis ! Paroistant tout-Ă -coup se calmer , elle essuya ses pleurs, prit les mains d’Henriette ; & la considĂ©rant un moment , balisant les yeux, les relevant fur Ăšllc, poussant de profonds soupirs, elle sembloit hĂ©siter Ă  lui dĂ©couvrir sa pensĂ©e. Je vous afflige, lui dit-elle; hĂ©las! je vais peut-ĂȘtre vous rĂ©volter ; mais au nom de notre amitiĂ©, ne vous opposez pointĂąmes desseins j’ai un projet, ne le combattez par aucune raison, par aucun diffours. O ma chere Henriette ! je n’abandonnerai point M. deCiĂ©men- gis j il est exilĂ©, son mariage est rompu, fa fortune dĂ©truite , il va perdre le reste de ses espĂ©rances ! II est affligĂ©, malheureux; je veux partir, aller le trouver ; ma vue fera peut-ĂȘtre un adoucissement Ă  ses peines. Si je ne puis le consoler , je partagerai ses maux ; je veux gĂ©mir , souffrir , mourir avec lui ! Ne me dites rien, non , ne me dites rien; ne me parlez ni du monde, ni de ses cruelles biensĂ©ances; je les rejette si la duretĂ© les accompagne est- il des loix plus saintes que celles de PamitiĂ©? T iv 296 Histoire des devoirs plu,s sacrĂ©s que ceux de !a record ĂŹioidance ? A qui dois-je des Ă©gards ? Je ne tiens a personne. Si ma dĂ©marche est une faute, j’en rougirai seule. Je veux dĂ©naturer tout ce gue je possede, je veux rendre en secret Ă  M, deClĂ©mengis tous lesbiens que j’ai reçus de fui. Ah, pourrois-je en jouir Ă  prĂ©sent ! Heureuse aux yeux des autres, ingrate aux miens, comment lupporterois - je la vie Ăź Mademoiselle DumĂ©nil pensoit trop noblement, pour ne pas approuver une partie du dessein de son amie; & dans celle qui parois- foit mĂ©riter plus de considĂ©ration , elle la. voyoit si attachĂ©e Ă  ses propres idĂ©es , qu’en- treprendre de la dĂ©tourner d’aller Ă  ClĂ©mengis, c’étoit l’afBiger beaucoup , fans pouvoir s'as- surer de changer sa rĂ©solution. Elle ne lui dit donc rien, la laissa mai tresse d’interprĂ©ter son silence, & toutes deux se hĂąteront de revenir Ă  Paris. Pendant la route, Erneftinc se souvint d’up honnĂȘte vieillard , qui prenoit soin des affaires de M. deClĂ©mengis & lui Ă©toit extrĂȘmement attachĂ© ; il s’appelloit Lesranc. Pendant son sĂ©jopr chez M. DumĂ©nil , elle le voyoiç souvent avec lui. Le marquis avoit employĂ©, ie peintre fur la parole de M. Lesranc, qui vantoit. Ă­ĂŹins ceĂ­se son talent. Elle se rappel la qu’il logeoitdans le voisinage ; & son premier foin en arrivant Ă  Montmartre , oĂč elle voulut descendre , fut d’inviter cet homme par un d’Ersistine. 297 billet pressant, Ă  venir lui parler le lendemain de grand matin ; une affaire importante, vĂ  il pouvoit l’obliger, Pengageoit, lui disoit elle * Ă  i’entretçnk & Ă  le consulter. II se renditz Ă  Pabbaye Ă  l’heure indiquĂ©e, La prĂ©sence d’un homme qui aimoit. M* de ClĂ©mengis, qui tenoit Ă  lui, excita Ăźa plus vive Ă©motion dans le cƓur d’Ernestine. Elle voulut s’expliquer , commenqaĂ  pariermais ses pleurs la forceront de s’arfĂȘter. Le bon vieillard , charmĂ© de revoir la belle Ă©leve de son ancien ami, l'affuroit de son emprest sĂšment Ă  3a servir, & lui saisoit mille protestations de suivre exactement les ordres qu’ellealloitlui donner. II n’ignoroit pas combien elle Ă©toit chere au marquis, & penĂ­'oit lui devoir les mĂȘmes Ă©gards qu’il auroid eua pour la sƓur de M. de GlĂ©mengis. Ernestine accepta ses offresde service, esta lui ouvrit son cƓur , s’étendit fur les bontĂ©s du marquis , fur la reeonnoiffance qu’elle en coifferveroife toujours ; & remettant entre les mains de M. Lefranc , ses bijoux , ses pierreries , & plusieurs effets commerqables, elle le chargea de les vendre & d’en faire toucher Pargent Ă  M. de ClĂ©mengis, fans jamais lui dĂ©couvrir d’oĂč il venoit. Ensuite elle le pria de s’arranger avec mademoiselle DumĂ©nit,, pour emprunter sur sa terre-, afin ds grossir la- somme, & lui recommanda la distgenee & le secret. s§8 Histoire M. Lcfranc savoit qu’Ernestine devoit sa fortune Ă  M. de ClĂ©mengis , mais il ne savoit point de quels moyens il s’étoit servi en l’obli- geant. Son billet lui persuadoit que cette fortune dĂ©pendoit du marquis ; & son premier mouvement, en lĂ  voyant si affligĂ©e, avoit Ă©tĂ© de penser que, dans lacirconstanceprĂ©sente , elle vouloir prendre des mesures avec lui fur ses intĂ©rĂȘts. Une surprise mĂȘlĂ©e d’admiration le rendit muet pendant quelques iniĂŹans; il regardoit Ernestine, portoit les yeux fur le dĂ©pĂŽt qu’elle lui confioit, la regardoit encore, sembloit douter s’il ne se trompoit point HĂ©sitez-vous Ă  me servir, lui demande-t-elle d’un air inquiet? Non, mademoiselle , non , lui dit-il, je remplirai vos dĂ©sirs , je les surpasserai peut-ĂȘtre ; soyez tranquille, je m’acquitterai fidĂšlement de l’emploi dont vous daignez me charger. M. le marquis a bien placĂ© les affections de son coeur ; je souhaite que le ciel lui rende le comte de Saint-Scrvains, fa fortune, fa santĂ©, & lui conserve une amie aussi tendre , aussi respectable que vous. Sa santĂ© ! interrompit vivement Ernestine j ah, mon dieu ! seroit-il malade ? Ne vous effrayez pas, mademoiselle, reprit M. Lefranc, il l’a Ă©tĂ© , il l’a beaucoup Ă©tĂ© , mais il se trouve mieux; j’espere le voir avant peu. Si le succĂšs ne trompe point mon attente , je fend Ă  ClĂ©mengis avant la fin de la semaine. Calmez- D’ E R N E S t I N E. S99 vous, mademoiselle,- je ne partirai pas sans envoyer prendre vos ordres ; je vous Ă©crirai peut-ĂȘtre ce que la crainte d’élever de fausses espĂ©rances dans votre cƓur m’oblige de vous taire Ă  prĂ©sent. En achevant ces mots, il la salua respectueusement & prit congĂ© d’elle. Quelle nouvelle amertume pĂ©nĂ©tra l’ame d’Ernestine ! Le marquis de ClĂ©mengis malheureux , le marquis de ClĂ©mengis malade » en danger peut-ĂȘtre , comment soutenir cette cruelle idĂ©e ! Si le silence d’Henriette mon- troit qu’elle condamnoit sa dĂ©marche, si la crainte de dĂ©plaire Ă  cette vĂ©ritable amie, mĂšloit un peu d’indĂ©cision Ă  ses desseins , l’état du marquis l’emporta fur toutes les considĂ©rations qui pouvoient l’arrĂȘter encore. Elle Ă©crivit Ă  mademoiselle DumĂ©nil. Sa lettre dĂ©termina Henriette Ă  lui prĂȘter une chaise, uu de ses gens pour courir devant elle, k Ă  lui envoyer des chevaux de polie, comme elle l’en pressoir. A midi madame de Ranci & elle partirent. Que d’impatience pendant Ăźa route , que de soupirs, de larmes ! Ah! si je ne le voyois plus, disoit-elle Ă  madame de Ranci, si le ciel me privoit de lui, si j’étois condamnĂ©e Ă  pleurer fa mort! Ah, pourrois-je vivre, & me dire, & me rĂ©pĂ©ter, il n’est plus! Une nuit passĂ©e Ă  gĂ©mir , tant de trouble, d’agitation, & la fatigue du voyage Ă©puisĂšrent ses forces. DĂšs lç second jour de sa marche , zoo HistoirĂ­ elle fut obligĂ©e de s’arrĂšter dans un petit village eĂŹ!e ne pouvoit supporter le mouvement de la chaise, elle s’évanouitsoit Ă  tous momens. Madame de Ranci obtint enfin de fa raison, de sa complaisance, de son amitiĂ© j qu’elle prendroit de la nourriture & du repos. Un sommeil long & paisible la rafraĂźchit , la mit en Ă©tat de continuer sa route le lendemain, & d’arriver Ă  ClĂ©mengis le soir du second jour. Plusieurs des gens du marquis connoiĂ­soient Erneltine ; les premiers qui l’appĂšrçoivenfc courent l'annoncer Ă  leur maĂźtre, il ne peut les croire. Elle entre. II la voit, doute encore II c’est elle. Elle avance en tremblant, tombĂ© Ă  genoux; devant son lit, reçoit la main qu’il lui tend, la serre foiblemenc dans les siennes » la baise, l’inonde de ses pleurs. Est-ce elle? est-ce Ernestine, rĂ©pĂ©toit le marquis, en l’obligeant Ă  se lever, Ă  s’aĂ­seoir prĂšs de lui? Qtioi, ma charmante amie daigne me chercher ! Chere Ernestine , quelle douce » quelle agrĂ©able surprise! Ah ! je n’áttendois point cette faveur ptĂ©cieuse. 1 Eh, pourquoi, monsieur, pourquoi ne l’attendiez-vouspas , lui demande-t-elle du ton le plus touchant ? Me mettiez - vous au rang de ces amis que la disgrĂące Ă©loigne ? Me croyiez- vous insensible, ingrate? Avez-vous oubliĂ© que vous Ă©tĂ©s tout pour moi dans l’utiivers ? Ah!si ma prĂ©sence, si mes foins, si les plus D’E R Jl I S T Ăź N E.' 3 Ot sortes preuves de ma tendresse peuvent adoucir vos peines, parlez, monsieur, parlez, jĂł ne vous quitte plus; tous les instans de ma vie seront heureux , s’il en est un seul dans le jour oĂč ma vue, oĂč mon empressement Ă  vous plaire, dissipe le souvenir de vos pertes, porte un rayon de joie dans votre ame^ Le visage de M, de ClĂ©mengis se couvrit de rougeur, il prit les mains d’Ernestine, il les arrosa de larmes brĂ»lantes. AhĂ­ comment* S’écriĂĄ-t-il, ai-je immolĂ© le plus grand bonheur Ă  de vains Ă©gards , mes plus ardens dĂ©sirs Ă  de bizarres prĂ©jugĂ©s ! Est-ce Ernestine, est-ce Tai- mable fille que je sacrifiois Ă  l’avide ambition * ĂĄu fol orgueil , qui conserve pour moi des sentimens si tendres? Elle cherche un malheureux t un proscrit peut-ĂȘtre! Sa gĂ©nĂ©reuse compassion l’attire dans ce dĂ©sert, elle vient me consoler. Ah ! je sens dĂ©jĂ  moins des peines qu’elle daigne partager ; tout cede Ă  prĂ©sent dans mon cƓur , au regret de ne pouvoir reconnoĂźtre ses bontĂ©s. Ernestine alloit parler , quand des voix confuses se firent entendre; on ouvrit brusquement. M. Lefranc, plutĂŽt portĂ© q rĂ©introduit par les gens du marquis , entra en criant, votre procĂšs est gagnĂ© tout d’une voix, monsieur ; on parle au comte de Saint-Servains, ses accusateurs font arrĂȘtĂ©s ; je n’ai pas voulu qu’un autre vous apportĂąt ces heureuses nouvelles. 302 Histoire Mon oncle justifiĂ© , mon procĂšs gagnĂ© $ s'Ă©cria le marquis ! Ah ! je pourrai donc suivre les inspirations de mon cƓur , payer tant d’amour , de n obi elfe, de vertus. Viens, ma chere Ernestine , viens, rĂ©pĂ©ta-t-Ă­l transportĂ© de plaisir,- viens dans les bras de ton Ă©poux. Mes enfans, dit-il Ă  ses gens qui versoient des larmes de joie, mes chers enfans , voilĂ  votre maĂźtresse. Et tendant la main Ă  M. LefrancĂ­ , mon zĂ©lĂ© , mon honnĂȘte ami , soyez le premier Ă  fĂ©liciter la marquise de ClĂ©mengis, Des cris d’allĂ©gresse s’éleverent alors dans la chambre. Erneitine Ă©toit aimĂ©e, elle Ă©toit respectĂ©e ; elle mĂ©ritoit le bonheur dont elle alloit jouir. Madame de Ranci levoit les mains nu ciel, lui rendoit grĂąces , embrassait Ernestine , prononçoit de tendres bĂ©nĂ©dictions fur le marquis & fur elle. M. Eefranc, trahissant le secret qu’on lui avoit consiĂ© , racontoit Ă  M. de ClĂ©mengis faction gĂ©nĂ©reuse d’Ernestine. Elle seule craignant encore pour des jours si chers, n’osoit se livrer Ă  la joie. On la rassura; le marquis Ă©toit Ă­oibie, mais il Ă©toit convalescent, & ie plaisir alloit lui rendre la santĂ©. Mais Ă©pargnons au lecteur fatiguĂ© peut-ĂȘtre, des dĂ©tails plus longs qu'intĂ©ressans. II peut aisĂ©ment se peindre le bonheur de deux amans si tendres. Le comte de Saint-Servains , vengĂ© de ses ennemis, rentra dans les fonctions de son ministĂšre, il pardonna Ă  son neveu un B’ E a N E 5 T I N 303' mariage qui le rendoit heureux. Henriette partagea la fĂ©licitĂ© de son amie. Madame de Ranci retourna dans fa retraite , oĂč les foins attentifs de madame de ClĂ©mengis prĂ©vinrent ses dĂ©sirs ‱ & moi, qui n’ai plus rien Ă  dire de cette douce & sensible Ernestine, je vais peut-ĂȘtre m’occuper des inquiĂ©tudes & des embarras d’une autre. r A B Ë I L L E. EUX qui aiment les longs ouvragĂ©s, eil Voyant la briĂšvetĂ© dumien, pourront former des doutes fur mon esprit. Je commence donc par avertir que je m’en crois aller pour composer un gros livre; litais de peur de rn'en- nuyer moi-mĂȘmç, j’entreprends une simple feuillĂ©; elle n’ex&Ă©deta jamais un cahier de petit papier. Dans .cette Ă©tendue bornĂ©e , si je dis des platitudes , nĂ©cessairement j’en dirai peu,' toutes les lois que l’on imagine un dessein comme pouvant devenir une sottise, c’est une marque de bon sens de s’ûter ies Moyens de la rendre complette. Je prends l’Absille pour titre ; je ne le crois pas nouveau, mais j’aime la petite bĂȘte qui porte ce nom; elle est laborieuse, utile, & ne nuit point aux autres crĂ©atures , Ă  moins qu’une juste dĂ©fense ne l’y contraigne. Sa position dans l’univers doit le lui faire paroĂ­tre agrĂ©able. Comme ses besoins la conduisent Ă  respirer sans cesse le parfum des fleurs, ses regards toujours frappĂ©s de leurs brillantes couleurs , ne se fixent pas souvent sur Is reste de la L’ Á B t I L L È.' ZSs ßå nature fi sa façon de penser nous Ă©toit aufficonnue que son travail, nous trouverions, je crois , beaucoup de douceur dans ses sen- timens. Je 11e fais pourtant si ce nom n’ossrira pas je sujet de quelque maligne application ; il est des esprits si portĂ©s Ă  en faire, que tout leur en fournit l’occaĂ­ĂŹon. Si , fur ce tire, quelqu’un considĂ©rant le monde comme une ruche, oĂč les tins travaillent & les autres bourdonnent, alloit me croire un grave personnage , ou me prendre pour une de ces mouches importunes dont on Ă©vite difficilement la piquure, il se tromperoit eu vĂ©ritĂ© afin d’obvier Ă  cet inconvĂ©nient, je vais confier de ma fortune & de mon caractĂšre tout ce qui peut servir Ă ^me faire connoĂŹtre, au moins autant que je consens Ă  me dĂ©couvrir. Je tais mon sexe, seulement pour laisset le plaisir de le deviner; ma taille est haute, j’ai les yeux noirs & le teint assez blanc ; ma physionomie annonce de la candeur, mes procĂ©dĂ©s ne l’ont point encore dĂ©mentie. En parlant Ă  une personne que j’aime, j’ai l’air vif & gai ; trĂšs-froid avec les Ă©trangers. Je traite durement ceux" que je mĂ©prise, je n’ai rien Ă  dire Ă  ceux que je ne connois pas, & je deviens tout-Ă -fait imbĂ©cille quand on m’ennuie. Une vie simple, mĂȘme uniforme, me procure une santĂ© parfaite ; des chagrins rĂ©els, un long & triste assujettissement n’ont jamais Tome IF. V 3o5 L’ A b e i r, l E. pu l’altĂ©rer. Mon humeur est inĂ©gale , elle dĂ©pend de la situation de nĂ­on ame ; tous mes sentimcns se peignent fur mon front ; je n’ai point fart de ine contraindre en m’abordant on lit dans mes yeux , si le sĂ©rieux ou l’cn- jouement prĂ©sidera Ă  ma conversation. J’ai des amis , j’en ai peu ; s’il Ă©toit pof. sible d’en cultiver beaucoup , je n’en pourrois chĂ©rir qu’un petit nombre. L’esprit m’amuse sans me sĂ©duire ; mais les qualitĂ©s du cƓur m’intĂ©relĂ­ent , m’attachent & nie plaisent dans tous les teuis. Je ne fuis pas riche, mais la modĂ©ration m’a toujours paru capable de supplĂ©er Ă  l’opulence; j’ai mĂȘme pris l’habitudc de ne pas me croire pauvre, en me comparant Ă  ceux qui jouissent d’une grande fortune, parce que je n’ai pas leurs dĂ©sirs , & me passe de mille choses fans rn’en priver.* On me demandera peut - ĂȘtre pourquoi j’écris, quel est mon deflein , que
32K views, 99 likes, 12 loves, 1 comments, 33 shares, Facebook Watch Videos from Les Amoureux de la musique Gospel: Combien Dieu est grand (Ministère 3.2K views, 99 likes, 12 loves, 1 comments, 33 shares, Facebook Watch Videos from Les Amoureux de la musique Gospel: Combien Dieu est grand (Ministère de la Parole) 2021

Son petit t-shirt tout fin tellement serrĂ© que je m’imaginais tout et son air de gamine que, je ne lui ai jamais dit, mais j’en Ă©tais fou
Et les claires soirĂ©es d’étĂ© la mer les jeux et les fĂ©es et la peur et l’envie de se mettre Ă  poil un baiser aux lĂšvres salĂ©es un feu et puis quelques blagues et faire l’amour lĂ -bas au phare je t’aime vraiment
 je t’aime je le jure
 je t’aime je t’aime vraiment
Et elle elle me regardait un peu mĂ©fiante puis me souriait et me serrait trĂšs fort contre elle et moi moi je n'ai jamais rien compris puisque maintenant ça me tracasse jour et nuit qu’elle
Était un tout petit grand amour juste un tout petit grand amour rien de plus que ça
 rien de plus
 Il me manque Ă  mourir son tout petit grand amour maintenant que je saurais quoi dire maintenant que je saurais quoi faire maintenant que
 je veux un tout petit grand amour
Une si Ă©trange dĂ©marche mĂȘme au milieu de Dieu sait quoi je l’aurais reconnue elle me disait "tu t’en sors comme un manche" mais ce truc-lĂ , moi je ne l’ai jamais vraiment cru
Et courir jusqu’à perdre haleine vers les Ă©toiles qui tombent sur terre les mains toujours plus dĂ©sireuses de choses interdites et chanter faux Ă  tue-tĂȘte en criant au ciel tout lĂ -haut "le premier qui arrive Ă  ce mur
" je ne suis pas sĂ»r de t’aimer vraiment
 je ne suis
 je ne suis pas sĂ»r
Et elle tout d’un coup elle se taisait mais on voyait sur son visage qu’elle souffrait
 et moi moi je ne sais pas combien elle a pleurĂ© ce n’est que maintenant que je le rĂ©alise et sais qu’elle
Était un tout petit grand amour juste un tout petit grand amour rien de plus que ça
 rien de plus
 Il me manque Ă  mourir son tout petit grand amour maintenant que je saurais quoi dire maintenant que je saurais quoi faire maintenant que
 je veux un tout petit grand amour


combiendieu est grand tempo : 73 intro sur refrain: g acc harpùge 1 x / + piano (accord) 1x cplt 1 (+ basse) sol mim le roi dans sa beaute, vÊtu de majeste lam do re la terre est dans la joie, la terre est dans la joie sol mim sa gloire resplendit, l’obscurite s’enfuit lam do re au son de sa voix, au son de sa voix refrain (batterie ambiance) sol combien dieu est grand mim chantons le
Russia is waging a disgraceful war on Ukraine. Stand With Ukraine! Artiest StĂ©phane QuĂ©ry ‱ Ook uitgevoerd door Chris Tomlin, Hillsong Worship Frans Frans Combien Dieu est grand ✕ Le Roi dans Sa beautĂ© VĂȘtu de MajestĂ© La terre est dans la joieLa terre est dans la joieSa gloire resplendit L'obscuritĂ© s'enfuit Au son de Sa voix Au son de Sa voixCombien Dieu est Grand Chantons-le! Combien Dieu est Grand! Et tous verront combien, combien Dieu est Grand!Car d'Ăąge en Ăąge, Il vit Le temps Lui est soumis Commencement et fin Commencement et finDieu d'Ă©ternitĂ© Il est L'Agneau Divin Il est L'Agneau DivinCombien Dieu est Grand Chantons-le! Combien Dieu est Grand! Et tous verront combien, combien Dieu est Grand!Son Nom est tout-puissant Digne de louanges Je chanterai combien Dieu est grandSon Nom est tout-puissant Digne de louanges Je chanterai combien Dieu est grandCombien Dieu est Grand Chantons-le! Combien Dieu est Grand! Et tous verront combien, combien Dieu est Grand!De tout mon ĂȘtre alors s'Ă©lĂšve un chant Dieu Tout Puissant que Tu es Grand! De tout mon ĂȘtre alors s'Ă©lĂšve un chant Dieu Tout Puissant que Tu es Grand! Combien Dieu est Grand Chantons-le! Combien Dieu est Grand! Et tous verront combien, combien Dieu est Grand! Combien Dieu est Grand Chantons-le! Combien Dieu est Grand! Et tous verront combien, combien Dieu est Grand! ✕ Plaats nieuwe vertaling Vraag een vertaling aan Music Tales Read about music throughout history
Aulieu de baisser la tĂȘte, compte les bienfaits de Dieu. Quand sur la route glissante tu chancelles sous ta croix, Pense Ă  cette main puissante qui t’a bĂ©ni tant de fois. Compte les bienfaits de Dieu, mets-les tous devant tes yeux : Tu verras, en adorant, combien le nombre en est grand ! Si tu perds dans le voyage plus d’un cher et doux
Vous devez vous rappeler encore et encore a [...] chaque instant combien grande est la grace qui vous a ete donnee,et combien grand est l'amour de Dieu [...]pour vous. You have to remember again and [...] again at each moment how great the grace given to you is, and how great the love of God for you is. Combien grand est aussi parmi mes fils de prĂ©dilection [...]le nombre de ceux qui doutent, qui ne croient plus. Even among [...] my chosen ones, how great is the number of those [...]who doubt or who no longer believe. Seigneur JĂ©sus, tu nous as tellement aimĂ©s et je voudrais partager Ă  [...] tous mes amis combien grand est ton amour. Lord Jesus, You have loved us so much, and I want to share with [...] all my friends the greatness of your love. Si tous nos membres deviennent des ouvriers et cultivent votre propre paroisse tout [...] autour du monde, combien grand sera le rĂ©veil que nous [...]verrons ! If all our members become workers and cultivate your own parish [...] all around the world, how great a revival we will see! Les Ă©vidences [...] d'histoire montrent combien grand Ă©tait le prix de verser [...]le sang de JĂ©sus . The first son said, "For so [...] many years I have been serving you and I have never [...]neglected a command of yours. Combien grand est le prĂ©judice causĂ© [...]Ă  nos Ăąmes par l'oubli de ce monde spirituel des anges plus nombreux que les hommes, plus parfaits qu'eux. How great is the harm caused to [...]our souls by our forgetfulness of this spritual world of angels more numerous than men, more perfect than men. Combien grand Ă©tait-il ? How large was it? Quoique je l'aie juste expliquĂ© verbalement, pouvez-vous [...] rĂ©ellement imaginer combien grand l'univers est ? Even though I just verbally explained it, can [...] you actually imagine how big the universe is? Maintenant, combien plus grand est le soleil par [...]rapport Ă  la lune ? Now, how much bigger is the sun than the moon? C'est un grand pĂ©chĂ© d'Ă©mettre le jugement et la condamnation sur les hommes, et combien plus grand sera le pĂ©chĂ© si vous [...]jugez les oeuvres du Saint-Esprit ! It is great sin to pass judgment and condemnation on men, and how much greater the sin will be if you judge the works [...]of the Holy Spirit! Nous pouvons plus clairement nous rendre [...] compte juste combien grand et combien dur ce rocher de contrevĂ©ritĂ© est, et comment profondĂ©ment [...]il est enfoncĂ©. Now, you've listened to the holiness gospel, and what kind of feelings do you have when [...]you come across such things? Ces exemples montrent combien le grand public a Ă©tĂ© informĂ© du souci du ComitĂ© de protĂ©ger l'enfance sur Internet. This shows that the Committee's concern to see the necessary child protection put in place on the Internet is strongly reflected [...]in the public at large. ConsidĂ©rant combien grand pourrait en ĂȘtre le bienfait pour [...]de nombreux ĂȘtres, j'ai pris la peine de l'Ă©crire, bien que ma main soit malade. Considering how great the benefit would be for many beings, [...]I make the effort to write, although my hand is sick. Vous ne pouvez comprendre combien grand et important vous ĂȘtes aux yeux de Dieu. You cannot understand how great and important you are in the eyes of God. Nul n'est besoin de rappeler combien est grand l'engagement de la RĂ©publique [...]de CorĂ©e qui figure dans ce domaine au rang des [...]pionniers que ce soit par son action tant nationale qu'internationale en faveur de la promotion et de la dĂ©fense des TrĂ©sors humains vivants qu'Ă  travers son action plus globale en faveur du patrimoine culturel immatĂ©riel en gĂ©nĂ©ral. I need not recall the [...] extent of the commitment of the Republic of Korea, which is a pioneer in this [...]field in terms of its national [...]and international action to promote and defend Living Human Treasures and of its more global action in support of the intangible cultural heritage in general. 1 Je veux, en effet, que [...] vous sachiez combien est grand le combat que [...]je soutiens pour vous, et pour ceux qui sont Ă  LaodicĂ©e, [...]et pour tous ceux qui n`ont pas vu mon visage en la chair 1 For I desire [...] to have you know how greatly I strive for you, [...]and for them at Laodicea, and for as many as have not seen my face in the flesh Il ne put s'empĂȘcher, Ă  la suite de cet [...] Ă©vĂ©nement, de partager avec tous ceux qu'il rencontrait combien Ă©tait grand l'amour de JĂ©sus et combien tout ce qu'il a dit [...]dans l'Évangile est la vĂ©ritĂ©. After this event, he could not keep himself from [...] sharing the greatness of Jesus' love with everyone he met, and telling others that everything that is written in the [...]Gospel is true. Il suffit de [...] contempler le temple du Grand Jaguar Ă  Tikal pour sentir combien cette culture est vivante et prĂ©sente. When we look at [...] the Temple of the Great Jaguar in Tikal, we realize that this culture is alive and present. Alors que les dĂ©bats sur l'espace se [...] poursuivent, un nombre de [...] plus en plus grand de pays se rendent compte combien il est important d'Ă©viter [...]l'implantation d'armes dans l'espace. As discussions on outer [...] space continue, more and more countries are realizing the importance of avoiding [...]the weaponization of outer space. Mais l'annĂ©e Ă©coulĂ©e nous a Ă©galement rappelĂ© Ă  plusieurs reprises, et [...] sans mĂ©nagement, combien le risque d'Ă©chec est grand. But the year has also brought [...] harsh reminders that the risk of failure is high. FrĂšres et [...] soeurs, qu'il soit grand ou petit, combien Ă©tonnant est le fait que Dieu [...]a agit rĂ©ellement dans nos vies ! Brothers and sisters, whether big or small, how amazing is the fact that God [...]actually worked in our lives! Dans l'une de ses visions, c'est JĂ©sus lui-mĂȘme qui lui recommande l'Evangile; en lui ouvrant [...] la plaie de son cœur [...] trĂšs doux, il lui dit Vois combien mon amour est grand si tu veux bien le connaĂźtre, [...]tu ne le trouveras [...]nulle part ailleurs mieux exprimĂ© que dans l'Evangile. In one of her visions, Jesus himself recommended the Gospel to her; opening the wound in his most gentle Heart, he [...] said to her "consider [...] the immensity of my love if you want to know it well, nowhere will you find it [...]more clearly expressed than in the Gospel. 4 ConsidĂ©rez combien est grand celui auquel le patriarche [...]Abraham donna la dĂźme du butin. 4 Now consider how great this man was, to whom even Abraham, [...]the patriarch, gave a tenth out of the best spoils. Je suis frappĂ© de sentir combien le reste du monde est convaincu que [...]demain sera meilleur. I am struck by the way the rest of the world is confident of a better future. Il poursuit en disant combien c'est dĂ©courageant que le Conseil de [...]sĂ©curitĂ© ait si peu rĂ©agi. He goes on to talk about how [...] disheartening it is that the Security Council has been particularly [...]unresponsive. Ce cas illustre combien il est difficile de fournir [...]une documentation complĂšte pour les substances destinĂ©es Ă  ĂȘtre rejetĂ©es [...]par l'article en se basant sur une analyse chimique. This case illustrates how difficult it is to provide full [...]documentation on substances to be released from the article based on chemical analysis. 2000 combien de personnes considĂšrent l'apprentissage des langues comme important, combien de personnes considĂšrent l'apprentissage des langues comme un plaisir, combien de personnes souhaiteraient apprendre un plus grand nombre de [...] langues Ă©trangĂšres [...] et lesquelles, combien de personnes estiment ĂȘtre en mesure d'apprendre un plus grand nombre de langues Ă©trangĂšres, combien de personnes pensent qu'elles apprendront un plus grand nombre de langues [...]Ă©trangĂšres cette [...]question sera financĂ©e sur le budget de l'annĂ©e de prĂ©paration; son coĂ»t est estimĂ© Ă  2000 how many people regard language learning as important, how many people regard language learning as [...] enjoyable, how [...] many people would like to learn more foreign languages and which ones, how many people think they are capable of learning more foreign languages, how many people think they will learn more foreign [...]languages this question will [...]be financed from the preparatory year budget at an estimated cost of
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  • combien dieu est grand parole en anglais