Parolesde la chanson Ma Grand-MĂšre par Yvette Guilbert. Ma grand-mĂšre, un soir Ă sa fĂȘte, De vin pur ayant bu deux doigts, Nous disait en branlant la tĂȘte : Ah ! Que d'amoureux j'eus autrefois ! Combien je regrette. Mon bras si dodu,
On se touche, mon coeur est submergĂ© On se serre l'un contre l'autre, ce n'est pas grand chose Mais ça suffit pour que je me demande ce qui nous attend C'est de la luxure, ça me torture Tu dois ĂȘtre magicienne, car tu viens de RĂ©aliser l'impossible Tu gagnĂ© ma confiance, ne joue pas avec moi, je serai dangereux Si tu m'entubes Car si je me brĂ»le je vais te montrer ce que c'est vraiment d'avoir mal Car j'ai dĂ©jĂ Ă©tĂ© traitĂ© comme de la merde avant toi Et l'amour est mauvais Ecris le Ă l'envers*, je vais te montrerPersonne ne me connait, je suis froid Je parcours cette route tout seul Ce n'est la faute de personne d'autre que moi C'est la voie que j'ai choisi de suivre Aussi froid que la neige, je ne laisse entrevoir aucune Ă©motion, alors Ne me demande pas pourquoi je n'aime pas ces sales putes Ces succubes suceuses de sang, qu'est-ce que c'est que cette merde J'ai essayĂ© dans ce rayon-lĂ mais je n'ai pas eu de veine Ca pue, mais c'est exactement ce Ă quoi je m'attendais Comme essayer de recommencer depuis le dĂ©but J'ai un trou dans le coeur, je suis une sorte de montagne russe Ă©motionnelle Quelque chose que je ne vais pas poursuivre tant que tu joues avec mes Ă©motions, alors c'est fini C'est comme une explosion Ă chaque que je te serres dans mes bras, je ne plaisantais pas quand je t'ai dit Que tu me coupes le souffle Tu es une supernova.. et je suis uneJe suis une fusĂ©e spatiale et ton coeur est la lune. Et je suis braquĂ© droit sur toi Droit sur toi 250 mille km, une nuit de Juin sans nuage Et je suis braquĂ© droit sur toi Droit sur toi Droit sur toiJe ferais n'importe quoi Quand je suis avec toi j'ai la tremblote Quand je ne le suis pas, mon corps souffre Avec toi je n'ai aucune force Aucune limite ne m'arrĂȘterait Aucune frontiĂšre, aucune Ă©tendue Pourquoi est-ce qu'on dit ça jusqu'Ă ce que l'on trouve la personne Que l'on croit ĂȘtre la bonne et une fois qu'on la trouve, ce n'est plus jamais pareil Tu la veux alors qu'elle ne te veut pas Et dĂšs qu'elle te veut, tes sentiments changent Ce n'est pas un concours et je ne suis une conquĂȘte pour personne Je ne regardais pas mais je suis tombĂ© sur toi, tu devais ĂȘtre mon destin Mais il y a tellement de choses en jeu, putain mais combien est-ce que ça coĂ»te Allons Ă l'essentiel Mais une porte sur ferme sur toi Promets-moi que si je flanche, me brise et reste ouvert Je ne serai pas en train de commettre une erreurJe suis une fusĂ©e spatiale et ton coeur est la lune. Et je suis braquĂ© droit sur toi Droit sur toi 250 mille km, une nuit de Juin sans nuage Et je suis braquĂ© droit sur toi Droit sur toi Droit sur toiAlors au bout d'un an et six mois, je ne suis plus celui que tu veux Mais je t'aime tellement que ça me fait mal Je ne t'ai jamais malmenĂ© Je t'ai ouvert mon coeur en grand J'ai baissĂ© ma garde, je jure devant dieu Je me ferai exploser la cervelle sur tes genoux Je serai lĂ , gisant et mourant dans tes bras Jusqu'aux genoux et je saigne J'essaye de t'empĂȘcher de partir Tu ne veux mĂȘme pas m'Ă©couter, alors merde J'essaye de t'empĂȘcher de respirer Je mets mes deux mains sur ta gorge Je suis assis sur sur toi et je serre Jusqu'Ă ce que ton cou casse net comme un bĂątonnet d'esquimau Je ne trouve absolument aucune raison valable de te laisser sortir de cette maison Et de te laisser vivre Les larmes ont ruisselĂ© le long de mes joues Puis je t'ai juste laissĂ© partir et donner Et avant d'appuyer le flingue contre ma tempe Je t'ai dis çaEt je ferais n'importe pour toi Pour te montrer combien je t'adore Mais maintenant c'est fini C'est trop tard pour sauver notre amour Promets-moi juste que tu penseras Ă moi Ă chaque fois que tu regardes le ciel et vois une Ă©toile car je suis uneJe suis une fusĂ©e spatiale et ton coeur est la lune. Et je suis braquĂ© droit sur toi Droit sur toi 250 mille km, une nuit de Juin sans nuage Et je suis tellement perdu sans toi Tellement perdu sans toi Sans toi Without you
RaymondLull a vécu au 13° siÚcle.Il a pu étudier le judaïsme, l'islam et le christianisme.Il est mort lapidé par des musulmans. Dans le prologue du Livre du Gentil e
Paroles en Anglais Too Many People Traduction en Français Too Many People Too many people going underground Une chanson style reggea Too many reaching for a piece of cake C'est une chanson essentielle de l'album qui est dĂ©diĂ©e Too many people pulled and pushed around Ă la mĂ©moire de Chico mendĂšs Too many waiting for that lucky break Paul montre ici ses prĂ©occupations Ă©cologiques That was your first mistake Combien de gens s'opposer Ă une ligne ? You took your lucky break and broke it in two Combien de gens n'ont jamais l'occasion de briller ? Now what can be done for you Si vous pouvez me le dire j'Ă©couterai volontiers You broke it in two Combien de gens sont morts ? Too many people sharing party lines Un trop grand nombre pour moi maintenant Too many people never sleeping late Je veux ĂȘtre heureux, je veux ĂȘtre libre Too many people paying parking fines Un trop grand nombre s'accroche aussi maintenant Too many hungry people losing weight Je veux voir les gens ordinaires vivre paisiblement That was your first mistake Combien de gens vont faire un tour You took your lucky break and broke it in two Combien de gens ne passe jamais de l'autre cotĂ© Now what can be done for you Si vous pouvez me le dire j'Ă©couterai volontiers You broke it in two Combien de gens ont pleurer Too many people breaching practices Un trop grand nombre pour moi maintenant Don't let them tell you what you wanna be Je veux ĂȘtre heureux, je veux ĂȘtre libre Too many people holding back, this is Un trop grand nombre s'accroche aussi maintenant Crazy and maybe it's not like me Je veux voir les gens ordinaires vivre paisiblement That was your last mistake Combien de gens sera pris ? combien de gens I find my love awake and waiting to be Pour l'amour de dieu ? Now what can be done for you Combien de gens ? She's waiting for me Combien de gens ?
Dieuest puissant, il est juste et grand, il peut tout accomplir. Plus grand que nos pensĂ©es, plus grand que nos dĂ©sirs. Il a fait de grandes choses. ĂlevĂ©, il a vaincu la mort, Oui, il vit, mon Dieu est puissant. En son nom jâai la victoire, Le Seigneur mon Dieu est puissant. Dieu vit en nous, il est parmi nous, il ouvre la voie.
Les paroles de Combien Dieu est grand de Dan Luiten ont Ă©tĂ© traduites en 2 languesLe roi dans sa beautĂ© VĂȘtu de majestĂ© La terre est dans la joieLa terre est dans la joie Sa gloire nous resplendit LâČobscuritĂ© s'enfuie Au son de sa voix Au son de sa voix Combien Dieu est grand Chantons-le, combien Dieu est grand Et tous verront combien Combien Dieu est grand Car dâČĂąge en Ăąge il vit Le temps lui est soumis Commencement et fin Commencement et fin CĂ©lĂšste trinitĂ© Dieu d'Ă©ternitĂ© Il est l'agneau divin Il est lâČagneau divin Combien Dieu est grand Chantons-le, combien Dieu est grand Et tous verront combien Combien Dieu est grand Son nom est tout puissant Digne de louanges Je chanterai combien Dieu est grand Son nom est tout puissant Digne de louanges Je chanterai combien Dieu est grand Combien Dieu est grand oui Dieu est grand Chantons-le, combien Dieu est grand oui, tous verront Et tous verront combien oui, tous verront Combien Dieu est grand combien Dieu est grand Combien Dieu est grand Chantons-le, combien Dieu est grand Et tous verront combien Combien et tous verront Et tous verront combien Combien Dieu est grandWriters Chris Tomlin, Jesse Reeves & Ed Cash 6 prĂ©fĂ©rĂ©sDerniĂšres activitĂ©s
Card'ùge en ùge, Il vit. Le temps Lui est soumis. Commencement et fin. Commencement et fin . Céleste unité . Dieu d'éternité. Il est L'Agneau Divin. Il est L'Agneau Divin . Combien Dieu est Grand. Chantons-le! Combien Dieu est Grand! Et tous verront combien, combien. Dieu est Grand! Son Nom est tout-puissant. Digne de louanges. Je chanterai combien Dieu est grand
If. 1 I J I ! i .I &S-S S ©??ÂŁ ? Stadtbibliothek Zurich, Letztwilliges Geschenk des Herrn Dr. Gottfried Keller sel 1890. W- r-j3h> MMKK iĂĂźfeĂ I COLLECTION C03ÂŁJP2*JZTJÂŁ DES CE U y R E S D E TOME PREMIER. A L ET T v h L/ /A. D E lĂź ĂT T I V JLĂ> U il L Jb A MILORD CHARLES ALFRED DE CAITOMBRIDGE, Comte de Plisinth, Duc de Raflingth. Ă©crit es en 173s, N traduites de V Anglais en 1756. ĂȘ ÂŁ**** 4h ^ 7 * L- KL' ^L>-^ LE T T RES D E ĂTT T V V 1 JUJU FANNI A MILORD CHAR'LES ALFRED. PREMIERE LETTRE. Jeudi Ă midi. .Ăpres avoir bien rĂ©flĂ©chi fur votre songe, je vous fĂ©licite , milord, de cette vivacitĂ© dâimagination qui vous fait rĂȘver de si jolies choses. MĂ©nagez ce bien ; une douce erreur est ce qui fait tout lâagrĂ©ment de notre vie, Heureux par de riantes illusions, quâa-t-on besoin de la rĂ©alitĂ© ? Loin de remplir lâidĂ©e jque nous avions dâelle , souvent elle dĂ©truit A iv S Lettres le bonheur dont nous jouissions. LĂźvrez-vous au plaisir de rĂȘver, & sachez-moi grĂ© de je ne lais quel mouvement qui sait que je mâintĂ©reĂTe Ă tout ce qui vous touche. Je nâai point dormi, point rĂȘvĂ© ; mais jâai tant songĂ©, tant pensĂ©, que je crois que je ne pense plus. Adieu, milord. LETTRE II. SĂąmedi Ă onze heures. J ' - - . J E ne veux point que vous m aimiez, je lie veux point. que vous soyez sĂ©rieux, je Vous dĂ©fends de me plaire , je vous dĂ©fends de mâintĂ©resser. Mon amitiĂ© devient si tendre , quâelle commence Ă mâinquiĂ©ter. Jâai Ăźu deux fois votre billet , & jâallois le relire une troisiĂšme , quand je me fuis demandĂ© raison de ce goĂ»t pour la lecture. Adieu, milord, je vous verrai Ă six heures. Je fuis assez comme vous ; je trouve le matin ennuyeux, le jour long ; on ne sâamuse que le. soir. de mistriss Butler.â f * A- LETTRE III. Lundi Ă une heure' Paix, milord, paix, vous ne vous Corrigez point je vous dĂ©fends de me plaire, & vous mâattendrilsez. Votre lettre mâa sait rĂȘver en la lisant quelque chose me disoit que de tous les vices lâingratitude Ă©toit le plus odieux. Ou je me commis mal, ou mon cĆur nâen est pas capable si vous me prouvez que je vous dois de la reconnoissance, si vous me le prouvez. .... Adieu, milord. LETTRE IV. Mercredi Ă midi Mais quelle fantaisie vous porte Ă mâai- mer, Ă vous efforcer de me plaire ? Pourquoi me prĂ©fĂ©rer Ă tant dâautres femmes, qui dĂ©sirent peut-ĂȘtre de vous inspirer ce que vous voulez que je croie que vous ressentez pour moi ?. . Vous dĂ©rangez tous mes projets, vous dĂ©truisez le plan du reste de ma vie une foule dâidĂ©es mâembarraflV ĂO Lettres & mâaffiige ; mon cĆur adopte toutes celles qui vous font favorables. Ma raison rejette tous mes vĆux, combat tous mes dĂ©sirs, sâĂ©leve contre tous mes sentimens.... Je fuis restĂ©e hier dans la mĂȘme place oĂč vous mâa- Vez laissĂ©e , jây fuis restĂ©e long-tems. Quelques larmes tombĂ©es fur mes mains,, m'ont tirĂ©e de ma rĂȘverie_Des larmes!... Ah! sir Charles, si elles Ă©toient un pressentiment... Je ne veux plus vous voir, je ne veux plus vous entendre.... Est-il bien vrai que je ne le veux plus?.... Je ne fais,... Mon dieu, milord, pourquoi mâaimez-vous ? LETTRE V. Vendredi matin. Je vous ai dit que je vous aime, parce que je fuis Ă©tourdie ; je vous le rĂ©pete , parce que je fuis sincere. Par une fuite de cette qualitĂ©, je ne puis vous cacher que votre joie mâa pĂ©nĂ©trĂ©e dâun plaisir si vif, que je me fuis presque repentie de vous avoir fait attendre cet aveu cependant il ne mâengage Ă rien. Vous savez nos conditions, & je me flatte que vous ne pensez pas quâelles soient un dĂ©tour adroit pour augmenter vos dĂ©sirs. Mon cĆur vous a parlĂ©, il vous parlera- tou- IĂŻ de mistriss Butler. jours. Soit que lâaraour nous unisse, soit que ne pouvant me rĂ©soudre Ă me donner Ă vous, la seule amitiĂ© nous lie, vous me trouverez vraie dans tous mes procĂ©dĂ©s. Je ne connois point sart, ou , pour mieux dire, je le mĂ©prise toute feinte me paroĂźt basse. Je vous aime ; mais je crains les suites dâune passion dont je sens que je ferois ma feule affaire. Nâabusez pas de ma confiance ; songez que câest Ă mon meilleur ami que jâai avouĂ© mon penchant. Je nâexige pas quâil appuie les raisons que jâai de le combattre ; mais je veux que , regardant la confidence que je lui ai faite, comme une marque de mon estime, il oublie mon secret dans les mo- rnens oĂč je ne voudrai pas quâil se souvienne que je le lui ai dit. LETTRE VI. Dimanche Ă deux heures. Je ne prierai point le ciel avec vous, mon aimable, ami ; les vĆux que nous lui adressons font trop diffĂ©rais. Vous voulez quâil vous prive de la vie , si vous devenez infidĂšle ; & moi je lui demande votre bonheur, votre Ă©ternel bonheur, fans examiner si câest moi qui dois toujours le faire, si je mâexpose Ă r L Lettres vous rendre ingrat, fi je fuis condamnĂ©e Ă pleurer un jour la perte de votre cĆur. Je fuis Itire , bien sĂ»re , de former alors pour vous Ăźes mĂȘmes souhaits que je forme dans cet instant. DeĂĂŹrer la mort de son amant , plutĂŽt que son inconstance, c'est sâaimer plus que lui; câest ĂȘtre plus attachĂ©e aux douceurs de lâamour, quâĂ lâobjet qui nous les fait goĂ»ter. Cette efpece de dĂ©licate J e est sa mie & cruelle ; elle nâest pas dans mon cĆur , elle nây fera jamais. Je ne vous verrai ce soir que bien tard. Je vais chez miss Jemag.; milord fera ; il parlera de vous peut-ĂȘtre; il vous nommera du moins. Nâest-ce rien que dâen- tendre le nom de ce qu'on aime ? LETTRE VII. Lundi matin'. E pourrois vous cacher que je ne vous ai point Ă©crit hier au soir ; mais la plus lĂ©gers tromperie blesse l'amour. Un assoupissement extrĂȘme , je ne sais quelle lassitude mâont empĂȘchĂ©e de remplir ma promesse. Jâai lu vos deux petites lettres, & puis je me fuis endormie avec elles. EveillĂ©e Ă neuf heures , jâĂ©cris Ă dix ; mais je ne vous verrai quâĂ sept cette certiu^de rĂ©pand un nuage sur mon hu- de mistriss Butler. 13 meur... Mais savez-vous quâil est difficile de vous rĂ©pondre? Vous Ă©crivez avec tant de dĂ©licatesse ; vous dites si bien, si prĂ©cisĂ©ment ce que vous voulez dire ; une expression si tendre anime votre stile , que vous devez trouver de la sĂ©chereĂie dans le mien. Avez-vous plus dâefprn que moi ? Dans cette occasion je ne veux pas e croire ; mais vous dites tout ce quâil vous pi ait, moi je dis souvent bien plus que je ne veux, & pourtant bien moins que je ne pense. Mais je vous quitte. Jâentends une voix .. Ah, que n'est-ce la vĂŽtre ! LETTRE VIII. Jeudi Ă dix heures. O U s me priez de penser Ă vous ; fy pense. En vĂ©ritĂ© , vous mâoccupez fans cesse ; mais quoiquâun mĂȘme objet semble fixer toutes mes idĂ©es , jâai pourtant sart de les Ă©tendre & de les varier. TantĂŽt regardant sir Charles comme un simple ami, jâaime en lui son esprit, sa douceur , lâamĂ©nitĂ© de son caractĂšre, ses moeurs, fa voix, fa gaietĂ© , ses talens. En songeant quâil veut ĂȘtre mon amant, je me reprĂ©sente TagrĂ©ment de sa figure, la noblesse de son air , lâĂ©lĂ©gance de sa taille, & cette grĂące rĂ©pandue sur tous ses niouveraens. En 14 LettrĂ©s mâavouant le tendre penchant qui nrattire vers lui , je me rappelle les qualitĂ©s de son ame , la bontĂ© de son cĆur, la gĂ©nĂ©rositĂ© , la candeur, sĂ©lĂ©vation de tous ses sentimens ,âą & puis rapprochant ce que jâai sĂ©parĂ© , je vois lâaimable portrait fe' former fous mes yeux ; il mâoffre un tout.... Ah ! ce tout est tout pour moi. Adieu, milord... Vous faites la mine.... Adieu, sir Charles.... Vous boudez encore... Eh bien, adieu, cher Alfred. LETTRE IX. Vendredi matin. E h ! pourquoi ne vĂłus Ă©crirois-je pas ?Xe puis-je que vous rĂ©pondre ? Nâai-je rien Ă vous dire , Ă vous qui me parlez si bien , & dont ĂŹâcloquence est si puissante fur mon ame ? Non trouble est dissipĂ©, mes craintes font Ă©vanouies } je cesse de penser Ă moi , pour ne penser quâĂ vous. Oui, mon cher Alfred * oui, mon aimable ami, je remets entre vos mains ma tranquillitĂ©, mon bonheur; soyez-en s arbitre. Vous mĂ©ritez bien quâun cĆur qui se donne Ă vous, borne tous ses foins Ă vous aimer, tous ses vĆux Ă vous plaire, tous ses dĂ©sirs Ă vous rendre heureux. Ah ! ce nâest pas les borner. m de mistriss Butler.â Is LETTRE X. Dimanche Ă minuit . jAl peine sortiez-vous de chez moi, que jâai Ă©tĂ© saisie de cette sorte de chagrin que lâon Ă©prouve lorsque lâon vient de perdre quelque chose, & quâon veut se dissimuler que cette perte afflige. Seroit-il possible que vous ne puissiez vous Ă©loigner de moi, fans que votre absence ne me causĂąt de la tristesse ? Vous nâen aviez point , vous ; il ne mâa pas paru que vous en ensilez. Vous mâavez dit, Ă demain ; je pouvois me dire auĂsi , je le verrai demain. DâoĂč vient me fuis-je dit > il nây est plus ? hĂ©las ! il nây est plus,?... Je neveux point vous aimer comme cela. Non , milord , non, je ne le veux pas. Je fuis fĂąchĂ©e, je boude allons, ĂŽtez-vous , laissez-moi... Que votre lettre est tendre ! quâelle est vive ! quâelle est jolie ! Je lâaime...Je lâaime mieux que vous; car je vous quitte pour la relire. ' ! ' â= LETTRE XI. Mardi dans mon Ut , Ă je ne fais quâelle heureĂŹ L e sommeil me suit ; pourquoi mâobstiner Ă le chercher ? II peut calmer le trouble ds Lettres 6 mes sens ; mais la douceur du repos vaut-elle Pagitation que donne lâamour ? Je prends un livre, je le 1 aille câest votre lettre que je lis ; je la finis, je la recommmence je voudrois ne savoir pas lue, pour la relire encore. Ha ! que vous ĂȘtes cruel ! oui, vous TĂȘtes. Par combien de traits vous vous gravez dans mon cĆur ! Que dâagrĂ©mens vous joignez aux effets ordinaires dâune passion qui nâest dĂ©jĂ que trop puissante par elle-mĂȘme ! Mais je supprime la consĂ©quence que je voulois tirer de ce raisonnement. Câest bien assez de nâavoir point Ă©crit hier; je ne veux pas vous chagriner par le dĂ©tail des combats de mon ame. Je sens quâii mâest difficile de rĂ©sister long- tems Ă la douce espĂ©rance de vous rendre heureux jâĂ©loigne les occasions , nâest-ce pas avouer que je les crains ? Mais dâoĂč vient que je me sens rĂ©voltĂ©e Ă la feule idĂ©e ?.... Ne mâa~ vez-vous pas promis une Ă©ternelle amitiĂ© ?.. Je compte fur vos promesses... Cette amitiĂ© dont jâexige les plus fortes assurances, est le prix , Punique prix oĂč je mets mon amour, mes complaisances, Toubli de moi-mĂȘme , tout ce que je puis immoler Ă vos dĂ©sirs... Je ne promets pas encore un si grand sacrifice... Voyez, mon cher Alfred , examinez en vous-mĂȘme, si vous le souhaitez assez pour le mĂ©riter.... Mon dieu , si vous me trompiez , si vous vous trompiez vous - mĂȘme!... Ce que je pense Ă prĂ©sent vous fĂącheroit. Adieu.'Demain dâun de mistriss Butler.â 17 dâun regard dâun souris , dâun mot, vous dissiperez peut-ĂȘtre tout ce qui me reste de raison. âŠflg .. LETTRE XII. Mercredi Ă minuit. u E votre retour mâa charmĂ© ! QxjoĂŹ , si aimable, Ăi chĂ©ri , si digne de lâĂȘtre , & vous avez des craintes, des doutes ! Ah ! nâen ayez jamais. Vous ignorez combien je fuis sincere , & ce quâun vrai mĂ©rite peut fur mon cĆur. Je trouve tout en vous ; vous rĂ©uniriez toutes les qualitĂ©s dont je fais cas. Qui pourroit vous tromper ? Moi, trahir ce que jâaime l Que ce mot mâa fait dâimpreffion ! Quoique lâidĂ©e que vous avez de ma façon de penser soit bien avantageuse , jâose vous le dire , le tems ni les Ă©vĂ©nemens ne la dĂ©truiront pas je vous lâĂŽtcrois moi-mĂȘme, Ăi je la connoissois faulTe. Non, je ne serois point flattĂ©e de votre estime , si je la devois Ă des feintes, si je nâctois pas sĂ»re de la mĂ©riter. Celui qui sâefforce de se donner un caractĂšre quâil nâa pas , quâil dĂ©ment par ses actions, est Ă mes yeux lâĂȘtre le plus vil... Mais quel sĂ©rieux ?.... VĂ»yez comme vous mâavez rendue grave...» Miss Betzi a donc ma lettre ? XI ne falloit pas Tome 1. B ig Lettres la lui donner, puisque vous deviez me voir..il Miss Betzi dormira tard ; elle a la mauvaise habitude de dormir ; je ne la verrai demain quâĂ trois heures. Elle a cette lettre ; ce nâest rien pour elle. Bon dieu, fi je lâavois, moi, comme je briserois le cachet ! Je la lirais vĂźte, vite, & puis doucement, doucement, & puis je la lirois encore , & puis je la... Mais je ne veux pas tout dire. Adieu. Je vous aime de tout mon cĆur. LETTRE XIII. Vendredi Ă midi. o us mâavez promis de la reconnoiĂTance, & vous en manquez dĂ©jĂ . MâĂ©crire que je ne vous aime point , ou que je vous aime foi- hlement, câeiĂŹ ĂȘtre ingrat. Voyez, cherchez, examinez les preuves que vous mâavez donnĂ©es de votre tendresse; & quand vous aurez trouvĂ© celle qui vous paroĂźtra la plus forte , osez la comparer Ă lâaveu que je vous ai fait de mes senti mens, Ă cette complaisance qui nvassujettit presquâĂ vos volontĂ©s, & convenez que vous ne pouvez rien faire pour moi qui Ă©gale ce que jâai fait pour vous. Ne me jugez point fur le commun des femmes, jugez-moiiur mon caractĂšre, fur mes principes - fur la fuite DE MISTKISS BULTER. I9 de mes idĂ©es, & voyez quel est le sacrifice que vous exigez. Je sais quâil est fans prix pour celui qui le demande , qui ĂŹâattend ; mais trop souvent dĂšs quâil est fait, des que la victime est immolĂ©e , les fleurs qui la paraient se fanent, & lâon nâapperçoit plus en elle quâun objet ordinaire. Votre comparaison mâa fĂąchĂ©e, tout-Ă -fait fĂąchĂ©e. Comment , avec un esprit juste, avez-vĂłus pu la faire '{ En prenant un engagement, vous risquez , dites-vous , autant que moi. Vous, milord ? HĂ©, quels dangers, quels pĂ©rils votre sexe peut-il redouter en se livrant Ă ses dĂ©sirs ? Le ridicule prĂ©jugĂ© qui vous permet tout, vous affranchit de la peine la plus vive qui soit attachĂ©e aux foibles- ses de lâamour. Trahi, quitte, haĂŻ de ce quâit aime , un homme peut toujours se rappeller avec plaisir le tems oĂč il se trouvoit heureux ; tems marquĂ©s par ses triomphes , par une victoire dont le souvenir est toujours flatteur pour fa vanitĂ©. Mais nous qui nous croyons mĂ©prisĂ©es - dĂšs que nous cessons de nous croire aimĂ©es ; nous qui joignons au regret de perdre notre bonheur, la honte de savoir goĂ»tĂ© ; nous dont le front se couvre de rougeur, quand nous nous rappelions les momens les plus doux de notre vie ; pouvons-nous , fans frĂ©mir, Ă©couter un sentiment aimable, il est vrai, mais dont les suites peuvent ĂȘtre ĂĂź cruelles ? Risquer , vous ? Ha ! sir Charles, sir Charles, Bi; 2O Lettres je ne suis point contente de vous, je ne le fuis point de moi, je ne le fuis de personne. LETTRE XIV. Lundi Ă onze heures du soir. Savez-vous bien, mon cher Alfred, que vous mâavez ennuyĂ©e ce soir, tout comme uii autre ? Que maudits soient les colleges , les universitĂ©s, le grec , le latin , le françois , & tous les impertinens livres oĂč Ton apprend Ă raisonner en dĂ©pit de lâexpĂ©rience & de la vĂ©ritĂ© ! MilordMaire en est un exemple admirable. Je ne saurois souffrir que lâon avilisse son ĂȘtre en adoptant ces paradoxes hardis, qui font briller Ăâesprit aux dĂ©pens du cĆur, & ne tendent qu'Ă dĂ©truire en nous Ăâamour du bien & de lâhumanitĂ©. On ne me persuadera jamais que la vanitĂ© soit le motif de nos bonnes actions, & la source de nos vertus. Si, dans quelques occasions de ma vie , jâaipu choisir entre le bien & le malque mon intĂ©rĂȘt ou mon amour propre dĂ»t me dĂ©cider en faveur du mal ; que sĂ©lection que jâĂ©tois maĂźtresse de faire, ne dĂ»t jamais ĂȘtre connue, ni par- consĂ©quent mâattirer la louange ou le blĂąme ; ĂĂŹ dans le profond secret de moi mĂȘme , jâai prĂ©fĂ©rĂ© le parti le plus gĂ©nĂ©reux , feulement parcs quâil Ă©toit le meilleur, ne puis-je pas 21 de mistriss Butler.â me dire , mâassurer que la bontĂ© de mon cĆur est indĂ©pendante de lâopinion d autrui ? que jâai agi par le penchant naturel qui me porte vers le bien ? Laissez dire milord Maire , & croyez, mĂ»n cher Alfred, que les vertus qui font. en vous , ont un principe plus noble que Porgueil. La bontĂ© nâest pas le fruit de la rĂ©flexion nous ne pouvons ni PacquĂ©rir ni la perdre. La vanitĂ© peut en donner lâap- parence, mais jamais la rĂ©alitĂ©. Cette qualitĂ© est dans notre ame , comme est fur notre visage ce trait de physionomie que Part rend si difficilement, qui nous distingue, & fait quâa- vec la mĂȘme forme nous ne nous ressemblons point... Mais voyez oĂč cette sotte conversation mâa conduite , Ă oublier Ă qui jâĂ©cris , Ă ne pas seulement me souvenir que je vous aime. Adieu, bon soir effet merveilleux de la dissertation , je dors. L E T T R E X V. Lundi.,. O N est bien criminel, quand on a fĂąchĂ© ce quâon aime. Mais en convenant de fa faute, on mĂ©rite quâun cĆur gĂ©nĂ©reux Poublie. Vous avez prĂ©venu le pardon que je voulois vous demander cette bontĂ© mâembarraffe. Je B iij 22 Lettres suis dans la position dâun sujet rebelle, qui aprĂšs sâĂȘtre rĂ©voltĂ© contre son prince , en Ă©prouvant fa clĂ©mence , sent plus vivement le malheur de lui avoir dĂ©plu. On dit que les grands cĆurs en deviennent plus attachĂ©s & plus fideles le mien nâa pas besoin de nouvelles chaĂźnes pour vous aimer. Je me reproche de vous avoir causĂ© un instant dâen- nui. Ce nâest pas assez dâexiler cette lettre, de la trouver indigne dâĂȘtre avec les autres , il saut la dĂ©chirer , la brĂ»ler, nâen laisser aucunes traces. Ne vous souvenez jamais de mon caprice ; mais souvenez-vous de ma tendresse ; elle ne finira quâavcc moi. B- LETTRE XVI. Lundi Ă quatre heures. u E L L E nouvelle , mon cher Alfred ! Je fuis dĂ©solĂ©e. Que vais-je devenir? Ah ! jâavois bien raison de ne vouloir point aimer ! Quoi malade, malade Ă garder le lit! & je ne puis vous voir, vous donner mes foins ! Non dieu, que mon inquiĂ©tude est vive! VoilĂ cette lettre que vous me demandez vous espĂ©rez quâelle vous guĂ©rira que ne puis-je lâefpĂ©rer austĂŹ ! MĂ©nagez-vous bien ; ne mâĂ©crivez point ; envoyez ce soir chez moi ; faites-moi dire de mistriss Butler.' 2z comment vous ferez. Jâai eu la fievre toute la nuit, une migraine horrible ; mais le mal de ce que jâaime me fait oublier le mien. Que je fuis affligĂ©e ! que je vous aime ? W LETTRE XVII. Mardi matin. FE fuis triste, mon cher Alfred, bien triste , ie vous allure... Ne point vous veir pendant que vous souffrez, que vous vous ennuyez !... Ah ! câest bien moi qui voudrois ĂȘtre votre garde ! Que mes foins feroient complaifans ! Avec quel plaisir je partagerois votre solitude ! Que je vous ai plaint ! Comme le cĆur mâa battu , quand 011 est venu de votre part ! Que ce laquais mâa causĂ© dâĂ©motion ! HĂ©las ! difois- je , que va-t-il mâapprendre ! NâĂȘtes-vous pas trop aimable de mâavoir Ă©crit? dâavoir rempli la petite feuille ? Pauvre petit malade, je vois dâici la jolie mine affublĂ©e dâun bonnet de nuit, qui fe rit au nez , parce quâelle est un peu de travers... Ma fievre nâest rien ; vous la dissiperez en paroiffant. On vouloir me saigner ce matin; mais quelquâun mâa dit que lâamour est dans le sang. Ah ! je nâen veux point perdre. On mâannonce sir Thomas je vous quitte la sotte chose que la politesse ! II vient B iv 24 Lettres me voir, dit-il. Nâest-il pas bien nĂ©cessaire que ce monsieur me voie? Adieu, mon cher, mon aimable, mon tendre ami. Ne sortez point si vous nâĂštes pas mieux ; & si vous sortez, levez bien vos glaces. Ne prenez point lâair, il est trĂšs-froid. LETTRE XVIII. Mercredi Ă midi. J E mâĂ©veille dans lâinstant je me sens reposĂ©e, tranquille; mais Ă mesure que je reprends mes esprits, une idĂ©e bien chere ramene le trouble dans mon cĆur. Je pense que je ne vous verrai quâĂ six heures. Que de momens Ă passer fans vous ! Mais en sâĂ©coulant , ils amenent celui qui doit vous offrir Ă mes yeux. Combien de fois me dirai-je , je vais le voir, lui parler , jâentendrai le son de sa voix, ses regards animĂ©s se fixeront !... Ah, le beau bouquet quâon mâapporte ! Quâil sent bon ! Je le donnerai Ă sir Charles. Je nâai point encore eu le plaisir dâen recevoir un de fa main. Seroit- il moins amoureux que sir Thomas ? II sereit bien dur de lâimaginer. Seroit-il moins galant, moins attentif ? Ho, non, assurĂ©ment. DâoĂč vient donc quâil ne donne pas de fleurs Ă fa maĂźtresse ? II fait quâelle les aime ; il lui prend demistrissButleiu 2s les siennes, & ne lui en prĂ©sente jamais..... Ah ! lâingrate , qui va songera des bouquets. Et ces lettres charmantes, ces tendres assurances , ces caresses si douces ?.Mais les lettres , jây rĂ©ponds il dit quâil aime, moi je le prouve. Les caresses Ă la vĂ©ritĂ©.... Est-ce donc que je nâen rends jamais ?.. Vous nâaurez point mon bouquet, milord, non , vous ne saurez pas. Sir Thomas qui rĂ©flĂ©chit surtout, qui compare tout, mĂȘme la pluie & le beau tems,- sir Thomas fera bien Ă©tonnĂ©, quand il verra que vous faites lâamour tout de travers. Voyez, dira-t-il, comme il est des gens heureux! ils plaisent, ils rĂ©ussissent, on ne fait pourquoi. Ce lord Charles, par exemple , on Paime Ă la folie. Que fait-il? II rit, il chante, il fe chauffe ; & moi qui, dieu merci, fuis lord aussi, & des plus gros qui fe fassent dix milles Ă la ronde , jâai beau me parer, me parfumer , prĂȘter des livres , ouvrir la porte au petit chat , donner des bonbons , des bouquets i autant de perdu. Miss Betzi nâen tient compte, & me hait comme la peste. Adieu, sir Charles, point de bouquet pour vous. LETTRE XIX JeusĂźi Ă minuit au coin de mon feu. J" e ne veux pas me coucher, non, je ne le veux pas ; je veux rester lĂ . Jenâaime de mou a S Lettre s. appartement que lâendroit oĂč je suis. Ma chambre est un pays Ă©tranger pour moi je ne vous y ai jamais vu. Ici , tout est vif, tout est riant, tout a reçu lâempreinte cliĂ©rie ; ce cabinet est tout mon univers. Mais, mon cher Alfred, vous Ăštes encore avec les autres. Dans une heure, dans deux peut-ĂȘtre, vous ferez avec moi. Votre main, cette main que jâaime, tracera les pensĂ©es dĂ©licates de votre ame ; elle mâapprĂ«tera le plus grand des plaisirs. Quâil est doux de porter ses regards fur les expressions tendres & passionnĂ©es dâun amant que lâon adore, de se rĂ©pĂ©ter les noms flatteurs quâil nous donne ! Je fuis donc voire maUrestfe , votre chere muĂźtrejjĂš , votre amie , votre premiere amie ? Vous ne vivez point loin de moi ? Vous ne sentez votre existence que lorsque t instant oh vous m'allez voir approcheĂ Quoi f câest moi qui anime cette jolie machinĂ© ? Câest le feu de mon amour qui lui donne, & le mouvement & la grĂące avec laquelle elle se meut ? Dis le moi cent fois , mille fois, dis le moi toujours. Quâil Ă©toit aimable ce soir ! Nâavoir pas vu que cette femme Ă©toit belle ! Nâavoir vu que moi ! Ah , que je vous aime ! Je vous aime tant, que si vous Ă©tiez lĂ , je vous aimerois trop. LETTRE XX. Dimanche ausoir. ous me demandez avec vivacitĂ© ce que je pense j & quand je vous le dis , vous doutez de la vĂ©ritĂ© de ma rĂ©ponse. Pourquoi donc ce doute ? Si je voulois me taire, ĂĂŹ je me fuis fait presser pour parler, câest quâil est des choses quâil est inutile de dire, parcs quâon ne peut jamais prouver quâon les pense. JâĂ©tois dans ce moment comme un enfant qui sâapperqoit quâil est petit, en voyant'placĂ© bien haut ce quâil voudroit avoir. Ne me montrez jamais cette dĂ©fiance injurieuse ; elle me rĂ©voltĂšrent ; & si je boudois, je bouderois bien jfort. Je ne vous dis point que je vous aime ; vous douteriez de ma sincĂ©ritĂ©. Non, dit-il, ce nâest point cela , assurĂ©ment.... Impertinent , malhonnĂȘte, que cela vous arrive une autre fois, vous verrez. i\dieu, milord oh! trĂšs-milord, je vous assure. Votre grĂące, si vous mâobstinez. * 3 * 28 Lettres M » LETTRE XXL Mardi dans mon lit , malade comme un chien. -Elle a chagrinĂ© celui quâelle aime au lieu du plaisir quâelle pouvoit lui donner, quâil attendoit, quâil mĂ©ritoit, elle lui a causĂ© de la peine, elle lâa fait gronder, bouder. II a chiifonnĂ© la lettre quâil auroit baisĂ©e , ^ il lâa battue , mordue , dĂ©chirĂ©e ; il en a mangĂ© la moitiĂ© ; il est fĂąchĂ©, bien fĂąchĂ© ne voilĂ -t-il pas de belles affaires ?... Oh ! la laide. Allons vite, Ă genoux ; demandez pardon, mauvaise ; oui, Ă genoux.... Elle rĂ©siste, je crois. Ah ! je vous appendrai Ă ĂȘtre mĂ©chante !... Joignez les mains, dites comme moi.... Mon cher amant, je vous prie de me pardonner ; je ne le ferai plus ; non , jamais. Et vous , mon cher Alfred, re- levez-la ; quâun doux souris lui prouve que vous ĂȘtes capable dâoublier ses fautes. Ah qĂ , la paix est faite , nâest-ce pas ? Oh oui, elle est faite. s- sDE mistriss Butler 29 lettre XXII. Mereredi Ă trois heures. J"e vous attends. Mes yeux font fixĂ©s fur lâaiguille de ma montre; quâelle va lentement! Dans deux heures elle volera il me le semblera du moins.... II va donc venir cet amant si tendre, si aimĂ©, si digne de lâĂȘtre. Hier il Ă©toit lĂ jâoccupe la place quâil remplisloit ; jâai du plaisir Ă me voir sur le siĂ©gĂ© oĂč il Ă©toit , oĂč il sera bientĂŽt jâappuie ma tĂȘte au tnĂšme endroit qui sou- tenoit la sienne. Quelle ridicule propretĂ© ! De quoi se font-ils mĂȘlĂ©s dâenlever la poudre de ses cheveux ? Ah ! quâon me laisse tout ce qui vient de lui, tout ce qui le reprĂ©sente Ă mon cĆur, Ă mes 'yeux! Fuis-je trop multiplier des images si cheres? Mais je souffre, mon cher Alfred, je souffre beaucoup jâai une migraine affreuse, jâen suis bien-aise. Jâai besoin quâun peu de mĂ©lange de bien & de mal me rappelle Ă moi-mĂȘme. Depuis quelque te ms je me trouve si heureuse, que mon bonheur mâin- quiete ; je consens quâil soit troublĂ© ; mais si quelque Ă©vĂ©nement doit le dĂ©truire , je prie le ciel que ce soit ma mort. Jâemporte- rai dajas le tombeau la douce certitude dâĂštre 30 Lettres aimĂ©e de vĂČus ; je la conserverai pendane toute lâĂ©ternitĂ© ; ou ĂĂŹ la voix terrible de Fange mâappelle , je vous chercherai dans cette vallĂ©e immense ; & de quelque cĂŽtĂ© que vous soyez, ma place sera prĂšs de vous... VoilĂ bien de quoi me faire gronder peut- on ĂȘtre triste comme cela ? Ah la maudite tĂšte ! c'est elle qui dicte ces accens plaintifs. Vous allez paroĂźtre ; la joie va ranimer la pauvre malade. LETTRE XXIII. Vendredi Ă minuit. Vous croyez que je dors peut-ĂȘtre, jâai bien autre chose Ă faire vraiment. On ne fut jamais plus Ă©veillĂ©e, plus folle, plus.... je ne fais quoi. Je songe Ă ce merveilleux anneau dont on a tant parlĂ© ce soir on me le donne, je lâai , je le mets Ă mon doigt, je fuis invisible, je pars, jâarrive... oĂč? Devinez... Dans votre chambre jâattends votre retour ; jâasiiste Ă votre toilette de nuit, mĂȘme Ă votre coucher. Cela nâest pas dans Fexacte dĂ©cence ; mais je suppose que milord est modeste. Vos gens retirĂ©s, vous endormi, il semble que je nâai plus quâĂ mâen retourner. Ce nâest pas mon dessein, je reste.... de mis tris s Butler.â z r Mais croyez-vous que je respecte votre sommeil >. Point du tout pan, une porcelaine ou un bronze sur le parquet crac le rideau tirĂ© pouf, mon manchon sur le nez... Mais sir Charles sâĂ©veillera ; lâesprit rira ; il sera reconnu , attrapĂ© , saisi par une petite patte qui le tiendra bien. On nâa point de force quand on rit ; & puis le silence, la nuit, lâamour.... Haie, haie, vĂźte, vite, quâon mâĂŽte Panneau bon dieu , oĂč mâal- loit-il conduire ? Je ne voudrois pas savoir, cet anneau ; je craindrois dâen faire trop dâusage. Le dĂ©sir est dans notre cĆur une source de bien oĂč nous puisons indiscrĂštement elle nous paroĂźt intarissable ; & ce nâest que lorsquâelle est Ă©puisĂ©e, que nous sentons que nous devions la mĂ©nager. Si jâa- vois le pouvoir de ne jamais mâĂ©loigner de vous, je perdrois le plaisir de vous souhaiter, de vous attendre, & peut-ĂȘtre celui de vous plaire. Je ne veux point de Panneau. Adieu, mon aimable ami; adieu, le moi que jâaime mieux que moi-mĂȘme. LETTRE XXIV. Samedi dans mon lit bien tard, IPourquoi disiez-vous du mal de votre lettre ? Elle est si bien ! Le langage de vvtrs 3 * Lettres cĆur pourroit-il me plaire moins que celui de votre esprit ? Je ne puis ĂŽter du mien cette femme que vous aimiez , qui vous a pu trahir je la plains, elle a Ă©tĂ© bien malheureuse de ne pas connoĂźtre le prix dâun amant tel que vous. Câest un avantage pour ceux qui pensent mal, de ne jamais penser mieux. Une ame capable de revenir de ses erreurs , sâabandonneroit Ă des regrets trop vifs, en se les rappellant. Combien cette femme gĂ©miroit,âsi, plus Ă©clairĂ©e, elle pou- voit comparer ce qui lui reste, Ă ce quâelle a perdu !... Mais elle est morte, je crois ne mâavez-vous pas dit quâelle est morte ? Ah ! je veux le croire.... Ce que vous sentes pour moi, ne ressemble donc point Ă ce que vous sentiez pour elle. Dois-je ĂȘtre flattĂ©e de cette diffĂ©rence ?... Ah ! mon dieu, y penser deux ans, avec un chagrin, une colere!.. Alais elle est morte ; & puis, que me fait un tems Ă©loignĂ© ?... Oui, Ă©loignĂ©, mais point oubliĂ©.... Jâai des vapeurs.... de lâhumeur, je crois.... Venez, Pope que la justesse de vos idĂ©es dissipe la bisarJerie des miennes. Tout est bien comme il est ; vous le dites & vous le persuadez.... Mais est-il nĂ©cessaire Ă lâharmonie du monde, Ă cette chaĂźne qui embrasse tout, que sir Charles ait aimĂ© cette mĂ©chante femme, peut-ĂȘtre mille fois plus ?... Pope mâennuie. Cela est fort, jâen conviens; mais quâest-ce donc qui me fait tant de peine ? En de mistriss Butler . 1 33 En vĂ©ritĂ©, je fuis comme un avare qui pleure auprĂšs de son trĂ©sor, parce quâil vient de penser pour la premiere fois qu'u n autre en' a peut-ĂȘtre possĂ©dĂ© un plus riche. Cette femme pouvoit avoir plus que moi ; mais ce que jâai nâest-il donc rien ? Mon partage me ren- doit herueufe hier, ce matin encore ; 011 ne mâa rien ĂŽtĂ© ; ma situation nâa point changĂ© dâoĂč vient que mon cĆur sâobstine Ă la trouver moins douce ?... Ah ! ĂĂŹr Charles » sir Charles, un de nous deux a tort. LETTRE XXV. Lundi , L a , doucement comme vous grondez l Mais nâai-je pas raison de me rĂ©volter quelquefois contre un penchant qui change mon cĆur, qui nây laisse plus de place pour ceux qui doivent mâĂȘtre chers, qui me lâont toujours Ă©tĂ©? Ne puis-je, fans vous fĂącher, regretter un peu le tems oĂč tout me plaisoit, oĂč tout mâamusoit? Miss Betzi que jâaime si tendrement, dont la vivacitĂ© , lâefprit& lâen- jouement faisoientmes dĂ©lices ; miss Betzi qui m'est si attachĂ©e; hĂ© bien! hiers... elle ne mâennuyoit pas; non, elle ne peut jamais mâen- Totne L C Lettres 34 nuyer ; mais je trouvois quâon tardoit bien Ăą venir la reprendre. Vous ne sauriez croire combien je me reproche cet instant oĂč jâai pu manquer en secret Ă lâamitiĂ©, & trouver de trop une amie vĂ©ritable , Ă©prouvĂ©e, une amie que je prĂ©fĂ©rĂ© Ă tout. Et pourquoi desirois-je quâelle sâen allĂąt? Pour ĂȘtre feule avec vous; pour Ă©couter ces folles raisons , qui chaque jour me paroi lien t moins extravagantes, & qui me persuaderont insensiblement. Vous vous plaignez; vous dites que ce que je sens pour vous , nâest pas de lâamour vous avez bien raison. Non, ce nâen est point c'est bien mieux, câest bien plus, câest lâassemblage de tous les sentimens qui peuvent toucher un cĆur pour lâobjet le plus digne dâinspirer tous ceux quâil est possible de ressentir. LETTRE XXVI. J[ L y a deux heures que je vous voyois encore , mon cher Alfred ; mais le plaisir de vous avoir vu nâest point effacĂ© de mon cĆur. Jâai toujours devant les miens ces yeux oĂč lâamour se peint, & dont le feu me pĂ©nĂ©trĂ©. Je sens cette main chĂ©rie qui presse doucement la mienne; jâentends le son enchanteur de cette voix qui me plaĂźt tant_Mais par quel bonheur ai-je pu vous toucher ? Qui mâeĂ»t dit de mistriss Butler.â Zs que lâamour me combleroit de ses biens, moi qui dĂ©daignois ses faveurs?... Que la douceur & lâagrĂ©mentde votre conversation mâont charmĂ©e ce soir !... Savez-vous que rien nâest plus aimable que cet air de confiance & dâin- timitĂ© avec lequel vous mâavez parlĂ© ?... FĂ©- ĂŹicitĂ©z-moi, mon cher amant ; jâai un ami vĂ©ritable, un ami que rien nâĂ©gale; & vous, mon tendre ami, partagez ma joie, jâai un amant adorable. A quel ĂȘtre bienfaisant mâa- dreflerai-je pour le prier de me les conserver tous deux ? Ah ! lâami me restera , il me restera toujours; je lui sacrifierois lâamant, ĂĂŹ jamais il lâexigeoit. Ne me grondez point, mon cher Alfred ; jc ne veux pas sĂ©parer ces titres prĂ©cieux. Si votre cĆur mâen retiroit un, croyez que le mien les chĂ©riroit encore tous deux , mais en secret. Lâame de votre amie est noble, elle est fiere; elle sauroit vous cacher un feu quâellc ne pourroit Ă©teindre , quâelle ne desireroit pas dâĂ©teindre. Elle Vous aimeroit inconstant, lĂ©ger, mais jamais perfide.... Ah ! si vous me trompiez, si sombre mĂȘme de !a faussetĂ© !... Si milord nâĂ©toit pas... Mais ii est... Il est lui. Z6 Lettres A' LETTRE XXVII. Jeudi au soir. ous avez raison de vous plaindre jâaĂ mal fait de dĂ©chirer ma lettre, ce procĂ©dĂ© a quelque chose de dĂ©sobligeant. Mais, mon cher Alfred, vous avez tout pris, tout rassemblĂ© j vous verrez tout ce que je voulois cacher. Le billet que vous avez reçu de ma main, Ă©toit lâexpreĂsion rĂ©flĂ©chie de mon ame » lâautre est iâouvrage de la nuit, & de la plus folle imagination. Ce nâest pas que je rougisse de vous laisser voir des dĂ©sirs qui naissent des vĂŽtres ce nâest point dans mes sens que jâen trouve la source ; câest dans mon cĆur, câest dans le vĂŽtre, câest dans LâidĂ©e flatteuse de vous rendre heureux. Le plaisir que jâattcnds dâun moment si doux, nâa pour objet que vous-mĂšme. Quand votre bouche mâassure quâil dĂ©pend de moi de vous procurer un bien au dessus de tous ceux que la fortune vous a donnĂ©s, pour lequel vous les cĂ©deriez tous ; quand vos yeux attachĂ©s fur les miens, me tiennent un langage plus sĂ©duisant encore ; en vĂ©ritĂ© , je hais le prĂ©jugĂ© qui mâarrĂšte. Quand je veux faire le bonheur dâun amant si cher, je me promets de vaincre ma rĂ©pugnance ; & puis, mon cher Al- de mĂŻstriss Butler. Z7 fred , je ne fais comment je reviens Ă mes premiĂšres craintes. Je me livre Ă de tristes rĂ©flexions eh ! pourquoi mây abandonner ? Nâest-ce pas sir Charles que jâaime ? Ces vaines terreurs lâaĂRigeKt, elles lâoffenfent» elles dĂ©chirent son cĆur, dit-il. Ah ! pardonne les moi, m c n cher amant? Elles cĂ©deront Ă lâamour; mais, en vĂ©ritĂ©, je ne faurois promettre. . .. Quoi ! sâavouer ses mauvais desseins !... fixer un tems !... prendre un jour!... Oh! cela mâest impossible ; je ne puis vous donner ma parole r nâexigez pas cela, je vous en prie, ne lâexigez pas. Je ne faurois. Taisez-vous.... Oh 1 tais-toi. LETTRE XXVIII. Samedi dans mon lit; Q uelle lettre, mon cher Alfred ! Je ne faurois la quitter. Que tout ce qui vient de vous me plaĂźt ! que votre amour mâest cher! que jâen aime les assurances! Ah! parlez-moi toujours, Ă©crivez-moi fans cesse. Que tous les instans de ma vie soient remplis par le plaisir de vous voir & de vous entendre. Mais quâil Ă©toit joli ce soir ! Quels yeux ! que lâamour lâembellit ! quâil rĂ©pand de charmes fur tous Ăes traits! que dâesprit! que dâame! que de c a Lettres 38 sentimens ! Et je lui rĂ©sisterais ! & je ne comblerais pas ses vĆux !... Comme il peint cette voluptĂ© dĂ©licieuse qui nait du cĆur!... Mais ie veux dormir; oui, dormir.... Cela nâeĂt nâest pas si aisĂ© quâon le dirait bien. Je prends un livre pour me distraire ; il est Ă mon cher Alfred il sa touchĂ© ; ne mâendormira pas. Je relis cette lettrĂ© charmante, je la remets dans ce porte-feuille. que jâai vu si souvent dans tes mains. Ah, quâil sent bon! II sent comme toi_Mais cela finira-t-il? Je vous dis que je veux dormir entendez-vous , milord ? Je veux dormir.. *. Bon soir, adieu... Pas possible; dĂšs que je ferme les yeux, un lutin les ouvre malgrĂ© moi-. He bien ! venez donc, idĂ©e dâun amant que jâadore ; empa- rez-vous de toutes les puissances de mon ame ; je vous prĂ©fçre au sommeil le plus paisible, au repos le plus doux , au songe le plus riant, Ă moi, Ă tout le reste du monde... .* Oh! pour cela, milord, vous nâavez point dâĂ©gards, point dâattention ; est-il bien de ne pas laiiler un moment de tranquillitĂ© Ă celle que vous aimez ĂŻ Finissez, finissez donc câest lc mot quâil faut toujours vous dire. DĂŻ M ISTRISS BdlTER. AZ 8 * LETTRE XIX. Lundi. UE je vous jure de vous aimer toujours? Ah ! je vous le jure, par lâhonneur, par la vĂ©ritĂ©, par vous-mĂ«me; votre cĆur est lâau- tel sacrĂ© qui reçoit mes sermens puissent ces yeux que vous aimez se fermer pour toujours, si je les leve jamais avec plaisir fur un autre que vous ! Je ne me consolerois point de vous avoir connu, si je me croyois capable dâinconstance. Mais vous , mon cher Alfred, ne changerez - vous point ? Cet empire que vous. avez fur moi, qui vous flatte Ă prĂ©sent, qui vous paroĂt si doux, ne vous point un jour? HĂ©las! que fait-on? vous vous ennuierez peut - ĂȘtre dâun commerce si fur, dâun rĂ©gnĂ© si tranquille. Si cet Ă©tat paisible vous fatigue , si vous le quittez, au moins souvenez - vous quâun souverain qui abdique, ne doit ni mĂ©priser, ni maltraiter les sujets'quâil abandonne ; que fa bontĂ© doit les mĂ©nager, & graver dans leur souvenir, & lâamour de son nom, & le regret de sa perte.... LĂ , lĂ , point dâhumeur, mon cher Alfred c'est un trait en passant qui nâest pas dĂ©placĂ©. Quoi que vous en puissiez dire, je ne doute point de votre sincĂ©ritĂ© mais qui peut sâassurer de penser toujours de mĂȘme ? . Ă 4 i Lettres 40 Ladi Stanlei disoit Pautre jour, que notre sexe Ă©toit lĂ©ger , mais que le vĂŽtre Ă©toit perfide. On mâaĂĂiira que fur ces deux points elle avoit fait mille Ă©preuves. Mille, câest beaucoup malgrĂ© son expĂ©rience , je lâen crois bien moins que vous. ' LETTRE XXX. Mercredi Ă deux heures du matin. uâil est doux, quâil est satisfaisant de penser bien de ce quâon aime , de 11e point douter de sa foi, de son cĆur , de sâapplau- dir dans un instant.... que trop souvent la crainte des fuites empoisonne; crainte qui place le regret tout prĂšs du plaisir! Ah, que mon ame est tranquille! que ma joie est pure! que ma confiance est entiere! Jâai rempli les dĂ©sirs de mon amant; je les ai vu renaĂźtre ; il est heureux, il mâestime, il mâaime, il m'a- dore. Pourrois-je perdre dans son cĆur, quand il me doit au plus tendre des sentimens ? II le fait, il en est sĂ»r je nâai point cĂ©dĂ© ; un moment de dĂ©lire ne mâa point mise dans ses bras je me fuis donnĂ©e ; mes faveurs font le fruit de lâamour, sont le prix de Pain our. Oui, mon cher Alfred, je fuis contente, Puis-je ne pas PĂȘtre, quand je fuis Ă de m i s T r i s s Butler." 41 toi? oui, toute Ă toi ? Momens dĂ©licieux, plaisir ravissant, redoublez la tendresse de mon amant , comme vous augmentez la mienne !... Il mâĂ©crit dans lâinstant oĂč jâĂ©cris moi-mĂšme_Ah ! prends garde , prends garde, mon cher Alfred, le bonheur ou le malheur de ma vie est dans tes mains ! Cette lettre que jâattends va dĂ©truire ou confirmer ma joie.... Mon dieu! si un peu moins de vivacitĂ© dans votre style .... sâil vous Ă©chap- poit.... si un seul mot me faisoit craindre... Non, je ne crains rien, je fuis aimĂ©e.... Je ne vous verrai point demain quoi! je ne vous verrai point? Penserez-vous Ă moi? sentirez-vous cette petite absence ? viendrez- vous de bonne heure vendredi?... Hçlas ! ces jours heureux passent avec rapiditĂ©; ils me conduisent Ă celui qui va me priver de vous, qui va mâenlever mon bien le plus cher! Ah, Ăźes vilains rĂ©voltĂ©s, que je les hais! Faut-il que vous me quittiez pour eux ? Ils mĂ©ritent bien dâĂštre punis, puisquâils vous font aller dans votre gouvernement. Adieu, mon aimable, mon cher Alfred. 42 Lettres LETTRE XXXI. Jeudi d mimĂąt O u ! qui peut rendre, qui peut exprimer le plaisir que mâa fait cette visite L Aimable garçon ! Le voir entrer dans ma chambre, quand je !e crois Ă Hamptoncourt ; prendre une heure pour me la donner ; que cette attention est charmante ! Mon dieu , quâil Ă©toit bien! que cet habit lui sied ! que de goĂ»t dans fa parure ! que de grĂące dans son air ! Re- gardez-le , princeile, regardez-le bien ; enviez mon bonheur, mais ne mâen privez pas j il est Ă moi, il a jurĂ© dâĂȘtre toujours Ă moi. Mon fort est plus heureux, mille fois plus heureux que le vĂŽtre.... Ma chere petite lettre, que je vous lise encore. Quâelle est tendre ! quâelle est folle ! que je me fais bon grĂ© de la mĂ©riter! quâelle assure ma joie!... Mais parlerai-je toujours de ma fĂ©licitĂ© ? Je vous ennuierai, mon cher Alfred mais nâest- ce point Ă vous que je dois les mouvemens de cette joie ? Câest un ruisseau qui retourne vers fa source. Eh ! comment vous lasseriez- vous de mon bonheur, vous qui le faites, vous qui mâaimez? db mistriss Butler. 43 LETTRE XXXII- Vendredi. E tes-vous revenu, mon cher Alfred? Vous ĂȘtes-vous souvenu de votre chere maĂźtresse ? Son idĂ©e vous a-t-elle Ă©tĂ© prĂ©sente, dans un sĂ©jour oĂč lâorgueil & lâintĂ©rĂȘt ont Ă©tabli leur domicile ? Miss Betzi sâest enfermĂ©e avec moi ; nous avions nos raisons pour rester seules ; elle vouloir Ă©tudier; je voulois rĂȘver. Elle a commencĂ© Ă lire son maudit francois, annonçant chaque phrase , & mettant ZaĂŻde en pieces,- & moi je nâĂ©coutois point, le ciel me faisoit la grĂące de ne point Ă©couter; cependant le portrait de Consalve a ramenĂ© mon attention ; je me fuis imaginĂ© quâil vous ressembloit en vĂ©ritĂ©, il vous ressemble. A trois heures. Cette aiguille semble immobile ; elle marche pourtant, elle va dâun pas Ă©gal. Mes dĂ©sirs ne peuvent hĂąter ni ralentir son mouvement Quand ira-t-elle sur six heures?... JâĂ©cris pour calmer mon impatience.... jâĂ©- cris pour Ă©crire.... Mon amant Ă©crit pour peindre, pour enchanter ,âą câest un tableau riant que fa plume dessine l'esprit, lâamour 44 Lettres Sc la variĂ©tĂ© brillent dans ses lettres moi, je ne fais que dire je vous aime.. ..II faut me le pardonner , mon cher Alfred , câest quâen vĂ©ritĂ©, je ne pense que cela je ne devrais pas le dire si souvent; il faut de lâart pour conserver un cĆur. Ladi Charlotte le dit, & ladi Charlotte sait bien ce quâelle dit. De lâartj, mon cher Alfred ! Quoi ! de Part avec toi !... Te cacher que je tâadore !.. /Ah ! jamais , non , jamais. LETTRE XXXIII. Dimanche d midi. E chefchez point des noms plus doux pour me les dĂČnner celui de votre maĂźtresse est le plus flatteur pour moi; il mâest plus cher que tous les titres qui peuvent exciter les dĂ©sirs de la femme la plus vaine & la plus ambitieuse. Ah ! que Por & les pierreries brillent fur mes Ă©gales; quâelles prisent des biens que la noblesse de mes fentimens me fait dĂ©daigner ; ton amour me parera bien mieux que la richesse & la grandeur ne pourroient le par tes caresses, je devrai mon Ă©clat Ă tes plaisirs , Ă Pheureuse certitude dâĂȘtre chĂ©rie de toi! Eh ! quel rang, quel Ă©tat est au- dcĂsus du mien ! Aimer, pouvoir justifier son de mistriss Butler! 45 amour par lâobjet qui lâinspire; oser se dire, je lâavouerois fans honte oui, mon cher Alfred , ĂĂŹ lâusage , si la dĂ©cence nâĂ©toit pas blessĂ©e par cet aveu , je dirois avec vanitĂ©, jâaime milord duc; je fuis Ă lui; je mets ma gloire & mon bonheur Ă lui prouver ma tendresse. Quâil la partage. Que j'excite un moment de plaisir dans son cĆur , je nâenvierai pas le fort du plus grand roi du monde. LETTRE XXXIV. Vendredi. E L LE nâa donc plus que deux jours Ă vous voir , cette pauvre Fanni ! Que cette , idĂ©e ĂŹâafflige ! Vous ne me quitterez point fans regret, mon cher Alfred ; car vous mâaimez , je me le dis Ă moi-mĂȘme. Jâai besoin de me le dire quand je 11e vous vois point ; mais vous mâen assurez bien mieux. Que de jours Ă passer fans vous voir, fans espĂ©rer de vous voir, fans Ă©couter si ce carrosse entre , sans me dire , le voilĂ ! Combien de fois cinq heures sonneront, sans que mon cĆur fente ce battement , doux du plaisir! Ah! miss Betzt, miss Betzi, que vous allez avoir besoin de votre aimable complaisance ! Que jâen abuserai ! Combien de fois lui rĂ©pĂ©- LettrĂ©s 46 terai-je , il est charmant. Nâest-ce pas , miss, quâil est charmant, que je ne puis trop lâai- mer !... Et puis tant de rĂ©cits, tant de dĂ©tails , tant de confidences... Et puis toutes les folies , tous les vains projets dont une a me tendre sâamufe... Ah ! ce cachet, le divin cachet de Salomon, oĂč est-il? Que ne lâai-je Ă prĂ©sent ! je vous suivrois... Mais quoi! mon cher Alfred seroit-il gouverneur dâune province de la grande-Bretagne ? Auroit-il un maĂźtre dont les ordres pussent lâĂ©loigner de moi ?... Lui?... Non.... II a les vertus de Titus... Je lui don- net ois Pempire de NĂ©ron... On dit que ce prince fut un jour souverain paisible du monde connu. Mon cher Alfred en seroit le monarque chĂ©ri, rĂ©vĂ©rĂ©. Ah! le beau conte de fĂ©es!... Je fuis folle. Adieu, mon cher Alfred. LETTRE XXXV. Lundi Ă deux heures du matin. C E nâest donc pas moi qui vous donnerai cette lettre, mon cher Alfred ; une autre main vous la prĂ©sentera ; vous ne lirez point dans mes yeux la vĂ©ritĂ© des fentimens quâelle contient... Je ne lirai point dans les vĂŽtres » rimpreffion quâelle fera fur vous. Mes regards Ăuivoient tous vos mouvemens, & je m'ap- I E M I S T R I S S B U T L E r 7 47 plaudissois de lâair satisfait avec lequel vous lisiez les assurances de mon amour. Aimable & douce habitude , que votre perte eit sensible !... Demain viendra & nâamenera point le moment dĂ©sirĂ©; les heures paĂĂźeront, & celle oĂč je vous voyois passera comme les autres elle passera , mon cher Alfred, & vous ne viendrez point. Ah ! mon dieu , vous ne viendrez point ! Que mon cĆur est pressĂ©! Jâai retenu mes larmes ' mais je ne puis plus les retenir.... Le voilĂ ce portrait; quâil est diffĂ©rent de vous ! Votre lettre vous peint bien mieux; elle me parle au moins, & lâamour, plus habile que lâartiste, me rend naturellement ces traits chĂ©ris que je cherche en vain dans cette image... Est-ce lĂ cet air fin , ce souris ? Non , ce ne lâest pas... Mais il est tard, le chagrin appesantit. Si jâallois dormir, & passer lâheure dâenvoyer Ă la poste, mon cher Alfred ne trouveroit point de lettre en arrivant ; il accuserait fa maĂźtresse de nĂ©gligence , de froideur peut-Ă«tre. Ah ! cette crainte mâĂ©veiĂŹlera , il 3a trouvera cette lettre ; il se dira avec complaisance ma tendre amie mâest attachĂ©e , elle est ardente Ă me le prouver. II mâen aimera davantage ; il connoĂźt le prix dâun cĆursincere; lâĂ©loigne- ment ne dĂ©truira pas le plaisir quâil sent Ă mâoccuper ; & plus je lui dirai que je lâaime, plus il mâaimera lui-mĂšme. Adieu , mon aimable ami, aiieu. Que ce mot me fait de peine 48 Lettres Ă prĂ©sent ! Pensez Ă moi. Ah ! pensez y toujours. LETTRE XXXVI, Mardi Ă minuit. Enfin il est fini ce jour dont rien nâa trompĂ© la longueur; il est fini, & demain 11e fera pas plus heureux. Je nâaurai point de lettres, pas la moindre marque de votre souvenir. Ah ! que cela est dur pour un cĆur accoutumĂ© aux plus tendres foins du vĂŽtre ! Vous fuyez, mon cher Alfred , vous vous Ă©loignez avec vĂźteĂfe dâune femme qui vous adore. HĂ©las ! oĂč ĂȘtes-vous dĂ©jĂ ? Ce portrait est donc tout ce qui me reste... II me paroĂŹt moins mal quâhier.... A force de le tourner, de le pencher , jây trouve une ombre lĂ©gere de ce que jâaime ; je sens quâil me devient cher; il a un drĂŽle de petit nez qui reĂfem- ble Ă un autre... En vĂ©ritĂ© , je lâaimerai, lâhabit me plaĂźt le premier jour oĂč je vous lâai vu est bien prĂ©sent Ă ma mĂ©moirecâest celui oĂč je me fuis dit de si bonne foi, je lâaime , mon dieu, je lâaime. Oh ! je lâaimois dĂ©jĂ bien fort. LETTRE p L mistrĂźss Butler, 49 LETTRE XXXVII. Mercredi matin, O U ĂȘtes-vous Ă prĂ©sent, mou cher Alfred? Que faites-vous ? Songez-vous quâil est quelqu'un qui ne respire que pour vous aimer? Me rappeller tous vos discours , relire vos lettres , en attendre , en desirer , voilĂ ce qui va remplir tous les instans de votre absence, point dâamusemens , point de dissipation une idĂ©e si chere me suffit , je la porterai par-tout. Milord Maire me disoit hier milord duc est donc parti ?.... Ăâest le seigneur dâAngleterre le mieux fait & le plus aimable.... II vous aime, madame.,, vous devriez en faire cas ; il mĂ©rite du retour,,... Et moi je disois tout bas % Ah , quâil a bien ce quâil mĂ©rite Jamais milord ne donnera des conseils qui soient mieux suivis.... Sir Thomas est charmĂ© de me voir bien triste, il trouve que cela est dans Tordre,- & vous savez que sir Thomas met de Tordre par-tout, exceptĂ© dans ses pro- pos, Mais on mâinterrompt, Adieu, A cinq heures , toujours mercredi, Quelle date, mon cher Alfred ! Elle est bien cruelle ; jâattends toiĂt le monde, exçeptĂ© Tome l , D 50 LETTRES vous, vous la feule personne que je dĂ©sirĂ©..-.' Oh! quels vĆux, quels souhaits formerai- je pour mon tendre ami !... fourrai-je sĂ©parer mes intĂ©rĂȘts des siens , parmi les biens done je prie le ciel de le combler?.... La constance est une vertu que je demande avec ardeur pour lui.... Est-ce bien pour lui ?... La petite sĆur de miss Betzi mâa fait tressaillir ce matin Ă Hideparc, oĂč nous nous promenions j elle a vu le chevalier dâOrĂ'et qui venoit aprĂšs nous ; il avoit un habit comme celui que vous aviez mis la veille de votre dĂ©part la jolie enfant mâa tirĂ©e doucement, & mâa dit dâun air riant voilĂ milord duc ; & moi comme une folle, comme une Ă©tourdie , je me fuis tournĂ©e toute rouge, toute Ă©mue, & puis de rire ; car il est impossible de ne pas rire dâune telle sottise. A minuit. Q_u e jâai de peine Ă fermer ma lettre!II me semble que jâai mille choses Ă vous dire , il faut pourtant vous quitter... Vous quitter, mon cher Alfred ! Comme un tems fait regretter lâautre ! HĂ©las ! jâĂ©tois bien heureuse quand je vous quittois ! Je vais me mettre au lit; votre portrait y vient avec moi, nous {filons dormir ensemble... Dormir ! Ce portrait- ßà ne vous ressemble guere, il ne vous ressemble point du tout. de m i s t r i s s Butler, st 4 LETTRE XXXVIII. JeiĂdi E N E Z, mon. cher Alfred , venez me dĂ©dommager de tout Pennui du jour; que le plaisir de vous parler me fasse oublier tant de fadeurs que Pufage oblige dâentendre & de rĂ©pĂ©ter....* Ah, quelle humeur ! quelle tri si. tesse ! Cette entiere privation mâeĂt affreuse.' Ni vous, ni rien de vous! Quoi ! pas une ligne en route ! Mâauriez-vous oubliĂ©e?Non , je ne le crois pas , je ne veux pas le croire» Faites-vous des vĆux pour votre maĂźtresse ?. Ah ! je vous en prie, demandez Ă Pamour & Ă la fortune, quâils daignent lui conserver le cĆur de son amant. LETTRE XXXIX. Vendredi Ă trois heures , o I L A des lettres de par-tout, & pas uns qui mâintĂ©resse point de nouvelles de mort cher Alfred. Oh ! que je fuis laide , sotte» fĂącheuse ! La belle mine que je vais taire Ăź II faut sortir pourtant situais que 'mâimporte ? Dij s2 LĂŻTIR'Ă» Je ne veux pas plaire, jâaime, je fuis Ă©loU gnĂ©e de ce que jâaime. Je ne tiens plus Ă rien. II nie semble quâon mâa tout pris, tout enlevĂ© , mĂȘme mes espĂ©rances ; je fuis comme si je nâĂ©tois point. Je vais chez ladi Vorthi; il le faut elle mâennuiera , mais je le lui rendrai bien. A cinq heures Comme jâallois sortir avec miss Betzi, sir Thomas, le bon, lâaimable sir Thomas mâap- porte une lettre. Je le remercie , je le caresse, je lui fais baiser la main de la mĂ©chante miss, je lis cette lettre, je ris, je pleure; je fuis contente, attendrie, charmĂ©e ; jâemhrasse ma chere amie. II est triste , miss, il est triste. Ah ! câest quâil mâaime , & puis je ne fais ce que je fais. Je mets la lettre dans mon sein, A puis je la reprends, & puis je la baise mille fois. Ah, que vous mâĂštes cher ! Que je fuis touchĂ©e des assurances de votre amour ĂQuâelles redoublent le mien ! Mais il faut sortir. Quoi ! vous laisser? vous, mon cher amant? Maudit soit l'usage! Je vais donner cette feuille Ă sir Thomas , il la fera partir ce soir. Adieu donc , adieu. Oh, que miss est pressĂ©e Ăź Elle est trop indiffĂ©rente, oui , elle lâest trop. Adieu. Je vous dirai ce soir tout ce que je pense , si pourtant il mâest possible de Ăâexprimer. âŠI de M Ăź s t r Ăź s s Butler, s z LETTRE XL. A minuit; J E vous aĂŹ quittĂ© brusquement, mon cher Alfred on mâarrachoit au plaisir de vous parler. Sir Thomas a fait partir ma lettre. It est bien mon serviteur, en vĂ©ritĂ©, & tout- Ă -fait content de ma conduite. II ne trouve pas ma mauvaise humeur ridicule ; & quand je le reçois comme un chien, cela lui parole le plus naturel du monde. La cruelle quâil aime en vain , bien en vain , je vous assure, n'est pas si complaisante pour moi ; elle me raille, me fait une grimace quâelle appelle mon air ennuyĂ©, & puis elle Ă©clate de rire. Elle ne me corrigera point ; mon cher Alfred n'y est pas, je ne lâattends point, non, je ne Ăaurois rire... Jâai lu cent fois votre lettre. Ce chagrin qui devroit me flatter, me pĂ©nĂ©trĂ©; je ne veux pas que vous soyiez triste.. Jâai mis la lettre fur mon sein, mon visage sur la lettre, & je Lai baignĂ©e de mes larmes. Elle fera fur mon cĆur cette lettre que tu as touchĂ©e ; elle y fera toujours, jus- quâĂ ce quâune autre de la mĂȘme main vienne lâen ĂŽter pour prendre sa place. Que je ne cesse point de vous rĂ©pĂ©ter que je vous aime. Ah ! je ne me lasserai ni de le penser, D iij 54 L K T T R E S ni de rĂ©crire. PuiĂlĂŹez-vous, mon cher Alfred, prendre autant de plaisir Ă lâentendre , que jâen ressentirai toujours Ă vous le dires... II y a deux heures que jâĂ©tois dans ce coin oĂč vous vous plaisez; ils jouoient , ils se que* relloientj moi je fermois les yeux» je cher- chois Ă me tromper moi-mĂšme... Il vient, me difois-je , il entre , il va mâembrasser ; jâentciids cette voix , dont le son si doux , ĂĂŹ caressant, Ă©veille le plaisir dans mon cĆur.... Eh ! pourquoi Terreur se diffipe-t-elle ? Pourquoi nâest-ce point lui ?... Quoi! tu nâes pas lĂ ? Quoi ! tu nây feras point demain, ni Ăąpres? Tu nây feras donc jamais , mon cher Alfred ? Mon cher amant, plains ta maĂźtresse, elle ne te voit point, elle ne te verra de long-tems... Ah ! quâu n moment de ta prĂ©sence , quâun seul de ces baisers que tu lui prodiguois, por- teroient de joie dans son ame ! Mais tu ne mâentetrds point. HĂ©las ! tu ne saurois mâcn- tendre. LETTRE X L I. Samedi matin Q ĂŻĂŻELQUS douleur que je ressente de votre absence, quelque dure que me soit cette sĂ©paration, je ne me repens point de vous de mistriss Butler. ss aimer. Les peines les plus cruelles ne me feroient pas renoncer Ă la douceur dâun sentiment que vous mâavez rendu II cher. Un instant de votre vue , un billet de votre main, un baiser de votre bouche me causeront plus de plaisirs , que dix ans dâune stupide indiffĂ©rence ne pourroient mâen procurer...Bon dieu ! quand vous entrerez dans ma chambre , quand je leverai les yeux fur vous , quand je me sentirai dans vos bras , quand je vous presserai dans les miens, me souviendrai- je des pleurs que votre Ă©loignement me fait rĂ©pandre ? Non, je ne me souviendrai que de vous. Adieu , je vous quitte ; aimez-moi comme je vous aime. Samedi au soir. Jâai fait aujourdâhui tout ce quâil mâa Ă©tĂ© possible pour dissiper cet ennui que je ne saurois vaincre ; mais je nâai cherchĂ© quâen vous un amusement quâaucun autre objet ne pouvoit me procurer. Je me suis retirĂ©e dans mon petit cabinet, jâai ouvert le tiroir qui renferme les gages prĂ©cieux de votre amour» jâai lu ces lettres si tendres , je prononqois avec un sentiment dĂ©licieux des mots que votre main a tracĂ©s & que votre cĆur a dictĂ©s. Que cette lecture mâa touchĂ©e ! Avec quel regret jâai rappelle le tems heureux oĂč vous me donniez vous-mĂšme ces aimables lettres ! Quelle diffĂ©rence, mon cher Alfred ! Mott D iv §6 tĂ T t RĂŻ S bonheur nâest pas dĂ©truit ; mais il ĂȘst OtĂčĂ©L lement interrompu ! II nây a que cinq jours que vous Ă«tes parti dĂ©jĂ si triste , si abattue , que ferai-je dans la fuite ? Jâattends votre lettre demain. Ah, si je nâen ĂĄvois pas ! MaiĂĄ jâen aurai $ vous nâĂštes pas capable de mâaban- donne^^a mon inquiĂ©tude. La moindre nĂ©gligence qui viendroit de votre cĆur me met* troitau dĂ©sespoir; mais ce cĆur est sensible, dĂ©licat j il est Ă moi. Jâaurai une lettre, oui, je lâauraL Adieu, adieu, mon aimable & cher fimi; Miss Betzi vous prie de croire que, si je nâai pas de nouvelles demain, vous pourrez mâadresser votre premiere lettre aux pe- tites-maisons. Quâelle est heureuse, mon cher Alfred ! Ellenâaime rien... Mais est-on heureul de nâaimer rien Non, oh, non, LETTRE XLĂI. Dimanche aiisoi?* J\Ă t Ă©tĂ© aujourdâhui dĂźstĂ«r Ă huit milles de Londres avec deux dames catholiques qui se sont retirĂ©es dans cette espece de couvent françois, nouvellement tolĂ©rĂ© cela peut passer pour Un monastĂšre , quoique les religieuses soient en habit sĂ©culier^ La maison est belle, & remplie de jeunes demoiselles Jrlandoises* BĂ MISĂRlSS B HITLER. f? jpai Ă©tĂ© frappĂ©e de lâextrĂȘme tranquillitĂ© qui Ăegne dans ce feu. Miss Betzi & fa petite sĆur Ă©lbient avec moi. Sir Thomas est venu nous chercher. Nous revenions tous quatre dans un grand silence. Sir Thomas foupiroit, miss Betzi marmottait un air Ă boire, lâenfant maiigeoit des massepains, & moi je me con* tais une histoire qui nâĂ©toit pas plaisante. Quand mon cher Alfred ne mâaimera plus , difois-je , je me ferai catholique , & jâirai habiter cette maison paisible. Jâauraibien du plaisir Ă me confesser, car je ne parlerai que de mon amant ; son image ornera ma jolie cellule tous les saints, toutes les saintes qui pareront mon oratoire auront cette aimable physionomie. Le portrait que je tiens de fa main, placĂ© dans le lieu le plus Ă©minent, fera le patron le plus rĂ©vĂ©rĂ© de mon simple hertnitage ; couronnĂ© de fleurs , & couvert dâun voile lĂ©ger, il ne fera vu que de moi, il fera toujours le dieu de mon cĆur. Je lui adresserai des vĆux qui ne le toucheront plus i rĂ©importe, je sentirai toujours de la douceur Ă nfoccuper de lui. Milord fera mon ami, il viendra quelquefois me voir ; je lui cacherai mes peines ; je retiendrai mes larmes , je renfermerai mes regrets; je ne lui parlerai quĂš de lui, de fa grandeur , de fa fortune » de ses emplois brillans. II ne saura pasquâil est toujours aimĂ©, il ignorera que son amie est malheureuse, malheureuse par lui. Avec s 8 - Lettres ce petit projet, nous avancions vers Londres , Sc le cĆur me battoir bien fort. Aurai-je une lettre, dĂsois-je Ă sir Thomas ? Vous irez voir si jâai une lettre. Il y a Ă©tĂ©. Je nâen ai . point hĂ©las ! je nâen ai point. A minuit. Je fuis tout-Ă -fait triste , mon cher Alfred j cette lettre qui nâest point venue... Mon dieu, pourquoi nâest-elle pas venue ? Ah ! lâabfence est le poison de lâamour ,âą elle dĂ©truit tous ses plaisirs. Adieu , je vais nie mettre au lit ; & ce portait qui rit, je ne puis le souffrir ce loir j son air gai mâindigne , il passera la nuit dans le tiroir, pour lui apprendre Ă me montrer de la joie quand je fuis de mauvaise humeur. LETTRE XLIII. Lundi. Je lâai repris , ce portrait, je lui ai pardonnĂ© ; il faut bien que je lâaime , puisque je n'ai que lui. Je vous y trouve, parce que je vous cherche , parce que je vous dĂ©sirĂ© ; il est aprĂšs tout lâobjet qui vous retrace le mieux Ă mes yeux. Ah ! tout vous retrace Ă mon coeur ! Quoi ! tu es mieux que ce de mistriss Butler. s9 portrait ? Ton visage est plus noble, plus beau que celui-lĂ ? Quâil est joli pourtant ! qu'il est aimable ! quâil me plaĂźt ! HĂ©las, mes plus tendres baisers ne raniment point! II est toujours le mĂȘme, insensible Ă toutes mes ca- relses la froide image ne me les rend point.... Est-ee lĂ cet amant passionnĂ© , ardent, quâun seul regard rend si vis, si obstinĂ© ?... Ah » que nâeft-ce lui ! LETTRE X L I V. Mardi Ă minuit. puis-je vous dire, dans la position oĂč je fuis ? AprĂšs avoir attendu ce jour avec tant dâimpatience, le voir finir fans recevoir cette lettre si desirĂ©e; ne savoir que penser, n oser vous condamner dans la crainte dâĂštre injuste ; mâinquiĂ©ter, me chagriner , câest tout ce que puis faire. Ah ! pourquoi vous ai-je aimĂ©?... Jâaivu partir milord pour Pli- mouth, je lâai vu partir pour Caitombridge pourquoi faut-il que son voyage Ă . soit un Ă©vĂ©nement pour moi ? 11 nâĂ©toit point Ă Londres, mon cĆur en Ă©toit-il moins paisible ? 11 ne mâĂ©crivoit point, en Ă©tois-je moins heureuse ? PĂ r quelle fantaisie a-t-il yculu mâintĂ©resser Ă son sort? Faut-il que âŹo L E T t R E S le mien dĂ©pende de lui ? DâoĂč me vient It douleur qui me preise ? Que me manque-t-il ? Une feuille de papier ! & me voilĂ dĂ©solĂ©e , parce que je ne lâai point. Ah ! tir Charles, Ăir Charles, est-ce ainsi que vous aimez? Si vous connoiĂĂĂŹez le cĆur que vous avez touchĂ© , vous mĂ©nageriez mieux son extrĂȘme sensibilitĂ©. Vous ĂȘtes loin, bien loin dâima- giner le chagrin que vous me donnez. Je crains que quelque accident ne vous ait arrĂȘtĂ© dans votre route , que vous ne soyez arrivĂ© malade, que vous ne mâaimiez plus. Quelque terrible que soit cette idĂ©e, je la prĂ©fĂ©rĂ© fans balancer aux deux autres. Ah ! que lâamour me Vend chers les plaisirs quâil mâa donnĂ©s ! ll y a huit jours que je vous Ă©crivois ; mais quelle diffĂ©rence ! Je parlois Ă un amant dont je croyois ĂȘtre adorĂ©e. A qui est-ce que je parle Ă prĂ©sent ? Je ne vouS commis plus ; non, milord, je ne vous commis plus. LETTRE X L V. Mercredi Ă JĂŹx heures du soir, On prend vivement votre parti ; miss Betzi ne veut pas que vous ayieztort ; elle ne conçoit pas que vous puissiez avoir tort elle vous dĂ©fend, me gronde; je fuis la malheureuse» de mi s t ri s s Butler; âŹt & câest vous quâon plaint, quâon excuse.... Pauvre petit ! mĂ©uagez-le donc, il le mĂ©rite bien.... On veut dĂ©chirer ma lettre, on ne veut pas que milord la voie,... Oh ! je vous assure, miss, qu il saura il boudera. Voyez le grand malheur ; le voilĂ bien malade, en vĂ©ritĂ©. II chiffonnera la lettre, il la mettra en pieces, il la mangera. Quâil fasse tout ce quâil voudra pourquoi me chagrin e-tffl ? Moi, lui dire des choses tendres ? Oh ! je ne le laurois il nâest plus mon cher Alfred, il nâest plus mon ami, mon amant ; il ne mâest rien, rien du tout, vous dis-je. Ah Ăź mon dieu, sâil mâavoit Ă©crit, il seroit. Mais câest un paresseux, un nĂ©gligent, un.... tout ce quâon peut ĂȘtre de pis, Adieu , milord. Votre grĂące veut-elle recevoir mes humbles complimens ?... Ho ! je vois bien la mine que vous faites ; mais je ne mâen soucie guere, entendez-vous ? LETTRE X L V I. A minuit, toujours mercredi. On est bien fier, bien content, bien heureux, quand on nâa point de reproches Ă se faire, quand on peut se dire je ne mĂ©rite pa$ çeux dont on mâaccable. JâĂ©prouve fin- L E T T R E S 6 % justice des autres. On attend une impertinente maĂźtresse Ă ses genoux, on lui dits ingrate, vous seriez trop punie, si vous aviez raison.... Jâai tort, mon cher Alfred ; mais jâai craint , jâai souffert ; mes peines ont Ă©tĂ© rĂ©elles nâobtiendrai-je pas ma grĂące ? La mĂ©chante lettre venoit de partir, quand on mâa donnĂ© la vĂŽtre avec quel plaisir je lâai lue ! Elle a Ă©tĂ© pour moi comme un astre brillant, qui sâĂ©leve au-dessus de lâhorjson le plus sombre elle a Ă©clairci les nuages de lâhumeur qui me dominoit, de cette humeur qui mâa fait vous Ă©crire avec froideur & indiffĂ©rence. Ah ! je vous en prie, brĂ»lez bien vĂźte cette lettre nâen gardez jamais une oĂč vous ne trouverez pas des assurances de mon amour. Ai-je pu douter dâun cĆur si tendre , de cet amant qui me dit O ma belle, ĂȘ ma chere maĂźtrejse ! aimez-moi , aimez-moi , fi vous voulez que je vive ! Ah , si je le yeux ! ah, si je vous aime ! Mais je ne mĂ©rite pas de vous le dire , jâen fuis indigne je ne vĂłus le dirai pas , câest une pĂ©nitence que jâimpose Ă mon cĆur, de mistriss Butler. '63 âą* LETTRE L X V I I. Vendredi matin. Fe fuis triste » mon cher AĂźfred, & tout me, 3e paroĂźt depuis que je ne vous vois plus. Un amant aimĂ© embellit tout; il rĂ©pand lâa- grĂ©ment dans les lieux quâon habite, fur les personnes quâon voit; il prĂȘte fa grĂące Ă tous les objets qui nous environnent ; le charme inexprimable attachĂ© Ă fa prĂ©sence, semble sâĂ©tendre fur lâunivers, & rendre tout plus aimable & plus riant. Lâabfence , au contraire, rĂ©pand lâinsipiditĂ© fur tout; elle suspend la gaietĂ© , Ă©teint , ou du moins amortit les dĂ©sirs. On sâĂ©veilĂźe fans goĂ»ter le plaisir de revivre ; on fe leve fans dessein, fans fe rien promettre. La nonchalance prĂ©side Ă la toilette; on sâhabille fans fe parer ; on fe mire fans fe voir ; f habitude fait mouvoir la machine, mais fes mouve- mens nâintĂ©ressent point. Le jour paroĂźt long Ăź il passe , il finit ; rien ne lâa marquĂ© il est anĂ©anti, on ne lĂ© souvient pas quâil a Ă©tĂ© la vivacitĂ©, lâefprit, Penjouement, ne peuvent percer le voile qui les obscurcit. Ces dons renfermĂ©s en nous-mĂšmes, y font comme les fleurs dans un parterre oĂč lâon fe promens la nuit la variĂ©tĂ© de leurs cou- 64 Lettres leurs existe , mais on ne lâapperqoit point. La sĂ©vere miss me gronde. Eh fi , fi, madame, vous avez Pair dâune princesse de roman. Elle me traite comme.... comme ses amoureux, en vĂ©ritĂ©, Mais elle me dit que vous mâairhez, que jâai raison de vous adorer , que jamais folie ne fut plus pardonnable , & lĂ - dessus je lâembrasse. Adieu, mon aimable » mon tendre ami. Adieu , mon cher Alfred. LETTRE L X V 11 I. Vendredis Ă minuit, JTâai dĂźnĂ© chez ladi Vorthi. En rentrant, jâai trouvĂ© la charmante miss qui mâatteu- doit. Jâai vu votre lettre dans ses yeux $ elle me lâa remise avec une joie que lâarnitiĂ© seule peut donner, & quâelle ieule auĂĂĂŹ peut comprendre. Miss requit tous les compli-. mens de milord, & lui en rend mille. Elle rĂ©pond Ă votre anecdocte Ă 'Iphis plĂźtt au ciel qu'il imitai ! Cela vous paroĂźt-il assez tigre ? A fa place je dirois comme elle ; il est fĂącheux dâĂȘtre aimĂ©e, quand on nâaime point ; de sentir quâon fait Ă quelquâun une peine violente , quâon ne peut soulager , quâon aigrit par la fiertĂ©, quâon entretient par la -douceur, & quâon ne guĂ©rit que par la du- DE Mr stries Butler. 6s retĂ©. Câest une dĂ©sagrĂ©able situation.... II y a aujourdâhui dix-sept jours, quâĂ pareille heure, dans le mĂȘme lieu, dans la mĂȘme place oĂč jâĂ©cris, je ne croyois guere quâon pĂ»t ĂȘtre cruelle. II me paroilsoit bien doux & bien naturel de cĂ©der aux dĂ©sirs dâun amant, de partager ses transports , dâĂštre flattĂ©e de les exciter.... Vous en souvient-il, mon cher Alfred ?... Ce moment eĂt-il auĂsi, prĂ©sent Ă votre idĂ©e quâil Test Ă mon cĆur ?.... Que celui-ci eit diffĂ©rent! Je vous parle, il elt vrai5 mais je vous voyois, je vous en- tendois, je vous touchois ; votre tĂȘte penchĂ©e fur mon sein, ce tendre abattement, ces soupirs, ces sermens, ces priĂšres ardentes, enflammĂ©es. Que vais-je rappeller ? DâoĂč vient que ce tableau fe retrace si vivement Ă ma mĂ©moire ? Je crois voir encore ces yeux attendris, brillans dâamour & de plaisir, mĂȘler tout-Ă -coup Ă leur douce langueur lâĂ©clac de la joie. hĂ© ! quelle joie ! quâelle Ă©toit pure ! quâelle Ă©toit vraie! que ne puisĂ©e te la faire oublier, pour te la donner encore ! Ah ! mon cher Alfred, pourquoi ne me reffce-t-il plus rien Ă faire pour ton bonheur ! Vous me priez dâĂ©crire quatre pages oĂč il nây ait que ces mots, je t'aime , je te deftre ah ! si je mâen croyois, je les rĂ©pĂ©terois tant, que vous vous lasseriez peut-ĂȘtre de les lire. Tome 1. 66 L E T T R r. s LETTRE X L I X. Samedi Ă minuit , "Vous croyez,mon cher Alfred, que je vais vous Ă©crire. Point d u tout, je vais me coucher je fuis accablĂ©e, ma tĂšte*ne fe prĂȘte point Ă mes dĂ©sirs ; elle fe fait sentir si vivement, que si je vous aimois moins, je ne senterois quâelle ; mais rien ne peut affoiblir le sentiment qui me fait songer Ă vous. Adieu* Pensez Ă moi, aimez-moi, aimez-moi bien. Je vous aime, je vous aimerai toujours, jâaurai toujours du plaisir Ă vous aimer. - SsĂTSââ -â=- â- - â -â ^9* u- A LETTRE L. Dimanche matin. Fe me porte mieux,ma tĂȘte est dĂ©barrassĂ©e, & je commence le jour par vous donner des preuves de ma tendresse je voudrois remployer tout entier Ă vous Ă©crire. Que ne puis-je mâenfermer, ne voir personne! Cette porte* sâouvre, on annonce qui? un importun. Qui que ce soit, câest quelquâun que je ne dĂ©sirĂ© point. Ce nâest jamais milord de mistriss Butler. 67 duc ce nom si chĂ©ri ne se fait plus entendre. Tout me dĂ©plaĂźt, tout mâennuie. Je commence Ă mâallarmer dâun sentiment si vif ah ! que devietidrois-je , si vous ceĂsiez de le partager ! Je sens que toutes les affections de mon cĆur font rĂ©unies en vous, que tous mes mouvemens, tous mes dĂ©sirs tiennent Ă vous. Votre absence me fait connoĂźtre combien vous ĂȘtes devenu nĂ©cessaire Ă mon repos, Ă mon bonheur, Ă mon existence mĂšme. Quâavez-vous donc fait pour me lier si fortement, pour mâarracher Ă tout ce qui nâest point vous? Qpoi ! pas un instant, pas une idĂ©e,pas la moindre distraction !... Oh! mon cher Alfred, mâaimez-vous de mĂȘme. LETTRE L I. Dimanche Ă minuit. Il est donc des momens oĂč, dans lâabsence de ce quâil aime , un cĆur tendre peut se livrer Ă la joie. Oh ! que jâen ai ressenti Ă la vue de ces deux feuilles remplies de tĂ©moignages de ton amour ! avec quelles dĂ©lices je les ai parcourues ! Je nâofois respirer, de mâinterrompre. Nâavois-je pas raison de regretter ces lettres charmantes ? Puissent les miennes te faire Ă©prouver le mĂȘme sentiment E ij 68 Lettres dont elles m'ont pĂ©nĂ©trĂ©es ! Vous me souhaitez un bonheur que rien ne puisse troubler he ! mon eher Alfred, qui peut remplir vos souhaits que vous-mĂȘme? Vous aimer , vous plaire, voilĂ mon bonheur ; je nâen veux point dâautre, je nâen goĂ»terois point dâautre_ Câest donc moi qui prĂ©si- dois en secret Ă ce festin superbe » Ă ce bal magnifique? Cette couronne refusĂ©e Ă celles qui la demandoient, qui se disputoient lâhonneur de lâobtenir, de la recevoir de ta main, est donc offerts Ă ta maĂźtresse ? Quâelle est brillante Ă ses yeux! Mon dieu, que ces riens ont de prix ! lâamour en compose ses trĂ©iors... LĂ est un baiser. . . il'nây est plus, il nây est plus, ce baiser, mon cher Alfred, il y en a mille Ă prĂ©sent.... Non, vous ne mâavez jamais Ă©crit avec ce feu.... jâai mis tout mon visage sur ce papier, qui a Ă©tĂ© dans tes mains. Je croyois tâentendre me parler, voir cette mine aimable, cette bouche dont le silence aussi doux que les expressions, plus animĂ© peut-ĂȘtre.... Ah ! que je tâaime ! faut- i! que je ne puifle que te lâĂ©crire ! LETTRE LII. lundi Ă midi. -/'EST donc Ă votre rĂ©veil que vous recevez mes lettres! Ă votre rĂ©veil, mon cher de mistriss Butler. 69 Alfred! Mon dieu, que jâaimerois Ă vous rĂ©-, veiller ! Jâapprocherois fans bruit, jâouvrirois doucement le rideau, je passerois mon bras fous votre tĂȘte un baiser_ ah, quel baiser!... il Ă©veilleroit tout le monde.... Vous distinguez donc la forme, le cachet, le papier. Cette lettre est vue dâabord, elle est baisĂ©e , tendrement baisĂ©e. Heureuse lettre ! & moi je nâai rien. Oh ! comme vous vous endettez ! combien vous mâen devez de baisers ! rĂ©glons un peu nos comptes, f,n mettant, annĂ©e commune, quâil ne mâen revĂźnt que cent par jour, quel fonds cela fait dĂ©jĂ ! Je vous avertis que vous trouverez en mot un crĂ©ancier un peu dur; jâexige intĂ©rĂȘt & principal pas la moindre remise. DĂšs que je vous vois, je vous arrĂȘte dans mes bras; vous y ferez dĂ©tenu, vous nâen sortirez point que vous nâayez tout payĂ©. Mais , quoĂquâurç peu arabe, comme je ne fuis point sans gĂ©- nĂ©rofitĂ©, pour vous faciliter, tous ceux que je prendrai, je les compterai pour deux, il vous le voulez_ Le voudrez-vous, mon cher Alfred? Jâefpere que milord est trop juste, trop noble.... Oh ! non , tu ne le voudras pas. E 3 1 Lettres 7© LETTRE LIV. Mardi Ă sx heures du soir, ]P ENDANT que miss Betzi assure sir Thomas de son indiffĂ©rence, de sii parfaite indiffĂ©rence, quâelle lui dit de son air le plus riant, le plus satisfait, quâelle ne lâaime point, quâelle ne lâaimera jamais,- tandis quâil saie la mine dâun ours qu on a trop fait danser, je vous Ă©cris fur mes genoux, prĂȘte Ă jetter ma lettre au feu , au premier bruit que jâen- tendrai. . Vous me demandez ce que je fais, ce que je pense, ce qui mâoccupe. Je pense Ă vous, je vous Ă©cris , je fais des vĆux pour votre retour.... Quel train elle fait! Que miss est mĂ©chante! VoilĂ un piquet qui commence mal ; sir Thomas aura les cartes fur le nez avant quâil soit peu elle 11e veut pas quâil ait le moindre avantage fur elle , pas mĂȘme au jeu. Pauvre sir Thomas ! Pourtant jâenvierois son sort, si je ne le trouvois pas humiliant. II la volt, il est tout prĂšs dâellej rien quâune petite table ne les sĂ©pare, il touche sa robe, quelquefois fa main oui, mais elle la retire avec dĂ©dain sir Thomas lâennuie , lui dĂ©plait, lui donne de lâhumeur. Je ne voudrois pas du fort de sir Thomas, je ne voudrois pas du mien non plus. Quâest- vL mistrĂŻss Butler. 71 ec donc que je voudrois ? Ah! je ne saurai point, ce que je veux! je fuis trop Ăure de ne point savoir!... Sept heures, point de lettre! est-ce que je nâen aurai point ce soir '{ Miss Betzi dit que je me renfrogne Ă vue dâĆil ; que je prends lâairdâune vertu qui sâap- puie fur un tombeau elle rit. HĂ©las ! je ne saur ois rire. A neuf heurts du soir. Me vqilĂ retombĂ©e dans mes premiers chagrins , je nâai point de lettre. Mais dâoĂč vient donc que je 11âen ai pas ? Je ne mâaccoutume point Ă ces retards , ils mâaffligent. Je soupe chez ladiVorthi je suis dâune humeur contre vous!... Paix ne me parlez de votre vie. ^ A une heure du matin. Je reviens Ă vous, mon cher Alfred , un penchant naturel mây ramene. Quelle que soit mon humeur , eĂŻle ne va pas jusquâĂ diminuer ma tendresse jâaime Ă penser que vous nâavez pas tort. On me gronde quand je me plains de vous, on prend votre parti, on vous aime, on vous dĂ©fend, on me rend la vie bien dure. Vous qui ĂȘtes mon ami, mon plus tendre ami, partagez donc ma peine, souffrez que je vous la confie. Ne faites pas comme miss Betzi s Ă©coutez-moi avec douceur, avec E 4 72 Lettres cette bontĂ© qui vous rend si aimable. Nâest-il pas affreux dâavoir un amant, de lâaimer si sincĂšrement, & dâĂštre Ă©loignĂ©e de lui dans les premiers momens dâune liaison si douce, dâun commerce si satisfaisant ; dâĂȘtre privĂ©e de teus les plaisirs que lâongoĂ»toit, de tous ceux quâon se promettoit? LĂ , pensez-y bien* cela nâest-il pas fĂącheux ? Plaignez-moi, plai- gnez-moi, je vous en prie. 11 faudroit ai*, mer comme jâaime, connoĂźtre mon amant comme je le connois , pour sentir le dĂ©sagrĂ©ment de ma situaiion; daignez y prendre un tendre intĂ©rĂȘt, je vous en saurai grĂ©; votre compassion me consolera un peu. Adieu, mon cher Alfred vous voyez que je ne boude point, je ne veux pas ĂȘtre injuste. Vous mâavez Ă©crit, jâen fuis sĂ»re ; mais câest ce courier, courrier, qui sâamuse Ă se eatĂer le cou, plutĂŽt que dâapporter ma lettre ; je voudrois que le traĂźtre fĂ»t au fond de la Tamise ; mais non, je perdrois ma lettre. Adieu, adieu donc, mon cher amant. LETTRE L V I I. Mercredi, JL a douceur avec laquelle vous rĂ©pondez Ă mes reproches augmente bien le regret quo de m i s t r i s s Butler. 73 jâai dĂ©jĂ senti dâavoir pu vousles faire. Votre justification mâa touchĂ©e, attendrie jusquâaux larmes. Je voudrois retrancher de ma vie tous les instans oĂč je pourrai vous causer la plus lĂ©gere peine. Vous ne voulez pas que fois triste, vous me priez de mâamuscr ah! je ne le puis! Jâouvre des yeux stupides, je ne rencontre plus ceux qui portoient la joie dans mon ame. Vous me la rendrez cette joie, mon cher Alfred j vous seul pouvez me la rendre. Je passe ces jours si longs Ă me rappeller les premiers moraens de notre amitiĂ©. Souvent je me fais un plaisir dĂ©licat de retracer Ă ma mĂ©moire tous les mouvemens que vous avez excitĂ© dans mon cĆur, ds penser Ă ce tems heureux oĂč, fans songer Ă lâamour, j'en goĂ»tois les douceurs. Pourquoi ne me disiez-vous point que vous mâai- miez, vous qui depuis deux ans formiez ie dessein de me plaire ? Comment ai-je pu vous voir, vous parler, fans vous aimer? Mais je ne connoissois que vos traits ; vous me cachiez encore ce cĆur, cette ams que jâa- dore eh ! pourquoi me les cachiez-vous ? De quels biens mâavez-vous privĂ©e! que de jours perdus pour lâarnour ! Eh bien, mon cher Alfred , câest encore une dette, & je ne me sens point assez de gĂ©nĂ©rositĂ© pour vous la remettre. 74 L E T T 1 ! S Toujours mercredi Ă minuit. Je fuis dâutie colere, dâune indignation devinez.... Mais, qui pourroit lâimaginer! Sir Barclay, ce vilain lord, si petit, si rond, fi laid , si sot & bien, milord, il aura demain votre habit, cet habit si admirĂ©, si envie, cet habit que jâaime tant, que vous avez mis au mariage de votre sĆur il aura le front, lâaudace, lâinsolence dâen porter un semblable. II nous a parlĂ© touc le soir de ce bel habit; & pour le mieux dĂ©signer , il est, disoit-il, tout pareil Ă celui de milord duc... Ah! je lâaurois battu. Quoi ! je verrai cet habit , & ce ne fera pas vous qui le porterez ! Sir Barclay.. . oh ! quâil vienne chez moi avec ce bel habit jây mets le feu; oui, je l'y mettrai ; tant pis pour qui fera dedans. Lui cotivient-il de le mettre comme vous ? est-iL digne dâĂštre votre singe ? Adieu, mon cher Alfred, je vais dormir. Ah! si je pouvois rĂȘver !... Pourquoi non ?... vous rĂȘvez bien, vous. HĂ©las ! je ne vous vois pas mĂȘme en songe. LETTRE L I I I. Jeudi d ^ trois heures. J E viens de t. ouver une position pour votre portrait, dans laquelle il vous retĂembie tant, de mistriss Butler. 7s que jâai cru vous voir. Je vous diĂois bien quâil se feroit aimer.... En relisant votre derniere lettre , je trouve dans votre style un peu de tristesse. Ah ! ne vous y abandonnez pas , mon cher Alfred, je nâentends jamais parler de consomption que je ne frĂ©misse pour vous. Amusez-vous, jouez, chassez, donnez des fĂȘtes, oubliez-moi; oui, ou- bliez-moi , si mon souvenir trouble la douceur de votre repos. Ne mâoubliez pas tout Ă -fait, pourtant , mais autant quâil le faudra pour votre santĂ©. Je sens par moi-mĂšme combien lâennui prend fur le tempĂ©rament. Si je ne connoissois pas la source de lâhumeuc noire dont je ne puis me dĂ©fendre , je me croirais malade. Ma tante Test dangereusement; elle souffre; son Ă©tat mâatendrit, & me fait Ă©prouver quâun bon cĆur ne se lasse point, quelque mal quâon ait reconnu sa sensibilitĂ©. Ma tante mâa donnĂ© bien des chagrins ; elle nâa jamais nĂ©gligĂ© lâoccasion de me dĂ©sobliger ; sa mort mâenrichiroit malgrĂ© elle; mais- loin , loin de moi tout espoir vil , tout projet de fortune qui sâarrange aux dĂ©pens de la vie ou de la satisfaction dâautrui. Ma tante est malheureuse, bien malheureuse, en vĂ©ritĂ©, puisquâelle a un caractĂšre inflexible , qui ne lui a jamais permis de goĂ»ter les plaisirs de lâamitiĂ©. Mais quâest-ce donc que cette lettre ĂŹ Est-ce Ă mon amant que jâĂ©cris? Non, âcâest Ă mon ami, Ă mon plus cher j Ă mon plus tendre ami. j 76 LettrĂ©s * *âą LETTRE L I X. Vendredi. J E voudrois ne vous point Ă©crire, parce que je fuis triste ; mais je vous Ă©cris parce que je vous aime ; au hasard dâĂštre un peu grave , un peu fĂącheuse mĂȘme. La maladie de ma tante mâafflige. Je ne f ai ms pourtant pas, il nâest pas possible que je lâaime ; mais elle souffre , elle me sait une vĂ©ritable compassion. Que nous avons la vie Ă de dures conditions , mon cher Alfred ! Quâelle est semĂ©e de dĂ©goĂ»ts & dâĂ©vĂ©nemens malheureux ! Si la noblesse de nos idĂ©es, iĂź la grandeur de notre ame nous en font supporter courageusement une partie, qui est celle qui nous concerne seuls, cette liaison naturelle, indispensable, que nous avons avec tous les ĂȘtres dont nous sommes environnĂ©s , fait que les peines des autres nous deviennent propres, que nous souffrons par eux , avec eux & pour eux. Que de maux fans remede & qu'il est bien peu de biens f ins mĂ©lange ! Lâamour mĂȘme , ce sentiment le plus flatteur de tous, qui nous enchaĂźne par des liens dont le tissu se cache sous des fleurs, combien dâamertumes ne verse-t-il pas fur les douceurs quâil nous fait sentir ? II ' SE M ĂŻ S T R 1 S S BUTLER.â 7 7 nous a pourtant Ă©tĂ© donnĂ©, ce sentiment,â pour faire notre bonheur, pour uour ramener quelquefois Ă cet Ă©tat de fĂ©licitĂ© dans lequel nous avions Ă©tĂ© formĂ©s. Je crois , mon cher Alfred , quâil sortit avec lâespĂ©rance , de la boite fatale , pour ĂȘtre le contrepoison de tout ce quâelle rensermoit. Par lui les mortels les moins heureux en apparence goĂ»tent des plaisirs que la fortune ne donne pas, & quâelle ne peut ĂŽter. Ces plaisirs leur font supporter la privation des autres biens. Par lui on oublie insensiblement tout cequinâest pas lui ; & câest lui qui me ra m en e Ă vous parler de vous, Ă ne me plus souvenir que de vous. Je voudrois ĂȘtre Ă la moitiĂ© du tems que je dois passer fans vous voir, il me semble quâalors chaque jour nous rapprocheroit davantage. Quand 011 est Ă la moitiĂ© du chemin quâon doit faire, on marche vers la fin , il paroĂźt quâon avance bien plus. Adieu, adieu, mon cher amant, adieu tout ce que jâaime LETTRE LX. Samedi, oila des lettres bien ennuyeuses , mon cher Alfred ; mais mçn style est toujours assujetti aux impressions que mon ame reçoit. J 78 Lettres ne saurois prendre un ton que je serois forcĂ©e dâĂ©tudier ; & puis vous mâavez permis de rĂ©pandre dans votre sein mes peines & mes plaisirs. Mon cĆur vous fera toujours ouvert, vous y lirez comme moi-mĂ«me il est Ă vous ce cĆur, il y est tout entier; mais lâamour ne le ferme ni Ă la compassion , ni Ă ĂŹâhuma- nitĂ©. Ma tante est un peu mieux. Mes foins ni mes attentions ne mâattirent pas fa bienveillance ; elle ne croit pas que lâon puiife desirer de bonne foi la vie de quelquâun dont la mort nous feroit utile. Pauvre femme ! la maladie de son ame est incurable. Mais parlons de vous , mon cher Alfred. On vous volt donc? Lette porte sâouvre Ă midi. On entre, on vous fait la cour. Que jâaimerois Ă vous faire la mienne, Ă vous voir feulement un instant, par le plus petit trou quâil soit possible dâimaginer ! Non pas pour vous Ă©pier, au moins; je crois tout ce que vous me dites. Ah ! si Ă lâennui de votre absence il se joignoit la crainte de vous perdre , des doutes fur votre fidĂ©litĂ©, je serois trop malheureuse. Mon cĆur fe repose sur le vĂŽtre cette douce confiance est le charme de lâamour & lâagrĂ©ment de la vie. Mon estime a prĂ©venu ma tendresse , elle a dĂ©terminĂ© mon penchant, elle en a hĂątĂ© les preuves, bien plus que le goĂ»t vif que vous mâinspiriez. Jâai aimĂ© lâhomme aimable ; mais câest Ă ĂŻâhomme qui pense, Ă lâhonnĂšte homme que DE M I ST RI SS B U T E E R." 7A Ăźe me fuis donnĂ©e. Adieu dites-moi que vous mâaitnez ; je ne me lasse point de vous lâen- tendre rĂ©pĂ©ter. Que jâaime vos lettres , la main qui les Ă©crit, ton esprit, ton cĆur , ton toi ! Ah ! quand te verrai-je ? Quand pourrai- je te presser contre mon sein , reposer ma tĂȘte sur le tien ? Adieu. Ah ! le vilain mot ! Le dirai-je toujours ! ESSES LETTRE L X I. Dimanche Ă sept heures du soir. OUS vous souvenez toujours de mes reproches , de mes injujtes reproches. Est-ce ainsi que vous pardonnez , mon cher Alfred ? Jâaime mieux vous le payer; ne me grondez plus. Votre lettre a fait rester ladi Vorthi un peu de tems Ă ma porte. Elle venoit me prendre pour faire une visite elle Ă©toit si pressĂ©e, si pressĂ©e, quâelle nâa pas voulu monter ;& moi jâai lu bien posĂ©ment mes deux feuilles avant de descendre. Tenez, ces choses lĂ sont plus fortes que toute ma raison. Oh,cqmme elle a rendu mes yeux brillans ! Cette lettre, cette aimable lettre ! Quel plaisir je sentois Ă savoir dans mon sein ! Elle me donnoit un air fou f elle mâa sait faire une conquĂȘte...Ce songe ! Ah]! quel songe! DâqĂč vient quâil me cause 8s Lettres tant dâĂ©motion?,. A mes genoux !....., Toiiâ mon cher amant !... Quoi ! je tây verrois encore !... Je partageois donc... ton bonheur!.,.. Muet dans mes bras , fans autre sentiment que celui du plaisir... Eh ! mais dis, dis-moi donc... Mais non, tais-toi... En vĂ©ritĂ© la pensĂ©e va vite. Cette image... Oh ! tais-toi donc... Paix, paix... Dans un mois tu me diras le reste. Je vais tâĂ©crĂźre , je ne fais comment, car je fuis folle. Ce soir ma tance va bien, on la guĂ©rira, je nây pense plus. Je ne vois que toi, ton amour , le mien , le plaisir dâĂȘtre aimĂ©e, celui dâaimer moi-mĂȘme. Ah ! quâon est heureux dâavoir une ame sensible ! Quâil est doux de se livrer ĂĄ une passion si tendre, quand sir Charles est lâobjet qui lâinspire & qui la partage !... je ne te connois donc pas ? Je ne te connois point assez ? Je ne douterois jamais un moment de lâardeur ?. Oh ! vas te promener avec tes plaintes. Je tâadore , mon cher petit. Nâest-ce pas te prouver que je te connois ?... Vous me demandez si je veux faire de vous un autre Abaillard. jamais peut- ĂȘtre on ne rappelia cette histoire avec plus dâefprit & plus de sentiment. Non, ce nâest pas mon dessein , je fuis de lâavis de Pope, tout est bien comme il est... Je crois vous voir de mistriss Butler- 8r voir dans votre lit avancer la main, choisir ma lettre entre toutes celles quâon vous prĂ©sente , dĂ©chirer vĂźte cette enveloppe..-Dans. ton lit ! Mais dâoĂč vient que jâaime ton lit ĂŻ Câest que jâaime tout ce qui tâapproche , tout ce qui tâappartient. Je voudrois ĂȘtre tout ce qui te plaĂźt , me transformer en tout ce que tu dĂ©sirĂ©s tu lâaurois dâabord. Oh ! comme je voletois pour te contenter ! Que dĂ© folles idĂ©es je me fais ! CâeĂl tout ce qui m amuse Ă prĂ©sent. Jâen use avec moi-mĂȘme , comme on fait avec un enfant qui demande sa bonne avec de grands cris. On lui dit cent menteries pour lâappaiser » & donner Ă la bonne le tcms de revenir. Moi je me fais des contes. TantĂŽt fĂ©e, tantĂŽt sil- phide, toujouts ta maĂźtresse, je forme un nouvel univers, je le soumets Ă tes loix ; je te cache mon ĂȘtre , mon pouvoir , non pour Ă©prouver ton cĆur , mais par un mouvement de dĂ©licateĂĂŻe. Je fuis ta sujette , quelquefois ton esclave ; tu me distingues dans mon abaiC- Ăement, tu me choisis, tu mâĂ©leves jusquâĂ toi. Jâaime Ă te devoir tout , je me plais Ă dĂ©pendre de mon amant, de ses foins gĂ©nĂ©reux. Revenue Ă moi-mĂȘme , mon Ă©clat dispĂ - loĂźt; ta partie la plus brillante de mon chĂąteau sâĂ©croule ; mais le fondement subsiste. Je retrouve mon bonheur, & ce bonheur est encore ton ouvrage. Adieu , mon aimable, mon cher S mon bien-aimĂ© Alfred. Je vais me coucher, & toujours avec ce portrait qui ne dit pas F Lettres §2 un mot, & qui pourtant me regarde comme sâil avoir quelque chose Ă me dire. Je ne vous Ă©crirai pas demain. Je vais Ă Hamstead ; 4 fera tard quand je reviendrai, car jây souperai, LETTRE L X I I I. Lundi , ou plutĂŽt mardis Ă deux heures du matin. u o i ! mon cher Alfred, je passerois tout un jour fans vous dire que je vous aime ! Je me livrerois au sommeil plutĂŽt quâĂ vous ! Je prĂ©fĂ©rerons mon repos Ă mon amant, Ă mon cher amant ! Non , je veux te parler , te dire... hĂ©las ! ce que je tâai dit mille fois. Quelles nouvelles assurances, quelles nouvelles preuves puis-je te donner de mon amour Ăź Ah, quenâes-tulĂ pour recevoir toutes celles quâun cĆur tendre peut accorder ! Ah, comme je te baiserois ! Avec quels transports!. Mâentends-tu, mon cher Alfred ? Non, tu ne mâentends pas tu me rĂ©pondrois ; je ne parle rois plus , je. nâaurois plus la force de parler. DĂ©jĂ dans tes bras, dĂ©jĂ ... Mais tu nây es pas. Ah ! dieu , tu nây es pas ! Bon soir, bon soir, mon aimable ami, bonsoir. Adieu toi, adieu tout le monde. -L D b mistriss Butler . 1 83 c.. LETTRE L X IV. Mardi Ă trois heures. J E fuis Ăiu coin de mon feu, en bonnet de nuit, de nuit exactement. Jamais ennui ne fut comparable Ă celui que je Ăcns ; ii jâavois pu le prĂ©voir, je nâaurois point aimĂ©....Allons, paix, taisez-vous , laiĂfez-moi dire ; câeit bien le moins quâil me soit permis de me plaindre, quand tout mâeit odieux. Eh ! pourquoi tout mâest-il insupportable ? Voyons pourquoi. Venez ici, milĂČrdj parlons raison. PrĂ©tendez- vous que je vous aime comme une folle quand vous y ĂȘtes , & comme une imbeciile quand vous itây ĂȘtes pas ?.... Oh ! je ne ris point, moi, ceci elĂŹ sĂ©rieux. PrĂ©tendez-vous faire de moi une crĂ©ature auĂlĂŹ amusante que fĂŹr Barclay?... A propos, je lâai vu hier, ĂĂŹc Barclay, avec son bel habit quâil portoit tout de travers ; un nĆud dâĂ©pĂ©e ĂĂŹ brodĂ© , fi pomponnĂ© , ĂĂźjajuĂtĂ©, si dorĂ©,- ĂĂŹ furdorĂ©, que jamais Midas nâen eut un plus riche ; une grande mouche placĂ©e je ne fais oĂč , fur lâoeil , je crois ; un air tout empĂȘtrĂ©, tout empĂątĂ©. La mere de ce joli enfant fe meurt, pendant quâil se roule sur lâor & la broderie. Miss Betzi dit quâelle ne peut souĂrir la vieille folle, pour sâĂštre avisĂ©e de le faire... On mâapporte un. prĂ©sent le plus agrĂ©able du monde câest L S T T RE S 84 une corbeille parfumĂ©e, remplie de mille bagatelles de France & dâItalie câest miss Jening qui me renvoie. Me voilĂ ruinĂ©e. Je ne fuis point assez riche pour recevoir, je fuis trop gĂ©nĂ©reuse pour recevoir. Que vais- je lui donner ' Cela mâembarrasse ; je veux rendre au double. Vous me manquez toujours. Jâaimerois Ă consulter votre goĂ»t dans cette occasion. Mais je voulois vous gronder , vous faire un train Ă©pouvantable je ne fais comment, jâaĂ tout oubliĂ© , exceptĂ© mon amour il nâen fut jamais de plus tendre, de plus sincere » de plus ardente ; mais vous nâen doutez pas, mon cher Alfred. Mercredi matin , 3VĂ e voilĂ donc Ă cette moitiĂ© , Ăą cette heureuse moitiĂ© que jâai tant desirĂ©e ! HĂ©las, que de jours encore ! Jâen voudrois palier deux Ă la Fois. Miss Betzi dit que je nâirai jamais jufquâĂ la fin , que je mourrai dâune belle langueur; que lâimpatience , lâennui&la passion me tueront tout aussi bien quâune apoplexie. Elle travaille Ă une impertinente Ă©pi- taphe quâelle veut faire graver sur ma tombe. Le mausolĂ©e quâelle mâpleve , ressemble Ă une salle de bal plutĂŽt quâĂ un tombeau. Elle vous fait arriver vite, vite, pour me Ăź e m i s t r i s s Butler. g? voir. Elle vous reçoit, vous annonce lâĂ©trange Ă©vĂ©nement; elle se sait un plaisir de vous ĂŹâannoncer , dâexaminer la mine que vous ferez ; elle vous voit tomber fans sentiment, vous ranimer pleurer. Elle vous fait dire mille extravagances ; elle espere que dans votre fureur, ne distinguant rien , vous prendrez sir Thomas pour la parque inhumaine qui a tranchĂ© le cours d'une si belle vie ; que vous lâimmolerez Ă mes manĂšs errantes ; & puis elle rit de ma mort, de vos regrets.... Je ne fais comment elle arrange tout cela ; mais elle mâa fait rire & pleurer. Elle faisoit si bien votre air, vos gestes.... Mon dieu, quâelle est folle ! A-t-on jamais fait rire quelquâun Ă son propre enterrement ? Sir Thomas , qui se modele un peu sur vous , chante ; en vĂ©ritĂ© il chante ! II a pris un maĂźtre Italien, pour lui donner du goĂ»t. II a beau faire, il ne chantera pas L-S-D-L.... Que cette ariette me charmoit quand vous la chantiez f QuâeĂle pĂ©nĂ©troit mon ame ! HĂ©las, je fuis privĂ©e de tout Ăź Oui, de tout. A minuiĂ. Vos lettres que je me plais Ă relire, me font dĂ©cĂłuvrir dans mon cĆur une source de tendreĂse que je nây avois jamais apperçue. Eh, qui mâeĂ»t dit, qui mâeĂ»t persuadĂ©e quâii Ă©toĂt dans le monde un homme si aimable * F iij Lettres 86 si digne dâĂȘtre aimĂ© ! II Falloit vous connoĂźtre pour le croire , pour le sentir. DâoĂč vient que mon a me timide sembloit craindre son bonheur? Oui, tu le sais mon bonheur, & tu le feras toujours. PuissĂ©-je expirer dans lâinstant oĂč tu ne feras plus flattĂ© dâen ĂȘtre lâarbitre ! Mais quel langage! 11 se ressent de la tristesse du jour. Celui oĂč je nâattends point fls lettres est affreux pour moi. II semble stus je ne vis ce jour lĂ que pour sentir cette privation. Que dâhumeur ! Elle se rĂ©pand s UB tout , sur toi que jâaime , que je dĂ©sirĂ©, que jâadore, que je meurs de chagrin de ne point voir. Mon cher ami, mon cher Alfred, mon cher amant, ta m ai tresse , ta chere maĂźtresse est une sotte bĂȘte ; mais câest toi qui en es cause! Aime la bĂȘte, ton retour lui rendra tous les agrĂ©mens que ton absence lui enlevĂ©. O , que mon cĆur sâĂ©meut quand je pense Ă ce retour !... Quoi ! le voir , lui , sir Charles, lâembrasser, lui parler, lâĂ©couter, le toucher, presser ses mains dans les miennes ! ... Ah, que nâest-ce demain ! Que nâest- ce tout Ă lâheure ' LETTRE L X V I. Samedi d minuit. O UE je lise ce s lettres avec le mĂȘme plaisir qiif vqus en rejfentez Ă les Ă©crire. Eh ! ftâen de mistriss Butler. 87 doutez point, mon cher Alfred. Moi, je les trouverois longues? Si je ne dis rien quand je ne reçois quâune feuille, câest que mou. cĆur ne veut point gĂȘner le vĂŽtre ; mais ĂĂŹ vous saviez combien je fuis contente quand jâen vois deux, combien je vous fais grĂ© de vous ĂȘtre occupĂ© ĂĂŹ long-tems de moi ; ĂĂŹ vous le saviez , mon cher Alfred , vous vous applaudiriez dâĂštre le maĂźtre de causer une joie ĂĂŹ vive Ă une femme que vous aimez.§ Des vapeurs , ne point dormir, quâavez-vous donc ? vous mâinquiĂ©tez. Dormez, dormez , mon cher amant ; que le souvenir de Fanni amuse votre cĆur quâil lâintĂ©reĂse, mais quâil ne lâafflige pas. Je ne puis penser sans chagrin, que je cause lâagi- tation qui vous tient Ă©veillĂ©. Pauvre petit, jusquâĂ ĂĂŹx heures , je nâĂ©tois pas lĂ pour causer avec lui, pour calmer son sang. Lâaurois-je calmĂ©, mon cher Alfred? Vous vous fĂąchez dâune question que je vous ai faite, qui suppose , dites-vous, que je vous crois ingrat, capable dâoublier mes bontĂ©s je ne voulois que vous faire rĂ©pĂ©ter que vous vous en souvenez. Comment douterois* je de votre rcconnoilsance ? Ah ! jamais ; mais vous ne mâen devez point votre bonheur mâa rendue st heureuse, quâen vĂ©ritĂ© vous ne me devez rien. Ce moment, le plus fortunĂ© de 'ma vie , ne sâeĂfacera jamais de ma mĂ©moire il est gravĂ© dans mon cĆur avec un F Ăv 88 LettrĂ©s trait de feu ; & quand vous Paurez oubliĂ©..." Mais vous ne Poublierez point. Eh ! pourquoi voudrois-je penser que vous Poublierez ? Vous vous plaignez de ce que je commence nia lettre par vous dire que je reviens Ă vous j vous me demandez ĂĂŹ je vous avois donc quittĂ© moi, vous quitter ! cela signitioit feulement que je ne boudois plus ; car je vous boude quand je nâai point de lettre ; votre portrait en pĂątit, je le mets en pĂ©nitence dans le tiroir. On vous dira comme je le bats, comme il est malheureux avec moi miss Betzi embellira bien cette folie qui mâa prise un jour. Ah ! je ne mâĂ©loigne jamais de vous ; votre idĂ©e mâaccompagne par-tout le cercle des miennes est bornĂ© Ă ce qui vous concerne, Ă ce qui vous plaĂźt, Ă ce qui vous intĂ©resse. Tu ĂŹrĂŹas enveloppĂ©e dans un tourbillon ; je nâen fors point ; je nâen veux point sortir. EntraĂźne-moi toujours oĂč ferois-je mieux quâavec toi ? Adieu, ma mie. Dimanche Ă minuit . ous ĂȘtes bien bon, mon cher Alfred , de relire fi souvent mes lettres si je les re- liĂois, moi, vous nâen auriez pas de si longues, vous nâen. auriez pas iĂŹ souvent. Je DE MISTRISS BUTLER? FA croyois , quand vous partĂźtes que je vous Ă©crirois des folies, des choses amusantes, de jolies choses mais cette plume brillante & lĂ©gere , si vantĂ©e par mes amis, conduite par le sentiment, ne peut sâĂ©carter de son objet. Jâai voulu rĂ©pondre Ă votre couplet > que tout ce que jâai fait mâa paru foible ! Lâes prit ne parle pas au cĆur, il ne parle pas comme le cĆur.. .. Nais dâoĂč vient donc cette insomnie qui me dĂ©sole ? Qui peut vous troubler ?... Cela mâinquiete, jâai de lâhumeur, jâen ai beaucoup, votre lettre ne la dissipe point. Est-il possible que jâen conserve en mâent , 'etenant avec vous ? Quoi ! ces ser- mens de mâaimer toujours , ces nouvelles assurances de votre tendresse ne peuvent calmer mon ame , & lui donner cette paix douce que lâamour heureux rĂ©pand fur tous nos sens?... Vous vous applaudissez donc de votre constance ? Cela est tout-Ă -fait singulier. Je ne crois pas que personne dans lâu- ntvers ait jamais prĂ©tendu que vingt-deux jours dâĂ©loignement pussent dĂ©truire ou ai- foiblir une passion, sur-tout quand lâhabĂ- tude de jouir nâa pas encore produit la satiĂ©tĂ© , ni laissĂ© entrevoir le dĂ©goĂ»t ; suite trop ordinaire des longs attachemens. Ce nâest pas Ă prĂ©sent quâi! faut vous vanter de cette merveilleuse constance attendez que vous soyez prĂȘt Ă revenir de Caitombridge alors vous pourrez juger des effets de lâabsen- sc ; & si, votre cĆur est encore le mĂȘme, 90 LettrĂ©s vous dires, vous soutiendrez quâelle nâĂ©teint »i lâamour ni les dĂ©sirs... Tenez je veux toujours ĂȘtre vraie, dussĂ©-je vous fĂącher cet endroit de votre lettre mâa parfaitement dĂ©plu i iĂ mâa fait une peine extrĂȘme. Câest peut-ĂȘtre de ma part une dĂ©licatesse outrĂ©e, je ne me donne pas tout-Ă -fait raison ; mais il me semble quâun homme capable dâadmi- rer quâun tems si court nâait point fait dâim- preĂĂion fur ses sentimens , Ă©toit accoutumĂ© dâen avoir de bien lĂ©gers. Si je mâĂ©tois trompĂ©e Ă votre caractĂšre, rien, non rien ne mâen consoleroit, rien ne pourroit mâen. consoler. Une estime si sincere, tant de crĂ©dulitĂ© pour vos discours, tant de confiance, dâamitiĂ©.... Ah! sir Charles, est-il possible que vous vous Ă©tonniez !.. Quoi ! vous faire un mĂ©rite?.... En vĂ©ritĂ© vous ne deviez pas mâĂ©crire cela , il ne salloit ni le penser, ni le dire. LETTRE L X V I I I. Lundi Ă midi chez miss Betzi. Ma confiance est toujous la mĂȘme, mon cher Alfred; je me hĂąte de vous le dire, de peur que vous ne me grondiez. Je nâai pas raison ,* jâai tort peut-ĂȘtre, jâespere que jâai tort. Que je suis folle ! Miss Betzi le dit. Elle vous conseille de me bien laver la tĂȘte ; & moi je vous le dĂ©fends, entendez-vous, ds mistriss Butler? $ĂŻ je vous le dĂ©fends. Je fuis excusable j vous pouvez tnâen croire. Quand je reçois une lettre de vous, je lâouvre avec ce plaisir extrĂȘme que je sens quand je vous vois elle remplit mon dĂ©sir le plus vif ; elle satisfait le besoin le plus pressant de mon cĆur. Je la lis avec aviditĂ© ; elle me plaĂźt, elle mâenchante ; & puis aprĂšs je Pexarnine, je pese chaque mot, je me rĂ©pete chaque expression , je rĂ©flĂ©chis, je quitte la lettre, je la reprends ; elle est les dĂ©lices de mes yeux & la joie de mon ame. Hier, je ne fais quel caprice mâa fait chercher querelle fur cette phrase ; je lui ai fait la moue, je Pat critiquĂ©e. Je me fuis imaginĂ© que vous la souteniez, que vous mâobstiniez la dispute sâest Ă©chauffĂ©e, & jâĂ©tois presquâen colere quand je vous ai Ă©crit. Jâavois de lâhumeur, je Pavoue, parce que je fuis franche, & câest la lettre qui me lâavoit donnĂ©e. Mais aussi pourquoi me vanter ce bel effort, vingt- deuxjjours de fidĂ©litĂ© ! & milord est confondu de la fermetĂ© de son ame! il va soutenir une these contre ceux qui prĂ©tendent quâil nâest plus de CĂ©ladon , dâAmadis !... Que je vous entende jamais dire de pareilles absurditĂ©s ! que je vous voie me donner du chagrin!.... Mais vous me rĂ©pondrez que je vous voie en prendre Ă propos de rien. Oh ! ne tâa- vise pas de me faire la mine, de mâĂ©crire dans ta gravitĂ© , jâaime mieux que tu me battes quand tu feras revenu. De prĂšs on 92 Lettres peut se brouiller; un baiser interrompt la dispute, & .fait oublier, au milieu de lâex- plication, le sujet de la querelle j mais de loin on ne finit pas. Vous mâavez dit. vous ne deviez pas me dire.... je ne croyois pas.... je ne mĂ©ritois pas.... je fuis piquĂ©.... touchĂ©. fĂąchĂ©. Je fais bien comme vous arrangez tout cela. Allons, faisons la paix; pardonnez-moi finis me faire faire de bassesses... HĂ© bien, Ă qui est-ce donc que je parle ?... Fi, que cela est vilain de bouder!.... Levez la tĂšte.... donnez votre main.... donnez-la donc.... Vite, vite.... Vous riez.. . oui, vous riez.... Je fiai vu rire; tu nâes plus fĂąchĂ©. Ma tĂȘte est un peu dĂ©rangĂ©e ; il faut me passer mille folies, mille sottises. Aimez-rnoi, aimez-moimalgrĂ© mon mauvais esprit, mon mĂ©chant caractĂšre. Aime-moi par bontĂ©, par devoir, par reconnoissance, parce que tu ne peux aimer personne qui ait pour toi un attachement plus tendre, plus vrai. Je fuis un peu impertinente,â mais je fuis sensible, sincĂšre. Je fi aime, je fiadore ; ah ! oui, de toute mon ame. Mardi Ă minuit. O N dit que lâamour abaisse le courage > & moi jc crois, mon cher Alfred , quâil lâĂ©- de mistriss Butler.' pi Ăźeve, quâil en donne aux foibles jâen fais lâexpĂ©rĂŹence. Câcst aprĂšs sept heures des plus violentes douleurs, que je trouve dans mon cĆur la force de vous Ă©crire, malgrĂ© rabattement de toute la machine. Je me fuis levĂ©e avec un point de cĂŽtĂ©, auquel jâai fait peu dâattention. Je devois aller Ă Topera avec ladi Vorthi & miss Betzi je riâai pas voulu dĂ©ranger la partie, quoique Je me sentisse plus mal de moment en moment. Cela est devenu si vif, si fort, que jâai Ă©tĂ© obligĂ©e de quitter le spectacle. Je ne sais comment on ne meurt pas de ce que jâai senti. HĂ© bien , en vous en parlant je perds lâidĂ©e de ces tranchĂ©es cruelles ; elle sâĂ©loigne , elle diminue par le plaisir dâimaginer que vous me plaindrez. Câest , depuis que je vous aime, Tunique moment oĂč je nâai pas dĂ©sirĂ© que vous fuĂsiez prĂšs de moi. Mais laissons ce dĂ©sagrĂ©able sujet. Je lis Driden ; il me plaĂźt, je T ai beaucoup dans la tĂȘte. Je ne fuis point du nombre de ceux qui dĂ©sapprouvent son ouvrage ; il me semble quâil a souvent raison. Quâavions-nous affaire dâacquĂ©rir tant de connoissances, de multiplier nos besoins?Une feule passion, un seul dĂ©sir, un seul bien suffit Ă notre cĆur, peut remplir tout notre cĆur. La diversitĂ© nâest point nĂ©cessaire Ă notre bonheur; elle ne pique notre goĂ»t que lors- que nous nâen avons point un dĂ©terminĂ©. La variĂ©tĂ© flatte nos yeux, amuse notre es- 94 Lettres prit ; mais le sentiment, principe de notre ĂȘtre, ce mouvement dont la cause est divine, & par lequel une sage main meut, anime, entretient toute la nature ; ce mouvement si doux, mon cher Alfred, nâa quâun ressort, quâun seul objet il y rapporte tout. HĂ©las! quâĂ©toit pour moi cette foule de gens bril- lans, le roi, toute fa cour? MalgrĂ© le mal dont jâĂ©tois accablĂ©e , une comparaison bien dĂ©savantageuse pour ceux que je voyois , mâa fait dĂ©lirer mille fois quâils luisent Ă ***, & que mon cher Alfred ornĂąt les lieux quâils remplissoient. Si je juge de tout par mes idĂ©es, par ce que je sens , il eĂ»t Ă©tĂ© plus heureux pour lâhomme dâignorer, de ne jamais dĂ©couvrir tous ces biens que fart lui procure , & de coraioĂźtre mieux & de jouir davantage de ceux qui font en lui-mĂȘme. Une simple cabane, une aine tendre, un naturel doux, un amant tel que le mien, point de colique, jamais dâabsencej que faudroit-il de plus ?... Mais, mon cher Alfred , mĂČn ton pastoral, ma fade bergerie ne vous ennuie- t-eIle pas? Pardonne Ă la pauvre malade; elle ne fait ce quâelle dit. Eh ! comment le sauroit-elle ? Lâamour lui tourne la tĂȘte; son cĆur est avec toi; Ăon esprit voltige autour de toi que veux-tu quâelle fasse du reste? . .. Miss Betzi pĂźeuroit ce soir auprĂšs de moi, elle me brĂ»loit, me saisoit avaler tout ce qui lai venoit en fantaisie. Ce mal est bien de mistriss Butler.â 95 grand, lui difois-je, il est bien cruel; mais je le Ăupporterois plus patiemment,.que la crainte de nâĂȘtre plus aimĂ©e de sir Charles. Sir Thomas, qui venoit dâentrer , sâest Ă©criĂ© Ah, lâadorable femme ! quâon est heureux dâĂštre aimĂ© dâelle ! Et miss avec un air... un air quâon ne peut peindre Ne voudriez- vous pas, nâauriez-vous pas lâinfolente audace de vouloir ĂȘtre aimĂ© comme cela?Je vous conseillerois de lâavoir ; ce travers vous manque.... MĂ©chante fille, elle 11e le hait que parce quâil Iâaime. Elle Paffuroit lâautre jour que sâil Ă©toĂźt raisonnable, sâil ne lui mollirait que de lâamitiĂ©, elle ne le maltraite- > roit point, & quâil lui ferait tout aust! indiffĂ©rent quâun autre. VoilĂ tout ce quâil peut attendre de ses foins. Adieu ma mie, adieu toi, adieu mon aimable Alfred. * LETTRE L XX. Toujours mardi Ă quatre heures du matin , dans 1 , mon lit. Je ne saurais dormir; je reprends la plume, & câest avec plaisir que je la reprends. Je finis toujours mes lettres avec regret. Ceffer detâĂ©- crire , câest te quitter, comme tu le dis. Ah ! câest bien toi qui mâas quittĂ©e, quittĂ©e pour fi long - tems! Pendant que je pense Ă toi, que je te parle, tu dors paisiblement peut- ĂȘtre; tu ne songes point Ă ta chere Fanni- 9§ Lettres Dors, dors , mon cher petit; il mâest doux de penser que tu reposes. ... Câest demain un jour heureux pour ta maĂźtresse ; elle recevra quatre pages de ton Ă©criture , peut-ĂȘtre six, peut-ĂȘtre davantage.... Tu ne me tiens donc pas quitte pour cent baisers par jour? HĂ© bien, je tâen donnerai mille. Ah, que tu me dois de doux momens! De combien de plaisirs ton absence me prive ! Celui de te regarder, dâĂštre regardĂ©e par toi, dâentendre tous ces petits dĂ©tails intĂ©ressans, aimables , jâai pensĂ©_ j'ai rĂȘvĂ© .... jâai dĂ©sirĂ©.... jâai senti.. . que sais-je , tous les biens que tu me voles ; biens perdus , perdus pour jamais ! Pourras-tu mâen dĂ©dommager? Oublierai-je, en te voyant, tout le tems que jâaurai passĂ© fans te voir? Ce premier moment effacera- t-il le souvenir de cet ennui, de cette langueur?... Ah, sâil lâeffacera !... Reviens, reviens, mon aimable Alfred, reviens dans les bras de celle qui tâadore. Oh ! pour cette fois adieu tout-Ă -fait. Mercredi Ă trois heures aprĂšs-midi. ous vous lassez donc, milord, dâavoir une cour, de reprĂ©senter, de punir, de rĂ©compenser , & dâessuyer de longs complimens ? Je voudrois ĂȘtre dans votre antichambre quand de mĂŻstriss Butler.' 97 quand midi sonne. Supposons que jây fois, daignerez-vous mâaccorder une audience particuliĂšre ? me sera-t-h permis de vous prĂ©senter mes respects, de porter mes plaintes Ă votre auguĂle tribunal ? Ce grave gouverneur me fera-t-il la grĂące de mâĂ©couter ? Que jâai de choses a lui dire, de demandes Ă lui faire! Que je nr expliquerai bien, mĂȘme fans parler ! II est un langage Ă©loquent quâau- cun idiome ne peut imiter; le cĆur l'entend , il y rĂ©pond. Ah, que ne suis-je dans cette chambre! Jây ferois ce que vous dites que tant dâautres y font ; jây parler ois fans rten dire,... Mais cette lettre que jâattends, jâen fuis un peu inquiĂ©tĂ© ; câest une rĂ©ponse Ă celle.... Si vous me grondez, ĂĂŻ vous faites votre train, je crierai comme un dĂ©mon , je vous en avertis je vcudrois savoir dcjĂ reçue. VoilĂ milord Stanley, faniece, miss Jening, tout lâunivers ; quâavois-je besoin dâeux? En vĂ©ritĂ©, les jours de poste je me suffis trĂšs-bien Ă moi-mĂȘme. Les voilĂ , Ă tantĂŽt. LETTRE L X X I I. Fe me fuis levĂ©e bien matin aujourdâhui,' pour jouir de ma libertĂ©. Tout le monde Ă©toit parti pour Gantorbery ; jâĂ©tois feule, maĂźtresse absolue dans ma maison. Vous au-, Tome L G §8 Lettres riez ri de me voir. Câest pour le coup que mils Betzi pouvoir dire que jâavois Pair dâune princesse de roman. Votre portrait Ă©toit fur ma table; vos lettres toutes Ă©parfes dans mon sein, fur mes genoux ; le tiroir renversĂ©, le porte-feuille ouvert ; je contemplois toutes mes richesses. Je bĂ©nissois ^inventeur dâun art qui remporte fur tous les autres, non parce qifil nous transmet les actions des hĂ©ros, lâhistoire du monde, les causes de tout; quâĂl satisfait le dĂ©sir insatiable dâapprendre, & la vaine curiositĂ© des hommes ; mais parce quâil me fait lire dans ton cĆur, malgrĂ© la distance qui nous sĂ©pare. Que lâamour doit Ă cette heureuse dĂ©couverte ! Quel trĂ©sor pour lui que ces lettres, soulagement dâun cĆur & dĂ©lices de lâautre ! Lâon se plaĂźt Ă les Ă©crire, & lâon jouit du plaisir que lâon sent, & de celui quâon croit procurer Ă un autre. Jâabuse souvent peut-ĂȘtre de lâidĂ©e que vous mâavez donnĂ©e, que vous nâaviez point dâautre amusement que mes lettres. JâĂ©cris mal, je ne saurois rĂȘver Ă ce que je veux dire ma plume court, elle fuit ma fantaisie mon style est tendre quelquefois ; il est tantĂŽt badin , tantĂŽt grave, triste mĂȘme, souvent ennuyeux , toujours vrai mais' mon cher Alfred est indulgent, il dit que jâĂ©cris bien ah ! trĂšs-bien fans doute, si je lui plais ! Je nâose penser bien fort que je te reverrai ; câest MS Ă©motion si vive quand jây pense ! Qh ! de mistsisĂ Butler. 99 je perds la tĂšte, en vĂ©ritĂ© je la perds! Quoi! tu feras lĂ ; mes yeux en se levant rencontreront les tiens; je ne ferai pas un seul mouvement qui fie tâintĂ©teĂfe ; jâentendrai cette Voix douce, harmonieuse, me dire Qiie veux - fu'Ă ... que dĂ©sirĂ©s- m r ... Mon cher Alfred, si tu savois, je ne puis plus Ă©crire ; mon cĆur agitĂ©, pressĂ©.... Ah ! reviens , reviens donc. Mon dieu, que vous ĂȘtes aimĂ©! Sâil est un sentiment plus fort que lâamour, que ce que le vulgaire appelle cunour , je le sens pour toi. Aimer, adorer , foi h les expressions qui ne rendent point les transports dâune pĂĄision Ăi tendre.... Ah , si tu Ă©tois lĂ ! si tu y Ă©tois, mon cher Alfred , mon cher , mon adorable amant ! Je crois.... oui, je crois que je trou- verois un moyen de te convaincre que jamais on nâaima plus ardemment que moi. LETTRE L X X I I I. J" E fuis Ă vos pieds, mon cher amant, les mains jointes les yeux baissĂ©s lion, je ne fuis pas digne de vous regarder. 11 faut que je fois une bien mĂ©chante crĂ©ature, car je demande toujours pardon. Jâai donc toujours des torts avec mon aimable ami ! O la tendre, la dĂ©licieuse lettre! Suis-je digne de ia lire ? Est-ce Ă une capricieuse que lâon dit des choses si flatteuses ? Que je lâai baisĂ©e, cette lettres G ij 100 Lettres Lâautre mâavoit fĂąchĂ©e, plus fĂąchĂ©e que je ne lâai fait paroĂźtre; il me sembloit que vous Pa- viez Ă©crite parce quâil falloit Ă©crite. Les mots Ă©toient faits pour exprimer la passion ; mais la tournure me paroissoit froide, Ă©tudiĂ©e; je lâai iue cent fois, toujours avec humeur, en la rejetmnt, en lui faisant une mine horrible r enfin, je lâavois bannie de ma prĂ©sence ; un arrĂȘt de la chambre-haute lâavoit relĂ©guĂ©e tout au fond du tiroir je viens de la rappelles. Comment avoit-elle pu me dĂ©plaire? elle est de toi. Ah ! tout ce qui vient dâune main si chere porte le sceau de Pamour & du plaisir ! Mais il est des momens oĂč lâame abattue par la tristesse , a besoin dâun trait vif pour se ranimer. Je Pai trouvĂ©, ce trait, dans ta derniere lettre; il mâa pĂ©nĂ©trĂ©e, & je tâen remercie oui, ma mie, je tâen remercie.... Je fuis bien-aise que ce que jâai fait ait pu vous plaire. Jâaime Ă mĂ©riter vos louanges; jâaime Ă en recevoir dâune personne qui ne les prodigue pas, & dont PĂąme noble & gĂ©nĂ©reuse juge par ses propres impressions cependant il est fĂącheux , je dirai plus, il est dĂ©shonorant pour lâhumanitĂ© que des actions si simples, si naturelles , puissent attirer des Ă©loges. Si nous pensions bien, nos plus grands efforts ne nous pĂroxtroient que la fuite indispensable des devoirs que la sociĂ©tĂ© nous impose ; mais il est des cĆurs durs, MĂ©prisables, des Ăąmes baffes.,.. 11s font cause de mistriss Butler. ioĂŻ que la bontĂ© est regardĂ©e comme une vertu.... Mais, mon cher Alfred, il dure donc encore ce mois ? il durera donc tou'ours? Quoi! pas un mot de votre retour! Ah, la - maudite province ! que je la hais ! elle vous ennuie-, elle me tue, moi. Je nâose vous dire combien votre absence me chagrine, je ne puis plus la supporter; non, en vĂ©ritĂ©. Jâai dĂ©jĂ eu deux ou trois attaques de cette maladie qui mâa fait tant de peur, de la catalepsie. Oh! je saurai sĂ»rement; mon cĆur est dĂ©jĂ fixĂ© , le reste ne tient Ă rien. Adieu, ma mie, ma mie Ă moi. LETTRE L X X I V. 33 aĂŻsez-la, mon cher Alfred ; oui, baifez- la cette charmante miss, qui me parle si bien de vous , qui se prĂȘte avec tant de 'bontĂ© Ă toutes les foibleiTes de fa folle amie. Une autre sâennuieroit, se lasserait de causer avec une imbĂ©cille comme moi, qui nâai quâun. objet dans sesprit, dont je parle sans fin, fans cesse. En bonne foi, je fuis insoutenable, je le sens. Baisez-la, mais doucement, nâappuyez pas trop vos levres fur fa joue. Je ne fuis pas jalouse , oh ! non ; mais jâai des droits fur vos actions, fur vos pensĂ©es, fur vos regards, fur vos moindres prĂ©fĂ©rences. Que je haĂŻrais un femme qui chercherai* G iij l i©2 Lettres Ă vous plaire ! Quand je serois sure quâells ne pourroit y rĂ©ussir, je !a dĂ©testerais, elle me ferait odieuse. Jâai fait bien des dĂ©couvertes dans mon cĆur depuis que je vous aime je ne vous gĂȘnerai jâamais pourtant, je ne fuis pas soupçonneuse, encore moins exigeante. Si jâavois quelque raison de craindre votre inconstance, je serois peut-ĂȘtre assez fiere pour ne pas vous montrer mon inquiĂ©tude; mais je serois bien triste, bien froide, bien fĂącheuse. Au fond la jalousie est dĂ©sobligeante ; on la dit fille de Ăâamour & de la dĂ©licatesse ne le ferait-elle pas plutĂŽt de forgueil & de la dĂ©fiance? Elle suppose une crainte dâĂštre trompĂ© , qui s l accorde mal avec lâestime quâon doit s Ăźâobjet quâon a choisi comme le plus digne de son attachement. En vĂ©ritĂ©, mon cher Alfred, si la jalousie tient Ă lâamour, câest par un mauvais cĂŽtĂ© si elle semble lâaugmenter, redoubler sa vivacitĂ©, câest pour lâinstaut; elle doit naturellement lâaffoiblir, mĂ«me le dĂ©truire dans un cĆur bien fait. On ne saurait aimer Icng-tcms ce quâou mĂ©prise quelquefois.... J* ne ferai point jalouse, je ne veux jamais lâĂȘtre..,. Mais Ă quoi bon tout cela? dâoĂč vient ce propos? Quoi! pour cc * baiser!... Allons vite, vite donnez-le, & i quâil nâen soit plus pariĂ©. Adieu, mon cher, mon tendre ami. HĂ©las! toujours cet adieu Ă Eh! yiens donc, que je te dise bonjour. LETTRE L X X V. Sir Humfrey, toujours lĂ©ger Ă son ordinaire , a dĂźnĂ© ici ; nous avons Ă©tĂ© seuls deux minutes. Eh bien, a-t il dit, milord duc est donc toujours absent ?... Je suis ĂĂŻir quâil vous adore ... vous lâaĂŹmerez auĂlĂŹ ... je lâai rĂ©solu jâarrangerai cela... Et moi je disois tout bas cela est fait, cela est rangĂ© je lâaĂ ce lord aimable; il est Ă moi; câest mon bien le plus cher, le plus prĂ©cieux je ne le chan- gerois pas pour tous ceux de lâInde & du PĂ©rou.... Sir Thomas le hait, sir Humfrey; il le hait.... comme je vous aime_ Ces derniers jours vous ennuient donc, mon cher petit ? vous les trouvez dâune longueur insupportable? HĂ©las! câest quâils ne finissent pas.... Jâai montrĂ© votre portrait Ă sir Mont- rose; & regardant votre visage comme une chose qui mâappartenoit, jâai pris la libertĂ© dâen faire les honneurs je mourois dâenvie quâil vous trouvĂąt charmant, & je lui disois son portrait est plus beau que lui; mais il est bien plus joli que son portrait. II a dit » oui ; & sir Montrose ne ment jamais. II est. vrai quâil y a un agrĂ©ment dans votre physionomie qui nâest point dans cette image, plus rĂ©guliĂšre peut-ĂȘtre, mais bien moins touchante. Ah ! rapporte-la-moi cette mine si fine, si expressive; viens me montrer cet ai- G ĂŹy 104 Lettres mable visage que je trouvois toujours tout prĂšs du mien ! Quâil mâest cher ! que tous ceux qui sâoffrent Ă mes yeux me font deĂirer de le revoir !... Mais ne vas pas croire lĂ -deflus que tu es beau comme le soleil; câest mon amour qui tâembellit, qui te donne toutes les grĂąces avec lesquelles tu me sĂ©duis tu les dois Ă ma tendresse. Oui, mon cher Alfred, câest elle qui te pare !.... Mon dieu, quand je ne tâaimois point, tu nâĂ©tois pas plus beau quâun autre au moins. . â â ^ LETTRE L X X V I. E ne crois pas avoir passĂ© dans toute ma vie un jour plus dĂ©sagrĂ©able que celui-ci. Miss Betzi faisoit des vilites avec ion pere ce vieux fou , de quoi il sâavise , de me la prendre pour toute la journĂ©e. Je nâavois personne Ă qui je puisse parler de vous jâai pris le parti de ne rien dire ; jâai fait fermer ma porte ; jâai dĂźnĂ© fans savoir ce que je faisoisj aprĂšs je me fuis endormie de pure indolence. En mâĂ©veiliant je me fuis fait la moue mais câest que je me dĂ©teste, quâil mâest impossible de vivre avec moi-mĂȘme. Jâai rap- pcllĂ© toute ma raison, tout mon courage, toute cette force & cette grandeur dâame que vous dites qui me distingue des autres femmes, & tout cela pour me persuader de me de mistriss Butler. lof divertir , de mâamuser , de mâoccuper au moins. Jâai pris un livre, je lâai 1 aillĂ© tomber. Je me fuis mise Ă mon mĂ©tier, & voilĂ tous les pelotons en lâair ; jâai tout nouĂ©, tout mĂȘlĂ©, tout gĂątĂ©. Jâai voulu rĂ©pondre Ă des lettres que jâai dĂ©jĂ trop nĂ©gligĂ©es ; je ne trou vois rien Ă dire, si ce nâest que vous nâĂ©- tiez pas Ă Londres ; je nâai fait que des ratures. Jâai par hasard renccntrĂ© ma figure dans une glace Ă merveille , lui ai-je dit, aimable en vĂ©ritĂ©, vous pouvez vous flatter dâĂȘtre la plus sotte bĂȘte de lâunivers. Quoi ! vous ne pouvez avoir un peu de patience! II reviendra, vous le verrez-, en attendant, sortez, jouez, faites ce que vous faisiez autrefois Bon, vous croyez que cette maudite tĂȘte mâĂ©coute ! la voilĂ retombĂ©e dans son fauteuil, cherchant des yeux tous les endroits de fa chambre oĂč elle vous a vu. II Ă©toit lĂ debout, le coude appuyĂ© fur la cheminĂ©e, quand il me donna fa premiere lettre. Câest ici quâil Ă©toit affis quand je lui avouai que je lâaimois; câest lĂ .... Eh bien, finira-t-elle?... Ah ! mou cher Alfred, votre maĂźtresse est une Ă©trange personne ! Mais vous devez lâai- mer, puiĂque fa folie est votre ouvrage.... Elle vous a donc dĂ©plu, cette dame qui avoit des desseins fur votre cĆur? vous lâavez trouvĂ© changĂ©e ? Quâelle me parois belle Ă moi, puifquâelle ne vous inspire plus rien ! je souhaite son visage Ă toutes les femme» Lettres 186 que vous regarderez. Elle est donc bien contente dâelle-mĂšme mais qui est-ce qui n'est pas satisfait de sa figure ? Sir Barclay nous a soutenu avec impudence, Ă miss Betzi & Ă Moi, quâil nâĂ©toit ni laid, ni sot, ni fat, ni ennuyeux. Quelle qualitĂ© veut-il donc prendre f Y concevez-vous quelque chose? Je soupe demain chez sa sĆur; je bĂąille dâavan- ce; jâai bien peur que ma lettre ne vous en fasse faire autant. LETTRE L X X V I L Otrs ĂȘtes, mon cher Alfred, le plus aimable de tous les hommes. Quâil mâest doux de vous le dire! Que cette vĂ©ritĂ© me flatte! Este fait ma gloire & mon bonheur. Quelle lettre ! Quelle complaisance ! Quelle tendre marque de votre amitiĂ© ! Je pesois ce paquet, il me sembloit lĂ©ger. Que de richesses il renfermoit ! Jamais la veille dâun bal parĂ© une coquette ne reçut un Ă©crin rempli de pierreries avec autant de plaisir que jâen ai ressenti en voyant ces trois feuilles Ă©crites partout. Ah , je tâen prie, baise pour moi la jolie petite main qui a si bien peint les sentimens de ton ame ! Baiso-la, mon cher amant, je te rendrai cela au centuple.... Paix donc , ne grondez pas miss Betzi, câest chez elle que vous arriverez elle le veut, pares que je fuis de MisTRiss Butler. 107 r . . une imprudente , que jâai un vilain visage qui dĂ©cele tout ce qui se passe dans mon cĆur ; ma joie me traliiroit, on la liroit dans mes yeux, mon secret nâest point en sĂ»retĂ© , jâai lâair dâune folle. Elle dit tout cela, & jâen conviens. Vous arriverez donc, mon cher, mon aimable ami ! Jc vous reverrai ! Miss a bien raison, je ne diĂsimulerai jamais une satifaction Ăl pure. Ce moment, ce premier moment !. Mon dieu... je 11ây veux pas penser !....Vous voudriez donc ĂȘtre toujours auprĂšs de moi ; vous aimeriez .Ă ne me point quitter , Ă vivre avec moi, Ă ne vivre que pour moi? Vous croyez que je suĂĂŻĂŹrois Ă vos amusemens, Ă vos plaisirs ? La contrainte vous dĂ©plaĂźt, vous la mettez au nombre de ces conventions dures, que les hommes ne semblent avoir faites en- trâeux que pour ajouter Ă la miĂere de leur condition ? Si nous Ă©tions plus constans dans nos idĂ©es , nous aurions raison de blĂąmer des usages qui nous gĂȘnent ; mais, mon cherAlfred, nous devons peut-ĂȘtre des louanges Ă ceux qui les ont Ă©tablies. CâestĂ la dĂ©cence, aux biensĂ©ances, Ă cette contrainte que vous haĂŻssez , que lâon doit le plaisir quâon trouve Ă saisir des instans qui, toujours offerts, perdroient de leur prix. Les obstacles font aux amans ce que la diete est aux convalescens ; elle entretient leur appĂ©tit, & prĂ©vient le danger de la rĂ©plĂ©tion. Les animaux dont vous enviez lâhemeuse libertĂ©, ne sentent pas toujours, 108 Lettres PeĂFet du dĂ©sir, que la nature nâa mis en eux que pour un seul objet. BornĂ©s en sâai- jnant Ă reproduire leur espece, ils nâont pas comme nous une imagination vive - qui » 'animant au souvenir du bien dont elle se retrace la jouissance , nous rend la facultĂ© dâen jouir encore , & nous conduit Ă user indiscrĂštement de cet avantage. Les oiseaux, sur-tout ceux que vous citez, font pourtant Ă cet Ă©gard Ă -peu-prĂšs comme les hommes aussi sont ils coquets , lĂ©gers , infidĂšles. Ils abandonnent quelquefois leurs femelles. Pauvres petites femelles, que je les plains ! Ce n'est pas,mon cher Alfred,que je prĂ©fĂ©rĂ© l'Ă©tat oĂč je fuis Ă ce'ui oĂč vous voudriez me voir. Quâil me Ăeroitdoux de nâavoirdâautres devoirs, dâau- tres foins que ceux qui pourroient vous plaire, vous contenter ! Mais par une forte de philosophie que jâai adoptĂ©e, loin de desirer fortement ce que je ne puis avoir , je cherche toujours les moyens de mâen passer fans peine. Ce principe de toutes mes rĂ©flexions Ă©choueroit fur un seul point, je ne me paĂferois point de vous. Ah ! comment pourrois-je mâen passer ? Votre cĆur est un bien si prĂ©cieux pour moi, rte me lâĂŽtez point, ne me lâĂŽtez jamais, mon cher Alfred. Je sens que cette perte est la feule que je ne fupporterois pas. Adieu. Aime- jnoi toujours. Je tâaime, je tâadore ; je ne changerai jamais. Avant de Armer ma lettre, je veux vous d i mistriss Butler. 109 remercier encore de la vĂŽtre , & rĂ©pondre Ă la question que vous me laites. Vous ms demandez si jâai un vĂ©ritable plaisir Ă vous aimer; si depuis votre absence je nâai pas quelquefois dĂ©sirĂ© de ne vous aimer plus. 2Slon , non, en vĂ©ritĂ© , ma tendreiĂe mâest chere; & loin de souhaiter de la perdre , jâai souvent pensĂ© quâun caprice qui mâeĂ»t Ă©loignĂ©e de vous , qui mâeĂ»t fermĂ© les yeux Ă votre mĂ©rite, eĂ»t Ă©tĂ© afirenx pour moi. De quel bien il mâeĂ»t privĂ©e ! En ell-il de comparable au bonheur dâĂštre aimĂ©e de vous ? Mais ce nâest quâen vous aimant comme je le fais quâoti peut juger de ce quâon perdroit Ă ne vous aimer pas. Ah ! sâil est vrai que je fois lâarbitre de ta fĂ©licitĂ©, si elle dĂ©pend de mon amour , de ma fidĂ©litĂ©, de ma constance , que tu es heureux, mon cher Alfred ! Que tu feras heureux ! La durĂ©e de ton bonheur fera celle de ma vie. Je viens de recevoir une lettre de milord duc, & jâen attends une de mon amant. Quelle diffĂ©rence ! Milord est spirituel, poli, presque affectueux ; mon cher Alfred est tendre, passionnĂ© , vif, aimable. Lâun Ă©crit pour tout le monde , lâautre ne parle quâĂ moi... Mais mon amant, mon cher amant a touchĂ© ce papier VoilĂ son nom, ses armes....Et pourquoi nâaimerois-je pas cette lettre ? bĂâest-ce pas lĂ ce caractĂšre?... Je lâai baisĂ©e cette let re. Sir Thomas a lâautre, peut-ĂȘtre est-ejje dĂ©jĂ IĂO L K T TRES chez miss Betzi. Elle va venir la charmante miss ; elle a aujourdâhui deux raisons pour se faire desirer. Adieu. LETTRE L X X V I I I. Je ne vous ai jamais tant aimĂ© que ce soir ; votre lettre mâa sait un plaisir!... Aimable garçon ! comment pourrois-je ĂȘtre ingrate? Ah ! quelque bien que vous exprimiez vos senti- mens, soyez sĂ»r que je pense auĂsi vivement que vous. Vous dites que je mets de Fesprit dans mes rĂ©ponses je ne fais pas comment cela se fait, câest que jâen ai apparemment quand je ne veux point en avoir, c'est que vous mâen donnez, câest que le vĂŽtre mâanime.... Vous voilĂ debout fur ma table, appuyĂ© contre mon Ă©cri- toire, votre lettre sert de piĂ©destal Ă la jolie statue ses yeux fixĂ©s fur les miens, semblent vouloir faire passer dans mon cĆur le feu dont ils brillent; cette bouche qui sourit, paroĂźt vouloir sâouvrir pour me parler. Je crois Fentendre me dire aimez Fobjet que je vous reprĂ©sente, câest votre ami, câest votre amant; câest lui qui trouble votre cĆur, qui Fenchante vous lui devez ces mouvemens flatteurs, ces dĂ©sirs ardens, inquiets, mais doux pourtant câest lui qui vous a fait retrouver en vous-mĂšme la source dubonheur que vous laissiez tarir; vous lui devez tous les biens dont vous jouissez , tous III âą de miStriss Butler. ceux dont vous le faites jouir ces mots que vous tracez, lui causeront un plaisir dĂ©licieux. Contemplez cette figure aimable , elle sâembel- Ăźira encore en lisant ce que vous Ă©crivez.... Pauvre petit portrait, ĂŹ mal reçu, si rejette, que tu perdois auprĂšs de mon amant ! Mais que tu mâes devenu cher ! -ar combien de caresses jâai rĂ©parĂ© lâespece de mĂ©pris avec lequel je te reçus ! que de jours il a passĂ©s dans mon iĂšin ! que je lâai baisĂ© ! combien de fois je lâai pressĂ© contre mon coeur ! Jâavois du plaisir Ă me dire il est lĂ . Arrangez - vous avec lui, mon cher Alfred, il est Ă prĂ©sent ce que jâaime le mieux les jours de Courier je lui fuis un peu infidelle, la lettre est prĂ©fĂ©rĂ©e, mais toutes mes nuits font Ă lui. Mon impatience redouble Ă chaque instant, je ne pense quâĂ vous revoir, il mâest impossible dâabandonner une idĂ©e fe satisfaisante. Savez - vous bien que vous mâavez fait connoitre lâennui?De tous les dĂ©goĂ»ts quâon Ă©prouve dans la vie , câest celui auquel je fuis le moins sujette. Votre absence mâa appris ce que câĂ©toit que de ne pouvoir rien prĂ©fĂ©rer, rien supporter, rien dire, rien penser. Qui pourroit vous remplacer ? Quel amusement mettre Ă la place de ce plaisir vif quâon sent Ă voir un homme que lâon adore ? On doit bien craindre de se laisser toucher, quand on est capable dâun attachement si tendre , quand on fait consister son bonheur dans un feu objet ! Mais quâil est doux de trouver dans cet objet un amant digne de tout ce quâon ressent iĂź2 Lettres pouf lui ! Oh ! que jâaime cette attention aimable qui te fait tout quitter pour moi, pour Ă©crire Ă ta maĂźtresse, pour obliger ta chere maĂźtrejfe ! Comment reconnoĂźtre tes foins, ta tendresse ? Que ferai-je pour mon cher Alfred? hĂ©las que pourrai-je faire ! Si tu lâavois voulu , jâau- rois une rĂ©compense Ă te donner, un prix Ă tâaccorder je voulois te le garder ; mais. mais voilĂ ce que câest que dâĂȘtre si pressĂ© !... Qye je te veux de mal de mâavoir privĂ©e du seul prĂ©sent que je pouvois te faire ! A prĂ©sent je nâai plus que ton bien Ă tâoffrir. Adieu, mon tendre, mon cher ami. Adieu.... toi. LETTE E L X X I X. . ! que je fuis de mauvaise humeur ! Ladi Charlotte qui sort dâici, mâa impatientĂ©e, chagrinĂ©e elle me soutient que ma façon de penser est ridicule , & que si jâaimois quelquâun jâen ferois une cruelle Ă©preuve. II faut maĂźtriser, maltraiter un amant pour lâenchaĂźner, pour le fixer. La bontĂ© fait des ingrats ; la douceur des tyrans, & la bonne foi des perfides. Mon cher Alfred , je fuis effrayĂ©e de tout ce quelle mâa dit, dâautant plus quâĂ force dây penser, je trouve que lâexpĂ©rience est pour elle, & jâen frĂ©mis. 11 faut donc nâĂ©couter que fa vanitĂ©, cacher une partie de fa tendresse, affliger son amant, lui laisser des doutes, en faire de mistriss Butler. nz faire naĂźtre fans cesse , entretenir ses feux par une conduite adroite, qui lui fasse toujours craindre que le bien quâil possede ne sâĂ©va- uouiĂĂŻe pour jamais. Si câest de cette façon quâon peut attacher un amant, je vous perdrai , mon cher Alfred, hĂ©las , fe vous perdrai! Cet art mĂ©prisable ne peut ĂȘtre employĂ© par une ame franche Eh ! commment se rĂ©soudre Ă sĂ»re de la peine Ă ce quâon aime , Ă tourmenter un homme qu'on chĂ©rit ? Si je haĂŻĂiois quelquâun , je lui souhaiterois de la jalousie vou- drois - je en donner Ă celui dont la moindre inquiĂ©tude dĂ©chireroit mon cĆur ? Ah ! jâaime bien mieux vous voir inconstant que malheureux. Non, je ne puis concevoir quâon aie assez peu de gĂ©nĂ©rositĂ© pour causer de la peine Ă son ami, dans la crainte quâil ne nous en. donne un jour Pour augmenter mon chagrin» cet imbĂ©cille de sir Thomas mâobstine que vous ne ferez ici que le dix, moi je prĂ©tends que vous arriverez le huit; sâil a raison, je lut donnerai un grand soufflet, pour lui apprendre Ă se mĂȘler de ses assaires. Adieu , mon cher petit. Je nâose vous dire combien je vous aimes Si vous alliez mâen aimer moins, hĂ©las ! quelle diffĂ©rence il y auroit dans nos deux cĆurs ! Plus je vous crois reconnoiffant, plus je vous aime; plus je pense .que vous mâaimez, plus je me livre au plaisir de vous adorer. Adieu» adieu, mon cher Alfred. 4f *- Tome L H LettrĂ©s 141 LETTRE L XXX. FE vous Ă©cris dans le cabinet de miss BetzĂ. Je fuis fur ce mĂȘme sopha oĂč vous faisiez fĂ bien le malade pour vous faire plaindre , pour vous frire caresser. Ah, quel jour! vous en Ăbuvient-il ? Oui, sĂ»rement; vous ne mâaime- riez guere, si vous lâaviez oubliĂ©. Il mâest devenu cher. ce cabinet ; je vous y ai vu, je vous y reverrai bientĂŽt. Je commence ma lettre fans savoir si vous saurez jâefpere que celle de ce soir va mâannoncer votre retour. Nâim- porte, jâĂ©cris toujours, çâest un plaisir pour moi de vous Ă©crire.... Vous mâavez fait un- reproche que je 11âai pas compris, Ă moins que vous nâayez mal entendu ce que je vous difois. Moi douter de ce que vous me dites ! Ah !jjamais. Si jâavois des craintes, elles nâoĂĂźâenferoient que moi ma dĂ©fiance naitroit dâune connoissance exacte de moi- mĂȘme ; ou, si vous Paimez mieux, dâun mouvement de modestie. Non , je nâai point dâi- dĂ©es qui puissent porter dâatteinte Ă PeĂtime que jâai pour votre caractĂšre je trouve dans le mien toutes les qualitĂ©s qui peuvent faire naĂźtre lâamitiĂ©, P entretenir & la conserver. Mais lâamour semble chercher des agrĂ©mens quâil Oje paroĂźt que je nâai point, Puisse le dieu qui de mistriss Butler.' Us me les prĂȘte Ă vos yeux j mâeil parer toujours, & ne rssen parer que pour vous !.... Bon dieu, quel tapage ! Sir Thomas est perdu, il vient de casser une porcelaine admirable en prenant le thĂ©. Si câĂ©toit ie chat > miss en ri~ roit ,âą elle trouveroit quâiĂ auroit eu de la grĂące Ă faire cette sottise. Mais sir Thomas est un mal-adroit de quoi se mĂȘle-t-ii ? Officieux personnage qui veut tout ranger ! Câest une ame servile ; son talent est dâĂȘtre le valet de touc le monde. Pauvre sir Thomas ! II pleure, je crois $ il contemple la belle tasse qui gĂźt fur le parquet. Si miss Betzi levoit les yeux fur lui » elle riroit; car fa grimace est unique, & la profonde douleur oĂč il sâabandonne , le rend laid comme un dĂ©mon. Moi jâĂ©cris toujours, je ne fuis point de la querelle.... Pourtant je veux vous laisser; car les Ă©pithetes de bĂȘte, de mal-adroit, de gauche, ne sâaccordent guere avec la dĂ©licatesse des propos quâon tient Ă son amant...i Cela recommence , je vais rnâen mĂȘler... Adieu, je ne vous dirots que des impertinences ; car je prens volontiers le ton des autres. A ce loir. A minuit.' Ah ! de quelle jq'e votre lettre ĂĄ pĂ©nĂ©trĂ© mon cĆur ! Quoi ! parti pour * * * ? Vous ĂȘtes dĂ©jĂ plus prĂšs de moi? Vous ferez ici le quatre ? Que cette nouvelle est charmante ! Vous Hij iiÂŁ Lettres avez comptĂ© toutes Ăes minutes que vous devez encore passer lans me voir ie calcul est juste, O que cela est long ! Vous nssavez pardonnĂ©, mon cher Alfred ; vous me la donnez cette main que je demande ; mats pourquoi les yeux baissĂ©s ? Levez-les, ces yeux si tendres 3 Ăevez-les, mon cher amant, fur celle qui nâa jamais vu vos regards fe tourner vers elle , fans ressentir la plus vive Ă©motion. Je la requis cette main , je reqois tes fermens ; mais tu nâen as pas besoin pour me persuader ton amour. Quoi, dans six jours je te verrai!je te parlerai !... Ah, mon dieu t il nây faut pas penser!... Câest une attente ..â un espoir!... Non, je ne dormirois plus, si jây songeois... Que cette lettre mâa charmĂ©e ! Quelle bontĂ© ! Moucher Alfred sâexcuse, lui qui devroit se plaindre jejcraignois des reproches,je ne trouve que des assurances de lĂ tendresse.//e/i mon esclave } il ejl anx pieds de fa souveraine ses chaĂźnes font douces ; il les prĂ©fĂ©rĂ© Ă la libertĂ© , Ă f empire dn monde. A mes pieds , toi ! Ah ! viens dans mes bras , viens-y prendre de nouveaux fers, & que leur lĂ©gĂ©retĂ©, ne tâengage jamais Ă les rompre. Mon dieu, que jetaime ! Je trimerai toute ma vie, je tâaimerai aprĂšs ma mort. Oui, fans doute, puisque mon ame est immortelle. Adieu , adieu, mon cher Alfred ; adieu , mon aimable ami ; adieu, toi » toi, que jâadore-l N T MisTiiss Butler. 117 A trois heures du matin. Quoi, je ne dormirai point? Quoi! tu ne me laisseras pas dormir ? Je penserai toujours Ă toi ? Mais que voulez - vous, mon cher petit? Je vous ai Ă©crit chez miss; je vous ai Ă©crit ce soir ; jâai relu dix sois votre lettre; jâai fait milles caresses Ă votre portrait; laissez-moi vous oublier jusquâĂ midi. DĂšs que jâouvrirai les yeux, je me livrerai avec transport au plaisir de mâoccuper de vous. II le veut pas, cet obstinĂ©- lĂ quand je mâessorce dâĂ©loigner des idĂ©es qui mâĂ©veillent malgrĂ© moi, son image vient se jetter au travers de tout ce que je veux penser pour me distraire.... Venez, grand... venez combattre un hĂ©ros mille fois plus grand, plus noble que tous les vĂŽtres; un amant plus tendre, plus aimable, plus aimĂ© que tous vos princes ennuyez-moi, ĂŽtez-moi ce souvenir vif, ce dĂ©sir ardent... Mais non, laissez-moi me perdre , mâabĂźmer dans ces pensĂ©es dĂ©licieuses.... O mon cher Alfred ! ta lettre a embrasĂ© mon cĆur! Tes expressions peignent si bien lâamour, le dĂ©sir, le bonheur..... Mais dites-moi donc pourquoi je nesaurois dormir; je fuis si contente de vous, si satisfairedâĂštre Ă vous ! Un avenir si riant sâouvre devant mes yeux ! Nâest-ce pas lĂ le moment de goĂ»ter un repos tranquille ? Ah , je vous aime trop ! II faut modĂ©rer cette passion, la rendre plus supportable le tiers de mon amour seroit assez..., Hiij 118 Lettres Non.... Eh hien, va par moitiĂ©... Encore non,.. Eh bien, mon cĆur, prends donc tout, oui tout; f* LETTRE L X X X I. puis-je vous dire? Je vous ai vu, je vous attends ; je nesais que cela, je ne sens que cela ma tendresse est ĂĂŹ vive, que je nâaĂ point de termes pour en parler mon cĆur est st transportĂ©, lĂź rempli de sa joie, quâil ne peut la faire Ă©clater au dehors. Jc vous aimois , je vous ado roi s que lâamour vous dise ce que je sais Ă prĂ©sent ; il peut seul vous lâexprimer. ... Savez-vous bien, mon cher Alfred, que vous avez passĂ© dimanche huit heures avec moi , hier prĂšs de quatorze, & que jâose croire que ce tems ne vous a pas paru long?... O quelle douce nuit ! quel sommeil ! & quel plaisir de me dire, en mâĂ©vcillant je ne le verrai pas aulst long-tems quâhier, mais.... mais je le verrai !... VoilĂ donc ce mouvement que la philosophie veut rĂ©primer , que lâauttere sagesse condamne. Ah, que les sept sages Ă©toient fous ! que les stoĂŻques Ă©toient insensĂ©s ! Ils cher- choient le bonheur & la vĂ©ritĂ©* pouvoient-ils les trouver en fuyant les douceurs de lâamour? Câestune erreur, difent-ils , une illusion des sens, qui nous flatte & nous trompe. Ah! quâeile de mistriss Butler. iĂ9~ me trompe toujours, & quâune erreur si chere ne le dissipe jamais ! Non, jamais. LETTRE L X X X11. IPensez-vous Ă moi, mon cher amant? Puis- je me flatter que mon idĂ©e ĂĂȘ mĂȘle aux occupations de ce jour ? Le faste vous environne, TĂ©clat brille autour de vous; daignez-vous, dans ce palais oĂč rĂ©gnĂ© la grandeur , vous rappeller ce simple appartement, oĂčlâamour, fans autre ornement que lui-mĂȘme, parĂ© de ses seuls dĂ©sirs , vous attend avec impatience, vous requit avec transport, & vous polsede avec tant de plaisir ? Que jâaimerois Ă vous donner des fĂȘtes ! Je nâenvie que ce pouvoir Ă celui chez qui vous soupez. Je vous en prie , & que cela soit dit pour toujours, ne me parlez jamais de ma fortune'; quâelle ne vous inquiĂ©tĂ© point. La modĂ©ration qui mâest naturelle, me fait trouver, dans un Ă©tat qui vous paroĂźt bornĂ©, tout ce qui mâest nĂ©cessaire, tout ce que je souhaite, & sorlvent mĂȘme les moyens dâo- bliger ceux qui font dans le cas dâavoir besoin des mes secours. Ofez-vous me dire que je ne fuis point riche, moi qui ai votre cĆur ? On est riche, mon cher Alferd, quand on polsede un bien dont rien ne pourroit rĂ©parer H iv- 120 LettrĂ©s la perte bien qui tient Ă nous, qui nous rend heureux en dĂ©pit de lâopinion & des prĂ©jugĂ©s. Je fuis riche, milord, & par ma façon de penser plus riche que vous peut-ĂȘtre. Je vous renvoie ce livre merveilleux ; il mâa fort ennuyĂ© j les sophistes me font insupportables. LETTRE LXXXIII. -ILjh bien, mon cher pe-it, vous lâavez vue cette maitreiĂź'e , qui nâĂ©toit point Ă ce ba! oĂč vous avez dansĂ© avec tant de grĂące ! Avez vous senti, en la voyant, ce plaisir flatteur que votre cĆur fe promettoit ? Nâavez-vous rien. regrettĂ© auprĂšs dâeile? Que votre empreĂiĂšment, que votre vivacitĂ© me plait ! que cette folie vous aĂŹloit bien ! Quâil mâest doux dâexciter votre joie , de me voir l'arbitre des mouve- mens de votre cĆur 1 Ah! le oouvoir dâanimer votre ame est encore plus fensibâe, plus enchanteur pour moi, que celui de faire naĂźtre vos dĂ©sirs! & pourtant ce dernier est bien grand. Je ne vous verrai point demain ; je ne vous verrai que tard jeudi. HĂ©las ! câest une absence ; elle mâaffiige. Songez Ă moi, plaignez- moi, aimez-moi; je vous verrai p r - tour , je ne penserai quâĂ vous , vous mâoccuperez seul. Adieu , mon cher petit ! adieu, mon aimable Alfred. de m Ă s t r i s s Butler, iat lettre lxxxiv. Ă-ies chevaux sont rais , je vais partir ; miss Betzi amuse ma tante ; elle lui dit du mal de moi, je crois, pour me donner le tems de vous ccrire. Vous ne sauriez croire combien ce petit voyage me chagrine ; câest un jour perdu. Que mon cĆur vous est attachĂ©, & quâil se plaĂźt Ă vous aimer ! Ah ! ne me dites jamais, pas mĂȘme en badinant, ces cruelles paroles que vous me dites hier; je nâai pu les entendre fans douleur si vous les pensez un jour, laif r ez-moi vous deviner; je vous dispense dâune sincĂ©ritĂ© si dure. Quand vous cesserez de mâaimer , un peu de froideur suffira pour me faire comprendre mon malheur. Je ne vous Tourmenterai point, vous nâessuĂerez point mes reproches , vous ne verrez point mes larmes, vous ne ferez point accablĂ© de mes plaintes; je souffrirai seule de votre inconstance.... Mais quelle est ma folie ! Je pleure de toute ma force... je pleure, & tu mâaimes, tu mâadores, tu me le jures... Adieu, pense Ă moi, si tu te plais Ă penser Ă celle qui tâaime le mieux, qui tâaime le plus, qui tâaimera toujours, 122 Lettres LETTRE LXXXV. "Vous dites que jâai tort ; vous ĂȘtes surpris que vos careĂßÚs ne soient pas plus puissantes fur moivcĆur. Quel reproche, mon cher Ab fred ? Si elles nâont pu dĂ©truire la triste impression que mâavoit fait un discours tenu fans deĂfein, devez-vous en conclure que je fuis moins sensible , & mâaccuser de dĂ©fiance ? Tu comtois le cĆur de ton amant , U tu crains / Non , je ne crains pas qui.,pourroit autoriser ma crainte? qui vous engageroit Ă feindre avec moi, Ă me tromper, Ă vous imposer Ă vous- mĂȘme une indigne contrainte ? Vous suppo- serois-je de la bassesse , de la faussetĂ©? Ce trouble dont je ne puis me dĂ©fendre, est une maladie dĂ©mon ame. Si jâĂ©tois foible, je le regard ois comme le pressentiment de quelque malheur câest lâeĂFc t dâune imagination trop remplie dâun seul objet, elle sâĂ©tend surtout ce qui peut sây rapporter. Je fuis comme un vaporeux , qui, jouissant dâune santĂ© parfaite, Ă force de sâen occuper, envisage ĂĄ chaque instant tous les maux qubpeuvent la dĂ©truire, & voitla mort, fans que rien lui en dĂ©couvre les approches... Vous vous plaignez de mes regards ; vous trouvez quâils ne font plus ceux d 'une maĂźtresse tendre qui contemple avec plat- de mistriss Butler. 123 - fir celui quelle aime ; mais ceux Hutte femme inquiets qui cherche Ă pĂ©nĂ©trer un homme quâelle Ă©prouve. Quel tems pour Ă©prouver , mon cher Alfred ! que me reviendroit-il de le faire? Si une feule de vos action*; dĂ©mentoit cette noblesse, cette Ă©lĂ©vation de fentimens, cette candeur que Ăź'ai cru trouver en vous , cette affreuse dĂ©couverte dĂ©truiroit mon amour sans doute ; mais mon bonheur , mais ma vie tient Ă cet amour. Ah! soyez sĂ»r que je ne cherche en vous que des sujets de vous aimer davantage, des raisons de vous aimer toujours! LETTRE L X X X V I. Ăąfâ obĂirai a mon cher amant plus dâidĂ©es affligeantes; le bonheur dâĂ«tre aimĂ©e de lui, nâen doit prĂ©senter que de riantes. Les Ăąmes tendres font sujettes Ă mĂȘler un peu de tristesse au Ăentiment ; & lâamour, quand il est extrĂȘme, porte naturellement Ă la mĂ©lanco- lis. Pardonnez Peffet en faveur de fa cause. ForcĂ©e de vous quitter, de me priver du plaisir de vous voir ; passer tout qn jour fans vous , fans recevoir la moindre marque de votre souvenir, câeil bien assez pour avoir de shumeur. Si vous saviez ce que j'ai senti en rentrant, quand jâai Betzi nâavoit rien Ă me dire, rien Ă me donner ! Si vous le saviez, vous me plain- 124 Lettres driez. II mâa semblĂ© que vous mâaviez oubliĂ© pendant tout ce tems ; & me croire Ă©loignĂ©e de votre cĆur, imaginer quâil est des momens ©Ăč je vous fuis moins chere, oĂș vous me nĂ©gligez, nâest-ce donc pas assez pour mâĂŽter cette gaietĂ© & cette vivacitĂ© qui vous plaĂźt? Je ne mets point dans mes yeux ce feu qui les anime quand vous paroissez les mouvemens de mon ame se peignent, malgrĂ© moi sur , mon front, dans mes regards; je ne puis vous cacher, ni ma joie, ni mou inquiĂ©tude. Mais pourquoi me grondez-vous ? Pourquoi dites- vous que je fuis trop sensible ? Est-ce un dĂ©faut dout un amant puisse se plaindre ? Ah ! vous ne comprenez point, vous ĂȘtes bien loin de .oncevoir combien je vous aime, combien je fuis capable dâaimer ! Rattachement dâune femme dĂ©licate est au-dessus des idĂ©es de votre sexe vous ne connoissez quâune preuve de notre amour ; mais vous ignorez quel sentiment nous conduit Ă vous la donner. Non, vous nâaimez pas comme nous. -. ĂŹ r. LETTRE L X X X V IL e MisfRiss Butler. IZL dĂ© celles quâon a faites. Je ne regrette rien» Ăh ! je nâai rien Ă regretter. LETTRE X C I I I. IPouRQuoi me montrez-vous un visage ĂĂź triste ? quel sujet sait donc couler vos pleurs? dĂ« quoi voulez-vous que je vous plaigne? Mon amitiĂ© partageroit vos malheurs, si je vous en voyois Ă©prouver. Mais quâavez-vous? Je vous ai priĂ© de me rapporter mes lettres $ je vous en prie encore ; rendez-les-moi. Est- ce mon Ă©tat qui vous afflige? Jâen serois bien fĂąchĂ©e. II est lâeffet d'un saisissement terrible r mais ne vous Ă©tonnez point de nion mal, jl passera , le te m s me rendra peut-ĂȘtre Ă moi-mĂ«me. Est-il possible que vous me demandiez ma pitiĂ© ? Vous ! Je nâai pas cher-» chĂ© Ă exciter la vĂŽtre. Qui de nous deux pourtant avoit droit dâen attendre ? Que vous ai" je fait?Qui mâeĂ»t dit que sir Charles me repro- cheroit quelque chose ? Rapportez-moi meS lettres, je veux absolument les ravoir. Eh ! quel intĂ©rĂȘt aveĂŻ-vous Ă les garder ? Pourriez, vous les relire avec plaisir? Jâaurois bien mauvaise opinion de votre cĆur, si je pouvois le croire. I ĂŹĂź > IZ2 Lettres LETTRE XCIV. Il rnâest difficile , tout-Ă -sait difficile de vous Ă©crire... Le style dont je me servois avec vous, nâĂ©toit pas dans ma plume. Le vĂŽtre est encore le mĂȘme. Ah , milord, milord ! quand je ne veux que votre amitiĂ©, quand je ne puis vouloir que votre amitiĂ© ; si vous me iâexprimez dans les mĂȘmes termes qui me peignoient ivotre amour, quel fond puis-je faire fur elle? Je sens le prix de vos attentions , mais je crains la complaisance. Rien ne saurait me persuader que votre conduite soit naturelle; ; lâi- dĂ©e oĂč je suis que vous vous contraignez, est un supplice pour moi. HĂ©las ! cette amitiĂ© , le seul bien qui me reste, dĂšs que je pense quâelle peut vous coĂ»ter, je me sens portĂ©e Ă y renoncer pour jamais !... Non, il nâest pas possible que vous me voiez avec plaisir... Mon Ă©tat vous fait faire des rĂ©flexions trop tristes lur vous - mĂȘme.... Je me, fuis trouvĂ©e si mal hier, quâune espĂ©rance flatteuse sâĂ©toit emparĂ©e de mon cĆur je nâai point assez de bassette pour aider Ă la nature ; mais je trouve quâclle agit bien lentement. d e mistriss Butler, izz LETTRE XCV. Q uâqpEZ- vous penser, quâosez-vous mâĂ©- crire ? Moi, vous hair ! Moi, vous mĂ©priser ! Non, milord , je nâai point changĂ© , mon cĆur est encore le mĂȘme , il nâoubliera point h tendresse quâil eut pour vous ; dâautres sen- timens ne lâaffecteront jamais mais nâexigez plus des preuves dâun attachement qui peut durer , mais qui ne doit plus se manifester. Trente-sept jours passĂ©s dans un Ă©tat Ăi cruel, sont-ils de foibles garans de mon amour? Lais- fez-moi gĂ©mir seule , ne me voyez plus. Je me reproche la douleur oĂč vous vous abandonnez; en voyant couler vos larmes, jâoublie des miennes. II me semble quâun autre est sauteur de ma peine , & que je ne puis accuser que moi de celle que vous ressentez. Soyez heureux , oubliez-moi ; & par quelle obstina- nation voulez - vous me persuader que vous mâaimez ? Mon dieu ! comment pourrois-je le croire ? * LETTRE XCVI. uox, mon cher Alfred, ce cĆur qui vous aime, rĂ©lĂŹsteroit Ă vos larmes, Ă vos gĂ©mis- I iij Lettres 134 seraens ! Ah ! je puis mâaffliger moi-mĂȘme, faire violence Ă tous mes sentimens; mais je ne puis vous causer la moindre peine. Je cede Ă vos instances. L'amour & la vĂ©ritĂ© font Ă©vanouir toutes mes rĂ©solutions. Non, je ne te hais point, non,je ne te haiffois pas quand je croyois devoir te dĂ©tester. Un mouvement inconnu mâagite , il est vrai j pardonnne-le-moi, il hâest que trop naturel. Câest mon amant, câest toi que tu veux que je partage peux-tu me le proposer ? Eh ! qui mâassurera ?... Si une autre avoit tes dĂ©sirs.... sâil ne me restoit que tes caresses... HĂ©las ! elle te verra donc dans ces momens oĂč ton bonheur Ă©toit mon ouvrage ! elle lira dans tes yeux cette tendre reconnoissance que le plaisir y rĂ©pand ! Tu lui donneras ces noms flatteurs, ces noms qui mâenchantoient, ... Quelle affreuse image!.,. Quoi!je te sacrisierois ma dĂ©licatesse ?... Je pourrois ?... Je le tenterai, je le ferai, si je puis le faire; mais laisse couler mes larmes; retiens les tiennes ; tu mâaccables , tu me pĂ©nĂ©trĂ©s de douleur... Eh! mon dieu , est-ce moi qui chagrine un homme que jâadore ? Moi, qui dĂ©sirĂ© si sincĂšrement fa joie, son repos, fa tranquillitĂ©; mot qui donnerois tout pour le voir heureux ?... Oui, vous rĂ©gnerez toujours dans mon cĆur, dans ce cĆur malheureux que vous avez percĂ© dâun trait si cruel. Mes efforts pour vous hĂąter feroient inutiles on nâcfface point des impressions si fortes, des idĂ©es si cheres ; elles DE MĂSTRISS BUTLER. IZs renaissent malgrĂ© nous, malgrĂ© notre raison. Que mâont servi tant de combats ? QjiâĂ rĂ©assurer que rien ne peut dĂ©truire un penchant vĂ©ritable.... Je vous verrai demain Ă lâheure oĂč vous me priez de vous recevoir. LETTRE X C V i I. C/est donc Ă mon amant, Ă mon cher amant que jâĂ©cris? II mâaime , il mâa toujours aimĂ©e ; il le dit, il le jure, & je le crois. Eh Ăź pourquoi voudrois-je douter de son cĆur , moi qui dĂ©sirĂ© tant quâil soit sincere ? moi qui ne vis, qui ne respire quâautant que je crois lui ĂȘtre chere ? Dis-le-moi cent fois , mon cher Alfred, dis-le-moi mille & mille fois , que je fuis ta chere maĂźtresse, quâaucune autre ne te plaĂźt. Puisses-tu me le persuader!... HĂ©las , que les tems font changĂ©s ! Quelle diffĂ©rence! Un mot, un seul de tes regards Ăuffisoitpour mâassurer de ta tendresse Ă prĂ©sent tes larmes , tes sermens, tes caresses ne peuvent que suspendre mes crainteselles renaissent dĂšs que tu tâĂ©loignes. Je le sens trop bien , mon cher Alfred, je ne fuis plus digne dâĂȘtre aimĂ©e i non, je ne mĂ©rite plus tes foins. Mon cĆur se fait une peine de tout, il empoisonne tout. Mon amour ressemble Ă la haine ; je tâoffense Ă chaque instant. Laisse-moi je ne iz6 Lettres veux pas que tu supportes la bizarrerie de mon humeur ; elle devient Ă tous momens plus fĂącheuse. LETTRE XCVIII. 1S1" o N , je ne puis effacer de mon imagination ces tristes idĂ©es que vous me reprochez votre prĂ©sence les Ă©carte sans les dĂ©truire. Eh! comment pouvez vous accorder votre amour & vos devoirs ? Hans le mĂȘme cas une femme peut remplir les siens lans trahir ce quâelle aime ; elle nâa besoin que dâune complaisance oĂč son cĆur, oĂč ses sens mĂšme nâont point de partielle se prĂȘte, elle ne se donne pas. Mais vous . dont les dĂ©sirs doivent prĂ©venir, doivent prĂ©cĂ©der le pouvoir de remplir ces devoirs !... Non, je nây Ăaurois penser;je nâobtiendrai point cet effort d'un cĆur qui vous adore.... Quoi ! moi je pourrois chercher fur ta bouche les traces de baisers quâune autre y au- roit imprimĂ©s !... Je pleurerois dans tes bras... Ah ! des gĂ©missemens , des cris douloureux, seroieut Ă lâavenir les seules marques de ma sensibilitĂ©.... Tes careĂfes nâexciteroient plus que ma rĂ©pugnance & mon dĂ©sespoir.... Ce sacrifice est au-deffus de mes forces, & plus jây pense, & moins je me sens capable de le faire.... Eh puis, quel droit ai je de causer Ă I iv de mistriss Butler.' 137 une autre les peines que je sens? Pourquoi voudrois-je dĂ©soler une femme qui neraâj point offensĂ©e ? Que penseroit ladi Monsery, si elle savoir que celui quâelle prĂ©fĂ©rĂ©, me jure quâil ne lâaimera jamais ? Je ne fuis pas assez peu gĂ©nĂ©reuse pour desirer que vous ne puissiez iâaimer, & je connois trop bien lâhorreur dâĂ«tre trahie par ce que lâon aime, pour vouloir la faire Ă©prouver Ă personne...! Pouvez- vous avouer que fa naissance & sa fortune vous ont dĂ©terminĂ©?... Vous, milord, ĂȘtre conduit par lâorgueil & par lâintĂ©rĂȘt !.... Qui mâeĂ»t dit que de pareils motifs nous sĂ©pareroient un. jour ?.... HĂ©las! ladi Monsery, sĂ©duite par les mĂȘmes apparences qui mâont fait vous croire, trompĂ©e comme moi, dâauffi bonne foi peut-ĂȘtre, sâabandonne Ă la douce certitude de vous plaire , de vous fixer. Que la moindre connoissance de votre cĆur la ren- droit malheureuse ! Elle ne le sera jamais par moi ; il nâest pas dans mon caractĂšre de me faire un bonheur aux dĂ©pens dâautrui. LETTRE XCIX. J"âai pensĂ© plus dâune fois, milord, quâil Ă©toit peu gĂ©nĂ©reux de vous laisser voir une douleur dont toutes les marques ont lâapparence du reproche ; jâai voulu vous la cacher mais Ăź38 L E T T R E S ĂŹe cĆur que vous aviez touchĂ©, nâest pas capable dâune longue contrainte ; & lors- quâil veut dissimuler, ses plus grands efforts Ăont inutiles. Jâai voulu soumettre ma raison au foible extrĂȘme de ce cĆur ; jâai cherchĂ© tous les moyens de concilier cet amour dont votre bouche & votre main mâont donnĂ© tant dâaffurances, avec le parti que vous avez pris, avec la façon dont vous lâavez pris, avec ce caractĂšre vrai, noble, dĂ©sintĂ©ressĂ© , qui me channoit en vous j je nâai trouvĂ© dans mes idĂ©es que impossibilitĂ© dâallier les contraires. Si vous ne mâaimiez pas, en supposant que rien ne vous distinguĂąt du commun des hommes, votre conduite est simple, quoiquâelle ait ses cĂŽtĂ©s blĂąmables si vous mâaimiez, je ne puis la comprendre. Dans le premier cas, la droiture & la bontĂ© ne permettent assurĂ©ment pas de risquer de rĂ©pandre lâamertume sur les jours dâun autre, pour contenter un goĂ»t passager dans le second, est-o n maĂźtre dâctouffer un sentiment que la violence quâon veut lui faire ne rend que plus tendre & plus vif?,.. Vous nâĂštes point celui quejâai- mois; non, vous ne fĂȘtes point, vous ne lâavez jamais Ă©tĂ©.... Mais, je puis me tromper ; que fais-je ? Chaque Ă©tat a peut-ĂȘtre ses usages , ses maximes, mĂȘme ses vertus. La rigiditĂ© des principes auxquels je tiens le plus, nâest peut-ĂȘtre estimable que dans ma sphĂšre; elle est peut-ĂȘtre le partage de ceux qui, nĂ©gligĂ©s de mistriss Butler. 139 de la fortune, peu connus parleurs dehors, ont continuellement besoin de descendre en eux-mĂȘmes , pour ne pas rougir de leur position. Le tĂ©moignage de leur cĆur leur donne en partie, ou du moins leur tient lieu de ce que le fort leur a refusĂ©, Etre heureux dans lâopinion des autres, sacrifier tout au plaisir fastueux dâattirer les regards, briller dâun Ă©clat Ă©tranger , qui nâest point en nous, qui nâest un bien que parce que la foule en est privĂ©e, câest peut-ĂȘtre, pour ceux que 1c hazard a placĂ©s dans un jour avantageux, un dĂ©dommagement des vertus quâils nâont pas, des qualitĂ©s quâils nĂ©gligent, du bonheur quâils cherchent en vain, & du dĂ©goĂ»t, lâen- nui qui les fuit & les souhaite, milord, & je souhaite sincĂšrement que rien ne vous porte Ă regretter la vie paisible & tranquille que vous quittez & quâun pett moins dâambition, pour me servir de vos termes, vous eĂ»t peut-ĂȘtre fait prĂ©fĂ©rer, Ăx le plus fort penchant de votre cĆur nâeĂ»t emportĂ© la balance. Vous allez briser tous les liens qui mâattachent Ă vous. Trop dĂ©licate pour vous partager, trop fiere pour remplir vos mo- mens perdus - & trop Ă©quitable pour vouloir garder un bien fur lequel une autĂźre acquiert de justes droits, je reprends tous ceux que ma tendresse vous avoit donnĂ©s fur moi. Je ne vous promets point de lâamitiĂ©. Jâignore quel mouvement agite un cĆur dĂ©chirĂ© par tant 140 * L E T T R E S de combats ; mais je ne crois pas quâun sentiment auĂsi pur, auĂsi doux que lâamitiĂ© , puisse naĂźtre dâune paffion qui ne laisse aprĂšs elle que le regret de savoir sentie, la honte dâen avoir donnĂ© des preuves, & la douleur dâavoir fait un ingrat. JâoĂe croire que vous me connoiisez assez pour ne pas me soupçonner de vous quitter par un esprit de vengeance ou de vanitĂ© ma situation ne ressemble point Ă celle oĂč vous Ă©tiez quand vous formĂątes !e projet cruel de mâabandon- ner projet dont la duretĂ© ne peut se concevoir. Vous ne pouvez douter que je ne vous aie tendrement aimĂ© ; soyez ĂĂčr que je vous aime encore mais le te ms, lâĂ©vĂ©ne- ment qui mâengagent Ă faire une dĂ©marche qui me coĂ»te tant, votre absence , des rĂ©flexions si naturelles Ă foire fur le passĂ© , me rendront peut-ĂȘtre Ă moi-mĂšme, & me procureront une paix que je ne pourvois trouver dans lâavililsement dâune paffion dont je nesentirois plus que les peines. Adieu, milord, croyez que personne ne vous a plus vĂ©ritablement aimĂ© que celle, qui regarde comme un malheur la dure nĂ©cessitĂ© de ne vous aimer plus, & souvenez-vous que dans mes chagrins les plus amers, si jâai quelquefois fait couler les vĂŽtres , au moins ai-je eu assez dâĂ©gards pour ne mettre jamais dâai- greur dans mes plaintes. Adieu, milord ? adieu pour jamais. DE MISTRISS Bu'tLEK. I4I * %' â±= &* LETTRE C. Jâai attendu plus dâun mois, milord, lâef- fet de votre promeĂie. Un si long oubli me force dâinsister, & de vous prier une seconde Ăois de me rendre ces lettres qui ne vous font point cheres , qui ne peuvent vous ĂȘtre cheres. II faudroit vous supposer une façon de penser bien singuliĂšre , pour imaginer que vous puisiez chĂ©rir des tĂ©moins qui dĂ©posent contre vous , & ne flattent votre vanitĂ© quâen dĂ©gradant votre cĆur. Tant dâautres femmes pouvoient vous en Ă©crire de plus agrĂ©ables pourquoi nf avez-vous choisie pour remplir ce tems dâattente quâelles ĂȘuĂfent peut-ĂȘtre rendu plus riant? Elles vous au- roient pris avec plaisir, quittĂ© fans peine, & remplacĂ© fans croire y perdre..-.. Vous me demandez mon amitiĂ©, vous prĂ©tendez Ă mon amitiĂ©, vous, mon ennemi le plus cruel! Eli - ce en dĂ©truisant mon bonheur, mon repos, ma santĂ©, tout lâagrĂ©ment de ma vie , que vous avez acquis des droits Ă ma reconnoiifance, Ă mon estime, Ă mon amitiĂ©?.... Bendez-mci mes lettres; ne me forcez pas de vous les demander encore. Mou cĆur aigri par ce quâil sent, nâeĂt que trop portĂ©-Ă sâouvrir ne mâexposez point Ă Ăź 4Ă Lettres Vous dire quels font les fcntimens que vous lui inspirez. LETTRE C ĂŻ. af" E vtms dois une rĂ©ponse, milord j & jĂ« veux vous la faire ; mais comme jâai renoncĂ© Ă vous , Ă votre amour $ Ă votre amitiĂ©, Ă la plus lĂ©gere marque dĂ© votre souvenir * câest dans les papiers publics que je vous lâa- dreise. Vous me reconnoĂźtrez un style qui Vous fut si familier * qui, flatta tant de fois votre vanitĂ©, nâest point encore Ă©tranger pour vous ; mais vos yeux ne r e verrou t jamais ces caractĂšres que vous nommiez sacrĂ©s ĂĄ que vous baisiez avec tant dâardeur, qui vous Ă©toient si chers, & que vous m'avez fait remettre avec tant dâexactitude. Vous dites dans votre dernier billet, quĂ« vous tri ĂȘtes encore attachĂ© far iamitiĂ© la plut tendre. Mille grĂąces * milord, de cet effort sublime j je dois beaucoup fans doute Ă la gĂ©nĂ©rositĂ© de votre cĆur, puifquâelle a pu vous dĂ©fendre de la haine & du mĂ©pris pour une femme que vous avez si vivement offensĂ©e. Vous ne mĂ©ritez pas j continuez-vous, iĂ©pi- thete que je vous donne ; vous ne fĂ»tes jamais mon ennemi vous avez lâaudace de rĂ©pĂ©ter que vous ne le fĂ»tes jamais vous oses me- DE I BijĂźlee. I4Z prier de ne f oint oublier un homme qui me fui cher. Non, milord, non, je ne lâoublierai point, je ne lâoublierai jamais; un trait ineffaçable lâa gravĂ© dans ma mĂ©moire; mais je ne mâen souviendrai que pour dĂ©tester ses artifices. Tremblez, ingrat, je vais porter une main hardie jusquâau fond de votre cĆur, en dĂ©velopper les replis secrets, la perfidie ; & dĂ©taillant shorrible trahison... Mais le pour- yai-je ? Avilirai-je aux yeux de l'AngleterrĂ© iâobjet qui fut plaire aux miens?... Non... par une touche dĂ©licate mĂ©nageant Fexpres- Ăion du tableau, en rendant ses traits sortans pour lui-mĂšme, mettons -les dans sombre, pour tous les autres. Descendez en vous-mĂȘme, milord, osez vous interroger, vous rĂ©pondre; & de tant de qualitĂ©s dont vous vous pariez, de tant de vertus dont vous vous dĂ©coriez , dites-mot quelle est celle dont vous rn'avez donnĂ© des preuves. Sincere, gĂ©nĂ©reux , .compatissant, libĂ©ral, ami des hommes, rempli de cette noble fiertĂ© qui caractĂ©rise la vĂ©ritable grandeur, Ăźa bontĂ©, la droiture; lâhonneur Ac la vĂ©ritĂ© sembloient rĂ©gler tous vos sentimens, diriger toutes vos dĂ©marches, guider tous vos mouvemens vous le disiez, milord, & moi je le croyois. Eh! pourquoi ne saurois-je pas cru? Je ne trouvoĂs rien dans mon cĆur qui pĂ»t me faire douter du vĂŽtre. Ne vous 144 L ! T T R ES applaudissez pas de mâavoĂŹr trompĂ©e; non, ne vous en applaudissez pas le fourbe le plus habile doit bien moins Ă son adresse quâĂ la bonne foi de celui qui en devient la victime. Mais comment un pair de la Grande-Bre- tagne a-tâil pu sâabaisser, se dĂ©grader au point de sâimposer Ă lui-mĂšme une indigne contrainte ? de donner des soins , Ă qui ? Quel Ă©toit lâobjet de fa feinte ? Une simple habitante de ĂŹa citĂ©. MĂ©ritois-je le fatal honneur que vous mâavez fait? par quel malheur ai-je eu de vous cette odieuse prĂ©fĂ©rence ? Sans beautĂ©, fans Ă©clat, fans rien qui me distinguĂąt , comment ai-je pu vous inspirer le dĂ©sir de me rendre malheureuse ? Quel fruit avez- vous recueilli de cette triste fantaisie ? Les gĂ©missemens de mon cĆur Ă©touffĂ©s par la prudence; mes pleurs rĂ©pandus dans le sein dâune seule amie ; lâaltĂ©ration de ma santĂ© attribuĂ©e Ă ce mal commun dans nos climats , * tien nâa servi votre vanitĂ©. On ignore encore le sujet dâune douleur si vive , si constante; vous nâen avez point triomphĂ©. Mais qui fait aprĂšs tout ce que vous auriez fait, si un intĂ©rĂȘt qui ne regardoit que vous ne vous eut engagĂ© a u silence. Mais Ă quel titre avez-vous pu croire quâil N * La consomption. vous ft E IVĂĂSTRISS BvtLEE. 14s vous fĂ»t permis de mâaffliger? Quelle' loi lâaĂsujettilsoit Ă votre caprice , vous reudoit !'arbitre de mou destin? Je ne vous ester- chois pas. Tranquille dans mon obscuritĂ© , jâĂ©loignois de moi tout ce qui pouvoir troubler une vie , sinon heureuse , au moins paisible, Pourquoi votre art perĂde iut-il me voiler vos desseins ? Ghoisie apparemment pour amuser vos dĂ©sirs , en attendant que vos estants.... Vous mâentendez, milord; cette ariette tant rĂ©pĂ©tĂ©e Ă©toit un vĂ©ritable oracle ; le sens n'en Ă©toit compris que de vous...-. Si connoissant vos vues, par une basse condescendance, jâeuĂse ben voulu les remplir, je nâaurois peint Ă me plaindre de vous.... Mais feindre une passion si tendre, un respect si grand , des vĆux si soumis !... Vil sĂ©ducteur, digne Ă jamais de mon Ă©ternel mĂ©pris, vas, mon cĆur te dĂ©daigne. Plus noble que le tien, il 11âaccorde point son amitiĂ© Ă qui nâa pu conserver son estime ; une haine immortelle est le seul sentiment que ton ingratitude & ta faussetĂ© peuvent lui inspirer. Mais quoi ! tromper une femme est-ce donc enfreindre les loix de la probitĂ©? Man- que-t-on Ă lâhonneur, en trahissant une maĂźtresse? Câest un procĂ©dĂ© reçu; tant d'autres Pont fait; il en est tmt qui le font. Oui, milord, il en est; mais ce font des lĂąches, qui, portĂ©s par leur caractĂšre Ă faire Tome I, K 146 Lettres le mal, & nâosant offenser ceux qui peuvent les punir, se destinent & se bornent Ă dĂ©so- ler un sexe que le prĂ©jugĂ© rĂ©duit Ă ne pouvoir ni se plaindre ni se venger. Eh ! qui ĂȘtes- vous, hommes ? DâoĂč tirez- vous le droit de manquer avec une femme aux Ă©gards que vous vous imposez entre vous ? Quelle loi dans la nature, quelle convention dans un Ă©tat autorisa jamais cette insolente distinction ? Quoi ! votre parole simplement donnĂ©e, vous engage avec le dernier de vos semblables, & vos sermens rĂ©itĂ©rĂ©s ne vous lient point Ă lâamie que vous vous ĂȘtes choisie ? Monstres fĂ©roces , qui nous devez le bonheur & lâagrĂ©ment de votre vie, vous qui ne connoissez que lâorgueil & lâamour effrĂ©nĂ© de vous-mĂȘmes fans la douceur & lâamĂ©nitĂ©, qui furent notre partage, quel seroit le vĂŽtre ? Pensez-vous quâil ne nous fĂ»t pas facile de laver dans le sang les outrages que nous recevons, si la bontĂ© de notre cĆur nâĂ©touffoit en nous le dĂ©sir de la vengeance? Sur quoi fondez-vous la supĂ©rioritĂ© que vous prĂ©tendez? Sur le droit du plus fort ? Et que ne le faites-vous donc valoir? Que nâemployez-vous la force, au lieu de la sĂ©duction ? Nous saurions nous dĂ©fendre; lâhabitude de rĂ©sister nous nppren- droit Ă vaincre. Ne nous Ă©levez-vous dans la mollesse, ne nous rendez-vous foibles & vZ mistriss Butler. 147 timides, que pour vous rĂ©server le plaisir cruel que goĂ»te cette espece de chasseur qui, tranquillement aflĂŹs, voit tomber dans ses piĂ©gĂ©s lâinnocente proie qu'il a conduite par la ruse Ă sâenvelopper dans ses rets? Mais est-il possible que ce soit le souvenir de milord , qui mâengage Ă me livrer Ă des rĂ©flexions si dures fur ses pareils ? Qui mâeĂ»t dit que la tendresse & Pestime que jâavois pour lui, me forceroient un jour Ă les faire? Ah! sir Charles, sir Charles, eĂt-ce bien vous qui avez dĂ©truit par votre conduite le respect que jâavois pour votre caractĂšre ? HĂ©las ! trop attachĂ© Ă lâerreur qu'il chĂ©rissoit, mon cĆur a cherchĂ© tous les moyens de la conserver! Avec quel regret je Pai perdue! Ah! dans Pin liant oĂč je mâarrachois moi- mĂšme Ă la douceur de vous voir, portĂ©e encore Ă diminuer vos torts, je me serois trouvĂ©e heureuse de nâaccuser de mes pleurs que lâexcĂšs de ma dĂ©licatesse. Elle vous Ă©tonne peut-ĂȘtre , cette dĂ©licatesse ; mais sachez, milord , que dans un cĆur bien fait, Pamour une fois blessĂ©, lâest pour toujours. Dans lâĂ©- garement de la douleur, dans ces momens affreux, oĂč PĂąme avilie , abattue, succombe, & ne meut presque plus la machine ; affais. fĂ©e fous le poids qui Paccable , 011 se tourne naturellement vers la cause de son mal; il semble que la main qui vient dâenfoncer le K ij 148 L E T T K ÂŁ S trait, ait feule la puissance de lâarracher. Situation horrible, inexprimable, oĂč, dĂ©tachĂ©e de tout, de lâunivers, de foi-mĂȘtne, on ne tient plus quâĂ lâinhumain qui vous rĂ©duit Ă cet Ă©tat funeste ! Le cĆur ne sent alors que fes pertes tout entier au sentiment quâil se cache peut-ĂȘtre, il saisit avec aviditĂ© tout ce qui lui en offre lâimage ; lâestime, lâami- tiĂ© , les moindres Ă©gards lui paroi dent un dĂ©dommagement du bien quâon lui enleve; il met un prix immense au peu qui lui reste; semblable au malheureux qui lutte avec les flots , il sâattache Ă tout ce qui, lui prĂ©sents un foibĂŹe appui. ^ C est dans cette agitation terrible, danses dĂ©sordre humiliant, que je crus pouvoir vous pardonner , vous rendre ma tendresse & ma confiance. Les reproches que vous vous faisiez , mâengcgerentĂ supprimer ceux que jâau- rois dĂ» vous faire j vos attentions excitĂšrent ma reconnoĂffance; vos pleurs me touchĂšrent} Ăź'amertume de ma douleur me rendit sensible Ă la vĂŽtre. Je ne pus vous voir gĂ©mir Ă mes pieds , vous que jâadorois, fans laisser Ă©clater cet amour si vrai, si tendre, dont VOUS doutiez alors , qui vous semblait Ă©teint. Je vous ferrai dans mes bras ; des larmes dâat- tendrissement, & peut-ĂȘtre de joie, se mĂȘlĂšrent Ă celles que la vanitĂ© vous faisoit rĂ©pandre» je crus pouvoir ĂȘtre heureuse eu- de mistriss Butler.â 14^ core. Mais chaque jour , chaque instant mâap- prit que, sâĂl est possible de pardonner, il ne Test pas dâoĂșblier ; que si la bontĂ© du naturel peut faire quâ011 ne haĂŻsse pas un perfide , une juste fiertĂ© sâĂ©leve enfin contre notre foiblesse, & nous fait mĂ©priser, & lâamant qui put nous trahir, & le penchant qui nous Ă©ntraĂźne encore vers lui. Câest dans la vivacitĂ© de ce penchant, câest dans la force de mon amour, que jâai eu celle de renoncer Ă vous, de vous dire vous nâĂštes plus celui quejâaimois Jâai prĂ©fĂ©rĂ© la douleur Ă la honte, jâai mieux aimĂ© gĂ©mir de cet effort que de laisser dĂ©pendre mon bonheur dâun homme qui nâĂ©toit plus digne dâen ĂȘtre lâarbitre ; jâai rompu un commerce dont je ne voyois plus que lâindĂ©eence ; le charme flatteur qui ms la cachoit, nâexistoit plus; je me mĂ©prisois moi-mĂšme , en songeant que je vous aimois. A prĂ©sent, câest vous, milord, vous seul que je mĂ©prise, non pour avoir quittĂ© une femme, non pour avoir changĂ© de sentiment; mais parce que vous en avez feint que vous ne sentiez pas, parce que vous avez traitĂ© durement , inhumainement votre amie , celle qui vousĂ©toit vĂ©ritablement attachĂ©e , dont vous aviez dĂ©sirĂ© la tendresse, que vous connoif- siez digne de vos Ă©gards , & dont vous aviez mille fois jurĂ© de mĂ©nager la sensibilitĂ©. Je vous mĂ©prise , parce que vous vous] ĂȘtes con- 1 IfO L E T TRES duit avec bassesse ; quâincapable de confiance & dâamitiĂ©, vous avez eu recours au mensonge moyen infĂąme, & dont un homme de votre naissance devoit rougir de faire usage. Plus sincere que vous, je ne vous promets point mon amitiĂ© j je ne veux point de la vĂŽtre. Mais quâest-ce donc quâun homme quâon ne voit plus, quâon ne verra jamais» entend par cette amitiĂ© quâil ose offrir, promettre ? Quelle profanation dâun nom si rĂ©vĂ©rĂ© des cĆurs vertueux ! Quoi ! ce sentiment si noble, don prĂ©cieux de la divinitĂ©, qui rassemble, unit, intĂ©resse, lie les humains, se borne donc , dans lâidĂ©e de milord, Ă ne point nuire Ă ceux quâil honore du nom dâamis ! Que pouvez-vous pour moi? Vous seriez - vous flattĂ© que je voulusse un jour vous devoir quelque chose ? Vous avez dĂ©truit ma tranquillitĂ© ; est-il en vous de la faire renaĂźtre? Le bien que vous mâavez ĂŽtĂ© ne subsiste plus ; le ciel mĂȘme ne peut rĂ©parer mes pertes. LâidĂ©e fantastique qui faifoit mon bonheur, sâest Ă©vanouie pour jamais ; cette idole chĂ©rie, adorĂ©e , dĂ©nuĂ©e des ornemens dont mon imagination lâavoit embellie , 11e mâoffre plus quâune esquisse imparfaite ; je rougis du culte que jâaimois Ă lui rendre. Ainsi mon cĆur, trompĂ© par ses dĂ©sirs,"Ă©clairĂ© par ses peines, nâa joui que dâune vaine erreur il la regrette peujç-ĂȘtre, mais ii ne peut la recou- de mistriss Butler. i?i vrer. Adieu, milord. Pour reconnoĂźtre en partie cette amitiĂ© ĂĂŹ tendre, ĂĂź sincere, que vous me conservez, je souhaite que vous nâen ressentiez jamais pour quelquâun qui vous ressemble. Ce souhait doit vous convaincre que je fuis capable de pardonner. * * Cette derniere lettre a Ă©tĂ© mise dans le Mercure de France. Fin des Lettres de mistriss Butler . HISTOIRE JD Xr M^LX-QVXS B E C R E S S Y »â TRADUITE DE LâANGLOIS, T * > Tome L L in^ĂźCĂŻairiĂŻiEzsciEiĂŻCErĂŻĂŻrjEijnicinrĂźr* Ăź Ăź 't' i% Ă *E20irEr3niĂŻric^3irai303CC3C3i3szri* HISTOIRE DU MARQUIS JO JÂŁ C JELjEI S S jr. IVĂonsieur le marĂ©chal duc de L..., ayant glorieusement terminĂ© la guerre de i***, j revint Ă la cour, suivi dâune brillante jeunesse, qui partageoit avec lui lâhonneur des victoires que cet habile gĂ©nĂ©ral avoit remportĂ©es. Parmi ceux qui sâĂ©toient distinguĂ©s fous ses ordres, le marquis de Creisy, par une attention particuliĂšre du marĂ©chal qui saimoit , avoit eu occasion de montrer ce que peuvent le zele, le courage & la fermetĂ© dans le cĆur dâun François. Heureux , si des qualitĂ©s si nobles eussent pris leur source dans lâamour de la patrie, & dans cette gĂ©nĂ©reuse Ă©mulation naturelle aux belles Ăąmes, plutĂŽt que dans un dĂ©sir ardent de sâavancer , dâeffacer les autres, & de parvenir Ă la plus haute fortune, L Ăj Is6 Histoire Le marquis entroit dans fa vingt-huitieme annĂ©e ĂŹorfquâil reparut Ă lacour aprĂšs six ans dâabfence. 11 Ă©toit maĂźtre de lui-mĂšme, assez riche si ses dĂ©sirs eussent Ă©tĂ© modĂ©rĂ©s ; mais dominĂ© par lâambition, le bien de ses pĂšres ne pouvoit suffire Ă sĂ©tat quâil avoit pris ; il songea Ă !e soutenir , mĂȘme Ă lâaugmeiiter. L T ne grande naiiĂźhnce , une figure charmante, mille talens, une humeur complaisante , lâair doux , le cĆur faux, beaucoup de finesse dans lâesprit, Ăźâart de cacher ses vices & de connoitre Se foible dâautrui , soudoient ses espĂ©rances elles ne furent point déçues Un tel caractĂšre rĂ©ussit presque tou jours. Lâappa- reuce des vertus e!t bien plus sĂ©duisante que les vertus mĂȘmes,- & celui qui feint de les avoir, a bien de lâavantagc fur celui qui les possĂšde. Le marquis de Cressy devint en peu de terns lâadmiratĂŹon des deux sexes. Les hommes recherchĂšrent ion amitiĂ©, & les femmes dĂ©sirĂšrent fa tendresse ; mais celles qui tentĂšrent de f engager, trouvĂšrent dans son cĆur une barriĂšre difficile Ă forcer. De toutes les passions , lâintĂ©rĂšt est celle qui cede le moins aux attaques du plaisir. Le marquis rĂ©sista long-tems aux douceurs qui lui Ă©toient offĂ©rtes, mĂȘme Ă fa vanitĂ©. Le titre envie dâhotmne Ă bonne fortune, le toucha bien moins que lâefpoir dâune alliance, qqâune conduite sage poCvoit lui procurer. BU MAR Q_U I S DE Cl E S S Y. 1^7 Sans pĂ©nĂ©trer ses desseins, on vit son indiffĂ©rence ; & le peu de succĂšs ayant rebutĂ© les femmes qui ne vouloient que plaire , la difficultĂ© anima celles dont famĂ© tendre , les dĂ©sirs timides & rĂ©glĂ©s par la dĂ©cence , sem- hloient dignes de vaincre la rĂ©ĂĂŹlhmce dâun homme qui paroilToie fait pour rendre heureuse celle qui Ă toucher son cĆur. Madame la comtesse de Raisel & mademoiselle du Bugei furent de ces dernieres. La comtesse , veuve depuis deux ans dâun mari quâelle nâavoit pu aimer , dont lâĂąge avancĂ© & fhumeur fĂącheuse ne lui avoient fait connoitre le mariage que par ses dĂ©goĂ»ts, fetn- bloit sâĂȘtre destinĂ©e Ă vivre libre. Elle avĂ»it prĂšs de vingt-six ans; fa taille Ă©toĂŹt haute & majestueuse , ses yeux pleins dâefprit & de feu; une physionomie ouverte annonqoit la noblesse & la candeur de son ame ; fa bontĂ©, la douceur & la gĂ©nĂ©rositĂ© formoient le fond de son caractĂšre ; incapable de freindre , elle IâĂ©- toit aussi de concevoir la plus lĂ©gere dĂ©fiance, II Ă©toit difficile de lui inspirer de lâamitiĂ©; mais quand elleaimoit, elleaimoit si bien quâilfal- loit mĂ©riter fa haine pour la ramener Ă lâindif- ĂĂ©rence. Une naissance illustre,une fortune immense , Ă©toient les moindres avantages quâune femme telle que madame de Raisel pĂ»t offrir Ă lâheureux Ă©poux quâelle daĂgneroit choisir. AdĂ©laĂŻde du Bugei nâavoit guere plus de L iij is8 Histoire seize ans ; tout ce que la jeunesse peut donner de fraĂźcheur & dâagrĂ©ment, Ă©toit rĂ©pandu dans ses traits & fur toute fa personne ; son esprit, naturellement. vis& perçant, avoir encore ce charme inexprimable que donnent lâinnocence & lâingĂ©nuitĂ©. Elle n'avoit plus de mere. M. du Bugei qui la chĂ©riĂsoit, ve- noit de la retirer de Chelles, oĂč elle avoir Ă©tĂ© Ă©levĂ©e. Quoique son bien ne fĂ»t pas considĂ©rable, la plus grande partie de celui de son pere consistant en bienfaits du roi, l'anciennetĂ© de fa maison, les services de ses ayeux, son mĂ©rite & sa beautĂ©, pouvoient lui promettre un sort bien diffĂ©rent de celui dont lâintĂ©rĂȘt & l'amour la rendirent la triste victime. Telles Ă©toient les deux personnes dont M. de CrĂȘssy fit naĂźtre les premiers sentimens. Elles Ă©toient alliĂ©es, & lâamitiĂ© les unissoit, mais la diffĂ©rence de leur Ăąge nâadmettoit point entrâeĂŹles cette intimitĂ© qui bannit toute rĂ©serve. La comtesse gardoit son secret par prudence , & mademoiselle du Bugei ignoroit quâelle en eĂ»t un Ă confier. M. de Creffy se trouvoit plus souvent avec AdĂ©laĂŻde quâavec la comtesse. II alloit presque tous les jours dans une maison oĂč elle Ă©toit familiĂšre. II sâapperqut du dĂ©sordre oĂč la jettoit sa prĂ©sence , & connut le penchant de son cĆur. II sentit un plaisir secret en observant lâimpreffion quâil faisoit sur ce cĆur DU MARQUIS DE C R E S S Y, I simple & vrai; mais comme il Ă©toit fort Ă©loignĂ© de borner son ambition Ă la fortune quâelle pouvoit lui apporter , il rejetta dâa- bord toute idĂ©e de profiter des dispositions dâAdelaĂŻde ; mais le tems, la vanitĂ©, le dĂ©sir, Tamour, peut-ĂȘtre, dĂ©truisirent cette sage rĂ©solution, & lui prĂ©senterent un moyen dâentretenir le goĂ»t que mademoiselle du Bugei lui laiĂsoit voir, sans rien changer au plan quâil sâĂ©toit formĂ© pour son Ă©lĂ©vation. Ainsi, cachant Ă tous les yeux les nouvĂ©aux sentimens dont il Ă©toit occupĂ©, il affecta de ne lui marquer aucun Ă©gard qui pĂ»t les dĂ©voiler , & sâattacha Ă lui rendre des foins qui ne parussent tendres quâĂ elle-mĂȘme. Cette conduite adroite fit lâesset quâil en avoit attendu. AdĂ©laĂŻde se crut aimĂ©e; son cĆur prĂ©venu par une forte inclination, sâenflamma par degrĂ© ; & fa passion devint si puissante fur son ame, que lâingratitude & la perfidie du Ănarquis ne purent dans la fuite, ni lâs- teindre, ni la lui rendre moins chere. Madame de Gerfay,chez laquelle Adelaide & le marquis se rencontroient si souvent, Ă©toit sĆur du feu comte de RaiseĂ, & me voyoit point sa veuve, avec laquelle elle ĂĄvoit plaidĂ© pour quelques prĂ©tentions qui se trouvĂšrent mal fondĂ©es. Comme elle en jugeoit autrement, & quâil y avoit peu dc tems que cette affaire Ă©toit terminĂ©e, son ressentiment duroit encore. Cet effet du hasard fit 166 ĂĂŹ I S T O I R E que madame de Raisel & AdĂ©laĂŻde ne sâap- perçurent jamais de leur rivalitĂ©. La maison quâoccupoit M. du Bugei avoit un jardin, dont une des portes sâouvroit fur une promenade publique avec le tems, M. de Cressy parvint Ă engager Adelaide Ă profiter de cette commoditĂ© pour lui parler les soirs. La beautĂ© de la saison oĂč l'on en- troit alors, rendant ces promenades trĂšs-na- turelles , elle nâimagina pas quâil y eĂ»t le moindre risque a lui accorder cette faveur j elle for toit de chez elle, suivie dâune gouvernante , dont lâhumeur trop facile se prĂȘ- toit aux dĂ©sirs de fa jeune Ă©leve qui, charmĂ©e de ces entretiens, ne prĂ©voyoit aucun des pĂ©rils oĂč ils pouvoient l'expofer. M. de CreĂĂŹy profitant de l'avantage que lui don- iĂźoient fur elle lâexpĂ©rience & lâartifice, en Ă©chauffant peu Ă peu son cĆur, lâamenoit insensiblement Ă lui avouer tout lâamour qu elle sentoit pour lui aveu dangereux, dont un amant conteste la vĂ©ritĂ© jusquâau moment oĂč de preuve en preuve il nous conduit Ă lui en donner une aprĂšs laquelle le doute se diĂfipe & le dĂ©sir sâenvole. Cependant madame de Raisel , qui ne trou- voit rien dans fa raison qui sâopposĂĄt Ă Pin- clination quâelle avoit pour le marquis , souhaitait ardemment quâil lui rendit des soins. La retenue de son sexe Ă sa modestie naturelle ne pouvoient lui permettre de sair§ DU MARQUIS DE CrESSY, 19* Ăźes premiers pas. Quoique ses intentions eussent pu justifier ses dĂ©marches, elle nâo- soit en faire aucune il lui paroiisoit honteux dâemployer lâentremise dâun ami, & dâa- cheter par une sorte de bassesse un bonheur quâelle rougiroit dâavoir obtenu , & qui se- roit continu- llement troublĂ© par lâincertitude des m tifs qui auroient dĂ©terminĂ© M. de Cressy Ă rechercher sa main, Son cĆur dĂ©licat ne vouloit rien devoir Ă ia fortune; il cherchoit un bien plus prĂ©cieux que tous ceux qui attirent les vĆux des hommes ordinaires câĂ©toit la douceur dâune tendresse, sentie & partagĂ©e, dâune union dont lâamour formĂąt les liens, & dont lâestime & lâamitiĂ© resserrassent Ă jamais les nĆuds. Quelle que fĂ»t lâambition du marquis, elle nâalloitpas jusquâĂ prĂ©tendre Ă madame de Raisel , qui venoit rĂ©cemment de refuser un parti aprĂšs lequel il sembĂŹoit qiraucun autre ne pĂ»t sâoffrir. II Ă©toĂt bien Ă©loignĂ© dâimaginer quâil fĂ»t assez heureux pour lui plaire. Lorsque la comtesse se rencontroit avec lui, ia crainte de laisser Ă©chapper des marques de son penchant, lui donnoit un air de rĂ©serve & dâembarras que M- de Cressy prenoit pour une froideur de caractĂšre peu propre Ă lâattirer, lui dont lâcnjoue- mentĂ©toit extrĂȘme. Madame de Raisel, char-, manie oĂč i ĂŹiâĂ©toitpas, perdoit, en le-voyant* çstte vivacitĂ© qui rend aimable, & donne 4 i 62 - Histoire de ia grĂące Ă tout ce quâon fait j lâagitatiort de son cĆur suspendoit les agrĂ©mens de fort esprit,- elle se taisoit, ou disoit des choses ĂĂŹ indiffĂ©rentes, que le marquis, prĂ©venu contre le sĂ©rieux oĂč il la voyoit toujours , avoir une forte dâéßoignement pour elle. Quoique fa maison fĂ»t une des plus brillantes de la cour, quâil y eĂ»t. Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©, mĂšme accueilli, câĂ©- toit celle oĂč on le'trouvoit le plus rarement. Pendant quâAdelaide sâabandonnoĂŹt au charme sĂ©duisant dâune passion dont rien ne troubĂźoit encore ĂŹa douceur; que madame de Raisel, chaque jour plus sensible, entrete- noit avec complaisance un dĂ©sir dont elle Ă©toit uniquement occupĂ©e, la marquise dâEl- mont, conduite par ia vanitĂ© , ou peut-ĂȘtre par un motif moins excusable, entreprit de vaincre lâindiffĂ©rence de M. de Cressy ; ou ĂĂź elle ne pouvoit sâeti faire aimer, de lier avec lui cette espece de commerce oĂč le caprice & la libertĂ© tenant la place du sentiment, ĂŽtent Ă lâamour toutes ces erreurs aimables dont il se nourrit, en font une sorte de goĂ»t oĂč le cĆur ne prend jamais de part, & qui donne moins de plaisir quâil ne produit de regret. Madame dâElmont Ă©toit une de ces femmes qui nâayaut aucune des vertus de leur sexe, adoptent follement les travers de celui quâelles prĂ©tendent imiter ; qui , loin de chercher Ă en acquĂ©rir la force & la soliditĂ© , cn prennent seulement lâĂąudace & la licence, BU DE C RE S S Y. &qui, livrĂ©es au dĂ©rĂšglement de leur imagination , sâhonotent du nom dâhomme , parĂ©e quâindignes de celui de femmes estimables, elles ont osĂ© renoncer Ă la pudeur, Ă la modestie , & Ă la dĂ©licateile de sentiment qui est la marque distmctive de leur etre. Telle Ă©toit celle qui prit du goĂ»t pour M. de CreĂsy, & fit Ă©clater le de-Jein formĂ© de fe rattacher mais comme un pareil engagement ne convenoit ni Ă ses vues ni Ă la situation actuelle de son cĆur, il le re- jetta absolument, feignit dâignorer les intentions de la marquise , lâĂ©vita par-tout ; & sans manquer Ă ce quâil devoit Ă son rang & Ă son sexe, il sut Ă©luder ses poursuites & sc dĂ©fendre de ses attaques. La haute opinion que madame dâElmont avoit dâelle-mĂȘme, & lâorgueil dont elle Ă©toit remplie, lui persuadĂšrent quâun homme qui pouvoit rĂ©sister aux avances quâelle avoit faites, Ă©toit moins gardĂ© par lâindistĂ©rence, que liĂ© par un amour secret & heureux. AttachĂ©e Ă cette idĂ©e, & guidĂ©e par le dĂ©pit & la curiositĂ©, elle observa les dĂ©marches diĂ marquis, fit Ă©pier ses pas, & tarda peu Ă dĂ©couvrir que mademoiselle du Bugei Ă©toit lâob- jet de ses empreiTemens. Ainsi la regardant comme le seul obstacle quâelle eĂ»t Ă vaincre , pour rĂ©ussir dans les projets, crut plus avan- elle rĂ©solut de troubler une intrigue quâelle cĂ©e quâelle ne lâĂ©toit en estĂ© t, & de priver 164 Histoire AdĂ©laĂŻde dâun bien dont elle-mĂȘme dcsiroit vivement la poĂseffion. Comme on voit les actions des hommes, & quâon nâen pĂ©nĂ©trĂ© que rarement les motifs , il est bien des occasions dans la vie oĂč la noirceur & la malignitĂ© se parent aisĂ©ment des traits de la justice & de la probitĂ©. Madame dâElmont, instruite des promenades frĂ©quentes dâAdelaide & de lâexactitude du marquis Ă lây accompagner, Ă©crivit Ă M. du Bu- gei, pour lâinformer qu'u n jeune seigneur de la cour, dont elle taisoit le nom, avoit les soirs des rendez-vous avec fa fille. CâeĂt ainsi que , cachant fa baise jalousie sous l'apparence de ramitiĂ©jquâelle avoit pour M. du Bugs i, elle porta dans lâame dâAdelaide le premier mouvement de douleur quâelle eĂ»t encore senti. Ce ne fut point aĂlĂ©z pour elle dâen- tendre les reproches dâun pere irritĂ©, de recevoir lin ordre prĂ©cis de ne plus parler Ă celui quâelle aimoit; en lui dĂ©couvrant oĂč pouvoit tendre la conduite mystĂ©rieuse quâon avoit tenue avec elle, on lui apprit Ă craindre que cet amant dĂ©jĂ trop cher nâeĂ»t pas pour elle le respect & la tendresse quâelle mĂ©- ritoit Ă tant de titres de lui inspirer. Le caractĂšre de mademoiselle du Bugei ne lui permettoit pas de nier une vĂ©ritĂ© que son trouble confirmoit assez un aveu sincĂšre de ce qui sâĂ©toĂŻt passĂ© entre elle & le marquis, mit M. du Bugei dans un embarras DU DE C R E S S Y. I6s extrĂȘme. M. de Cressy ne sâĂ©toic avancĂ© fur rien dont on pĂ»t tirer avantage pour pĂ©nĂ©trer son cĆur,- il nâavoit fait aucune ojfre, aucune demande; & lâadreile avec laquelle il avoi t mĂ©nagĂ© ses expressions, donnoit peu de lumiĂšres fur ses deĂfeins mais AdĂ©laĂŻde jumoit-, Jie fe croyoit aimĂ©e. M. du Bugei cstimoit le marquis & deĂĂźroit le bonheur de fa bile; il prit le parti de contraindre M. ds Credy Ă sâexpliqner ; & ne voulant point pa- roĂŹtre dans cette affaire , il dicta ce billet Ă AdĂ©laĂŻde , qui rĂ©crivit fans oser rĂ©sister Ă sa volontĂ©. Vhonneur que vous m'avez fait, monsieur , de vous entretenir [ouvert avec moi, a Ă©tĂ© remarquĂ© par des personnes qui en ont pris occasion de me croire imprudente. Ne m'accusez ni de caprice, ni dâimpolitesse, en me voyant changer de conduite avec vous, trouvez bon que je ne vous parle pins ni en public- ni en particulier , Ă moins que je n'en reçoive tordre de mon pers fi vous ne t engagez pas vous-mĂȘme Ă nie le donner , onbliez-moĂŹ pour toujours. Elle pleuroit si fort en Ă©crivant, que son pere, touchĂ© des larmes quai lui voyoit rĂ©pandre, sâavanca vers un balcon, fur lequel Ăźl sâappuya un instant pour lui cacher son attendriĂĂźement. AdĂ©laĂŻde , qui juge'oit de la peine qu'elle alloit causer Ă son amant par 1 16 Histoire celle quâelle ressentait eilc-mĂšme, sans son» ger quâelle lui offroit un moyen dâĂštre heureux, ne vit que la privation de ces entretiens qui lâenchantoient ; & saisissant le moment ou son pere ne la regardent pas, elle Ă©crivit ces mots fur un petit papier. Vous dire de m?oublier ? Ah jamais ! On m'a forcĂ©e de d Ă©crire j rien ne sent m'obliger Ă le penser ni Ă le defirer. Elle glissa ce papier dans fa lettre, Ik se hĂąta de la fermer son pere lâayant envoyĂ©e sur le champ, elle en attendit la rĂ©ponse avec toute sinquiĂ©tude que peuvent causer samour & la crainte dans un cĆur oĂč lâon vient dâĂ©lever un doute fur lâobjet de ses plus chers dĂ©sirs. M. de CreiĂy nâĂ©toit point chez lui lors. quâo n y apporta ce billet; il avoit cherchĂ© AdĂ©laĂŻde tout le soir ; & surpris de ne savoir vue ni chez madame de Gersai, ni dans le jardin, il ne pouvott concevoir ce qui savoir fait manquer Ă leur rendez-vous ordinaire. II ne rentra quâĂ deux heures du matin; cette lettre qui lui fut remise le surprit & le chagrina ; il en connut aisĂ©ment sauteur mais il fut pĂ©nĂ©trĂ© dâun sentiment si tendre en lisant ce petit papier, sur lequel il trouvait une preuve ss dĂ©cidĂ©e de samour dâA- DV DE CrESSĂ. 157 delA'de, quâil fut tentĂ© de sacrifier tous ses projets de grandeur & de fortune, Ă battrait du bonheur vĂ©ritable quâil pouvoit trouver dans la possession dâune fille charmants dont il Ă©toit adorĂ©. II ne pouvoit se dissimuler que le penchant quâAdelaĂŻde avoit Ă lâaimer ne se Kit dĂ©truit avec le tems ; quâil nâeĂ»t peut-ĂȘtre jamais pris de force, sâil nâavoit eu bar t de lâentretenir & de baugmenter en lui parlant avec assiduitĂ©, en lui montrant une prĂ©fĂ©rence dĂ©cidĂ©e, & enfin en lui persuadant quâil lâaimoit lui-mĂšme avec ardeur. En pensant au regret, Ă la douleur oĂč ses refus pouvoient la livrer, aux reproches quâelle seroit en droit de lui faire, il sentit au fond de son cĆur ce mouvement juste & vrai que la nature y imprime, qui dĂ©chire Je voile dont lâamour-propre couvre nos erreurs, nous fait rougir de nos fautes, & nous porte Ă les rĂ©parer, mouvement qui nous condui- roit peut-ĂȘtre plus sĂ»rement que les principes dâune raison Ă©tudiĂ©e, si nous avions la force de lâĂ©eouter & de le suivre. Quelle riante image sâotsroit Ă lâidĂ©e de M. de Cref- sy, si faisant cĂ©der lâambition Ă la tendresse, au devoir, Ă bhonneur , il portoit dans lâame dâAdelaĂŻde une joie dont il partageroit les transports ! Quel plaisir de lire dans les yeux de ce quâon aime , la douce satisfaction quâon vient dây rĂ©pandre ! Et quel bien est ©Q-mpa- HlSTOlFvĂŻ rabie Ă celui qui naĂźt de la certitude dâavoir rempli rengagement qu'un cĆur noble contracte avec iui-mĂȘme ! II se le peignit ce bien vĂ©ritable; mais il ne put se rĂ©soudre ĂĄ Tacheter par la perte de ses espĂ©rances ; il paĂĂźa la nuit dans la plus grande agitation; & son amour & ses dĂ©sirs cĂ©dant enfin Ă Tambition, penchant invincible de son cĆur, il fit cette rĂ©ponse Ă mademoiselle du Bugei. Mademoiselle , Rien ne peut me consoler d'avoir Ă©tĂ© la cause innocente quâon ait osĂ© trouver quelque chose Ă reprendre dans une personne auf]\ rejpeBable que vous. J'approuverai toujours tout ce que vous ferez, Jans me croire en droit de vous en de- mander la raison. Qpe je serois heureux , mademoiselle, ft ma fortune & les arrangement qui elle me force de prendre , ne mĂČtoient pas la douceur d'espĂ©rer un honneur dont mon respeB mes Jentmens me rendrvient peut-ĂȘtre digne, mais que mon Ă©tat prĂ©sent ne me permet pat de rechercher. J ai 1honneur dâĂȘtre , & c. Cette lettre fut remise Ă M. du Bugei, suivant Tordre quâil en avoit donnĂ©- La rĂ©ponse du marquis lui fit peu de peine. Comme il avoit dâautres vues pour fa fille , que k seul dĂ©sir de la satisfaire eĂ»t pu lui faire changer, DU DE CrESSY. IL§ changer, il regarda lâexcuse de M. de Cressy comme un moyen heureux de suivre les premiers desseins, fans contraindre lâinclination d 5 AdĂ©laĂŻde. II nâimagina pas que lâamour eĂ»t fait dans son ame une impression difficile Ăą eflĂ cer ; il regarda son attachement comme un de ces goĂ»ts vifs, mais lĂ©gers, que le te ms & la dissipation dĂ©truisent. Lâopinion avantageuse quâil avoit du caractĂšre de M- de CrelĂŹy , ne lui permettoit pas de penser quâil eĂ»t formĂ© le projet odieux de sĂ©duire AdĂ©laĂŻde. II crut quâune fille sans expĂ©rience avoit pu se tromper, & prendre pour de lâamour ces attentions polies & ces propoĂĄT flatteurs que la galanterie a mis en usage. M. du Bugei avoit de Phonneur & de la droiture ; qualitĂ©s qui portent toujours Ă bien juger des sentimens dâautrui. II fit appeller fa fille, & lui remettant la lettre quâii venoitde recevoir; câeĂt Ă vous , mademoiselle, lui dit-il, Ă dĂ©cider des torts que M. de Cressy peut avoir avec vous; sâil vous a dit quâil vous aimoit, il vous a trompĂ©e , & vous en tenez la preuve convaincante. A votre Ăąge on est facilement déçue. Que cette mĂ©prise vous Ă©claire & vous fasse Ă©viter ce qui peut vous conduire Ă de Ăem- blables erreurs. Je ne veux pas, continua- t-il, aigrir le chagrin oĂč je vous vois, par une remontrance plus sĂ©vere. Jâexcufe ce premier mouvement, pourvuquâi'lne dure pas, Tonu L M Histoire 170 & que par plus dâexactitude vous vous rendiez digne de mes bontĂ©s. Vous mâĂštes chere 5 AdeiaĂŻde , ajouta-t-il , je vous aime, vous le savez ; mais je ne rĂ©pondrois pas de vous conserver ma tendreise, si vous Ă©tiez assez foible pour vous ĂŹivrer encore Ă un penchant que vous devez rougir dâavoir laissĂ© paroĂtre. Mademoiselle du Bugei nâĂ©toit point en Ă©tat de rĂ©pondre 5 sou cĆur, pressĂ© dâune douleur accablante , en Ă©toit entiĂšrement occupĂ© ; ses pleurs couloient fur son visage, sur Ion sein, & baignoient cette lettre fatale qui venoit de dĂ©truire tout son bonheur, toutes les espĂ©rances. Elle tomba aux pieds de M. du Bugei, & le supplia de lui permettre dâaller passer quelques jours Ă CheĂŹles elle ne dĂ©sirait dans cet inihmt que la libertĂ© de sâass fiiger faus contrainte. IĂ y consentit dâautant plus volontiers, qu'il espĂ©ra que le plaisir de revoir les compagnes de son enfance, ramĂšnerait la paix dans son cĆur, & lui fe- roit oublier le marquis de Cressy. La gouvernante fut renvoyĂ©e, & remplacĂ©e ' par une femme de chambre; on chassa celle quâelleavoit auparavant, & la nouvelle suivit AdĂ©laĂŻde Ă Chelles. La clef de la porte der communication fut portĂ©e dans lâappartement de M. du Bugei. En remerciant madame dâEl- montde ses avis, il prit soin de iâengager au secret sur cette assa ire ; & comme personne nâavoit intĂ©rĂȘt Ă la divulguer, elle fut ensevelie dans le silence. DU marquis de CrĂ«ssy. 171 M. de Cressy apprit la retraite dâAdelaĂŻde par un homme Ă lui, qui se trouva parent de la femme de chambre quâon venoit de placer auprĂšs dâelle. II fut touchĂ© de son dĂ©part. Dans les longs entretiens quâil s avoient eus ensemble, le marquis avoittrop bien connu la lagon de penser de mademoiselle du Bugei» pour douter de la peine quâelie devoir ressentir dans ces premiers momens. II savoir quâelle Ă©toit auffi fiere que sensible en se rappellant tout ce quâil lui avoir dit, & la conduite quâil avoir tenue aprĂšs tant dâassurances dâune passion dont rien nâavoit dĂ» la faire douter , il peosi quâelle le mĂ©priserait, quâil serait sob- jei Je son dĂ©dain, peut-ĂȘtre de sa haine, lui qui savoir Ă©tĂ© de sa plus tendre estime, des plus douces affections de son cĆur. Sans avoir deiiein de rĂ©parer ses torts , il voulut les diminuer aux yeux dâAdelaĂŻde; il entreprit de justifier un procĂ©dĂ© si dur; & saisissant lemoyen que le hasard lui offrait dc faire parvenir une lettre dans ses mains , il se dĂ©termina Ă lui Ă©crire mais comment? Et quâavoit-il Ă lui dire, aprĂšs ce quâil avoir fait? Quelle excuse pouvoir ĂȘtre reçue par utl cĆur trompĂ© dans ses dĂ©sirs , par une personne Vraie, dont iâesprit juste & solide ne sâĂ©bloui- roit point une seconde fois ? II est des caractĂšres dont la noble simplicitĂ© embarrasse fart dans ses propres dĂ©tours ; on ne peut leur en imposer quâen abusant de la vĂ©ritĂ© Mij i-72 Histoire mĂȘme pour les sĂ©duire. M. de Ăreily pensa quâun aveu sincĂšre lui rendroit. iâestime dâA- delaĂŻde, peut-ĂȘtre sa tendrelle, & se dĂ©termina Ă lui Ă©crire ainsi IĂŹst-il permis Ă un malheureux qui 3'est privĂ© ĂŻuĂŹ-tnsme du plus grand bonheur, dââoser vous demander Jon pardon & votre pitiĂ©s" Jamais Vamour n'alluma de flamme plus pure, plus ardente , que celle dont mon cĆur brĂ»le pour / â aimable AdĂ©laĂŻde .pourquoi n'ai -je pu lui en donner la preuve qtdelle devoit en attendre ? Ah l mademoiselle, comment oserois-je vous lier au fort dâun ambitieux dont peut - ĂȘtre vous ne rempliriez pas tous les vĆux, qui en vous possĂ©dant , maĂźtre d'un bien fi cher, fi prĂ©cieux , pourrait en regretter dĆ moins estimables fans doute , mais dont il it toujours nourri le defir sfl P espĂ©rance ? Je vous avoue , je vous confie une foiblejfe honteuse , qui mâavilit Ă mes propres yeux, que je voudrais surmonter, que personne ne seroit plus capable de nĂŻaider Ă vaincre que vous , mais dont je ne puis m'assurer de triompher. Flaignez-nwi , ne me mĂ©prisez pas , ne m'accablez pas de votre haine. QiĂŻmie gĂ©nĂ©reuse compassion vous intĂ©resse encore pour un homme que vous estimĂątes » qui vous adore, qui vous perd, & qui se dĂ©teste lui - mĂȘme. Cette lettre fut portĂ©e Ă Chelles, & rendue Ă mademoifcfe du Bugei par sa femme de DU DE C R E S S Y. J 73 chambre, qui la lui donna sans dire de quelle part elle venoit, & fans paroĂźtre instruite de ĂźâintĂ©rĂ«t que fa maĂźtresse y pouvoit prendre. AdĂ©laĂŻde avoit lu trop souvent la premiere quâelLe avoit reçue de M. de CreĂly , pour ne pas reconnoitre fi main ; elle ĂŹâouvrit avec une Ă©motion violente & son trouble Ă©toit si grand en la parcourant* quelle la recommença plusieurs fois avant de pouvoir comprendre ce quâelle lisoit. Des expressions si tendres, une confidence si singuliĂšre, touchĂšrent dâabord son cĆur; mais en y rĂ©flĂ©chissant, elle ne sentit que du mĂ©pris pour un homme qui pouvoit prĂ©fĂ©rer Ă fes propres dĂ©sirs, Ă lâamour quâilavouoit, lâattentedâune fortune incertaine. Des larmes de regret & dâindignation 'Ă©chappĂšrent de fes yeux. Eh! que me veut-il,sâĂ©cria-t-elle? Que lui importe ma haine ou mon amitiĂ© ? Que je le plaigne ! Moi ! Ah, dieu ! qui de nous deux a droit dâex- citer une juste compassion? franquiste, heureuse, avant quâil me parlĂąt de sĂ feinte tendresse, je goĂ»tois en lâaimant, un plaisir dont le charme flatteur nâavoit aucun mĂ©lange dâamertume. Sa vue Ă©toit un bien dĂ©licieux pour moi; elle suffifoit Ă mes vĆux innocens. Mon amour ignorĂ© de lui, inconnu Ă moi - mĂȘme, Ă©toit un bonheur si doux, si satisfaisant ! Ah ! pourquoi mâen a-t-il privĂ©e ? Pourquoi m'en a-t-il fait connoĂźtre un autre , puifquâil devoit me lâenlever? Je le vois, continua-t-elle, les M iij 174 Histoire hommes font cruels; ils se plaisent Ă nourrir dans nos cĆurs le poison quâils y versent eux - mĂȘmes ; & Pamour ne nous cause des peines , que parce que lâobjet qui nous Pins- pire nâest presque jamais digne dessentimens quâil fait naĂźtre. Elle interrompit ses rĂ©flexions pour relire encore cette lettre, pour lâexaminer, pour peser chaque expreĂĂŹĂŹon; elle sembloity chercher ce quâelle desiroit en vain dây trouver. Sa femme de chambre vint Pavertir quâon attendoit sa rĂ©ponse ou ses ordres. AdĂ©laĂŻde rĂȘva quelque temsj elle balança fur ce quâelle devoit faire; mais se dĂ©terminant tout-Ă -coup allez, dit-elle Ă cette fille; faites savoir Ă celui qui ose attendre une rĂ©ponse de moi, que ma premiere lettre contient tout ce que jâaurai jamais Ă lui dire. En se livrant au mouvement dâune juste fiertĂ© , mademoiselle du Eugei croyoit remporter une victoire sur elle-mĂȘme, ellesâapplaudis- soit d'a voir eu assez de force pour rĂ©primer le dĂ©sir quâelle avoit senti dâĂ©crire au marquis. En cachant ses sentimens , elle croyoit en triompher ; mais la contrainte quâon impose Ă Pamour , ne PaĂfoiblit pas ; & dans un cĆur tendre & vraiment touchĂ©, le teins, mĂȘme la rĂ©flexion , ramenĂ© vers lâobjet quâon aime, diminue insensiblement le sujet quâon a de sâen plaindre , ou du moins PĂ©loigne , & met dans un jour favorable tout ce qui peut le faire psroitre moins coupable. Lâapparente DU 1 S DE CRESSĂ. I?? franchise de M. de Cressy fit lâeĂfet quâil en avoit espĂ©rĂ© AdĂ©laĂŻde ceiĂźa de le mĂ©priser , son ambition lui parut moins condamnable, & bientĂŽt elle 11e. sentit plus que le regret douloureux de ne pouvoir lui oiĂ'rir Ă la fois tous les biens quâil desiroit. Pendant quâelle sâastligeoit Ă CheĂŹles , que le marquis continuoit de lui Ă©crire, quâeile sâobf- tinoit Ă ne point lui rĂ©pondre , & quâelle se plaignoit des ordres de son pere qui la pressoit de retourner chez lui, on prĂ©paroit une fĂȘte Ă la cour , qui devoit se terminer par un bal parĂ©. AdĂ©laĂŻde &mademoifellede CĂ©, parunedistinc- tion particuliĂšre , dĂ©voient y accompagner la jeune princesse de ***. Toutes les dames nommĂ©es pour y danser, sâoccupoient du choix des ornemens qui pou- voient donner de lâĂ©clat Ă leurs charmes. Madame de Raisel avoit fait monter une parure de diamans quâelle vouloir porter ce jour - lĂ ; elle fut ehe-mĂšme chez la marchande qui gar- nissoit, lâhabit quâellej devoit mettre, pour choisir avec elle les pierreries quâil falloit placer fur la piece, fur les tailles , & qui dĂ©voient former des agraĂfes pour relever fa robe. Pendant quâelle donnoit les ordres fur cet arrangement, on rapporta Ă la marchande une Ă©charpe quâun maUentendu lui faiĂoit renvoyer. On l'avoit demandĂ©e en argent ; & dans la quantitĂ© quâelle en avoit Ă fournir, elle sâĂ©toit trompĂ©e, & lâavoit faite eu or M iv 176 Histoire Tandis que cette femme se dĂ©soloit de sa mĂ©prisĂ©, madame de Raisel examinoit PĂ©charpe; elle la trouva si belle, si riche, & dâun si bon goĂ»t, quâelle ne put rĂ©sister Ă Penvie de savoir f & Payant destinĂ©e dâabord, elle lâa- cheta. De retour chez elle , aprĂšs avoir rĂ©sistĂ© quelque tems Ă lâidĂ©e que cette Ă©charpe lui avoit fait naĂźtre, elle cĂ©da au plaisir de la suivre elle Ă©crivit un billet Ă M. de Creisy , & lui envoya PĂ©charpe dans un moment oĂč elle savoitjquâon ne le trouveroit point chez lui, & par un homme sans livrĂ©e , quâon ne pouvoit connoĂźtre pour lui appartenir. M. de Creisy reçut le soir cette magnifique Ă©charpe, Ay fit bien moins dâattention quâau billet qui lâaccompagnoit ; trouva ces mots Un sentiment tendre , timide , qui craint de paraĂźtre , niintĂ©rejse Ă pĂ©nĂ©trer les jecrets de de votre cmtr ; on vous croit indiffĂ©rent , vous me paroffez insensible peut-ĂȘtre ĂȘtes - vous heureux N discret. Daignez m'apprendre la situation de votre ame , & la dĂ©marche qu'elle fait en vous le disant , efi la premiers foĂŹ- bkjfe qu'elle ait Ă se reprocher. DU DE C R E S S Y. 177 Ce billet inquiĂ©ta M. de Cressy ; toutes les femmes qui !ui avoient laissĂ© voirie dĂ©sir delâat- tirer prĂšs dâelles, revinrent dans fa mĂ©moire; il chercha vainement qui pouvoit en ĂȘtre lâau- teur il ne devina point. De toutes les femmes quâil connoissoit, madame de Raisel fut la feule qui ne sâossrit point Ă son idĂ©e. Enfin, malgrĂ© tout ce qui devoit lui faire rejetter e» soupçon, il sâobstina Ă croire que câĂ©toit uns plaisanterie de la marquise dâElmont. II se dĂ©termina Ă ne point porter lâĂ©charpe, & ne sâen occupa plus. Le jour du bal Ă©tant arrivĂ©, le marquis sentit un plaisir extrĂȘme , en pensant quâil al- loit revoir AdĂ©laĂŻde ; il ne ctoyoit pas quâun amour auĂsi tendre fĂ»t dĂ©jĂ Ă©teint; il le croyoit seulement un peu refroidi, & se flattoit de le ranimer par sa prĂ©sence, dâobtenir son pardon sâil pouvoit lui parler. II ne vouloit lui faire aucun sacrifice, mais il ne vouloit pas perdre la douceur dâĂštre aimĂ©. t Parmi tant de jeunes seigneurs galans , ornĂ©s de tout ce que le goĂ»t & la magnificence os- frent de plus Ă©clatant, le marquis de Cressy parut si bien fait, si distinguĂ© par son air & sa parure , & tellement formĂ© pour effacer tout ce qui lâenvironnoit, que dĂšs lâinstant oĂč il se montra, il fixa les regards & rĂ©unit tous les suffrages. AdĂ©laĂŻde dansolt lorsquâil entra ; un petit murmure qui sâĂ©leva lui fit deviner que câĂĄtoie 178 Histoire Jui; elle ! L ailla les yeux, & nâosa plus les lever, clans la crainte de rencontrer les siens. Elle Ă©toit si Ă©mue quâelle avoir peine Ă continuer; & lâordre de le prendre, quâelle reçut en finissant, lui causa tant dâagitation, quâelle fut obligĂ©e de prier quâon Pen dispensĂąt. Son trouble Ă©toit si visible, quâon la fit passer dans une salle voisine , pour lui donner la libertĂ© de respirer & de se remettre. Quand elle rentra, le marquis la fixa avec un air dâintĂ©rĂȘt qui fut remarquĂ© de madame dâElmont,auprĂšs de laquelle il se trouvoit assis. Elle lui en fit la guerre avec une plaisanterie mĂȘlĂ©e de tant dâaigreur , quâil ne put se dĂ©fendre dâen mettre un peu dans ses reparties. Madame de Raisel Ă©toit assez prĂšs dâeux pour les entendre ; elle sâĂ©toit apperçue avec chagrin que le marquis ne portoit point lâĂ©charpe quâelle lui avoit envoyĂ©e. Elle comprit, par quelque chose quâil disoit Ă madame dâElmont, que câĂ©toit cette dame quâil soupqonnoit de lui avoir Ă©crit. Elle se leva pour interrompre une conversation qui lui dĂ©plaisoit ; & Rapprochant de la marquise , elle lui adressa la parole , & la força de cesser le discours quâelle avoit commencĂ©. Le marquis , que madame dâElmont fatiguoit, fut si charmĂ© du service que madame de Raisel lui rendoit, que pour la premiere fois il la regarda avec attention. Elle Ă©toit si belle ce soir - lĂ , son air çtoit fi noble*,] fi touchant, quâil Ă©toit im- DU DE C R E S S Y. 1-9 possible de la voir sans convenir quâelle Ă©toit faite pour inspirer de la tendresse & du respect; elle railla la marquise sur la mauvaise humeur quâelle montraitâ, plaisanta M. de CreĂfy, en lâaccusant d'en ĂȘtre la cause, mit tant dâesprit, de grĂące & de lĂ©gĂ©retĂ© dans ce ba- dinage, que le marquis sâĂ©tonna dâavoir pu la voir si long-tems fans connoĂtre combien elle Ă©toit aimable. Mais il cherchoit Ă sâapprocher dâAdeĂźaĂŻde; & malgrĂ© tous les foins quâelle prit pour lâĂ©- viter, il parvint Ă fe placer auprĂšs dâelle. II lui parla assez long-tems, fans quâelle daignĂąt lui rĂ©pondre, ni paraĂźtre attentive Ă ce quâil lui difoit. Ce silence mĂ©prisant piqua vivement le marquis; il lui dit quâelle feignoit dans ce moment, ou quâelle lâavoit trompĂ© quand elle lui avoit permis de croire que fes fentimens la touchoient. Je nâai jamais feint, interrompit mademoiselle du Bugei; mais le tems & les Ă©vĂ©ncmens changent les dispositions de nos cĆurs; si Ăźe mien nâest plus le mĂȘme, vous ne pouvez vous en plaindre avec justice. Cependant, comme jâignore quelle personne a pris foin dâa- vertir mon pere dâune conduite que je me reproche , & quâon peut mâobferver ici, vous mâobligerez en vous Ă©loignant. Lâair de fiertĂ© dont elle prononça ce peu de mots, dĂ©concerta M. de Cressy ; il voulut lui parler encore , mais eu vain » eile fe leva fans iâĂ©cou- 180 Histoiri coĂ»ter , & fut se placer ailleurs. Cette froideur & ce dĂ©dain, plus puiifans fur le marquis que lâamour ne lâavoit Ă©tĂ©, postĂšrent au fond de son cĆur un trait fi vif, quâil pensa que sans AdĂ©laĂŻde , fans fa tendresse , il nâĂ©toit plus ni repos ni bonheur pour lui. II sâabandonna au regret de savoir oĂĂĂ©nfĂ©e ; il voulut la ramener Ă quelque prix que ce pĂ»t ĂȘtre ; & quittant le bal dĂšs que la biensĂ©ance le lui permit, il courut chez lui pour lui Ă©crire , dans le dessein de lui faire tenir sa lettre cette nuit mĂȘme. Mademoiselle du Bugei nâavoit pu sâem- pĂȘcher de suivre les raouvemens du marquis; elle sâĂ©toit apperque de lâeffet quâavoit produit fur lui lâindiffĂ©rence quâelle lui avoit montrĂ©e; mais loin de sâapplaudir du chagrin quâelle lui avoit causĂ©, elle en reïßÚntit un vĂ©ritable au moment quâil sortit. Madame de Rai- sel vit sa tristesse , & lui en demanda le sujet avec tant de marques de lâintĂ©rĂȘt quâelle y prenoit, quâAdĂ©laĂŻde touchĂ©e ne put retenir quelques larmes. La comtesse qui lâaimoit, lui reprocha doucement que depuis six mois elle la nĂ©gligeoit, & lui fit sentir , en la pressant de lui ouvrir son cĆur, quâelle se doutoit que lâamour causoit ses peines. Ce nâest ni le teins ni le lieu de vous confier ce qui m'agite, lui dit mademoiselle du Bugei ; mais Ă mon retour de Gersey , oĂč je dois passer quelques jours, jâirai vous demander vos conseils .& votre indulgence. Madame DU M A R S DE C R ĂŻ S St. Tg* de Raisel lui promit tous les secours que lâon pouvoit attendre dâun amie zĂ©lĂ©e & fincere. EĂŹles sâentretinrent aĂTez long-tems, & ne se sĂ©parĂšrent que lorsque la princelse, en se retirant, fit avertir AdĂ©laĂŻde, qui sortit avec plaisir dâun lieu oĂč elle nâĂ©toit pas libre de rĂ©flĂ©chir fur ce qui lâoccupoit uniquement. En maltraitant M. de Cressy, elle nâavoifc Ă©coutĂ© que son devoir; mais les dĂ©marches que la raison nous fait faire , ne font pas toujours celles qui donnent le plus de satisfaction Ă notre cĆur. A peine AdĂ©laĂŻde rentroit dans son appartement , & commençoit peut-ĂȘtre Ă dĂ©sapprouver sa fiertĂ©, quâHelene, sa femme de chambre , lui prĂ©senta une lettre quâon venoit de lui donner de la part du marquis. Elle lâouvrit avec empressement, &y trouva ce qui fuit Vous me punissez trop, mademoiselle , s ose vous dire que vous rue punissez trop. Quelque coupable que saie dĂ» vous paraĂźtre , votre ressentiment va trop loin. Tant de hauteur dans un caractĂšre attjjĂŹ doux que le vĂŽtre, est la marque assurĂ©e dâim mĂ©pris que je ne peux supporter. Non , belle AdĂ©laĂŻde , votre malheureux amant ne peut vivre U se croire haĂŻ de vous. Ah / rendez moi vos premier es bontĂ©s , U mettez un prix A cette faveur prĂ©cieuse tout me fera facile pour p obtenir. Mais puis-je encore espĂ©rer le bien qui rnâĂ©toĂŹt ojsert ? Aie sera -t - il permis de le demander t Voudra t-on me P accorder Ăź Oui , fi 282 Histoire vous le dcfirez. Consentez Ă me parler ; fat Ăe~ foin dâun entretien avec vous\ il faut que vo- tre bouche promueç mon pardon, quiche m'assure que vous ne me bassez pas, que vous m'aimez encore. Ne refusez pas cette grĂące Ă fumant le plus tendre, le plus pajjionnĂ© , çf le plus repentant qui fut jamais. Daignez rĂ©gler fa destinĂ©e, elle ejl dans vos mains. Ah , que n'immolera-t-il pas au bonheur de vous convaincre qu'il vous adore ! Quel mouvement de joie pĂ©nĂ©tra le cĆur de la tendre AdĂ©laĂŻde, Ă ces assurances flatteuses dâun changement lĂŹ peu attendu, si peu espĂ©rĂ© ! La prĂ©sence dâHclcne ne put contenir ses transports. Ah, quâai-je lu, sâĂ©cria- t-éßle ! Mes yeux ne mâont-ils point trompĂ©e ? Se pourroit-il que, revenu de cette fatale ambition qui lâarrachoit Ă moi, Ă mon amour, il formĂąt le dĂ©sir sincere de me la sacrifier? Quoi ! je passerois tous les inilans de ma vie avec lui! je le verrois fans cesse! il mâaimeroit toujours! je pourrois iâaimer, lâadorer, le dire, mettre ma gloire Ă faire Ă©clater ees mĂȘmes sentimens dont on mâa dit que je devois rougir,, quâil salloĂŹt nourrir avec honte, ou Ă©touffer avec douleur ! Ah , quel sort, quel heureux sort que celui qui me iieroĂt pour jamais au sien ! EnchantĂ©e par ces riantes idĂ©es , mademoiselle ' de Bugei crut pouvoir rĂ©pondre, & le fit ainsi . Non , je ne vous hais point , je ne puis jamais DU MARQUIS DE C R E S S Y. 183 vous haĂŻr ; mon devoir N PobĂ©issance que je doit aux or a, ; de mon pere , ont pu jeuls me dĂ©terminer Ă vou> n tirer les marques de mon amitiĂ©. Si mon efiĂŹme sfi ma confiance font nĂ©cessaires ait bonheur de votre vie, vous savez par quel moyen vous pouvez vous les assurer pour toujours, fiai promis , V ma parole niengage a Ă©viter de vous voir sfi de vous parler, je nâabuserai point de Pindulgence d'un pere qui nia pardonnt avec bontĂ©puis , que vous dirois-je dun P entre t. eu que vous me demandez ? Qiiimporte que ma bouche prononce ce pardon , fi mon cĆur vous iaccorde , fi ma main vous donne une preuve que vous Pavez dĂ©jĂ obtenu ? Adieu. Si vous ni aimez , songez qtĂŻ'ii liefi qu'une feule marque de votre amour , que vous puisiez offrir Ă AdĂ©laĂŻde. Helene se chargea du soin de remettre ce billet Ă M. de Crelsy ; & mademoiselle du Bugei , aprĂšs avoir relu mille fois celui de son amant, sâendormit enfin dans TĂ©tĂąt le plus tranquille oĂč elle se fĂ»t trouvĂ©e depuis long-tems. Cette fille qui fervoit AdĂ©laĂŻde , Ă©toit une de ces Ăąmes baises que TintĂ©rĂȘt conduit, qui ne voient dans les Ă©vĂ©nemens oĂč le hasard les fait entrer par le besoin quâon a de les employer, que le profit quâeĂles en peuvent tirer , fans sâembarraĂser des suites ou des consĂ©quences qui trop I ou vent réïultent de leur entremise. GagnĂ©e par M. de CreĂlV? J 84 Histoire elle le servoit avec zele, & sa libĂ©ralitĂ© la lui attachoit entiĂšrement. * En lui donnant le billet dâAdelaĂŻde, elle lui fit un rĂ©cit exact de la joie que le sien. avoit excitĂ©e datis son cĆur. Ce dĂ©tail enflamma le marquis; il brĂșloit du dĂ©sir de voir mademoiselle du Bugei, & de lui parler. II se plaignit Ă Helene du refus de fa maĂźtresse; il en parut si touchĂ©, que cette fille espĂ©rant quâil la rĂ©compenseroitgĂ©nĂ©reusement, si elle lui procuroit un plaisir quâil souhaĂŹtoit avec tant dâardeur j lui offrit de lâintroduire dĂšs le soir mĂȘme par le jardin , & lui fit voir la facilitĂ© de ce projet. Elle avoit remarquĂ© lâendroit oĂč M. du Bugei tcnojt la clef de la porte de communication ; elle pouvoit sâen saisir pendant le jour, ouvrir cette porte, & remettre la clef sans qu'o n sâen apperqĂčt. M. du Bugei se retirant de bonne heure, & sa fille ayant iâhabitude de se promener fort tard , M. de Cressy pouvoit passer quelque tems avec elle fans donner aucun soupqon. II accepta cette offre avec ravissement; il lui donna une lettre pour sa maĂźtresse, remplie des plus tendres protestations dâun amour Ă©ternel , & de lâassurance de lui en donner des preuves Ă©clatantes Lc sincĂšres. Helene,contente de fa reconnoiffance, le quitta , aprĂšs ĂȘtre convenue avec lui de iâheure Ă laquelle il se trouve- Ăźoit Ă la porte, & dusiĂŻgnal quâelle feroit pour lâavertir de lâinstant oĂč ilpourroit paroitre. M tĂŹu ie dĂ« CressV. ig6 M. de Cressy passa tout le jour dans l'impatience de voir arriver cet heureux moment qui devoit le rapprocher dâAdelaĂŻde. OccupĂ© du plaisir quâil se promettoit Ă lâentendre lui parler encore avec cette douceur & cette ingĂ©nuitĂ© qui la rendoient si intĂ©ressante , il sem- bloit avoir oubliĂ© tout le reste. Mademoiselle dĂș Bugei Pemportoit alors dans son cĆur surtout ce qui avoit combattu ses charmes ; le bonheur de lâaimer, de lui plaire, faisoĂt sa seule ambition ; il ne concevoitpas lâaveuglement qui ĂŹâavoit portĂ© Ă nĂ©gliger,un bien si doux; & tout ce quâil comparoit Ă elle , Ă ses lentĂ- mens, Ă la certitude dâĂštre lâobjet de soir amour, de ses prĂ©fĂ©rences, lui paroiĂsoit peu digne de ses regrets. Onze heures arrivĂšrent enfin ; iĂ se rendit Ăąu lieu marquĂ© ; Ăl 'approcha doucement de U porte. La voix de deux personnes qui se parloient en dedans lui causa quelque inquiĂ©tude ; il prĂȘta ['oreille, & cohnoissant que câĂ©toit AdĂ©laĂŻde & Heiene qui sâentreteiroient ensemble , il attendit en silence que cette derniere fit le signe dont {ils Ă©toient convenus. Une branche dâarbre , jettĂ©e par - dessus Itz mur, lâavertit qssil pouvoĂt entrer. La portĂ© n'Ă©toit que poussĂ©e ; il la remit dans lâĂ©tat oĂč il lâavoit trouvĂ©e, & sâavanqa jusquâau lieu oĂč AdĂ©laĂŻde le souhaitoit peut ĂȘtre ; mais oĂč elle ne lâattendoit pas. La lune Ă©clairoit si parfaitement, que ma- Tome L N 186 Histoire demoiselle du Bugei connut dâabord le marquis. La surprise , rembarras, un trouble mĂȘlĂ© de joie & dâinquiĂ©tudc, lui ĂŽterent pendant quelque tems la force de parler; elle vou- loit'sâĂ©loigner, elle se plaiguoit dâHelene , elle nâosoit Ă©couter son amant. Le marquis Ă ses genoux ne vouloit point abandonner une de ses mains, dont il sâĂ©toit saisi, quâelle nâeĂșt prononcĂ© le pardon quâil lui demandoit. Lâai- mable AdĂ©laĂŻde cĂ©da Ă l'attendrillcment de son cĆur elle pleura; & ses larmes , que lâamour faisoit couler, furent le sceau de ce pardon tant dĂ©sirĂ©. Que de sermens dâaimer toujours suivirent cette douce rĂ©conciliation ! QuâAdelaĂŻde goĂč- toit de plaisir Ă les entendre ! Elle les rĂ©pĂ©- toit tout bas, & juroit en secret de remplir tous les engagemens que son amant prenoit; cependant elle ne vouloit point -quâil restĂąt long-tems avec elle, elle le prestoit de se retirer; mais LIelene se joignant Ă lui pour lâobliger Ă lui accorder la libertĂ© dâun plus long entretien , dans la crainte dâĂ«tre apper- qus des appartemens, ils la dĂ©terminĂšrent Ă passer dans le jardin public , qui Ă cette heure Ă©toit fermĂ© , & oĂč lâon Ă©toit sĂ»r de ne rencontrer personne. AdĂ©laĂŻde tremblent Ă chaque pas ; mais rasi. surĂ©e enfin , & perdant toute autre idĂ©e pour ne sâoccuper que de lâon amour, elle marcha assez long - tems appuyĂ©e lur M. de CreĂiy, DU MARQUIS DE 18? qui, charmĂ© de se voir auprĂšs dâelle, & dans une si grande libertĂ© , lui parloit avec une paillon bien capable de lui faire oublier & Funivers & elle-mĂȘrne. Ils sâavancerent Ă pas lents juĂquâĂ une piece dâeau qui terminoit un parterre. AdĂ©laĂŻde sâaffit fur le galon qui la bordoit, le marquis se plaça prĂšs d elle, & Helene qui les avoit suivis , le promena Ă quelques pas dâeux. Leur conversation sâanima. AdĂ©laĂŻde avoit dĂ©jĂ oubliĂ© quâelle avoit des reproches Ă faire ; le plaisir & F espĂ©ra n ce lui ĂŽtoient le souvenir des fautes de son amant, elle nâĂ©toit occupĂ©e que du bonheur de. le voir & de lâen- tendre. Le silence profond qui rĂ©gir o it dans ce, lieu , la beautĂ© de la nuit , le parfum qui sâexhaloit des fleurs, lâair enflammĂ© de la saison, cette solitude oĂč lis se trouvoient tous deux, le nĂ©gligĂ© dâAdelaĂŻde qui nâavoit quâune robe simple & lĂ©gere que le moindre vent saisoit voltiger , lĂ tĂšte lans orncrnens, & sa gorge demi-nue, Ă©levĂšrent peu Ă peu dans FamĂ© du marquis ces dĂ©sirs ardens, impĂ©tueux, si difficiles Ă rĂ©primer quand F occasion de les satisfaire augmente encore lâem- pire que les sens prennent fur la raison. La joie quâil voyoit briller dans les yeux de mademoiselle duBugei, lâair paisible dont elle FĂ©coutoit, le sentiment qui se peignoir sur son visage lorsquâil pressoir sa main, ou N ij 188 Histoire quâil oioit y porter fa bouche, allumĂšrent une ardeur si vive dans son sein , quâil nc put en contenir les transports. II prit AdĂ©laĂŻde dans ses bras j & la serrant tendrement, il imprima sur ses levres un de ces baisers de feu, dont le murmure aimable Ă©veille lâamour & la voluptĂ©. AdĂ©laĂŻde surprise, cĂ©da pour un instant Ă battrait dâun plaisir inconnu ; elle sentit la premiere atteinte de cette sensation flatteuse, qui conduit Ă ce doux Ă©garement oĂč la nature , par lâoubli de tout ce qui contraint sbs mouvemens , semble nous ramener Ă son heureuse simplicitĂ©. II fut court cet oubli. Mademoiselle du Bugei, confuse en revenant Ă elle-mĂȘme , se plaignit de son amant; elle voulut fuir, mais il Ă©toit Ă ses genoux ; il convenoit de fa faute, il demandoit grĂące , il lâobtint. Un tendre raccommodement suivit cette querelle, & peut-ĂȘtre en renouvella la cause. Combien de fois AdĂ©laĂŻde se fĂącha, & que de pardons elle accorda ! Contente quâil nâen coĂ»tĂąt rien Ă son innocence, elle ne sâappercevoit pas de tout ce quâil en pouvoit coĂ»ter Ă son cĆur. Que cette nuit augmenta son amour! que le marquis lui parut digne de son attachement ! & que de traits le gravĂšrent pour jamais dans fou ame! 11 fallut enfin se sĂ©parer; le jour ail ost paroĂźtre. Ils convinrent, avant de se quitter, que le marquis attendroit le retour de M, ; T U MARQ_UIS DE C R R S S Y. I 8§ du Bugei pour lui parler. AdĂ©laĂŻde vouloir avoir le tems de prĂ©venir son pere, dans la crainte que les refus du marquis nâeuĂFent changĂ© ses dispositions. Elle partoit avec lui dans six jours ; & le marquis insistant pour la revoir encore une fois , elle conientit quâil revint la veille de son dĂ©part. Elle lui permit de lui Ă©crire tous les jours , & le quitta, charmĂ©e de lui & de la nouvelle situation oĂč elle se trouvoit. Pendant quâelle se livroit aux plus agrĂ©ables espĂ©rances , madame de Raisel sâaĂfligeoit de la mĂ©prise du marquis. En continuant de lui Ă©crire fans se faire connoĂźtre, elle sâĂ©toit flattĂ©e de lâinquiĂ©ter, mĂȘme de lâintĂ©resser câĂ©toit un moyen de se procurer le plaisir de lâoccuper, de lui parler de son amour, peut-ĂȘtre dâen faire naĂźtre dans son cĆur. II nâĂ©toit pas Ă©tonnant quâen croyant que lâĂ©- charpe venoit de madame dâElmont, il nâeĂ»t pas daignĂ© la porter. Madame de Raisel nâo- Ăoit paroĂźtre ; mais elle desiroit que M. de trelly la devinĂąt. Un mouvement injuste, quoique pourtant naturel, lui saisoit haĂŻr la marquise; il lui sembloit que cette semmo Ă©toit la cause du peu dâattention quâon avoit fait Ă sa lettre ; elle voulut au moins ĂŽter Ă M. de Cressy toute idĂ©e quâelle fĂ»t venue de ce cĂŽtĂ© , & dans ce dessein elle lui Ă©crivit un autre billet conçu en ces termes Niij Histoire i9o QiianĂ la fortune U Vamour s'unissent pour vous prĂ©parer un fort digne de vous ; quand on veut diriger vos pas vers un objet qui mĂ©rite votre attachement , pottvez-vous vous mĂ©prendre dâme façon fi humiliante pour moi ! Celle qui vous a donnĂ© mille preuves dr me folle paĂjĂŹon , ne doit attirer que vos mĂ©pris j U c'efi vous Ă©garer que de chercher en elle un cĆur dont on vous assure que l'honneĂșr & la modefiie rĂšglent les moitvemens. Levez les yeux plus hauti c'efl parmi celles qu'on ejlinte le plus , que vous trouverez la perjonne qui peut s'attendre aux attentions , aux Joins , mĂȘme Ă la tendresse de M. de Crejfy. Ce billet, envoyĂ© avec les mĂȘmes prĂ©cautions que le premier, fut rendu au marquis dans un instant oĂč, tout rempli dâAdelaĂŻde, il paroissoit peu portĂ© Ă recevoir dâautres impressions. Pourtant ce second aveu dâun amour dĂ©licat, le mystĂšre qui lâaccompagnoit, la fortune dont on pnrloit, & ces mots , levez les yeux plus haut , le firent rĂȘver profondĂ©ment. II fe voyoit recherchĂ© par une femme riche & dâun rang Ă©levĂ©. Madame de Raifel sâoffrit enfin Ă fa pensĂ©e ; elle Ă©toit dâune maison st distinguĂ©e , avoir des mĆurs st rĂ©guliĂšres, un bien si considĂ©rable, de si grandes alliances, quâelle pouvoit prendre ce ton fans orgueil mais en examinant la conduite quâil avoit toujours tenue avec elle, ii abandonnoit DU BE C R E S S Y, Ipl un soupçon quâil trouvoit peu fondĂ©. Quelle apparence quâune femme si de tirĂ©e prĂ©vint le seul homme peut-ĂȘtre qui savoit nĂ©gligĂ©e? Dans cette confusion d'idĂ©es, son ambition se rĂ©veilla; il sentit renaĂźtre cette passion, que le dĂ©sir de regagner AdĂ©laĂŻde avoit affoiblie, mais quâil nâavoit pu dĂ©truire. II ne lui vit plus ces grĂąces sĂ©duisantes qui lâa- voieut touchĂ©; son penchant pour elle lui parut une foibleĂse Ă laquelle il sacrisioit trop. 11 se repentit de savoir appaisĂ©e, de savoir revue, de savoir jamais aimĂ©e. Cependant il sâĂ©toit liĂ© par les promedes, par les Ăer- jnens les plus forts ; shonneur sengageoit Ă les remplir mais que fa voix est Foible dans un cĆur oĂč sambition prĂ©side, qui se laissant sĂ©duire Ă sappas des richeises, au vain Ă©clat des grandeurs , prĂ©fĂ©rĂ© dans son ivreĂĂźe les dehors du bonheur au bonheur mĂȘme Ăź Ce jour & ceux qui suivirent, sâĂ©coulerent dans un tumulte de sentimens divers, qui se combattoient & se dĂ©truisoient sans cesse. Celui oĂč le marquis devoir revoir AdĂ©laĂŻde arriva , & le surprit encore dans 1 incertitude oĂč savoit jette le billet de madame de Railâel. Dans ces dispositions oĂč se trouvoit M. de Creisy, il eĂ»t Ă©tĂ© prudent de 11 e point voir AdĂ©laĂŻde, de sâcxcuser prĂšs dâelle, &de profiter du tĂȘtus de son Ă©loignement pour se dĂ©terminer; mais les ĂȘtres inconsĂ©quens qui nous donnent des loix, Ăe font rĂ©servĂ© le Niv I§L H i s t o n t droit de ne suivre que celles du caprice. Pendant que le marquis se livroit Ă son inquiĂ©tude, des mouranens bien diffĂ©rens agitoient mademoiselle du Bugei contente de son amant, sans crainte , fans dĂ©fiance, se reposant sur sa foi, sur son amour, le plus heureux avenir sâouvroit devant elle. Avec quelle complaisance, avec quel plaisir elle songeoit quâelle alloit porter ee nom chĂ©ri, ce nom quâelle nâentendoit jamais prononcer fans Ă©motion ! Les chagrins que le marquis lui avoir donnĂ©s sâessaçoient de son souvenir ; elle nâenvisageoit quâavec ravissement le bonheur qui lâattendoit au retour de cette courte absence dont elle comptoir dĂ©jĂ les momens. Son imagination, sĂ©duite par ces agrĂ©ables idĂ©es, la faisoit jouir de ses espĂ©rances dans lâinstant mĂȘme qui alloit les renverser, & la priver pour jamais dâune erreur qui lui Ă©toit si chere. Elle revit le marquis avec tous les transi, ports dâune joie naĂŻve & dâune tendresse vĂ©ritable , dont elle ne cherchoit point Ă lui cacher la vivacitĂ©. Ils pariĂšrent long-tems de eur union prochaine, & des arrangemens quâils prendroient pour la hĂąter. Ces projets quâils formoient ensemble , augmentoient la gaietĂ© de mademoiselle du Bugei. Jamais elle nâavoit Ă©tĂ© plus enjouĂ©e le marquis, dont les intentions nâĂ©toient plus les mĂȘmes, avoit la cruautĂ© de h laisser sâabandonner Ă i DU MARQUIS DE C RE S S Y. 193 ces illusions flatteuses. ElleĂ©toit sortie de chez elle, & se promenoit avec lui pour mieux cacher ie changement de son cĆur, il se mon- Ăroit plus passionnĂ© quâauparavant j il affec- toit un air attendri, pĂ©nĂ©trĂ©, lâentretenoit avec feu dâune ardeur dĂ©jĂ refroidie, & dont Ăes foibles restes nâavoient pour objet que lui-mĂšme. Le respect cesse quand lâamour finit ; soit que ses rĂ©flexions eussent assez diminuĂ© le sien pour lui faire perdre de vue ce quâil devoit Ă mademoiselle du Bugei , soit que sa confiance & la facilitĂ© dâen abuser lui fissent naĂźtre le dĂ©sir dâĂ©prouver jusquâoĂč la tendretfe & la bonne foi peuvent conduire une jeune personne qui nâest gardĂ©e que par lâinnocence de des pensĂ©es, il ofii tenter de sâassurer par la sĂ©duction un bien quâil ne vouloit plus acquĂ©rir par les loix de lâhonneur il devint pressant, hardi. Ces mĂȘmes faveurs quâil a^oit dĂ©robĂ©es quelques jours auparavant, long- tems disputĂ©es, enfin accordĂ©es, ne pou- voient le satisfaire * il demandait fans cesse, obtenoit toujours, & se plaignoit encore. 8es soupirs brĂ»lans, Ă©touffĂ©s par la violence de ses dĂ©sirs, ses larmes feintes, ses priĂšres soumises, ardentes, cette phrase si simple en apparence , si souvent employĂ©e , & toujours trop puissante fur le cĆur dâune femme.... mous ne m'abnez pas . fi vous m'aimiez*... mille & mille fois rĂ©pĂ©tĂ©e par lui, consolĂ© 194 Histoire doient AdĂ©laĂŻde. Elle aimoit, elle ne pouvoit souffrir que son amant doutĂąt de son amour. De moment en moment il en exigeoit une preuve nouvelle ; & plus elle donnoit, moins il paroissoit disposĂ© Ă borner ses prĂ©tentions. Helene Ă©toit Ă©loignĂ©e » le tetns un peu couvert rĂ©pandoit dans le jardin une obscuritĂ© qui nâĂ©toit que trop favorable aux intentions de M. de CreĂfy. La tendre & crĂ©dule AdĂ©laĂŻde, conduite par lui fous un feuillage Ă©pais, abandonnĂ©e Ă lâimprudence de son Ăąge , Ă lâignorance du pĂ©ril, Ă la soi de son amant, iembloit sâĂȘtre oubliĂ©e ; son eĆur tout entier Ă lâamour, nâĂ©toit distrait par aucun autre objet ; sans prĂ©voir oĂč la gui- doit une question captieuse , elle y avoit rĂ©pondu, elle avoit dit quâelle deĂĂŹroit quâil fĂ»t heureux, quâelle feroĂt tout pour assurer son bonheur. Elle le disoit encore, quand la tĂ©mĂ©ritĂ© du marquis, portĂ©e Ă iâextrĂšme, la tirant de cette ivresse dangereuse, lui rendit sa raison, & la force de sâopposer Ă ses entreprises. Este sâarraeha de ses bras avec un cri dâhor- reur; & sâĂ©lanqant hors du bosquet, elle ap- pella Helene Ă haute voix, sans sâembarras- ser dans son effroi si dâautres pouvoient lâen- tendre. Helene accourut; mademoiselle du Bugei, un peu rassurĂ©e Ă sa vue , nâavant pas la force de se soutenir, sâappuya contre un arbre; & laiffant tomber Ăa tĂšte fur le sein DU MARQUIS DE CRESSY. 195 de cette fille quâelle tenoit embrassĂ©e , elle se mit Ă pleurer avec toutes les marques d'une douleur excessive. Le marquis, honteux dâune tentative qui lui avoit si mal rĂ©ussi, prosternĂ© Ă ses pieds , sâefforçoit, mais en vain, de Pappaiser ; elle ne PĂ©coutoit pas, & continuoit Ă sâaffliger fans paroĂźtre sâappercevoir ni de fa prĂ©sence ni de ses soumissions. Faisant enfin un etfort sur esie-mĂšme , elle le repoussasse la main , fit quelques'pas ; & levant au ciel ses yeux baignĂ©s de larmes oh, mon pere ! sâĂ©cria-t-elle, vous ma Paviez dit, & il nâest que trop vrai; celui qui vous cachait ses desseins nâen formait que contre moi ! Elle se promena quelque te m s sans sâĂ©loigner; & rĂȘvant profondĂ©ment, ensuite sâappuyant fur Hclene , elle reprit le chemin de chez elle, fans rĂ©pondre une feule fois Ă tout ce que le marquis disoit pour la flĂ©chir. Elle Ă©toit prĂȘte Ă rentrer , lorsquâil lâarrĂšta & la supplia de PĂ©couter. Je ne veux rien entendre , lui dit-elle avec beaucoup de fiertĂ© ; je vous mĂ©prise & je vous hais. Je conçois Ă prĂ©sent les raisons de la conduite bifarre que vous avez tenue avec une fille Ă laquelle vous deviez du respect , & que tout autre que vous nâeĂ»t osĂ© choisir pour lâobjet dâun amusement que la plus vile de son sexe pouvoit vous procurer. Je fuis punie, cruellement punie, ajouta-t- elle, de cette fatale prĂ©vention qui mâa fait Histoire 196 vous aimer, qui mâa fait croire que vous mĂ©ritiez tout lâamour que je sentois pour vous. Avec quel art vous mâavez trompĂ©e , & que mon cĆur le soupçonnoit peu ! Mais ce cĆur vous Ă©chappe ; non, il 11âest plus Ă vous; il vous dĂ©teste, & regarde comme un bien Je trait qui le dĂ©chire , mais qui lâĂ©claire fur la bassesse du vĂŽtre. Rendez-moi ma lettre , eominua-t-ciie ; rendez-moi ce tĂ©moin dâune odieuse foibleise, Puissai-je ne merap- peĂler jamais le malheureux penchant qui mâentrainoit vers vous, que pour me souvenir combien vous en fĂ»tes indigne ! Le marquis , consternĂ© par ces reproches , hĂ©sitoit encore; il ne favoit ce quâil devoir faire ; il ne vouloit point lui rendre fa lettre , il la fupplioit de lui laisser le seul gage quâil eĂ»t de ses bontĂ©s ; il pressoit, il pleu- roit, il lui reprĂ©fentoit tout ce quâil croyoit capable de calmer son esprit & de dissiper sa colere; mais rien ne pouvoit effacer lâimpres- ĂĂŹon quâelle venoit de prendre de son caractĂšre; il 11âĂ©toitplus tems de lui en imposer blessĂ©e jufquâau fond du cĆur, elle ne pouvait plus pardonner. Elle rĂ©itĂ©ra fa demande avec un ton & des expressions qui faisoient assez connoĂźtre quâelle vouloit ĂȘtre obĂ©ie ; & dĂšs quâelle eut cette lettre, elle rentra prĂ©cipitamment, fans daigner Ă©couter ce que M. de Greffy vouloit lui faire entendre. L V MARQUIS DECRESSY. ĂŻ$7 Quelle nuit passa la triste AdĂ©laĂŻde Ăź IliPest point de peines plus difficiles Ă fupportei^que celles que Pamour nous cause. Quel mai que celui que la rĂ©flexion aigrit, 6c qui mĂȘle la honte Ă Poppreffion de la douleur! Elle frein issoit en pensant au danger quâeĂŹie avoit couru; le bonheur de savoir Ă©vitĂ© Ă©toit une consolation pour elle; mais Ă quel prix elle en jouissent ! Par la perte de ses dĂ©sirs , de son amour , de tous ces projets dateurs qui lâavoient 11 agrĂ©ablement occupĂ©e. II falloit renoncer Ă toutes lĂ©s espĂ©rances ; il falloit mĂ©priser celui quâelle adoroit encore. Ce nâett pas toujours son amant quâon regrette le plus, quand on est forcĂ©e Ă lui retirer son cĆur ; c est le sentiment dont on Ă©toit touchĂ©e. câest le prestige aimable qui sâĂ©vanouit, câest le plaisir dâaimer ; plaisir fl grand pour une ame tendre, quâelĂŹe ne voit rien qui puisse remplacer la douce habitude quâelle avoit prise de sây livrer. AdĂ©laĂŻde voulut relire cette lettre que le marquis lui avoit rendue. Mais quel Ă©tonnement pour elle, en voyant au lieu de fou Ă©criture celle de la comtesse de RaifeĂ, Ă©criture qui lui Ă©toit parfaitement connue. M. deCressy, trompĂ© par la forme Ă©gale de ces deux billets , avoit donnĂ© Ă mademoiselle du Bugei celui quâil avoit reçu fans savoir de quelle part il venoit. Confuse, dĂ©sespĂ©rĂ©e Ă cette lecture, elle 198 Histoire ne douta point quâelle nâeĂ»t Ă©tĂ© sacrifiĂ©e Ă la vanitĂ© du marquis elle crut se reconnoi- tre dans cette personne quâon accusoit de lui donner des marques dâune folle paillon. Un cĆur prelsĂ© par la tristesse adopte aisĂ©ment tout ce qui peut lâaffliger encore. Elle pensa que Sa comteĂse Ă©toit instruite de tout ce quâelle avoit fait pour le marquis de Cres- sy; elle se rappella tout ce que madame de Raisel lui avoit dit au bal, & le prit pour une cruelle raillerie. Elle se vit trahie & se crut dĂ©shonorĂ©e ; elle Ă©clata en pleurs, en gĂ©mifiem>ens, en cris douloureux, & paiĂŹĂ le reste de la nuit Ă se plaindre avec Helene du malheur de sa destinĂ©e ; mais comme elle vouloit absolument ravoir la lettre quâelle avoit cru reprendre , elle se dĂ©termina le matin Ă Ă©crire ce billet Ă M. de Cressy Vous vous ĂȘtes trompĂ© , mou sieur ; je vous renvoie la lettre de madame de Raisel, & je vous prie instamment de me rendre la mienne. Je m croyois pas qu'il y eut quelqu'un au monde Ă qui on pĂ»t reprocher ses sentimms pour moi , ni que personne osĂąt jamais me soupçonner d'avoir donnĂ© des preuves d'une sol le paillon. C est bien estez pour me faire rougir de vous en avoir donnĂ© d'une tendresse pure Ă5? vĂ©ritable , que vous Ă©tiez indigne d'inspirer. Rendez ma lett> e Ă Helene , b J oyez Ă jamais sĂ»r du mĂ©pris dâ/L delaĂŻde. DU MARQUIS DE C R E S S Y. I§9 Elle joignit Ă ce billet tous ceux quâelle avoit reçus du marquis, & chargea Helene de lui rendre ce paquet, avec un ordre positif de ne rapporter dâautre rĂ©ponse que celle quâelle demandoit. Cette fille sâacquitta de fa commission ; mais elle nâeut pas besoin dâinsister long-tems fur le refus dâune rĂ©ponse pour sa maitreĂse. Le marquis, charmĂ© de la dĂ©couverte quâil ve- noit de faire , Ă©toit bien Ă©loignĂ© de songer Ă se justifier auprĂšs dâAdelaĂŻde ; & sâil fei- gnoit de le vouloir faire, câĂ©toit par une fuite de cette dissimulation qui lui Ă©toit naturelle, & que les caractĂšres faux emploient, mĂšme lorsquâelle leur est inutile. La lettre que mademoiselle du Bugei demandoit lui fut r-ndue, & lâaprĂšs-midi de ce jour elle partit avec M. du Bu^ei pour aller Ă Gersay. Lâefsort quâelle se faiioit pour cacher sa douleur, le chagrin dont elle Ă©toit ^accablĂ©e, lui causerent dĂšs le lendemain de son arrivĂ©e une fievre violente ; & bientĂŽt son mal augmenta si considĂ©rablement, quâon douta quâil fĂ»t possible de la retirer dâun Ă©tat si dangereux. Pendant quâelle se mouroit Ă Gersay , lâob- jet dâun sentiment si tendre, dâune passion si vive, dâune situation si dĂ©plorable, dĂ©jĂ dĂ©gagĂ© des fossiles liens qui lâattachoient Ă elle, par une baise ingratitude, oublioit & son amour ct les peines quâelle devoir resientir. I 200 H Ă S ĂŻ O ĂźR t Câest Un des avantages de la supĂ©rioritĂ© de lâame dâun homme fur la nĂŽtre, que cette force qui lui fait Ă©touffer avec facilitĂ© les remords lĂ©gers qui sâĂ©levent quelquefois dans son cĆur au souvenir dâune femme sensible & malheureuse , Ă laquelle souvent il ne peut reprocher que de savoir honorĂ© dâune estime quâil 11e mĂ©ritait pas. De tant de marques de tendresse que M. de Creify avoit reçues dâAdelaĂŻde, la feule dont peut-ĂȘtre il lui favoit grĂ© * Ă©toit ce mouvement de dĂ©pit qui favoit fait Ă©crire & nommer madame de Raifel. En apprenant quelle Ă©toit la personne qui le prĂ©fĂ©roit & desiroit de lui plaire, il convint quâen effet la fortune & lâamour sâĂ©toient unis pour le combler de leurs faveurs, La CQmtesse, parĂ©e de tous les dons qui pouvoient attirer ses vĆux, offroit Ă fou idĂ©e une foule de plaisirs dont il jouiroit avec elle & par elle.' Le faste, lâĂ©clatj les grĂąces* la beautĂ©, un titre quâil ambition- noit & que cette alliance pouvoit lui procurer avec le tems ; que de raisons pour rem* dre ses poursuites ardentes ! Mais il falloit cacher cette ambition qui le guidoit vers elle; il falloit prĂ©venir le tort que son procĂ©dĂ© pour AdĂ©laĂŻde pouvoit lui faire dans ses» prit de madame de Raifel * si jamais elle en Ă©toit informĂ©e. AprĂšs savoir vue si long- tems avec indiffĂ©rence, il nâosoit se montrer tout-Ă -coup DU DE Cil E S S Y. 301 tout Ă -coup amant passionnĂ© , encore moins paroitre instruit de ses sentimens, II crai- gnoit de blesser son orgueil ou sa dĂ©licatesse, en lâarrĂštant dans la route quâelle sâĂ©toit tracĂ©e, & que peut-ĂȘtre elle prenoit plaisir Ă suivre. Ces considĂ©rations le porterent Ă en agir en apparence comme il avoit coutume de faire ; il nâalla pas plus souvent chez madame de Raisel, mais il se renferma sans affectation dans le cercle oĂč elle vivoit. Sans lui parler dâun amour dont il vouloir quâelle fĂ»t persuadĂ©e , il se conduisit dâune faqon Ă faire juger Ă tout le monde quâil en ressentent un violent pour elle. II ne sembloit jamais ni lâattendre ni la chercher; mais une rĂȘverie oĂč il paroissoit sâabandonner, & dont la prĂ©sence le retiroit; lâetnbarras que ses moindres plaisanteries lui causoient, une application continuelle Ă Ă©tudier ses goĂ»ts, Pair naturel dont il les adoptent, toutes ces petites choses qui ne prouvent aux personnes indiffĂ©rentes que les attentions de lâamitiĂ©, mais quâun cĆur prĂ©venu prend pour les foins de Pamour ; Part de dĂ©velopper ses talens, de se parer des qualitĂ©s brillantes dâun caractĂšre estimable, tout fut employĂ©, & tout rĂ©ussit au marquis au-delĂ de ses espĂ©rances la comtesse le crut aisĂ©ment tout ce quâil vouloir paroitre. Les hommes sâĂ©pargneroient la plus grande Tome I. O 202 Histoire partie des peines quâiis se donnent pour nous en imposer, sâils pouvoient imaginer combien la noblesse de nos idĂ©es leur donne de facilitĂ© pour nous tromper. Une femme croi- roit se dĂ©grader, en supposant des vices Ă Fobjet quâelle a choisi pour celui de ses affections; & dĂšs quâelle aime, elle accorde plus de vertus Ă son amant quâil nâose en feindre. Tout le monde aĂsuroit madame de Raisel que le marquis de Cressy lâaimoit ; câĂ©toit avec plaisir quâelle lâentetidoit dire. Elle crai- gnoit encore de se livrer Ă une joie que lâĂ©- vĂ©nement pouvoit dĂ©truire cependant elle avoit pour lui les distinctions les p'us flatteuses , & nâattendoit que lâaveu de ses len- timens pour lui montrer combien les siens Ă©toient tendres & sincĂšres. II commenqoit Ă se rendre assidu chez elle, ĂŹorsquâun jour une lĂ©gere indisposition lui faisant garder la chambre, M. de CreĂsy fut admis , malgrĂ© le , dessein formĂ© quâelle avoit pris de ne voir personne. Elle Ă©toit rĂȘveuse, mĂȘme triste. Le marquis se conformant Ă Pair sĂ©rieux quâil lui voyoit, lui en demanda la raison avec toute lâapparence de la plus tendre inquiĂ©tude. La comtesse lui dit quâune personne quâelle aimoit avoit Ă©tĂ© fort mal, & ne jouilsoit encore que dâune santĂ© trĂšs languissante; quâelle venoit de rapprendre dans le'moment. Elle ajouta que câĂ©toit une per- DU MARQUIS BE CRĂSSY. 22 Z. sonne charmante, & tout de fuite elle nomma mademoiselle du Bugei. Le marquis perdit toute contenance Ă ce discours j il changea de couleur, & resta les yeux baillĂ©s dans un silence qui surprit la comtesse. Je vois, lui dit-elle en lâexaminant avec attention , que cette nouvelle vous donne bien de sĂ©motion ; je fuis fĂąchĂ©e de vous savoir annoncĂ©e avec ĂĂŹ peu de mĂ©nagement, mais jâignorois lâetiĂ©t quâelle pourroit produire sur vous. Et voyant quâil continuoit Ă se taire je savois pas, ajouta-t-elle, que vous eussiez des liaisons particuliĂšres avec AdĂ©laĂŻde. JĂš lâaime , fa perte mâeĂ»t infinement touchĂ©e, & je ne fais pourquoi vous rougissez de montrer que vous y seriez encore plus sensible. Si jâai quelques liaisons avec mademoiselle du Bugei, madame, reprit le marquis, elles font dâune espece Ă me chagriner le reste de ma vie. Je puis rougir & paroĂźtre confus en apprenant lâĂ©tat oĂč elle sâest trouvĂ©e , puisque jâai tout lieu de mâaccuser d'en ĂȘtre la malheureuse cause. Vous , sâĂ©cria la comtesse? Ah! madame, interrompit M. de Cressy , suspendez votre jugement. Je suis homme, jeune, vain peut-ĂȘtre. Je ne prĂ©tends pas que ma conduite soit exempte de tout reproche jâai des torts, je les sens, je ne puis me les pardonner. Mais si vous saviez ... si mon cĆur vous Ă©toit mieux connu, peut-ĂȘtre ne me con- damneriez-vous pas ? O ij 204 Histoire II est difficile de vous comprendre, dit la comtesse un peu troublĂ©e en supposant que lâintĂ©rĂȘt vif que vous prenez Ă mademoiselle du Bugei dĂ©cele un tendre penchant, pourquoi donc rougiriez-vous en le laissant paroĂź- tre ? Par quelle singularitĂ© votre amour seroit- il un malheur pour elle? Quels sont ces torts que vous vous reprochez, que vous craignez de ne pouvoir vous pardonner ? Sâil vous est possible de me les faire connoĂźtre, fans que cette confidence offense AdĂ©laĂŻde ou lui nuise, vous mâobligerez par votre confiance. Si les mouvemens de notre cĆur dĂ©pen- doient de nous, de nos rĂ©flexions, reprit M. de Creisy , AdĂ©laĂŻde seroit heureuse , & je ne sentirois pas le regret affreux dâavoir troublĂ© son repos & dĂ©truit, au moins pour quelque tems, la douceur & lâagrĂ©ment de fa vie. Mais, madame , comment vous avouer une lĂ©gĂšretĂ©, une indiscrĂ©tion que rien ne peut excuser? Câest une faute que je nâoublierai point , & dont le souvenir mâaffligera sans cesse. Madame de Raisel pĂ©nĂ©trĂ©e de Pair & du ton dont il sâexprimoit, rĂ©itĂ©ra la priere quâelle lui avoit flĂ»te, & le pressa de lui apprendre ce qui causoit fa peine M. de Cressy , charmĂ© de trouver cette occasion de la prĂ©venir sur 1?. seule chose qui pouvoit lui dĂ©couvrir sa façon de penser, feignant de cĂ©der Ă ses instances je vais, madame, lui dit-il, mâex- BU DE CrESSY. 20s poser Ă perdre par ma sincĂ©ritĂ© une partie de lâestime dont vous mâhonorez mais pouvez- vous former un dĂ©sir quâil soit en mon pouvoir de satisfaire, fans que mon cĆur vole au-devant de vos vĆux ? Vous pâignorez pas, madame, avec quelle indiffĂ©rence jâai vu toutes les femmes, mĂȘme celles qui ont paru me distinguer. OccupĂ© du foin de faire ma cour , de remplir les devoirs que mon Ă©tat m'impose, dâacquĂ©rir des amis, jâai Ă©vitĂ© de me livrer Ă des amusemens peu faits pour me sĂ©duire. Un naturel sensible, un caractĂšre vrai , mâont sait envisager sain o ur comme une passion quâil Ă©toit heureux de sentir, mais ridicule de feindre. Dans ces dispositions, je vous vis, madame, & mon cĆur me dit que vous Ă©tiez la feule personne qui put mâinspirer ces fentimens dĂ©licieux qui, nĂ©s de lâadmiration , acccrus par le respect , entretenus par lâestime, & soutenus par lâamitiĂ©, remplissent tous les vuides de famĂ© , & forment ces chaĂźnes douces & durables que le tems ne peut rompre t mais la diffĂ©rence de nos fortunes, le bruit rĂ©pandu du peu de goĂ»t que vous montriez pour prendre de nouveaux engagemens, tant de partis plus avantageux que vous aviez Ă©loignĂ©s, assez de hauteur peut- ĂȘtre pour craindre dâessuyer de/ refus, mille raisons me forcerent Ă cacher lâardeur que vous mâinspiriez. Je voulus en triompher; je contraignis mes dĂ©sirs qui mâentraĂźnoientsur vos Oiiij 206 Histoire pas ; fĂ©vitai les occasions de vous voir, je ne parus chez vous que lorsque la biensĂ©ance mâobligea de mây montrer. CâeĂl dans ce tems , madame, qssAdelaĂŻde me laissa voir des dispositions si favorables , quâil me fut impossible de conserver de la froideur auprĂšs dâune fille charmante qui ne me cachoit pas que jâavois su lui plaire. Sans espĂ©rance prĂšs de vous, fans passion* pour elle, dĂ©terminĂ© ou plutĂŽt emportĂ© par cette vanitĂ© qui nous rend sensibles aux prĂ©fĂ©rences , je me plus Ă suivre tous les mouvemens de mademoiselle du Bu- gei. Je me livrai au plaisir de voir naĂźtre dans son cĆur un amour dont je nâenvisageai point les suites jâen admirois les progrĂšs, ils me flattoient , & je mâen applaudissois par une Ă©tourderie dont je ne puis trop me repentir. Je voyois souvent AdĂ©laĂŻde chez madame de GerĂay -, quand elle manquoit Ă sây rendre, je la cherchois Ă la promenade, dans les maisons oĂč elle alloit, par-tout oĂč je croyois la trouver j elle amusoit mon inquiĂ©tude, & cet ennui insĂ©parable dâun homme isolĂ© qui ne tient fortement Ă rien , & dont les dĂ©sirs nâont pour objet quâun bonheur qui le fuit. Mes assiduitĂ©s furent remarquĂ©es, M. du Bugei voulut me faire expliquer fur mes desseins. Câest alors queâ, mâavouant que je nâen avois aucun, je reconnus toute lâimprudence de ma conduite. SĂ»r dâĂštre aimĂ© dâAddaĂŻde , un sen» DU MARQUIS DE CRESSY. 207 timent de reconnoissance me portoit Ă mâu- nir pour jamais avec elle mais en y rĂ©flĂ©chissant plus mĂ»rement, je pensai que ce servit ĂŹa trahir. Je ne crus pas devoir la lier Ă un. Ă©poux dont elle ne fixeroit pas les vĆux. Jâaitnai mieux pafĂâer pour intĂ©ressĂ© aux yeux de M. du Bugei, en prenant le seul prĂ©texte qui pouvoit me dĂ©gager -, jâaimai mieux passer pour ingrat & lĂ©ger Ă ceux dâAdĂ©laĂŻde, que de risquer de la rendre malheureuse un jour par mon indiffĂ©rence. Je refusai donc, & ne rendis plus de foins Ă mademoiselle du Bugei. Je la revis au bal , oĂč vous Ă©tiez toutes deux, son air abattu, sa tristesse, quelques mots quâelle me dit, le reproche secret que je me saisois dâavoir entretenu fa tendresse sans la partager,, lâintĂ©rĂȘt quâon prend toujours aux peines que lâon cause, sa jeunesse, sa beautĂ© , son amour, me firent une impression si vive , que jâallois peut-ĂȘtre lui offrir toutes les preuves quâelle pouvoit exiger de mon repentir, lorsquâen jettant ies yeux fur vous, je sentis que tout ccdoit dans mon cĆur Ă Battrait invincible qui mâentraĂź- noit vers madame de Raisel. Comment mâĂŽter pour toujours ĂŹel Foible espoir qui me sĂ©duifoit quelquefois ? Comment mâĂŽter ma libertĂ©, pendant que vous jouissiez de la vĂŽtre? Je n'attend ois pas le bien que je desirois ; mais si rien ne me le pro- xnettoit, au. moins un obstacle insurmontable O iv 208 Histoire ne me privoit pas du plaisir dây songer, de mâen occuper dans ces momens oĂč des idĂ©es vagues flattant lâimagination qui les enfante , semblent applanir toutes qui sâop- posent Ă nos souhaits. Jâavois reçu un billet dont jâavois Ă©tĂ© foi- blement affectĂ©, sur-toĂ»t ayant pensĂ©, par je ne sais quelle fantaisie, quâil venoit de madame dâElmont; jâen reçus un autre qui mâapprit que le premier n'Ă©toit pas dâelle. Vous le dirai-je , madame ajouta le marquis en sâinterrompant, oferois-je vous dire de quelle main je pensai quâil venoit ? La comtesse baissa les yeux, rougit ; & dâun air dâintĂ©rĂšt, & avec un ton qui marquait assez combien ce discours lâattachoit, elle le pria de continuer. Je le crus de vous, madame; & mon amour se rĂ©veillant avec force, plus dâAde- laĂŻde, plus dâinquiĂ©tude fur ses sentimcns. Que mâimportoit alors son estime ou fa tendresse, ses plaisirs ou fa peine ? Je ne vis que madame de Raisei ; son image adorĂ©e remplit tout mon cĆur; jâabandonnai mademoiselle du Bugei, je ne la revis que pour lui prouver que je ne lâaimois point, que je ne se- rois jamais Ă elle; & par une duretĂ© condamnable, je la rĂ©duisis Ă faire des efforts fur elle-mĂšme , Ă sâĂ©loigner pour oublier un amant quâelle doit dĂ©tester, & qui ne peut fe souvenir dâelle fans se mĂ©priser lui-mĂšme. DU DE CrESSY. 209 Que je plains AdĂ©laĂŻde, dit alors madame He Raisel ! Quâil lui sera difficile de se consoler dâun tel Ă©venement ! Pourra-t-elle vous oublier? Mais achevez; votre sincĂ©ritĂ© me touche, & votre confiance me flatte. Que vous dirai-je de plus, madame ? continua M. de Creify, je nâosai vous laisser voir ce que je croyois avoir pĂ©nĂ©trĂ©; mais je ne pus rĂ©sister au plaisir de vous montrer que jâobĂ©issois Ă vos ordres, en levant les yeux vers lâobjet le plus digne de mon attachement. Vous savez tout , madame ; vous venez de lire dans un cĆur qui vous est soumis,'.qui vous lâa toujours Ă©tĂ©, dont le fort dĂ©pend de vos bontĂ©s. Quel prix mâeffil permis dâattendre de mon obĂ©issance? Puis-je espĂ©rer quâune passion que vous feule pouviez allumer dans ce cĆur, vous touche en effet? Est-ce vous , est-ce lâaimable comtesse de Raisel qui a daignĂ© mâavertir de chercher mon bonheur ? Eclaircissez mes doutes ; jâattends Ă vos pieds lâarrĂȘt que vous allez prononcer. Parlez, madame, parlez, & songez que ce moment va dĂ©cider pour jamais du fort dâun homme qui vous adore. Qui nâeĂ»t point ajoutĂ© foi Ă ce rĂ©cit si simple, si naturel? Pourquoi madame de Raisel en eĂ»t-elle soupçonnĂ© la vĂ©ritĂ© ? Elle crut le marquis; & lui tendant une main quâil reçut Ă genoux, & fur laquelle il imprima le baiser le plus ardent oui, câest 210 H I S T O U I moi, lui dit-elle, qui ai dĂ©sirĂ© votre amour; vous me voyez pĂ©nĂ©trĂ©e de iâaveti que vous mâen faites. Quâil mâest cher cet amour ! Je le partage, jâose 3e dire, & je ferai vanitĂ© de le prouver oui, je mets tout mon bonheur Ă penser que vous mâavez choisie pour Faire le vĂŽtre. Une dĂ©claration si prĂ©cise fut reçue avec tous les transports dâune joie vĂ©ritable. La comtesse sâessorqa de persuader Ă M. de CreĂĂy, que si fa conduite avec AdĂ©laĂŻde nâĂ©toit pas tout-Ă -fait irrĂ©prochable , il devoit cependant cesser de sâen affliger -, que la pialadie quâelle venoit dâavoir , pouvoit provenir dâune autre cause & quâĂ son Ăąge le tems & lâabfence effaçoient les plus fortes impressions. Ce nâest pas que je blĂąme votre sensibilitĂ©, ajouta-1- elle; au contraire, elle redouble mon estime, & mon cĆur se plaĂźt Ă dĂ©couvrir que le vĂŽtre est capable dâune tendre compassion. AI. de CreĂĂy, parvenu Ă se faire un mĂ©rite du procĂ©dĂ© cruel quâil avoit eu pour mademoiselle du Bugei, arrivĂ© au moment de persuader Ă madame de Raisel quâil lâavoit aimĂ©e dans un tems oĂč il nâavoit aucune vue fur elle , enfin Ă paroĂźtre Ă ses yeux le plus siticere & le plus tendre de tous les hommes, sâapplaudiisĂłit de la finesse avec laquelle il la trompoit. II attribuoit ses succĂšs Ă son adresse erreur grossiĂšre de tous ceux que ja faussetĂ© guide. On est crĂ©dule DU MARQUIS DE CRESSY. 211 sans ĂȘtre foible ni imprudent, & lâextrĂ«me confiance naĂźt toujours du peu dâidĂ©es quâon a quâil y ait des Ăąmes alsez baises pour en abuser. Peu de tems aprĂšs cet entretien, 1 madame de Raisel annonça le jour de son mariage & lâĂ©poux quâelle avoir choisi. Le marquis reçut les fĂ©licitations de tous ceux qui con- noilfoient la comtesse ; son bonheur fut enviĂ© par une foule de rivaux moins heureux, & peut-ĂȘtre plus dignes de lâĂȘtre. Ces noces se firent avec Ă©clat ; & les fĂȘtes brillantes qui les suivirent , marquĂšrent assez le contentement des deux Ă©poux. Madame de Raisel avoit donnĂ© Ă M. de Cressy tout ce quâil Ă©toit en son pouvoir de lui rendre propre. Sa fortune assurĂ©e , son ambition satisfaite, samour & les charmes de la marquise, une maison devenue le temple de la gaietĂ© , lui firent goĂ»ter tant de plaisirs dans cette union, quâil oublia facilement la route quâil avoit prise pour acquĂ©rir les biens dont il jouiĂFoit. Madame de Cressy, bien plus heureuse, puisquâelle aimoit & se croyoit adorĂ©e, se disoit Ă chaque instant quâelle rĂ©gnoit sur un cĆur tendre, sincere, gĂ©nĂ©reux, tout Ă elle, sur un cĆur dont elle croyoit que rien nâc- galoit la noblesse & la grandeur elle voyoit un dieu dans son mari, il lui devenoit tous les jours plus cher; faus cesse occupĂ©e Ă lui, procurer de nouveaux amuscmens, elle se m- 212 Histoire bloit ne vivre, ne respirer que pour rĂ©pandre lâagrĂ©ment sur les jours de celui quâelle ai- moit; les moindres dĂ©sirs du marquis, ses plus lĂ©geres fantaisies , devenoient une affaire pour madame de CreĂTy. Elle lui sii- crifioit ses propres goĂ»ts, mĂšme le plaisir de le voir,* plaisir si grand pour elle, que le tems ni lâhabitude ne purent le lui rendre moins sensible. Cependant AdĂ©laĂŻde, aprĂšs plus dâun mois de maladie & prĂšs de deux de convalescence, avoir enfin recouvrĂ© la santĂ© mais une sombre tristesse sâĂ©toit emparĂ©e de son esprit. Elle avoir perdu pour jamais cet Ă©tat paisible qui rend susceptible de goĂ»ter tous les plaisirs qui se prĂ©sentent & se succĂšdent dans lâĂąge heureux oĂč on ne les choisit pas. Le chagrin avoir laissĂ© de si profondes traces dans son cĆur, lâamour rĂ©gnoit encore avec tant de puissance sur son ame , elle Ă©toit ĂĂŹ peu capable dâoubĂźier le cruel qui sâĂ©toit plu Ă la rendre malheureuse, que la seule pensĂ©e de reparoitre dans les lieux qu'il habitoit la faisoit retomber dans des foiblcsses presque auĂst dangereuses que savoir Ă©tĂ© sardeur de sa fievre. Le comte de Saint-Agne, jeune, bienfait, aimable , auquel elle Ă©toit destinĂ©e, augmentoit encore fa peine par les foins quâil lui rendoit. Rien ne pouvoir la distraire ; le souvenir de M. de Cressy animoit seul un coeur accoutumĂ© Ă ne sâoccujkr que DU MARQUIS DE GrESSY. 21? de lui. Que de larmes accompagnoient ce fou* venir douloureux, mais cher, mais vif, & fans ceĂfe prĂ©sent Ă son ame ! Dans cette situation, son retour Ă Paris ou Ă la courĂ©toit pour elle le comble du malheur ; & chaque jour qui rapprochent celui oĂč elle devoit quitter Gerfay, ajoutoit Ă son supplice. Un soir quâelle Ă©toit dans lâappartĂšment oĂč tout le monde fe ralfembloit pour jouer, le chevalier de Saint-Helenes , quâon attendoit depuis huit jours Ă Gerfay, arriva, & *pour excuser son retard, rendit compte des affaires qui lâavoient obligĂ© de rester Ă Paris eâĂ©toit le mariage de madame de Raifel & de M. de Crelfy. Madame de Gerfay entra dans des dĂ©tails , lui fit mille questions , & le chevalier sâĂ©tendit avec plaisir fur un discours qui paroiĂfoit intĂ©resser. Que devint AdĂ©laĂŻde en l'Ă© coĂ»tant? Un froid mortel saisit son cĆur; pĂąle, tremblante, fans force & presque fans senti mens , elle fe renversa Ăźur le siĂ©gĂ© oĂč elle Ă©toit af- sise, & fermant les yeux elle dĂ©sira de ne les rouvrir jamais. Par bonheur pour elle , M. du Bugei nâĂ©toit pas prĂ©sent ; & comme depuis fa maladie elle Ă©toit trĂšs-foible, on ne chercha point dâautre cause Ă son Ă©vanouissement. II fut long ; & lorsquâelle reprit la connois* sance, elle se trouva dans son lit, environnĂ©e de plusieurs personnes qui sâessorcerentde la 214 Histoire rappeller Ă la vie. Elle fit connoĂźtre quâelle desiroit dâĂȘtre seule ; & dĂšs quâelle se vit en libertĂ© il est mariĂ© , sâĂ©cria-t-elle , en se jet- tant dans les bras dâHelene ! il est mariĂ© ! Helene , il est mariĂ©, lui rĂ©pĂ©ta-t-elĂe mille fois ! Je nâai plus de doute > de crainte , dâes- pcrance ; il est perdu, pour jamais perdu ! Rien ne peut me le ramener, rien ne peut me le rendre ! Madame de Raisel est heureufĂš ! Elle triomphe dans ses bras des pleurs dâune fille infortunĂ©e Ăź A-t-eĂŹle mĂ©ritĂ© ce cĆur quâelle mâenleve? Lâinhumainel avec quel air de vĂ©ritĂ© elle feignoit de sâintĂ©reĂl'er Ă mes peines, dâen ignorer le sujet! Elle mâoĂfroit des secours, des conseils, de lâamitiĂ©. Ah, la cruelle ! Elle est fa femme, elle rĂ©gnĂ© fur ses volontĂ©s, elle fait ses plaisirs, elle les partage ; il lui est permis de contenter tous les dĂ©sirs de ce quâelle aime ; elle peut, fans rougir , recevoir ses caresses, les lui rendre, mettre son bonheur Ă sây montrer sensible & moi je ne dois me rappeller quâavec honte ces momens.... momens dĂ©licieux, & pour toujours gravĂ©s dans ma mĂ©moire ! Ah , pour- fuivit-elle dans lâamertume de son cĆur, Helene! imprudente Helene ! pourquoi ta fatale complaisance mâexposa-t-elle Ă le revoir? HĂ©las! sans toi, fans ta facilitĂ©, jâignorerois une partie de mes pertes ! M. du Bugei interrompit ses tristes plaintes ; il venoit savoir comment elle se trou- DU marcluisdeCressy. 2ks yoit. HeĂŹene lâaĂsura quâelle nâavoit besoin que de repos ; & la malheureuse AdĂ©laĂŻde puisa la nuit dans un saisissement qui, retenant ses larmes, faisoit que le peu quâdle en versoit dĂ©chiroit son cĆur sans le soulager. Elle fut quelques jours dans cet excĂšs dâac- cablenient; mais faisant violence Ă tous ses scntimens, elle parut se calmer. Son pere at- tendoit le retour de sa santĂ© pour la ramener Ă Paris ; mais elle avoit pris la rĂ©solution de nây rentrer jamais. Elle pria M. du Bugei de lui permettre de passer un mois Ă Chelles, oĂč elle lui fit entendre quâelle espĂ©roit se rĂ©tablir tout-Ă - fait. II y consentit avec peine ; & ce fut avec une extrĂȘme rĂ©pugnance quâil la conduisit lui-mĂȘme Ă cette abbaye. Mademoiselle du Bugei pleura beaucoup en se sĂ©parant de lui ; & le chagrin quâil sentit lui-mĂȘme en la laissant Ă Chelles, fut un prĂ©sage de la perte quâil alloit faire. Lâaimable & triste AdĂ©laĂŻde, peu de jours aprĂšs son arrivĂ©e, entra au noviciat, oĂč ses Ă©preuves abrĂ©gĂ©es par lâavantage quâelle avoit dâavoir Ă©tĂ© Ă©levĂ©e dans la maison, lui permirent au bout de six mois de prendre le voile blanc, malgrĂ© les regrets de son pere , la douleur du comte de Saint- Agne qui lâaimeit, & les efforts rĂ©unis de toute fa famille. Madame de Cressy sâaffligea du parti que prenoit AdĂ©laĂŻde ; elle craignit que ses senti- 216 Histoire mens pour le marquis ne lây euĂTent dĂ©terminĂ©e; elle nâofa sâen expliquer avec lui, dans la crainte de le chagriner, & dâajouter au reproche secret que peut-ĂȘtre il se faisoit Ă lui-mĂȘrae. Le malheur d AdĂ©laĂŻde Ă©toit uu poids pour la marquise; son cĆur vraiment gĂ©nĂ©reux souĂsroit, en songeant quâeile avoit innocemment causĂ© sa perte. Elle donna des larmes au fort dâune jeune personne qui sâar- rachoit au monde dans un Ăąge oĂč > peu capable de juger des effets du te ms , & guidĂ©e par un mouvement quâiĂ pouvoĂt dĂ©truire, se livroit Ă lâhorruer dâun repentir infructueux & Ă©ternel. Plus dâun an sâĂ©toit passĂ© dans le ravissement dâune passion heureuse, satisfaite & toujours vive. Peut-ĂȘtre la marquise eut-elle joui long-tems de cet Ă©tat paisible, sans un Ă©vĂ©nement oĂč fa bontĂ© lâintĂ©reĂsa. Madame de Berneil, ancienne amie de la mĂšre de madame de CreĂly, vivoit retirĂ©e au Val-de-Grace, avec une fille, seul fruit dâun mariage mal assorti, qui avoit renversĂ© sa fortune par une suite de malheurs dont le dĂ©tail est peu nĂ©cessaire. Une pension du roi la faisoit subsister avec aĂsez dâaisance. Cette pension sâĂ©teignoit par fa mort, & fa fille avoit besoin dâamis pour en conserver une moitiĂ© que la faveur pouvoit lui accorder, mais quâon ne lui devoir pas. Madame de Berneil, qui avoit Ă©prouvĂ© plus dâune fois combien DU DE CRESSY. 2iy combien madame de CreĂfy Ă©toic portĂ©e Ă obliger, se sentant dangereusement malade & prĂšs de fa fin, eut recours Ă elle. Elle lui fit Ă©crire son Ă©tat ; & la marquise sâĂ©tant rendue auprĂšs dâelle, trouva cette dame prel- quâexpkante, & si occupĂ©e du fort de fa fille, que madame de CreĂfy , pĂ©nĂ©trĂ©e dâune inquiĂ©tude si naturelle & du spectacle quâof- froient Ă ses yeux les larmes de fa fille & la douleur touchante de la mere, promit avec serment de se charger du soin de mademoiselle de Berneil, de la retirer chez elle, & de ne sâen sĂ©parer quâaprĂšs lui avoir procurĂ© un Ă©tabliĂsement convenable Ă sa naiĂlance, & qui pĂ»t la rendre heureuse. II sembloit que madame, de Berneil nâat- tendĂźt que cette promesse dâune femme dont la nobleĂse des se mi mens lui Ă©toifc connue , pour rendre au Ăel une ame devenue plus tranquille. Elle mourut le soir mĂȘme; & la marquise, qui ne lâavoit point quittce, embrassant tendrement mademoiselle de Berneil, lui rĂ©nouvella les assurances quâelle avoit donnĂ©es Ă fa mere, & ĂŹa conduisit chez elle, oĂč elle !a recommanda aux foins de ses femmes, pendant quâelle alloit Ă Versailles chercher M. de CreĂfy qui lây attendoit. Elle lui rendit compte des engagemens quâelle avoit pris, & lui montra un peu de crainte quâils ne puisent lui dĂ©plaire , sâexcu- sant sur le moment qui ne lui avoit pas per- Tome L E 2i § Histoire mis de !e consulter. M. de Cresly badina de cette espece de soumission, quâil traita d'enfance ; il Passura quâil approuveroit toujours ce quâelle feroit. En effet il eut pour mademoiselle de Berneil tous les Ă©gards quâil aurait cru devoir Ă une sĆur chĂ©rie. Elle fut traitĂ©e par la marquise, non comme une fille dont le sort dĂ©pendoit de ses bontĂ©s, mais comme une amie dont le sĂ©jour chez elle devoir ĂȘtre suivi de tous les agrĂ©mens quâon sâefforce de procurer Ă ceux dont on attend des bienfaits. Hortense de Berneil avoit un peu plus de vingt ans; Ăa figure nâavoit rien de remarquable que fart avec lequel elle en cachoit les dĂ©fauts; un goĂ»t de parure, assez rare dans une personne Ă©levĂ©e loin du monde , donnoit de lâĂ©lĂ©gance Ă tout ce quâelle por- toit ; le dĂ©sir de plaire lâavoit toujours occupĂ©e , quoâque long-tems fans objet. Elle avoit de lâesprit, peu de brillant, beaucoup de rĂ©flexion. II Ă©toit difficile de la connoĂźtre ; un air froid & le silence quâelle gardoit sur ses goĂ»ts , la saisoient paroĂźtre dâune extrĂȘme indiffĂ©rence. Lâennuidâune retraite forcĂ©e avoit mis de la duretĂ© dans son caractĂšre. Elle avoit de lâhumeur, & savoir en cacher Paigreur sous lâapparence intĂ©ressante dâune santĂ© dĂ©licate , que la moindre Ă©motion altĂ©roit. Capricieuse , jalouse, susceptible de passion , sans ĂȘtre capable de tendresse ni dâamitiĂ©, Hor- > DU DE CRESSY. 219 tense Ă©toit peu faite pour sentir la cotiduit e que madame de CreĂsy tenoit aveo elle. II y avoit dĂ©jĂ quelque tems que mademoiselle de Berneii vivoit a iâhĂČtel de Cressy, lorsque le marquis sâamusant un jour Ă Ă©tudier un air quâon avoit mal notĂ©, Hortense, en le reprenant, le fit appercevoir quâelle avoit ĂŹa vo-x belle, & quâelle chantoit parfaitement bien. II aimoit la musique; & ce talent quâil lui dĂ©couvrit, redoubla ses attentions pour elle. Madame de CreĂsy voyoit avec plaisir le goĂ»t quâil prenoit pour mademoiselle de Berneii ; elle cherchoit Ă la faire valoir auprĂšs de lui, & nâattendoit quâune occasion favorable pour la marier & 1a rendre heureuse. M. de CreĂsy Ă©tant un matin Ă la toilette de la marquise, oĂč il aĂßÏĂloit seule avec Hortense, on lui apporta une lettre quâil ne put lire sans donner des marques dâune grande sensibilitĂ©. Cette lettre Ă©toit de mademoiselle du Bugei ; elle lâavoit Ă©crite la veille, & ce our mĂšme elle prenoit le voile noir , derniere cĂ©rĂ©monie de sa consĂ©cration Ă la vie religieuse. Les yeux de M. de CreiĂźy seremplirent de larmes la lettre tomba de ses mains ; & tandis quâil les portoit fur son visage pour cacher son attendrissement , la marquise effrayĂ©e de lâeffet quâavoit produit cette lettre , fit signe Ă une de ses femmes de la ramasser, & de la lui apporter. Elle la prit 22G Histoire sans la lire ; & courant embrasser son mari , elle lui demanda avec empressement quelle nouvelle si fĂącheuse pouvait l'accabler ainsi. Mais le marquis, fans changer de situation , lui dit de lire la lettre. Elle y trouva ce qui fuit Cest du fond Ă 'un asyle oĂč je ne redoute plus la perfidie dc votre jexe, que je vous dis un Ă©ternels, adieu. Naissance , biens, honneurs, dignitĂ©s , tout s'Ă©vanouit Ă mes regards. Ma jeunesse f Ă©trie par mes larmes , le goĂ»t des plaisirs anĂ©anti dans mon cĆur, F amour Ă©teint, te souvenir prĂ©sent le regret toujours trop sensible m'ensevelissent Ă jamais dans cette retraite. O vous , qui mââavez conduite Ă me cacher dans cette ejpece de tombeau, ne craignez pas mes reproches j je ne vous Ă©cris que pour vous dire que je vous pardonne ! Jâojfre an. ciel une viShne immolĂ©e par vos mains , V' je le prie avec ardeur de rĂ©pandre fur vous tout le mĂ©rite du sacrifice volontaire que je lui fais. C auguste Ă©poux quâAdĂ©laĂŻde choisit , effacera de son cĆur des sentiment qiĂelle ne peut conserver sans F offenser - il y mettra les vertus qu il chĂ©rit, U Foubli quâil exige ; elle ose espĂ©rer qiCil lui pardonnera les motifs qui la dĂ©terminent aujoudâhui. Alors, prosternĂ©e aux pieds de ses autels , elle lui demandera pour vous tous les biens dont vous F avez privĂ©e i & st elle peut s* intĂ©resser encore an monde qu'elle abandonne, ce sera seulement pour s'assurer que k marquis de Crejfp tst heureux . DU DE CRESSY. 221 Dites Ă madame de Cressy que je lui pardonne lâopinion qu'elle a eue de mon caraSere. Dites lui que jâai oubliĂ© fou injustice , N w je me souviens feulement de-fa tendre amitiĂ© que feus pour elle. La marquise, en finissant cette lettre, se jettĂĄ dans les bras dc ion mari; & le serrant avec une tendresse inexprimable; pleurez, monsieur, pleurez , dit-elle en le baignant de ses larmes ; ab, vous ne sauriez montrer trop de sensibilitĂ© pour un cĆur si noble, si constant dans son amour ! Aimable & chere AdĂ©laĂŻde , sâĂ©- cria-t-elle, câen est donc fait, & nous vous perdons pour toujours ! Ah , pourquoi faut- il que je me reproche de vous avoir privĂ©e du feuL bien qui excitoit vos dĂ©sirs ! Ne puis-je jouir de ce bien si doux, fans me dire que mon bonheur a dĂ©truit le vĂŽtre ! Le marquis , touchĂ© de ce sentiment gĂ©nĂ©reux qui lui saisoit regretter AdĂ©laĂŻde , la pressant avec transport, elsuyoit ses larmes; & par les plus tendres caresses & les expressions les plus passionnĂ©es, la conjuroit de lui pardonner ['imprudence quâil avoit eue de lui montrer cette lettre. Mademoiselle de Berneil, tĂ©moin de cette sccne touchante , considĂ©roit la marquise avee Ă©tonnement. Tout ce quâeĂźle pouvoit comprendre , câett qife madame de Cressy sâaffligeoit de la retraite dâun fille que son mari avoit ai- Piij 222 » H I S T O I R ÂŁ mĂ©e, & que ses pleurs saisissent penser quâil aimoit encore. Une pareille sensibilitĂ© Ă©toit au-dessus de lâame dâHortensej elle la regarda comme une foibleĂse. Un mauvais cĆur prend souvent pour un dĂ©faut de fermetĂ© la bontĂ© du naturel , dont les mouvemens lui font Ă©trangers, & ce noble dĂ©sintĂ©ressement qui sait quâon sâoublie foi - mĂȘme , pour partager la peine dâun autre. Le marquis pensa tristement pendant quelques jours Ă cet adieu dâAdelaĂŻdej mais les plaisirs variĂ©s auxquels il se ltvroit, dissipĂšrent bientĂŽt ce lĂ©ger chagrin. Madame de Cressy le sentit plus long-tems. Lâimage de mademoiselle du Bugei prosternĂ©e aux pieds des autels, priant pour le marquis, attirant fur lui les bĂ©nĂ©dictions du ciel par ses vĆux innocens . lâattendrissoit, & la rendoit toujours prĂ©sente Ă son idĂ©e. Les dernieres lignes de fa lettre lâĂ©tonnoienty elle ne pouvoit les entendre. Elle en demanda plusieurs fois Fex- plication Ă M. de Cressy ; mais Fembarras & lâhumeur que lui donnoient ces questions, la dĂ©terminĂšrent Ă nâen plus parler. Cependant cette marque de rĂ©serve dans un homme pour lequel elle nâen avoit aucune , toucha vivement la marquise , lui donna de FinquiĂ©tude, & lui fit craindre quâen lui parlant dâAdĂ©laĂŻde, M. de Cressy nâeĂ»t pas ctĂ© auffi sincere quâelle lâavoit cru. Quelle Ă©toit cette opinion que mademoiselle du tĂŹugei Fac* DU MARQUIS DE CRESSY. 22Z eusoit dâavoir eue de son caractĂšre? Quâa- voit-elle Ă lui pardonner? Il paroiĂsoit un myĂtere dans ces expressions, quâelle desiroit ardemment dâapprofondir son extrĂȘme complaisance pour M. de CreiTy la força au silence ; & respectant le secret quâil vouloit garder , elle ne sit point de dĂ©marches pour le dĂ©couvrir, Mais cette premiere preuve quâelle nâavoit pas toute fa confiance, & quâil avoit pu lui dĂ©guiser la vĂ©ritĂ©, la chagrina. La seule idĂ©e dâavoir Ă©tĂ© trompĂ©e dans la plus petite chose par une personne que lâon airne & quâon. croyoit incapable de dĂ©tour , porte un trait vif dans le cĆur trait qui blesse Ă tout moment , ouvre feutrĂ©e au soupçon , rend tout incertain, & laisse entrevoir que le bonheur dont on jouit peut nâĂȘtre quâune chimere prĂȘte Ă sâĂ©vanouir. Mademoiselle de Berneil, Ă laquelle la marquise ouvroit son cĆur, Ă©toit bien Ă©loignĂ©e de comprendre cette dĂ©litateĂĂŹe de sentiment qui troubloit la douceur de sa vie elle badina M. de Cressy sur la mĂ©lancolie que lui avoit causĂ© la lettre dâAdĂ©laĂŻde; & donnant un tour plaisant & malin Ă ce pouvoir quâil avoit sur les Ăąmes sensibles, elle se fĂ©licita de nâĂštre pas du nombre de celles qui ne savoient pas rĂ©silier Ă lâamour, & dit au marquis quâelle sâĂ©tonnoit fort quâon abandonnĂąt le monde seulement pour nâavoir pu lui plaire ouĂŻe fixer. Pour moi, contiixua-t- P iv I 224 Histoire elle, comme jâen chĂ©ris les plaisirs, quoiquĂȘ je me croie sure de mon cĆur, je ne veux p'us vous regarder, de crainte quâil ne me prenne envie de retourner au couvent. Cette raillerie piqua le marquis, dont la vanitĂ© Ă©toit extrĂȘme penfez-vous, lui dit-il en riant, quâil vous fĂ»t si facile de rĂ©sister Ă mes foins , si je vous en rendois dâaĂsidus ? En vĂ©ritĂ© je le pense, reprit mademoi- Ăel'e de Berneil ; & quoique vous soyez trĂšs aimable , je crois & jâĂ©prouve quâil est possible de vous voir & de conserver beaucoup dâin- difsĂ©rence. Oui, dit le marquis, cela est possible,- mais vous ignorez ce que le dĂ©sir de plaire rĂ©pand dâagrĂ©mcns dans un homme qui sâen occupe. II faut avoir Ă©tĂ© aimĂ© de quelquâun, pour sâaĂĂŻurer quâon peut lui rĂ©sister & si je vous aimois, si je cherchois Ă vous Je persuader, peut-ĂȘtre reviendriez-vous de lâopinion que vous avez de la fermetĂ© de votre cĆur. Ho! non, non, assurĂ©ment , reprit Hortense, & vous ĂȘtes prĂ©cisĂ©ment la seule personne qui ne pourroit jamais rĂ©ussir auprĂšs de moi. Comme vous ne sauriez me montrer de dĂ©sirs fans -mâoffenser , ni mâaimer sans manquer Ă ce que vous devez Ă la plus aimable des femmes, si vous me rendiez des foins , je nâaurois que du mĂ©pris pour vous. Vous le croyez, dit le marquis; mais soyez sĂ»re que les rĂ©flexions que lâon fait de fang-froid, lie se prĂ©sentent pas Ă une ame attendrie. DU MAS. I S DE CRESSY. 22s Celles qui semblent devoir faire mĂ©priser un homme indiffĂ©rent, se changent en pitiĂ© pour un amant aimĂ©, & nous savons toujours trouver en nous-mĂȘmes des raisons pour nous livrer Ă des sentimens qui nous flattent. Hortense, Ă ce discours, ne fit que redoubler ses plaisanteries, & sâobstina Ă soutenir quâelle ne redoutait point ses attaques, & que, quelque passion quâil lui montrĂąt, elle nc lâaimeroit jamais. Cette conversation fut reprise plusieurs fois , & toujours avec la mĂšme assurance de la part de mademoiselle de Berneil. Le marquis, accoutumĂ© Ă voir prĂ©venir les dĂ©sirs , ne put supporter cette espece de mĂ©pris dâune fille Ă laquelle il lui sembloit que rien ne devoit inspirer cette fiertĂ©. II sâen offensa , & voulut lâen punir, en lui inspirant une passion dont elle se croyoit si peu susceptible. La vanitĂ© lâengagea Ă se faire une Ă©tude de lui plaire. Elle sâapperqut de son delsein ; elle en rit, & mĂ©nagea si peu son amour propre, que du simple projet de la soumettre il forma celui de la toucher. Le peu de* progrĂšs quâil fit au commencement ne ral sentit point sex poursuites ; il devint ardent, empressĂ©; & perdant de vue ce premier objet , il oublia ce qui lâavoit portĂ© Ă parler le langage de lâamour Ă mademoiselle de Berneil. I! sâaccoutuma Ă Pentrçtenir dâun sentiment quâil cessa de feindre. Ce sentiment devint bientĂŽt sa seule affaire; & Punique mouvement qui se fit sentir Ă soa cĆur. 226 Histoire Madame de CreĂsy, loin de soupçonner le marquis dâun tel attachement, lui savoit grĂ© de tout ce quâilfaisoit pour Hortense, &croyoit lui devoir de la reconnoiĂsance des attentions quâil avoit pour une fille quâel le chĂ©riĂsoit, & dont el le se croyoit tendrement aimĂ©e. Elleparloitdelui sans cesse avec elle , lui vantoit son mĂ©rite , les agrĂ©mens de fa personne, son esprit, lâĂ©- galitc de son humeur , la douceur de si sociĂ©tĂ© , lâĂ©lĂ©vation de ses sentimens ; elle le comparoit Ă tous ceux quâelle voyoit, Ă tous ceux quâon admiroit, pour le trouver plus parfait encore. Mademoiselle deBerneil applaudiĂsoit aux louanges que la marquise donnoit Ă M. de Crejsy;insensiblement elles firent impreĂfion fur elle; Ăźâ laquelle il Ă©toitaimĂ© lâembel- liĂToit Ă ses yeux. Lâamour de madame deCressy passa dans le cĆur de fa rivale ; & tout ce qui rendort la marquise ĂĂŹ propre Ă plaire , Ă fixer ce mari quâelle adoroit , formoit une sorte de triomphe pour Hortense qui se voyoit maĂźtresse de le lui enlever, excitoit sa vanitĂ© , & lui faisoit regarder comme'un avantage brillant, le pouvoir de remporter sur une femme Ă laquelle elle se sentoit fi infĂ©rieure Ă tous Ă©gards. Ce fut donc Ă lâorgueil & Ă la coquetterie, que M. de CrelTy dut les premieres complaisances de mademoiselle de Berneil ; elle lui laiisa voir un penchant quâelle nâosoit avouer j DU MARQUIS DE CrESSY. 22^ elle cĂ©da peu Ă 'peu ; elle ne se dĂ©fendit plus que fur ses devoirs, fur lâamitiĂ© quelle avoit pour la marquise,fur le lien quilâuniffoitĂ elle. Ces obstacles eulsent Ă©tĂ© insurmontables , si mademoiselle de Berneil eĂ»t mieux pensĂ© mais dĂšs quâon a fait un pas vers lâingratitude, rien ne retient plus. Le marquis trouva les moyens de lever les foibles scrupules dâHortense ; elle sb donna Ă lui; elle oublia la tendresse & les bontĂ©s dâuue amie , pour jouir du goĂ»t passager dâun amant. Quelle diffĂ©rence ! quelle perte ! Quoi quâon en puisse penser dans iâĂ©garement de son cĆur, un amant ne vaut pas une amie. Mademoiselle de Berneil, en payant de retour la passion du marquis, cĂ©doit peut-ĂȘtre moins Ă son amour, quâau dĂ©sir curieuxdâĂ©- prouver si cette passion procuroit tout le bonheur dont on iâavoit assurĂ©e quâelle Ă©toit la source ; elle en cherçhoit les plaisirs, & uâen donnoit pas les douceurs. Plus elle pĂ©nible avoir sacrifiĂ© en comblant les» vĆux de son amant, plus elle exigeoit de fa reconnois- sance. Lâespece de sentiment qui la condui- soit, nâĂ©toit pas cet attachement lincere dâA- delaĂŻde, ni cet amour tendre & dĂ©licat de la marquise; câetoit un mouvement voluptueux, sur-tout ie plaisir de dominer & de soumettre un cĆur Ă tous ses caprices. Elle abusa du pouvoir que le marquis lui avoit donnĂ© fur lui ; elle prit un empire absolu sur ses volontĂ©s, le maĂźtrisa, devint son tyran, 228 Histoire & saccabla de ces chaĂźnes quâon porte avec douleur, dont on sent tout le poids, quâon vou- droit rompre, & quâon nâa pas la force de briser. Assujetti Ă cette maĂźtresse altiere , le marquis se rappeiloit souvent avec regret lâĂ©tat heureux oĂč il vivoit avant dâavoir Ă©coutĂ© le penchant fatal qui lâentraĂźnoit vers elle. AdorĂ© dânne femme qui nâavoit point dâĂ©- gale, dont les qualitĂ©s brillantes f'embloienĂ nâĂštre en elle que pour lâavantage de ceux dont elle Ă©toit environnĂ©e ; qui toujours attentive Ă lui plaire , nâavoit de plaisirs que ceuxquâil ressentent, de joie que celle quâelle voyoit Ă©clater dans ses yeux. Elle nâĂštoit point changĂ©e cette femme charmante qui lui avoit Ăait passer des jours si tranquilles, si heureux; mais fa beautĂ©, ses vertus, ses foins, ses complaisances , auparavant la source de la fĂ©licitĂ© de M. de Qresiy, ne servoient plus quâĂ le confondre , Ă lâaffliger, Ă rĂ©pandre saluer tu me fur tous les instans de fa vie. Souvent maltraitĂ© par mademoiselle ide Ber- neil, fatiguĂ© du joug , honteux de le subir, il se livroitĂ des retours vifs & pressans qui le rame- noient dans les bras de la marquise. Quelquefois la serrant tendrement dans les siens , il retenoit Ă peine des larmes que le remords arrachoit Ă son cĆur. Tantdâamour quâil trahissent , tant de consiance dont il abusoit, la comparaison quâil faisoit de deux personnes si diffĂ©rentes, de deux caractĂšres si opposĂ©s, excitoient en lui des \ DU DE C R E S S Y. 229 mouvemens si sensibles, quâily avoit des rao- mens oĂč il Ă©toit prĂȘt Ă tomber aux pieds ds la marquise , Ă lui avouer sa foiblefle , Ă la prier dâen Ă©loigner lâobjct mais le peu dâha- bitude dâĂštre sincere, retenoit son cĆur prĂȘt Ă s ouvrir, Ă sâĂ©pancher dans le sein dâune amie , qui pouvoit encore lui rendre le calme & la paix dont il ne jouiĂloit plus. Mademoiselle de Berneil le surprit plusieurs fois dans ces attendriisemens des railleries piquantes , de longues querelles , une aigreur insupportable, suivoient les moindres Ăujets quâelle croyoit avoir de se plaindre. Elle sâappaisoit difficilement, & mettoit au plus haut prix lâoubli dâune faute mais parvenue Ă le subjuguer , Ă se rendre souveraine dâust cĆur quâelle sâattachoit par tout ce qui au- roit dĂ» le lui ĂŽter, el e ne put jamais dĂ©truire le Amords quâil se n toit de tromper la marquise, ni rattachement quâil conservoit pour elle. II lui fut impossible dâĂ©touffer dans lâame du marquis cette voix dont le cri puissant sâĂ©leve, se fait entendre mĂȘme dans lâi- vresse du plaisir, & nous avertit fans celle que nous nâavons pas le pouvoir cruel de goĂ»ter en paix un bonheur que nous avons osĂ© fonder sur lâinfortune dâautrui. Madame de Cressy ne sâappercevoit que trop du changement du marquis. Toujours triste, rĂȘveur, elle voyoit quâil souffroit» quâune peine sĂ©crĂ©tĂ© agitait son ame elle LZO HĂźstoir* » lâavoit en vain priĂ© de la lui confier, elle nâosoit plus lâinterroger, & lui cachoit la douleur quâelle sentoit de ses chagrins, & du mystĂšre quâil lui en faisoit. Elle ne pouvoir le soupçonner dâune intrigue au-dĂ©hors ; son alĂŻĂŹduitĂ© chez lui & dans tous les lieux oĂč elle alloit, Ă©loignoit les idĂ©es de cette espcce. II ne marquoit aucune prĂ©fĂ©rence pour les femmes quâil voyoit; toutes ses dĂ©marches Ă©toient connues, il le sembloitau moins cependant la marquise se disoit Ă tous mo- mens quâil ne lâaimoit plus. Elle en eut une preuve bien sensible dans une occasion oĂč elle devoir moins lâattendre. Elle tomba malade j & fa maladie , quoique peu dangereuse, fut assez longue. Mademoiselle de BerneĂl se contraignit aifez dans les premiers jours , poul* sâassujettĂr prĂ©s dâelle mais oubliant bientĂŽt ce quâelle devoir Ă les bontĂ©s, mĂȘme Ă la dĂ©cence , qui lâobligeoit Ă ne pas sâĂ©loi- gnerde lâappartementde la marquise, ellenây parut dans la fuite que rarement, & dans les momens oĂč elle ne pouvoir se dispenser de sây faire voir. Le marquis lâimita ; & profitant de la libertĂ© quâil avoir dâĂ«tre souvent seul avec elle, sous prĂ©texte de rĂ©pĂ©ter pieces de clavecin, il passoit des heures en- tieres dans le cabinet dâHortense, & nâĂ©toit chez madame de Cressy, que lorĂquâelle recevoir du monde. Cette conduite d'un homme qui lui Ă©toit V DU DE CRESSY. 23 1 si cher, rendit sa convalescence plus fĂącheuse que son mal ne lâavoit Ă©tĂ©; elle la sentit jusquâau fond du cĆur, & ne douta plus quâelle nâeĂ»t entiĂšrement perdu celui de son mari. Elle renferma en elle-mĂšme cette triste connoissance, ne se permit aucune plainte, & ne diminua rien de la douceur & de lâaf- fection quâelle lui avoir toujours montrĂ©es. La nĂ©gligence de mademoiselle de Berneil lui parut une suite naturelle de la froideur de son caractĂšre; ainsi elle y fit peu dâat- tention. Elle Ă©toit parfaitement rĂ©tablie & sortoit depuis quelques jours, lorsquâĂ©tant seule un matin & prĂȘte Ă partir pour la campagne , M. de CreĂfy -qui nâalloit point avec elle, entra dans fa chambre pour lui donner une petite boite dâune forme nouvelle , quâil venoit dâacheter. Elle fut touchĂ©e de cette attention , & plus encore de quelque chose de flatteur quâil lui dit en lui prĂ©sentant ce bijou. Elle vouloir rĂ©pondre; mais en fixant le marquis, elle lui vit un air si triste , si abattu , quâelle en fut pĂ©nĂ©trĂ©e, & ne put lui marquer fa reconnoiflance que par des regards expressifs qui sembloient chercher son. secret jusquâau fond de son cĆur. M. de Cressy prit la main de la marquise, il la baisa plusieurs fois dâun air timide & respectueux. II Ă©toit devant elle comme on est auprĂšs de quelquâun dont on dĂ©sirĂ© une faveur, a qui on nâoss la demander parce quâon se sent peu 2Z2 Histoire digne de lâobtenir. Jamais madame de CreĂĂŻy ne lui avoit paru plus belle, jamais elle ne lui avoit inspirĂ© dâĂ©motion plus douce ; niais lâoifenfe quâil lui avoit Faite sembloit. Ă©lever une barriĂšre entre elle & lui. II oubliait ses droits, ou nâosoit les rĂ©clamer; il vouloir parler, il craignoit de sâexpliquerj il la regardent, soupiroit, & setaisoit, lorsque la marquise emportĂ©e par ce tendre sentiment que la froideur de M. de CreiĂy n bavoir pu altĂ©rer, passant ses bras autour de lui, se laissa tomber Ă ses pieds ; & le prĂ©s. sa n t avec une action toute passionnĂ©e dites- moĂŹ, monsieur, dites-moi, sâĂ©cria-t-elle fondante en larmes, ce que jâai fait pour perdre le bonheur de vous plaire? Pourquoi mâĂ©- vitez-vous? Suis-je devenue un objet odieux Ă vos regards? Non, je ne puis vivre, & penser que je ne vous fuis plus chere. Eh, quâai-je fait, quâai-je donc fait, pour vous Ă©loigner de moi ? Si vous rnâĂŽtez votre amour, si vous mâenlevez ce bien prĂ©cieux, devez- vous me priver de tout? Ah, monsieur! nie croyez-vous indigne de votre amitiĂ©? M. de CreiTy eĂ»t voulu dans cet in liant que la terre se fĂ»t ouverte & lâeĂ»t cachĂ© dans son sein. Ah, levez-vous , madame, lui dit-il en rougissant, levez-vous! cette soumission ne convient quâĂ moi vous, aux pieds dâun cruel quia pu vous nĂ©gliger, qui fait ouler vos pleurs, qui doit seul en verser! Ah ! DU DE C R E S S Y. 2ZZ Ah, vous mâĂštes chere, vous me le ferez toujours! Je vous respecte, je vous aime, je vous adore mais fuis-je encore digne de vous le dire ? Ceffc Ă vos genoux, ajoura- t il en sây jettant Ă son tour, que jâimplore votre pitiĂ©, que je vou$ demande un gĂ©nĂ©reux pardon ; je lâefpere de vos bontĂ©s ; je lâattends de la grandeur de votre ame. Apprenez, madame, dans quel alloit poursuivre, quand mademoiselle de Berneil qui alloit avec marquise , avertie quâeile Ă©toit prĂȘte , & craignant de la faire attendre, ouvrit brusquement la porte, & le surprit Ă genoux, arrosant de pleurs les mains de fa femme , qui sâefforçoit de le relever. M. de CreĂĂźy , consternĂ© Ă fa vue, resta muet, interdit; la parole expira fur ses lĂšvres en vain la marquise le pressoit de s'expliquer , lâaisuroit quâeĂźle lui avoit dĂ©ja pardonnĂ©. GlacĂ© par la prĂ©sence de mademoiselle de BernetĂŹ , il ne pouvoit ni parler ni lever les yeux. Enfin paroiĂsant se remettre, il prĂ©senta la main Ă madame de CreĂsy, la conduisit Ă son carrosse ; & dĂšs quâelĂe y sut entrĂ©e , il se retira, dans la crainte de rencontrer les regards dâH'ortense qui, maĂźtresse de ses mouvemens , ne Ăembloit prendre aucun intĂ©rĂȘt Ă cc quâelle avoit vu. Son inquiĂ©tude Ă©toit grande cependant ,& elle attendoit avec impatience que madame de CreĂly parlĂąt. HĂ©las, dit madame de Crelly , dans quel Tome I. Q, 2Z4 Histoire moment vous Ăšfes' venue ! JâaĂźlois lire dans son cĆur ; il alioit me confier ce secret quâil me cache depuis si long tems. Ilmâaime, il le dit, son trouble me lâaffurc. Je nâai point perdu lâespcntnce dâĂštre heureuse i sa tendresse nâest point Ă©t inte, elle nâest que suspendue par ce chagrin que je ne conçois point. Mais ne vous a-t-il jamais rien dit qui ait pu vous le faire deviner ? II paroĂt avoir de la confiance & de lâaniitiĂ© pour vous ne fauriez-vous m'i n si mire de ce quâil me cache? Hortense saffura qu'elle ignoroit que le marquis eĂ»t aucun sujet de peines. II en a, mademoiselle, il en a, reprit la marquise. Mars quels font ces reproches quâil se fait ? II mâa offensĂ©e, quâil parle, & tout esi oublis. Mon dieu! est-il possible que cet infhint ait Ă©tĂ© perdu! Mademoiselle de Berneil Peignit beaucoup de regret dâavoir interrompu une conversation si intĂ©ressante elle Ă©toit embarrassĂ©e ; mais madame de Cressy Ă©toit trop occupĂ©e de ses idĂ©es, pour sâappercevoir de la contrainte dâIIortense. La maison oĂč elles alloĂŹent passer quelques jours Ă©toit tout prĂšs de libelles j & des fenĂȘtres de lâappartement quâoccupoit madame de Creffy, on voyoit les jardins de lâabbaye. Elle nâavoit point perdu le souvenir dâAdeiaĂŻde. Cette lettre, dont la fin savoir si fort Ă©tonnĂ©e , revint dans son esprit, EUe pensa que mademoiselle du Bugei DU DE C R E S S Y.' LZs pouvoit seule lui donner un explication quâelle nâavoit pu tirer du marquis. La proximitĂ© rĂ©veilla ce dĂ©sir & cette curiositĂ© quâelle avoit eu peine Ă rĂ©primer mais craignant que son nom ne rĂ©voltĂąt AdĂ©laĂŻde , si elle alloit Ă Chelles sans la prĂ©venir, elle lui Ă©crivit avec beaucoup dâamitiĂ© , & la pria instamment de lui donner une heure oĂč elle pĂ»t la voir & sentretenir. AdĂ©laĂŻde resta surprise de ce message & de cette prier s ; son premier mouvement fut de ne point voir la marquise. II lui parut bien dur de lâadmettre dans cet asyle quâelle avoit cherchĂ© contre sa prĂ©sence , de revoir une des deux personnes quâelle avoit fuies , qui lâa- voient forcĂ©e Ă 'ensevelir dans cette retraite. Par quelle cruautĂ© la femme de M. de Cressy vouloit-elle Ă©taler Ă ses yeux un bonheur quâelle ne lui envioit plus, mais dont il Ă©toit inhumain de venir sâapplaudir devant elle ? Elle se dĂ©termina pourtant Ă recevoir cette visite quâeĂŹle eĂ»t Ă©vitĂ©e dans le monde, mais quâelle crut ne pouvoir refuser au couvent > elle le regarda comme une humiliation que les vĆux quâelle avoit faits ne lui permet- toient pas de 'Ă©pargner; & bannissant une fiertĂ© quâelle crut ne plus convenir Ă la pĂ©nitente AdĂ©laĂŻde, elle rĂ©pondit Ă la marquise, quâelle la verroit des quâelle voudroit bien se rendre Ă lâabbaye. Madame de Crelly avoit trop jgsirĂ© cette a Ăj 2Z6 Histoire entrevue pour la diffĂ©rer; elle se rendit Ă Chelles,& fut conduite dans un parloir, oĂč peu de tems aprĂšs quâon lây eut laissĂ©e, elle vit entrer AdĂ©laĂŻde. Son voile Ă©toit levĂ©; un peu d Ă©motion animoit son teint la marquise la trouva plus belle fous cet habit, quâelle ne lâavoit jamais vue ; le souvenir de ce qui le lui avoir fait prendre, lâattendrit; elle ne put retenir quelques larmes en la saluant. Lâaimable religieuse, avec un souris oĂč fe peignoient la douceur & la tranquillitĂ©, sâef- força de lui prouver que son Ă©tat ne devoit pas lui inspirer cette tristesse. Le commencement de leur conversation sut aĂlez languissant mais madame de Cressy lui disant que, malgrĂ© les idĂ©es quâelle pouvoit avoir Ă cet Ă©gard, elle avoit senti une douleur vĂ©ritable du parti quâelle avoit pris.... tout est fini, madame , tout est passĂ©, tout est oubliĂ©, dit la jeune recluse ; le tems oĂč jâĂ©tois dans le monde est dĂ©jĂ loin de mon souvenir. Mais , reprit la marquise, comment avez-vous pensĂ© que jâeusse quelque opinion de votre caractĂšre qui pĂ»t. ĂȘtre fausse ou injuste ? Ce reproche mâa Ă©tĂ© sensible. Je vous aimois tendrement, vous le connoĂŹstiez, & jâose vous assurer quâaucun Ă©vĂ©nement nâa pu changer mon cour. Je !e crois, madame, je le crois, interrompit AdĂ©laĂŻde; je ne puis me plaindre; je dois respecter les dĂ©crets du ciel, & bĂ©nir les voies quâii a prises pour DU DE GltESSY. 2Z7 mâavertir de ne chercher quâen lui un bon heur que sans doute il ne mâavoit pas dĂ©lit nĂ©e Ă trouver dans le monde. HĂ©las, dit madame de Cressy, que les agrĂ©mens que ce monde procure font donnĂ©s avec un cruel mĂ©lange ! Mais , madame, puisque vous avez priĂ© quâon mâassurĂąt de votre pardon , vous avez cru avoir Ă vous plaindre de moi. AdĂ©laĂŻde rougit Ă ces mots, elle baissa les yeux, & resta dans un profond silence. Pourquoi ne voulez-vous pas mâappreudre, continua la marquise, quels font mes torts avec vous ? Quoi, madame » dit enfin AdĂ©laĂŻde, vous avez vu cette lettre que je me reproche? Le motif qui. mâen- gagea Ă lâĂ©crire est encore douteux dans mes idĂ©es ; & je fis mal fans doute, puisque je vois que jâai pu vous causer de lâinquiĂ©tude. Ah, sâĂ©cria la marquise, que nâai-je connu votre cĆur dans un tems oĂč je pouvois rĂ©primer le penchant du mien ! Pourquoi me prĂ©fĂ©rĂątes-vous madame de Gerfay ? Votre confiance eĂ»t arrĂȘtĂ© les progrĂšs de mon inclination vous seriez heureuse, & jâaurois vu votre fĂ©licitĂ© fans lâenvier. Madame de Gerfay nâa jamais su mon secret, reprit AdĂ©laĂŻde; je ne connoissois point vos fenti- mens ; & quand le hasard me les dĂ©couvrit, les miens ne pouvoient plus, faire mon bonheur maisnâen parlons- plus, nâen parlons jamais, Q iy 2Z8 Histoire Eli pourquoi, dit madame de Crcssy ? Permettez que jâinsiste , & que je vous demande encore ce qui a pu vous blesser dans ma conduite ou dans mes discours... Puisque vous me forcez de parler, reprit AdĂ©laĂŻde , jâai cru pouvoir me plaindre de madame de Raisel» lorsque jâai appris dâelle-mĂšme quâelie mâac- cusoit de donner des marques dâune folle passion, & quâelle me trouvoit indigne des vĆux dâun homme quâeiĂŹe avertissoit de chercher ailleurs un objet plus estimable. Moi, sâĂ©cria la marquise, jâai pu dire !. .. Je ne puis vous comprendre. ... A qui lâai-je dit. Qui vous fit cet horrible mensonge ?â-Votre lettre sâexpliquoit fans dĂ©tour- Quelle lettre? - Celle que vous Ă©criviez Ă M. de Cressy, dans laquelle. Mais, encore une fois, nâen parlons plus, ce tems est oubliĂ© , it doit FĂȘtre au-moins ; & si je me fuis rap- pellĂ© avec douleur le mĂ©pris que vous avez marquĂ© pour une personne qui ne devoir pas sâattendre Ă vous en inspirer, croyez, madame , que ce souvenir nâa Ă©tĂ© mĂȘlĂ© dâau- cune aigreur contre vous. Que vous mâem- barrassez , dit la marquise ! Je me souviens dâavoir parlĂ© de madame dâElmont dans ies termes que vous me rappeliez mais je ne conquis ni votre mĂ©prise, ni comment vous avez pu la faire , puisque la lettre oĂč je parfois dâelle nâa pas dĂ» tomber dans vos mains, & que je niai su votre inclination pour M. de DU MARQUIS DE CRESSY. 2Z9 Cressy, que long - tems aprĂšs votre dĂ©part pour Gersay. AdĂ©laĂŻde pressĂ©e vivement, ne put refuser de sâexpiiquer ; elle fit Ă la marquise un dĂ©tail qui ne fut que trop exact, & finit pas lui faire entendre quâil y avoit apparence que câĂ©toit elle - mĂȘme qui avoit appris Ă M. de Cressy que madame de Rai- sel Ă©toit Pincemnue qui lui avoir Ă©crit. Lâhistoire dâAdela'Ăde, ii conforme pour les faits , & si diffĂ©rente dans ses circonstances, de celle que le marquis lui avoit faite, dĂ©couvrit Ă madame de Cressy toute la faussetĂ© du caractĂšre de fou mari, & lui causa la douleur la plus sensible. Elle ouvrit son cĆur Ă AdĂ©laĂŻde , qui mĂȘla ses larmes Ă celles quâelle lui vit rĂ©pandre. Le fort de la marqmfe lui parut plus fĂącheux que celui qui lâavoit conduite Ă sâensermer dans ce monastĂšre. Elles se sĂ©parĂšrent avec- tous les senti mens dâune sincĂšre amitiĂ©, & la charmante recluse se consola de nâavoir point joui dâun bonheur quâun instant pouvoit changer en .amertume; elle plaignit celle dont elle avoit enviĂ© la fĂ©licitĂ©; ct pour toujours Ă lâabri des peines cruelles qui dçchiroient le cĆur de la marquise, elle sâapplaudit du choix quâelle avoiĂŻ fait. Madame de Cressy revint Ă Paris dans une tristesse profonde;toutes fesrĂ©flexionslâaugmeri- toient, & rien ne pouvoit la dissiper. Eliese repentit mille fois dâavoir cherchĂ© ce fatal Ă©clair- Q_iv 24 o Histoire ciĂĂement. Cette passion si tendre de M. de CreĂTy, amour secret qui lui avoit fait sacrifier celui dâAdelaĂŻde Ă iâespoir de poĂĂĂ©der un jour madame de Raifet , ce plaisir quâelle goĂ»toit en se disant quâil avoit Ă©tĂ© un tems oĂč il lâadoroit, en songeant que ce tems pouvoit renaĂźtre, tout sâabĂźmoit dans lâaffreuse certitude dâavoir Ă©tĂ© trompĂ©e. Elle ne voyoit plus dans le marquis quâun ambitieux que lâintĂ©- rĂȘt & la vanitĂ© avoient conduit, qui nâavoit prĂ©fĂ©rĂ© en elle que lâĂ©clat de fa fortune. Ces caresses si tendres , ces transports flatteurs quâelle sâĂ©toit applaudie tant de fois dâexci- ter, tout, jufquâaux plaisirs quâil avoit paru goĂ»ter, avoit Ă©tĂ© feint; il ne lui reif oit pas mĂȘme la douceur dâimaginer quâelle lui en eĂ»t donnĂ© de vĂ©ritables , quâelle eĂ»t Ă©tĂ© un seul instant lâarbitre de son bonheur. La nĂ©gligence quâ avoit pour elle , lui parut alors lâĂ©tat naturel de foname. Elle pensa que, las de se contraindre, il sâabandonnoitĂ son indiffĂ©rence , suivoit des goĂ»ts plus vifs ou des fantaisies plus nouvelles. Ce qui avoit fait le charme de fĂ vie, fe peignoir Ă ses yeux fous les traits dâune illusion fantastique, dâun songe dont le rĂ©veil Ă©toit terrible. Mais pourquoi le marquis avoit-il pleurĂ© Ă ses pieds ? jĂźtoit-ce le remords qui faisoit couler ses lar- ,mes ? Quâimporte ? Ce nâĂ©toit pas lâaniour, .ce nâĂ©toit pas le retour dâun cĆur qui. revint k elle ; & ce cĆur nâĂ©toit plus celui DU MARQUIS DE CRESSY. 241 dont la tendresse pouvoit la flatter. M. de Cressy nâavoit point les vertus quâelle avoit aimĂ©es en lui ; Pobjet de son admiration ne mtritoitplus que son indiffĂ©rence ou ses mĂ©pris. Lâinstant oĂč elle fit cette triste dĂ©couverte fut le dernier de son repos. Madame de Cressy nâavoit pu cacher Ă mademoiselle de Berneil quâelle avoit vu AdĂ©laĂŻde; mais en lui confiant que ce quâelle avoit appris dâelle iâaffligeoit sensiblement, elle ne lui avoit donnĂ© aucune connoiffance de ce que câĂ©toit ; elle ne vouloit pas avilir le caractĂšre de M. de Cressy ; & loin de dĂ©couvrir Ăes vices Ă dâautres yeux, elle souhaitoit quâils ne fussent connus que dâelle, &sâĂ©toit dĂ©terminĂ©e Ă les ensevelir dans son cĆur. Hortense ne pouvoit douter quâelle nâeĂ»t Ă©tĂ© sur le point dâĂštre sacrifiĂ©e ; elle Ă©toit revenue avec un esprit irritĂ© , que des soupçons sondĂ©s aigrisse! en t encore. Elle sentoit quâelle alloit perdre M. de Cressy , sâil reprenois pour la marquise ce goĂ»t vif qui, ramenant les grĂąces fur lâobjet qui lâinspire » ranime les feux de lâamour, & leur rend leur premiĂšre ardeur ; elle ne pouvoit supporter de le voir se soustraire Ă son empire , & craignoit dâĂštre la victime dâun tendre raccommodement. âą M. de Cressy nâĂ©toit guere plus tranquille. RebutĂ© des hauteurs de mademoiselle de Ber- ân'eil, dĂ©goĂ»tĂ© dâun commerce que lâamour du 242 Histoire plaisir lui avoitfait lier, il sâĂ©toitoccupĂ©, pendant lâabĂĂ©nce de madame de Creliy, des moyent. quâil pouvoit trouver dâéÏoigner Hortense, sans trahir un secret quâil ne convenoitpas dc rĂ©vĂ©ler Ă la marquise. II avoit senti l'imprudence quâil avoit pensĂ© commettre , & ne vouloir point exposer mademoiselle de Rerneil Ă lâĂnâ dignation dâune femme qui auroit tant de sujet de la haĂŻr ; il se prĂ©paroit Ă conduire cette affaire avec tous les mĂ©nagemens quâelle exigeoit, lorsque le retour de lâune & de lâau- tre changea toutes les dispositions de son arac. Hortense se conduisit avec toute la fiertĂ© dâune fille qui se çroyoit offensĂ©e. Lâair de tristesse rĂ©pandu sur le visage de la marquise , & la visite quâelle avoit faite Ă Libelles , lui firent craindre quâelle ne fut trop instruite pour leur commun bonheur. Cette crainte ferma son cĆur Ă ce tendre retour qui le ramenoit vers elle. 11 Ă©vitoit Hortense, & redoutoit une explication avec !a marquise; il ne pouvoit lever les yeux sur deux femmes dont il Ă©toit aimĂ© , fans trouver fur leur visage lâapparence dĂŻst reproche. II chercha dans le monde des amusement qui pussent remplacer ceux quâil avoit trouvĂ©s chez lui. Insensiblement il prit du dĂ©goĂ»t pour sa maison , & perdit lâhabitude de sây montrer. Quoique madame de Crejly ne le vĂźt plus DU M A R Q_U I S DE CRESSY. 24Z quâavec une Ă©motion bien diffĂ©rente de celle quâil lui causoit autrefois, elle ne se sentit point capable de supporter lâespece de douleur que cet Ă©loignement lui donna. Elle ne put sây accoutumer j & cette maison, autrefois ĂĂŹ aimable pour elle , lui parut la plus triĂfe des solitudes, lorsquâelle nây rencontra plus lâobjet de toutes les peines de son cĆur. Madame dâElmont, que dâautres fantaisies avoient occupĂ©e , sembloit avoir oubliĂ© le goĂ»t quâelle avoit eu pour M. de Cressy; mais le voyant reparoitre dans le monde avec un ' air dâennui & de dĂ©sĆuvrement, qui parois- soit annoncer que cette grande passion quâil avoit fait Ă©clater pour sa femme Ă©toit sur ion dĂ©clin , oh peut - ĂȘtre dĂ©jĂ Ă©teinte, elle voulut elsayersâi! lui rĂ©ilsteroit encore, penchant quâelle avoit pour lui Ă©toit fans jalousie comme fans dĂ©licatesse, & tous les te ms devenaient propres Ă le ranimer & Ă le satisfaire. LâintĂ©rĂȘt quâelle commença de reprendre Ă M. de Credy , lui fit chercher Ă connoĂźtre celui de fa maison $ & comme avec des soins, de lâargent & des valets on dĂ©couvre aisĂ©ment tout ce quâon veut apprendre, quand on se permet de pĂ©nĂ©trer, par des moyens si bas, dans les secrets des autres , madame dâElmont fut bientĂŽt lâintriguc dâHortense avec lui, le lieu de leur rendez-vous, & la froideur qui Ă©toit actuellement- entrâeux. 244 Histoire CharmĂ©e de ces connoĂŹssances, elle se crut sĂ»re du marquis; & changeant le plan de ses attaques , en lui montrant quâelle Ă©toit instruite de tout ce qui se paĂsoit dans son ame, elle lui marqua seulement des Ă©gards & de l'amitiĂ©. Par cette conduite elle excita fa curiositĂ© ; il ne pouvoit comprendre comment elle avoit dĂ©couvert un secret dont il se croyoit maĂźtre. Le dĂ©sir de savoir par quel moyen elle lâavoit pĂ©nĂ©trĂ©, lâengagea Ă la voir & lâattacha prĂšs dâelle. Lâadroite madame dâE'unont lui fit entendre quâil Ă©toit des personnes quâon se souvenoit toujours dâavoin connues; que les Ă©vĂ©nemens de leur vie nâc- toient jamais indiffĂ©rens; quâon aimoit Ă sâen occuper, & Ă suivre les mouvemens de leur cĆur, fans mĂȘme espĂ©rer le bonheur dâen ĂȘtre un jour iâarbitre. Les hommes nous accusent d'une extrĂȘme crĂ©dulitĂ© pour ce qui flatte notre amour propre mais quelle vanitĂ© peut se comparer Ă la foibleise quâils ont fur ce point ? M. de CreĂsy ne douta point que madame dâE'mont ne lâeĂ»t toujours aimĂ©; il prit fa coquetterie, les dĂ©marches hardies quâelle lui avoit fait faire, pour la violence dâun sentiment trop fort pour se contraindre. II en admira la constance, & crut devoir de lĂĄ reconnois- ĂĂ nce Ă une tendreĂse que le tems nâavoit pu dĂ©truire ; & soit par choix, par complaisance, ou pour se distraire , il se livra Ă ce DU DE CRESSY. 24? nouvel amusement; & bientĂŽt cette intrigue Ă©clata aux yeux du public avec toute lâindĂ©- cence dont madame dâElmont se plaisoit Ă dĂ©corer ses caprices. Mademoiselle de Berneil, en apprenant que madame dâElmont la remplaqoit dans le cĆur de M. de Cressy, ne put retenir les marques du plus violent dĂ©pit. Elle chercha Ă le voir, pour lâaccabler de reproches ; mais loin de le ramener par ses emportemens, elle acheva dc lâĂ©loigner, & sâen vit enfin abandonnĂ©e. Celui qui* quelques mois auparavant paroif- Ăoit faire tout son bonheur de lui plaire, la livra sans scrupule aux pleurs, aux regrets, Ă la honte, plus difficile Ă supporter que le malheur. Mademoiselle de Berneil avoit manquĂ© Ă samitiĂ©, Ă ses devoirs, Ă eĂźĂe-mĂȘme mais M. de Cressy nâavoit-il aucun tort avec elle ? Ne doit-on rien Ă une femme quâon a aimĂ©e ou feint dâaimer ? Avec quelque lĂ©gĂšretĂ© quâune partie des hommes traitent ce sujet ; quelque reçu que soit lâusagc mĂ©prisable dâa- buser de la tendresse & de la crĂ©dulitĂ© dâune femme que lâhomme qui aime shonneur sâin- terroge lui-mĂšme, quâil consulte la nature & la vĂ©ritĂ©, & quâil se dise sâil est un point fur lequel la trahison & la faussetĂ© soient yiermises; sâil a le droit dâĂ©'chauffer dans notre CĆur le germe du sentiment, qui peut-ĂȘtre y resteroit toujours fans Ă©clorre, sâil ne lâanĂ- 346 Histoire moit pas par lâardeur de ses empreĂTemens, pour rĂ©pandre ensuite lâamertume dans FamĂ© de celle qui ne partage ses dĂ©sirs que pour ĂŹes combler, & 11ây cede que pour le rendre heureux. De quelque façon que pensĂąt mademoiselle de Berneil, sa situation chez M. de CreĂsy devoir la lui rendre respectable. Le besoin quâelle avoir dâun asile , mĂ©ritoit les plus grands Ă©gards Ă©toit-ce Ă lui de sĂ©duire une fille qui vivoit sous fa protection , & devoit- il jamais la traiter avec duretĂ© ? O vous, qui payez dâun prix si cruel les faveurs que vous recevez, comment osez-vous vous plaindre quand 011 vous en refuse ? Dans la violence de les premiers mouve- rnens , Hortense fut tentĂ©e de sâadreiser Ă madame de Crelly , de lâexciter contre fa rivale & contre un infidĂšle dont le choix bilkrre devoit la rĂ©volter. Mais quâattendre de cette dĂ©marche? La marquise nâĂ©toit pas faite pourrelĂen- rir des transports furieux, encore moins pour en rĂ©pandre lâĂ©cĂŹat au dehors,-elle avoir, un de ces cĆurs tendres qui tournent tout contre eux-mĂȘmes , & dĂ©vorent en secret leurs peines. Elle portoit au fond du sien une bleliure que le terris ne pouvoit fermer, & qui Je- venoit chaque jour plus douloureuse j mais loin de prendre aux yeux des autres cet air de disgrĂące que le chagrin rĂ©pand sur le visage, elle sâeĂforçoit de paroĂźtre la mĂȘme ; DĂ DE C R E S S Y, 247 & eomme eĂź!e ne parloir jamais de M. de Cressy, personne ne sâempreiĂŹâoit Ă lui apprendre le ridicule dont il se couvroit. U11 jour quâeste venoit de dĂźner Ă la campagne, en passant dans un fauxbourg , son postillon donna en lâair un coup de fouet au milieu dâune troupe dâenfans qui jouoient & embarrassaient le paĂiage. Dans lâempres- sement de se ranger , un de ces en fans tomba fous les pieds des chevaux. Madame de CreĂfy qui le vit, poulsa un cri perçant. On arrĂȘta Ă tems, & sentant fut retirĂ© sans avoir aucun mal. La marquise , alarmĂ©e de cet accident, Ă©toit deĂcendue de son carrosse ; elle sâĂ©toit fait apporter Pensant,- & caressant cette innocente petite crĂ©ature, elle fut si touchĂ©e, en songeant quâelle avoit pensĂ© causer sa mort, quâelle parut prĂȘte Ă sâĂ©vanouir. La mere de sentant, qui venoit de recevoir des marques de fa libĂ©ralitĂ©, lâinvita Ă entrer chez elle pour se remettre de sa frayeur, & lui offrit tous les secours qui pouvoient ranimer ses esprits. La marquise accepta ses offres. Lâa p parte ment que cette femme lui ouvrit, Ă©toit meublĂ© dâun goĂ»t si noble & si recherchĂ© , que madame de CreĂĂŻy sâĂ©tonna quâune personne , dans la condition simple oĂč elle lui paroissoit , fĂ»t logĂ©e dâune façon si distinguĂ©e. Cette femme vit fa surprise, & lui avoua que la maison lui appartenoit; mais quâun seigneur de la cour lâavoit fait L48 Histoire orner comme elle la voyoit, & la louoit depuis un an pour y recevoir quelquefois une jeune personne quâil avoir Ă©pousĂ©e malgrĂ© son peu de fortune, & dont le mariage avec lui Ă©toit fort secret. Madame de CreĂsy passa dans dans le jardin, qui nâĂ©toit formĂ© que par quatre bosquets & un parterre rempli des plus belles fleurs. En se baissant pour en prendre une, elle vit briller quelque chose dans le fable; elle en avertit cette femme qui la suivoit, & lui montra lâendroit oĂč elle avoit vu. La maĂźtreflĂ© de la maison ayant ramassĂ© ce que la marquise avoit apperçu, fit Ă©clater la plus grande joie, en voyant que câĂ©toit un cachet. Elle lui dit quâil Ă©toit Ă ce seigneur dont elle venoĂŹt de lui parler; quâil ĂŹâavoit fait chercher avec beaucoup de soin, & paroissoit trĂšs-fĂąchĂ© de nâavoir pu le retrouver. Madame de Cressy, qui ne pensoit pas quâune telle perte mĂ©ritĂąt dâoccuper, fut curieuse de voir ce cachet; elle le prit, & iâeutĂ peine regardĂ© , quâelle pĂąlit. Elle en reconnut la pierre qui Ă©toit trĂšs rare ; & ses armes gravĂ©es dessus, ne lui laissĂšrent aucun doute que cette maison ne fĂ»t Ă M. de Cressy. La seule idĂ©e de se voir dans des lieux oĂč il la fuyoit, oĂč il en cherchoit une autre, lui cawsa tant de douleur, quâen traversant lâappartement pour regagner son carrosse, elle fut obligĂ©e de se jetter sur un siĂ©gĂ© , oĂč, malgrĂ© ses essorts, des larmes amer es 'Ă©chappĂšrent de ses yeux. Pendant D 0 DE CrESSY. 249 Pendant quâelle sâaffligeoit dâune dĂ©couverte qui la conduisoit Ă en faire de plus fĂącheuses encore , madame dâElmont qui alloit souper un peu au-delĂ de ce mĂšme tauxbourg , paliant devant cette maison quâelle connois- soit trĂšs bien, y voyant un carroile arrĂȘtĂ© & plusieurs laquais a la livrĂ©e de CreĂTy, imagina que le marquis , au lieu dâĂȘtre Ă Versailles oĂč elle le croyoit, sâĂ©toit raccommodĂ© avec mademoiselle de Eerneil , pour qui cette maison avoit Ă©tĂ© louĂ©e , & quâil y Ă©toit avec elle. Remplie de cette idĂ©e, & sans faire attention quâil nâalloit point dans ce lieu avec cette fuite ni cet Ă©clat, elle trouva tr-Ăšs plaisant de les y surprendre, & de voir comment Hortense soutiendroit cette aventure. Elle nt arrĂȘter son carrosse, en deicendit, & frapoa ede-mĂȘme Ă la porte avec une vivacitĂ© qui ne lâabandonnoit jamais. On lui ou- viiti oiĂŹe entra; & jamais surprise ne fut Ă©ga e rien nâest plus beau DU MARQUIS DE CrESS?. 2s I que de mĂ©nager avec tant de soin la rĂ©putation dâune fille qui paie vos bienfaits de la plus noire ingratitude ; qui , aprĂšs vous avoir enlevĂ© le cĆur de votre mari, lâa banni de chez vous par lâaigreur de son caractĂšre. Feindre dâignorer quâelle est la maĂźtresse du marquis, nier que vous lavez trouvĂ©e ici, ou du moins que vous lây cherchiez, assurĂ©ment, madame, câest porter la bontĂ© auĂfi loin quâelle peut aller. Madame de Cressy , impatientĂ©e du ton & des propos de la marquise d Fl mont, traita de calomnie tout ce quâelle avanqoit sur mademoiselle de Berneil mais madame dâEl- mont, voulant la convaincre quâelle nâavoit rien dit qui ne fĂ»t vrai, appella la maĂźtresse de la maison qui sâĂ©toit retirĂ©e ; & lui montrant une boĂźte qu elle avoit prise Ă M. de Cressy, elle rouvrit, lui fit voir un portrait qui Ă©toit sous un store quâelle leva par le moyen dâun ressort, & lui ordonna de dire si ce nâĂ©toit pas celui de la jeune dame pour laquelle on avoit embelli ce sĂ©jour. Cette femme interdite ne put rĂ©sister Ă lâair dâautoritĂ© dont madame dâElmont lui parloit elle convint de tout. Quel moment pour madame de Cressy ! Trahie par lâobjet de Ăbn amour, par celui de sa plus tendre amitiĂ© z Ă©clairĂ©e fur son malheur par une personne qui fembioit en jouir prendre plaisir Ă voĂr couler ses Ăźar- R ij 2sL . Histoire mes, par une femme quâelle voyoit assez quâun mouvement jaloux avoir conduite dans ce lieu Ă©toĂt-il un Ă©tat plus triste que le sien? Elle fe leva pour sortir, & fe tournant vers madame dâElmont Ah, madame, lui dit-ellc , commentâM. de Cressy a-t-il pu vous instruire dâune intrigue ĂĂŹ odieuse, en sacrifier lâobjet» & faire Ă©clater ce que tant de raisons ĂŹâobligGoient Ă cacher ? Eh , pourquoi rnâavez-vous dĂ©couvert cet affreux secret ? A quel titre en Ă«tes-vous dĂ©positaire ? HĂ©las ! si lâon mâeĂ»t dit, il y a une heure, que jâĂ©tois heureuse, on mâauroit rĂ©voltĂ©e. Je lâĂ©tois pourtant, oui je iâĂ©tois , si je compare ce que je fentois Ă cc que jâĂ©prouve Ă prĂ©sent. En finissant ces jnots , elle quitta cette maison fatale & madame dâElmont, sĂ»re quâune femme qui con- poissoit si bien le marquis , nâĂ©toit pas une simple confidente. Ăa marquise croyoit avoir senti toutes les peines quâun amour sincere & mal reconnu peut causer ; elle pensoit que cesser dâĂštre aimĂ©e, sâassurer quâon toujours Ă©tĂ© trompĂ©e , Ă©toient des maux qui ne pouvoient souffrir dâaccroissement. Elle ne connoissoit point Thorrible tourment dâune jalousie sans incertitude , de cet Ă©tat oĂč Ton est sure de iâaban- don dâun ingrat, du bonheur dâune rivale qui jouit de nos pertes, dont on sâexagere les plaisirs, que Ton fe; peint fans cesse au milieu des douceurs quâon -regrette fans espoir de BU DE CRESSY. 2sZ les goĂ»ter jamais. Ah ! quand un infidĂšle re- viendroit Ă nous , quand il nous rendroit son cĆur, pourroit-il jamais nous rendre ce charme inexprimable attachĂ© Ă la prĂ©fĂ©rence ? Quelquâun a dit quâon pardonne tant que lâon aime mais peut-on aimer encore , quand on a besoin de pardonner ? Madame de Cressy rentra chez elle , oppressĂ©e par un saisissement qui lui laiflĂČit Ă peine la force de fc soutenir. Elle demanda si mademoiselle de Berneil y Ă©toit; & sachant quâelle Ă©toit sortie, elle chargea une de ses femmes de lâempĂšcher dâentrer lorsquâelle reviendroit. La joie que cette femme fit paraĂźtre en recevant cet ordre, surprit la marquise ; elle voulut en savoir la raison , & comprit par ce quâelle lui dit, que personne dans lâhĂŽtel nâignoroit ce quâelle venoit dâapprendre. Hortense Ă©toit haĂŻe des gens de madame de CreĂTy , qui, attachĂ©s Ă leur maĂźtresse , regardoient mademoiselle de Berneil comme la cause des chagrins dont elle ne retenoit pas toujours les marques lorsquâelle Ă©toit seule. Cette eonnoissance fut sensible Ă la marquise. Juste ciel ! sâĂ©cria-t-elle , voilĂ donc tout le fruit de cette union si desirĂ©e, qui sembloit mâĂ©lever au comble de la fĂ©licitĂ© ! RejettĂ©e dâun ingrat, trahie par celle que jâai si tendrement recueillie , malheureuse dans ma propre maison, jây suis lâobjet de la pitiĂ© de mes valets ! Elle recommanda le silence Ă cette femme, & trop sure dâavoir R iv 2s4 Histoire Ă©tĂ© le jouet de deux perfides, elle sâaban- donna Ă toute l'amertume dont cette idĂ©e pĂ©nĂ©troĂtson cĆur. Le lendemain , quoiquâelle se lentĂt trĂšs-malade , elle partit de grand matin, fins autre compagnie que deux de ses femmes , pour une terre qu elle avoit Ă dix lieues de Paris. Ce fut lĂ quâelle considĂ©ra avec attention son Ă©tat prĂ©sent, & celui que Pavenir lui promettoit. Cette femme si aimable, si desirĂ©e, dont Pheureux possesseur excitoit tant dâenvie, dont le sort Ă©toit iĂŹ brillant avant quâelle connĂ»t M. de CreĂfy , Ă prĂ©sent accablĂ©e de douleur, nâenvisagea plus quâun malheur continuel dans le reste de fa vie. Le sentiment quâelle ne pouvoit Ă©teindre, nâĂ©toit plus quâun triste mouvement qui portoit le dĂ©sespoir, dans son ame. Elle chercha dans ses principes, dans la force de la morale, des ressources contre lâennui dont elle Ă©toit pressĂ©e mais que peut la raison contre une passion qui nous maĂźtrise , qui tient Ă nous , qui est cn nous, qui fixe & absorbe toutes nois idĂ©es Ă* Semblable Ă un jeune enfant qui, entourĂ© de mille jouets, ne sâamuse que dâun seul ; qui, fi on le lui enleve , crie, gĂ©mit, jette & brise tous les autres notre cĆur attachĂ© Ă lâob- jet quâil prĂ©fĂšre, quâil chĂ©rit, dĂ©daigne tous les biens qui semblent lui rester. Eh , que font -ils ces biens, comparĂ©s Ă lâamour quâojr relient, quâun croyoit inspirer ! Quâattendre DU M A R QJU I S DE C R E S S Y. 2ss du temg,du retour de sa raison ? Une triste langueur, une insipide tranquillitĂ©, un vuidc affreux, p'us Ă craindre mille fois pour une amcsensible,que les peines les plus arriĂ©rĂ©s que le sentiment puisse lui faire Ă©prouver. Quelque inconsidĂ©rĂ©e que fĂ»t madame dâEl- mont , elle avoit senti du regret de ce qui sâĂ©toit passĂ© , elle nâen avoit point parlĂ© Ă M. de Cressy. En revenant de Versailles, il fut que la marquise Ă©toit Ă la campagne. Comme elle faisoit bĂątir dans ce lieu , elle y alloit assez souvent. I! fut surpris quâelle nâeĂ»t point menĂ© Hortense,- mais il ne fit pas grande attention Ă cette nouveautĂ©. Mademoiselle de Berneil en Ă©toit fort inquiĂ©tĂ© ; maĂs le marquis ne partageoit plus ses chagrins. Madame de CreĂfy , aprĂšs avoir restĂ© huit jours Ă rĂ©flĂ©chir dans Ăa solitude J prit le seul parti qui lui parut capable de terminer toutes ses peines. Depuis long-tems elle ne voyoit presque plus le marquis; elle sentoit mĂšme quâelle ne pouvoir plus le voir avec plaisir. Sa santĂ© sâaĂfoiblidoit tous les jours ; le sommeil nâĂ©toit plus connu dâelle j use noire mĂ©lancolie lui rendoit tout importun & dĂ©sagrĂ©able elle ne voulut pas attendre d'un long dĂ©pĂ©rissement la fin dâune vie si languissante; elle se dĂ©termina Ă en abrĂ©ger le cours. Madame de CreĂfy revint Ă Paris ; elle reçut mademoiselle de Berneil dâun air froid, & lui parla fans aigreur & fans aucune marque R iij 2s6 Histoire de dĂ©goĂ»t pour elle elle sâoccupa tout le jour Ă mettre en ordre des papiers quâelle cacheta aveci foin ; elle distribua des prĂ©sens Ă fes femmes, & parut sâamufer Ă leur faire choisir ce quâelles aimoient le mieux dans les choses quâelle leur dettinoit. Elle Ă©toit moins triste quâĂ lâordinaire ; le parti quâelle avoit pris calmoit> son ame, & lui rendoit toute la libertc de son esprit; elle donna Ă mademoiselle de Berneil une trĂšs belle boĂźte; tenez, mademoiselle, lui dit - elle en la lui prĂ©sentant, gardez soigneusement le prĂ©sent que je vous prie dâaccepter ; il vous rappellera un Ă©vĂ©nement qui pourra vous faire rĂ©flĂ©chir, & rĂ©veiller dans votre cĆur des fentimensque je souhaite que vous nâayez pas perdus pour ton* jours ; & lui faisant signe de la main de ne point lui rĂ©pondre, elle continua ses arran- gemens. Lorsquâelle eut fini, elle donna ordre quâĂ quelque heure que le marquis rentrĂąt, on lui dit quâelle vouloir lui parler. A minuit elle demanda du thĂ©, on lui en apporta j elle sâas- sit pour en prendre ; elle en prĂ©para une taise, dans laquelle elle jetta une poudre quâelle dit Ă mademoiselle de Berneil quâon lâavoit assurĂ©e qui procuroit du repos. Elle la posa sur la table pour la laisser infuser. II Ă©toit une heure lorsque le marquis rentra , & vint dans la chambre de madame de Crcssy , quâil trouva sâentretenant paisiblement avec Honteuse. La marquise se leva pour le recevoir, Made- D U DE C R E S S Y. Zs? moiselle de Berneil voulut sortir, mais elle la retint restez, mademoiselle , lui dit-elie, il ne Ăe passera rien ici qui doive ĂȘtre un secret pour vous& sâĂ©tant remise Ă sa place, elle pria M. de CreĂsy dâachever de remplir la tasse qui lui restoit Ă prendre, & de la lui donner. II le fit ; & la marquise la recevant de sa main , lui dit avec un regard bien expressif, sâil eĂ»t pu lâentendre , quâelle Ă©toit charmĂ©e que ce fĂ»t ĂŹui-mĂȘme qui la lui eĂ»t prĂ©sentĂ©e. Comme elle vouloir gagner du tems, elle lui parla de beaucoup de choses qui avoient rapport Ă des affaires qui le regardoient. Ensuite faisant sonner sa montre , & jugeant que lâheure Ă©toit assez avancĂ©e je vais vous instruire, monsieur, lui dit-elle, de ce qui mâa fait souhaiter de vous voir & de vous parler. Alors elle prit un petit coffre de la Chine , qui Ă©toit prĂšs dâelle, Fouvrit; & ayant tirĂ© deux paquets cachetĂ©s , elle en donna un Ă mademoiselle de Berneil voici, mademoiselle, lui diĂŻ- e ! le, iâaccomplissement de la promesse que je sis Ă votre mere lorsquâelle vous remit dans mes bras & confia votre fortune Ă mes foins je nâai que depuis peu le brevet de votre pension, il est fous cette enveloppe ; & ce que jây ai joint peut vous procurer une vie douce & aisĂ©e dans quelque lieu que vous dĂ©siriez de vivre. Je nâai rien Ă vous dire de plus ; en vous obligeant je me fuis ĂŽtĂ© le pouvoir de me plaindre de vous. Et donnant Ă M. de 2s8 H I S T O I R E Cressy lâautre paquet gardez cela, monsieur» continua -1-elle, jusquâau moment oĂč vous sentirez la nĂ©cessitĂ© de lâouvrir. J'nttends de votre complaisance que vous voudrez bien vous conformer Ă mes intentions ; je nâeif ai jamais eu de contraires Ă vos intĂ©rĂȘts , & le peu dont je dispose ne vous fait aucun tort. M. de Cressy, surpris de ce langage, interdit, les yeux fixĂ©s fur eUe, voyant quâelle attendoit fa rĂ©ponse, la preĂfa de sâexpliquer, avec toutes les marques de la plus vive inquiĂ©tude fur ce quâelle alloit dire. Vous allez perdre pour jamais, monsieur, reprit la marquise, une amie dont vous nâa- vez pas connu le cĆur; jâose croire que vous sauriez traitĂ©e moins durement, si vous aviez pu juger de lâefpece de sentiment qui lâatta- choitĂ vous. Vous lâavez toujours trompĂ©e, cette amie ; vous lâavez nĂ©gligĂ©e, trahie , abandonnĂ©e; vous en avez agi avec elle comme si vous aviez pensĂ© quâelle Ă©toit sans intĂ©rĂȘt fur vos dĂ©marches. JĂ© ne souhaite pas que vous la regrettiez assez pour que son souvenir trouble la tranquillitĂ©- de votre vie ; mais je ne veux pas penser assez mal de vous, pour croire que fa mort, causĂ©e par vous-mĂȘme, vous soit tout-Ă -fait indiffĂ©rente. Sa mort ! Ah, dieu ! quâavez-vous dit? Quoi ? Qui doit mourir, sâĂ©cria le marquis transportĂ© ? Se pourroit-Ăl, madame?.... DĂ©truisez lâaffreux soupçon qui sâĂ©leve dans mon cĆur. Auriez-vous pu ?... BU DE C R E S S Y. Ls§ ModĂ©rez ces mouvemens, monsieur, reprit froidement madame de Creffy; ils ne peuvent plus mâen imposer. Jâai trop connu le fond de votre ame ; mais je ne veux point me plaindre, tout est fini pour moi. Jâai cru pendant long-tems tenir de votre main tout le bonheur dont je jouissois, tous les biens dont jâĂ©tois environnĂ©e cette erreur est dissipĂ©e j pour jamais dissipĂ©e ;mais câest de cette main autrefois si chere, que je viens de prendre ce qui va terminer des jours qui me font devenus inutiles , mĂȘme odieux , depuis que jâai pu me dire , mâassurer que je ne vous rendois point heureux. M. de CreĂsy nâentendit point ces dernieres paroles ; il sâĂ©toit levĂ© & avoit envoyĂ© chercher du secours. Ses cris, ses ordres prĂ©cipitĂ©s, son trouble, son effroi, lui laiffoient Ă peine lâusage de la raison il se prĂ©cipita dans les bras de madame de Cref- sy,il la serroit dans les siens, il la conjnroit de recevoir tous les secours quâil pouvoit lui procurer, elle nâen voulut aucun. Elle sâef- forqoit de le calmer Ă©pargnez-vous desseins inutiles, lui dit elle; ne faites point un Ă©clat fĂącheux; dans quelques instans je ne ferai plus, rien ne peut me sauver. Je suis sure de ce que je vous dis. Quâavez-vous fait, cruelle, sâĂ©cria M. de CreĂsy fondant en larmes? Avez-vous pu me forcer Ă vous donner moi-mĂšme ?... Ah Ăź que 26 o Histoire ne vous vengiez-vous fur moi? HĂ©las 3 Ăavez- vous quel sentiment mâĂ©loignoit Je vous? Se peut-il que la crainte Je vous avoir trop offensĂ©e, ait pu mâarrĂšter? Que nâaĂŹ-je osĂ© me confier dans vos bontĂ©s ? ... . Et vous qui soutenez cet horrible spectacle, dit-il Ă mademoiselle de Berneil que lâĂ©tonnement rendort immobile, pouvez-vous offrir Ă ses yeux votre barbare tranquillitĂ©? Sortez, mademoiselle, sortez. Que saĂtes-vous ici ? Ah, deviez-vous jamais y paroitre ! Madame de Cressy , quoique fort affaiblie, fut touchĂ©e de ce que le marquis venoit de dire. Ah! ne mortifiez pas cette fille dĂ©jĂ trop malheureuse, lui dit-elle ; nâajoutez pas aux reproches quâelle doit se faire ; vous savez assez punie. Je vous pardonne Ă tous deux ; pardonnez-moi la douleur que je vous cause dans ce moment. Calmez-vous, ne mâĂŽtez pas la douce consolation de penser que je vous laisse heureux. Ceux que le marquis avoir envoyĂ© chercher , arrivĂšrent alors ; la marquise cĂ©da aux instances de M. de CreĂfy , elle prit ce quâil lui prĂ©senta; mais tout fut fans effet. II la tenoit dans ses bras, il la baignoir de ses larmes, il ne pouvoit renoncer Ă lâespoir de la retirer de ce funeste Ă©tat. Vivez, madame , lui disoit-il, vivez pour retrouver en moi un ami, un Ă©poux, un amant qui vous adore. Ses caresses, ses expressions passionnĂ©es , ranimĂšrent madame de Creify une BU DE C R E S S Y. 2Ă7f couleur vive bannit sa pĂąleur ;ses traits doux & charmans reprirent tout leur Ă©clat ; "la joie se Deignit sur son visage. Je meurs contente, s'Ă©cria-c-elle , puisque je meurs dans vos bras , honorĂ©e de vos regrets , & baignĂ©e de vos larmes. Ah! preĂlĂšz-moi, pressez-moi dans ces bras, autrefois le temple du bonheur pour lâinfortunĂ©e qui nâa pu vivre & sâen voir rejettĂ©e! Que jâexpire fur ce sein chĂ©ri! Quâil sâouvre, & que mon ame sây renferme ! Elle perdit alors la connoiĂsance ; & rien ne pouvant la retirer de lâaiĂbupiĂTement oĂč elle tomba, fur les quatre heures du matin elle s'endormit du -sommeil de la mort. II fallut arracher des bras de M. de CreĂTy ce qui restoit dâune femme si aimable, si digne de son amour, & dont il ne vouĂźoit plus se sĂ©parer, lorsque les marques de fa tend' eiTe lui Ă©toient inutiles. On lâenleva dâau- pvĂšs â'elĂŹe & de cette chambre funeste il fdâ-i'c veiller fur lui pour le dĂ©rober Ă fa propre fureur. Une fievre ardente & des transports violens le conduisirent aux portes du tombeau j il crioit dans son Ă©garement, qu'o n Ă©loignĂąt deux furies qui dechiroient le cĆur de la marquise & le sien. Revenu Ă Ăźui-mĂȘme, sa santĂ© rĂ©tablie, il ne revit jamais Hortense ni la marquise dâElmont. Lâune lâoublia, lâautre retourna dans fa retraite pleurer une amie quâelle regretta toujours, & des fautes quâelle ne put se pardonner. 26s Histoire M. de Cressy ne put se consoler. AdĂ©laĂŻde sacrifiĂ©e pour lui, Madame de Raisel morte dans ses bras, formĂšrent un tableau qui se reprĂ©sentant sanscefle Ă son idĂ©e, empoisonna le reste de ses jours. II fut grand, il fut distinguĂ© j il obtint tous les titres, tous les honneurs quâil avoit dĂ©sirĂ©s ; il fut riche, il fut Ă©levĂ©, mais il ne fut point heureux. Fin de t histoire du marquis de Crejjy. ms v;» -y LETTRES DE AI I LA D T JULIETTE CATESBY, A M I L A D T HENRIETTE CAMPLEY, SON AMIE. L Tome Ă n~ t. \ \K ĂŹ\ M /' â i 3 i u ^ ĂąZ'âĂ , jjr 1 %^ 3 V ^ ? lV c-^tFl y^v - HâO" *m * Ă7~-7rr-T-7r-T^-Tr-T? -7- sir Henry ne respire pas ; il mâap- porte vingt exemples des malheurs causĂ©s par lâodeur trop forte des jonquilles ; il m'allure quâelle est dangereuse pour la tĂšte. Moi qui vois son insolente jalousie, je garde le bouquet ; je le garderai, dĂ»t-il me causer la migraine. Jâarriverai demain Ă Vinchester; jây trouverai de vos lettres ; c'est le feus plaisir que je mây promets. Adieu. Mes plus tendres complimens Ă milord Carlile. LETTRE VI. Dimanche , Ă Vinchester J'At reçu vos lettres en arrivant ici; vous ne doutez pas , ma chere Henriette, du plaisir vĂ©ritable que jâai senti Ă les lire. Votre amitiĂ© me touche dans tous les instaus de ma vie; elle a suffi Ă mon cĆur que 278 Lettres jâĂ©tois heureuse alors ! Si des sentimens moins volontaires & plus tumultueux mâont occupĂ©e , vivement occupĂ©e, croyez quâils nâont point affoibli ce goĂ»t tendre & solide qui mâattache Ă vous. Les qualitĂ©s qui sont fait naĂźtre ne doivent rien Ă lâillusion; le tems ni lâĂ©loignement ne pourront jamais le dĂ©truire. Mal fermetĂ© vous Ă©tonne. Eh , bon dieu! cet effort que vous admirez, lĂź je pouvois lâenvifager fans passion, perdroitbien du prix que nous y mettons toutes deux. Quâest-ce donc que je sacrifie ? Quel est le bien dont je me prive? La douceur dâĂštre trompĂ©e encore peut-ĂȘtre! Mais pourrois-je mây abandonner, quand jâai perdu celle de me tromper moi-mĂȘme? , Vous me dites de pardonner Ă milord d'Os- sery, ou de ne plus penser Ă lui ? Lui pardonner ! Ah , jamais !... Mây plus penser !... jây pense assurĂ©ment le moins que je puis ; je nây pense plus avec plaisir, je nây pense plus avec regretjây pense. HĂ©las , ma chere, parce quâil mâest impossible de nây plus penser ! Le souvenir marche avec nous > on croĂźt le perdre en cherchant le monde, mais un instant de solitude lui rend toute la force que la dissipation sembloit lui avoir ĂŽtĂ©e. DĂšs que je fuis avec moi, je me retrouve avec cette idĂ©e autrefois si chere j je revois ette image...... Combien famĂ© que je croyois DE MILADY CATESBY. 279 s cet ingrat, avoit embelli ses traits ! Quelle parfaite crĂ©ature il offroit Ă mes yeux! Ah, pourquoi ! pourquoi a-t-il dĂ©chirĂ© ce voile aimable qui me cachoit ses vices, fa faussetĂ©?... Tant de candeur dans cette physionomie , & tant de perfidie, dâingratitude dans ce cĆur!... Que nâest-il auĂlĂŹ noble, auiĂĂŹ gĂ©nĂ©reux que je lâai cru!_ Oui, mon plus grand malheur est dâĂštre forcĂ©e de le mĂ©priser. Adieu, ma bonne, ma chere amie ; je ne suis point en Ă©tat de rĂ©pondre Ă tout ce que vous me demandez.... Que je fuis foible encore !.Falloit-il me parler de lui !.... . Vous avez puis Ă©viter cet homme, renoncer Ă lui, le haĂŻr, le dĂ©tester j mais lâoublier.... oh , je ne le saurois! LETTRE VII. -7 Lundi , Ă VinchefĂźer . Je reçóßs Ă lâinstant une lettre de milord Carlile, quâassurĂ©ment illne vous a pas communiquĂ©e. II traite ma fuite de ruse fĂ©minine. II ne me dit pas cela; mais câeft cela quâil veut me dire. II croit que mon intention est ,de mortifier le pauvre milord dâOs-' sery , de s Ă©prouver, de .le dĂ©soler , & de lui faire grĂące ensuite. Cette idĂ©e quâil » de me* Lettre 28 amour ; je regrettois ma premiere tran- ,, quillitĂ© je ne voulois plus me livrer Ă â mes sentimens; je les combattois; jâexa- ,, minois de comte avec attention ; je lui â cherchois des dĂ©fauts; je souhaitois quâil ,, pĂ»t me dĂ©plaire mais plus je le regardois, plus je lâĂ©coutois, plus je me perfuadois â quâil Ă©toit vraiment digne de tout lâamour â que je sentois pour lui. ,, Le chevalier dâOrfey, dont la lĂ©gĂšretĂ© ,, Ă©toit extrĂȘme, las de mon indiffĂ©rence , â offrit ses vĆux Ă miss Germain; son in- â fidĂ©litĂ© nous rendit amis. Comme fa nou- â velle maĂźtresse Ă©toit souvent avec moi, il â me prioit de ne pas lui apprendre Ă le â maltraiter. Milord dâOĂsery Ă©toit toujours â mĂȘlĂ© dans nos entretiens nous parlons â fans le vouloir de lâobjet qui nous plaĂźt; â son nom est sans cesse fur le bord de nos â levres on veut en vain le retenir, il ,, Ă©chappe ; on lâa prononcĂ© cent fois , avant â de songer quâon ne vouloir pas le pro- â noncer une feule. Soit que le chevalier â mâeĂ»t pĂ©nĂ©trĂ©e & voulĂ»t se venger, fĂČĂt -4 DE MILADY CATESBY. 307 quâii le pensĂąt en effet, il me rĂ©pĂ©toitĂ â tous momens qu'il plaindroit beaucoup â une femme qui sâattacheroit Ă milord dâOf- â sery. II me le peignoit solide, aimable, ,, gĂ©nĂ©reux, mais insensible. Le chevalier â me chagrinoit par ses discours,- pourtant ,, je ne me laĂfois point de les entendre câĂ©- â toit parler de milord dâOĂfery ; & tout* ce â quimâentretenoit de milord dâOssery , avoit ,, un charme attrayant pour moi. â Je passai une partie de lâhiver dans lâin- ,, certitude & lâagitation; les regards du comte, â ses assiduitĂ©s redoublĂ©es , mille petits foins â que le cĆur seul fait preĂčdre & que lui â seul sait apprĂ©cier, tout me persuadoit quâil â mâaimoit mais il 11e me le disoit pas ; & ce doute insĂ©parable de samour, cette â crainte qui Ă©leve des obstacles Ă nos de- â sirs & dĂ©truit nos espĂ©rances , me faisoit â toujours rejetter les preuves que je croyois â avoir de fa tendresse. Tant que milord â dâOssery Ă©toit prĂšs de moi, une paix douce â calmoit mes- sens ; mes vĆux les plus â chers me paroissĂČient remplis ; & dĂšs quâil â sâĂ©loignoit, jesentois renaĂźtre toutes mes â inquiĂ©tudes. â Nous Ă©tions un soir dans le cabinet de â milady dâOrmondj tout le monde jouoit, â exceptĂ© le comte & moi; jâĂ©tois debout, ,, appuyĂ© fur le fauteuil de lady Bedford, d, dont je voyuis le jeu. Elle appella rnilord 3 ©8 Lettres â dâOĂĂĂšry pour lui parler; il se pencha vers â elle; un mouvement que le hasard me fit â faire , posa ma main sur celle du comte. â Je la retirai; mais lui, me fixant avec un â regard passionnĂ© , se hĂąta de porter la sienne n Ă sa bouche, & baisa lâendroit que je ve- â nois de toucher. Je fus Ă©mue de cette ac- â tion ; elle mâattendrit, elle me charma; â & du reste du soir je ne pus me dĂ©fendre, ,, en regardant le comte , de ce trouble, de â cet ''embarras qui dit si bien ce qu'on sâef- â force de taire. â Pardonnez , milord, si je mâĂ©tends fur 5, de si fossiles dĂ©tails cette cruelle passion mâa M Ă©tĂ© si chere , tout ce qui sây rapporte est en-, â eore si vif dans ma mĂ©moire, quâil m'est â impossible dâen parler , fans me rappeller j, les circonstances qui mâont conduite Ă me â livrer Ă ce malheureux penchant. â Au commencement du printems nous re- â tournĂąmes Ă Lrford milord d'Ossery voulut â ĂȘtre du voyage , j'en ressentis une joie ex- â trime; je me flattai quâil y venoit pour â moi feule ; je lui fus grĂ© de me prĂ©fĂ©rer â aux amufemens que la cour, Bath & Tun- nebrige pouvoient lui offrir. HĂ©las, je ne j, fus que torp sensible Ă ce lĂ©ger sacrifice ! â Moins gĂȘnĂ©s quâĂ Londres , nous passions des heures entieres dans ces beaux jardins j, que milord dâOrmond a pris plaisir Ă ren- â dre dĂ©licieux par les plantes rares, les bos- DE MI I..4D Y C A T E S B Y. ZO§ m qucts , & ] a quantitĂ© de fleurs dont ii m les a fait orner. Le comte me perfection- 53 noit dans le françois , & je lui enseignois 5, lâefpagnol nos lectures nous conduisoient 5, Ă des rĂ©flexions dont nos sentimens Ă©toient â le principe. A chaque instant le secret de â notre cĆur paroiĂsoit prĂȘt Ă nous Ă©chapper, j, nos yeux se lâĂ©toient dĂ©jĂ dit, lorsque li- â sant un jour une histoire touchante de â deux tendres amans quâon sĂ©paroit cruel- 5, lement, le livre tomba de nos mains, nos â larmes se mĂȘlĂšrent ; & saisis tous deux de j, je ne fais quelle crainte, nous nous regar- dames. II passa un bras autour de moi, ,3 comme pour me retenir. Je me penchai 55 vers lui; & rompant le silence en mĂȘme tems, j, nous nous Ă©criĂąmes ensemble Ah, qu'ils 5, Ă©toient malheureux ! â Une entiere confiance suivit cet atten- ,3 driĂsement, milord dâOflery me dĂ©couvrit 33 enfin les sentimens que je lui avois, di- â soit-il, inspirĂ©s dĂšs le premier instant oĂč il â mâavoit vue. 11 mâapprit les raisons quâil ,3 avoir eues de contraindre les mouvemens de ,3 son cĆur naturellement portĂ© vers lâamour. 3, Vous savez quâil Ă©toĂŹt prĂȘt dâĂ©pouser lady â Charlotte Chester , lorsque le vieux duc de 33 Penbroke se prĂ©senta & sut agréé dans fa â recherche. Lady Charlotte prĂ©fĂ©ra Ă lâamant â aimable qui lui Ă©toit attachĂ©, quâelle fei- ,» gnoit d aimer, un titre quâil nâespĂ©roit point 3io Lettres â alors,ayant deux freres, tous deux ses aĂźnĂ©s, â Cette fille ambitieuse dĂ©goĂ»ta milord dâOs- ,j sery de tout un sexe quâil crut incapable â de tendreflĂš & de fidĂ©litĂ©. II quitta Londres , â & conservoit encore, lorsquâil vint Ă Er- â Ăord , la crainte de sâengager elle sut bien- ,, tĂŽt dissipĂ©e par lâefpoir de trouver en moi â un cĆur formĂ© pour le sien. II oublia la â duchesse , & ne sâoccupa que du plaisir de â se livrer Ă lâamour que je lui donnois & â quâil me cachoit. ,, Avec quel feu il me le peignit cet amour ! _ â Combien de fois il me jura que son bon- â heur, que fa vie dĂ©pendoit du retour que â jâaccorderois Ă la tendresse Ăź Que ses regards â Ă©toient touchans ! Quelle ardeur dans ses â expressions ! Ses discocrs , le son mĂȘme de â sa voix pĂ©nĂ©traient mon ame j toutes ses â paroles sây gravoient pour ne sâen eliaccr jamais. â Ah, milord, quel moment! Lâaveu dâun â amour quâon partage eĂl un trait de ĂŹu- â miere qui porte un nouveau jour dans nos â idĂ©es. Un charme inconnu se rĂ©pandit sur 3, tout ce qui mâenvironnoit ; les objets chan- â gĂšrent Ă mes yeux ; ils devinrent plus rians , â plus aimables ; je vis la nature s'embellir 33 autour de moi. Ce jardin , oĂč je venois dâap- â prendre que jâĂ©tois aimĂ©e, me parut le fĂ©- ,3 jour dâun ĂȘtre bienfaisant , dont la main â dĂ©chirait le voile qui mâavoit {cachĂ© le bon- DE MILADY CĂąTESBY. ZH â heur. Interdite, saisie d'Ă©tonnement & de » joie , comment aurois - je pu renfermer ,, des mouvemens rapides & sentis pour la ,, premierc fois ! Eh ! pourquoi les aurois-j s ,, contraints ? Je laissai voir Ă mon amant tout â le plaisir quâil vcnoit de faire passer dans mon , 3 ame il en jouit, & lâaugmenta par ses trans- ,, ports, par la reconnoissmccavec laquelle il â reçut les sermens que je lui sis de Paimer ,3 toujours. Depuis cet instant, milord dâOssery â rĂ©unit tous les penchans de mon cĆur , & â je ne respirai plus que pour aimer milord â dâOssery. ,3 Câest dans ce tems que le duc de Sus- â folk vint Ă Erford; il y passa six semaines , j, & prit pour moi cette passion quâil con- â serve encore. Pourquoi ne puis - je la j, payer dâun sentiment plus tendre que lâes- 33 stime ? Une ardeur si constante devroit â bien lâemport;r sur le souvenir dâun in- â grat. Milord duc me fit parler ; mes re- â fus Paflsigerent fans lâoffenser il imagina â facilement que le rang de duchesse, une â fortune immense, lâhomme le mieux fait 3, & le plus justement estimĂ© , nâĂ©toit point » un parti auquel on pĂ»t renoncer fans â un fort attachement pour un autre. II ,3 sâen expliqua avec milord dâOrmond, qui â Passura du contraire , mais fans pouvoir â le persuader. Je ne doute point que ses â soupçons ne soient tombĂ©s fur milord dTQ» ZiL Lettres ,, sery je le crois dâautant plus, que depuis â il nâa jamais prononcĂ© son nom devant ,, moi; Ă©gard dont je lui saurai toujours grĂ©. â Nous cachions avec foin notre sĂ©crĂ©tĂ© s, intelligence, sans autre raison quâutt peu â de honte dâavoir changĂ©; nous nous voyions ,, fans cesse, & la nuit nous nous Ă©crivions â ce que nous nâavions pu nous dire pen- â dant le jour. Que ce tems est encore cher â Ă mon souvenir! Que jevivois heureuse! ,, Quel bien est comparable Ă la douceur ,, dâaimer un homme qui nous paroĂźt digne 3, des plus tendres affections de notre coeur, â qui nous aime, nous le dit, nous le rĂ©pete ,, Ă chaque instant , dont tous les dĂ©lits se â confondent avec les nĂŽtres ! Quel piaitĂŹr j, de lâattendre , de le voir paroitre , de lever â fur lui des yeux que fa prĂ©sence anime, â de lire dans les siens quâon est belle, & â quâon lui plaĂźt! Qiiâil est flatteur de se voir â lâobjet de ses soins , de ses prĂ©fĂ©rences , dâi* ,, maginer quâil relient tous les transports quâil ,, excite, quâil jouit de tous les plaisirs quâil â donne! Ăh, milord! pourquoi la lĂ©gĂ©retĂ© de â notre cĆihvTinconstance de nos idĂ©es, chan- ., gent-elles enamertume un sentiment si doux? ,, DâoĂč vient qi\e, de deux personnes qui ont â lâĂ©gal pouvoir ste se procurer un bonheur si â grand , si vrai, une des deux sâcn dĂ©goĂ»te, â cesse de le sentir , & livre lâautre Ă d'Ă©ter- â ne!s regrets !.... Aimable sensibilitĂ© ! prĂ©sent DKMILADY C ATĂ SBf. ZlZ â sent cher & flatteur ! Non, ce nâeft pas vous -> qui nous rendez malheureux notre inquiĂ©- ,, tude naturelle, nos caprices empoisonnent ,, les dons d u ciel , & nous font prodiguer, s- fans en jouir , les biens prĂ©cieux quâil nous ,, accorde. ,, Six mois se passerent dans cette agrĂ©able s, Ăituation. Vers le milieu de lâautomnc, mi- â lord dâOlsery fut obligĂ© dâaller Ă Londres -, pouraĂststeraux noces de milord PortĂŹand* â qui cpoufoit lady Mortimer. II montra une â rĂ©pugnance extrĂȘme ĂŹorfquâil fallut partir, & -, me quitta avec une douleur vĂ©ritable. II mâĂ©- *, crivoit deux ou trois fois par jour; ses let- ,, tres Ă©toicnt remplies de la plusgrande ten- â dresse; il ne parloir quedu deĂĂŹrde revenir* ,, de me revoir, & de fespoir de former bientĂŽt â avec moi la mĂšme chaĂźne quâil venoit de voir serrer. Mes rĂ©ponses lui cxpi lâen- â nui que me caufoit son absence, ennui quĂȘ â rien ne pouvoir dissiper. II revint enfin , ,, & la joie^le le voir essaça le souvenir des *, tristes jours que jâavois p a flĂ©s fans lut, â Les premiers tranĂjrorts de cette joie Ă©tant â calmĂ©s , je crus mâappercevoir dâun peu de -, mĂ©lancolie dans les regards du comte ; je -, lui en demandai le sujet, avec ce tendre â intĂ©rĂȘt quâu n cĆur vraiment touchĂ© prend 5, aux moindres inquiĂ©tudes de ce quâil aime. -, Un jour que je le preisois de me confier â ses peines, je vis ses yeux mouillĂ©s de quel- Tomt L X ZI4 L t T t R E S â ques larmes ; il sâefforça de me les caches 5 â & dĂ©tournant son visage ah ! me dit-il en â sâinterrompant plusieurs fois, jâai u-n re- â proche Ă me faire, un reproche quâĂĄ cha- â que iniĂŹaut vos bontĂ©s rendent plus vif! â Permettez-moi de ne pas mâexpliquer fur â ce qui le fait naĂźtre. Si je parlois, vous â mâen aimeriez bien moins; vous ne mâai- â meriez plus peut ĂȘtre. Je ne fuis pas digne â de ee cĆur que vous mâavez donnĂ©; aucun â homme nâen est digne. Que votre arne est â au-deĂfus de la mienne ! Que jâai Ă rougir â auprĂšs de vous ! Ah 1 lady Juliette , eiĂŹ-ce â votre amant, est-ce un homme aimĂ© de ,, vous , qui a pu fe prĂ©parer des remords â Mon , je ne fuis plus cet heureux amant â qui croyoit vous mĂ©riter. Cet Ă©trange dif- â cours pĂ©nĂ©tra mon cĆur dâun trait douiou- â reux. Je le priai en vain de mâouvrir son â ame toute entiere ; il 11e put y consentir, â Je nâo ai le pretfer, dans la crainte dâaug- â m enter fa peine. Le teins ieinbla lâadĂČu- ,, ci r , & diminua ma curiositĂ©. Son amour â Ă©toit toujours le mĂȘme; & fa tristeĂfe fe â diisipan peu Ă peu , je ne mâobstinai point â Ă dĂ©couvrir son secret. Le comte mâĂ©toit â si cher ! Je trou vois tant de douceur Ă lui â sacriher quelque chose! Comment aurois-je â ramenĂ© un sujet dâenrretien qui pouvoit â lui dĂ©plaire ou lâaffliger! â Nous partions dâErford dans six jours. DE BI I LAD Y CaTESBY. Zls â Milord dâOifery mâavoit fait consentir Ă lut j,, donner la main un mois aprĂšs notre re- â tour Ă Londres, jâavois souhaitĂ© dâatteru â dre , pour nf unir Ă lui, le retour dĂ©mon irere ses denieres lettres mâaĂĂŹuroient quâil ,, repatieroic la mer au commencement de â lâhiver. Milord dâOĂlery pouvoit prĂ©tendre Ă un parti plus riche que je nc iâĂ©tois alors ce- ,, pendant rua fortune fuffifoit au surcroĂźt de â dĂ©pense quâune femme devoit lui occalĂŹon- â ner,- elle me mettott en Ă©tat de me paĂfer ,, de tous les avantages quâil vouloit me faire, ,, On lui avoit envoyĂ© un plan des articles ; ,, il avoit cris piaiĂĂŹr Ă les examiner , Ă les ,, rĂ©diger avec moi. Nous Ă©tions dâaccord j, fur tous les points j lorfquâun soir milord ,, d'OiĂery reçut un courier qui le fit deman- ,, der avec beaucoup de myitere, & 11e voulut â remettre ses dĂ©pĂȘches quâĂ lui-mĂ«me. II avoit i, lailfĂ© le jeu ou il Ă©toit engagĂ© , pourader â parler Ă cet homme ; mais au lieu de re- â venir , il envoya prier milord Arthur de a prendre son jeu. A lâheure du soupĂ©, un ,, de ses gens vint dire quâil fe trouvoit un j, peu mal, & quâon le mutoit au lit. â Jamais inquiĂ©tude plus vive ne fe fit feiv tir Ă mon cĆur, que celle oĂč me mit ce â melĂage. Je nâimaginai point que le comte t, fĂ»t malade, mais je pensai quâon venoit â de lui apporter une nouvelle fĂącheuse, Jâenvovai pluiieurs lois Betty savoir com- X Jj >1 Z r6 Lettres â ment il sc trouvoit, & sâinformer de ce ,, quâil faifoit. Elie me dit dâabord quâil Ă©toĂt ,, enfermĂ©, & avoit dĂ©fendu Ă ses gensdâen- â trer. Ensuite elle apprit de son valet-de- ,, chambre, quâil plcuroit amĂšrement, parois- â soit au dĂ©sespoir, & que jamais on ne lâa- â voit vu dans un Ă©tat nulßÏ violent. â Quelle nuit jepaĂĂŻai ! Milord dâOisery Ă©toit ,, dans la plus profonde affliction, il sâen- â fermoit, il plcuroit; il avoit des peines a â & ne me cherchoit pas. En avoit - il quâil 3 , ne pĂ»t me confier ? Doutoit-il de lâintĂ©rĂȘt â que je prenois en lui ? II avoit donc des â secrets pour moi 'Ă Je me rappel lai ses diĂ- â cours & son embarras dans les premiers â momens de son retour Ă Erford ; je com- ,, menqai Ă craindre, fans dĂ©mĂȘler ce que â je craignois. La feule idĂ©e quâil versoit des â larmes, faifoit couler les miennes ; je ne â pouvois calmer mon trouble, & le jour me â surprit dans cette triste incertitude dont on â brĂ»le de sortir, & d8nt trop souvent on â regrette la perte. â DĂšs que lâhcure le permit, jâenvovai â savoir comment milord avoit paisĂ© la nuit â on rĂ©pondit quâil ne sâĂ©toit pas couchĂ©, â quâil venoit de sâbabiller, & sâĂ©toit mis â Ă Ă©crire. Milord Arthur, fa femme , la ,, comtoise de Lindfcy Ăłi. son fils , Ă©toient â les seuls Ă©trangers qui restassent Ă Erford ; â ils partirent ce mĂȘme jour. Pour Ă©viter de DE MI LA D Y CATESBY. ZI? â me montrer, je fis dire que je repofois, â & jâaS'ai me promener le long du canal ; ,, je marchai iotig-rems finis mâapperccvoir â du chemin que jâavois fait. Comme je re- â venois , je vis milord dâOiĂźery qui sâavan- â çoit vers moi, mais fi foible, si abattu , si , v changĂ©, quâil Ă©toit facile de juger , en lere- » gardant, quâun Ă©vĂ©nement bien fĂącheux, bien â imprĂ©vu , le rĂ©duifioit dans cet Ă©tat. II me ,, joignit, me salua fans lever les yeux fur moi, ,, prit une de mes mains, la ferra doucement, â me conduisit dans un bosquet, oĂč nous ,, nous assĂźmes tous deux fans rien dire. Je ,, nâofois lui faire des questions ; il vouloit â parler, & fa voix expiroit fur ses levres â enfin tombant Ă mes genoux, & cachant â son visage dans ma robe, il fe mit Ă pleu- â rer, avec toutes les marques dâune douleur â inexprimable. Ses larmes & ce triste silence â dĂ©chiroient mon cĆur ; je le preifois ten- â drement de parler; je pleurois avec lui; 3, son chagrin mâaccabloit ; je le conjurois de 33 le modĂ©rer, de le rĂ©pandre dans mon sein ; 3, il avoit cĂ©dĂ© Ă mes instances & levĂ© la tĂȘte. â Ses yeux baignĂ©s de larmes Ă©toient fixĂ©s 3, fur les miens ; nos pleurs fe confondoient ; j, il paroissoit dĂ©terminĂ© Ă sâexpliquer; jc lâen â fuppliois, lorsque sâarrachant tout-Ă -coup j, de mes bras, il sâĂ©loigna avec vitesse. Je ,3 le rappellai en vain; je voulus le suivre, & nâen eus pas la force. Toutes mes craintes, X iij U Lettres Zi8 â mes alarmes nâĂ©toient que pour lui j je 11e â pouvois concevoir ce qui Paffligeoit Ă cet â excĂšs, ni comment il Ă©toit possible quâil ,, pĂ»t trouver de !a difficultĂ© Ă sâouvrir avec 5, moi. RentrĂ©e dans mon appartement, on j, me dit que milord Ă©toit sorti ; deux heures 3, aprĂšs, on rapporta une lettre ; elle Ă©toit â de lui que devins-je en y trouvant ces mots ! Je pars, madame , & je pars fans espoir de vous revoir jamais comment oferois-je reparaĂźtre devant vous ! moi qui vous ai trahie ! qui parvenu au comble de mes vĆux, de mes souhaits les plus ardens, aimĂ© de vous enfin, n'ai pu rĂ©primer un indigne mouvement !.... moi qui me fuis exposĂ© Ă . vous perdre ! Ah, dĂ©testez , mĂ©prisez le monsre odieux qui a dĂ©truit sou bonheur & le vĂŽtre' HĂ©las, fi prĂšs J ĂȘtre Ă vous ! fi charmĂ© de mon fort f fi vain de rĂ©gner dans un cĆur tel que 1 e vitre ! quand vous m'avez prĂ©fĂ©rĂ© !... iaut-il !... Oui, P honneur fn impose une loi... Que vous Ă©tĂ©s vengĂ©e ! que je fuis puni ! je vous perds !... Ah, dieu, je vous perds!... Fatal voyage !... Mais-de qui me plaindre que de moi-nĂȘnie ? Votre idĂ©e , fi chere Ă mon cĆur, fi prĂ©sente Ă mon souvenir, ne devoiĂź-elle pas nParreter ? . . . Mais Ă©tois-je Ă moi?... Quai, je ne vous verrai plus ? Je ferai P objet de vos mĂ©pris , de votre haine ?... Plus malheureux cent fors de P ĂȘtre un seul instant de vos regrets, de votre JouleuY , de vos larmes , qui vont couler pour un ingrat, pour un cruel , forcĂ© de fe priver !... Ah, DE MĂź'lĂąDY CATESBY. Z!? fĂźaignez-mot , madame ij'ofe implorer votre pitiĂ© ! Qiie ne au moins vous apprendre !.... ridais cet horrible secret n'ejĂŹ pas tout Ă moi! Je dois relpeSter... Fini ?... A!ou malheur. Faut-il que je lois rĂ© luit Ă dejĂŹrer J?ĂȘtre oubliĂ© de vous ! Ah , je ne vous oublierai jamais ! je vous adorerai toujours ; vous niâoccuperez fans cejje. Adieu , madame, adieu. PuijfĂ©-jç ne pas vivre ajfez long- tems pour apprendre ce que vous pensez Ă !un malheureux qui ne vous mĂ©ritait pas! â Je demeurai comme une personne ina- â nimĂ©e un coup si terrible , si peu attendu, â si peu mĂ©ritĂ© , anĂ©antit presque mon ĂȘtre. w Immobile, & sans lever les yeux de deifus ,, ce funeste Ă©crit, il me sembla, en le finis- â sant, quâune invisible main me prĂ©cĂpitoit â dans un abyme, & dĂ©truisoit en moi le â principe de ma vie. Je restai jusquâau len- â demain dans une espece de stupiditĂ© qui â suspendoittoutes les facultĂ©s de mon ame. M Heureuse encore , si cet Ă©tat eĂ»t durĂ© , & â que ma raison se sĂ»t perdue avec mon bon- â heur! â Mi'ady dâOrmond Ă©toit Ă douze milles â dâErford , chez une de ses parentes ; elle y j, reçu t la nouvelle du duel & de la mort de B mon frere. En revenant, elle cherchoit avec â son mari les moyens de me prĂ©parer Ă cettç ,, perte ; elle Ăavoit combien jây serois sensible. On lui dit lâĂ©tat oĂč jâĂ©tois; elle sâin- X iv » Lettres 320 â forma si jâavois cu des lettres de Londres ; L â sachant quâon mâen avoir remis plusieurs, ,, elle me crut instruite du sort de mon frere, â Mes foiblesses se succĂ©doient II rapidement, â lorsquâelle vint prĂšs de moi ; jâĂ©tois si peu ca- â pable dâentendre ou de parler, que ma si-, j, tuation lâeflraya. Ce ne fut que le soir du len- 3, demain, oĂč revenue un peu Ă moi-mĂȘme, j, je compris par les consolations quâon sâef- 3, sorqoit de me donner, & par les dĂ©tails oĂč j, lâon entroit en me les donnant, que mon â aimable frere nâĂ©toit plus. Je dus la vie Ă 33 ce redoublement de douleur ; mes larmes 3, sâouvrirent un passage ; leur abondance me 33 rendit le cruel pouvoir de rĂ©flĂ©chir; jâeus 3, la force de cacher une partie de mes re- 3, grets , en me livrant fans contrainte Ă ceux 5, dont je nâavois point Ă rougir. â Je ne pus me rĂ©soudre Ă retourner Ă â Londres ; je restai Ă Erford , malgrĂ© les â priĂšres de milady dâOrmond & de son mari, 33 dont jâĂ©tois sort aimĂ©e. Jây portai le deuil 3, de mon frere avec autant de rĂ©gularitĂ© que j, jâavois portĂ© celui de milord Ăatesby; je â ne voulus voir personne; jç ne me plai» ,3 sois quâĂ rnâabymer dans ma douleur. Je ,3 parcourois tous les lieux oĂč jâavois vu mi- â lord dâOssery , oĂč je lui avois parlĂ© mes 33 cris , mes gcmissemens marquoient les en- 3, droits oĂč il mâavoit assurĂ©e de son amour, 33 de çef amour tjui nâçxistoit plus ; je bai- DE MI L A D Y CatESEY. Z2I â gnois de mes pleurs ses lettres , son por- , â traitmille bagatelles quâs mâavoit donnĂ©es. 3, Sans celle occupĂ©e de lui, je ne semois en- â core que la douleur dâen ĂȘtre sĂ©parĂ©e, pour M jamais sĂ©parĂ©e ! Je le regrettois sans le con- 3, damner; je relisois Ă tous momens cette let- ,3 tre fatale; je cherchois en vain Ă comprendre 33 ce quâil nâavoit Ă©crit, pourquoi il mâaban- 33 donnoit. Je le plaignois', parcequ il desiroit ,3 dâĂštre plaint. Je ne le croyois ni faux ni per- â ; mon cĆur le dĂ©fendoit, lâadoroit tou- 3, jours. Je lâavois aimĂ© lans savoir sâil par- 3, tageroit ma tendresse ; & je saimois encore, â incertaine du sujet de sa fuite, sans dou- 3, ter de la noblesse de ses sentimens, & ne 3, pouvant me persuader quâil mâeĂ»t trompĂ©e. â Je passois une partie du jour fans lui â Ă©crire, fans jamais envoyer ce que jâavois â Ă©crit. DĂšs que ma lettre Ă©toit finie, une â rĂ©pugnance invincible mâempĂšchoit de la â fermer; je la lisois, je pleurois, je dĂ©- ,, chirois ce que je venois dâĂ©crire ; un ins- â tant aprĂšs , je recommenqois fans pouvoir ,, me dĂ©terminer Ă hasarder la moindre dĂ©- ,, marche. Ma tĂȘte , fitiguĂ©e par une conti- â nuelle application sur le mĂȘme sujet, par ,, tous ces noirs projets que la tristesse en- â santĂ© , perdoit peu Ă peu la facultĂ© de se â fixer sur dâautres objets; je ne pensois â quâĂ mon frere & Ă milord dâOssery. Qiiel- p quefois je tombois dans une espece dâin- I22 Lettres a, snsiĂČih'te ; tout sâeĂfaçoit alors de mon cf- 9 , prie.; \c ne revenois Ă moi que pour gĂ©mir â avec o 1 us de force. Jâinvoquois lâame de ,, mo i frere ; je lâappellois .au secours de fa â malheureuse soeur; je priois le ciel de mâĂŽ- â te" a vie. & je ne sais comment ma raison â put se conserver dans un Ă©tat auffi violent, â Jâattendois mes lettres avec impatience? â je ne croyois point en recevoir de milord â dâO'lery ; cependant , lorsque dans celles qu'on mâaooortoit je mâĂ©tois alsurĂ©e quâil â nây en avoit aucune de lui, je sentois sâĂ©- â vanouir le dĂ©sir que jâavois eu de les voir. 5 , Je parcourois en tremblant celles de mi- â lady dâOrmond ; je cratgnois dây >rouver 5 , un nom que jây c Ire rein ois avec emprelfe- ,, ment. HĂ©las! il ne sâorfrit Ă mes yeux que a, pour augmenter mes chagrins ! Jâappris que â lĂ© comte Ă©toit dangereusement malade ,, jâoubliai tout le mise , pour ne mâoccuper â que de son Ă©tat. JâĂ©crivis Ă un de mes gens â qui Ă©toit Ă Londres, pour lui donner ordre 9, de sâinformer exactement du cours de la 99 maladie de milord dâO cry , & de me dĂ©- 9, pĂȘcher chaque jour un exprĂšs pour nrâcn â rendre compte. Son mal Fut long ; tant â quâil dura, j Ă©prouvai que la douleur peut a , ĂȘtre suspendue par 'a crainte dâune douleur â plus grande Mais que fa convalescence â changea ma situation ! Le premier usage s, que fit milord dâ du de sa DE MILADY C A T E S B Y. Z2Z â santĂ©, fut de se rendre Ă Saint-Jamcs, oĂč â il Ă©pousa miss Jenny Monfort. Aucun de ,, ses amis nâaffista Ă cette cĂ©rĂ©monie ; elle se 5 , fit sans Ă©clat, & deux jours aprĂšs il partit â avec fa femme pour le nord de ['Angleterre. â Comment vous peindre, milord, ĂŹâim- s , pression que cette nouvelle fit fur moi ? s, II me sembla quâon mâarrachoit une se- â conde fois Ă tout ce qui m'Ă©toit cher. Jâa- 9, vois conservĂ©, sans mâen appercevoir, une 95 foible espĂ©rance j sinisant qui mâen priva 95 râouvrit avec force toutes les blessures de s, mon cĆur. Je savois que milord dâOssery 95 nâĂ©toit plus Ă moi ; je me disois Ă chaque 95 moment du jour quâil nây seroit jamais ,, mais je nâavois point dâidĂ©e du mouvement 95 douloureux dont je fusassectĂ©e, en me di- 95 faut quâil Ă©toit Ă une autre. â Son mariage ne mâexpliquoit ni fa lettre 55 ni fa conduite pourquoi donc lâhonneur 9, lâengageoit - il Ă Ă©pouser miss Jenny quâil 95 ne connoiisoit point, ou quâil connoiĂsoit 9, peu ? Comment cet honneur lui imposoĂŹt-il ,, une loi pour elle, dont il lâaffranchissoit â Ă mon Ă©gard ? Je me perdois dans mes rĂ©- 9 , flexions ĂŹ & tandis que je succombois fous â le poids de mes chagrins, quâune triste lan- â gueur dĂ©tru'soit ma santĂ©, flĂ©trissoit ma 9, jeunesse, mâenlevoit moa repos, milord », dâOĂŹĂery Ă©toit content , ses vĆux Ă©toient it remplis. Je me le peĂgnois dans le ravis- Lettres Z 24 â sĂšment dâune paillon satisfaite , dâun amant â qui sâarrachoit Ă tout le reste , pour jouir â lans distraction de lâobjet de fa tendreĂie; â je me le reprĂ©sentois dans les bras de son ,, heureuse Ă©pouse , mâoubliant au sein des â plaisirs , rejettant loin de lui quelques lĂ©sa gĂ©rs souvenirs qui peut-ĂȘtre me rappelloient â encore Ă ion cĆur, & dont un souris de â ce quâiĂź aimoit essaçoit jusqu'Ă la trace. Son â goĂ»t, son inclination pouvoient seuls lâa- â voir dĂ©terminĂ© Ă sâunir Ă miss Jenny elle â avoit une grande naissance ; mais elleĂ©toifc â fans fortune ; & ceux qui font vue, m'ont â assurĂ©e quâelle nâĂ©toit pas beile. Jâignore par j, quel charme elle fut lâartirer. j, Je ne tenterai pas de vous exprimer les â tourmens de mon cĆur pour bien juger , 3 des mouvemens cruels qui lâagitoient , il ,, faudroit ĂȘtre dans la situation oĂč je me â trouvois alors , & avoir le mĂȘme degrĂ© de â sensibilitĂ©. Soyez-en sĂ»r, milord; celui qui â nâa pas senti la douleur dâĂ«tre trahi de ce M quâil aime, de ce qu'il aime avec passion, â nâa quâune foible idĂ©e des peines quâon ,, peut Ă©prouver dans la vie. Le renverĂâe- ,, ment dâune fortune brillante nous laisse â au moins lâavantage de faire Ă©clater la grattas deur de notre unie, ou par la modĂ©ration â qui nous aide Ă supporter ses revers , ou M par cette noble fermetĂ© capable de nous * Ă©lever au-dessus du malheur mĂȘme. LâexcĂšs DE MĂŻLADY CATESBY. ,, de vanitĂ© qui rĂšgne dans le cĆur humain ,, est souvent une consolation pour lui dans â ses plus grands chagrins. Heureux qui jouit â du plaiĂir secret de sâadmirer! Mais quelle â ressource reste-t-il Ă celui qui, ayant mis â fa joie & son bonheur dans un seul ob- ,, jet, sâen voit privĂ© tout-Ă -coup, accuse ,, de se s pleurs la main quâil eĂ»t choisie pour ,, les essuyer , si quelquâautre sujet lâeĂ»t forcĂ© â dâen rĂ©pandre? Etre malheureux, & iâĂštre. ,, par ce quâon aime , est une sorte de douleur ,, quâil est impossible de comprendre, sans ,, en avoir fait la triste expĂ©rience. ,, Milord Campley revint de Venise Ă la ,, fin de lâhiver. Lady Henriette obtint de â lui la permission de venir Ă Erford le ,, plaisir de la revoir, sa douceur, son ami- â tiĂ© , se s complaisances, lâaveu que je lui â fis de toutes mes foiblesses, soulagĂšrent un ,, peu mon cĆur. Cette aimable fille me ra- s, mena insensiblement Ă moi-mĂȘme ; je sentis â toujours mes chagrins, mais je devins ca- ,, pable de les cacher & de reparoĂźtre dans â le monde. SĂ»re que milord dâQssery n'Ă©- ,, toit plus Ă Londres, quâil ne de voit plus â y revenir, je pris le parti dây retourner; ,, jâabandonnai des lieux oĂč tout ce qui sâofi- ,, froit Ă mes regards eutretenoit ma tristesse â & renouvelloit mes regrets. ,, Vous eĂ»tes peine Ă me reconnoĂźtre ; ,, mon Ă©tat vous causa de sattendnssemeut. Z26 Lettres j, Mes traits reprirent leur forme altĂ©rĂ©e pĂĄr j, la maigreur; le tems me rendit ma fraĂź- â cheur, mais il ne put me rendre ni ma 3 j gaietĂ© ni mon repos. Je faifois mille ef- fores pous oublier un perfide quelquefois -, je croyois nâaimer plus , mais je me fou- j, venois toujours dâavoir aimĂ©. Milord dâOf- i, fery excitoit encore des mouvemens vio- â lens dans mon ame ; son Ă©loignement me â ralfuroit Ă peine contre lui ; je portois un i, regard timide dans tous les lieux oĂč le â hasard pouvoir me le faire rencontrer ; fans Ă , celle je le croyois voir , lâentendre par- ,, 1er. Milord Eilex, par une ressemblance â lĂ©gere avec lui, me caufoit une Ă©motion ,, dont vous vous ĂȘtes apperçu ; son nom ,, fuffifoit pour mâinterdire. Je combattois ce i, reste de fo. blesse; je me croyois prĂȘte Ă en â triompher, quand son retour a ranimĂ© dans -, mon cĆur tous les fentimens que le tems â & fa lĂ©gĂ©retĂ© dĂ©voient avoir Ă©teints. Jamais â Ă©tonnement ne fut pareil au mien, en le i, voyant entrer chez la duchesse de Newcaf- â tel ; ses yeux fe fixerent fur moi ; je sentis i, une agitation qui me fit craindre de rester -, lans connoillance. Tandis que tout le monde -, charmĂ© de le revoir fe prĂ©cipitoit pour lâem- ,, brader , & mĂšloit Ă des complimens de con- â do'Ă©ance fur la mort de Ăa femme mille ,, fĂ©licitations fur son retour , Ăźady Henriette â mâentraĂŹnoit; je sortis avec elle. Vous fĂ»tes SE M I L A D Y CAĂ ESBY. i, tĂ©moin de mon trouble ; je voulois en vain » le cacher ; PĂ©trange rĂ©volution de tous mes » sens vous dĂ©couvrir une partie de mon se- » crec. Milord dâOssery se prĂ©senta chaque 33 jour Ă ma porte, il la trouva fermĂ©e pour lui seul i il intĂ©ressa une de mes femmes 33 quâil connoiiĂźoit, Ă me demander un mo- 33 ment dâentretien. IlmâĂ©crivit, il me suivit ,3 en tous lieux; son obstination mâalarma; », je sentis que milord dâOĂĂery ne pouvoit ,3 ĂȘtre un homme ordinaire pour moi. Hon- 33 teuse de me trouver sensible encore, jâai ,3 cru devoir fuir le danger de le voir & de 3, Pentendre. â A prĂ©sent, milord, croyez-vous devoir 3, mâaccuser de duretĂ© , Ă 'inflexibilitĂ© , pour â avoir refusĂ© les visites de milord dâOssery, ,3 pour lui avoir renvoyĂ© ses lettres fans daigner ,3 les ouvrir , pour ne vouloir aucune explica- 3, tion avec lui ? Quels Ă©gards lui dois-je ? 3, Quels motifs mâengageroient Ă Pentendre? ,3 Eh, que peut-il avoir Ă me dire? II mâa 33 oubliĂ© si long-tems! II mâa trop appris quâil 33 pouvoit vivre fans moi, ĂȘtre heureux fans ,3 moi! Ah, quâil le fuit! Oui, quâil le soit j, toujours, mais loin de moi & fans moi ! SĂź â vous savei oĂč il est, sâil vous Ă©crit, dites- ,3 lui bien de renoncer au projet de mâappaijert ,3 de me voir. Moi, son amie ! Ah , dieu !... ,3 je ne Ăaurois lâĂȘtre; je fuis fĂąchĂ©e que le 3, ciel lui ait enlevĂ© celle quâil aimoit, quâil Z 2F Lettres â mâavoit prĂ©fĂ©rĂ©e mais pourquoi fa pettS â nous rspprocheroit-efle ? EĂt-ce Ă moi de â lâen consoler ? Adieu gardez mon secret ; â rendez justice Ă mes sentimens ; & si vous â voulez que je croie Ă cette amitiĂ© tendre â dont vous mâassurez, ne me parlez jamais â de milord dâOflery LETTRE XV. Mercredi , Ă FinchejĂŹer, J E nâai pu vous Ă©crire hier,- jâĂ©toĂŹs fatiguĂ©e, malade mĂȘme j'ai gardĂ© ma chambre. Cette lĂ©gere indisposition a fait bien du plaisir Ă sir Henry; elle lâa fixĂ© prĂšs de moi; je ne savois que lui dire; je lâai priĂ© de chanter; il a la voix douce, sonore, agrĂ©able En vĂ©ritĂ© , ma chere Henriette, il mâa rappel lĂ© ces sons jây penserai toujours !... Mais aussi que ne me grondez-vous ? Jâabufe de votre complaisance; je dis fans cdse la mĂȘme chose ; rien ne me diisipe ; jme surprends quelquefois dans une .humeur que je me reproche. On dit que la solitude porte vers la misantropie ; jâimagine que le grand monde seroit plus propre Ă produire cet effet, si Ăźâindulgence naturelle Ă un bon cĆur ne combattoit Paigreur des rĂ©flexions de lâesprit. Qjuâil de milady Catesby. 32 - Quâil sâĂ©leve de singuliers mouvetnens dans PĂąme! En apperc-evant les travers, le ridicule & lâinconsĂ©quence de tant de gens avec lesquels il faut vivre, celui qui sâen croit exempt & veut les supporter, doit se regarder, au milieu de ces extravagans, comme une personne saine environnĂ©e d une foule de malades. Elle Ăeroit injuste, si elle leur Ăavoit mauvais grĂ© de ne pas jouir d'une santĂ© auiĂi ĂąoĂșiiĂŹuite que la sienne. Hier au soir tout le monde se rassembla cirez moi on railla milord Clarendon sur une passion quâil a conservĂ©e long-tems, quoĂș- que lâobjet de son attachement mĂ©ritĂąt peu sa constance. Cette passion .lâa rendu fort malheureux pendant cinq ans. Comment trouvez- vous ce sujet de plaisanterie âĂ Croiriez-vous quâon pĂ»t se faire un amusement de rappeller Ă un homme le teins' le plus fĂącheux de fa vie? Ah! comment pensent ceux qui trouvent du plaisir Ă rouvrir les plaies dâun cĆur tendres Milord Clarendon sâest prĂȘtĂ© avec comolaiĂĂ nce Ă ce dur badi liage ; il a mis de, lâefprit & de la douceur dans la façon dont ilâ lâa soutenu; mats il bailĂbtt les yeux ; il Ă©toĂf embarrailĂ©.... Dites-mot donc, ma chere pourquoi nous rougiihms' Favori Ă©tĂ© trompĂ©s On rougit donc dâavoir de la bonne foi, âĂ©c dâen supposer dans les autres! Dâou vient quĂ©' Fon se sent humiliĂ© dâune crĂ©dulitĂ© dont en* examinant le principe ori dĂ«yfĂČĂt sâiioĂtorĂši ? Tome L Y âąV * 330 Lettre* Si câest par nos sentimens que nous jugeons de ceux dâautrui , ia dĂ©fiance nâest pas naturelle Ă une ame droite. Eh , peut-on en -noir quand on se sent incapable dâen imposer ? Jâai partagĂ© la peine de ce pauvre lord peut-ĂȘtre ma pitiĂ© venoit-elle moins dâune gĂ©nĂ©reuse compassion, que dâun retour vif sut moi-mĂ«me; je ne veux pas approfondir fa cause. Je hais Ă chercher des raisons qui affoi- hliisent lâidĂ©e que jâai de la bontĂ© les moralistes qui sâĂ©tabiĂŹiĂent scrutateurs & juges de PĂąme, pour i avilir, dĂ©grader ses opĂ©rations les plus nobles, ne me persuadent jamais que contre eux-mĂȘmes. Ace propos, je vous remercie du petit livrĂ© que vous mâavez envoyĂ©. Cela est bien dit; mais cela est il bien. pensĂ©? Je voudrois quâou Ă©crivĂźt par un motif plus dĂ©ĂhitĂ©r'eiĂĂ© que celui de montrer de lâesprit. Le spectateur devroit ĂȘtre un models pour ceux qui sâĂ©tudient Ă pĂ©nĂ©trer les secrets de lâhumanitĂ©. Pourquoi employer Ă Paffliger, des foins qui pourroĂent tendre Ă la consoler? Ne vaudroit-il pas mieux Ă©lever PĂąme que de Pabattre? II est des exemples de bontĂ©, de grandeur, de gĂ©nĂ©rositĂ©; tout homme peut donc aspirer Ă ĂȘtre bon, grand , gĂ©nĂ©reux. Celui qui veut nous rendre Ăes cĂłnnoissances utiles, doit nous aidera faire profiter le germe du bien » dont le principe est en nous. Nous Liter !e mĂ©rite Ă©e devoir Ă nos efforts une partie de nos vertus, c est nous dĂ©courager. Attri- DE MILADY C A T E S B Y. ZZI buer toutes nos bonnes actions Ă la vanitĂ©, Ă lâamour de nous-mĂšmes , c'est rebuter notre cĆur. Ne nous entretenir que de nos foibles- ses , c'est dire ĂĂŹins celle Ă un malheureux quâiL est Ă plaindre. Si on ne peut le soulager , eh. pourquoi lâĂ©clairer sur sa misere '{ A un mal incurable il ne saut que des caĂŻmans ... Mais , bon dieu! est-ce Ă moi de raisonner, de critiquer lâhonnete lĂŹr Villiams ?.... Voyez le danger de ces lectures ; jâai pensĂ© faire un livre auiĂŹĂŹ. Adieu.* je vous aime de tout mon cĆur. LETTRE XVI. Jeudis Ă Vinchejler- La ridicule, la sotte, la maussade aventure qit vient de nTarnver ! Heureusement dĂ©bar- raĂtĂ©e de lĂŹr Henry qui est Ă douze milles dâici,jâai voulu profiter de son absence, pour jouir du plaisir de me promener seule. Au dĂ©tour dâune ailĂ©e- dont je sortois pour gagner le parc , jâai trouve lir James. Ă1 mâavoit suivi sans se laiĂŹĂer appcrcevoir ; sa rencontre mâa extrĂȘmement dĂ©plu j jâai pensĂ© que pour cette fois je nâĂ©viterois point de ['entendre. DĂ©terminĂ©e Ă ['Ă©couter, je roĂ©ditois dĂ©jĂ ma repense.... Mais , ma chere Henriette, croirĂŹez-vous imaginer lâeffetque ses discours 332 Lettre ont produit sur mon cĆur, sur mon foibĂźe cĆur? Sir James a commencĂ© par mâapprendre que Punique motif de son voyage Ă Vinches- ter Ă©toit... II a hĂ©sitĂ©... de trouver... de saisir... lâoccasion... que le hasard lui oĂsroit... enfin... de... de me rendre... un hommage..,. II hĂ©sitoit encore mais enhardi par mon profond silence , il a fait la peinture la plus vive , la plus animĂ©e de son ardeur, de ses peines, de son respect, de fa passion... mon dieu ! de tout ce quâil a voulu, ma chere, je ne Pin-, terrompois point.... Ah, jâĂ©tois bien loin de lui! Son trouble, l'on embarras, des exprĂšs-, fions presque pareilles , le lieu , la saison , rheurc,'le jour mĂȘme, si prĂ©sent Ă ma mĂ©moire -, tout mâa rappel lĂ© milord d OiĂŻery. II mâa semblĂ© entendre encore cette voix si douce, ces assurances si flatteuses, ces promelses si cruellement trahies. Ma tĂšte est tombĂ©e fur mon sein,oubliant sir James , ses aveux, son amour la prudence, & moi-mĂ©me. Jâai saisie couler mes larmes ; je me fuis abandonnĂ©e Ă une douleur dont je nâai pu retenir ni cacher les marques. Je ne fais ce que mâa dit alors sir James; je ne fais ce quâil a pensĂ© dâun mouvement si extraordinaire j jâignore le teins quâa durĂ© cette singuliĂšre scene. Milady Sunderland sâest fait entendre ; elle venoit Ă nous Sir James sâest enfoncĂ© dans le bois j & votre folle amie a coupĂ© par une petiie allĂ©e, pournâĂštre point vue ; elle se hĂąte de veus Ă©crire... En vĂ©ritĂ© DE MI L A D Y CĂ TESBY. ZZZ jâai perdu la raison... Que pensera sir James ?... II faut le revoir dans un instant... Cette idĂ©e nâest pas supportable. * LETTRE XVII. Toujours jeudi Ă minuit. Sir James nâa point paru au dĂźner,- il sâest plaint de la migraine , & nâa descendu que fort tard. IIz paroissoit triste, & jâĂ©tois embarrassĂ©e. Je ne saurois vous dire combien je crains une explication ; je lâĂ©viterai si je puis. Quoi , milord dâOssery fera donc toujours prĂ©sent Ă mon esprit ! Se peut-il que le souvenir de cet ingrat soit ineffaçable ! quâil me trouble ou mâafflige sans cesse !... Quelle idĂ©e sir James prendra -1-il dâune femme qui pleure , parce quâun homme aimable lâaime tendrement? un homme dont la naissance est Ă©gale Ă la sienne, dont la fortune est considĂ©rable? .. Oh, ma chere Henriette , jâai un cĆur inconcevable , foible , mĂ©prisable , je crois ! Ces qualitĂ©s, ces vertus , qui font la base de notre amitiĂ© , vous les possĂ©dez moi , je nâen ai plus que lâapparence. Une cruelle passion, une constance mal placĂ©e , ont dĂ©truit mon naturel & changĂ© mon caractĂšre. Jâai toujours les mĂȘmes principes, mais je les dĂ©mens j jlagis contre mes Y iij 334 Lettres propres lumiĂšres. Je ne puis mâĂ©lever au-dessus de cette vile partie de moi - mĂȘme , de cette foible machine Ă laquelle la moindre impulsion rend ses premiers mouvemens. Groudcz- Moi bien fort, je vous en prie j jâai besoin de toute votre sĂ©vĂ©ritĂ©. Mais par quel malheur faut-il que Ălr James & sir Henry me persĂ©cutent ? Je ne puis rien aimer , je ne veux point ĂȘtre aimĂ©e. L'uti se tait, mâobsede & me boude. Lâautre parle avec un ton , des expressions... Les hommes nâauroient ils qu'un langage ?... Pourquoi le sien mâa-t-il fait reconnoitre ?... Ai-je un tort bien grand, ma chere, parlez donc? Mes fautes vous font si sensibles , quâen vĂ©ritĂ© mon amitiĂ© pour vous me force Ă me les reprocher doublement. Si vous me trouvez bien ridicule , ne mâen aimez pas moins. LETTRE XVIII. Vendredi , Ă VĂŹnchejĂŹer, Vous craignez que vos lettres ne soient longues , quâe'les ne me fatiguent. Vous , ma chere Henriette , penser que vous pouvez me fatiguer ? Soyez bien sĂ»re quâĂ©loignĂłe de vous, mon unique amusement est de lire ces aimables lettres. Le sentiment qui me les fait aimer DE MILADY CATESBY. AZs ne portera jamais la douleur dans mon amĂ©; mes larmes nâeffaceront jamais ces caractĂšres chĂ©ris. Je ne me rappellerai jamais avec rougeur le plaifir que je sens Ă les voir. HĂ©las , oui eĂ»t pu me le prĂ©dire ! ceux qui mĂ« causaient autrefois une joie Ăź pure, je n'ose Ă prĂ©sent... Quand je les recevois, je me ri'ou- vois -heureuse , si heureuse , que tous les biens quâon estime me paroissoient a u-d estons de celui que je croyois possĂ©der !...'Quel changement un jour, une heure, un moment, fit dans mon fort!.... Cette lettre.... cette odieuse , inexplicable lettre !... Le perfide, me jurer quâil mâadoroit ! me demander ma pitiĂ© !... Ah, ma chere, je ne puis lâoublierl... Non, jene le pu s! Ce que jâai Ă©crit Ă milord Cariste a rĂ©veillĂ© cette tendresse si vraie, si forte,que rien ne dĂ©truit, je me fuis arrachĂ©e Ă la honte de cĂ©der au foible extrĂȘme de mon cĆur. Ma fiertĂ© mâa soutenue dans ce pĂ©nible effort. Jâai cru pouvoir me reposer sur ma raison ; je me suis flattĂ©e... Vain espoir.! Je ne puis cesser de mâoccuper de milord dâOs- Ăery. Son Ă©loignement me fĂąche j dâoĂč vient ? Aurois-je donc pensĂ© quâil devoit ĂȘtre sensible au mien? Croyois-je que mes dĂ©dains ne le rebuteroient point? Etoit-ce pour ĂȘtre suivie , que je fuyois ? Aurois-je eu la bassesse de desirer?... Je ne fais; mais jâimaginois quâil verroit milord Carlile , quâil chercheroit Ă 'approcher de vous. Je fuis devenue bi- ĂĂ rre, injuste quand on me parie de lui, je me Y iv s;6 Lettres mets en colere. Si on ne mâen dit rien, je mâaf- flige. En voulant me voir , iĂŹ mâa irritĂ©e ; il me laide, fa nĂ©gligence me dĂ©plaĂźt, mâoĂfenfe... Mon dieu, est ce votre amie, est-ceune femme sensĂ©e , qui est si peu dâaccord avec elle-mĂȘme? Ma bonne , ma tendre amie , aimez-moi pour nous deux ; car je me hais bien fort. M LETTRE XIX. Samedi , Ă VinçhejĂźer. C ^ir James mâa Ă©crit. Sa lettre est tendre; il aimera, il se taira. Il'nâo/e me demander le sujet de mer pleurs-, il nâ oubliera jamais cet instant. II voit que mon cĆur est pĂ©nĂ©trĂ© dâun e douleur quâil respecte. 11 finit en mâalfurant dâun amour Ă©ternel.... Eternel ! ma chere , ils promettent tous un amour Ă©ternel. La premiere preuve que fir James veut me donner de cet Ă©ternel amour & de fa soumission, est de renfermer des sev- timens quâil est sĂ»r de conserver toujours. Je lui ai rĂ©pondu poliment, en acceptant seulement son silence. Je suis fĂąchĂ©e de lui voir inspirĂ© de la tendresse. Si je ne puis faire le bonheur de sir James , je Xmudrois bien au moins ne pas lui causer des peines. 11 est aimable ; il me piairoit, si lâon pouvoit encore me plaire. Vous Ăštçs sĂ»re que milord dDĂsery nâest B E MI L A D Y CATESEY. ZZ7 pointĂ Bath? On ne Papas vu Ă Erford. Mi- lady dâOrmond me lâauroit nommĂ© parmi ceux qui font chez elle. Elle me presse dâader la trouver. Retourner Ă Erford , revoir ces lieux!.... Ah , je nâirai point Ă Erford ! VoilĂ sir Henry trĂšs promptement de retour; & le voilĂ prĂ©cisĂ©ment tel quâil Ă©toit parti. Je lâaĂŹ reçu assez bien, pas assez pourtant ; car il a lâair peu content... MilaĂąy Ă©crit... Un grand soupir, & le trille personnage sâen va... Eh non , il revient chargĂ© dâune corbeille de jacinthes & de semidoubles, dont il va parer mon cabinet. Tandis quâil fait cet arrangement, myĂźadi Ă©crit, au grand regret de sir Henry. Je sens, que rien nâell plus malhonnĂȘte ; mais si jâĂ©tois capable de complaisance pour ses foins , il mâeti ac- cableroit. Câest bien assez de supporter en silence toutes ses humeurs. II en a tant avec moi, que souvent je mâexamine pour voir si je nâai pas des torts avec lui. Ce qui me rend fa prĂ©sence fĂącheuse & sa tendresse pĂ©nible, câest de penser quâau fond de son cĆur il' me trouve ingrate. En esset, pourquoi le maltraiter ? Quâai-je Ă lui reprocher? De rembarras? Un dĂ©sir dâĂštreavec moi, qui le conduit fur mes pas, peut-ĂȘtre malgrĂ© lui? Unesou- milsion extrĂȘme? Une envie de me plaire quâil ose Ă peine me montrer ?... Si vous voyiez avec quelle application il sâoccupe de son ouvrage... Pauvre sir Henry!... On dit que lâon est injuste quand 011 aime ; on iâest bien da- 338 Lettres vantage quand on nâaitr" pas. De quel droit fuis je impolie avec fir Henry ? Parce quâil mâennuie, faut-ilqueje ĂŹâafflige?Dois-je abuser du pouvoir que sa foibleife me donne sur lui ? Ne doit - on rien Ă celui que lâon fait souffrir , mĂȘme sans le vouloir ?... Allons je v is lâentretenir ... Mais que lui dire ? Je vais lui demander du tabac, lâheure quâil est, le tems quâil fait, laisser, tomber mon mouchoir pour lui donner le plaisir de le ramasser. [1 saut ĂȘtte obligeante. Milord Carlile me demande pardon; il trouve que jâai raison mais il ne conçoit pas ce qui a pu faire changer de caractĂšre Ă milord dâOflĂȘry, il ne le reconnoit point Ă son procĂ©dĂ© bĂsarre pour moi. Adieu, ma chere & tendre amie» LETTRE XX. Dimanche , d VinchejĂŹer . A-H, grand dieu, quelle Ă©motion ! Quelle surprise! Sous une enveloppe dont la main mâeft inconnue, une lettre de milord dâOssery !...» Oui, de lui, en vĂ©ritĂ©. ... VoilĂ son caractĂšre... Elle est de lui... Mon dieu, elle est bien de lui ?... Dâou vient-elle?... Qui lâa apportĂ©e?... Comment?... Pourquoi?... II mâĂ©- crit encore !... A moi!... Que me veut-il ? Ma DE M I L A D Y CatESBY. ZZI main tremble.... Ma plume sâĂ©chappe de mes mes doigts... II faut que je prenne lâair. On ne sauroit me dire dâoĂč vient cette lettre. Un homme Ă cheval iâa donnĂ©e Ă un de mes gensquâil a fait appeller... Milord dâOdery feroit-il dans cette province ? Je voudrois qu il me vĂźnt des ailes... Me voilĂ comme une folle, comme une imbĂ©cille , comme... Mais Ă quoi me comparer quâĂ moi-mĂšme ?... Je ne puis Ă©crire... Ma tĂšte fe dĂ©range... Oh, ma chere, si vous me voyiez... Cette lettre... elle me dĂ©sole. HĂ©las , oĂč est le tems que la vue de cette mĂȘme Ă©criture portoit une si douce agitation dans mon cĆur ! A prĂ©sent elle mâĂ©pou- vantej elle me cause un trouble cruel, un dĂ©sordre inexprimable_ O ma chere Henriette, que ne fui s-je avec vous ! que ne puis-je rĂ©pandre dans votre sein les peines que je sens ! Elles font vives, elles font dâune efpece... Je ne les co n g ois point, mais jâen fuis accablĂ©e. Quel pouvoir cet homme a-t-il donc suc moi? Autrefois je lui croyois celui de me rendre heureuse. 11 lâa perdu » il a bien voulu le perdre... Fa ut-il quâil ait encore celui de rr.âaftliger ?... Je voudrois me cacher, mâou- blier , nâĂštre plus. Elle est toujours lĂ cette ne fais que faire. Voyez mon malheur quand le tems semble avoir nffoibli mes senti mens, diminuĂ© mes chagrins , il faut que cet ingrat revienne k 34 Lettres Londres, que son caprice lâexcite Ă me chercher ; Sc lorsque , pour sĂ©viter, je» laisse tout ce qui m'etfc cher, il me tourmente ici, il mâĂ©crit, iĂ a Ăźa cruautĂ© de mâĂ©crire. Cette enveloppe, cette ruse .... Quand je renverrais la lettre Ă Londres, comment lui prouver que je ne lâaurois pas lue?... II nâest point assez vrai pour mâen croire fur ma parole... si artificieux ... Mais que peut-il mâĂ©crire?... Oseroit-il entreprendre de se justifier ? Comment le pourroit-il ?... Ah ! ce nâest ni lâamour ni lâarnitiĂ© qui lâengagent Ă mâim- portuner $ câest !a vanitĂ©. I! ne peut soussrir de se voir dĂ©daignĂ©, il voudrait triompher de mes rĂ©solutions, lâcmporter fur ma fiertĂ© , fur mon ressentiment... AprĂšs deux ans dâoubli, oseroivl se ssttcr que je pense encore Ă lui ?... foiblesse,ou curiositĂ©?... DâoĂč vient ce dĂ©sir de voir ?.... AprĂšs tout, quâai-je Ă craindre? a-t-il des reproches Ă me faire ? Je veux lire fa lettre, y rĂ©pondre. Allons.... Mais voici la comtesse de Bristol.... HĂ©las , que nâai-je une ame comme la sienne !.... Adieu. LETTRE XXL Toujours dimanche , ĂĄ minuit. Il se plaint de moi, ma chere Henriette ! il âen plaint en vĂ©ritĂ© ! il a lâaudace de sâen B E MILADY CATESBY. Z4k plaindre , de me faire des'leçons de gcnĂ©ro- fitĂ©. LâĂ©poux de Jenny Monfort sâĂ© tonne de mon inconstance ! I> attendoit de moi dâautres sentimens.... & tout cela avec une hauteur.,.. Lisez, lisez , je vous en prie, lâexacte cooie de son insolente lettre .... Non , cet insdele nâa point dâidĂ©e des chagrins quâil mâa donnes.... Mais un homme conprend-il les peines quâil peut causer ? Lettre de milord dâOjsery, Ă milady Catesby. w Fuir un malheureux, rejetter ses sou- â millions, lâabandonner Ă ses remords, mĂ©- â priser son repentir, se peindre sans pitiĂ© ce â quâil doit souffrir; câest le procĂ©dĂ© dâune femme ordinaire , qui se croit offensĂ©e, se â livre Ă lâardeur de son relsentiment, veut â punir , se venger, & de laquelle au fond on â nâa pas droit dâexiger plus de douceur ou â de complaisance. â Ne pas fermer son cĆur au mouvement ,3 gĂ©nĂ©reux qui peut encore lâouvrir Ă la com- passion sâattendrir fur le fort dâun homme» â dâautant plus Ă plaindre, quâil a mĂ©ritĂ© les ,3 maux dont il gĂ©mit oublier, pardonner, â remettre Ă lâami une partie des dettes de ĂŹ'a- â niant accorder quelque indulgence au rs- â tour dâun coupable, Ăâentendre au moins; â câest ce quâon avoit espĂ©rĂ© de lâame noble» Ă©clairĂ©e, de milady Catesby. 342 L 1 T T R { ! â Mais elle a changĂ©. Elle nâest plus cette â femme sensible & vraie, cette amie fidelle, â cette maĂźtresse tendre, qui vouloir aimer Ăą , toujours, dont rien ne devoit affbiblĂŹr les â sentimens. Ses lettres, feule consolation â de mon exil, seul adoucissement de mes 3 , longs chagrins ; ces lettres si cheres , si sou- 3, vent pressĂ©es contre mes levres, si souvent m baignĂ©es de mes larmes; ces lettres char- ,3 mantes, unique relie de mon bonheur passĂ©, â elles me disent encore que vous mâavez 33 aimĂ© mais vos yeux mâont dit que vous ,3 me haĂŻssiez, & votre dĂ©part ne me l'a que â trop confirmĂ©. â Ah, lady Juliette, lady Juliette ! est-ce â bien vous qui me montrez cette inhumaine a, fiertĂ©? Vous mâaviez tant promis de mâes- â timer toujours ! Que savez-vous si vous ,3 nâĂštes point injuste? Jâai des torts, fans â doute; mais leur espece vous est iucon- â nue jusquâĂ prĂ©sent je nâai pu vous ex- â pliquer ma conduite. Consentez Ă mâen- â tendre, madame; au nom de tout ce qui â vous est cher, permettez-moi de vous voir, â de vous parler ; ne refusez pas cette faveur â Ă un homme qui vous adore, qui nâa ja- â mais cessĂ© de vous aimer, de vous desirer, â de vous regretter. MalgrĂ© les plus fortes â apparences, croyez quâil nâest poun indigne v de la grĂące quâil ose vous demander. M Pardonnez- moi la façon dont je mây fui* DE M11ADĂ CĂŹTESEY. Z4Z -, pris pour vous engager Ă lire ma lettre; â un de mes gens attend votre rĂ©ponse Ă la » ferme. » Cette imhunmine fiertĂ©. Quesavez-vous fi vous n'ĂȘtes point injujĂŹe f Eh bien .> auriez-vous pensĂ© quâil osĂąt mettre en doute si jâai tort ou raison avec lui? Ces lettres baignĂ©es de ses larmes....t DâoĂč vient donc quâil rĂ©pandus des larmes? Quel sujet avoit-il dâen rĂ©pandre ? Ah, quâil en verse encore! Quâil pleure! Il a trahi cette maĂtrejfĂ© tendre qui le prĂ©fĂ©rois Ă tout, ne vivoit que pour saimer , dont les vĆux les plus ardetis nâavoient pour objet que le bonheur de ce cruel... Ah , quâil pleure ! II a tant de reproches Ă sc faire ! Cette amie fidelle peut lâabandonner sans ĂȘtre inhumaine , fans ĂȘtre injufie.... Audacieux suppliant, il ne se croĂźt point indigne de la grĂące quâil demande.... Pesez bien les termes de cette lettre... Y rĂ©- pondrai-je?... Je ne fais... Que puis-je lui dire?... Mais je ne me sens pas bien_ Je ne saurois bonne, ma chere amie, pourquoi vous ai-je quittĂ©e, & dans un tems oĂč vos conseils me seroient fl nĂ©cessaires ?... Câest milord d Ossery qui en / est cause... Eh,ne lâest-il pas de topt ce qm jnâafflige ! Lettres 344 " > LETTRE XXII. Lundi, Ă Vinchcjlcr. F e suis encore dans lâincertitude fur ce que je dois faire plus je relis la lettre de milord dâOĂsery , plus je me sens rĂ©voltĂ©e contre lui; parce que je fuis capable de reĂfentiment, il ne reconnoit point mon ame; une balle condescendance me conviendroit mieux dans ses idĂ©es, quâune inhumaine fiertĂ©. O ma chere Henriette ! les hommes nous regardent comme des ĂȘtres placĂ©s dans lâuni- vers pour Pamufemcnt de leurs yeux, pour la rĂ©crĂ©ation de leurs esprits, pour servir de jouet Ă cette espece dâenfance oĂč les assujettit la fougue de leurs paillons, lâimpĂ©tuositĂ© de leurs dĂ©sirs, & lâimpudente libertĂ© quâils ie font rĂ©servĂ©e de les montrer avec hardiesse & de les satisfaire fans honte. Lâart difficile de rĂ©sister, de vaincre ses penchans, de maĂźtriser la nature mĂȘme, fut lassĂ© par eux au sexe quâils traitent de foible , quâils osent mĂ©priser comme foible. Esclaves de leurs sens, lorfquâi's paroiflent lâĂȘtre de nos charmes , câest pour eux quâils nous cherchent, qu'ils nous fervent ; ils ne considĂšrent en nous que les plaisirs quâils efperent de goĂ»ter par nous. Lâobjet de leurs feintes adorations nâat- teint jamais juĂquâĂ leur estime j & si nous leur de miladĂŻ Catesby. 345 leur montrons de la force dâesprit, de la grandeur dâame, nous sommes d?inhumaines crĂ©atures , nous passons les limites quâils ont osĂ© nous prescrire , & nous devenons injustes fans le savoir. Je suis piquĂ©e.... Je lui rĂ©pondrai.... Oh oui... Mais jâattends que Paigreur dont je ne puis me dĂ©fendre , loit un peu modĂ©rĂ©e.... Je ne veux pas le Voir.... Je ne le voudrai, jamais.... Je tĂącherai de ne point Ă©crire avec duretĂ©, aBn de remettre a milord dâOiFery , qui doit mâĂ«tre indiffĂ©rent, une partie des dettes de l'amant que je dois haĂŻr.... Non , il nây a pas une expression dans fa lettre , qui ne me Bielle jnĂquâau fond du cĆur .... Uefpece de ses torts mâest inconnue. Ah , comment peut- il le croire & le dire ? Ne mâa-t-iĂŹ pas trompĂ©e, quittĂ©e, abandonnĂ©e? N'a-t-il pas dĂ©truit ma plus chere espĂ©rance ? Ne mâa-t il pas privĂ©e ?... HĂ©las ! de lui, du feu! objet de mon attachement! II mâa fait tout le mal quâil Ă©toit eu son pouvoir de me faire ; & je lui pardonnerois !.... Que nâai-je eu la force de dĂ©chirer cette lettre, dĂšs que jâen ai connu la main ?... Pourquoi fau t-il ? ... Cet homme a mis tout son bonheur Ă troubler, Ă dĂ©truire le mien. Toujours lundi Ă minuit. Croiriez-vous bien, ma chere Henriette» que je ne laurois Ă©crire Ă milord dâOssery ? Jâai Tome /. Z Z46 L Ă T T R E S recommencĂ© vingt sois une trĂšs petite lettre, fans jamais pouvoir la finir ; tout ce que je ne veux pas dire vient sâotfrir Ă mon idĂ©e ; le reproche le place fous ma plume; je cherche Ă paroitre indiffĂ©rente , & ma sensibilitĂ© Ă©clate malgrĂ© moi. Pas une expression qui me fatis- t'aĂlĂš , ni froideur, ni modĂ©ration ; mon cĆur emportĂ© par un mouvement rapide , veut sâex- pljquer lans dĂ©tours j'attendrai. Toujours lundi , Ă deux heurts ; Jamais je ne courrai faire cette rĂ©ponse jâĂ©cris , jâeiface , je dĂ©chire... AprĂšs tout, pourquoi me tourmenter, me fatiguer? Est-ii si essentiel que jc lui Ă©crive ? . ... Oui ; car si je garde le silence, il croira que je consens Ă le voir.... Ah, sâil alloit paroitre ici!... Chez qui peut-il ĂȘtre ? nâa point de terre dans ce canton?... Est-ce le hasard ou !e foin de me chercher, qui lâamene auprĂšs de moi?... Ma chere , ne riez point de mes inquiĂ©tudes; ne me dites point que je lâaime... Eh, comment pourrois-je lâaimer encore? Non, ce nâeĂt point lâamour dont je fuis occupĂ©e ... e'est... je ne sais ce que câ. st ; mais je fuis triste. Je vais me mettre au lit, fans espoir dây trouver du repos. Plaignez votre meilleure amie, plai- gnez-la , fans examiner la cause de ses peines ; nous sommes souvent convenues qu'il y a de la duretĂ© Ă refuser sa pitiĂ© Ă des maux qui nous BE MILADY CatESBĂ. 34s paroifsent lĂ©gers ce nâest pas lâespece du mal, mais la sensibilitĂ© du malade , qui doit exciter notre compassion. Ah, je suis bien digne de la vĂŽtre ! LETTRE XXIII. Mardi , Ă Vinchesier VO I c I une copie de ma rĂ©ponse je ne sil- vois pas combien il Ă©toit difficile dâĂ©crire quand on ne vouloit pas dire tout ce quâora pensait. Câest un fardeau pelant, dont je viens de me dĂ©barrasser. Croiriez-vous que depuis une heure que ma lettre eĂt partie , jâai dĂ©sirĂ© vingt fois de la ravoir ? je crains quâeĂŹle 11e le dĂ©soblige trop... mĂȘme quâelle 11e safflige. Jâai relu la sienne avec attention; este me pa- roit moins choquante ; tout ce qui me rĂ©voltoit mâattendrit Ă prĂ©sent. Cet endroit oĂč il parle de mes lettres est touchant, en vĂ©ritĂ© ... il les frejoit contre jes levres .... elles Ă©toient fa feule conji ution. i ... Mais quels chagrins avoit-il donc? Son exil ? Sâil mâaimoit.. Eh, comment en eĂ»t -11 Ă©pouĂĂ© une autre, si son cĆur ?... je nâypuis rien comprendre.... II dit quâil est malheureux...^ Je 11e voudrois pas penser quâil lâest en ester.... Ah , sâii sentoit ce que que jâai senti ! Cette douleur, ces dĂ©chĂŹremens* sâil les sentoit ! Qpe je le plaindrois ! que ma Z ij Lettres §48 fiertĂ© cĂ©deroit aisĂ©ment Ă la douceur de 1 c consoler , de ramener la joie dans son ame!... Je pleure, en vĂ©ritĂ© je pleure,- je ne puis supporter lâidĂ©e de fa tristeise , de ces longs chagrins dont il me parle. Quoique ma raison doive me persuader quâils nâont point existĂ© , ils se peignent sans cesle Ă mon cĆur. RĂ©ponse de milady Jidiette Catesby , Ă milord comte dâOJsery. â Je ne mâattendois , milord, ni Ă vos â plaintes, ni Ă la priere que vous me faites j â le te m s oĂč une explication de votre con- w duite pouvoit mâintĂ©retĂźer, est dĂ©jĂ loin de â moi. Sâil se retrace quelquefois Ă ma mĂ©- 3, moire, c'est comme le souvenir dâun songe â pĂ©nible , que le rĂ©veil a diifĂŹpĂ©, & dont il ne reste q u'une idĂ©e triste & confuse. II mâim- â porte peu de cotinoitre les raisons qui vous â engagerent Ă nse rendre Ă moi-mĂȘme ; il me 3, suffit que vous lâaye2 fait. Je ne crois point â sortir de mon caractĂšre, en refusant de vous ,3 voir , en le refusant absolument. Je ne vous â regarderai jamais comme un Ăi,auquel je j, doive remettre des fautes quâon ne peut par- w donner ni Ă ĂŻ'ami , m Ă Vamant, Celui qui â put m'abandonner si long-tems aux soup- â çons vagues de mon esprit agitĂ© , Ă ceux que â je devois former fur ses sentimens , mĂȘme M fur fa probitĂ©, doit-il sâĂ©touner de mon in- DE M J LADY CĂ TESBY. 349 diffĂ©rence ? A-t-il droit de me la reprocher ? â Eh , pourquoi chercherois-jc Ă mâinstritire â des circonstances , quand ies faits nâont rietĂŹ â de douteux? Jâen ai su alsez pour nĂ©gliger â toujours dâapprendre ce que jâignofe ; jâat- â tends , de la complaisance oĂč je me force cil â vous Ă©crivant, une faveur Ă laquelle je puis â prĂ©tendre. Rendez-moi ces lettres, milord, â dont le style vous rappelle ce que je rougis â dâavoir pensĂ© ; & ne vous plaignez point â dâun coeur qui fut allez noble pour ne pas â fe plaindre du vĂŽtre Ne trouvcz-vous pas , ma chere Henriette, une efpece de faussetĂ© dans cette façon d's- crire? Câest bien lĂ ce que je devrois penser, mais cc nâest pas ce que je pense. Cette orgueilleuse indiffĂ©rence nâest pas dans mon cĆur , je fuis fĂąchĂ©e dâavoir envoyĂ© cette lettre. Pourquoi feindre ? NâeĂșt-Ăl pas Ă©tĂ© mieux de parler naturellement, dâavouer ma vĂ©ritable situation Ă son Ă©gard , de dire je vous aime peut-ĂȘtre encore , mais je ne vous estime plus > je renonce Ă vous ; la constance de mes sent mens nâest point uni preuve que je vous croie digne de mon attachement. Elle est dans snoti car aller edes traits ineffaçables ont gravĂ© dans mon ame une faiblesse qui me fut chere ; j'en aime encore le souvenir, ll ne tient point Ă vous, mais aux imprejstons vives que j'ai reçues. Semblable Ăą une personne qui se regardĂ© avec complaisance, & jouit du plaisir de Zss Lettres se voir fans songer Ă la glace qui le lui procure , je me plais Ă me rappeller mon amour , fans me plaire Ă penser Ă vous. Cela eĂ»t Ă©tĂ© plus noble , plus vrai je vou-, drois l'avoir fait. Je hais la dissimulation , jâen hais jusquâĂ lâapparence. Mais la lettre est par-, tie ....Depuis long-tems j'ai perdu lâhabitude dâĂȘtre contente de moi ; le regret semble atta-, chĂ© Ă toutes mes dĂ©marches. De tant de qualitĂ©s dont je mâapplaudissois, il ne me reste que la connoissance de mes fautes ; & de tant de biens que je mâĂ©tois promis, votre amitiĂ© est le seul qui mâen paroisse un vĂ©ritable. LETTRE XXIV. .Mercredi y Ă Vinchejkr . Jh . ssurĂment, ma chere, ma tĂȘte est un peu dĂ©rangĂ©e. Je suis inquiĂ©tĂ© , agitĂ©e je compte les heures, les momens ; le tems me varort d'une longueur extrĂȘme. Jâattends, fans; savoir ce que jâattends. Le moindre bruit excite un mouvement en moi; ma porte sâou- vre, le cĆur me bat. Pendant que mes gens yont & viennent dans mon appartement, je les regarde avec des yeux qui leur demandent quelque chose. Je mâen suis apperque Ă lâen- nuyeuse rĂ©pĂ©tition de , que veut Madame? Eh, DE M I L A D Y Ăa TE SB Y. Zsk ĂjqĂi dieu ! madame ! e sait-elle ce qĂșâelle veut ?.. . Devinez-vous , ma chere Henriette, le sujet de tant dâĂ© motion '{... Oh, que cela est bas,, vil, honteux! Câest donc lâattente dâune rĂ©ponse... Non, je ne puis me souffrir. Jâai envie de partir, de mâĂ©loigner d'uri voisinage si dangereux -, mais si milord dâOĂĂźery veut me voir, me parler , onserai-je en sĂ»retĂ© contre ce dĂ©sir obstinĂ©? II saura le satisfaire ; il obtiendra du hasard.... de ma ĂoibleiĂe peut- ĂȘtre , cet entretien demandĂ© avec tant dâinf- tances. Les hommes se lassent-ils des foins quâils prennent pour contenter leurs fantaisies? Ils ne se sentent point humiliĂ©s de nos refus câest encore un des avantages rĂ©servĂ©s Ă eux seuls. Qiiâune femme ait eu le malheur fariner, dâaimer trop; quâelle se laffe de son amant, veuille le quitter, que de reproches! quelles persĂ©cutions nâest-elle pas obligĂ©e de soustrir! Elle le chaise ; il revient, la cherche, la fuit, lâobsede , se plaint, menace, prie , gĂ©mit, sâa- bandonne Ă fa passion; lâĂ©clat de ses chagrin» est un soulagement quâi! ne veut pas se refuser. II sâembarraffe peu sâil cause de lâennui, du dĂ©goĂ»t; son ame nâest point alsez dĂ©licate pour quâil se trouve b leste de lâidĂ©e dâi importuner. OccupĂ© de lui seul, de ses intĂ©rĂȘts, rien ne' peut le faire renoncer au bien dont la possession le flatte ; & souvenc Ă force d'obstination, il parvient Ă conserver, sinon Ăźe cĆur, au moins la personne, premier objet de son atta- Z ĂŹy 3s2 Lettres chement. Lui, dĂšs quâil trouve fa chaĂźne pesante , il la brise, il sâĂ©loigne ; il ne voit point couler nos larmes, il nâentend point nos plaintes. Notre douceur naturelle, une fiertĂ© dĂ©cente nous force Ă cacher nos douleurs. Ah, comment effc-Ăl possible que notre cĆur se donne ! Nous sommes si malheureuses en aimant!... Je fais une rĂ©flexion, ma chere, câest que je vous ennuie. Je vous dis toute» que je pense, & je ne pense rien dâamusant.... Oh, je me dĂ©plais Ă moi-mĂȘme , & que les autres me plaisent peu !... Ne voilĂ -t-i[ pas sir Henry qui sâest mis Ă avoir des vapeurs, Ă sâĂ©vanouir comme une femme ! Ce matin it Ă©toit chez moi; ses vertiges lui ont pris je ne savois avec quoi ranimer ses esprits. Je nâai trouvĂ© quâun flacon rempli dâeau ambrĂ©e; je le lui ai tout rĂ©pandu fur le visage. Sa sĆur mâa criĂ© que je lâ quâil nâen reviendra pas. LETTRE XXV. Jeudi. 30Li e n encore de milord dâOsseryĂźNe pas me rĂ©pondre ! II lui sied bien dâavoir de la hauteur !... II est fĂąchĂ© peut-ĂȘtre... Ma lettre Ă©toit-elle si dure?... Le vain personnage ne DE MI L A D Y CatESBY. ZsZ peut supporter Ăźe ton de lâindiisĂ©rence dans une femme qui lui a montrĂ© de la tendresse; celui de la haine lâoffenseoit moins.... Ah, si je lui Ă©crivois Ă prĂ©sent!... Mais n'y pensons plus. Jâai reçu deux lettres de milord Carlile ils se plaint de vous. Je lui Ă©crirai quâil a tort mais je vous dis , Ă vous, quâil a raison. Vous riez de la jalousie. Ah, nâeti riez jamais ! Si vous Paviez sentie, vous ne pourriez vous permettre dâaigrir la sienne par des plaisanteries. Avec un naturel tendre & gĂ©nĂ©reux , est-il possible de badiner dâun mouvement involontaire qui affecte PĂąme si douloureusement ? Câett une folie , dites - vous , une extravagance. Soit mais cette folie dĂ©sespĂšre. CâeĂt du supplice dâun homme dont elle est adorĂ©e , que lady Henriette sâamuse il doit ĂȘtre fur de votre tendresse ,vous ccmmĂŹtre , vous croire. Eh,Pamour raisonne-t-iĂź! A Force de rĂ©flĂ©chir sur mes propres sentimens , jâaĂ peut-ĂȘtre acquis une lĂ©gere connoiisance du cĆur. Ma chere, celle qui peut rire de Pin- quiĂ©tude, de la douleur dâun homme attachĂ© Ă elle, ou ne Palme plus, ou sâest trompĂ©e quand elle a cru Palmer. Les peines dâun amant touchent, parce quâil les senton sâafflige, parce quâil est triste ; on pleure, parce quâil verse dĂ© larmes; oti cherche Ă calmer , Ă ^jftsiper des chagrins que lâon partage... Eh , comment peut-on les don- 5?4 Lettres ner,& les rendre plus amers par des railleries , par une gaietĂ© !... Fi, Henriette, fi ! Vous avez retardĂ© le bonheur de milord CarliĂŹe , adoucissez du moins cette attente par une complaisance que vous devez a la vivacitĂ© de sa tendresse. Je Lâaime, vous le savez ; & puis vos fautes retombent un peu fur moi. II m'Ă©- crit des lettres de quatre pages toutes remplies de vos cruelles malices ; vous boudez , & il se dĂ©sole. Allons, pardonnez-lui, pour iâamour de votre meilleure amie. On ne prĂ©tend pas vous cacher , vous Faire disparaĂźtre ; on dĂ©sirĂ© que vous soyez admirĂ©e parez - vous, mon. tcez-vous, sortez , on y consent; soyez belle nux yeux de tout le monde, mais ne vous applaudissez de hĂȘtre, que lorsque votre amant vous regarde. Adieu on mâa priĂ© de vous gronder ; je vous gronde , mais je ne vous en aime pas moins, .. LETTRE XXVI. Vendredi , Ă Vitichejier. 3-j A Lettre de .milord dâOssery vous a touchĂ©e ; ma rĂ©ponse vous paroĂźt trĂšs-hautei vous nâapprouvez point cet excĂšs Je sĂ©vĂ©ritĂ©... Allons, poursuivez, ma chere Henriette, chagrinez-moi auĂßß. Jâadmire avec q^tle facilitĂ© nous rapprochons tout de nos propres sentimens ; vous J E MILADY C A T E S B Y. veniez Je pardonner Ă milord CariiĂŹe , quand vous mâavez Ă©crit, PĂ©nĂ©trĂ©e encore d u plaisir que donne un doux raccommodement, vous pensez que lâon doit far donner s quâil y a de la duretĂ© Ă ne pas pardonner. Vous me priez , vous me conjurez dâentendre ce pauvre comte. Quand je voudrois vous donner cette preuve de ma complaisance,en serois-je la maĂźtresse ?... Eh, comment lâĂ©couter ! 11 ne veut plus parler.... Vous le plaignez! Pouvez-vous croire quâaprĂšs fa fuite , son mariage , & deux ans dâoubĂŹi, mon indiffĂ©rence soit capable de P affliger?,.. II ne vouloir que nsĂ©prouver. Sa vanitĂ© lui persuadoit que je lâaimois encore j que ses moindres dĂ©marches dĂ©truiroient mes rĂ©solutions. En effet., pour effacer le souvenir de sa perfidie , dâime trahison si noire , n e- toit-ce point assez quâii offrĂźt de se justifier? Je devois voler au-devant dç ce cĆur quâon daignoitme rendre ; un bien si prĂ©cieux mĂ©ri- tois mon empressement, ma reconnoilfance peut-ĂȘtre... Audace insupportable des hommes! Insolent orgueil!.... Je devrois pourtant des remercĂźmens Ă milord dâOĂfery ; son dernier c "vrice me sert mieux que le teins & la rails âą nâavoient pu le faire -, il dĂ©truit ce reste de penchant dont je croyois ne jamais triompher âą je ne pensais point Ă cet infidĂšle fans atte â âTement; Ă prĂ©sent sa vue nâexciteroit pas oi la plus lĂ©gere Ă©motion j je fuis traira...;, ĂČ. presque contente -, je ne crain- Zs6 Lettres drai plus fa rencontre , ses importunitĂ©s ; nâest- ce pas oĂč tendoient tous mes voeux?... Avec quelle cruautĂ© il a cherchĂ© Ă me troubler encore , Ă rallumer cet amour quâil ne fut jamais digne de mâinspirer !... Eh, dâoĂč vient donc que je lâaimois tant ! Jâai regardĂ© ce matin son portrait ; je lâai tenu plus dâune heure ; je le considĂ©rois fans ressentir la moindre agitation; mĂȘme en l'examinant , je me fuis Ă©tonnĂ©e dâavoir Ă©tĂ© si attachĂ©e Ă cette image. Pourquoi nâai - je pu aimer que cet homme ? Quâa-t-il de si sĂ©duisant? Quel charme dĂ©cevant, rĂ©pandu dans mes yeux, prĂštoit tant dâa- grĂ©ment Ă cette physionomie? OĂč font ces grĂąces si touchantes ? QuâadmĂrois-je dans ces traits?.... O ma chere Henriette, notre prĂ©vention fait tout le mĂ©rite de Pobjet que nous prĂ©fĂ©rons ; elle pare PidĂČle de notre cĆur; elle lui donne chaque jour un nouvel ornement. Peu Ă peu, lâĂ©clat dont nous Pavons revĂȘtue nous Ă©blouit nous mĂȘmes, nous en impose, nous sĂ©duit, & nous adorons follement lâouvrage de notre imagination. Cc portrait, autrefois si chĂ©ri, est celui dâun homme trompeur. HĂ© ; as, je Pai regardĂ© long tems comme la reprĂ©sentation dâune crĂ©ature cĂ©leste!.... Oh, je ne puis plus le voir!.... Je le hais... Je me hais auffi... Je vous aime toujours. DE MILADY CATESBY. 3Ă7 'SĂȘ y-.~^ B b==±= ±== ± ==ĂŹlĂ* LETTRE XXVII. Samedi , d VincheJIer. Yods mouriez dâenvie que sir Henry parlĂąt; eh bien, le voilĂ dĂ©clarĂ©, proposĂ© & refusĂ©. Miiady Vinchester mâa vantĂ© lâamour de son frere , son respect, le silence quâil sâesl imposĂ© dans la crainte de me dĂ©plaire ; & pat sant de ses louanges aux miennes, elle mâa montrĂ© le dĂ©sir le plus obligeant dâacquĂ©rir en moi une sĆur aussi bien quâune amie. Vous jugez de mon embarras , ma chere , & des dĂ©tours polis quâil mâa fallu prendre. Jâai opposĂ© mes dĂ©goĂ»ts presque invincibles pour le mariage , nĂ©s du peu dâagrĂ©ment que jây ai T trouvĂ© , mon Ă©loignement pour lâamour , lâhabitude dâune libertĂ© quâon ne perd jamais fans regret. A la vĂ©ritĂ©, je ne fais pas de la mienne lâusage qui y attache la plupart des veuves dĂ©mon Ăąge, mais elle me donne lâespece de plaisir que sent un avare en calculant ses richeises. II jouit des biens quâil peut fe procurer, & poilede dans son imagination tous ceux oĂč lâĂ©tendue dc fa fortune peut atteindre. Un feu! homme, lui ai-je dit , pouvoir me dĂ©terminer Ă sacrifier cette libertĂ© prĂ©cieuse ; un autre nâaura jamais le mĂšme ascendant sur mon cĆur. Miiady est restĂ©e sa- Zl8 LettrĂ©s tisfaĂte des raisons que je lui allĂ©guois ; mais pour sir Henry quâeile a instruit de rnessen- timens , il est bien loin de les approuver * On ne peut plus vivre avec lui ; il ne fne parle point, ne me regarde point, contredit tout Ăe monde, gronde les valets des autres , chaste }es siens , brise tout ce quâil touche, renverse tout ce qui se trouve sur son paisage, va comme Un fou au travers dâun parterre, & revient en rĂȘvant donner de la tĂȘte dans le battant dâune porte fermĂ©e, fort Ă©tonnĂ© de se voir arrĂȘtĂ©... Mais quâun homme est injuste ! Su fantaisie est-elle Ă»ne loi? De quoi se fĂąche sir Henry i'A-t-il droit dâexiger que ses VolontĂ©s dĂ©terminent les miennes ? Jâai aimĂ© une crĂ©ature de son efpece... Ah , câest bien assez !.... Mais voici une lettre de vous... HĂ©las, que mâapprenez - Vous ! Quoi , lady ;Seymour ta quittĂ© la cour , renoncĂ© Ă la place?... Que je la plains! Que son malheur me touche ! Elle est dans la retraite, dans la plus haute dĂ©votion ; & câest la mort de milord Gage qui cause ce grand changement, bien grand assurĂ©ment. Personne ne teuoit tant au monde que cette dame... Ah, ma chere! perdre un homme quâelĂe aimoit si sincĂšrement, depuis si long-tĂȘtus ; avoir surmontĂ© tant d'obstacles ; ĂȘtre fur le point de PĂ©pouser, & se le voir enlever en un jour & en un moment par un accident!... Je ne puis refuser des larmes Ă ce triste Ă©vĂ©nement. Mais auĂsi quelle fureur Ă des gens de milady Catesby. de cc rang , de risquer dans ces courses Ă perdre fans honneur une vie chere Ă leur patrie, & quâils ne devroient exposer que pour elle !. Nâen sont-iis pas responsables Ă leurs compatriotes, Ă des parens qui les aiment, Ă une maitrelse dont ils causent ĂŹong-tems lâinquiĂ©- tude , & enfin le dĂ©s spoi r Ă* Pauvre lady Sey- niour! Ăa situation, & les rĂ©flexions quâelle vous engage Ă faire, ont pĂ©nĂ©trĂ© won cĆur. tous mes souhaits font remplis. LETTTRE XXX. Samedi , Ă VĂnchesiĂ©r. 3 âai passĂ© trois jours fans vous Ă©crire, nia chere, & je crains bien que mon silence ne A a ij Z64 i E T I R I S vous ait inquiĂ©tĂ©e j jâaieuun pende mal Ă Ăźa gorge, la fievre, & beaucoup dâaccablement» on mâa saignĂ©e malgrĂ© moi. Sir Henry n'a pas voulu perdre cette occasion de faires Ă©clater ion zele officieux ; il sâest emparĂ© de ma chambre, en a fait les honneurs... Cet hovnme est bon, il souffre; quelquefois il me fait pitiĂ©, plus souvent il mâimpatiente jâai !e cĆur assez sensible pour le plaindre, mais je lâai trop prĂ©venu pour lâaimer. John est revenu ; milord dâOssery est dans une convalescence qui promet un trĂšs prompt rĂ©tablissement; mon imbĂ©cille messager me cause Ă prĂ©sent une autre forte dâinquiĂ©tude.... Mais on mâannonce Abraham, le valet-de- chambre de milord_ Mon dieu! que me veut-il ? Oh, que le cĆur me bat !.... Si troublĂ©e pour un homme Ă lui! Eh, que feroit-ce donc si le comte lui-mĂšnie ?... Que de variĂ©tĂ© dans ma foible tĂšte! Je brĂ»lois de le voir il y a quelques jours, & ,1e seul nom dâAbraham mâinterdit? ... Ce st un billet quâil mâapporte... Ce pauvre Abraham, il est ii charmĂ© de me revoir , quâii ne peut me parler... Mais lisons... Ces lignes font tracĂ©es avec difficultĂ©... II a Ă©tĂ© bien .mal... Voyez, ma chere, ce quâil mâĂ©crit» Billet de milord d] Offery , Ă milady Cateshy, ÂŁ Q_u o I, madame , vous avez daignĂ© vous intĂ©resser Ă mes jours ! Cette bontĂ© me touche 55 DE MILADY CATESBY. Z65 vivement ; mais la dois-je Ă votre feule pi- ,, tiĂ©, ou Ă un Foible reste de cette amitiĂ©?... â HĂ©las, jâofe Ă peine me flater que vous cĂŹĂl â conserviez un lĂ©ger souvenir! QuâĂźl me sĂ©- â roit doux de penser quâelle nâest pas entiĂ©re- â ment Ă©teinte dans votre cĆur! Ah, si lâar- â d eu r de la mienne pouVoit la ranimer en- â core!... Mais vous ne voulez pas mâĂ©cotiter. â Recevez, madame, me$ Respectueux remeir- â cĂŹmens. Sans examiner le sentiment qui , vous a fait prendre part Ă mon Ă©tat, je dote â me trouver heureux de savoir excitĂ© â. Vous voyez, il sait que jâni craint pour st vie. John, simpertinent John est cause de ces remercĂźmens quâil me fait... Mais je fuis obligĂ©e de finir ; on attend aprĂšs mĂĄ lettre. Je ne veux pas vous laitier un jour de plus dans lâincertitude de ce qui peut ĂȘtre arrivĂ©; & puis il faut une rĂ©ponse Ă Abraham. Ah, câest une grande affaire que cette rĂ©ponse ! LETTRE XXXI. Dimanche , a Vinchestcr. oyez, ma chere Henriette, dans quel embarras me jettent ma vivacitĂ©, cette prĂ©cipitation, avec laquelle jâenvoyai John , fans A a iij g66 Lettres lâavertirde se cacher, saris lui dĂ©fendre de me nommer, fans lui donner dâautreordre que de sâinstruire. Lâimprudent animal nâarien sude mieux que dâaller tout droit chez sir Halifax ; de renouveller connoissance avec Abraham j de lui dire quâil venoit de ma part, & de rĂ©tablir dans lâantichambre de milord dâOĂfery. Le pauvre malade, charmĂ© de savoir prĂšs de lui un de mes gens, envoyĂ© par moi, a voulu le voir. Monsieur John , comme il me lâa redit lui-mĂšme, a requ avec bien de la joie f oi> dre d'entre r ; a rĂ©pondu Ă toutes les questions de milord ; lâa assurĂ© que milady Ă©tait plus morte que vive en le faisant partir ; qiCelle avait toujours bien de C amitiĂ© pour milord , Ă©tait Ă peine contente de recevoir trois buletins par jour , que lui John avoit lâhonneur de lui envoyer. ... Si vous saviez avec quelle satisfaction cet Ă©tourdi mâa rendu dompte de fa commission; comme il sâapplaudit des merveilles quâil a faites !..., AprĂšs tout, je ne dois me plaindre que dĂ©mon peu de prĂ©voyance, jâai renvoyĂ© Abraham fans rĂ©ponse hier je me fuis excusĂ©e fur la foibleĂfe de ma tĂȘte.... Ah, ce nâest pas celle que je crains le plus!.... Encore Abraham !..., Encore une lettre !.... Voyons... Ce nâest pas la peine de copier son billet; câest Ă peu prĂšs celui dâhier , exceptĂ© beaucoup dâinquiĂ©tude fur ce mal de gorge que je nâaĂ plus. Voyez-moi ,Ă©coutez-moi -, toujours la mĂȘme çhofe. II faut rĂ©pondre, âą.. Mais quâil mâesi t DE M ĂŻ L Ă D Y CATESBY. difficile de lui Ă©crire ! Le zĂ©lĂ© Abraham a dit Ă Betty , quâil ne partiroit point dans u rie lettre... A mesureque mes craintes'se sont diĂßÏ- péés , ma fiertĂ© a repris-de Pempire fui mon ame. Je fuis trĂšs fĂąchĂ©e quĂ« nirlord dâOĂĂŻery en puiife douter de cette ; amitiĂ©iiont il feint dâĂȘtrĂš ĂŹ peu sĂ»r. Par cette feinte , il mĂ©nage mĂĄ vanitĂ© son adresse ne mâichappe point... Oh, ces hommeslces hommes! Remarquez-vous comme ils savent tirer parti des Ă©vĂĄnemens ? Lorsque les moyens de nous subjuguer semblent leur manquer, un incident imprĂ©vu , le hasard , une maladie les ramĂšnent vers le but quâils sâĂ©toient proposĂ©. Qn ne veut point les voir , on ne veut point les entendre, tout paroit fini ; mais leurs re;fources ne sâĂ©puifient jamais. Quand ils ne firvent plus que faire, ils ont la fievre,, ma chere; ils nâont plus qu'un instant Ă vivre j ils remplissent notre imagination de terreur i sâossrent Ă notre idĂ©e fous un aspect attendrissant 5 mettent fous nos yeux le spectacle effrayant de la mort, de la destruction de cette forme enchantereĂĂŹĂš qui nous sĂ©duisoit & I* fievre la plus pas ce qui les tue, c t est notre duretĂ©... II nâa pas songĂ© Ă me dire cela... Mais Abraham attend. Je uâaurois jamais cru avoir ll peu dâesprit. Je ne trouve rien Ă dire.... Oh, ce mĂ©chant John ! queue sâest-il cachĂ©!... Je rĂȘve en vain ... Ceim qui mâĂ©crit nâest-il pas ce mĂȘme milord dâOĂlĂȘry quimâa causĂ© des peines si sensibles, qui mâa A a iv Z68 Lettres abandonnĂ©e Ă Erford, qui sâqst mariĂ© Ă miss Jenny \ Ces torts-sont-ils diminuĂ©s? Non, mais.,, il a Ă©tĂ© malade. Allons, je vais Ă©crire.... Je ne vous envoie point la copie de mon billet; il est trĂšs court, trĂšs Ă©tudiĂ©, & trĂšs mauvais. Adieu, ma chere Henriette; je vous aime toujours, Ăź LETTRE XXXII, Lundi, J E viens de me' promener au bord dâune petite riviere qui baigne les murs dâun pavillon oĂč je vais souvent voir pĂ©cher. Comme il Ă©toit fort matin , je me suis amusĂ©e Ă regarder traverser la riviere Ă de jeunes paysannes qui vont vendre des fleurs & des fruits Ă la ville prochaine. Elles chantent, rient dans leur bateau; elles offrent lâimage de la joie; leur habit est propre, leurs corbeilles bien arrangĂ©es. Elles ont de grands chapeaux de paille. fous lesquels on les croiroit toutes jolies ; elles font vraiment agrĂ©ables. Comme le bateau venoit de partir , une mieux faite que les autres, est arrivĂ©e ; elle paroi doit triste& fans montrer de regret de ce quâon ne Pavoit point attendue , elle a posĂ© fa corbeille fur un monceau de fable, & sâest mise Ă se promener au bord de Peau. JâaĂź dit Ă BĂŻ MILADY CatESIY, Z69 Betty de lâappeller ; elle est venue Ă nous; jâai achetĂ© tout ses bouquets, & lui ai demandĂ© pourquoi elle ne chantait pas comme les autres. Ma question lâa Ă©mue ; elle a fait une petite mine pour sâempĂȘcher de pleurer, & mâa dit avec une ingĂ©nuitĂ© charmante, quâelle Ă©toit prĂȘte Ă rompreson coeuri queMosĂšs, un des fermiers de milord Vinchester,la feroit mourir de chagrin elle & une autre ; & le souvenir de cet autre lâa fait pleurer, & bien fort. La pauvre enfant mâa intĂ©ressĂ©e ; jâai voulu tout savoir; & voici ĂŹâhiitoire de ma petite jardiniere. Câest que MosĂšs.... Ecoutez bien , ma chere.... MosĂšs est un mĂ©chant avare. II avoit accordĂ© Tommy son petit-fils, avec Sara, qui aime, Totnmy comme ses deux yeux. La noce alĂŹoit Te faire ; les habits Ă©toient achetĂ©s , les parens priĂ©s, les violons retenus ; voilĂ qu'une lettre venue dâOrford a fait changer MosĂšs. La sĆur de Tommy est morte ; elle a laissĂ© de lâargenfc Ă Tommy, & le vilain MosĂšs ne veut plus de Sara pour fa petite-fdle, Ă moins quâon nâaug- mente fa dot Ă proportion de lâhĂ©ritage. La mere de Sa^a qui est fiere, sâest emportĂ©e, a tout rompu ; & comme elle est dâun naturel lin peu vif, elle veut tordre le cou Ă Sara, si elle aime encore le petit-fils de cet arabe de MosĂšs ; & la pauvre Sara aura le cou tordu , voyez-vous, car elle lâaime toujours ; & lâhon- jiĂšte Tommy rompra son cĆur auĂlĂŹ, plutĂŽt que de renoncer Ă Sara. 37 0 Lettres Entre le bonheur ou le malheur de ces simples & tendres amans , cent cinquante guinĂ©es sâĂ©levoient comme une barriĂšre insurmontable. Je Pai ĂorcĂ©e jâai tout apptani ; le juif Mo- sĂšs , la fiere jardiniere, lâhonnĂȘte Tommy & la jolie Sara , font dâaccord. Ce moment e!ĂŹ un de ceux ou jâai senti Pavantage dâĂštrç riche. Je marie aprĂšs demain mon aimable villageoise, & je la marie avec Ă©clat. Je donne un grand souper, illumination, feu & musique far Peau;ensuite un bal masquĂ© , oĂč tout le monde sera bien venu. Milord Winchester me prĂȘte le pavillon qui donne sur la riviĂšre; il est grand, ornĂ©, trĂšs propre pour mon dessein. Nos dames font enchantĂ©es de cette espece de fĂȘte sir Henry, malgrĂ© sa mauvaise humeur, est mon intendant; il a reçu mes ordres avec alitant de gravitĂ© , quâi'l eĂ»t pris une patente du premier ministre. Milady Winchester & sir James feront les honneurs du bal ; la comtesse de Sunderland, ceux du souper ; moi, je regarderai sâils sâacquittent bien des emplois que je leur confiq. Je fuis gaie, ma chere ;'je commence Ă reprendre le goĂ»t des amusemens ; je ne veux pas examiner la cause de ce changement , je trouverais peĂčt-Ăštre.... Nâallcz pas croire que le mariage de Sara soit un prĂ©texte pour cĂ©lĂ©brer la convalescence de ce pauvre comte. . . . Nâest - ce pas ainsi que vous Pap- pellez? En tout cas John nâen fait rien ; mon ĂĂšcret xst en furetĂ©. Adieu , ma chere Hen- / 0 E M I L A D Y C A T E S B Y. 37* nette » je voudrois bien vous voir danser Ă ce bal. LETTRE XXXIII. Mardi, Ă VĂŹnchejĂŹer. Ençore une lettre! VoilĂ un commerce bien exact & bien dangereux jâai Ă tout moment besoin de me souvenir que milord dâOs- sery mâa trompĂ©e. MalgrĂ© ce souvenir, comment rĂ©sister aux mouvemens de mon cĆur ? Ils me portent Ă l'Ă©couter Mais que me dira- t-il ? Ses offres rĂ©itĂ©rĂ©es de se justifier mâĂ©ton- nent & mâimpatientent eh, comment le pourroit-il! II s'est mariĂ©", il a mĂȘme une fille de ce mariage... On dit quâelle s'appelle Juliette.... Insolent! donner mon nom Ă la fille de sa femme! Miladv Arthur, tante de feu milady dâOĂsery , est ici depuis huit jours-» elle parle continuellement des grĂąces & de la beautĂ© de la petite dâOssery. Cette femme est la plus ennuyeuse CrĂ©ature qu'iĂź soir polsible ds rencontrer. Mais voici la lettre de milord. ^ MilçnĂŹ d'Ojsery, Ă milmĂŻy Catesby .- ^ HĂ©las, de quoi me fĂ©iicitez-vous ĂŹua- ame!Deauel prix font pour moi des jours ; re vous ne voulez plus rendre heureux { 372 Lettres Vous, des Ă©gards! Ah, vous ne pouviez 3, mâaffliger plus sensiblement que par cette ,3, insultante politeßÏe ! Elle etĂŹ toujours com- 33 pagne de ['indiffĂ©rence. Supprimez-les ces j, Ă©gards ; câest votre pitiĂ© , votre tendre pitiĂ© , 3, qui mâest nĂ©cessaire; câest une condeĂcen- â dance dâun jour, dâune heure, que je vous de- 3, mande. Ne mâentendrez- vous point ? Suis-jc 33 condamnĂ© faus retour? Me refuserez-vous 33 une grĂące accordĂ©e aux plus vils criminels ? â Nous avons Ă©tĂ© amis... Ne vous fouvient-il 33 plus que vous mâavez donnĂ© un nom plus â doux ? Mon amour , le vĂŽtre, vos promesses, 33 vos fermens mĂȘme, tout est-il effacĂ© ?... Rap- â pellez-vous Erford, ma chere, mon ado- â table Juliette... Câest un homme autrefois j, honorĂ© de votre tendresse, qui vous de- 33 mande Ă genoux un moment dâentretien. ,3 Par tout ce qui peut vous toucher , je vous 3, conjure de ne pas rejetter ma priere. Ne 33 continuez pas Ă affliger un malheureux donc j, le fort est dans vos mains. Non , je neper- 3, d rai quâavec la vie Iâefpoir dâobtenir de vous j, un gĂ©nĂ©reux pardon. Jâai un secret que je 3, ne puis rĂ©vĂ©ler quâĂ vous; donnez-moi un 3, jour, madame au nom du ciel , ne soyez 33 pas inexorable 33 . Sa chere , son adorable Juliette ! Cela est assez familier, je vous assure; & vous voyez quelle obstination Ă fe faire Ă©couter.... Ah, cette ma- DE M1LADY C A TES B Y. Z?Z ladie oĂč mâa-t-elle engagĂ©e!... Le voir! La seule idĂ©e d'une telle entrevue me fait tres. saillir.... Mais cette audace de vouloir me parler!... Cet homme est bien hardi! Ne de- v roi t-il pas Ă©viter mes regards? Quelle pour- roit ĂȘtre fa contenance devant moi ! Ne suis-je pas en droit de lâaccabler de reproches?.... Eli bien , il ne me craint point du tout! DâoĂč vient que je le redoute, moi qui peux lever les yeux fur lui avec la noble assurance que donne la certitude dâavoir toujours bien fait 7 Que je me rappelle Erford f HĂ©las, sâil mây avoit vue aprĂšs son dĂ©part, oferoit-il me prier de me le rappeller ? H connoĂźt les fautes ; mais quâil est loin d'imaginer comment je les ai senties !... Peut - il jamais excuser cet abandon cruel? Eh, pourquoi feignoit-il? Pourquoi feint-il encore ? Je me prĂ©parois avec plaisir Ă Ăźa fĂȘte que je donne. Cette lettre vient troubler ma joie, mâembarrasser, me retracer uu terns.,.. Ah , rien nâest effacĂ©]... Vous ĂȘtes fort capable de rire de mes chagrins, - vous me ditĂšs que je devrois l'avoir vu , Pavoir entendu , que tout Jeroit terminĂ©. Vous qui nâavez jamais eu Ă pardonner que des sautes lĂ©geres, quelques mouvemens de jalousie, de Pimpatience, de Phumeur pem-Ăštre, vous croyez quâon peut fe rĂ©soudre aisĂ©ment -, quâil est facile de savoir ce quâon veut... Je ne puis comprendre cet espoir de pardon ! Mon dessein nâest pas de P affliger. Je le verrois, si je croyois pouvoir Z 74 Lettres soutenir sa prĂ©sence; je lâĂ©couterois, shl Ă©toit poiĂĂźbie cĂŹ'excuser... Mais, je vais lui Ă©crire. Milady Catesby, Ă milord dâOfJcry. âEh, pourquoi, milord , nâauro's-je poinĂ ,3 tout oubliĂ©? 'Qui m engageoitĂ me souvenir j, dâun ingrat Ă mâoccuper dâun infidĂšle? Ne ,3 mâavez-vous pas priĂ© de vous oublier ? Com- 33 ment osez-vous me rappeller un tems & des â lieux auxqucls je ne puis songer sans vous â haĂŻr ? Quel droit avez-vous encore Ă moix ,3 amitiĂ©, aprĂšs mâavoir si cruellement rĂ©- â compensĂ©e de celle que je vous ai montrĂ©e? ,3 Si vorre lĂ©gĂšretĂ© mâa rendue Ă moi. mĂȘme , â vous ne pouvez vous plaindre que de votre â cĆur. Jâignore par quel caprice vous ĂembleZ â aujourdâhui faire dĂ©pendre votre bonheur ,3 de lâentretien que Vous me demandez ; je ,3 ne puis consentir Ă vous lâaccorder. Accou-Ă â tumĂ©e depuis si long-tems Ă penser que je â ne vous verrai jamais, il mâest impossible j, de me familiariser avec lâidĂ©e de vous revoir, â Si vous avez des secrets quâil vous importe â de me communiquer, vous pouvez me les â Ă©crire, sĂ»r de ma discrĂ©tion Ă les taire, & 3, de mon exactitude Ă vous faire remettre ce 3, que vous m'aurez Ă©crit. En vĂ©ritĂ© , milord, 3, recevoir de vos lettres est Tunique com- 33 plaisance oĂč je puisse me forcer pour voua â obliger,,. a JDE MI LA D V CATESEY. Z7s Je suis fĂĄchce dâavoir envoyĂ© cette lettre on dit qu'entre des amans brouillĂ©s un reproche est le prĂ©liminaire d'un traitĂ© de paix. Adieu, mon aimable Henriette; je vous aime toujours. LETTRE XXXIV. Mercredi... Non, jeudi , Ă six heures du nmtin. O», ma chere Henriette, quelle agitation dans mes sens !.. .. Quel trouble dans mon ame !... Je lâai vu... II mâa parlĂ© .... CâĂ©toit lui... II Ă©toit au bal.... Oui, lui, milord dâOs- sery.... Ah, ne me dites plus de le voir! Ne me priez plus de lâentendre ! II est bien sĂ»r que je ne puis supporter la prĂ©sence de cet.... Je ne sais quel nom lui donner. Peut-on ĂȘtre plus hardi, plus imprudent ? Mâexposer !.... Je le hais, je crois.... Et pourtant je voudrois- avoir eu plus dâempire fur moi-mĂȘme.... Je voudrois savoir Ă©coutĂ©. Quel est donc ce mouvement qui mâentraĂŹne avec force, & me fait agir contre ma volontĂ©?.... Je vais partir s retourner Ă Londres.... Ce nâest pas par obstination , mais par nĂ©cessitĂ© , par faiblesse , quq jâĂ©viterai le comte dâOĂlery. 11 faut bien me dĂ©terminer Ă 1c fuir, puisque je ne puis le vok avec tranquillitĂ©. Z76 Lettres Le jour Ă©toit dĂ©jĂ grand z fatiguĂ©e de dĂĄrĂŹ- ser, ennuyĂ©e du bal , jâai palfĂ© sur la terrassiĂ pour prendre lâair. Un masque en domino noir, qui me suivoit depuis une heure , est venu se placer Ă mes cĂŽtĂ©s. Dans un lieu aussi spacieux, jâai trouvĂ© un peu extraordinaire quâon choisĂźt lâendroit oĂč jâĂ©tois pour mây gĂȘner, car le masque sâĂ©toit assis tout prĂšs de moi. Mais jugez de ma surprise , quand sainiiĂ nt une de mes mains, la retenant malgrĂ© moi , & ia preĂsant dans les siennes, ce masque mâa dit d un ton Ă©mu Eh quoi, lady Juliette se plaĂźt encore Ă faire des heureux Ă On mâavoit assurĂ© quâelle nâĂ©toit plus sensible Ă cette sorte de plaisir.,. Oh, le son de cette voix a pĂ©nĂ©trĂ© comme un trait jusquâau fond de mon cĆur ! Je lâai reconnu... Eh, quel autre eĂ»t osĂ© prendre cette libertĂ© ! rnâeĂ»t tenu un tel langage !... Jâai voulu fuir ; lâaudacieuxsâest saisi de ma robe, & mâa retenue dans ma place. II a ĂŽtĂ© brusquement son masque, sou camail sâest renversĂ©... Ah , ma chere Henriette , quâil Ă©toit bien ! Le dĂ©sordre deses cheveux donnoitune grĂące nouvelle Ă ses traits j un air animĂ©, passionnĂ© mĂȘme... Comment lâaspect de cet aimable visage mâa-t-i! causĂ© un trouble si cruel, si contraire Ă lâimpreffion qitâil sembioitfaire iur moiĂ'Tout- Ă -coup jâai perdu !a facultĂ© de voir & dâen- tendre, un froid mortel mâa saisie, Je ne sais ce que le comte mâa dit, je ne fais comment il a rassemblĂ© tout le monde auprĂšs de moi. En rouvrant DĂ MĂLAOY C A T E S B Y. 377 fouvrant les yeux § je me fuis vue entourĂ©e dâune infinitĂ© de personnes, parmi lesquelles je eherchois en vain milord dâOssery je lâai ap- perçu au bout de la terrasse; & dĂšs que je me fuis levĂ©e j il a diĂparu, le bal a fini, & me voilĂ dans mon lit Ă vous Ă©crire* Ă rĂ©flĂ©chir, Ă me chagriner./;. Je ne fais quel parti prendre. * LETTRE XXXV. Vendredi , Ă VinchejĂŹer, Je reçois des invitations si pressantes de milord d'Ormond, ma cousine & lui continuent Ă me prier avec tailt dâinstances dâaller les trouver Ă Erford * que je ne puis me refuser plus long-tems Ă leur empressement. Je ne fais pourquoi je sens affoiblir ma rĂ©pugnance pour retourner dans ce lieu jâai annoncĂ© mon dĂ©part ici si jâĂ©tois vaine, je pourrois mâĂ©ten- dre fur le regret que tout le monde paroit avoir de me perdre. Sir James sâen va. Pour le pauvre sir Henry, la triĂlelfe est inexprimable ; il me fait une peine extrĂȘme jâefpere que mon absence lui fera utile. On dit, ma chere * que Pabfence est un remede salutaire contre lâamour ; remede violent , que Ăźle malade prend toujours aeve dĂ©goĂ»t, & qui n'o- pere pas fur tous les tempĂ©ramens. Je vais Tome L B b Lettres 378 me rapprocher de vous, mon arrable amie; câest un grand plaisir pour moi. AprĂšs quelque sĂ©jour Ă Erford je retournerai Ă Londres, & nous irons ensemble Ă ma jolie maison dâAm- Ăleat... Voici Abraham,.. Quel paquet iĂź rn apporte I Tout un cachier Ă©crit de la main da milord...Ob permettez, permettez,ma cbere-que je vous laiĂle!... Je brĂ»le de lire... Ah ,quâest- ce donc quâil me dit ! Vous le saurez dĂšs que jâaurai parcouru ce cahier. Milord d'Ojscry , Ă mifady Catesby. * Lâaventure du bal mâa trop appris, ma- dame, que je ne puis espĂ©rer de devoir au â hasard ou Ă mou adresse, la saveur dâun â entretien avec vous. Lâhorreur que vous a M fait ma prĂ©sence , TĂ©tĂąt oĂč je vous ai vue t â 8c la douleur que jâai sentie dâen ĂȘtrĂŽ la â cause , rnâont dĂ©terminĂ© Ă renoncer au pro- Ă5 jet de mâapprocher de vous fans votre or- â dre positif, je consens Ă vous Ă©crire ce que â je voulois vous dire si vous aviez pu mâĂ©- â coĂ»ter ; vous me promettez de garder mon â secret , je ne doute point de votre discrĂ©- â tien. Cependant, comme vous pourriez sen- M tir quelque peine en cachant Ă lady Hen- ,, rie t te des faits oĂč vous ĂȘtes intĂ©ressĂ©e, je â nâexige pas que vous vous gĂȘniez fur ce point. Tout ce qui vous est cher acquiert â des droits fur mon cĆur ; votre amie ne Ă E MI L A D Y CatESBY. Z 79 ĂĄj peut ĂȘtre une personne indiffĂ©rente pou r â moi. Ah, lady Juliette, lorsque vous au- j, rez lu , fi vous ne me pardonnez pas , vous j, nâavez jamais aimĂ© celui qui vous aimera i, toujours âj Histoire de milord d'0ÂŁfery. Lorsque lady Charlotte Chester eut donnĂ© au duc de Penbroke une prĂ©fĂ©rence que mes foins & mon attachement mâavoicnt sait e& pĂ©rer, je voulus mâĂ©loigncr dâelie , & je paf. sai en France. JâĂ©tois vivement touchĂ© de fa perfidie; elle me porta Ă Ă©viter les femmes; je jugeai de toutes, par la feule que jâavois examinĂ©e ; je pensai que lâintĂ©rĂȘt'& la vanitĂ© Ă©toient les uniques poisons dont elles fuifent susceptibles. Je m'armai donc contre elles de la connoiiĂŹanee que je croyois avoir acquise de leur ame, & remployai avec succĂšs pour me garantir de leurs charmes. On me prĂ©fentoit Ă la cour; Ă la ville, comme un sauvage qui joignoit Ă la fĂ©rocitĂ© attribuĂ©e Ă fa nation , un Ă©loignement rĂ©voltant pour des goĂ»ts adoptĂ©s & des usages rĂ©gns. Ma sagesse paroiflĂČit ridicule , fur - tout dans lâĂąge oĂč l'on est convenu de fe livrer Ă tous les dĂ©rĂ©gletnens dont on croit quâiĂ peut ĂȘtre lâexcufe. Je ne fais jrafqu'oĂč lâindul- gence des François sâĂ©tend fur cet article. Ici jâai vu bien des gens qui, pour avoir trop B b ij 230 Lettres espĂ©rĂ© de cette excuse. nâont pu dans leur maturitĂ© faire oublier leur jeunesse. Six mois aprĂšs mon dĂ©part de Lon Ires » nv n frere aine fut tuĂ© fur mer, & le second mourut en EcoĂĂŹe dâune chiite quâil fit Ă la chaise. Ma fortune devint Ă©gale Ă celle d u duc de Penhroke ; je pensai que la ducheise se repentiroit peut - ĂȘtre dâavoir prĂ©cipitĂ© son choix. Le regret dont jâimaginai quâelle se- rott pĂ©nĂ©trĂ©e, fut 'avantage le plus rĂ©el que je crus trouver en hĂ©ritant des titres & des biens de ma maison. Mon sĂ©jour en France ne mâĂŽta point les impressions que jây avois apportĂ©es les femmes mây parurent charmantes; mais lâidĂ©ede lady Charlotte &le souvenir de son inconstance me dĂ©fendirent contre !'amour. Je revins en Angleterre, dĂ©gagĂ© de ma passion , mais sensible encore au regret de mây ĂȘtre abandonnĂ© Lavuede la duchdĂe me chagrina, &me fit Ă©prouver une sorte dâentiui qui me donna du dĂ©goĂ»t pour Londres. Je rĂ©solus de mâen Ă©loigner encore, & je me prĂ©parois Ă revoir lâItaiie , quand dâOr- mond, instruit de mon retour , me pressa dâal- 3er ie voir Ă Erford. Je mây rendis, croyant y passer peu de jours.; mais je trouvai dans vos yeux iâattraitdatteur qui devoit me fixer dans. ma patrie, & me rĂ©concilier avec le sexe aimable dont lady Juliette est lâornement. Vous fĂźtes naĂźtre dans mon cĆur des senti mens bien nouveaux pour moi; ils inâapprirent que jt DE MI LA D Y qATEĂBY. ZZl nâavois point aimĂ© lady Charlotte, & que la vanitĂ© blessĂ©e peut exciter dans notre ame tous les regrets qui semblent naĂźtre de iâamour trahi ou mĂ©prisĂ©. DâOrsey vous importuna bientĂŽt par ses empreffemens ; son exemple mâessraya ; sĂ©loi- gnement que sa tcndreĂie vous donna pour lui, me fit mettre tous mes foins Ă vous cacher la mienne. EcoutĂ©, prĂ©fĂ©rĂ© comme ami, jecraignois de paraĂźtre comme amant il m'Ă©- - toit si doux dâavoir votre confiance, dâĂ«tre de moitiĂ© de vos amusĂšmens , de vous voir fans cesse fans vous donner dâennui ni vous inspirer de contrainte , que je nâosois risquer de perdre ce bien , en vous dĂ©couvrant le dessein de vous plaire. Quelquefois il me sembloit que vous me deviniez. Jâoubliai un jour que je nâĂ©tois pas en droit de me montrer jaloux ; je vous laissai voir du dĂ©pit, dç shu- meur. Mon trouble vous toucha , il vous toucha trop mĂȘme... Que je sens de plaisir Ă me rappelles ces premiers iussans de mon bonheur, ccs tems heureux oĂč , fans vous lâavouer peut- ĂȘtre , vous partagiez toĂșs les mouvemens de mou ame ! Ils font passĂ©s , ces momens dĂ©licieux, & ladv Juliette ne sâen souvient plus. Avec quelle peine je renfermois en moi- mĂšme des sendmens si vifs , si tendres ! Combien le souvenir de lady Charlotte mâintimi- doit ! Je ne considĂ©rois plus son changement sous le mĂȘme aspect j depuis que je vous ai- B iij A8S Lettres mois, jâexcufois la lĂ©gĂ©retĂ© de milady Pen-. jbroke ; il me fembloit que je nâavois point en moi ce charme attirant qui fait naĂźtre lâamour & le rend confiant. Jâosai parler enfin ; mes 'vĆux surent comblĂ©s. Vous consentiez Ă me donner votre main; tout mâannonçoit des jours heureux dans lâivreffe de ma joie, trop prompt Ă me flatter , jâajoutois dejĂ au bonheur dont je jouissais, la fĂ©licitĂ© suprĂȘme qui mâĂ©toit promise,quand je fus invitĂ© aux noces de Portltmd. Je ne fais quel preĂfentimentfejoignoitĂ la douleur que je sentois en mâcloignant de vous;mais je partis dâErford, accablĂ© du regret de vous quitter. HĂ©las , ce chagrin Ă©toit le tride prĂ©sage du malheur qui devoir mâarriver !... Avant que jâentre dans le dĂ©tail humiliant de lâaventure fatale qui nous sĂ©para, permettez-moi dâim- plĂłréï votre indulgence... Mais comment espĂ©rer de vous toucher, fi vous ne mâaimez plus, si ma vue vous effraie, si vous mâavez fermĂ© pour jamais ce cĆur autrefois si tendre pour moi, si sensible Ăąmes moindres inquiĂ©tudes ! Que de sermens vous trahissez , si le foin de mon bonheur ne vous intĂ©ressĂ© plus ! Quoi , cette passion si chere ! ces plaisirs si-purs quâelle nous fit goĂ»ter, ne peuvept-ils ranimer en vous une Ă©tincelle de ce feu ?... Ah, remettez fur vos yeux le bandeau de lâamour ; quâil vous cache mes fautes , & ne vous laisse voir Hue mon repentir. Je retournais Ă Erford qvec la-vitesse & DE MILADĂ CATESBY. Z8Z rimpatience dâun amant qui va revoir ce quâil aime, iorsquâen passant Ă Midleiex > je rencontrai Mouron, benne t. Andson, Lindsey , & plusieurs jeunes gentilshommes avec lesquels javois Ă©tĂ© Ă runiversitĂ©. A Pexception de Monfort qui Ă©toit mon ami , jâtvois peu revu les autres t ils avoient arrĂȘtĂ© Abraham qui courait devant moi, & mâarrĂšurent austi Ă la poste, oĂč ils mâattendoient. Ils revenoient de la chasse, & soupaient tous chez Monfort, dont la mers avoit une maison dans ce lieu. fut impossible de rĂ©sister Ă leurs priĂšres , ou, pour mieux dire, Ă leurs importunitĂ©s ; ils mâobligerent dâaccepter un souper qui ne me promettait aucun agrĂ©ment, & me privoitdu plaisir dâarriver assez tĂŽt Ă Ersord pour vous voir au moins un instant. CâĂ©toit des heures dĂ©robĂ©es Ă iâamour ; je les perdois Ă regret, & nâen fis le sacrifice quâavec une extrĂȘme rĂ©pugnance. La mere de Monfort Ă©toit partis le matin pour Londres, oĂč une affaire pressante lâavoit appelles ainsi notre souper de- venoit une de ces parties libres & bruyantes , oĂč l'on sâĂ©tourdit en parlant tous Ă la fois, qui finissent par des paris ridicules oĂč ruineux, souvent mĂȘme par briser les meubles, & sâĂ©gor- ger fur leurs dĂ©bris. Lâennui me saisit dĂšs le premier service , il augmenta de plus en plus ; lâin- supportable joie des convives , LĂ©clat de leurs voix & le dĂ©sordre de leurs propos me firent maudire cent fois lâinĂtant oĂč je les avois ren- Ăib iv LettrĂ©s Z84 contrĂ©s. Le sang froid que je conservois parmi ces extravagans , ajoutoit au dĂ©goĂ»t quâils mâinspiroient je mâen apperçus;& voulant tirer quelque parti de la dĂ©sagrĂ©able situation oĂč je me trou vois , /imaginai que le seul moyen de la sentir moins , Ă©toit de mâefforcer de perdre une partie de ma raison. Je ne pouvois plus espĂ©rer de vous voir en arrivant ; je rĂ©solus donc de faire comme les autres , & je me prĂȘtai Ă leur folle gaietĂ©. Ce projet me rĂ©ussit, je commençai bientĂŽt Ă trouver mes anciens camarades un peu plus supportables. La conversation varioit & nâĂ©toit guera suivie ; elle tomba sur les femmes , on en parla avec plus de vivacitĂ© que de dĂ©cence les uns les exaltoienc, les autres les dĂ©chiroient, Lindsey, naturellement sensible & honnĂȘte, les dĂ©fendit avec chaleur il ramena Ă lâopi- nion oĂč il Ă©toit, que la douceur dâĂ«tre aimĂ© dâune feule Temporte de beaucoup furie plaisir de mĂ©dire de toutes. On se rĂ©unit donc pour louer ces ĂȘtres charmans, auxquels le ciel remit le pouvoir de nous rendre heureux. Lâuii parloir de leur beautĂ© dont battrait a tant de force fur nos cĆurs, lâautre yantoit leur esprit plus sĂ©duisant encore , la finesse de leur goĂ»t, & la dĂ©licatesse de leurs senti mens. Mon- fort tout seul soutint que lâesprit naturel & PingĂ©nuitĂ© surpajsoient le savoir & les talens quâon faisoit RequĂ©rir aux femmes , & que »L MI L A D Y CĂąTESBY. Z8s la plus simple Ă©toit!a plus aimable. On disputa contre lui > il sâohstina;&pour prouver ce quâii avanqoit, il envoya dire Ă la gouvernante de fa sĆur, de venir avec elle. II falloir ĂȘtre auĂßß peu capable de rĂ©flexion quâil lâĂ©toit alors, pouc exposer sa sĆur Ă paroĂtre au milieu de dix ou douze jeunes foux , peu en Ă©tat de songer- Ă ce quâils dĂ©voient Ă son sexe & Ă son Ăąge. Eli attendant quâon ramenĂąt, Monfort nous apprit Hue depuis la veille seulement elle Ă©toitsortie de la maison oĂč elle avoir Ă©tĂ© Ă©levĂ©e j il fit Ă©clater lâamitic la plus vive pour elle , A nous as. sura que persopue ne pouvoir ĂȘtre plus simple ni plus aimable. Miss Jenny vint alors confirmer par fa prĂ©sence les louanges que son frere donnoit Ă lâingĂ©nuitĂ©. Son air annon- çoit ce caractĂšre , il Ă©toit doux , modeste ; une figure noble, gracieuse dans tous ses mou- vemens , rĂ©paroit en elle le dĂ©faut de rĂ©gularitĂ©. Elle avoir cet agrĂ©ment que donne la fraĂźcheur de la premiere jeunesse ; & ses traits, fans ĂȘtre beaux,'oiĂroient quelque chose de touchant. Elle prit sa place auprĂšs de Mon- fort; & par loutniĂsion pour ses ordres rĂ©itĂ©rĂ©s, elle fit raison Ă ses amis des santĂ©s qu'ils lui portoient tous Ă la fois. Sa vue avoir ranimĂ© leur joie; il Ă©toit heureux pour elle que son extrĂȘme simplicitĂ© lui dĂ©robĂąt une partie des transports quâelle excitoit , & des expressions dont on se servoit pour vanter ses charmes. Sir Bennet sâempara de Ăa gouvernante ^ Lettres 386 Ăk la mit bientĂŽt hors dâĂ©tat de veiller fur ft jeune Ă© eve. Mis Jenny, ennuyĂ©e dâun monde auquel elle nâĂ©toit point accoutumĂ©e, insista fur la permission de fe retirer j elle lâobtint avec peine , & nous quitta avec plus de plaisir quâelle nâen avoir senti Ă nous voir. Quelques momens aprĂšs, Ă©tourdi par le bruit, fatigue de chaleur , je me levai pour prendre lâair , dont je nâavois jamais eu tant dc besoin je sortis de la salle, & me trouvai dans un vestibule dont la lumiĂšre finissoit. Jâen apper- qus dans lâĂ©loignement Ă & dirigeant mes pas de ce cĂŽtĂ© , je traversai une longue enfilade de pieees ; je parvins a un grand cabinet oĂč jâen- trevis une femme je nâeus pas le terris' de la bien distinguer , un mouvement quâeile fit renversa une petite table sur laquelle Ă©toĂt une seule bougie, qui sâĂ©teignit en tombant, Au son de voix de Cette femme, Ă ses questions, je la reconnus pour miss Jenny; je me nommai, & la priai de vouloir bien me faire conduire au jardin ; elle me rĂ©pondit 'quâelle alloit sonner pour avoir de la lumiĂšre. Dans la profonde obscuritĂ© oĂč nous Ă©tions , il lui fut impossible de trouver le cordon de la sonnette ; cet appartement lui Ă©toit presque aussi Ă©tranger quâĂ moi. Cependant elle cher- choit Ă se rappelles de quel cĂŽtĂ© la cheminĂ©e Ă©toit placĂ©e , & nous nous efforcions lâun & 'lâautre de la trouver. Mon embarras, & le peu de succĂšs de nos recherches, lui parut r de mi lad y Catesby. 387 plaisant; elle se mit Ă rire de si bon cĆur, que Ăa gaietĂ© excita la mienne. La jeune miss nâĂ©toit guere plus Ă elle que moi - meme \ elle appelloit , mais en vain; les gens Ă©toient trop Ă©loignĂ©s du lieu oĂč nous nous trouvions , pour pouvoir nous entendre. En marchant au hasard, nous nous heurtions tous deux ; miss Jenny redoubloit ses ris , badinoit de mon inquiĂ©tude, & mille plaisanteries enfantines me Ăorçoient Ă rire auĂßÏ. DĂ©terminĂ©s tous deux Ă finir ce jeu , nous convĂźnmes dâabandon- ner lâespĂ©rance de nouS faire entendre, & de nous en tenir Ă trouver une porte qui con- duisoit Ă une espece de galerie, de laquelle on palToit au jardin ; nous nous orientĂąmes de notre mieux. Miss Jenny me prit par la main ; & se conduisant de meuble en meuble , elle reconnut la place oĂč elle Ă©toit dâabord ; elle mâavertit que la porte devoir ĂȘtre vis-Ă -vis de nous; elle sâavança', & je la fuivois. Malheu- Yeusement elle sâembarrassa dans la table quâelle avoit renversĂ©e , & tomba rudement. Sa chiite entraĂźna la mienne ; bientĂŽt de grands Ă©clats de rire me prouvĂšrent quâelle ne sâĂ©toit point blessĂ©e. LâexcĂšs de son enjouement me fit une impression 'extraordinaire ; il mâenhardit j lâĂ©- garement de ma raison passa jusquâĂ mon cĆur. LivrĂ© tout entier Ă mes sens , jâoubliai mon amour, ma probitĂ©, des loix qui mâa^ voient toujours Ă©tĂ© sacrĂ©es , la sĆur de mon -mi. Une fille respectable ne me parut, dans ZZ8 Lettre cet instant quâune femme offerte Ă mes dĂ©sirs , Ă cette paĂsion groisiere quâallume le seul instinct. Un mouvement impĂ©tueux mâem- porta , jâofai tout, jâabufai cruellement d u dĂ©sordre & de la simplicitĂ© dâune jeune imprudente, dont Finnocence causa la dĂ©faite. A peine ce moment dâerreur fut-il passĂ© , que ma raison reprenant tous ses droits, je vis ma faute dans toute son Ă©tendue. Miss Jenny revenue Ă elle-mĂšme, remplilfoit Fair de ses cris, gĂ©missoit, fondoit en larmes, & par fa juste douleur ajoutoit encore Ă la mienne. La lune vcnoit de fe lever; & la lumiĂšre quâelle commençoit a rĂ©pandre, me fit appercevoir cette porte, dont la recherche nous avoit Ă©tĂ© si fatale Ă tous deux. Confus, honteux, dĂ©sespĂ©rĂ© , je ne songeai quâĂ m'Ă©toigner. Je sortis de ce cabinet qui me fajfoit horreur; & passant de FeutrĂ©e du jardin dans la cour oĂč mes gens mâattendoient, je montai brusquement dans ma chaise, & repris !a route dâErford, pĂ©nĂ©trĂ©* dâun chagrin dĂ©vorant, que toutes mes rĂ©flexions aigriifoient encore. Quâil fe renouvella vivement Ă votre aspect! Avec quelle bontĂ© votre cĆur gĂ©nĂ©reux sây intĂ©ressa! Que de tendres questions! Quâelles me firent sentir de remords ! Combien je me haif- sois, en songeant que jâavois pu vous trahir! Cependant le plaisir de vous voir, dâĂštre fans cesse auprĂšs de vous, de penser que vous mâai- Hjie2j lâidĂ©c de mon bonheur prochain; un DE JULADĂ CĂĄTĂSĂĂ. Z 89 charme invincible attachĂ© Ă vous , Ă vos regards , Ă vos discours, tout etfaqoit ma tris. teise. Je commenqois Ă regarder mon aventure comme une foibleise dont le souvenir pouvoit fe perdre, lorsque ses funestes suites me le rappellerent avec force , & mâobligerent de subir la peine de mon imprudence. ... Eh, quelle peine ! Ah » si vous rnâavez aimĂ©, si vous avez daignĂ© me regretter , jugez de mes tourmens par les vĂŽtres ! Jugez de ma douleur, en mâarrachant Ă vous, Ă vous que jâadorois !. .. que jâadorerai toujours, de quelque façon que vous puistiez me traiter! Vous devez vous souvenir, madame, quâun Courier me sit demander la veille de mon dĂ©part dâEr- ford; il mâapportoit une lettre. Elle Ă©toit de miss Jenny, & voici ce quâelle contenoit. ' Lettre de miss JennyMonsort, Ă milord comte d'OJJery. La malheureuse soeur de votre ami , la triste Jenny Monfort , est perdue , dĂ©shonorĂ©e par Imprudence de soufrera, par la votre , milord , & plus encore par la sienne. Elle vous l'apprend fans savoir ce quâelle espere de sa dĂ©marche ; elle rĂŹa rien exigĂ© de vous s vous ne lui avez rien promis, Qitel droit lui est-il permis de rĂ©clamer ? Et pour ~ tant st vous l'abandonnez , » â aurez-vous rien Ă vous reproches ? Je destre ardemment votre rĂ©- Lettres ponse. Si elle n'adoucit point ma situation j, je hâ ai j tendrai sas que ma honte paroisse Ă tous les ytuxt Le Jeul moyen qui peut m'en faire Ă©viter L Ă©clat s'est dĂ©jĂ prĂ©sentĂ© Ă mon esprit . JâenjeveliraĂŹ avec moi ce funejte secret , N personne ne vous repro- chera jamais le malheur ni la mort de Jenny Mon- fort. Peignez-vous mon Ă©tat, madame, aprĂšs cette lecture; songez dans quelles rĂ©flexions je paĂlĂĄi cette nuit, la derniere dĂ©mon sĂ©jour Ă Ersord. je formai mille projets; ma raison les dĂ©truisait Ă mesure quâiis sâoffroient Ă mon imagination ;je voulois aller trouver Monfort, lui apprendre mon malheur , abandonner Ă fit sĆur la moitiĂ© de mon bien , tout mĂȘme. Eh , que mâĂ©toit la fortune fans vous ! Mais Ides quel front proposer Ă mon ami une rĂ©paration quâen pareil cas je nâaurois point acceptĂ©e l AprĂšs savoir offensĂ© , devois-je lâinsulter Ă risquer de devenir PassaffĂźn dâun homme dont jâavois dĂ©shonorĂ© laiĆurĂ'Ehpuis, madame,- eh puis , cette innocente crĂ©ature quj mâaĂloit devoir son ĂȘtre , mâĂ©toit-il permis de la placer au rang des malheureux, de la livrer Ă la basseĂle ? INPapporteroĂŹt-elle pas en naissant un droit de se plaindre de moi, de mĂ©priser Pau-* teur de les jours ? La fin de la lettre de miss Jenny mâeffrayoit au milieu de mes agitations, de mes regrets. PĂ©nĂ©trĂ© de mon amour pour vous, dĂ©sespĂ©rĂ© de vous perdre, je pris lĂš DE M I L A D Y CaTESBY. 39 t parti de nâĂ©couter que lâhonneur, & dâiramoler mes plus chers intĂ©rĂȘts Ă une personne dont PĂ©tat exigeoit ce cruel sacrifice. Que de combats! combien me coĂ»ta ce pĂ©nible effort ! CâĂ©toit vous que jâabandonnois ! CâĂ©toit Ă vous quâil falioit renoncer ! Jâallai vous chercher pour rĂ©pandre ma douleur dans votre sein , vous confier mon Ă©garement, mes desseins, vous demander des conseils , de la consolation ; mais mon projet sâĂ©vanouit Ă votre vue. Comment vous faire un tel aveu? Lâaffreuse vĂ©ritĂ© ne put sortir de ma bouche ; je isolai mĂȘme vous donner une lettre que jâavois Ă©crite dans le tumulte de mes pensĂ©es ; je mâĂ©- loignai, je quittai Erford , & je me sĂ©parai de vous, dans ta ti ifte persuasion de ne vous revoir jamais. Je laissai ma lettre Ă Abraham,avec ordre de vous la remettre quand je serois parti; L joignant le messager de miss Jenny qui rnâatten- dok Ă la poste, je pris avec lui la route de Midlesex, dâoĂč je me rendis chez Monfort. La violence des mouvemens qui mâagĂtoient, ressort que je me faisois pour cacher mon tremble, me causoient une chaleur brillante; jâĂ©tois dans une espece dâivreĂfe, & me con- noilsois Ă peine. En arrivant je demandai Monfort; il Ă©toit Ă Londres ; on me conduisit chez fa mere. AprĂšs quelques raomeiis de conversation , je parlai de miss Jenny; & lĂąchant dĂš lady Monfort quâil nây avoĂŹt encore aucun projet formĂ© pour son Ă©tablissement, je la de- Lettres Z-L mandai. Ma proposition fut reçue avec aĂĂ- tant de joie que de surprise; lady Monfort rPespĂ©roit pas pour miss Jenny un parti aullt riche que je lâĂ©tois; quoiquâelle fĂ»t nĂ©e polir occuper le rang oĂč jâoffrois de la placer, soit peu de fortune sembloit lâen Ă©loigner, Sa meref me conduisit Ă son appartement, & mâannonç* comme un amant quâil falloit traiter en Ă©poux * puisquâil alloit le devenir. Miss Jenny rougit en me voyant; elle bailla les yeux avec une contenance triste & timide ; mon embarras Ă©gaioit le sien. Suivant lâusage, on nous laissa seuls ; la honte me mit Ă ses pieds ; la recon- noissancc la Ăt tomber aux miens ; nous ne pĂ»mes nous parler ; des soupirs & des larmes furent les uniques expressions de nos cĆurs-. Je pris jour avec lady Monfort pour dreder leS articles ; & feignant une aftâaire indispensable & pressente, je partis pour Londres. J'arrivai chez moi dans un accablement extrĂȘme ijâĂ©tois pĂ©nĂ©trĂ© de ma douleur, & plus encore de celle oĂč je vous croyois livrĂ©e. Eli entrant dans mon cabinet, la vue dâune estampe destinĂ©e de votre main frappa mes yeux- je ne pus rĂ©sister aux mouvemens qui sâĂ©te- verent dans mon cĆur ; je me livrai Ă m fureur , & poussai des cris qui attirĂšrent mes gens autour de moi. Une espcce de frĂ©nĂ©sie mâĂŽta Pusage de mes sens ; je ne fais ce qui m'arriva pendant long-tems ; je ne sentois ni mon mal, ni le danger de mon Ă©tat. Mes esprits JDĂ 51 I L A D ĂŻ C A T E S B Y. Ă9Ă prits aifoiblis par la violence de mes transports , par les secours de sart, mâavoient rĂ©duit dans une forte dâenfance. Monfort ne me quittoit pas ; ce quâil avoit appris de mes intentions pour fa sĆur, redoublent son attachement, & rendoit les foins plus tendres & plus empressĂ©s II sâapplaudilfoit de la fantaisie quâil avoit eue de la faire paroĂźtre Ă ce souper; il pensent quâelle mâavoit inspirĂ© de lâa- monr, & le pensent aved transport; ses discours fur ce sujet renouvelloicnt tous mes regrets. Je me rĂ©cabis en n n , & jâĂ©poufai miss Jenny. Que jâeus de peine Ă retenir mes larmes aux pieds de ces autels oĂč jâavois cru recevoir des mains du ciel la feule campagne qui pouvoit faire le bonheur de ma vie !. -. AprĂšs mâen avoir privĂ©-, il a voulu me le rendre, ce ciel bienfaisant; mais elle a changĂ©, elle est devenue fiere, ingrate, inhumaine j elle ne veut point pardonner. Je partis pour le comtĂ© dâHerney, oĂč jd conduisis une femme jeune, douce, sensible, re. connoiliante , aimable peut-ĂȘtre. Mais ce nâĂ©toit pas lady Juliette ; ce nâĂ©toit pas la femme Ă©lue de mon cĆur, celle que jâaimois toujours, Ă ĂŹa quelle il ne me restoit plus Ă consacrer que de tristes soupirs & dâinutiles regrets, Miiady dâOiĂery donna le jour Ă une fille Ă fa vue fit passer dans mon cĆur le seul mouvement de joie que jâaie senti loin de vous. Aimable petite innocente ! combien ds tests Tome L Ce ZS>4 Lettres lâai-je baignĂ©e de mes larmes , en mâapplau- diĂTant pourtant dâavoir rempli mes devoirs Ă son Ă©gard ! Ah, que de tendrelfe elle de- vroit Ă son pere , fi elle saVoit jamais Ă quel prix il lui donna son nom j Je paĂsois les entiers dans les bois, pour mâĂ©loigher de lady dâO'fery ; je craignais fa prĂ©sence z ses attentions me gĂȘnaient » jâavois pour elle les Ă©gards de lâamitiĂ© , & non pas les foins de ĂŹâamour. Je lui devois davantage ; mais comment lui donner un cĆur que vous poĂsĂ©diez tout? Je crus pouvoir rĂ©parer par ma gĂ©nĂ©rositĂ© la froideur de mes sentimens. Prompt Ă lui procurer des plaisirs que je ne partageais point , je lui donnais des fĂȘtes, je 1 accablais de prĂ©fens, elle disposoit Ă son grĂ© de ma fortune, tout lui Ă©tait prodiguĂ©, elle paroiiibit contente, & je la croyois heu- reuf.' le te m s m'apprit quâelle ne fĂȘtait pas plus que moi. Quelquefois je voulois vous Ă©crire, vous ouvrir mon ame, vous instruire des raisons de ce mariage, duquel vous deviez avoir Ă©tĂ© si surprise. Mais câĂ©toit ma femme , c Ă©tait la mere de ma fille , dont il fallait rĂ©vĂ©ler la foiblefle eh puis, comment, vous avouer quâil avait Ă©tĂ© un instant dans ma vie oĂč jâavois pu manquer Ă cette probitĂ© premier fondement de f estime dont vous mâaviez honorĂ© ? Milord Exeter , mon ami depuis lâen- fĂuice, Ă©toit le seul qui connĂ»t mon attache- DE MlLADĂ CATĂSBt Z9s Ăhent pour vous il le connoiĂĂoit long-tems avant vous-mĂȘme. CâeĂt Ă lui que je mâadres- sai pour ĂȘtre informĂ© de ce que vous faisiez. Jâappns que vous Ă©tiez reliĂ©e Ă Erford que tous y pleuriez la mort de votre frcre... Ah, pardonnez Ă ['amour dĂ©sespĂ©rĂ© ia hisarre contrariĂ©tĂ© de ses voeux ! Que nâaurois - je pas donnĂ© pour vous rendre tranquille, heureuse! Et pourtant je ĂĂ©ntois de la douceur Ă penser que vous Ă©tiez Ă Frsord 5 que vous y Ă©tiez feule, que vous y pleuriez; que peut-ĂȘtre jâavois part k vos larmes ; que parmi ces regrets donnĂ©s a la perte dâun frere chĂ©ri, quelques soupirs s'Ă©chappoient vers Pamant qui vous adoroit. Votre retour Ă Londres me causa lesplos vives inquiĂ©tudes; vous receviez les viiites du duc de Suffolk ; jaloux , injuste, je tremblois quâil nâobtĂnt un bien auquel je ne pouvois plus prĂ©tendre. je recevois chaque semaine un dĂ©tail cir- cork; 'ruâie de toutes vos dĂ©marches cette es?s de commerce indirect que je semblois en ctenir avec vous, Ă©toit le seul plaisir oĂč je iulse encore sensible. Que ces dĂ©tails touchoient mon cĆur ! combien ils redou- bloient mon estime & mon attachement ! Quelle femme jamais se conduisit Ă votre Ăąge avec tant de prudence, sut allier si bien la sageĂŹTe austĂšre, ĂĄ lâaimable gaietĂ© , Tubage du monde ! Quelle autre podĂ©da jamais au naĂ©rne degrĂ© ces vertus douces , charme C c ij 3 96 Lettres de la sociĂ©tĂ© ! cette indulgence qui sait aimer en vous la supĂ©rioritĂ© dont vous craignez ĂŹâĂ©- c!at !... Ah, ladv Juliette! est-ce feulement pour vous taire admirer que le ciel rĂ©pandit fur vous ses dons les plus flatteurs? II a Ă©tĂ© un teins oĂč vous croys z ne les avoir reçus que pour me rendre heureux. AprĂšs une annĂ©e de sĂ©jour Ă Herney , lady dâOifery fut attaquĂ©e dâuti mal qui fembloit annoncer la consomption ; de prompts secours ĂŹa rĂ©tablirent un peu. Mais au commencement de lâhivcr, elle retomba dans une langueur qui fit craindre pour fa vie. Son danger & Ăa douceur pendant le .cours de fa maladie me touche rent ; je devins assidu prĂšs d elle. En rĂ©flĂ©chiifant fur ma conduite, je craignis de savoir chagrinĂ©e ; je redoublai de foins & Abstentions pour estimer l'imprestĂŹon que mon indiflĂ«ience avoir pu faire fur son esprit je ne fortois point de iĂĄ chambre , je lui prĂ©- iĂšntois moi-mĂšme tous les mĂ©dicamens propres Ă la soulager. Je sentois alors la force du lien qui nous unitfoit, je nâen avois pas rempli tous les devoirs, & je me le repro- chois amĂšrement. je lâaidois un jour Ă marcher dans une galerie oli elle avoir dĂ©lirĂ© dâelfayer de fe promener ; fa foiblelfe la forçoit Ă fe jetter entiĂšrement dans mes bras. AprĂšs avoir fait quelques pas, elle rentra dans fa chambre , sâaĂĂŹĂŹc j & toujours appuyĂ©e fur moi, elle fen- DE M I L A D Y CATESBY. 397 tit que je la preflois doucement. Elle fit un mouvement de surprise, me regarda attentivement; & voyant dans mes yeux des marques d u plus grand attendrissement, elie prit une de mes mains , & lâarrosant de ses larmes je fuis bien malheureuse, me dit-este , de vous causer tant de peine , jâĂ©tois destinĂ©e Ă vous affliger. Faufil que ''excite votre douleur ! HĂ©las , mon Ă©tat Ă©leveroitune flatteuse espĂ©rance dans un cĆur moins gĂ©nĂ©reux que le vĂŽtre ! Ma mort va rompre des liens qui vous contraignent, une chaĂźne dont le poids vous accable , fous lequel vous gĂ©missez. Une forte inclination avoir prĂ©venu votre ame ; je nâai pas droit de mâen plaindre nia reconnoiflance en est plus grande mais pardonnez, milord, pardonnez mes pleurs* câest la premiers fois que jâose en rĂ©pandre devant vous. Jâai renfermĂ© mes cruelles peines vos bontĂ©s, lâattendrilsement oĂč je vous vois, ma nu prochaine, mâarrachcnt lâaveu dâun icn- timent que vous nâavez pu partager. Tant dâĂ©- gards, de bienfaits pour me dĂ©dommager de lâamour que vous me refusiez, en me faisant admirer, respecter lâĂ©poux que jâadorois * ont fans cesse aigri le regret de ne pouvoir lui plaire. Je souhaite , continua-t-elle , que celle dont le souvenir mâa fermĂ© votre cĆur, ait conservĂ© pour vous une tendrefl'e digne de votre constance. Jâai cru devoir vous cacher m-n attachement, vous en Ă©pargner les preuves la crainte de vous ĂȘtre importune mâa fait Ă©tou& Cg iij 39 § Lettres fer jâusquâaux mouvemens de ma reconnoissan- ce. Soutirez quâelle Ă©clate dans ces derniers ins- tans. Vous avez sacrifiĂ© Ă lâhonneur dâutie fille infortunĂ©e un bien qui vous Ă©toit cher. Puis- siez-vous le recouvrer quand elle ne fera plus;& puissent mes vĆuxardens attirer fur vous toutes les bĂ©nĂ©dictions de ce ciel qui mâentend. qui mâanpelle, & dâoĂč j'efpere bientĂŽt veiller au bonheur de mon gĂ©nĂ©reux bienfaiteur, de celui qui a daignĂ© faire un si grand effort pour ne pas mâabandonner Ă la honte dont la mort mĂšroe nâauroit pu me garantir ! Aimez ma fille, aimez-la , milord, & oubliez les maux que fa malheureuse rnere vous a causĂ©s. Milady dâOf- sery pouvoit parler sans crainte dâĂ«tre interrompue ; chaque mot quâelle prouonçoit Ă©toit un trait douloureux qui me perçoit le cĆur. Je Pavois nĂ©gligĂ©e ; le tĂȘtus ne Ćâoffroit plus de moyens de rĂ©parer, par une conduite plus tendre, cette longue indiffĂ©rence quâelle avoit trop sentie. Ah , madame , quâil eft affreux dâavoir tort, & que ceux quâon offense se trouve, roientvengĂ©s , sâils pouvoient comprendre ĂŹâef- fet terrible des remords fur un cĆur sensible & vertueux ! Jâavois fait venir de Londres les docteurs Lereins & Harrison. Par mes soins mfiady dâOffery raisembioit autour dâclletous ceux qui pouvoient inspirer de la confiance dans leur art. Ce nâest pas Ă vous , madame, Hue je crains dâavouer le dĂ©sir ardent que jâa- vois de la sauver; mais ni fa jeunesse, ni las secours de Part, ne purent la tirer dâun Ă©tat DE MILADY CaTESET. Z99 tout-Ă -fait dĂ©sespĂ©rĂ©. Je la perdis, elle expira dans mesibrasi& malgrĂ© les assurances quâon me donna de l'efpece de sa maladie , maladie nĂ©e avecelĂe, & que !a dĂ©licatesse de sa constitution ne pouvoir lui faire supporter plus long-tems, je me regardai avec douleur comme une des causes de fa mort, je me rappelions fans cesse ce quâelle mâavoit dit je 11e pouvois me consoler de nâavoir pas eu assez de force fur moi-mĂ«me pour feindre au moins , & lui cacher qu'une autre occupoit mon cĆur. Mais lorfqu'on a perdu tout espoir dâĂštre heureux, pense-t-on pouvoir quelque chose pour le bonheur dâun autre ? A mesure que ce triste spectacle sâeffaçoit â de ma mĂ©moire, je songeais avec transport que vous Ă©tiez libre encore je me flattois quâuit amour si tendre nâĂ©toit point Ă©teint que vous en conserviez le souvenir, que ma vue & !e rĂ©cit fĂncere de mon aventure pourroient le ranimer. La connaissance de votre caractĂšre ai- doit Ă me tromper. Je lui avouerai tout, me difois-je ; elle mâĂ©coutera, elle me plaindra, elle me pardonnera.,. Que vous avez cruellement dĂ©truit ces douces illusions ! Comme je nâavois quittĂ© Londres que pour vous Ă©pargner la dĂ©plaisir dây rencontrer une femme portant le nom que vous aviez daignĂ© ĂȘ choisir en vous dĂ©terminant Ă enjehanger, jây retournai trois mois aprĂšs la mort de lady dâOi- fery. Avec quelle ardeur je me rapprochons dçs Ă c iv Lettres 400 ĂŻieuxque vous habitiez ! Quel dĂ©sir vif de vous voir, de vous parler, dâentendre le son flatteur de cette voix chĂ©rie !... Jâarrive ; je cours vous chercher. En pailĂ nt devant la porte de la duchĂ© lie de Ncucaste!, jâapperçois des gens Ă votre livrĂ©e , jâapprends que vous ĂȘtes chez elle ; mon empressement me cache lâimpru- dence de ma dĂ©marche ; jâentre, je vous vois, vous me reconnoiĂTez, Quelle trouble fur votre visage ! quel dĂ©dain dans vos yeux ! Vous saisissez un prĂ©texte , vous sortez , & je reste immobile , pĂ©nĂ©trĂ© de douleur & forcĂ© de m a- vouer que jâai mĂ©ritĂ© ces mqrques dâun mĂ©pris quâil mâest impossible de supporter, je me prĂ©sentai en vain Ă votre porte ; je vous Ă©crivis en vain mes lettres constamment refusĂ©es, mes efforts pour vous voir rendus inutiles par vos prĂ©cautions, toutes mes tentatives fans succĂšs , me firent dĂ©sespĂ©rer dâappaifer votre colĂšre. Je nâobtins de compaĂsion que de Betty; mais elle Ă©toit fans crĂ©dit auprĂšs de vous. La» Jile nâosa sâintĂ©reiĂŻer ouvertement pour moi, dans la crainte de dĂ©plaire Ă lady Henriette, Enfin , mettant le comble Ă vos rigueurs, vous partĂźtes, & peu de te ms aprĂšs je vous suivis. Halifax venoit dâacheter une terre ici; jây vins avec lui. Je vous Ă©crivis avec quelle fiertĂ© vous Ăivez reçu ces tĂ©moignages de ma tendrelfĂš ! vous ne mâavez rĂ©pondu que pour vousdĂ©ba» rafler de mes importunitĂ©s , avec une duretĂ© Hui nâcst point dans yotrs coeur, Ă laquelle je ns DE MI LA D Y CATESBĂ. 401 puis vous reconnoĂźtre. AprĂšs mâavoir laiffĂ© trois jours Ă mort inquiĂ©tude, câelt pour me demander vos lettres que vous mâĂ©crivez... Vos lettres ? Ah, ne me les demandez jamais ! Non, jamais je ne consentirai Ă vous les rendre... Je vous croyois flĂ©chie;la bontĂ© qui vous a intĂ©ressĂ©e Ă ma vie, qui vous a fait tenir un de vos gens chez Ha H fax, me paroissoitun retour de ce tendre penchant qui vous attachoit Ă moi ; je me flattois quâau moins FamitiĂ© vous parloit encore en ma faveur... Nais non; vous 11e m'aimez plus, nu vue vous a Ă©pouvantĂ©e, vous a privĂ©e de vos sens, Câest la prĂ©sence dâun amant autrefois souffert, prĂ©fĂ©rĂ©, chĂ©ri, qui a rĂ©pandu sur vos joues la pĂąleur de la mort.. . II eit donc vrai que jâai perdu tout espoir de vous attendrir ! Quoi, rien ne peut-il vous ramener ?... Mais vous avez raison, madame , je ne dois me plaindre quede moi-mĂšme ; je serois trop heureux si jâavois Ă me plaindre de vous... Avec quel plaisir je vous pardonnerois ! Ah , lady Juliette, si jamais vous daignĂątes penser Ă un homme que vous croyiez ingrat, infidĂšle, que vous aviez dâavantages fur lui ! Vous pouviez haĂŻr, mĂ©priser celui qui vous affligeoit ; & moi je ne puis quâestimer, rĂ©vĂ©rer, adorer celle qui me rend le plus malheureux de tous les hommes. Ah , la pauvre lady d OiĂźery , que son destin me touche ! Pourrois-je refuser des larmes Ă fa mort ! Quelle force dâefprit ! Ado- 402 L E T TRIS rer son mari, lui cacher son amour par Ă©gard, par reconnoiffince Ăź ... Eh , que ne saimoit-il ! que ne la rendoit-il heureuse ! Elle Ă©toit digne de son attachement. Pourquoi la fuir, saisi i ger ? nâavoit-elie pas des droits Ă fa tendreise? Quelle cruautĂ© de sen priver ! La duretĂ© de cette conduite me rĂ©volte. Je suis bien Ă©loignĂ©e dâapprouver ce chagrin farouche dont il lâa rendue la victime. InfortunĂ©e miss Jenny , celle qui vous bannis, soit du cĆur de votre Ă©poux voudroit vous rappelles Ă la vie, vous voir poĂiĂ©der ce cĆur qui devoit ĂȘtre Ă vous ! Elle ne trouble- roit point votre bonheur ... HĂ©las , ma chere Henriette , quelle diffĂ©rence ! jâai pleurĂ© , & lady dâOssery est morte ... Je me reproche de savoir haĂŻe. JâĂ©tois bien injuste, bien inhumaine de la haĂŻr; câĂ©toit Ă eile Ă me dĂ©tester. Je fuis sensiblement affectĂ©e de cette mort. Puisquâil le permet, je vous envoie ce cahier.... Je ne fais encore ce que je pense ... ah, cette aimable Jenny , que son sort a Ă©tĂ© triste ; je le croyois si heureux ! gg câ . -3-' .... -rrrSrâ LETTRE XXXVI. Samedi , Ă VinchefĂcr. IVĂilord dâOffery avoit bien raison de dire que sespece de ses torts mâĂ©toit inconnue. Comment aurois-jeimaginĂ©? ... Quelle aven- ÂŁ>E MILADY CaXESBY. 4° 3 ture ! ce cabinet .. . cette obscuritĂ©, . . sa hardiesse ... Il appelle cela un malheur. Jâoubliai mon amour, dit-il... Ah oui, les hommes ont de ces oublis} leur cĆur & leurs sens peuvent agir sĂ©parĂ©ment ; ils le prĂ©tendent au moins; &par ces diĂtinctons quâils prennent pour excuse, ils se rĂ©servent la facultĂ© dâĂȘtre excitĂ©s, par lâa- mour , sĂ©duits parla voluptĂ©, ou entraĂźnĂ©s par VĂŹnfiinB. Comment pouvons-nous dĂ©mĂȘler la vĂ©ritable impression qui les dĂ©termine ? Les effets font ĂĂź semblables , & la cause Ăi cachĂ©e ! Mais cette excuse quâils prennent, ils ne la reçoivent pas , remarquez cela ce quâils sĂ©parent en eux, ils le rĂ©unissent en nous. Câest nous accorder une grande supĂ©rioritĂ© dans notre façon de sentir, mais faire naĂźtre en nous une terrible incertitude fur Pespece des mouvemens qui les portent Ă deĂlrer de nous pofĂĂ©der. Pourtant, ma chere Henriette, ce perfide , cet ingrat , cet homme/Ć & trompeur , nâĂ©toit quâun infidĂšle ... pas mĂȘme un infidĂšle ... Sa tĂšte troublĂ©e ... fa raison Ă©garĂ©e .. . Ah, quel Ă©garement ! quâil mâa co u tĂ© de larmes ! Faudra-t-ii pardonner !... Mais comment milord d Ossery a-t-il pu me laisser deux ans dans Pignorance de cc secret?... 11 en donne une raison. .. II en donne de tout... Quâil a souffert! que de probitĂ© dans ce sacrifice! quelle gĂ©nĂ©rositĂ© ! It parle de fa fille minable, innocente, dit-il... Je me plais Ă lui voir ce naturel tendre ... Pauvre petite ! je crois ma chere, quĂš je Parme auĂE., ÂŁ 4°4 L E T T R E Ah > sâil mâavoit parlĂ© Ă Erford, que de peines il nous eĂ»t Ă©pargnĂ©es Ă lâun &Ă iâautre! Je me serois prĂȘtĂ©e Ă fa situation ; il mâeĂ»t Ă©tĂ© 'roins dur de ĂŹe ccder que de mâen voir abandonnĂ©e je me serois consolĂ©e par la part que jâaurois eue Ă la noblesse de son procĂ©dĂ©. Jâaurois pleurĂ© fans doute, mais je nâaurois pas versĂ© des larmes ĂĂŹ ameres. Je ne lâaurois pas haĂŻ , mĂ©prĂŹĂĂ«, au contraire, il pouvoir conserver mon estime. Lâami- tiĂ© nous eĂ»t liĂ©s de ces chaĂźnes douces , si cheres aux cĆurs bien faits; il nâeĂ»t pas fui dans !e nord de lâAngleterre pour mâĂ©viter ; nous nous serions vus , jVurois aimĂ© fa femme. Quel lu- jet avois-je de mâen plaindre ? Pourquoi nâau- roit-eĂŹle pas Ă©tĂ© ma compagne, mon amie? Elle vivroit peut-ĂȘtre encore. Je ne me serois point le reproche cruel dâavoir innocemment causĂ© ses chagrins. Mais Ă quoi servent Ă prĂ©sent tous ces jâaurois , Ă1 eĂ»t , dont je vous fatigue ? Milady dâOĂiery est morte. Son mari Ă©toit coupable ; lâest-il encore ? ne lâest-il plus ? voilĂ te point embarassant ? La raison de me cacher son secret est bien lĂ©gere ; si peu de constances.. MaiscâĂ©toit fa femme Oh, je ne fais que rĂ©soudre. LETTRE XXXVI 1. I Dimanche , ĂĄ Vinchejler. E pars aprĂšs-demain pour Erford, Abraham DE MI LAD Y C A T E S B Y. 40s est ici son maĂźtre envoie savoir de mes nouvelles} je ĂŹe crois plus inquiet de ma rĂ©ponse que de ma santĂ©. La fin touchante de sa femme avoit arrĂȘtĂ© les transports de rra joie; elle me frappe encore , mais mon cĆur parle ; il se fait Ă©couter. Ma chere Henriette, concevez- vous mon bonheur ? Le comte dâOlTery nâest pas indigne de ma tendresse. Quâil mâeĂt doux dâaccorder Ă son mĂ©rite ce que je croyois donner Ă la prĂ©vention ! II nâa point dĂ©menti ces qualitĂ©s distinguĂ©es qui lui soumirent toutĂS les affections de mon ame. Câestun homme estimable, sincere, gĂ©nĂ©reux , qui va bientĂŽt repa- roitre Ă mes yeux ... Ah , tout est pardonnĂ© , tout est oubliĂ© ! Je ne lui ferai point acheter par des soumissions , des craintes , des incertitudes, un bien quâil deĂĂŹre un prompt retour fera le prix de fa confiance ... Quel heureux avenir sâouvre devant moi ! Mais je vais lui Ă©crire ; pourquoi retarderois-je le plaisir que je puis lui procurer ? Voici la copie de mon billet A milord chOjsery. Vous me croyez changĂ©e ? Non, je ne le fuis point. Sensible Ă votre confiance , je crois devoir f ĂȘtre ausifi Ă vos jentimens. Je vais chez milord d'OrmonĂą. Si vous voulez vous rendre Ă Erford , j'y reverral le comte dâOfsiny avec ce plaisir vif qu'on sent en retrouvant un ami que l on croyait avoir perdu pour jamais. En lâinvitant dâaller Ă Erford, en lui disant 4o§ Lettres que je le verrai avec plaisir, nâest-ce pas tout lui dire ? Je cache avec peine ['agitation de mes sens i ma joie brille dans mes yeux ; on die que je fuis embellie depuis deux jours. O ma chere amie , que je voudrois vous voir ! Mais jâai des adieux Ă faire, des larmes Ă essuyer. Le pauvre sir Henry ! il est en vĂ©ritĂ© digne de pitiĂ© je lui ai ouvert mon cĆur ; il fait tout, jâai cru devoir quelque chose Ă ĂŹâex- trĂšme paillon quâil a pour moi. Cette confidence, en lui prouvant mou estime, a paru calmer un peu ses chagrins ; il fera mon ami, dit- ĂŹl ; mon bonheur le consolera... II mâa touchĂ©e. Adieu, ma chere Henriette 5 jâattends vos fĂ©licitations Ă ErĂ'ord ; jây ferai jeudi , peut-ĂȘtre mercredi vous jugez bien que jâai beaucoup dâenvie dây arriver. Milord d'OJsery,Ă lady Henriette, hindi, Ă Vous Ă©crivez, belle Henriette, Ă milady Catesby -, on a reconnu votre main, vos armes ; mais Ă qui remettre votre lettre ? Est-il encore au monde une milady Catesby ? Ce 11âest pas du moins Ă Erford quâil faut la chercher. Si Ă la place de cette amie si chere Ă votre cĆur, vous voulez en accepter une nouvelle , milady dâOĂTery est prĂȘte Ă rĂ©pondre Ă vos tendres fĂ©licitations. Elle a ouvert votre lettre avec une libertĂ© dont vous ferez peut-ĂȘtre Ă©tonnĂ©e ; mais DE M I L A D Y CĂąTESEY. 407 quels droits nâa pas cette femme charmante Ăź cette Juliette !.. Elle est a moi, pour jamais Ă moi ! Plus de milady Catesby ; câeit ma femme, mon amie , ma maĂźtresse , ie gĂ©nie heureux qui me rend tous les biens dont jâĂ©tois privĂ©. Per- mettez-moi dc vous remercier ou dĂ©sir gĂ©nĂ©reux que vous aviez quâeĂźle me pardonnĂąt. Elle lâa fait ; elle a mis dans cet acte de bontĂ© toute la nobleiĂb de fentimens dont vous la connoissez capable. Hier fut le jour Ă jamais fortunĂ©.... Milady d'Ojjery. Eh bien, cet indiscret, il ne me laissera rien Ă vous dire. O ma chere Henriette ! ils Ă©toient tous unis contre moi ; on ne mâappeiloit ici que pour me conduire dans le piege prĂ©parĂ© ma cousine conduifoit la conjuration 5 on 11e mâa pas donnĂ© le teins de respirer. Un amant repentant Ă mes genoux , des pareils chĂ©ris intercĂ©dant pour lui, un cĆur tendre, le ministre prĂ©sent... En vĂ©ritĂ©, on mâa mariĂ©e si vite , fl vite, que je crois de bonne foi que le mariage ne vaut rien. Milady dâOrmond est fl vive. .. ĂĂŹ absolue.. . Milady cd'Ornwnd. Jâarrive Ă tems pour me justifier impĂŹegel une conspiration , un mariage qui ne vaut tien ... Que penferiez-vous de moi, ma chere Hen- 4 '*4** crr l / ^ Tad bfltĂŹfaE Ă ? flfeagS, M-G f**â '-Ă L \j**.-.Mwgi ,.Ă-** f m f%m â^'-VZ W^AĂ LĂą -»,» mmm *S W . UMSĂ *âș?- 'hĂ«fĂt? MzĂą ..>""v^ M»g E, '-fc*»». ĂÂŁ%rji '^ fiĂfei-ĂvĂĂŹ ' mr m^' *»wr'. âș.HEĂrStĂ« tlĂŹ ite- 4^ ĂŹh Wi >jr&ÂŁĂ9ÂŁ -L^Z 4^- - f ĂŹ /ĂąSS" o. Stadtbibliothek Zurieh Letztwilliges Geselienk des Herrn Dr. Gottfried Keller sel. 1890. M-"- COLLECTION CG3tt3PJLJÂŁjt. DES ĆUVRES TOME SECOND. 3 AMĂLIE R OMAN 3BJÂŁ MU - F X JÂŁ Ăč jD Z M & , Traduit de lâAnglois Par Madame RICCOBONI. premiere Partie. &**$%&*% \ * A N EU CHATEL, De lâImprimerie de la Societeâ Typographique. . M. D C C. LXXIII. zmicH LETTRE A M. Humblot, Libraire. JE N arrivant de la campagne , Rapprends , Monsieur , que vous avez pris la peine de venir plusieurs fois chez moi. Je vous donne avis de mon retour. Je niai pourtant rien de nouveau Ă vous communiquer. Miss Jenny GlanviUe ejĂŹ prĂ©cisĂ©ment Ă ce mĂȘme cahier oĂč elle a commencĂ© Ă me donner de l humeur. Je crois avoir trĂšs mal fait d'âentreprendre deux volumes /âĂ©tendue de mon esprit se borne sans doute Ă uns car Milady Catesby ne m'a point causĂ© d embarras. Vous dosez mâappeller paresseuse > mais ma lenteur vous rĂ©volte. A quoi bon, dites-vous , effacer, dĂ©chirer, copier sans cesse ? Vous ĂȘtes trop difficile. JâimprimeraĂ tout ce qui viendra de vous. Rien d est plus honnĂȘte. Vous imprimerez , d'accord-, mais qui lira , je vous prie ? Ne dait-on rien au public ? Se- roit-il bien d'abuser de ses premieres complaisances ? laut-il ajouter Ă ces dĂ©fauts qui Ă©chappent toujours , une nĂ©gligence volontaire ? Non; il est mal de tenir un ouvrage pour fini, quand on croit pouvoir mieux faire en y travaillant encore. Cependant, comme je vous impatiente depuis deux ans , je voudrais trouver un moyen de vous contenter j & pour y rĂ©ustir , je vous propose une folie. En Ă©tudiant l'anglais , fans maĂźtre , fans principes , la grammaire 'jfj le dictionnaire prĂšs de moi , ne regardant ni V un ni d autre , me tuant la A iij S Lettre au Libraire.' tĂȘte Ă deviner, f ai traduit tout de travers comme âą f entendais un roman de M. Fielding. Ce qui Ă©toit difficile , je le laiffois lĂ ] ce que je ne comprenois point, je le trouvais mal dit favançois toujours. Je parvins enfin Ă faire un gros amas de papier Ă©crit, oĂč je me perdis fi bien qiCil me fut impossible dâen retrouver le fil. Une personne plus patiente que moi , s'est occupĂ©e Ă le chercher, a numĂ©rotĂ© toutes les petites feuilles,Ă©parfes dans mon secret aire, 05 * parmi le fatras de mes thĂšmes anglais, a recouvrĂ© la fuite de ce singulier ouvrage. Elle ma conseillĂ© de vous Venvoyer ; & le voilĂ . II me paroit qtCen effet cela petit composer une tradu&ĂŹon trĂšs infidelle du roman de M. Fielding . Je le trouve mauvais, je vous en avertis ; sfi probablement tous les tradu&eurs l'ont jugĂ© tel, puif- qu'ils l'ont nĂ©gligĂ©. Mais imprimez toujours , cela deviendra c,e que cela pourra. Si le livre dĂ©plaĂźt , tant pis pour /âauteur Anglois ; nous dirons que cela est traduit Ă la lettre. Si on le lit , nous nous vanterons de l'art infini avec lequel nous avons ajoutĂ© , retranchĂ©, corrigĂ©, embelli notre original. Cependant, comme le papier fepaie, je vous conseille de risquer seulement deux parties. Vous en dĂ©biterez une , fi vous pouvez l'autre fera fous presse. Selon VĂ©vĂ©nement, vous la donnerez, ou vous la supprimerez. Je fuis , Monsieur, avec une parfaite considĂ©rai Votre trĂšs humble servante, RICCOBĂNI. „ l ĂȘ.. ami zĂ©lĂ©, connu, avouĂ©, je goĂ»tois la douceur de la voir, de lui parler, dâĂštre sans ceĂfe auprĂšs dâelle. Souvent je me trouvois heureux* Comme ellerecevoit encore peu de villtes, je restois quelquefois des heures entieres dans fou cabinet Ă Ă©tudier de la musique, fans autres tĂ©moins que fa sĆur, ou une de leurs femmes. Deux couplets de chanson , composĂ©s fur un air quâAmĂ©lie amenerent un jour Punique sujet de con variation que jâĂ©vitois soigneusement de traiter avec elle. Nous parlĂąmes de lâamour, & elle me demanda si je nâavois jamais aimĂ©. Cette question me troubla, mâinterdit je demeurai confus, incertain de ce que je devois dire. Je baiiĂŹbis les yeux, je nâoĂois ouvrir mes levres, prĂȘtes Ă laiĂler Ă©chapper le plus tendre aveu. Comment feindre avec ma charmante amie , lui dĂ©guiser la vĂ©ritĂ©, affecter de ĂŹâindifference , quand mes regards, quand le sorfde ma voix dĂ©mentiroient peut ĂȘtre mes paroles? Je gardai le silence, soupirai, & dĂ©tournai la tĂšte pour cacher les marques de lâattendriĂfement qui fe mĂšioit Ă mon embarras. Un dĂ©sordre si grand, dont Poccasion Ă©toit si lĂ©gere , surprit AmĂ©lie. Elle se tut assez long-tems. Vous me faites appercevoir, dit- elle enfin, que jâai Ă©tĂ© indiscrĂšte mais s comme je me flattois dâavoir votre confiance» 62 AmĂ©lie. jâai cru pouvoir hasarder cette question. Lâefset quâelle produit mâĂ©tonne , & me confirme dans lâidĂ©e oĂč je fuis, que votre cĆur n-âest point tranquille. Je remarque en vous une tristesse habituelle. Elle sâinterrompt quelquefois, mais elle ne se dissipe pas. Nây voyant point de cause apparente, ou du moins nouvelle , jâai pensĂ© que peut-ĂȘtr,e une inclination, secrĂšte vous rendoit malheureux. Je vous ai des obligations si grandes, si rĂ©centes, que je tssaccuserois dâingratitude , si je ne me Ăentois pas disposĂ©e Ă partager vos chagrins, Ă prendre un vif intĂ©rĂȘt Ă ce qui vous touche En me choissiisant pour votre confidente , donnes-moi les moyens de vous prouver ma re- connoiĂsance & mon amitiĂ©. Vous avez bien devinĂ©, miss, mâĂ©criai-je, transportĂ© du plaisir de lui entendre dire quâeile sâintĂ©reĂsoit Ă moi oui, une inclination sĂ©crĂ©tĂ©, ou plutĂŽt un penchant insurmontable , est la source de ma peine. Jâaime avec tendrai e, jâaime avec douleur je ne puis ĂȘtre heureux, je ne puis mĂȘme souhaiter de le devenir. CondamnĂ© Ă soussiir, Ă me taire, Ă dĂ©sirer que lâobjet de mon ardeur ignore toujours ma passion, Ă renfermer mes sentimens, Ă craindre p ! us que la mort de les lui voir partager, je gĂ©mis, je vis dans une contrainte continuelle j & malgrĂ© cette destinĂ©e bisarre, il est des momens oĂč jâĂ©prouve des plaisirs dĂ©licieux, oĂč jene voudrois pas changer ma situa- AmĂ©lie. 6z Ăźion. paĂTent rapidement ces instans flatteurs ! Quand je sunge que si jâĂ©tois aimĂ© , je serois le malheur de ce que jâaime; quand je me vois privĂ© pour si long-tems dâune fortune qui me permettoit dâafpirer au plus grand des biens , je me livre au dĂ©sespoir, je me reproche une ardeur insensĂ©e; je travaille Ă iâĂ©teindre.... A 1 Ă©teindre , interrompit AmĂ©lie ? Ah ! vous nâaimez pas autant que vous le croyez. Jâai entendu dire Ă des personnes sensibles, que de tant de projets dont sâoccupent un amant malheureux, celui de ne plus aimer est le seul qui ne se prĂ©sente pointa son idĂ©e, & quâĂŹl lui soit impoĂsible de former. Que ce peu de mots prononcĂ©s avec vivacitĂ©, du ton dont on accompagne un tendre reproche , me fit sentir une douce Ă©motion ! Je pris fa main, je la pressai dans les miennes; jâosai rapprocher de ma bouche, la baiser pour da premiĂšre fois. k h, qu'importent, lui dis-je dâune voix balle & tremblante, quâimportent ces vains, ces inutiles efforts ? Ils augmentent mes tourments, & nâaĂfoibliflĂ©nt point mon amour ; ils nâoĂFensent point celle que jâaime. Ah, si vous saviez combien je la respecte. chere miss, si vous saviez.... Mais que veux-je vous dire! Non, ce secret.... je le tairai toujours. O? miss AmĂ©lie ! votre cĆur paisible ne peut concevoir les cruelles douleurs qui dĂ©chirent le mien. Une modeste rougeur se rĂ©pandit sur son 64 A m Ă t i ÂŁi visage. Elle me regarda, dĂ©tourna promptement lĂ©s yeux, les fixa Ă terre , retira fa main ; & parodiant auffi embarralfĂ©e que moi on nâest pas tout-Ă -fait paisible, dit-eile, quand on voit ses amis d uis le trouble. Votre portion est bien singuliĂšre ! Mais comment ? pourquoi craignez-vous dâĂštre aimĂ© de celle qui vous inspire une passion si forte ? Est- il possible d'aitner sans souhaiter de plaire? Se peut-il qu'une personne digne de faire naĂźtre des sentimens. si tendres , si dĂ©licats , se trouvĂąt malheureuse de les partager ? Voug me donneriez mauvaise opinion de votre choix, si vous me laissez penser que la situation prĂ©sente de votre fortune fĂ»t pour votre maĂźtresse une raison de rejetter vos vĆux. Eh , que font tous les biens du monde , comparĂ©s Ă la certitude dâctre aimĂ©e dâuti hom- mcqestimable, de devenir son heureuse compagne, & de se voir lâarbitre de son bonheur ! En sĂ©coutant, je me sentois enlever Ă moi- mĂȘme par un charme puissant & invincible. Oui, un mouvement passionnĂ© mâentraĂźnoit malgrĂ© moi, mâaĂŹloit taire tomber aui pieds dâAmĂ©lie plus dâĂ©gards, de rasson; mon secret mâĂ©chappoit, si la voix de mistriss Harris qui entroit, suivie de plusieurs personnes, nâeĂčt arrĂȘtĂ© lâimpĂ©tuositĂ© de ce mouvement. Incapable de parler, dâentendre , de rĂ©pondre , je feignis une subite indisposition, je sortis, & gagnai le parc Saint-James, si Ă©mu°, si oc- A M Ă L I ĂŻ. 6s cupĂ© de mes pensĂ©es, que je ne savois si je marchois, ou si je restois en place. Au milieu de cette violente agitation, des transports de joie sâĂ©levoient dans mon ame. AmĂ©lie mâa entendu, me disois-je j elle mâa montrĂ© de lâettime, de lâamitiĂ©, & presque de la ten- dreise j mon infortune ne lâĂ©loigne point de moi. Quoi, je plairois ! Quoi, jâaurois touchĂ© Ion cĆur ! Elle daignĂšrent ĂȘtre ma compagne ! Ah, que ne puis-je dire comme elle mon heureuse compagne ! Mon ami, dit miss Matheus, je vous admire, en vĂ©rité» Eh, comment depuis si long- tems vous souvenez-vous de tout cela? Je ne Vous croyois pas une mĂ©moire si fidelle. On Vous a tenu, jâĂ©njsuis frire, des discours qui mĂ©- ritoient bien autant dâĂ©tre gravĂ©s dans votre esprit ; cependant vous les avez oubliĂ©s. Qui vous a dit, miss, que je les aie oubliĂ©s, reprit M» Fenton? Votre conduite, ajouta-t-e!le. Mais continuez. Vous Ă©tiez donc 'dans le parc » parlant tout seul comme un fou. Quand Pair eut un peu calmĂ© mes sens, poursuivit-il, je rĂ©flĂ©chis plus posĂ©ment Ă ce qui venoit de se palier entre AmĂ©lie & moi. Je me rappellai plusieurs de ses actions, de ses discours , qui , Ă©chappĂ©s Ă une personne ĂiuĂsi sage, aussi rĂ©servĂ©e, sembloient dĂ©celer Une tendre prĂ©vention. Je nâavois jamais voulu les interprĂ©ter en ma faveur ; jâosai le faire alors. Mais oĂč me conduisirent ces idĂ©es Ăąat Tome Ih E 66 AmĂ©lie. cteuses ? A me trouver le plus malheureux des hommes , Ă me confirmer dans la rĂ©solution de ne point profiter des dispositions sĂ©crĂ©tĂ©s dâAmĂ©lie, de ne jamais abuser des bontĂ©s dâ6ine fille respectable, destinĂ©e Ă une grande fortune , mais dĂ©pendante de fa mere j dâune fille assez noble , aise z sensible pour prĂ©fĂ©rer peut-ĂȘtre la satisfaction de son cĆur & la fĂ©licitĂ© de son amant, Ă lâespĂ©rance dâuu Ă©tablissement considĂ©rable. Je nâaurois pas balancĂ© un instant entre lâempire du monde, & la main dâAmĂ©lie ; mais je me fentois capable de renoncer Ă son cĆur, Ă fa vue, Ă la vie, Ă mon amour mĂȘme, plutĂŽt que de consentir Ă lui voir sacrifier ses intĂ©rĂȘts Ă ma tendresse. Le croirez-vous, miss? je me dĂ©terminai Ă feindre , Ă la tromper , Ă devenir lâobjet de son mĂ©pris, de fa haine peut-ĂȘtre, pour mâĂŽter tous les moyens dâĂȘtre jamais la cause de sa ruine. Elle savoir que jâaĂmois, je le lui avois dit $ mais celle qui mâinspiroit tant d'ardeur, ne lui Ă©toit pas connue, au moins par mon aveu. Je pouvois dĂ©tourner ses idĂ©es dâeĂŹle-mĂȘme, les fixer fur une autre personne , essacer de son ame ces impressions qui dĂ©voient mâĂštre si cheres, me bannir de ce cĆur quâil me sembloit si doux de toucher, dont la moindre prĂ©fĂ©rence eĂ»t suffi Ă mon bonheur ah, miss, que je me sentis malheureux en m'ar- rĂȘtant Ă ce cruel projet ! AmĂ©lie. 67 Malheureux ! dit miss Mathetis ; vous Vous traitiez doucement il ne tenoit quâĂ vous dĂ© vous trouver trĂšs extravagant. DĂ©sespĂ©rer une femme, de peur quâelle nâait un jour du chagrin , câest ĂȘtre bien prĂ©voyant* Et sites-vous cette sottise ? Je commençai * reprit M. FentoiĂŹ , par essayer sâil me seroit possible de me priver du seul plaisir auquel j etois sensible. Je passai deux jours fans voir AmĂ©lie, & je les passai feule, dans une tristesse inexprimable, combattant entre le dĂ©sir dâaller chez elle, & la crainte de ne pas me tenir tout ce que jĂ© me promettois. Le troisiĂšme jour * mon laquais me donna Ă mon reveil Un billet de mittriss Harris. Elle sâinformoit dĂ© ma santĂ©, nie gron- doit, se plaignait de mon absence * & me prioit Ă dĂźner. Je voulus mâen dĂ©fendre, lui Ă©crite que je nâirois point ; mais je ne pus imaginer un prĂ©texte de refus je pris lĂ© parti de me rendre Ă son obligeante invi* tation. Je trouvai AmĂ©lie sort parĂ©e elle rougit en me saluant, & pour la premiere fois il me sembla quâelle me recevoit avec un peu de froideur. Je crus dĂ©mĂȘler de lâinquiĂ©tude dans ses yeux. Quâelle Ă©toit belle ! En la regardant, je me demandois comment jâavois pu passer volontairement deux jours fans la voir. Je la priai de nie dire si je me trompois en pensant remarquer une sorte de changemenl E ij 68 A M i L I Ă. cn elle. Je ne suis pas sujette Ă Phumeur 9 me rĂ©pondit-elle ; on ne mâaccuse point de caprice. Et me regardant fixement quâavez- vous donc fait pendant deux jours entiers ? On assure que vous nâĂȘtes point sorti de chez vous. Jây ai rĂȘvĂ©, rĂ©pondis-je. RĂȘvĂ©, dit-elle ; & Ă quoi? A mon infortune, miss ; Ă tout ce qui peut assurer votre fĂ©cilitĂ©. Elle baissa les yeux, soupira ; & dâun ton doux & languissant est-ce loin de moi quâil faut sâoccuper de moi, dit-elle? Est-ce fous un mĂȘme point de vue quâil faut envisager votre infortune & ma fĂ©licitĂ© ? Sa mere mâappella pour jouer. Je nez pus lui parler, & dti reste du jour nous ne retrouvĂąmes point Poccasion de renouer un entretien particulier. Mais le lendemain apporta un terrible changement dans notre situation. Jâallai de bonne heure chez AmĂ©lie miĂs Betzy fortoitfa mere Ă©crivoit elle me fit prier de monter Ă Pappartement de ses filles, en attendant quâelle eĂ»t fini des lettres pressĂ©es. Jâentrai. AmĂ©lie Ă©toit feule. Le cĆur me battit avec tant de violence en la voyant, quâil me fut impossible de lui rien dire. Elle me salua avec cet air de bontĂ© quâelle avoĂt accoutumĂ© de me montrer. Elle me regar- doit, fourioit & Ăembloit jouir dâune confusion dont elle devinoit la cause. Mon silence durant toujours eh bien, me dit-elle 9 combattez-vous encore qe tendre penchant que vous craignez de laisser voir? Est-ce pour gn triompher que yous fuyqa vos amis? Deux jours de solitude vous ont ils rendu votre indiffĂ©rence ? Nâaimez-vous plus ? On nâĂ©teint pas si aisĂ©ment une ardeur vĂ©ritable, rĂ©pondis-je. Jâaimc encore, miss, jâaitnerai long-tems jâai cependant tirĂ©' un avantage des durs combats de mon cĆur. Je me fuis dĂ©terminĂ© Ă Ă©viter la prĂ©sence de celle que jâaime ; je ne la verrai plus. Vous ne la verrez plus, rĂ©pĂ©ta AmĂ©lie ? Et si cette rĂ©solution lâaffligeoit ? si elle se plaisoit Ă vous voir ? si elle vous aimoit ? Ce scroit un nouveau motif de mâĂ©loigner dâelle , ajou- tai-je. Non , miss, je ne la verrai plus. Mais loin de fuir mes amis, çâest auprĂšs de vous que jâespere trouver de la consolation. Une amie si chere mâaidera Ă supporter lâabsence dâune maĂźtresse. Votrejestime me dĂ©dommagera du sacrifice que je crois devoir faire. Vou» nrâavez permis de vous confier mes peines ; la douceur de me plaindre avec vous peut feule les adoucir, me donner la force de rĂ©sister Ă des chagrins si vifs. Je viens vous ouvrir mon ame toute entiere, & vous demander des conseils & de la pitiĂ©. AmĂ©lie , pĂąle, tremblante, interdite, laissa tomber la son sein, Ă©tendit le bras vers moi comme pour me repousser, ou mâim- poser silence ; & sans me regarder au nom du ciel , ne mâen apprenez pas davantage , dit-elle. A quoi pensois-je en vous pressant de parler? Suis-je en Ă©tat de donner des conseils.? A m h i t Sait-on adoucir des maux que lâon nâa point sentis? Me convient-il dâentrer dans de pareils secrets ? Quand jâai dĂ©sirĂ© votre confidence , je croyois.... oui, je croyois connoĂźtre celle que vous aimez. Vous la connoissez aussi, repris-je fort Ă©mu ; vous la connoissez beaucoup. Câest.... câest..., JâhĂ©sitois, je cherchois un nom au hasard. Mais si prĂšs dâĂmĂ©lie, quelle femme pouvoir revenir Ă mon idĂ©e ! Eh bien câest , câest, rĂ©- pĂ©ta-t-elle dâun air abattu. Miss Osborne, dis-je enfin. La grande fortune de cette fille la rappella Ă mon esprit comme un des partis dont la mienne mâĂ©loignoit le plus. Malheureusement câĂ©toit la feule personne quâAmĂ©liq haĂŻĂsoit, si pourtant la haine a jamais fait partie des inouvemens dâun cĆur tel que le sien. Je fuis bien destinĂ©e Ă me tromper dans Ăźe choix de mes amis, sâĂ©cria la charmante fille en joignant ses mains, & me jettant un triste regard, dont mon cĆur fut pĂ©nĂ©trĂ©. Vous, monsieur j vous qui mâavez paru si sensible Ă mes moindres chagrins, si attachĂ© Ă mes intĂ©rĂȘts vous aimer ma cruelle ennemie ! celle qui a pu goĂ»ter une maligne joie du malheur de fa compagne , insulter par des railleries piquantes une amie toujours prĂȘte Ă lâobliger, Ă vanter ses charmes, Ă cacher ses dĂ©fauts ! Avant que lâhĂ©ritage de fa tante lâeĂ»t rendue indĂ©pendante, elle nâĂ©toit point heureuse ; fa mere la haĂŻifoit. Combien de foi? jâai pleurĂ© pour çette ingrate ! Aveq 7Ă AmĂ©lie. quelle tendresse je partageois toutes ces petites mortifications dont Pensante se fait des malheurs ! De quelle prix elle a reconnu mes foins ! Quand on dĂ©sespĂ©roit de ma vie, quand Je devois lui inspirer de la pitiĂ©, ĂȘtre Pobjet de sa compassion , jâai Ă©tĂ© celui de ses froides plaisanteries. Vous le savez, monsieur ; son procĂ©dĂ© a excitĂ© votre indignation. Vous la mĂ©prisiez, & vous Palmez! Un si mauvais cĆur a pu toucher le vĂŽtre ? Ce vil caractĂšre nâa point FermĂ© vos yeux fur des agrĂ©mens passagers ? Oh , monsieur Fenton Ăź qui mâeĂ»t dit!... Vous ne deviez pas mâavouer un mâoffense , il blesse notre amitiĂ© , il en brisera les liens. Mais pourquoi, ajouta- t-elle,en sâabandonnnantĂ toute fa douleur, pourquoi exigerois - je de vous des Ă©gards, quand une amie qui mâen de volt tant, nĂ traitĂ©e avec duretĂ©, avec bassesse, avec inhumanitĂ© ? Comment exprimer le mouvement .dptit mon cĆur se sentit pressĂ©, quand jâapperqys le visage dâAmĂ©lie inondĂ©,dĂ© larmes ! Quel misĂ©rable artifice , nfĂ©criai-'je ! quelle in- indigne feinte ! Comment ai-je pu Pemployer ! O mon aimable, ma seule amie, unique objet de mon estime, de ma tendresse , de toutes les affections de mon ame ! voyez Ă vos. pieds un malheureux qui vous chĂ©rit, vous respect?, vous adore. Moi aimer votre ennemie ! je vous vois, & jâen aimer ois une autre! AnĂź E iv 72 Ă M i L I E. pardonnez-moi ce ridicule dĂ©tour. Jâai cru vous servir, en vous cachant mon ardeur. Oui, je vous adore, je vous adorerai toujours. Une joie douce Sc modeste se rĂ©pandit fur tous les traits de la sensible AmĂ©lie. Les couleurs teint se ranimĂšrent; ses yeux encore mouillĂ©s de pleurs, chercherent timidement les miens nos larmes se mĂȘlĂšrent. O Jcmmy, Jemmy, me dit-elie du ton le plus tendre, avea»vous pu me faire penser, me laisser croire un moment ?... Ah ! rĂ©pĂ©tez- moi cent sois que vous mâai... que miss Osborne 'nâest point lâobjet de votre amour. Jâen jure par vous-mĂȘme, mâĂ©criai-je, par vous qui mâenchantez, que rien nâeffacera jamais de mon cĆur. Eh ! pourquoi donc, reprit elle, percer le mien dâun trait si douloureux ? Pourquoi cette feinte cruelle ? O ma chere AmĂ©lie ! votre intĂ©rĂȘt, le dĂ©sir de ne point troubler votre bonheur, mâont fait craindre.... oserai-je le dire ! mâont fait craindre de vous plaire. Tout ce qui annonce ĂŻa fĂ©licitĂ© Ă un amant ordinaire, cause ma douleur. Quel est mon espoir eu vous aimant ? Songez Ă la diffĂ©rence actuelle de nos fortunes. Cette mere respectable, qui vous a Ă©levĂ©e avec tant de tendresse, de foins, vous a inspirĂ© des vertus si rares, qui vous rendent si aimable ; maĂźtresse de choisir une hĂ©ritiĂšre entre ses deux filles, voiĂs prĂ©fĂšre Ă votre Ăbeur. Elle vsUt vous placer dans un haut AmĂ©lie, 7Z rang. Nâa-t-elle pas raison ? vous ĂȘtes si digne dây monter! Nos biens rĂ©unis, ma naissance, me procureroient aisĂ©ment un titre. AĂais combien dâannĂ©es doivent sâĂ©couler avant que le mien revienne en ma puissance ! Et eroyez-vous , dit AmĂ©lie , que de raines grandeurs excitent mes dĂ©sirs ? Non, repris-je ; mais l'homme qui vous aime, doĂźt-il souhaiter que vous y renonciezjpour lui? En vous supposant maĂźtresse de vous-mĂšme, les circonstances oĂč je me trouve formeroient encore des difficultĂ©s. Ale çonviendroit-il, jna chere AmĂ©lie, de rechercher qne fille riche, dâaccepter ses bienfaits ? Je partagĂšrent donc son aisance, & ne pourrois lui prouver la gĂ©nĂ©rositĂ© de mon cĆur ! GĂȘnĂ©e dans fa dĂ©pense, elle se privçroit en ma faveur, dâune partie des agrĂ©mens qu'un autre Ă©poux lui auroit procurĂ©s ! AĂais jamais, jamais votre mere nâapprouveroit un tel mariage.'Je lâestime , je lâaime ; je rie lui propo serai point une union si dĂ©savantageuse .Ă & fille chĂ©rie.' HĂ©iĂĄs ! que deviendrons-nous donc , s'Ă©cria AmĂ©lie ? Je vous fuirai, lui dis-je ; vous mâoubliercz. O mon incomparable amie ! plaignez, mais ssaimez point un homme qui nâest pas destinĂ© au cĂ©leste bonheur dâĂštre Ăą vous. Ah, grand dieu ĂŹ si nos lentimens Ă©cla- "toiĂšnt, si mistrifs Harris les dĂ©couvrait, si elle'vous punissoit, yousâabandonnoit Ă lâeir- ycur qui vour sĂ©duit ; si, cĂ©dant a' nies bru- 74 AmĂ©lie. lans dĂ©sirs, je recevois cette main ; si, perdant lâamitiĂ© de votre mere , vous deveniez la femme dâun soldat, dont lâhomieur & Pa- raour sont encore Punique partage ah ! quelle seroit ma douleur, en voyant un ange souffrir Ă mes yeux tous les maux attachĂ©s au besoin , Ă PadversitĂ© ! Chassez-moi, banissez- moi, ĂŽ mon AmĂ©lie! aidez-moi Ă vous fuir j Ătez-moi Pessroi mortel dont je me sens saisi en pensant que je vous verrois un jour vous repentir de mâavoir cru digne de vous. O heureuse & trois fois heureuse AmĂ©lie, sâĂ©cria miss Matheus ! oh, que n'ai-je inspirĂ© des senti mens si tendres ! Quelle femme fut jamais plus aimĂ©e ! Mou ami, quâelle vous adore, ou je la dĂ©telle. Aimez-la , miss, aimez-la , dit M. Fenton, elle mĂ©rite Pamour de la nature entiere. PlĂ»t au ciel, rĂ©pondit Paimable fille, que maĂźtresse de moi-mĂšme , je pusse donner avec ma main le premier trĂŽne du monde ! O Jemmy, Jem- my ! si vous lisiez dans mon ame, vous ne lâaffligeriez pas par ces tristes & inutiles rĂ©flexions. Vous me quitter, me fuir; & jây consentirois ! Quelle fortune me dĂ©dommage- roit de la perte dâun cĆur tel que le vĂŽtre Ăź Moi, vous oublier ! desirer dâĂȘtre oubliĂ©e de vous ! Non de quelques malheurs que Pavenir me menace, jamais je ne sonnerai ee souhait cruel. Si ma mere me prive de son hĂ©ritage, un bien plus cher me restera. Ma main ni mon cĆur ne feront point le,partage AmĂ©lie. * 1 % d'un autre. Ah ! je ne vous bannirai pas ; la plus grande des disgrĂąces seroit de cesser de vous voir. Rien, dans ce vaste univers, ne mĂ©- rite de vous ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ©. Elle parloit encore , quand la porte de son cabinet sâouvrant avec assez de bruit, prĂ©Ăenta Ă nos yeux mistriss Harris. Soupçonnant de-* puis un peu de tems Pinclination de fa fille & mon amour, elle mâavoit exprĂšs mĂ©nagĂ© la facilitĂ© de Pentretenir fans tĂ©moins. Un escalier dĂ©robĂ© conduifoit de son appartement au cabinet dâAmĂ©lie; ellĂš sây Ă©toit cachĂ©e Ă lâinstant oĂč jây entrois, & yenoit dâentendre toute notre conversation, Jugez, miss , de Peffet que produisit fa vue fur fa fille & fur moi. A genoux prĂšs dâAmĂ©- lie, surpris, immobile, je ne fongeois point Ă me lever. Vous faites bien, monsieur, rrle dit mistriss Harris , de garder une attitude st soumise. Les fentimens de cette fille ingrate mĂ©ritent votre reconnoissance. Elle abuse des bontĂ©s de fa mere, dĂ©daigne ses bienfaits. Mais, grĂąces au ciel, elle aune soeur. Betzy, modeste, rĂ©servĂ©e , incapable de rechercher la tendresse dâun homme , & dâun homme assez prudent pour pouvoir la lui cacher, me rĂ©compensera mieux de mon indulgence & de mes foins. Elle ne prĂ©fĂ©rera pas lâindulgence Ă la grandeur, un Ă©tranger Ă fa mere ; une indigne passion ne fermera point ses, yeux Ă ses intĂ©rĂȘts & Ă ses devoirs. Et sâadressant Ă AmĂ©lie, qui pleuroit & cachoit son visage ,* *?5 A M Ăź L I Ă." vous roxigiĂTez trop tard, miss, lui dit-elle; câĂ©toit en assurant un amant de votre folle ardeur, quâil falloit sentir de la honte. Sortez, imprudente, foible, insensĂ©e crĂ©ature, ajouta- t-elle i sortez , je ne puis souffrir la prĂ©sence dâune fille qui a pu se manquer si essentiellement Ă elle-mĂȘme. AmĂ©lie tomba Ă ses genoux. Je me prosternai aux pieds de cette mere irritĂ©e pardon- nez-lui, mâccriai-je 5 pardonnez-lui, & je ne la verrai jamais. Sans mâĂ©couter, elle lâobligea de se lever & de sortir de la chambre. Mais tendre jusques dans fa colere, elle sonna , & envoya une de ses femmes auprĂšs dâAmĂ©lie, craignant que son saisissement ne la fit trouver mal. Je me sentois prĂȘt Ă mâĂ©vanouir. Mistriss Harris me prit la main, me força de mâasseoir , & me pria de lâĂ©couter. Je ne me plains point de vous, monsieur, me dit-elle. Vous ĂȘtes jeune & aimable, vous plaisez ; rien nâeĂt plus naturel. Mon amitiĂ© pour vous mâa rendu imprudente. Ne devois-je pas prĂ©voir qu'une figure auffi intĂ©ressante que la vĂŽtre, de F esprit , un si noble caractĂšre, pourroient faire de vives impressions fur le cĆur de mes filles ? En vous approchant dâelles, je les ai moi-mĂšme exposĂ©es au danger. Non, M. Fenton , je ne vous reproche point dâavoir sĂ©duit AmĂ©lie. Jâai tout entendu , & suis pĂ©nĂ©trĂ©e dâestime pour lâhonnĂȘte homme qui peut sâimmoler lĂči-mĂȘme au bien de ce quâil aime. En vĂ©ritĂ©* AmĂ©lie. 77 monsieur, si vous jouissiez seulement de la moitiĂ© de vos espĂ©rances, je dirois comme ma fille personne ne mĂ©rite de vous ĂȘtre prĂ©fĂ©rĂ©. Mais jâai des parens ambitieux, continua- t-elle on fait mes desseins fur AmĂ©lie ; je lâai presque promise. Milady Nesby me la demande pour son fils. Si, comme je lâexige, sonde de ce jeune seigneur consent Ă lui assurer une partie de son bien , je ne puis me dispenser de conclure une affaire qui convient aux deux familles. Je vous le rĂ©pete , vos sentimens viennent de me charmer. LâintĂ©rĂ«t de ma fille me dĂ©fend de contenter son goĂ»t, sans me rendre assez injuste pour blĂąmer son choix. Vous avez de la grandeur d ame j suivez votre gĂ©nĂ©reux dessein, sauvez AmĂ©lie de sa propre foiblesse. II est digne de vous de travailler Ă son bonheur. Partez, allez Ă votre rĂ©giment, ne paroissez plus aux yeux de ma fille. Quand elle fera mariĂ©e, quâelle ne logera plus avec moi, ma maison vous fera ouverte ; regardez- moi comme votre meilleure amie , comme une femme qui sâhonorera dans tous les tems de ce titre mais, ajouta-t-elle , partez fans nous revoir, recevez ici mes adieux, & don- nez-moi votre parole de ne point Ă©crire Ă ma fille. Je vous obĂ©irai, madame, lui dis-je, 1© cĆur ferrĂ© par la douleur, je vous obĂ©irai. Je ne verrai point votre charmante fille, js 78 A M Ă L 1 Ei ne lui Ă©crirai point, je la quitterai pĂłur totU jours ; mais oserois-je mettre un prix Ă c6 dur sacrifice ? Promettez-moi que cette malheureuse inclination ne lui nuira point dans votre cĆur. II lui fera peut-ĂȘtre difficile dâen triompher j une longue habitude de me voir lui ren- d ra peut-ĂȘtre cet effort pĂ©nible pardonnez-lui un peu de tristesse dans les premiers m o mens ; ne lâaccablez point de reproches ; traitez-la avec indulgence. Câest, madame j Punique preuve que je vous demanderai jamais de cette amitiĂ© dont vous voulez bien mâhonorer. Elle me le promit- Je voulus baiser sa main j elle mâembrassa , me serra tendrement contre son sein. Je ne pouvois plus parler , & je sortis dĂ©sespĂ©rĂ©. Mon dessein Ă©toit de partir le lendemain ; mais un peu de fievre , beaucoup dâabattement & de grands maux de tĂšte , fuite dâune longue insomnie , me retinrent dix jours dans ma chambre. Je ne vous dirai point tout ce quĂȘ je souffris, miss; un cĆur aussi sensible que le vĂŽtre se peint aisĂ©ment ma situation, jâal- lois partir enfin. Mes chevaux mâattendoient Ă ma porte, quand on mâannonça le docteur Harrison, Vous le connoistez peut-ĂȘtre, miss ? Singulier, vrai, solide , il joint Ă des dehors peu polis, une forte dâhumeur capable dâĂ©loigner de ion commerce ceux qui le jugent fans Pexaminer. Mais quel tendre naturel, quel A M i LIE. 79 bon cĆur, quel dĂ©sir dâĂȘtre utile, sont cachĂ©s fous cette apparente brusquerie'! Combien ce digne prĂȘtre est pĂ©nĂ©trĂ© des devoirs de son Ă©tat ! combien il en Ă©tend les obligations ! Charitable, zĂ©lĂ©, rempli dâhumanitĂ© souf- frez-vous , il vous cherche pour vous soulager, vous servir, vous consoler. Lâaffliction , le malheur , sont des liens qui Rattachent fortement Ă vous. II voit vos fautes ; elles ne le rebutent point. II les rĂ©pare , vous aide, vous secourt de tout son pouvoir. A la vĂ©ritĂ© , il gronde un peu ; mais eâest toujours quand on nâa pas besoin de lui. Jâen ai souvent entendu parler, dit miss Matheus ; on le rĂ©vĂ©rĂ© dans ma province. II polsede de grands bĂ©nĂ©fices , & seroit- trĂšs riche, sâil Ă©toit moins gĂ©nĂ©reux. Mais ses revenus font souvent engagĂ©s pour acquitter les dettes des autres. Jâai peine Ă concevoir comment ĂŹl souffroit votre ailĂŹduitĂ© auprĂšs de fa cousine AmĂ©lie. Mistrifs Harris sâest toujours conduite par lĂšs conseils , & je mâĂ©tonne quâil. ait manquĂ© de prĂ©voyance en cette occasion. Car , en vĂ©ritĂ©, Jemmy, vous ĂȘtes une sĂ©duisante crĂ©ature. II Ă©toit en Irlande f reprit M. Fenton, quĂźlnd notre liaison se forma. 11 en revint un peu aprĂšs le retour de mistriĂs Harris Ă Londres. Mais les atfaires de son prieurĂ© exigeant sa prĂ©sence en province , il y resta tout lâhiver. Ainsi nous ne nous Ă©tions jamais vus. Et pendant ces dix jours , ajouta miss Matheus, pas un billet dâAmĂ©lie ? pas le moindre message? AmĂ©lie vous laisse partir ? Oh , quelle froide maĂźtresse pour un amant i passionnĂ© , si digne dâĂštre adorĂ©! Mais 1 poursuivez. Eh bien , on vous annonça ie docteur IĂarrisort, AprĂšs. Son nom me causa une vive Ă©motion , dit M. Fenton. II entra , sâasiĂŹt, me parcourut des peux,âą & lans me faire le moindre compliment, ni la plus lĂ©gere civilitĂ© , il me montra du doigt un siĂ©gĂ©, tout prĂšs de celui oĂč il sâĂ©toit placĂ©. Mettez-vous lĂ , jeune gentilhomme, me dit-il. Ma visite vous surprend ? jâouvrois la bouche pour rĂ©pondre. Paix, dit-il, je fuis venu, jâai Ă faire Ă vous ; c'est Ă moi Ă ur'ex- pliquer. Vous croyez peut-ĂȘtre que jâignore vos sentimens & ceux dâAmĂ©lie. Deux tĂȘtes de votre Ăąge composent dâhabiles politiques , & cachent bien leurs secrets ! Je vous avertis que toute la ville lait vos amours, en murmure; le bruit en elt venu jusques dans ma province, il mâa rĂ©voltĂ©, & mâa ramenĂ© Ă Londres, oĂč jâarrivai hier. On vous blĂąme; on blĂąme aussi mistriss Marris on vous accuse de sĂ©duction; on face u le dâimprudence on mâa Ă©tourdi de cette affaire ; elle mâa fĂąchĂ©, trĂšs fĂąchĂ© ; elle mâa rendu votre plus grand ennemi. Vous attendez-vous , monsieur, Ă ma re- connoiĂlance en me faisant cet aveu, lui dis-je ? Patience , reprit-il brusquement, laissez-moĂ parler. Jâestime & jâaime mistriss Marris, parce " quâelle A M Ă L t Ă. %ĂŹ quâelĂŹĂ© pense bien , sans pourtant se conduire mieux quâune autre; car souvent elle me dĂ©sole. Je lui Ă©crivis donc ce que je savois, cs quâon mâavoit appris; elle ne se doutoit de rien, la pauvre femme! Les meres font toujours les dernieres Ă sâappercevoir des sottises de leurs enfuis. Je lui conseillai de veiller de prĂ©s fur les actions de fa fille, de lâĂ©loi- guer de ce jeune officier quâon me peignoit trĂšs joli. Ces gens lĂ prennent tout dVĂŹaut; lui disois-je i ce font des tĂ©mĂ©raires j des hommes hardis, dont la premiere loi eit dâaller toujours en avant ma loi, je lui Ă©crivis beaucoup de mai de vous & de vos pareils- Encore une fois, monsieur * lui dis-je dâun ton adez fier - dois-je vous rendre des grĂąces pour un procĂ©dĂ© ?. -. Que mâimportenf vos grĂąces, vos remercimens , dit-il? Jâai fait mon devoir, cela me suffit. Mais vous mâin- terrompez, jeune homme, & cela est malhonnĂȘte. Vous Ăštes vif; moi aussi ; sâii faut parler, rĂ©pondre, quereller; cela nous mencra loin, & je fuis pre'fĂ©. OĂč en Ă©tois-je? Ah, je me le rappelle, Ă la mauvaise opinion que jâavois de vous. Comme je viens de le dire, je vous croyois un franc Ă©tourdi , & je voulois que miĂtriĂâs Harris vous fermĂąt fa porte. A mon arrivĂ©e , nous avons eu un long entretien, suivi dâune terrible dispute. Elle mâa rapportĂ© toute votre conversation avec AmĂ©lie; je la lui ai fait rĂ©pĂ©ter deux fois elle Tome IL F AmĂ©lie. 82 mâa rendu compte auĂĂŻĂŹ de votre prompte obĂ©iiikuce Ă ses ordres , & jâai trouve tiĂšs impertinent Ă eile de vous eu avoir donnĂ© de si durs. Alors me regardant dâun air ouvert & riant touchez lĂ , me dit-il, en me tendant la main; touchez lĂ , mon ami. Vous Ă«tes une noble crĂ©ature. Je rĂ©vĂ©rĂ© les Ăąmes gĂ©nĂ©reuses; AmĂ©lie est Ă vous. . AmĂ©lie ! mâĂ©criai-je. Oui, AmĂ©lie , reprit-ii un li beau procĂ©dĂ© mâa rendu votre intercdiĂ«ur auprĂšs de ma cousine Harris. Je lâai priĂ©e, prellĂ©e, caressĂ©e, querellĂ©e; il a fallu mâenr- porter ; car câeis une bonne femme, douce, polie, mais obstinĂ©e.... Jâai criĂ© plus fort quâelle-, & je lâai rĂ©duite. Elle consent a vous donner fa fille, Ă condition que par les articles de votre contrat de mariage, AmĂ©lie aura Tenticre & pleine jouiflĂ nce de sa fortune, ĂĄ lâexeeption dâune somme dont vous disposerez pour votre avancement dans le service, lorsque lâoccasion vous conviendra ; vous lui en assurerez le retour sur vos biens Ă venir. Bonjour, adieu. Je vous verrai ce soir chez ma fille AmĂ©lie. II vouloir sortir, je le retins. JâĂ©tois si surpris , si charmĂ©, si attendri ! O miss, puis-je dire tout ce que jâĂ©tois.! Eh, monsieur ! eh, mon pcre , mon ami, mon ange tutĂ©laire ! accordez-moi un instant, lui criois-je ; don- nez-moi le loisir de rappeller mes sens, de vous marquer la reconnoilsance.... Oh, vraiment I A m Ălie. 8Z nui, dit-ii ! jâai bien le terns dâĂ©couter tout cela! Voyez mistrifs Harris, voyez AmĂ©lie, arrangez-vous ensemble, soyez heureux surtout , conservez ce cĆur honnĂȘte dont le ciel vous a douĂ© dans fa bontĂ©. Soyez un tendre mari, un fils reconnoilTant pour mistrifs Har- ris , conduifez-vous bien, & comptez fur moi. Adieu. 11 sortit en achevant ces mots, & me lai Isa pĂ©nĂ©trĂ© de mille sentimens que je nâau- rois pu lui exprimer peut-ĂȘtre. Seul, en libertĂ© de rĂ©flĂ©chir fur cet Ă©vĂ©nement inattendu , RĂ©prouvai que la joie a plus dâune façon de fe faire sentir. Des larmes couloient de mes yeux j je joignois les mains j jâĂ©tois saisi, enchantĂ©, presque fans mouvement . Je refpirois Ă peine ; le nom dâAmĂ©iie fe prĂ©sentoir fur le bord de mes levres ; je nâofois le prononcer ; je croyois ĂȘtre sĂ©duit par un songe agrĂ©able, & je craignois de mâĂ©- veiller.... Eh, courez aux pieds de cette heureuse AmĂ©lie, interrompit miss Matheus. est ce le moment de rĂȘver, de dormir? Mon ami , vous contez comme une femme. AprĂšs ce popos, vous ne me conseilleriez pas, miss, reprit en riant M. Fenton , dâen- trer dans le dĂ©tail de ma premiere visite chez mistrifs Harris. Vous m'en dispensez, je iâef- pere ? De tout mon cĆur, dit-elle ; de la passion, des transports , une joie tendre ou folle, on peut aisĂ©ment fe peindre ces sortes de mouvemens. Ajoutez, contnua-t-il, quâils F ij 84 AmĂ©lie. intĂ©ressent seulement quand on les excite. Si ma chere AmĂ©lie sentit un extrĂȘme plaisir en me revoyant, sa prĂ©sence fit passer dans mon coeur un sentiment dĂ©licieux. Jâapprts d'eĂŹĂŹe les particularitĂ©s de lâentretien du docteur & de fa mere. Mais venons Ă un Ă©vĂ©nement.... }e crois que vous boudez , interrompit encore miss Matheus. Vous allez dâune extrĂ©mitĂ© Ă lâautre ; ou des minuties, ou un sommaire. ]e suis curieuse de savoir comment ce bon docteur put taire renoncer miĂtriss Harris Ă ses projets ambitieux. En lui reprĂ©sentant combien leur rĂ©ussite importoit peu au bonheur de sa fille, reprit M. sente n. Cet honnĂȘte ministre , soumis aux loix , aux uĂĂ gcs de la nation , nâen approuve pas entiĂšrement les moeurs, encore moins les prĂ©jugĂ©s. II n'eĂf pomt de ces foux qui, se croyant assez habiles pour rĂ©former lâunivers, vqudroicnt tout renverser, tout dĂ©truire, trouvent vicieux dans la sociĂ©tĂ© ce qui leur nuit ou blesse leur orgueil, traitent de corruption ia moindre lĂ©gĂ©retĂ©, &, sans corriger personne, amusent ou ennuient leurs compatriotes par des plans de lĂ©gislation , souvent ridicules & toujours impraticables. Le docteur respecte les ancieunes conventions des hommes , croit q u un peuple doit ĂȘtre divisĂ© en plusieurs classes mais les noms de nobles , de riches, de pauvres, ne forment point dans ses idĂ©es PinĂ©gaiitĂ© nĂ©cessaire de ces AmĂ©lie. 8 s classes ce nâest pas ainsi quâi! distingue les humains au fond de son cĆur. La bontĂ©, k droiture, futilitĂ©, le mĂ©rite, sont les titres qui caractĂ©risent Ă ses yeux !a premiere classe ; & câest en partant de ce principe, qti'i! blĂąma la conduite & les deiieios de mistri s Marris. Câest donc un homme estimable que vous refuse a votre fille , lui dit-il ? Câest Ă sarrn- bition de sa mere quâeĂŹle sera kcrifiĂ©e ? Este brillera dans le monde pour satisfaire votre vanitĂ©? Son partage fera la douleur & l'amertume ? Elle pleurera pendant que vous la contemplerez au rang oĂč vous saurez placĂ©e? Et vous, vous jouirez du plaisir de pieuse,r quâcile est enviĂ©e, quâon la eroit heureuse? Câest un titre, câest f Ă©clat qui vous en imposent; vous dĂ©daignez tout, exceptĂ© ces dehors bri! lans. Mais , dit mistrifs Harris , fuis-je la"feule ? Ne cherche-t-on pas ces avantages que vous semblez priser si peu ? Ne foitt-ils pas fymhi- tion des autres ? Quâestinie-t-on dansdf monde, au-dessus des grandeurs & de la tĂŹchc^Ă©? l Rien, reprit le docteur.;.A câest ainsi que- lâorgueil des grands, lâinsutence des riches, ont conduit le pauvre Ă rougir assez de fa ^ misere pour ne rougir plus des moyens offerts dâen sortir, Câest du mĂ©pris insultant jette .sur lâindigence , que le vice a tirĂ© ,des- affreux, rĂ©pandus par tout de , & trop fortement enracinĂ©s parmi nous. 86 AmĂ©lie.' Ils ont persuadĂ© aux nobles, que lâhonneur confisse leulement dans le faste & dans la valeur. GrĂąces Ă ces misĂ©rables prĂ©jugĂ©s, un lord peut trahir son ami, couvrir de honte sa maĂźtresse, ruiner sa femme, sâapproprier le bien dâautrui, prodiguer follement le sien, vivre aux dĂ©pens de quelquâimprudente miss , qui tire avec adresse dâun riche imbĂ©cille ce quâelie donne Ă dilfiper au jeune amant qui le reçoit comme un tribut, la raille & la .maltraite. 11 peut faire mille baĂlelses , sâen applaudir, leur donner un tour plaisant, les conter en riant pourvu quâil n'en souffre jamais le reproche , que prompt Ă rĂ©pouĂfer la plus legere insulte , il se batte, tout sera pardonnĂ© , au moins par le grand nombre. Vous ĂȘtes sĂ©vere , dit miĂtriss Barris. Non , reprit le docteur, mais je vois & je rĂ©flĂ©chis. Bes riches & vous en ĂȘtes un exemple parvenus de degrĂ©s en degrĂ©s Ă la fortune, perdant de vue les premiers , & croyant en effacer la trace par lâimprudence & la hauteur, ont pensĂ© quâune extravagante dĂ©pense & de ridicules ,.airs suffisaient pour les Ă©galer aux grands. Plus i.s ont^dĂ©daignĂ© le pauvre, plus ils ont cru sâgsever au-dessus de lui & de leur propre Mnsi chacun sâĂ©loignant de lâordre ctabli ,& de la subordination nĂ©cessaire Ă lâentretien de cet ordre , a contribuĂ© Ă ce- mĂ©lange monstrueux qui conss on d les Ă©tats , laide passer fans examen un h 'omme vil dans. la chambre haute, AmĂ©lie. §7 constitue un ignorant -juge des citoyens, place au tond dâun carrosse dorĂ© !a fille dâun portefaix, & -ne laisse fans soutien que le mĂ©rite. Miitriss Marris voulut rĂ©pondre. II ne PĂ©- couta pas. Faites votre fille comtesse , si vous le voulez , dit-il ; mais plus dâamitiĂ© , plus de liaisons entre nous. Je ne regarderai jamais fans horreur une mere qui peut sacrifier le bonheur de sa fille Ă des chimĂšres, la fĂ©licitĂ© de deux crĂ©atures estimables Ă un vil intĂ©rĂȘt. II sâefforçn de sortir ; mistriss Harris le retint ils disputĂšrent long-tems, mais enfin il lâemporta. Je mâattendois Ă une querelle plaisante, dit miss Matheus, & vous nfavez rĂ©pĂ©tĂ© un sermon mais voyons Ă prĂ©sent cet Ă©vĂ©nement dont vous alliez parler. Les notaires Ă©toient avertis, les articles dressĂ©s, continua M. Fenton, & le mardi au soir je devois signer Pacte qui me rendoit heureux, quand je reçus un Courier de la part de sir Rowland. II mâĂ©crivoit que ma sĆur, attaquĂ©e dâuue fievre dangereuse, touchent Ă ses derniers momens, nie demandoit avec instance , & que si je voulois lui accorder la satisfaction de me voir, je ne pouvois faire trop de diligence. On me donna cette affligeante nouvelle Ă deux heures du matin. Je ne balançai pas. Le devoir & PamitiĂ© mâappeiloient au secours de ma sĆur. JâĂ©crivis un billet Ă AmĂ©lie, lui envoyai la lettre du F iv âș 88 A M Ă t I E. chevalier, la priai de la communiquer Ă sa ~ t Ă & les ramenant modestement sur les miens quâil' me sera facile dâĂȘtre heureuse avec vous, me dit-elle ! Cette cabane devĂźnt-eĂźle ma demeure habituelle , je sens que jây vivrois contente. O mon cher Jemmy ! il est un sentiment plus fort que lâorgueil & ses vaines maximes, plus fort que tous les prĂ©jugĂ©s il me fait connoĂź- tre, il mâaĂTure que la fĂ©licitĂ© suprĂȘme peut se trouver ici. Ces paroles & le ton dont elle les prononça , Ărent une impression fur mon cĆur, dont le tems nâetFaeera jamais lâagrĂ©able souvenir la plus douce ivreise se rĂ©pandit dans mes sens, ou plutĂŽt dans mon ame. Jâosai paĂĂĂšr un bras autour dâelle, la serrer tendrement, prendre un baiser Ăur ses levres de rose. O mon aimable AmĂ©lie ! ĂŽ femme Ă©lue de mon cĆur! lui dis-je, transportĂ© , ravi, pĂ©nĂ©trĂ© dâun plaisir que je nâavois jamais goĂ»tĂ© ; ĂŽ ma chere amie ! nr - * A M ÂŁ L I E. par-tout oĂč ces traits enchanteurs sâoffriront Ă mes regards , par-tout oĂč le son harmonieux de cette voix viendra frapper mon oreille , le temple du bonheur sâouvrira devant moi. Que le tout-puissant vous bĂ©nisse , exauce vos vĆux en ce monde & dans lâautre, sâĂ©cria la jardiniere ! Vous aimez ma chere miss, vous lâaimez bien. Ah, le charmant, le dĂ©licieux mari ! Tenez , quand vous me caresseriez moi- mĂȘme , vous ne me feriez pas plus aise. Mon cĆur me lâa toujours dit, quâelle Ă©pouserait un ange. Continuez , mon bon seigneur ; ren- dez-la heureuse , bienheureuse, & que la paix habite dans votre cĆur. Les souhaits de cette honnĂȘte crĂ©ature nous attendrirent nous lâembraĂTĂąmes tous deux. En vĂ©ritĂ©, miss, je me sens encore Ă©mu en songeant Ă cette ravissante nuit. Que de charmes dans la nature, dans la simplicitĂ©! Que de plaisirs nous pourrions trouver en nous- mĂšmes , & que nous perdons Ă ne pas les chercher ! Qui les remplace au milieu, du monde , ces plaisirs si purs? Lâintrigue, lâam- bition, la crainte, lâennui, dâinsatiabies dĂ©sirs , des regrets , des dĂ©goĂ»ts_LĂ . doucement , dit miss Matheus, vous allez vous Ă©garer. Eh, mon dieu! lassions la morale; elle assomme. Le souper fini, continua M. Teuton, la bonne Atkinfon nous fit une proposition qui couvrit les joues dâAmĂ©lie du plus vif incar- . lit Ă M Ă L Ăź Ă. nat. Elle baissa les yeux , & rĂ©pondit quâayariĂ Ă nous entretenir dâaffaires importantes, nous veillerions toute la nuit. Est-it possible, sâĂ©- cria Judith , en me regardant dâun air surpris ? Toute la nuit! Sicile le veut, lui rĂ©pondis-je en riant, il faut bien y consentir. Jâai jure de ne jamais la contraindre. Cette extrĂȘme complaisance me nuisit un peu , je crois , dans lâesprit de la bonne nourrice. Elle me considĂ©ra attentivement, mordit ses levres, plia les Ă©paules , & garda le silence. Nous la priĂąmes de se mettre au lit, dâagir chez elle comme si nous nây Ă©tions pas; mais elle nous assura que, grĂące au ciel , elle savuit trop bien la civilitĂ©; pour quitter une compagnie dont elle se tenoit si honorĂ©e. En effet, elle fut si polie quâelie ne nous laissa pas un instant seuls. Et quand elle vous eĂ»t donnĂ© plus de libertĂ© , quel usage en auriez-vous fait, dit mils Matheus ? Les femmes que lâon aime vĂ©ritablement , nâinfpirent rien , si on sâen rapporte Ă vos maximes. Je fuis un peu comme la nourrice il y a mille endroits de votre rĂ©cit oĂč je leverois volontiers les Ă©paules. MalgrĂ© ce petit trait dâhumeur , reprit en riant M, Teuton , ou je me trompe fort, miss , ou vous lĂźâavez pas de moi la mĂȘme idĂ©e que je lui luppofois. Soyez de bonne foi, Pavez-vous? Poursuivez, monsieur, poursuivez, rĂ©pliqua miss Matheus. Rien ne mâenuuie comme les queitionsj ' - - Nous Ă m ĂȘ l Ăź e. riz Nous convĂźnmes, AmĂ©lie & moi, cPĂ©crire au docteur Harrison ; mais nous ne trouvĂąmes point de papier dans la maison. Heureuiement ce que nous voulions apprendre Ă ce bon ami, nâexigeoit point de dĂ©tail. A six heures du matin, Atkinson , prĂ©venu par sa mere, vint rendre ses respects Ă AmĂ©lie, & lui demander ses ordres. II lui parla avec beaucoup de grĂące. Sa figure me plut. Le zeĂŹe & lâamitiĂ© se pei- gnoient dans ses yeux. On voyoit quâil brĂ»loir du dĂ©sir dâĂ©tre utile. AprĂšs savoir entretenu un peu de te m s avec une bontĂ© familiĂšre , AmĂ©lie le chargea de prendre un cheval au prochain village j dâaller Ă Londres fans sâar- ĂĂȘter ĂŹ de dire au docteur Harrison oĂč elle Ă©toit ,8 de le prier , de sa part & de la mienne, de venir prompte ent nous trouver pour terminer salaire importante dans laquelle il ĂĄvoit promis de nous protĂ©ger. Cela fut rĂ©pĂ©tĂ© plusieurs fois, ensuite le jeune garçon partit. La moitiĂ© du jour se paisa fort agrĂ©ablement. AprĂšs un mois d'absence, nous goĂ»tions avec dĂ©lices le plaisir dâĂȘtre ensemble, de nous redire tout ee que nous avions pensĂ©, de nous consoler mutuellement des peines dont nos cĆurs sâĂ©toient senti touchĂ©s. Cependant les heures sâĂĄcouloieiit, & notre jeune messager ne revenoit point. Peu Ă peu nous commençùmes Ă nous inquiĂ©ter j a craindre que le docteur ne fĂ»t point Ă Ăa ville, ou que mistriss Harris ne lâeĂșt fait changer dâidĂ©e 3 mais pou- Tome IL H \ „ IĂ4 A M Ă L I E qir fans chagrin un pair d u royaume Ă©pouĂer ia sĆur. En vĂ©ritĂ© . miss, dit M. Fenton , je crains que vens n'avu;. trop bien, pĂ©nĂ©trĂ© son caractĂšre. U. m - m a fait prendre Ă peu AmĂ©lie. 124 prĂšs ]a mĂȘme Les articles de mon ma. liage dĂ©voient ĂȘtre signĂ©s, pourfuivit-il, le jour que je partis pour me rendre auprĂšs de r a sĆur. Me voĂ»tant pius notre union, mistrifs Harris dĂ©chira ces articles, comme un papier inutile ; la prĂ©cipitation du docteur 11e lui permit pas de longer, en nous mariant, Ă ce qui nâenrroit point dans Ion ministĂšre. JâĂ©tois bien Ă©loignĂ© dây penser. En recevant AmĂ©lie des mains de fa mere, pouvois-je mâoccuper dâun soin Ă©tranger Ă mes dĂ©sirs '{ Qui de nous deux enviĂĂ geoit lâavenir'Ă' Mous voir, nous aimer, nous le dire, nous le rĂ©pĂ©ter j voilĂ ce qui rempĂiiĂoit toutes nos idĂ©es & tous nos momens. Peu de jours aprĂšs mon heureux mariage, nous retournĂąmes Ă Londres. Mistrifs Harrs me parla de cette singuliĂšre omiision-. Elle me xappelia nos premieres conventions , me dit que fa seconde fille se trouvant avantagĂ©e pat le testament de mistrifs Morgan fa tante, elle re n droit AmĂ©lie fa principale hĂ©ritiĂšre ; a lourant que lâintention de son mari avoit toujours Ă©tĂ© de prĂ©fĂ©rer cette fille chĂ©rie. Comme elle finidoit de parler , miss Betzy sortit dâun cabinet , oĂč sa mere ignoroit quâelle fut entrĂ©e. Depuis ce jour je crus mâappercevoir dâun changement trĂšs marquĂ© dans fa conduite. Elle railloit souvent sur les mariages dâincli- tiation , trouvoit fa sĆur trop tendre, trop attentive Ă me plaire, trop empreĂsĂ©e Ă rece. AmĂ©lie. tsĂ Voir dâĂșĂnocentes caresses , que la modeĂfie lui permettoit de souffrir devant sa mere & le docteur Hamsun , mais dont la vertueuse miss Befzy ne pouvoit supporter ĂŹâindĂ©cence. Elie aĂsuroit AmĂ©lie que la froideur succĂ©deroit bientĂŽt Ă des feux lĂŹ ardens, que le sems dirninueroit ma passion & la propre sensibilitĂ©. Ălie prit une haine extrĂȘme pour le docteur Harrison. Elle se pĂŹaisoit Ă tourmenter AmĂ©lie, en lui parlant des dangers de la guerre, en mettant lans cesse fous, ses yeux lâimage dâun mari si cher, bleĂiĂ©, abandonnĂ© fur le champ de bataille , expirant loin dâelle. Ces discours rempliisoient de terreur lâesprit de mon aimable femme. Elle sâaffligea; lĂ mere connut ses peines, & partagea son inquiĂ©tude. Elle lui promit de chercher un moyen de la tranquilliser , de me fixer auprĂšs dâelle, & nâen imagina point dâautres que de me proposer dâentrer dans le rĂ©giment des gardes. Comme il ne marche point fans le roi, câĂ©toit procurer Ă AmĂ©lie la plus grande satisfaction , puĂsquâelle ne redouteroit plus ni lâabsence ni les pĂ©rils dont fa sĆur lui donnoit une idĂ©e si effrayante. Nous Ă©tions unis depuis deux mois. DĂšs le premier, AmĂ©lie avoir ressenti de lĂ©geres incommoditĂ©s , mais fans vouloir en parler , ne pouvant se rĂ© sou Ire Ă les attribuer Ă leur vĂ©ritable cause. Elle se confia enfin a sa mere. Miitriss Harris parut traniportĂ©e de joie de i 26 A M Ă© L t tĂ. son Ă©tat. Ce fut en mâannonqant une notk velle qui me pĂ©nĂ©troit du mĂšme sentiment ,âą quâeile me pria avec inltance de quitter le rĂ©giment de milord Gage, mâorfhmt Pargent qui me se roi t nĂ©cessaire pour acheter une enseigne dans celui des gardes, & mâailuraut de mâen fournir toutes les lois que Poccasion de monter se prĂ©lĂ©nteroit. Je me semois un peu de rĂ©pugnance Ă sortir dâun corps oĂč jâĂ©tois eltimĂ©, oĂč jâavois des amis ; cependant, comme le rĂ©giment de milord Gage ne ĂclvoĂŹe point encore cette annĂ©e, je crus devoir cette complaisance a ma belĂŹe-mere , ou plutĂŽt $ fa tendre & craintive AmĂ©lie, Je connoiisois un officier des gardes, appcilĂ© Ălr Henry Booiton. II haĂŻssoit le sĂ©jour de Londres , & se dĂ©plaisoit dans lâon corps ; je ne doutai point quâil ne vendit son emploi, lĂŹ je lâen prclsois. Jâallai le chercher; ilĂ©toiten campagne. Je pris des informations , & trouvai que lui seul pouvoit mâaider Ă satisfaire les dĂ©sirs de miitnls Harris. Je lui Ă©crivis ; jâat- tcndis long-tems fa rĂ©ponse deux mois se passĂšrent fans quâil revĂźnt, un autre avant quâil le dĂ©terminĂąt ; enfin nous convĂźnmes ensemble dâun Ă©change. Il prit ma compagnie. Je promis de lui payer comptant la somme excĂ©- detite dont je lui serois redevable. Nous fĂźmes de concert les dĂ©marches nĂ©cessaires; Parfaire proposĂ©e parut sans difficultĂ©. Milord Gage eut la bontĂ© de montrer du regret de me perdre; AmĂ©lie. ßÏj mais il ne dĂ©sapprouva point mes Ă©gards pour miĂtris Harris. On nous promit an bureau que le brevet & la commission seroient signĂ©s immĂ©diatement ainsi notre traitĂ© heureusement terminĂ©, remplit de joie AmĂ©lie & fa mere mĂtis miss Betzy trouva q u Aine tendresse mal entendue me nuiroit, empĂȘche- roit mon avancement; elle blĂąma fa sĆur, la condescendance de sa mere, la mienne, & nous montra une aigreur que nous nâavions jamais soupçonnĂ©e dans son caractĂšre, & dont le sujet dĂ©couvroit assez son peu dâamitiĂ© pour moi. Je revenois un soir de la chasse, & mon- toiĂr avec empressement chez AmĂ©lie, quand je lâentendis parler dans lâappartement de la mere j y entrai , elle accourut Ă moi. Ah ĂŻ mon dieu , que je fuis heureuse, me dit-eile! Sans les bontĂ©s de ma mere, fans votre complaisance , que serois-je devenue ? Je vous per- dois , mon cher Jemrny , je vous perdois pour long-rems ; & qui fait si ce n'en t pas Ă©tĂ© pour toujours ! Un ordre cruel nous ĂĂ©paroit. Que cet Ă©change sâeĂt fait Ă propos ! Le rĂ©giment de milord Gage est commandĂ©, il passela mer, il va au secours de Gibraltar. Le rĂ©giment est commandĂ©, mâĂ©criai-je, il part ! Jâespere que la commission nâest point encore signĂ©e ; ;e cours chez le ministre , je vais mâinformer. Que dites-vous, interrompit AmĂ©lie en mâarrëßant ' lâembrassa. VenĂȘL , venez mâaider, lui dit-elle, Ă retenir un cruel ; il veut nsabandoimer i me fuir , me rendre malheureuse je nâefpere qĂčâen vous ; parlez-lui, en- gagez-Ie Ă modĂ©rer un zele indiscret. Mon cher, Ănon digne ami ; donnez-moi une seconde fois lâĂ©poux que jâai reçu de votre main. Le docteur, surpris quâil se fĂ»t Ă©levĂ© une contestation entre nous ĂŹ touchĂ© des larmes dâAmĂ©lie , & prĂȘt Ă me quereller, me demanda brusquement le sujet de cette confusion , de ce dĂ©sordre. Je le lui expliquai. II mâĂ©couta S se leva quand jâeus ceĂsĂ© de parler j marcha dans la chambre, dâun air rĂȘveur, chagrin* levant les Ă©paules, ou portant la main Ă soit front. Tous les yeux Ă©toient fixĂ©s fur lui. AmĂ©lie attendoit impatiemment fa rĂ©ponse. Jâa- vouerai quâen cette occasion le docteur nĂ« paroiisoit point un juge compĂ©tent. E11 vĂ©ritĂ© , je ne croyois pas devoir remettre Ă fa dĂ©cision une affaire oĂč il sâagiffoit dâutt point dâhonneur, souvent fort mal entendu par les gens de son Ă©tat. II se rapprocha dâAmĂ©lie, sâaffit, mĂ« regarda fixĂ©ment. Monsieur, me dit-il-, je vois Ă votre air tout ce que vous pensez ; mais sachez que jâai portĂ© un drapeau sous les Ordres dĂ« milord Tirconel , mon parent, avant de me ranger fous lâĂ©tendard de lâĂ©glise. Guerrier par goĂ»t, prĂȘtre par obĂ©issance pĂČur moitpere* jâai bien servi le roi je mâefforce depuis lonu- Tome IL I 130 AmĂ©lie. tems dâacquĂ©rir les vertus de mon Ă©tat & de servir Dieu. Vous parler en ministre de paix, ce seroit sans doute remplir mon devoir ; mais le vĂŽtre ne vous permettroit pas de mâĂ©couter ainsi je parlerais mal-Ă -propos & inutilement, Je ne dirai donc rien. CâestĂ la petite fille que voilĂ , continua-t-il eu montrant AmĂ©lie d u doigt, eâest Ă reniant que jâai cru une femme , mĂȘme une femme sensĂ©e , que je veux mâadresser. Si le brevet est signĂ© , vous prĂ©tendez , madame, lui dit-il, que votre mari nâest plus capitaine dâinfanterie dans le rĂ©giment de iniĂŹordGage, mais officier des gardes de fa majestĂ© ; nâest-ce pas lĂ votre idĂ©e ? Oui, dit- elle. Eh bien, reprit le docteur, vous avez tort. Que le brevet soit signĂ©, ou quâil ne le soit pas, il faut laitier partir votre mari; it faut le laisser aller tout Ă ĂŹâheure estez le ministre ; il ne peut trop se hĂąter de protester contre ĂâĂ©change, attendu ['Ă©vĂ©nement voilĂ mon avis. Quoi, câest vous , câest vous , monsieur, qui lui donnez ce conseil, sâĂ©cria douloureusement AmĂ©lie? AssurĂ©ment câest moi-meme, dit-il froidement, & je suis bien aise quâil nâen ait pas besoin. Ma fille, un soldat ne peut balancer un instant dans une pareille conjoncture quâil sacrifie tout, quand son roi, ses devoirs , son pays lont en opposition avec d'autres intĂ©rĂȘt?. Si votre mari restoit, que diroit-on de lui? Ne le soupçonneroit-on pas A M Ăš L I E. 131 Tune prĂ©voyance quâil seroit aisĂ© dâattribuer Ă un manque de courage âĂ Nous accusons le monde de juger lĂ©gĂšrement, avec malignitĂ© mĂȘme il le fait souvent ; mais souvent aulH notre propre imprudence fournit au mĂ©disant le trait dont il nous bielle. II est rare , fort rare, que !a censure tombe erĂtierement Ă faux. Si celui dont ou blĂąme la conduite nâest pas toujours criminel, soyez lure quâau moins iL a nĂ©gligĂ© ia rĂ©putation, & nâest pas exSmpt de tout reproche. Voyant AmĂ©lie verser des larmes ameres, cacher son visage, il lui prit une main , & la serrant tendrement allons , ma chere amie , allons, mon aimable couĂine, de la force, de lâarne, une nob'Ă© fermetĂ© , lui ditil. Cherchez au fond dĂ© votre cĆur ces sentimens gĂ©nĂ©reux qui vOĂșs distinguent de ces lemmes foibĂŹes , occupĂ©es feulement dâe!, de leurs plaisirs , de leurs fantaisies. Vous aimez M. Fcnton ; aimez donc fa gloire, la rĂ©putation ; ne flĂ©trĂŹifez point le nom que vous avez voulĂș porter. Nasille , !'honneur dâun guerrier est semblable Ă la fleur lĂ©gers quâon voit fur les fruits. Comme elle, le moindre souffle peut le ternir. Vous ĂȘtes la compagne de M. Fenton, soyez auiĂĂŹ son amie. Sâil hĂ©sitoit, ce seroit Ă lui drre partez ; remplissezâ vos devoirs j'soyez utile Ă votre patrie, Ă votre roi ; allez , asm quâon ne me soupçonne point dĂ© vous retenir, de vous donnĂ©e de I ij t IzL AmĂ©lie. lĂąches conseils, & de me prĂ©fĂ©rer Ă lâhomm-ĂĄ' qui mâelt cher. Sa gloire, fa rĂ©putation, sâĂ©- çna AmĂ©lie ! Ah, qu eh-ce que mon repos, ir,a joie, mon hon heur, opposĂ©s Ă des devoirs , Ă une nĂ©cessitĂ© absolue! Fartez donc, mon cher mari ; je ne vous donnerai point de lĂąches conseils , je ne ternirai point cet honneur dĂ©licat & barbare ; quâil remporte fur lâamitĂĂ©, fur lâamour, niĂ© me fur la compassion. Oui, partez, rĂ©pĂ©ta-t-eĂŹle en fe jettnnt dans mes bras; mĂ©ritez lâeĂlime de la nation , conservez celle de Fanai qui vient de me faire rougir de ma foibleĂle. Et tombant Ă . genoux » les yeux 8c les mains Ă©levĂ©s .vers le ciel Dieu tout-puillant, dit-eĂŹle, daigne mâenten- dre, exauce les vĆux de ton humble crĂ©ature; pe me condamne point Ă vivre sĂ©parĂ©e de lâhomme que tu me permets, que tu m'ordonnes dâaimer ; compte nos jours ensemble, & donne-moi a mort dans lâinssiuit oĂč tu rappelleras son ame dans ton sein. , La ferveur de fa priere, fou action touchante, ce tendre sentiment quâelle venoĂt dâexpri- mer, Ă©levĂšrent en moi je ne sais quel mouvement plus fort, plus passionnĂ©, que tous les transports dom jâavois senti le charme auprĂšs d' Je. la relevas, Fqjijbraisai avec ardeur. Ah ! ne forme point ces .vĆux cruels , lui dis-je. Si le..çiel m'arrache au bonheur de vivre pour toi, puiissit-il ajouter a tes jours, tous ceux quf me feront retranchĂ©s! O mon f AmĂ©lieâ *33 AmĂ©lie, voudiois-tu mourir &' mâoublier ? Quand je ne ferai plus, garde mon image dans con souvenir; que mon idĂ©e-te soit tou- jous prĂ©sente & chere. Femme adorable ! ton cĆur est ie temple de mĂ©moire oĂč je deĂĂŹre de graver Ă jamais mon nom. Le docteur & fa mere se joignirent Ă moi pour la consoler. Seche tes pleurs , lui difois-je en la careisant, perds lâidĂ©e de ces dangers cpii fĂ©pouvantent, songe au plaisir que nous sentirons en nous revoyant, & qu'u n souris rĂ©pandu fur cet aimable visage me rende la joie que ta triitelse a bannie de mon arae. Nous parvĂźnmes Ă !a tranquilliser un peu. Jâal- lai le mcme soir chez milord Cage; jây trouvai s r Henry. Nous pensĂąmes nous quereller ; & si milord nâeĂ»t dĂ©cidĂ© en ma faveur , protestĂ© quâil s'oppoferoit formellement Ă PĂ©- change, je ne lais si cet obstinĂ© ie fĂ»t rendu. Comme jâavois Ă peu prĂšs tout ce qui mâĂ©- toit nĂ©cessaire , deux jours fuĂfifoient aux prĂ©paratifs de ma campagne. La veille de mon dĂ©part jâaĂŹlai le matin trouver mĂstrifs LIarris dans son cabinet, & lui reportai Pargent destinĂ© Ă lir Henry. En le recevant dâelle , je ne co nptois pas mâen servir sans en assurer le retour Ă AmĂ©lie. II Ă©toie assez mortifiant pour moi de ne rien donner Ă ma femme comment aurois-je voulu mettre fur ma tĂšte un argent qui lui appartenoit? Aucun Ă©crit ne constatoit ses reprises fur ma fortune, m mes droits fur la » Ă34 Ă m i i i i. sienne. Jâavois dĂ©clarĂ© mes intentions Ă mistriss Harris. En reprenant cet argent, elle me pria de garder six cents guinĂ©es. Jây consentis, attendu lâoccasion. Je voulus lui en faire mon billet,- elle se mit Ă rire, me traita dâenfant, & refusa de me lasser Ă©crire. A la fin du dĂźner, je sis prĂ©sentai une reconnoiĂsance de ces six cents guinĂ©es. Elle prit le papier, le lut, le chiffonna, me le jetta ;il tomba; jâallois le ramasser, quand il entra du monde. Nous nous levĂąmes tous ; les dames pafferent dans la salle, oĂč je les accompagnai. Un instant aprĂšs, je me souvins du billet, & retournai pour le chercher. Je ne iâapperqus point Ă terre. Je demandai Ă miss Betzy, qui Ă©toit prĂšs de moi Ă table , si elle ne lâavoit point vu ; elle me dit que non je fis la mĂȘme question aux valets, & requs la mĂȘme rĂ©ponse ainsi il resta perdu. Comme ma belle-mere seule pouvoit en faire usage je ne mâen inquiĂ©tai pas , & crus, comme miss Bezy le soupqonnoit, que la petite chienne dc mistriss Harris lâavoit pris & dĂ©chirĂ© en se jouant. Le docteur Harrison requt mes adieux. II me parla en pere. Je lui recommandai AmĂ©lie. Il me pria d'avoir soin dâAtkinson qui sâĂ©- toit fortement attachĂ© Ă moi, ne vouloir pas me quitter, & venoit h Gibraltar en qualitĂ© de volontaire. Nous ne nous sĂ©parĂąmes point, le docteur ft moi, fans beaucoup dâattendris- sement. Le soir, aprĂšs souper, AmĂ©lie se re- A M Ă L I ?.. IZ5 tira tout de suite. Je pris congĂ© dc mistrisi Hartis. Elle mâcmbraiĂa plusieurs fois , & versa des larmes en me voyant Ă©loigner. Cette preuve de son affection me toucha sensiblement, je reâ.ins fur mes pas, & s embrassai encore. Elle mâappeĂŹla son ffs bien aimĂ©; elle me dit quâelle ne mettroit plus de diffĂ©rence entre AmĂ©lie & moi. Miss Betzy me souhaita un heureux voyage , du ton dont on souhaite le bon soir. Tous mes ordres donnĂ©s & mes devoirs remplis , je destinai Ă lâamour le peu de momens qui me restoient. Jâentrai chez AmĂ©lie je niarchois doucement, la croyant couchĂ©e & peut-ĂȘtre endormie mais fa fe m m e-de-chambre me dit quâelle prioit dans son cabinet. Jâen ouvris la porte, & vis ma charmante compagne prosternĂ©e Ă terre, le visage couvert de larmes ; elle soupiroit comme si sou cĆur eĂ»t Ă©tĂ© prĂȘt Ă se briser. Je la relevai , la Hs aĂfeoĂr fur un sopha , me plaçai Ă ses cĂŽtĂ©s. Je voulois me plaindre du peu de fermetĂ© quâelle montroit, mais , en la regardant, il me fut impossible de lui reprocher une douleur que mon cĆur partageoit. Pourquoi donc cet abattement, ma chere, lui dis-je ? Pourquoi donc ces pleurs , ces gĂ©- jmiffemens ? Nâavez-vous pas consenti?... Non , interrompit-ellc , non je nâai point consenti Ă ce cruel dĂ©part. Je viens de demao- der au ciel la force de soutenir certe Ă©preuve terrible,- je ne lâai point obtenue. Ali, Jemnry, I iv rzA AmĂ©lie! je ne supporterai point votre Ă©loignement Sç mes craintes ! Qijoi , vous mâabandonnez ? Quoi, des mers, un espace immense va nous sĂ©parer ! Ăes jours si heureux , si courts , Ă prĂ©sent longs & tristes , se succĂ©deront sans me rendre la douceur de vous voir ! Ils ne mâapporteront, en renaissant, que du trouble & de lâamertume , de dĂ©vorantes inquiĂ©tudes ! Vousmâaimez, dites-vous, vous mâaimez; & vous partez , vous fuyez, vous me laissez ! Ah , mon amour est bien plus fort, bien plus tendre que le vĂŽtre ! Quelle considĂ©ration mâengageroit Ă vous causer une feule des peines dont mon ame se sent accablĂ©e ! Eh croyez - vous , ma chere AmĂ©lie , lui dis-je, quâil soit une douleur plus sensible que celle dâentendre ce reproche de votre bouche? Quand je fuis Ă regret un devoir indispensable, quand je viens chercher de la consolation auprĂšs de vous que jâaime , pouvez-vous mâaf- fliger, redoubler mon chagrin ? pouvez-vous mâaccuser de peu de tendresse?... Oui, je le puis, dit-elle, quand vous prĂ©fĂ©rez une vaine chimĂšre aux biens rĂ©els dont vous nous privez tous deux. Quelle est cette rĂ©putation dĂ©pendante de lâopinion, du terris, des mo- mens ? Vous la conserviez en terminant il y a deux mois un Ă©vĂ©nement que vous ne pouviez prĂ©voir vous la feroit perdre Ă prĂ©sent ? Tout immoler, tout oser dans la crainte dc passer pour foible, est-ce lĂ cet honneur A M Ă l Ă E. rz? Aont Ăźes loix vous paroissent si saintes ? Nâest- on noble , nâest-on grand quâen affrontant la Ăźnort, ou persuadant aux autres quâon ne ia redoute point? Que cette gloire est fantastique ! Un barbare , un sauvage la dĂ©daigneroit peut-Ăštre. Quelle est cette valeur si vantĂ©e? Un animal fĂ©roce , guidĂ© par son instinct, est hardi , courageux; il attaque, il se dĂ©fend , combat, triomphe, ou reste atterrĂ© le peuple .applaudit Ă sa force, admire son audace, le nomme vaillant. La gloire quâil peut acquĂ©rir .comme vous, mĂ©rite-t-elle d'ĂȘtre achetĂ©e par le sacrifice de tout ce qui vous est cher ? Fixant alors ses yeux animĂ©s fur les miens , serrant mes mains avec transport ose tâĂ©lever au- deĂstĂŹs de ces faux prĂ©jugĂ©s; viens, mon cher Jemmv , viens chercher le bonheur avec moi ; allons habiter une simple cabane, dans des lieux Ă©cartĂ©s & tranquilles. RecommandabĂźes par nos feules vertus, nous nâexciterons point iâenvie, LâĆil de Thomme injuste ou malin ne pĂ©nĂ©trera pas notre asyle paisible. Les traits empoisonnĂ©s de la mĂ©disance nc pourront nous atteindre si la voix odieuse sâĂ©leve, nous ne FeĂitendrons point. Tu feras l'univers pour AmĂ©lie; & son amour, ses foins, ses caresses , ses tendres attentions te feront oublier quâil est dâautres humains. Un mouvement involontaire me fit repousser ies mains; un seul regard rappella bientĂŽt de plus nobles femimens dans son ame. Que 133 AmĂ©lie, dis-je, sâĂ©cria -1 - elle , quels conseils Ăź Mon intĂ©rĂȘt a-t-il pu me les dicter ! Ne mâaccable point de ton indignation ; pardonne Ă ma {oiblesse mon cĆur ne fut jamais bas. je condamne moi-mĂšme cette vile proposition. Tu nâes pas fait pour tây rendre, & je fuis loin de lâexiger oublie la; ne me mĂ©prise pas, mon cber Jemmy ; ouvre-moi tes bras , cache ma rougeur dans ton sein. Je ne pus lui rĂ©pondre. Je la pressai ; elle me ferra ; nos soupirs se confondirent ; nos larmes se mĂȘlĂšrent, nos levres & nos Ăąmes sâunirent ; nous restĂąmes long-tems dans cette situation triste, mais voluptueuse, dans une ivresse oĂč la douleur & le plaisir se faisoient Ă©galement sentir. EnĂĂŹn , lâamour lâemporta sur lâamertume ; il suspendit nos peines, nos regrets , & ses transports ravilĂźans succĂ©dĂšrent Ă nos pleurs. Ah, sâĂ©cria miss Matheus ! quâil est de dĂ©licieux momens dans la vie ! Oui, dit M Fen- ton, & câest le sentiment qui les donne & les fait goĂ»ter. Nous passĂąmes une partie de la nuit , con- tinua-t-il , Ă pleurer & Ă nous consoler. Elle me promit de ne point se livrer Ă sa tristesse ; je lui promis de ne point mâexposer avec tĂ©mĂ©ritĂ©. Un peu avant le jour, fatiguĂ©e, appesantie , elle sâendormit fur mon sein. Je crus devoir saisir lâinstant de son sommeil pour la quittçr. Je posai doucement sa tĂšte sur un > AmĂ©lie. 139 coussin. Je me dĂ©gageai insensiblement de ses bras qui mâento'uroicnt encore. Je craignois . de rĂ©veiller, de !a tirer dâun repos si nĂ©cessaire Ă sa santĂ© & si favorable Ă mon Ă©loignement. Je marchois lentement, me retournant a chaque pas pour la regarder. Un m uvement quâelle fit, mâarrĂšta ; je la contemplai loiig-tems , je la recommandai du fond du coeur Ă toutes les puissances cĂ©lestes; enfin je sortis, ou plutĂŽt,je mâarrachai avec violence de ce cabinet oĂč je laiiĂźois mon bien le plus prĂ©cieux. Ales chevaux Ă©toient prĂȘts. JâĂ©crivis un tendre billet Ă AmĂ©lie ordonnai quâon le lui rendit Ă son rĂ©veil j ensuite je partis, suivi dâAtkinson & dâun seul valet, ' En perdant de vue la ville de. Londres , jâeus peine Ă retenir mes larmes. Je me retournai plusieurs fois , espĂ©rant de lâapperce- voir encore; de profonds souphs mâĂ©chap- poient. AtkinĂâon me suivoit en silence. Lui voyant les yeux fort rouges, je lui demandai ce qui lâaffligeoit. Ah , monsieur , me dit-il, je fuis fur que madame pleure, le dĂ©sole Ă prĂ©sent; & cette idĂ©e ie fit pleurer lui-mĂšme. Son attachement pour AmĂ©lie me toucha. Je lui fus grĂ© de l'intĂ©rĂȘt quhl prenoit Ă fa douleur. Sa sensibilitĂ© me porta Ă lui laiĂler voir toute la mienne, Ă mâentretenir familiĂšrement » avec lui. Feu Ă peu je dĂ©couvris dans son caractĂšre des qualitĂ©s rares & estimables. Ce jeune homme accompliifoit dix-huit an» quand t 140 AMELIE. je lâemmenai. II Ă©toit grand , bien sait, trĂšs formĂ©, avoir des traits rĂ©guliers & agrĂ©ables, une physionomie douce, des sentimcns pleins de candeur. En recevant ses adieux, le doc- teurĂlarrison lui dit devant moi mon enfant, regardez-vous comme tenant Ă tous les hommes; regardez tous les hommes comme tenant Ă vous. Avant dâagir, examinez si Faction que vous allez faire nâattente au droit ne personne ; & si quelquâun nuit au vĂŽtre , dites-vous Ă vous-mĂȘme, je fuis plus juste & meilleur que cet homme. Permettez-vous cet orgueil, il guide Ă la vertu.. AtkinĂon profita de cette leçon & de toutes celles quâil avoit reçues de lui. Sa valeur, son exactitude Ă remplir ses devoirs, son naturel obligeant, lui acquirent bientĂŽt P estime de tous ceux qui le connurent, & Ion bon cĆur lui donna dans le mien la place dâun ami. Jâarrivai le soir du lendemain au rĂ©giment. Mes camarades me virent avec plailĂŹr, surtout sir James , celui de tous qui mâĂ©toit le plus cher .... Quel sir James , demanda miss Matheus ? Sir James EleĂfnore, un baronnet du comtĂ© de Kent, rĂ©pondit M. Fenton. Je le croyois colonel, dit miss Matheus. II iâest auĂfi, repliqua-t-il. Alors nous servions au mĂȘme grade ; depuis , un hĂ©ritage considĂ©rable lui a donnĂ© des facilitĂ©s de sâavancer, dans le tems oĂč la fortune mâen retiroit tous les moyens. Mais est-il connu de vous, miss ? AmĂ©lie. ĂŻaĂŻ ßé Ă la dĂ©fense dâun bastion oĂč les Espagnols se trouvĂšrent vigoureusement repoussĂ©s. Six semaines aprĂšs, le bonheur qui mâavoit accompagnĂ© dans,plusieurs sorties , mâabandonna. Nous en fĂźmes une, oĂč, par un zeie imprudent peut-ĂȘtre, je pensai rester. ConsidĂ©rablement blessĂ©, mais obstinĂ© Ă brĂ»ler un ouvrage, je ne voulus point quitter de braves grenadiers que jâavois menĂ©s en avant. Je requs encore un coup de feu. Alors renversĂ© sans force, fans senti- mens , on aĂŹloit mâachever , quand Atkinson , combattant Ă mes cĂŽtĂ©s , soutenu de quelques soldats dont jâĂ©toĂŹs aimĂ© , se fit jour au travers des Espagnols qui se jettoient sur moi, m'enleva , me rapporta dans la ville, me conduisit Ă mon logement, & me procura tous les secours nĂ©cessaires Ă mon Ă©tat. Mes blessures se trouvĂšrent dangereuses. La fievre me prit ; on dĂ©sespĂ©ra de ma vie. Je connus ma situation , & m'occupai du foin de retarder la douleur & les larmes dâĂmĂ©lie. MalgrĂ© supposition de tous ceux qui mâenvi- ronnoient, je lui Ă©crivis avec peine, avec difficultĂ©, mais avec tant de prĂ©caution, quâiĂź Ă©toit impossible de penser, en voyant ma lettre - K iij i est le premier de vos bienfaits, il me fera toujours le plus cher. Alors quittant les bras du docteur , & se jettant dans les miens ĂŽ M. Fenton , me dit-elle > ce nâest plus une riche hĂ©ritiĂšre qui sâest donnĂ©e Ă vous ; faisan ce & lâĂ©clat ne me suivent plus. Ma fortune est dĂ©truite . mes espĂ©rances font Ă©vanouies ; AmĂ©lie feule est votre partage elle croyoit vous faire un fort brillant 3 son attente est trompĂ©e. A prĂ©sent recevez-a pauvre, dĂ©nuĂ©e de tout * dĂ©pouillĂ©e des biens qui la firent rechercher. Recevez-la , consoiez-ĂŹa , chĂ©riĂsez-la ; dites comme elle , dites avec elle je poste de en toi tout ce que mon. cĆur dĂ©sirĂ©. Je mis un genou en terre devant elle. Je Ăźe jure Ă tes pieds, lui dis-je , jâen prends Ă tĂ©moin le ciel, lâhomrçie estimable qui m'en- tend. Oui, je pojsede en toi tout ce que mon cmiy defire , tout ce qui peut exciter mes vĆux , faire Ă jamais mon bonheur , les dĂ©lices de ma vie. O mon AmĂ©lie, dĂ©tourne tes regards de nos pertes, contemple les trĂ©sors qui nous restent; tes sentim-ns, les miens, cet ami gĂ©nĂ©reux, un gage prĂ©cieux de notre amour, le te ms , une fortune encore Ă©loignĂ©e , mais dont le retour est certain. Calme-toi; seche tes pleurs ; uniĂĂŻbns-nous pour remercier notre tendre protecteur ; reconnoistbns ses bontĂ©s, *n lui prouvant quâelles ne font point infructueuses , que nous les sentons , & quâeiles nous; fensolent, AmĂ©lie. 18Z Ce jour se passa tout entier dans les larmes & les plus douloureuses rĂ©flexions. Nos chagrins sâaigrirent encore ie lendemain , en. apprenant du docteur que nous allions ie' perdre pour deux ans. Je me fuis engagĂ©, nous dit-il , Ă accompagner le fils de milord Mansfield dans ses voyages il est mon parent. Son pere pâoĂbifi me proposer de prendre un soin dont il alloit charger un homme incapable de sâen acquitter. Jâai examinĂ© cet enfant pendant mon sĂ©jour Ă Mansfield ; mille qualitĂ©s heureuses qui ie dĂ©voient distinguer , dĂ©jĂ presque Ă©touffĂ©es par la flatterie, mâont fait remarquer avec douleur combien on sâappl'ique peu Ă cultiver ie germe du bien dans un. jeune cĆur. NĂ©gligence cruelle & trop commune! On peut fornjeiC des hommes , on ne daigne pas le vouloir. Nous nous Ă©levons mal. Nous ĂĂ«mblons prendre plaisir Ă perpĂ©tuer nos travers , nos erreurs. On diroit quâuu pere craint de voir son fils plus sensĂ©, plus vertueux, plus utile .Ă la sociĂ©tĂ© quâil ne lâa Ă©tĂ© lui-mĂšme. On irentre- tient le fils dâun grand, que des honneurs qui lâattendent. Ou lui montre dans lâĂ©loignennenĂŹ un bonheur frivole, des plaisirs passagers , ds vains amusemens ; & personne ne lui homme destinĂ© Ă de grands emplois, Ă tenir en ses mains la joie ou le malheur dâune foule de citoyens, doit Ă©tudier, connoĂźtre lâhunia* nitĂ© , doit converser avec les humains. tu M iv 784 A m i l i i. lui apprend Ă commander, on ne lui enseigna point Ă ĂȘtre juste. De vils complaisons , espĂ©rant sâenrichir par ses vices, Ă©loignent de lui Fhonimo de bien qui lâen feroit rougir. On se plaint que les grands font durs ; eh, comment deviendroient-ils sensibles ? On leur cache qu'il est des malheureux. Ils en font, & ne le savent pas ; comme les en fan s, ils font cruels, parce quâils nâont point senti la douleur. Mes principes, mon amitiĂ© pour milord Mansfield , le bien de ceux qui dĂ©pendront un jour de ce jeune homme, mâont dĂ©terminĂ© , continua le docteur, Ă consacrer deux ans de ma vie Ă lâinstruire, Ă le guider, Ă lui donner une juste idĂ©e des autres & de lui-mĂšme. Jâal- Ăźois le mener en Italie. LâĂ©vĂ©nement qui cause votre douleur mâa soit changer mes dispositions. Je fuis venu Ă vous > vous mâavez paru mĂ©riter mes premiers foins. Ma parole mâen- gage Ă retourner promptement, & je vais vous quitter. Voici le plan que j'ai formĂ©. Vous vous rendrez tous deux Ă mon prieurĂ©. Mes ordres font donnĂ©s. Vous y ferez les maĂźtres, M. Fcnton ne songera point Ă sâavancer dans lo service jusquâĂ mon retour. Vous trouverez un logement commode, une table suffisante , des jardins dĂ©licieux. Si vous ĂȘtes modĂ©rĂ©s , vous ferez heureux. Jâexigc dâAmĂ©lie quâelle ne voie point son inhumaine sĆur. Jo vous en prie, mes amis, quç cette odieuse AmĂ©lie. Betzy nâentre point dans ma maison. EĂŹĂŹe a une terre Ă trois rrulĂźes de moi ; je souhaite quâeiie ne lâhabite jamais pendant ma vie. Pardonncz-lui du fond du cĆur, mais ne la voyez point. AmĂ©lie sâengagea de lui obĂ©ir. Nous voulĂ»mes lui renouvelles les marques de notre sensibilitĂ©, lui rendre dc nouvelles grĂąces ; il ne le permit pas. Recevoir les services dâun ami, nous dit-il, câest lâestimet ; lâen remercier , câest douter du plaisir quâil sent Ă nous obliger. Adieu, mes chers, mes bien-aimĂ©s ensims; embrassez-moi, consolez-vous, soyez toujours vertueux. Je vous Ă©crirai ; vous mâoccuperez fans cesse; ne mâoubliez pas. Tant que je respire, vous avez un parent, un ami. Alors il nous recommanda lâun Ă lâautre, & tous deux Ă la protection du ciel. Ensuite il sâarracha de nos bras, & nous laissa pĂ©nĂ©trĂ©s de tendresse , de respect, de reconnoissance , & si touchĂ©s de le voir sâĂ©loigner , que nous restĂąmes AmĂ©lie & moi dans un triste silence, retenant nos larmes , nâosant nous regarder , chacun de nous craignant dâaugmenter la douleur de lâautre, en laissant Ă©clater la sienne. Le deuil dâAmĂ©lie & fa profonde affliction ne lui permettoient plus de se livrer aux amusemens qui retenoient miss Fanny Ă Paris. Je sis agrĂ©er Ă sir James une sĂ©paration que les circonstances rendoient nĂ©cessaire. Nous partĂźmes AmĂ©lie & moi. ArrivĂ©e Ă Londres » 186 AmĂ©lie. elle envoya faire des compliment Ă fa sĆur , & lui demander ses habits, son linge 8c ses pierreries. Ce fut avec peine que miss Betzy consentit Ă rendre une partie de ce que sa sĆur rĂ©clamoit. Mistriss Morgan & elle refusĂšrent les diamans , & soutinrent que mistriss Harris en a volt disposĂ© , offrant de prouver quâils ne sâĂ©toient point trouvĂ©s parmi ses effets. Cette affaire terminĂ©e, nous nous rendĂźmes au prieurĂ© du docteur Harrifon. Une habitation riante , dâagrĂ©abĂŹes voisins, une immense bibliothĂšque, de belles campagnes, une passion toujours vive qus le caractĂšre d'AmĂ©lie & les grĂąces de fr personne entretenoient, ranimoient Ă chaque instant , me firent bientĂŽt oublier tout le reste du monde. OĂč sâĂ©garetoient nos dĂ©sirs, quand lâobjet qui peut seul les fixer est fuis celte prĂ©senta nos yeux! Je vous ennuierois fans doute, miss, si je vous faisois le dĂ©tail estune vie tranquille , uniforme , des amusera ens champĂȘtres qui charmoient nos loisirs. Mes jours paisibles comme une mer calme.... Eh fi, interrompit miss Matheus , quelle triste image ! une mer calme & lâennui se peignent ensemble Ă mon idĂ©e. Je le crois, reprit M. Fentort ĂŹ il est des biens quâil faut goĂ»ter pour les apprĂ©cier. Un bonheur dont on jouit Jans pouvoir en dĂ©finir TagrĂ©ment, on le sent, miss, on ne l'exprime point. Le mien fut troublĂ© par t la rĂ©forme que la paix occasionna. Ă M ĂȘ L I E. 187 Ma compagnie sây trouva comprise. Cette partie de mon revenu se rĂ©duisit Ă moitiĂ©, suivant lâusage. Cet Ă©vĂ©nement ne put me chagriner long-tems, parce qu il consola AmĂ©lie de tous ses malheurs. Elle en reçut la avec transport. Mon cĆur eit soulagĂ© de la plus vive de ses peines, me dit-elle vous ne me quitterez plus, je ne craindrai plus pour vos jours; vous fixez mes dĂ©sirs ; mes vĆux ne sâĂ©tendent point au-delĂ du plaisir de vous voir, de vous entendre , de vous aimer, de vous plaire; je jouirai fans interruption de ma FĂ©licitĂ© ; vos absences & mes alarmes nâen troubleront plus le cours ah , mon cher Jemmy, pour- riez-vous regarder comme une disgrĂące ce qui va rĂ©pandre lâagrĂ©ment fur tous les inĂtans de ma vie ! Deux aimĂ©es sâĂ©coulercnt rapidement dans cette douce situation. Nos souhaits se bor- noient Ă revoir le docteur Harrison. Sa prĂ©sence pouvoit seule accroĂźtre notre bonheur. Nous serions encore unis & heureux, fins lâarrivĂ©e de miss iletzy. Elle se rendit, il y a deux mois, Ă cette terre quâelle polTede k trois milles de la demeure du docteur Har-, ri son. Le naturel tendre dâAmĂ©lic , son cĆur honnĂȘte la portoit Ă excuser sa sĆur, Ă re- jetter sur mistriss Morgan lâĂnjustice du testament de fa more. Elle ne croyoit point Betzy* aussi intĂ©ressĂ©e > aussi vile que notre ami iâavoi» 188 A M Ă L I L. reprĂ©sentĂ©e, & ne regardoit pas fa dĂ©fense comme une raison dâĂ©viter la prĂ©sence de sa sĆur. Elle soufsroitde ne la point voir. Enfin elle se dĂ©termina Ă lui faire une visite. Je voulus la dĂ©tourner de ce dessein ; elle en Ă©toit occupĂ©e. Je cessai de mây opposer ; mais ze la vis partir avec chagrin, & ne pus vaincre la rĂ©pugnance qui mâempĂȘcha de raccompagner. Betzy , Ă la vue de fa sĆur, montra dâabord de s embarras & de la surprise. Elle la reçut avec froideur;mais, sâanimant insensiblement, elle perça le cĆur d'AmĂ©lie de mille traits douloureux, en lâaĂĂŹurant que son mariage, sa tendreĂse pour moi , & son voyage Ă Gibraltar avoient causĂ© la mort de sa nrere. Comment avez-vous pu penser, ma sĆur, luidit- el!e,que ma mere vous pardonneroir jamais dans le fond de ion cĆur ? Elle conservoit un ressentiment dont votre passion ne vous permettoit pas de vous appercevoir. Lâamour seul vous occupoit alors. Avec quelle cruautĂ© vous quittĂątes une si bonne mere Ăź Quelle indiffĂ©rence! Ne pas seulement lui Ă©crire!.. Quoi, dit AmĂ©lie, ma mere ne reçut point mes lettres? Non, assurĂ©ment, elle nâen reçut aucune , rĂ©pliqua Mils Betzy. Ses craintes, ses alarmes, allumĂšrent dans son sang cette fievre dont Ăźa malignitĂ©.... Mais ne renouvelions point nos douleurs. Votre mari mâest odieux ; fans lui, Je goĂșterois encore la douceur dâavoir une A M i L I E. 189 tendVe mere. Ah , miss AmĂ©lie , miss AmĂ©lie, quel choix a Ă©tĂ© ĂŹe vĂŽtre ! Quel Ă©clat, quelles grandeurs vous Ă©toient destinĂ©s ! Que de regrets la rĂ©flexion doit Ă©lever dans votre cĆur ! Vous la femme dâun officier rĂ©formĂ©! Vous vivre aux dĂ©pens de Pextravagant ami, qui, en arrachant le consentement de ma mere , vous a plongĂ©e dans cet abyme ! Je vous plains* je partagerais avec vous ma fortune, si lâhom- me que vous avez prĂ©fĂ©rĂ© Ă votre mere, Ă vos pareils & Ă vos propres avantages, ne devoir profiter des bienfaits que je me plairais Ă rĂ©pandre fur vous. Des bienfaits , rĂ©pĂ©ta AmĂ©lie dâun ton plein, de fiertĂ© ! Ni lui ni moi ne daignerions en recevoir de vous. Rien ne peut me consoler dâa- voir affligĂ© ma mere ; mais loin de me repentir de mon choix, je chĂ©ris mon partage, & le prĂ©fĂ©rĂ© Ă tout. Je dĂ©sirais votre amitiĂ© , & non pas vos secours. Croyez-moi, Betzy, je mĂ©prise cette fortune que vous pensez capable dâexcĂŹter mes regrets. Peut-ĂȘtre ne sentirez-vous jamais, au milieu de lâabondance, les douceurs que jâĂ©prouve dans ma misere. Je ne voudrais pas changer de situation avec vous ; & malgrĂ© votre offensante pitiĂ© , je souhaite, ma sĆur, que vos jours soient auĂlt heureux que les miens, En achevant ces mots, elle sortit, fĂąchĂ©e dâavoir nĂ©gligĂ© lâavis du docteur , & dĂ©terminĂ©e Ă ne plus voir Betzy. Le rĂ©cit de cette conversation me fit haĂŻt Ia personne auiĂŹĂŹagrĂ©able? Si ies sacrifices qu 3 elle vous a faits volts lient si fortement Ă elle, je puis vous eu faire Ă mon toitn je ne fuis pas fans amis ; on nie dĂ©sirĂ©, on me recherche, moniteur ; plus dxut cĆur elĂŹ sous tna loi. Prenant ensuite la lettre u Y! le venoitde recevoir, & rouvrant de Ăaqon Ă ne pas en laifĂĂȘr examiner rĂ©criture, elle lut Ă M. Fentes ce qui fuit â Chere adorable mils, â Je viens Rapprendre, en arrivant de la â campagne i i'Ă©vĂ©nement qtĂ» vous retient Ă â Nevrgate. J'admire votre courage ; mais â mon cĆur ne supporte point !a douleur de n penser que vous Ăiâavez pas daignĂ© mâinĂl â truire de votre malheur. Jâaurois couru vous n dĂ©sivrer moi-mĂ©me, si la rigueur avec !a- quelle vous me traitĂątes toujours, nc mâeut â rendu timide dans mes dĂ©marches. Jâni â craiĂŻit de patoitre peu gĂ©nĂ©reux en ĂaĂsissanĂŻ A M i L I ÂŁ 197 â Poccnsion de nPoffrir devant vous fbtĂs !e mes vĆux Ă mây montrer comme n amant soumis. Jâai vu Summers » ii va bien vous â ferez cautionnĂ©e aujourd'hui. Mou homme j*, dâaffiiires a mes ordres ; rĂŹ ira premlre ks » vĂŽtres. IJn carrosse Ă mot vous attendra , V Ă vous, xonduirr» oĂč vous vondreL aĂźkr. Accepte, mes foins avec plaisir ; ils seront 39 trop payĂ©s ^ . On a joint Ă cette lettre an billet de deux cents livres sterling , continua mils Matheus ]e ne Paccepterois pas ; mais ms fiertĂ© ced au, dĂ©sir Ă vous ĂȘtre utile. Prenez ee billet.,,. Aloi, sâĂ©cria M. Fente» ! vous n*y fange» pas miss; je proteste que jamais,â Un homme; que l l on introduisit dans ĂŹa chambre interrompit Fenton ; cet homme Ă©toit celui tĂŹonç la lettre pariait. II prĂ©senta Ă lĂŹĂs Pordre ds fa libertĂ©, & iâavertk qwâun cartosteattendoij fs commoditĂ©, Le concierge pitsiĂźt suĂS-tĂŽt, son mĂ©moire Ă Ăźa main. ĂŻf Pavait rĂ©glĂ© eti çon- sĂ©quence du calcul de Pargent qubĂź lui sisppo- foit. Miss remercia la . pedonue qui vcnoit dĂŽvpporter Pordre, la pria d^ramener ĂŹetr carrosse, ne voulant pas donner Ă ĂŹĂ sortie un air de triomphe. Cet homme Ăe renia. Elie'pria M. Fenton de Pattendre, sortit dfens ĂŹe corridor avec le concierge, pava fans .examen ĂĂ dĂ©pense L selle tle M. Feuwn ; ensuite este lui dentandĂt N iij *98 A M Ă L I !, sâil Ă©toit impossible de le faire sortir avant la fin du jour. Impossible, madame , dĂt le concierge, en regardant ce qui restoit dans fa bourse ! Non , assurĂ©ment ; & si vous voulez. . .. Combien avez-vous lĂ de guinĂ©es ? Dix ou douze, rĂ©pon- dit-elle. Câest bien peu , reprit-il ; mais pour vous obliger, je ferai enforte.... Donnez- moi dix guinĂ©es , & jâirai voir .... Je tĂącherai... II faut absolument me servir , interrompit miss ; & lui montrant le billet de banque, voilĂ deux cents guinĂ©es, je les donnerois pour dĂ©gager mon ami. Deux cents guinĂ©es, rĂ©pĂ©ta le concierge , dĂ©solĂ© de nâavoir pas su plutĂŽt combien elle possĂ©doit! deux cents ! Ah , fi; ce seroit beaucoup trop mais voyons. Ce que je demandois, câĂ©toit seulement pour lâavocat ; & comptant par ses doigts dix pieces pour l'avocat; donc, dit-il , M. Herbert, rien. Diable , un juge ne prend jamais rien ; mais il faut payer cher son clerc. Vingt pieces pour le clerc; cinq au connĂ©table; cinq au watcb-man. II lui en fnudroit moins; mais fa lanterne est cassĂ©e, il a Ă©tĂ© battu. Cinq pour ceux qui Pont aidĂ© Ă -prendre M- Fenton ; cinq pour ma peine. Cela faic cinquante. Ma foi -, câest vous en tirer Ă bon ĂŻnarchĂ©. Prenez le billet , dit miss; payez, bĂątez-vous les contemplent en silence. Lâamour & lâamitiĂ© exci- toient en lui les plus douces Ă©motions. Son attachement pour AmĂ©lie nâĂ©toit point refroidi par le tems, ni par lâĂ©loignement. Ne pouvant parler, il prit leurs mains, les joignit, ies A M Ă L I Ă.â Liz croisa dans !es siennes, & les prelTant ensemble de ses levres, il les mouilla de ces larmes dĂ©licieuses dont le cĆur mĂȘme eiĂŹ la Ăource, qui font FexpreĂfion iincere & touchante du sentiment. M. Fenton , entrant alors > poussa un cri de joie Ă la vue dâAtkinson. Le serrant dans ses bras avec transport, il rĂ©pĂ©ta eâest lui , câest mon brave , mon honnĂȘte ami. Instruit de ion mariage , il redoubla ses caresses , & dit Ă mistriss Elisen, quâellc pou- voit sâassurer dâĂštre la femme dâun homme estimable. Appellez-moi donc mistriss Atkin- fon , sâccria-t-elle ; je ne veux plus cacher mon bonheur. Son mari, charmĂ© de la voir dĂ©terminĂ©e Ă avouer ton mariage, lui en marqua fa reconnoissmce ; & , aprĂšs un entretien de quelques instans , AmĂ©lie & son Ă©poux se re- tirerent pour laisser Atkinson & sa femme en libertĂ©. Le lendemain M. Fenton reçut Ă son rĂ©veil un billet datĂ© de Newgate. On lâavertissoit de ne point sâĂ©carter de la verge de la cour. Deux heures aprĂšs son Ă©largissement, un bailli , chargĂ© de sâopposer Ă sa sortie, sâĂ©toĂźt prĂ©sentĂ© Ă la prison. FĂąchĂ© de ne pas Fy trouver , il avoit jurĂ© de Fy ramener dans peu, sâil nâac- quittoit promptement une somme assez considĂ©rable. On finissoit , eu assurant M. Fenton que le tems lui apporteroit une grande consolation ; on lui dĂ©couvriroit un secret important i il connoĂźtroit la personne dont le O iij 214 AmĂ©lie, cĆur commençoit Ă sâintĂ©reĂscr pour lui; ellç lui ieroit utile; &, sâĂl Ă©toit capable de par, donner, il deviendroit heureux. M. Fenton ib doutoit bien que fa cruelle bel e-soeur le poursuivrait Ă Londres, II lui pamidoit tout simple quâun bailli chargĂ© de ses ordres sâeĂforqĂąt de le surprendre & de sarrĂȘter ; mais ce secret, lâespoir dont on cherchoit Ă le flatter , firent peu dâimpreffiou sur .son esprit. II craignit d'abord que miss Matheus nâeĂ»t paĂźt Ă ce billet j nây voyant point dâapparencc , il perdit cette idĂ©e. En examinant rĂ©criture, il lui sembla eu avoir dĂ©jĂ vu. II la montra Ă AmĂ©lie. Elle pensa auĂsi que ce caractĂšre ne lui Ă©toit point absolument Ă©tranger, mais elle ne se rappel la ni le tems ni lâoccasion oĂč elle croyoit en avoir vu un pareil, A rnjdi sir James Elefmore , averti par la lettre de M- Fenton, du lieu de la demeure, prĂ©vint fa visite, se fit annoncer, & entra avec cet air dâempreifement que donne lâamitiĂ© aprĂšs une longue absence. C s trois personnes goĂ»tĂšrent un extrĂȘme plaisir Ă se revoir. AmĂ©lie sâinforraa de lady Elesmore , & elle apprit quâellç arriverait bientĂŽt de la campagne, Elle jugea , par les discours de sir James , que Fanny avoit beaucoup perdu dans le cĆur de l'on Ă©poux. Elle en fut fĂąchĂ©e, la plaignit en secret ; & malgrĂ© la grande fortune dont jouilĂbit cette dame , la tendre femme de AmĂ©lie. 21 s M. Fenton , sĂ»re dâĂȘtre aimĂ©e, prĂ©fĂ©ra son partage Ă celui de son amie. Dans le cours de la conversation, M. Fenton demanda Ă sir James sâil se souvenoit dâAtkin- son . leur ancienne-connoilĂance. 11 lui conta son mariage , & parla de ia femme avec Ă©loge. Sir James voulut lavoir. M. Fenton le conduisit Ă ion appartement. Le colonel trouva Atkinson plus aimable encore quâil ne lui avoit paru Ă Gibraltar , & fa femme si jolie , si gaie, quâil ne put se rĂ©soudre Ă la quitter. 11 demanda familiĂšrement Ă dĂźner Ă M. Fenton. AmĂ©lie prit soin de rendre le repas digne dâun convive dĂ©licat, & mifirifs Atkinson en fit lâagtentent par sa vivacitĂ©. Elle plut tant Ă sir James , quâen sortant de table, sâĂ©lojgnant un peu avec M. Fenton, il lui dit parbleu, si iâhon- nĂšte Atkinson nâĂ©toit point notre ami & ne meritoit pas des Ă©gards par fa façon de penser, Hiumeur folle de sa femme mâatcacheroit Ă elle,- & ma foi, prendre mon coeur Ă prĂ©sent, ce seroit mâobliger, me rendre un signalĂ© service car je fiai donnĂ© Ă la plus insolente crĂ©ature. Elle me tourmente depuis un peu de temsmais le diable mâeroporte si je ne mâen venge un jour cruellement. La maligne bĂȘte sâamuse Ă me dĂ©soler. Et lady Elesmore , dit M. Fenton , vous ne lâaimez donc plus ? Ah fi , ne me parlez point de cette froide bĂ©gueule, reprit sir James je ne fais Ă quoi je songeois quand je niâavisai de lâĂ©pouscr j elle mâennuie O iv 2l6 AmĂ©lie, autant que son brutal frĂšre. Jâai pensĂ© vingt fois me couper la gorge avec lui. En honneur je ferai contraint de tuer lâinsupportable sot, pour avoir la paix. 11 a des idĂ©es dâune bizarrerie !. .. . Le croiriez-vous ? le maussade personnage trouve mauvais que fa sĆur soit stĂ©rile; il sâen prend Ă moi. Ma foi, quâelle sâarrange, je ne puis quây faire, Lâhonneur de donner des neveux au colonel Maderty, ne me tente point du tout. Comme il parloit assez liant , AmĂ©lie entendant nommer sir George Maderty , demanda de ses nouvelles j la conversation devjnt gĂ©nĂ©rale, enĂuite on joua. Sur les huit heures du soir, comme M. Fenton reconduifoit son ami, un homme, qui se mb loi t craindre dâĂštre remarquĂ© , lui donna une lettre, & disparut auĂĂĂŹ-tĂŽt. M. Fenton se doutant de qui elle venoit, rougit, cacha la lettre avec un air embarrassĂ©, mĂȘme chagrin. Sir James se mit Ă rire , & parlant fort bas vous me confierez lâintrigue , lui dit-i!, ou je vous ferai une terrible querelle ; f aimable AmĂ©lie saura tout. Je ne vous cacherai rien, reprit M. Fenton; mais soyez sĂ»r que ce message est loin de mâĂȘtre agrĂ©able , sâil vient dâune femme. James le badina fur la fidĂ©litĂ© conjugale quâil assectoit, en avouant pourtant que, sâil eĂ»t Ă©tĂ© le mari dâAmĂ©lie, il auroit cru ne pouvoir changer fans y perdre. En rentrant il trouva AmĂ©lie engagĂ©e au AmĂ©lie. 217 jeu. II saisit cet instant pour lire la lettre quâi^ vcnoit de recevoir. El'ie Ă©toit de missMatheus, comme il le soupçonnoir. Ayant deĂsein, lui disoit-elle , de se rĂ©concilier avec sa famille, elle devoit garder des mesures , &, par plusieurs raisons, nâadmettre aucunes visites dans la maison oĂč elle logeoit, Mais ne pouvant vivre fans le voir, afin dâaccorder ses dĂ©sirs avec la retraite que les circonstances lui im- posoient, elle venoit de se procurer un petit appartement oĂč elle se rendroit les jours dont ils conviendroient ensemble. Este lui en en- voyoit sadrelsc , demandoit lâheure oĂč il pourroit lâaller trouver le lendemain, le priant de lui rĂ©pondre au lieu dĂ©signĂ©. M. Fenton , dĂ©terminĂ© Ă ne la point voir, sentit amĂšrement le malheur de sa situation prĂ©sente. En rompant dĂ©cidĂ©ment avec cette fille, il auroit voulu joindre, aux douze guinĂ©es quâil lui devoit, un prĂ©sent capable de la dĂ©dommager de toutes ses avances ; mais il Ă©toit fans argent & nâosoit en demander Ă AmĂ©lie. Elle croyoit sa monrre perdue Ă Newgatc ; elle ignoroit quâavant dâarriVer Ă Londres, il avoit Ă©tĂ© volĂ© ; comment le lui dire fans avouer ses obligations Ă miss Matheus, & comment prier AmĂ©lie dâacquitter une pareille dette ? Sir Rowland, auquel, par une lettre Ă©crite dc Newgate, il demandoit mille livres sterling Ă emprunter, pouvoit seul arranger cette affaire au gre de ses vĆux. ElX 2?8 AmĂ©lie. attendant sa rĂ©ponse, it falloit mĂ©nager miss Matheus ; eiie Ă©toit si vive , si audacieuse ! II lui Ă©crivit donc politesse, mais faus se servir dâaucune expression qui marquĂąt le moindre souvenir de leur intimitĂ©. II lui apprenois que sa belle-sĆur ayant portĂ© ses poursuites Ă Londres, la prudence lui d escudos de sâĂ©carter du lieu de sa demeure. Un pas hors de Feuceinte privilĂ©giĂ©e Ăźe mettoit au hasard dâĂȘtre arrĂȘtĂ©. IL parloit dc lĂźoissance, IdâamitiĂ©, dâĂ©gards , & pas un seul terme qui pû£ flatter sa passion. Cette froide rĂ©ponse ne ralĂentit pas lâardeur de miss Matheus. Tout ce que M. Fcnton lui avoit dit Ă Newgate, lâailuroit trop dc fa tendresse pour AmĂ©lie. EUe n'espĂ©roit plus la premiere place dans un cĆur si prĂ©venu ; mais aprĂšs sâĂštre consultĂ©e , le partage inĂ©gal dont cĂźle pouvoit jouir lui paroiisoit encore un bien dĂ©sirable. Elle ossrit de lever avant peu lâobsta- cle qui retenoit M. Fcnton chez lui. Un ami, mĂ©diateur entre elle & son frere, lui avance- roit tout Pargent quâelle souhaiteroit. Si M. Teuton refusoit de lui devoir sa libertĂ©, elle prendroit un petit appartement tout prĂšs du parc, oĂč il se rendroit sans courir aucun risque. Elle vouloir absolument le voir, lui parler; grondoit, flattoit, menaçoit; mĂšloit Ă ĂŹa passion la plus vive, aux plus tendres invitations , des sentimens jaloux , des expressions de dĂ©pit. Sa lettre prouvoit combien elle AmĂ©lie. 2*9 Ă©toit Ă©loignĂ©e de renoncer aux droits o 1 uâelle eroyoit avoir acquis fur M. Fenton. Une fantaisie si obstinĂ©e le dĂ©so uit. AmĂ©lie pouvoit sâappercevoir des melsages frĂ©quens de miss Matheus, le surprendre Ă©crivant , sâin- quiĂ©ter de lui voir traiter une affaire fans la lui communiquer. Le moindre air de myĂtere dans sa conduite alarmeroit son esprit. Elie mcritoit tant dâĂ©gards ! Son ame sensible & dĂ©licate attacĂźioit un si grand prix au bonheur dâĂ«tre aimĂ©e ; la certitude de plaire rĂ©pandoit pn calme si doux sur tous ses moinens , Ă©loi- gnoit si parfaitement de sa pensĂ©e tous les objets Ă©trangers Ă fa tendresse ,au plaisir vĂ©ritable de !a croire partagĂ©e ! Si la dĂ©fiance lui ravidĂČit ce bien prĂ©cieux, cette sĂ©curitĂ©, source de son repos , de fa joie, quelle perte pour elle 1 Blesser lâamour dans un cĆur'que ce sentiment rend heureux , c'elĂŹ une inhumanitĂ© si cruelle , quâaucun terme ne peut en donner une juste idĂ©e. M. Fenton ne sachant que dire Ă miss Matheus , laissa passer trois jours fans lui rĂ©pondre. Le quatriĂšme on lui donna une lettre dâelle. Le matin se passa tout entier sans quâil pĂ»t la lire. En sortant de table, il alla dans le pare. A feutrĂ©e de la premicre allĂ©e, il sâappuya contre un arbre , ouvrit la lettre, & commenqoit Ă la parcourir, quand sir James, traversant cette allĂ©e pour se rendre chez son ami, sapperçut. II sâavanqa doucement, lui. 220 A M Ă© L I E. mit une main sur lâĂ©paule , & riant de tout son cĆur ma foi, mon cher Fentxm , lui dit- ii, je saurai votre secret, ou je sĂšmerai le trouble & la division dans le joli mĂ©nage,- AmĂ©lie mâaura obligation de la dĂ©couverte. M. Fenton, charmĂ© de rencontrer son ami au moment quâil se voyoit en libertĂ© , lâembrassa tendrement, lui demanda ses conseils & son secours dans une affaire qui ne lâintĂ©reĂĂźoit point du tout, mais lâembarrassoit beaucoup. Alors, fans nommer miss Matheus, ni rien dire qui la rendĂźt reconnoilsable , iĂŹ fit un rĂ©cit fidele de son aventure, exposa ses craintes, & donna la lettre de miss Ă sir James, qui la prit, & lut Ă haute voix ces paroles Lettre de miss Matheus , Ă M. fenton .. â AssurĂ©ment, monsieur, vous me croyez » une patience Ă lâĂ©preuve des plus ridicules ,, procĂ©dĂ©s, puisque vous osez me traiter si â lĂ©gĂšrement , vous dispenser avec moi des N Ă©gards, mĂȘme de la politesse. Vous devriez , 5 attacher plus dâimportance Ă mes sentimens, a & me connoĂźtre assez pour redouter lâeffet â dâun insolent mĂ©pris fur une ame incapable â de le supporter. Votre conduite me rĂ©volte* â Je ne souffrirai pas les dĂ©dains dâun hom- ,, me. Non, jamais je ne les souffrirai. AI, » Fenton, prenez-y garde; craignez de mâir- 22 r AmĂ©lie. â riter. Je serai paflĂšr dans le cĆur 'AmĂ©lie â les traits douloureux dont vous vous plaisez ., Ă percer le mien je l'inĂtruirai moi* 3, mĂȘme de vos occupations de Nevgate ; â elle saura comment son tendre, son fidele â Ă©poux paiĂŻĂČit les momcns de son â jc la mettrai en Ă©tat dâapprĂ©cier les fadeurs â dont vous lâĂ©tourdiisez fans celse ; elle ap- â prendra combien vous mĂ©ritez fa confiance. â Vos petits propos romanesques ne lui en w imposeront plus. Par un dĂ©tail exact de vos â jours, de vos nuits, de tous vos instans, â elle verra si le souvenir de ses charmes..... 33 Ne me forcez point Ă dĂ©truire fa tranquillitĂ©, â Ăą troubler la vĂŽtre. MĂ©nagez un cĆur sen- 33 sible & fier.... Ingrat, vous le poilĂ©rdez en* 33 core. Foible pour vous seul , il ne peut ,3 vous haĂŻr, il est prĂȘt Ă vous pardonner. â Je me rappelle avec transports ces dĂ©cli- â cieux momcns oĂč vous me promettiez. .. â Oh, cette heureuse prison , pourquoi lâai- â je quittĂ©e ? Maudit soit Ă jamais lâofficieuX â fat qui sâest hĂątĂ© de m'en tirer ! II ose me â vanter ses foins, demander la rĂ©compense w de ses services. II mâaime, me le dit » veut 3, me le prouver , me fuit, m'importune ; â & vous me fuyez, vous, mon cher Fen- 3, ton, dont la prĂ©sence me combleroit de joie! 3, Ah ! comment pouvez-vous me montrer â cette cruelle indiffĂ©rence ? Retidez-vous Ă â mes dĂ©sirs } venez, mon ami, venez, Don- 222 AmĂ©lie.â nez-moi un jour j une heure, un moment.. .1 M EĂt-ce Ă moi de prier, dâintercĂ©der ?... JĂ© J3 rougis... M. Fcnton , songez-y. Vous metĂ©- â poudrez de la bassesse de mon cĆur, de lâa- } j viliflement oĂč votre obstination me con- ,z duit. JâefFacerai la honte de tant de dĂ©- ,3 marches humiliantes, par une vengeance ,, j, qui rĂ©pandra lâarnertume fur tous les inf- M tans de votre vie. Si vous ne venez pas â ce soir Ă sept heures oĂč je vous attends, 33 AmĂ©lie recevra demain ma visite. Mon ame 35 nâelt pas faite pour la tiĂ©deur ; sa m ou r ou 3, la haine doivent lâagiter. Voyez auqucl de j, ces deux senti mens vous voulez la livrer; 3, Je vous laisse le foin de dĂ©terminer celui ,3 quâil vous est le plus avantageux de mâins- 3, pirer. Vous m'entendez, monsieur; votre 3, visite ce soir, ou la mienne demain. RĂ©- 3, flĂ©chissez, & choisissez Eh bien, dit M. Fenton, ne me plaignez vous pas ? Vous voyez quelle femme jâai eu le malheur de rencontrer. Mon inquiĂ©tude est extrĂȘme 'je comtois fa hardiesse, & crains ses empor- temens. Le malheur de rencontrer , rĂ©pĂ©ta sir James ? Eh ! oĂč est votre malheur, je vous prie, monsieur? Lâamour dâune jeune per-V sonne vive & jolie vous rend-il Ă plaindre? Dâautres acheteroient fort cher une pareille disgrĂące. Je tnâattends Ă un conseil sĂ©rieux, reprit M. Fenton, &non pas Ă des plaisanteries; 2ZL A M ĂĄ L I E, Que scriez-vous Ă ma place ? Dans ma position, une intrigue ne me convient point cĂźu tout. jaune AmĂ©lie , je Paime uniquement. SĂ©duit par des avances, par le besoin de me distraire, jâai cĂ©dĂ© Ă PimpuĂźĂĂŹon de mes sens ; le moment , lâoccaĂĂŹon mâont entraĂźnĂ© ; mais mon cĆur ne mâa jamais parlĂ© en faveur de cette salle libre de tout engagement, je ne la choisirais pas, mĂšme pour un simple amusement. Vous Ăštes difficile , dit brusquement sir James; miss Matheus est charmante ; sa figure son esprit... Je ne croyois pas savoir nommĂ©e , interrompit M. Fenton dâun air surpris. MalgrĂ© le mĂ©pris quâelle mâinfpire, je me reproche cette indiscrĂ©tion. Sir James, les yeux fixĂ©s fur la lettre q u'il tenoit encore, faisoit peu dâat- tension aux discours de M. Fenton. L'officieux fat , rĂ©pĂ©toit-ii, il m'importuns. Insolente crĂ©ature ! Maudire PhonnĂšte ami qui la secourt, la protĂ©gĂ©, lui srend la libertĂ© ! DĂ©testable' ingratitude ! VoilĂ bien les femmes , leur diabolique contradiction. Parbleu , celui qui la dĂ©daigne, Pabandonne , mĂ©riterait mieux le nom de fat , au moins dans ses propres idĂ©es, que fou libĂ©rateur. A quoi vous amusez- vous, dit M. Fenton? que vous importe ce quâelleĂźpenfe deĂŻcet homme ? Comment, ce quâil mâimporte , sâĂ©cria James ? VentrebĂŻeu, monsieur, le fat dont elle parle , câest moi-mĂȘme. Vous, dit M. Fenton tout Ă©tonnĂ© ! Oui jmoi, reprit-il ; je vous fuis obligĂ©, comme vous gĂĄs A M Ă L Ă Ă, voyez. Que diable aviez-vous besoin dâen-â tĂŹammer cette fille , puisque vous ne vouliez pas la garder? Nous voilĂ tous dans une jolie situation. Jâai perdu mon teins, mes soins § mon argent. VouĂ« allez dĂ©truire le repos de votre femme, rendte cette folle Matheus malheureuse , me chagriner, moi qui suis votre meilleur ami ; & tout cela , parce que vous aviez besoin de vous dijiraire. Vous avez cĂ©dĂ© Ă vos sens, dites-vous belle raison ! Un homme sage, un philosophe, le poĂseĂseur de lĂ plus belle femme du monde j qui venoit dĂ© la quitter! Parbleu, câcst ĂȘtre pressĂ© de Je distraire. Quand ce premier mouvement fera passĂ© , jâespere vous trouver moins injuste, dit M- Fenton. Une femme de cette eipece mĂ©rite peu la chaleur que vos montrez, & ne doit pas Ă©lever la mĂ©sintelligence entre deux amis. Je sens un regret extrĂȘme'de cette aventure ; la part que vous y avez , augmente mon cha-* grin croyez , mon cher James... Eh , je crois j monsieur, je crois, dit il ; je n'ai pas le moindre doute ; les Ă©clarcissemens font trĂšs inutiles 011 vous adore , on me dĂ©teste ; voilĂ le fait. Cette idĂ©e me rend furieux. Vous ĂȘtes calme, vous. A votre place, je le serois peut-ĂȘtre aussi ; mais je me donne au diable si je riâaimerois mieux vous voir iâamant favorisĂ© de ma femme , que iâobset du caprice de lâimpertinente Matheus. Mais comment la con- noĂŹĂlĂšz-vous, demanda M. Fenton ? Comment ! reprit Ă M Ăš L I E.' 22s reprit sir James? comme on conttoĂŹt toutes ses semblables. Cet animal de Summers, que lâenfer confonde, Ă©pousoit mistriss CaĂrey, ma parente. 11 me confia rembarras oĂč le mettoit miss Matheus. II me 'a fit voir, elle me plut ; pour lui rendre service , je convins de la prendre. 11 me mena chez elle, & je mâen- gageai Ă la consoler du chagrin quâil sâapprĂȘ- toit Ă lui donner, jjll feignit une absence, je mâĂ©tablis auprĂšs de miss Matheus. Sous le nom dâami de Summers, jâĂ©tois reçu, accueilli, maltraitĂ©, rejette, retenu , challĂ© , rappelle elle prĂ©teudoit Ă la dignitĂ© , Ă la constance, Ă la fidĂ©litĂ© ; m'Ă©tourdiiioit de grands mots, exigeoit du respect, sâadouciĂsoit quelquefois. Romanesque, fantasque, railleuse & mĂ©chante, elle mâamufoit. Insensiblement je mâattachai, je voulus ĂȘtre aimĂ©; mes affaires sâavançoient, quand il plut Ă ma femme qui Ă©toit Ă Bath , de jouer la mourante. Ma tante, autre forte , que la moindre bagatelle effraie, mâĂ©crivit dâutre façon si pressante, si lamentable, quâil fallut partir. Je trouvai lady Eles- more enrhumĂ©e, mais si persuadĂ©e quâelle avoit une fluxion de poitrine, quâen dĂ©pit des mĂ©decins, elle se fit traiter en consĂ©quence, & pensa mourir Enfin, aorĂšs trois semaines dâennui , dâimpatience, iâarrive Ă Londres. Jâapprends lâavemurc de Summers ; faction courageuse de miss Matheus redouble mon amour. Je me presse de 1§ servir. En trois Tome II. P 't 226 A M Ăź L I E. fleures jâarrange son affaires, lui Ă©cris , lui envoie deux cents guinĂ©es , mes gens , mon carrosse; elle ne me rĂ©pond point, refuse le carrosse, accepte sargent; &, pour premiers marque de sa reconnoiffance, sinsoietate me cache sa demeure. Je la dĂ©couvre dĂšs le soir mĂȘme, par iâactivitĂ© dâun va'et intelligent. Je vole chez elle, me plains de fa rigueur, me soumets Ă ses volontĂ©s, lui offre , lui donne tout ce qui peut lui plaire, la rendre heureuse & je suis un officieux fat ; on me maudit ; jâimportune elle vous demande un moment, un ieul moment!.... Que je fois dĂ©shonorĂ©, confondu, anĂ©anti, si je ne me venge de lâirnpudente ! Eh , que prĂ©tendez^vous faire, dit N. Fcnton r JeĂŹâignore, reprit sir James, mais je veux la punir. AuprĂšs dâune bĂ©gueule, accoutumĂ©es dâapparens respects,on fait quâil faut perdre du tems, attendre celui de fa ommoditĂ©, pour ĂȘtre heureux ; mais uneâpetite provinciale, dont personne ne veut, que Sum- mers a quittĂ©e , que vous laiffez.... Je la soumettrai , ou le diable lâemportera. Mais si elle nâa point de goĂ»t, dâmclination pour vous, dit M. Fenton ; si son cĆur se refuse.... Je me soucie bien de son inclination , interrompit sir James elle est piquante , hardie ; fa figure est jolie, fa tĂšte singuliĂšre ; elle me plaĂźt câestffa personne qui me tente ; câest le plaisir de triompher de Lâimpertinente , de la rĂ©duire. Que diable sait le cĆur Ă tout cela ? Ă ĂŻll ĂĄ L I Ăa ST? Vous 11e lâaimez pas , vous Ă©n seroit-elle moins heureuse Ă prĂ©sent, si vous cĂ©diez Ă ses dĂ©sirs, si voiis contentiez fa paflĂźon ' JĂ« ne place point le bonheur dans lâimagination, je 3 e trouvai toujours dans la rĂ©alitĂ©. Je fuis outrĂ© contre la petite furie , mais jâen fuis fou. Je la veux..... Damnation fur f ingrate ! Un homme de mon Ăąge, riche, libĂ©ral, fe voir dĂ©daignĂ©, trompe , maltraitĂ© par une pareille !.. Morbleu , je ne puis supporter cette idĂ©e ! Ne dĂ»t-elle ĂȘtre Ă moi que vingt-quatre heures * je veux pouvoir dire que je iâai eue Ă mon tour rien ne me coĂ»tera pour rĂ©ussir. Vous vous prĂ©parez un singulier plaisir , dit M. Fenton , je vous croyois plus sensĂ©* plus dĂ©licat. Vous ĂȘtes donc du nombre de ces extravagans , qui louent une maĂźtresse comme on fait un coureur, valet cher & souvent inutile ; exposent aux yeux du public une femme parĂ©e de leurs dons, la mettent an rang des fuperfluitĂ©s fastueuses dont fe remplit la maison dâun grand ? Quelles douceurs* quels plaisirs leur procure cette femme, indiffĂ©rente pour eux, qui les hait peut-ĂȘtre ? La foible & insipide satisfaction dâetre regardĂ© comme le maĂźtre de fa personne , & de priver de ses faveurs un effaim dâautres foux, qui les dĂ©sirent par la difficultĂ© de trouver le moment de les obtenir ; cela vaut - il la peine de ss ruiner, de...Pourquoi non, dit sir James ? Tout st variĂ© dans le monde, A la fantaisie dĂ©cide» P ij 22Z AmĂ©lie. Je ne veux point disserter , je veux jouir. Actuellement je mets tout mon bonheur Ă subjuguer une audacieuse, Ă la soumettre j je la rendrai sensible, ou la dĂ©solerai mon parti elĂŹ pris. Mais vous me demandiez conseil ; vous n.âĂštes donc pas dĂ©terminĂ© Ă ne plus la voir? Pardon- nez-moi, dit M. Fenton ; parfaitement dĂ©terminĂ© Ă lâĂ©viter, Ă la fuir mais, comme je vous lâai fait entendre, je voudrois en agir honnĂȘtement avec elle. Si vous consentez Ă me la sacrifier, sâĂ©cria sir James , je me charge de tout, du congĂ© absolu, de la dette , mĂȘme du prĂ©sent que vous deiĂŹrez lui faire reposez- vous fur moi , jâacquitterai noblement vos obligations, & vous me rendrez Ă loisir cette bagatelle, Jâexige votre parole dâhonneur que vous renonciez Ă elle allons, mon ami, ju- rez-le , vous ne la verrez point. Câest de tout mon cĆur, de toute mon ame, que jâen fais le ferment, reprit M. Fenton, en lui tendant la main. Sir James la reçut, la ferra au moins, dit-il encore, ni complaisance, ni bontĂ© de cĆur ne vous sĂ©duiront ? Vous rĂ©sisterez aux priĂšres , aux menaces ? M. Fenton lâen assura alors ils sâembralferent, se promirent de sâai- mer toujours, se sĂ©parĂšrent contens lâun de Pautre, & dans le dessein de se revoir bientĂŽt. As. Fenton se retiroit chez lui, quand AmĂ©lie & mistriss Atkinson entrerent dans le parc ; elles vouloient prendre Pair, & jouir de la fraĂźcheur du soir. Il retourna sur ses pas pour AmĂ©lie. 229 les accompagner. II y avoit peu de monde du cĂŽtĂ© oĂč les dames choisirent de se promener. Au dĂ©tour dâune allĂ©e, ils rencontrĂšrent le capitaine Tanger, sâentretenant avec un homme dont la figure Ă©toit remarquable lâordre de la jarretiĂšre quâil portoit , leur dĂ©couvrit son rang. Tanger, parlant vivement, passa fans les regarder. Cela est singulier, dit M. Fenton; Tanger familier avec un lord Ăź Au rĂ©giment oĂč il servoit, on ne lui accor- doit ni naissance ni mĂ©rite. Nous le mettions rarement de nos parties ; personne nâen sai- soit cas. On ne lui rendoit pas justice, fans doute je Ăuis bien aise de le voir mieux rĂ©ussir Ă Londres. II a de lâesprit, & sa conversation mâa toujours amusĂ©. Tanger, repassant un instant aprĂšs,apperqutM. Fenton, le salua ;& le lord, quâil accompagnoit encore , sâarrĂšta, considĂ©ra les dames avec une obligeante attention , leur fit une profonde rĂ©vĂ©rence, & continua de marcher. AmĂ©lie & mistriĂs Atkinson se retiraient , quand Tanger accourut embrasser M. Fenton. je croyois, lui dit-il, 11e me dĂ©barrasser jamais de milord MansĂšl , & je mourois dâenvie de vous aborder. OĂč vous ĂȘtes-vous donc cachĂ©, poursuivit-il » fans lui donner le tems de rĂ©pondre , depuis votre arrivĂ©e Ă Londres ? Je nâai pu vous retrouver, malgrĂ© le foin que jâai pris de vous chercher dans tous les lieux publics. M. Fenton se mit a rire, & lui dit quâen eifet il a von vĂ©cu sort retirĂ© P iij szs Ă M Ăš L Ă depuis leur derniere rencontre. Le capitaine lui demanda si une de ces dames ctoit AmĂ©lie r M. Lento n le prĂ©senta Ăą sa femme. Comme elle vouloir sortir, Tanger lui donna la main. En la conduisant, il la pria de lui permettre dâespcrer quâelle voudroit bien recevoir la visite de miĂĂŹrils Tanger, dont il lui vanta les charmes & le caractĂšre. AmĂ©lie rĂ©pondit avec politesse, & dĂšs le lendemain tous deux sç firent annoncer Ă sa toilette. Mistriss Tanger avoir des traits peu rĂ©guliers, mais beaucoup de fraĂźcheur & dâĂ©- clat. Au premier aspect elle lembloit belle ; lâexamen lui Ă©toit moins favorable cependant on lâauroit trouvĂ©e trĂšs jolie/ĂĂŹ elle nâeĂ»t pas cherchĂ© Ă lc paroĂźtre. Le dessein de plaire embellit ordinairement ; quand il naĂźt de la bontĂ© du cĆur, de ce naturel aimable, qui porte une femme Ă rĂ©pandre lâagrĂ©ment autour dâelie, il prĂȘte un charme attrayant Ă les moindres actions mais si ce dĂ©sir sâĂ©leve de la vanitĂ©, de lâamour-propre ; sâil tend Ă tout soumettre , Ă tout enchaĂźner ; sâil devient un art ; loin de rĂ©ussir, il se change en affectation , conduit au ridicule , & rend la beautĂ© mĂȘme dĂ©fectueuse câeffc reflet quâil avoit produit sur mistriss Tanger. Vaine , coquette & grimaciĂšre, en voulant ajouter Ă la nature, elle Ă©toit parvenue Ă se donner un air dâenfance, de vivacitĂ©, dâĂ©tourderie, quâune taille haute & trop dâembonpoint rendoient absolument ,Ă©tranger Ă sa personne. A m t l i ĂŻ. aji Cette femme ne pouvoit ĂȘtre du goĂ»t dâA- raĂ©lie. Elle vetioit l, fans lâen avertir, il la sollicita pour les colonies. Le lendemain de fa promenade Ă Kenfmg^ ton, AmĂ©lie eut le soir un accĂšs de ficvre, des vapeurs, un tremblement terrible , & de violens maux de tĂȘte. Elle pleura toute la nuit, paroilfant craindre extrĂȘmement de se retrouver dans lâĂ©tat oĂč elle sâĂ©toit vue Ă Gibraltar. Cependant une sombre mĂ©lancolie , quâelle-mĂȘme sembloit vouloir surmonter, fut lâunique suite de cet accident. Atkinson, sa femme, mistriss Tanger , milord Mansel & le capitaine sâempresserent Ă la dissiper milord proposa mille moyens de la distraire, de Tamuser, assura M, Teuton quâelle menoit une vie trop retirĂ©e , trop sĂ©dentaire. Ce tendre mari se le persuada; il la conjura de se livrer un peu plus Ă ses amis, aux plailirs quâils sâessorçoient de lui procurer. AmĂ©lie soupira , laissa tomber sa tĂȘte sur son sein , rĂȘva, ne put retenir quelques larmes ; & d'un ton triste, mais doux & tendre ĂŽ M. Teuton , lui dit- elle, je nâai jamais donnĂ© le nom de plaisir Ă toutes ces parties quâon arrange pour en chercher; mon cĆur seul mâen a fait goĂ»ter; & si mes sentimens vous intĂ©ressent toujours, je fuis encore heureuse. Cts paroles troublĂšrent M. Teuton. Si ! ma chere reprit - il ; eh , depuis quand ?., >. 2Z6 AmĂ©liE. Doutez-vous de mon attachement, du prix que jâattache Ă votre tendreĂlĂ« Si ! Eh bon dieu ! ai-je rien dĂ©sirĂ© plus ardemment que le bonheur de vous plaire , dâĂȘtre aimĂ© de vous ? Quoi. .. m'y croiriez-vous moins sensible Ă prĂ©sent? Cette certitude scroit bien affligeante pour moi, sâĂ©cria AmĂ©lie; mais si je ĂŹâavois , je saurois souffrir & me taire je lie tourmenterois point ĂŹâhomme que jâaime, par dâodieux soupçons ou de fatigant reproches. Je ne lâen aimerois pas moins, & gĂ©- mirois en secret, en me disant sans cesse jâai perdu dans son cĆur la place que je devois y occuper, mais il conservera toujours la sienne au fond du mien. Jâespere , dit M. Fen- ton, inquiet, Ă©mu, embarrassĂ©; jâespere.... je crois_non .... jamais.... perdre dans le cĆur de lâhomme que vous aimez , vous , ma chere AmĂ©lie ! Ah ! vous y gagnerez chaque jour.. .. Mais pourquoi-comment.... dâoĂč vient.... quelle idĂ©e ? que signifie ce langage , dites, ma chere AmĂ©lie? Que vou- lez-vous me faire entendre? Rien, puisque vous mâaimez, rĂ©pondit-elle. Tanger, entrant alors, interrompit cet entretien, II venoit demander , de la part de milord , un mĂ©moire instructif. M. Fenton se retira pour rĂ©crire. IL voulut ensuite faire expliquer AmĂ©lie ; mais elle Ă©vita soigneusement de reprendre cette conversation. Comme elle ne changea point .conduite avec son. mari, ne lui montra Ă M Ă I I!, 2Z7 aucune humeur, il se persuada que ce nuage avoir pu sâĂ©lever du chagrin de le voir chercher Ă rentrer au service. Cependant elle ne sâctoit point opposĂ©e aux dĂ©marches de Tanger, & lâcmbloit mĂȘme deĂirer que milord Manscl rĂ©ussĂźt Ă lui procurer de lâemploi. Quinze jours se patserent fans que M. Teuton reçût un feu meiĂŹ'age de la part de miss Matheus, II se crut oubliĂ© , & se fĂ©licita de lâĂštre. Mais James ne venoit plus le voir. Sa nĂ©gligence PmquiĂ©ta. I! envoya savoir sâil nâĂ©toit point malade ou absent. II se portoit bien, & nâavoit pas quittĂ© Londres. M. Teuton lui Ă©crivit, se plaignit de son long oubli, & le pria Ă dĂźner. Sir James ne lui Ăit point de rĂ©ponse. Ce procĂ©dĂ© Se surprit. II aimoit ĂĂŹn- cĂ©reincnt le colonel Elesmore , & ne croyoit pas lui avoir donnĂ© sujet dâen user si mal avec lui. CoinpiitiĂsant Ă lĂ foibleĂse pour miss Matheus, qui fans doute occasion n oi t la mauvaise humeur , il rĂ©solut de pardonner Ă sa folle paision, de le chereher, de le ramener; il attendit impatemment le dimanche, seul jour oĂč il pouvoit en sĂ»retĂ© parcourir la ville , & se rendit chez sir James. On dit Ă fa porte quâil dormoit. M. Teuton se fit Ă©crire , annonçant quâil reviendroit. Une heure aprĂšs i> se prĂ©senta une seconde fois. Sir James Ă©toit sorti. II demanda sâĂl reviendroit dĂźner ; on dit quâil ne rentreroit pas de tout le jour, & partiroic le lendemain pour la campagne. Plusieurs 2ZF Ă M Ă L 1 Ă. carrosses dans la cour prouvant Ă M. Feniori qĂčd le colonel se faisoic celer, & cĂ©ler pour lui seul, il se retira trĂšs mortifiĂ© , maudissant miss Matheus , son propre Ă©garement j & trouvant son ami bien injuste de le punir dâune faute que le hasard seul lui avoit sait commettre. Voulant dissiper un peu son chagrin avant de rentrer chez lui, il prit le chemin de Hyde- Parc, & se promena long-tems, rĂȘvant tristement Ă la bisarrerie de James, qui abandon- noit un tendre ami pour une maĂźtresse indigne de lâoccuper un instant. II marchoit assez vĂźte, quand il se sentit saisir par deux bras qui le serrĂšrent Ă©troitement. II tourna la tĂȘte, vit le colonel Maderty, & lui rendit ses caresses avec dâautant plus de vivacitĂ© & de plaisir , que jamais fa rencontre ne pouvait luiparoĂź- tre aussi agrĂ©able. Ils se dĂ©taillĂšrent mutuellement leurs diverses aventures pendant prĂšs de trois ans dâabscnce. Sir George trouva trĂšs mal Ă lui de sâĂštre laissĂ© rĂ©former Un brave officier, deux fois bleĂßé dans un siĂ©gĂ©, souffrir quâon le rĂ©forme, djsoit-il ! Si l'affaire mâeĂ»t regardĂ©, les deux chambres en auroient cu le dĂ©menti. Mais ces maudites communes ne savent que retrancher ; on fait la paix Ă tort & Ă travers, fans sâembarrasser des officiers que cela nâavance pas. 11 parla deux heures de la derniere guerre, des avantages de la valeur » loua beaucoup ceilede Mu Fenton ĂŹ A M Ă l I E.' LZ9 & nâoublia pas la sienne. Quand ce sujet fut Ă©puisĂ© , M. Fenton fit enfin tomber la conversation sur James , & ne dissimula point quâil Ă©toit un peu mĂ©content de fa conduite Ă son Ă©gard. Et moi donc, dit sir George , croyez-vous que jâen sois satisfait ? CâeĂfc bien le plus dĂ©testable mari!.... Je penfois unit ma sĆur Ă un homme ; je lui ai donnĂ© un fat, un courtisan, occupĂ© de lui-mĂȘme & de cent platitudes inutiles ; une tĂȘte folle , qui ne sâattache Ă rien de solide. En trois ans pas un hĂ©ritier ! pas un neveu ! Pauvre Fanny Ăź Mort & enfer! je Paurois dĂ©jĂ rendue veuve, si elle ne mâavoit assurĂ© quâil lui Ă©toit Ă©gal de serre ou de ne lâĂštre pas. Elle arrive demain Ă Londres ; je sois venu lâattendre, & depuis trois jours que j'habite la ville , je nâai pu rencontrer mon digne beau - frere . . . . Mais... Enfin nous pourrons ... Je veux voie ma soeur mere de famille, ou jâenverrai sir James Ă tous les diables. Je ne puis vous exprimer combien il mâefl; douloureux dâavoir Ă me plaindre de lui,dit M. Fenton son procĂ©dĂ© blesse lâamitiĂ© ; jâeil fuis extrĂȘmement touchĂ©. Eh bien, reprit sir George, il est des moyens usitĂ©s en pareil cas vous les connoissez servez-vous-en. MalgrĂ© son air de poupĂ©e , sir James est un brave militaire , capable de faire raison Ă un honnĂȘte homme. Jamais patent ni alliĂ© du colonel Madertv nâĂ©yita les occasions ; ainsi je fuis S4Q A i h i f.' sĂ»r_ Eh, bon dieu! Ă quoi songez-VoUSj dit M. Fenton ? Vous nâavcz quâune idĂ©e dans la tĂšte ; vous y rapportez tout ; est-ce dc cela dont il sâagit ? Sir James est mon ami , il m'est cher , bien cher en vĂ©ritĂ©, je nâai nulle envie de le quereller; & st je me plains de son cĆur.... De ion cĆur, interrompit sir George ! Prenez garde Ă ce que vous avancez, monsieur, vous parlez du mari de ma sĆur. Sang & .furie! sâil manquoit de cĆur , je lâĂ©touĂlerois. Voulez-vous mâentendre , sâĂ©cria M. Fenton? Je vous dis , vous rĂ©pete , vous jure , que lâastairenâeĂt point de cette efpeee. Loin de vouloir attaquer la vie de Sir James , je la dĂ©lcu- drois au pĂ©ril de la mienne. ModĂ©rez-vous , Ă©coutez-moi. Si mon dessein Ă©toĂt de me battre , je ne vous conĂulterois pas apparemment ; aurois-je besoin de votre mĂ©diation ĂŻ Je vous la demande , comme vous voyez. Servez-moi, je vous en pile. James mâĂ©vite voilĂ ce quĂ me fĂąche contre lui. Malheureusement de fĂącheuses circonstances mâempĂšchent de paroĂźtre dans les lieux oĂč je pourrois , & le contraindre Ă me donner des celaircilĂŻcmens fur fa conduite. Je ne veux que le voir, lui parler deux momens d'entretien particulier termineront pour toujours nos lĂ©gers diffĂ©rends. Fort bien, monsieur, fort bien, dit gravement sir George , je vous entends. Vous voulez que je vous mĂ©nage une rencontre , cela est prudent. Uae explication fur le prĂ© ; n'sst-cs AmĂ©lie.' 341 hâest-cfĂź pas lĂ ce que vous exigez ? Vous ferez satisfait, mon ami, je vous le promets. M. Fenton alloit rĂ©pliquer, & montrer que fa patience eommenqoit Ă lâabandonner, quand plusieurs officiers du rĂ©giment des Gardes, qui dĂźnoient avec le colonel, vinrent les aborder. Ils se promenĂšrent un peu de te ms ensemble. George & ses amis sâeiforcerent dâengager M. Fer,ton Ă Ăe mettre de leur partie. 11 sâen dĂ©fendit poliment, & les quitta , aprĂšs avoir priĂ© lĂr George dâoublier ce quâil lui avoir dit, & de nâen point parler Ă sir James. II se rĂ«pentoit de sâetre ouvert Ă cet extravagant. Mais le colonel nâavoit garde de renoncer Ă une commission de cette importance. II lui ferra la main, lâadura, dâun air mystĂ©rieux, quâiL r'empliroit ses dĂ©sirs. En rentrant chez lui, M. Fenton y trouva Tanger & fa femme. Ils y dĂźnoient. Mistriss Ătkinfon vint un instant aprĂšs, conduite par Milord Manfel. Il la ramenoit de lâĂ©gUse, oĂč ist sâctoient rencontrĂ©s Elle apprit Ă tout le monde la bontĂ© de ce seigneur. II venoit de lui promettre une com million de capitaine pour ,son mari. Le cĆur dâAtktnson palpita 'de joie en secourant; ses joues fe couvrirent d'e rougeur. Il remercia milord de la grĂące quâil vouloir bien lai faire, & AmĂ©lie Ăe montra fort sensible Ă la gĂ©nĂ©reuse protection dont il honoroit un homme quâelle esti -oit. MiĂ- 1 triss Tanger lui dit tĂčut bas, que sĂ»rement Tome IL Q, 242 AmĂ©lie. elle obĂźigeroit milord, si elle FarrĂȘtoit Ăą dĂźner. AmĂ©lie , au-dessus de ce petit orgueil qui souvent rend impolie , offrit en riant son dĂźner Ă milord ManiĂ©! , badinant elle-mĂšine de la frugalitĂ© du repas oĂč elle lâinvitoit. II Faccepta avec joie. Cependant, en retenant le capitaine & fr femme , elle avoit donnĂ© des ordres , & la table de mistriss Athinson se trouva assez bien servie. AmĂ©lie, observant rĂ©guliĂšrement le dimanche, tint eercâe aprĂšs le dĂźner, auiieu de jouer; ainsi on sâentretint en attendant Fheure de la promenade. Une fĂȘte brillante que prĂ©paroit Fambassadeur de France, pour cĂ©lĂ©brer un heureux Ă©vĂ©nement arrivĂ© Ă la cour de son maĂźtre, fut le premier sujet de la conversation. Cette fĂȘte devoir se terminer par une illumination & un bal masquĂ©. Mistriss Tanger assura quâclle la verroit. On parla ensuite dâun livre nouveau. Milord Man sel demanda Ă AmĂ©lie quel genre de lecture Fattachoit le plus. La morale , milord , rĂ©pondit-elle. La morale » rĂ©pĂ©ta-t-il dâun air surpris ! Eh, bon dieu ĂŻ xtne jeune & belle personne prĂ©fĂ©rer la morale Ă tant dâouvrages amufans ! Oserois-je vous prier, madame, de me dire ce que cela apprend ? A penser , renliqua-t elle. Et Ă rĂ©flĂ©chir tristement , ajeuta-t-il ; le bel avantage ! hJâest-ce point assez de souffrir ? faut-il encore rendre ses peines plus pesantes en sâen occupant ? Chercher la source de ses maux, câest. A aĂŻ Ă l Ăź t. 243 lĂ©s augmenter. Vous me permettrez de croire, milord , dit AmĂ©liĂ«-, quâon peut employer !a morale Ă u u usage plus raisonnable & plus utile. Loin de rendre nos peines plus ameres, elle nous accoutume Ă les supporter , nous soutient, nous console en se pĂ©nĂ©trant de la nĂ©cessitĂ© de souffrir , on se soumet , on sâhabitue Ă porter courageusement sa part dâim fardeau dont les autres se laiĂsent accabler ; on ne se fait point un malheur des accidens lĂ©gers qui troublent continuellement la paix dâune ame fossile, abattue par la moindre contradiction. Je respecte'vos opinions, madame , reprit milord, mais je hais les moralises. Leurs Uvres ennuient, & leur commerce affomme. Ceux qui pensent toujours font trop avec eux-mĂšmes pour devenir jamais agrĂ©ables aux autres. / Câest peut-ĂȘtre Phistoirc que vous prĂ©fĂ©rez, milord , dit M. Fenton. Ah fi , sâĂ©cria mistriss Atkinson ! comment peut-on lire iâhistoire ! Je dĂ©fie un bon cĆur de sâen amuser jamais. Que de meurtres ! de trahisons ! de brigandages ! Pour un honnĂȘte homme qui sây rencontre de tems en tems, on y trouve cent infĂąmes dignes du dernier supplice. Sur mon honneur, je suis de votre avis, dit milord; bailleurs, câest une insipide lecture. Cela est rarement Ă©crit ; aucun dĂ©tail, rien qui amuse & puis, Ă quoi bon savoir ce quâon saisoit Ă AthĂšnes, Ă Rome, en Perse? OĂč cela mens- QJj 244 A M Ă L I E. t-ii ? A rien d u tout, dit Tanger, si ce tiâest k sâemuiyer. Apprend-on dans ces livres lâu- Tge du monde , les mĆurs de ses compatriotes , les goĂ»ts dominans du siecle ? Y dĂ©mĂšle- t-on le caractĂšre des hommes avec lesquels on vit? Rencontrc-t-on dans fa garnison , ou dans les camps , des Canailles , des Scipions, des Epaminondas ? Va t-on voir Ă leur toilette des Lucreces, des ArtĂ©mises ? Soupc-t-on avec des Vestales ? chambre des pairs ou celle des communes font-elles composĂ©es de So~ Ions, de Lycurgues, de GĂątons? II faut, je crois , Ă©tudier son pays, bien connoĂźtre son siecle , avoir lâesprtt dont il sait cas. Eh bien , je vous approuve, dit mistriss Atkinson ; un auteur grave mâest insupportable. Lâhistotien me rnet en colere , & je regarde un moraliste comme un homme de mauvaise humeur , que la joie des autres importune. Mais nâest-il pas singulier quâun extravagant se mette en tĂšte dâavoir Ă lui seul plus de raison que le monde entier? II crie, querelle , veut rĂ©former, reprendre, instruire ; perd son tems & fa peine,* n'est point Ă©coutĂ© , ne corrige persmne ; & peut-ĂȘtre regrettant Ă soixante ans son travail inutile , il volt mieux, sent ses torts, & se dit en soupirant eh, mon dieu, que nâai-je ri avec ces foux si aimables, si sĂ©duisais, au lieu de tenter en vain de les rendre aussi maussades que moi ! Qiie pense mistriss Tanger, demanda AmĂ©- A M ĂŹ L ĂŻ E. 24s lie? Moi , rĂ©pondit-elle, jc proscris Phistoire & la morale ; mais jâaime paifionnĂ©meut les livres agrĂ©ables, fur-tout ces petits contes channans , oĂč , remettant dâabord fous nos yeux les jours heureux de Penfance, on nous prĂ©sente une fĂ©e la baguette Ă la main. Elle 11e sâamuse point Ă Ă©lever des palais de dia- mans , Ă faire mille lieues en un moment ; la baguette donne feulement Part de fiĂĂŹerter long-tems fans changer de sujet. Rien nâeĂl plus commode pour le lecteur ; car il. peut fermer le livre au premier endroit, le râouvrir au hasard, & poursuivre avec plaisir. Comme on traite fans cetfe le mĂȘme point , on fe retrouve toujours Ă la conversation , & Pou paife vingt feuillets fans sâen appercevoir. Madame lit des contes françois apparemment, dit Atkinfon? Oui, monsieur, conti- nua-t-elle , & jâen fuis folle Ne vous plaifent- ils pas? Jâen ai peu lu, ajouta t-il , & ne me crois point aĂfez habile dans la langue Françoise pour dĂ©cider du mĂ©rite dâun ouvrage que je puis entendre mai. Vous Ăštes modeste , dit AmĂ©lie vous en jugeriez trĂšs bien 5 mais vous & moi connoisibns mieux la Bruyere & la Rochefoucault que les livres dont parle madame. Quoi, Atkinfon prĂ©tend-il ĂȘtre un philosophe,, sâĂ©cria milord ? Je mâappĂŹiqu'e au moins Ă le devenir , rĂ©pondit-il. En vĂ©ritĂ© , vous auriez cette folie , poursuivit milord? A votre Ăąge vous voudriez vaincre vos paf- Q_ iij 246 A m Ă l i i. fions, devenir un stoĂŻque, un sauvage ? Quelle manie ! Jâenvisage la, phĂlesophie sous un aspect bien diffĂ©rent, reprit Atkinson ; je la regarde comme lâart de se rendre heureux , & de communiquer fan bonheur aux autres crĂ©atures. Elle ne dĂ©truit pas les passions , elle en modĂ©rĂ© feulement lâimpĂ©tuositĂ© , & leur laifie lâactivitĂ© qui en frit des plaisirs. Vous pensez juste , Atkinson , dit M. Fenton. Je ne sais comment on est parvenu Ă perdre ĂâidĂ©e de la philosophie en conservant son nom. En vĂ©ritĂ© , milord , lâamour de la sagesse ne forme point des sauvages , mais des hommes doux , humains, compatiĂTans, sociables. Leurs voix ne sâĂ©levent point avec aigreur contre les vices ou les erreurs ; ils s'efforceut de s en garantir , & sâaccoutument Ă les supporter. Ce sont des voyageurs qui, cn marchant, examinent une route dangereuse. Ils cherchent le sentier le plus droit, regardent avec douleur ceux qui sâĂ©garent dans les chemins de traverse , les avertiisent doucement du pĂ©ril oĂč ils sâexpo- sent j loin de haĂŻr les imprudens qui mĂ©prisent leurs conseils, sâils les voient tomber, ils sâen approchent, pleurent fur eux, & leur tendent la main pour les relever. Admirable portrait, dit en riant milord Mansel ; mais en marchant toujours tout droit, on a fans cesse le mĂȘme point de vue , & cela devient lassant; Fensez-vous que ces Ă M Ă L Ăź Ăs 24^ chemins de traverse nâoffrent pas mille amu- semens variĂ©s ? & ne vous Ăštes-vous jamais dĂ©tournĂ© , moniteur 't E11 parlant dâun sage , je nâai pas prĂ©tendu me dĂ©signer , rĂ©pliqua M. Fenton , mais celui qui a le bonheur de lâĂštre. Ce bonheur ne me tenteroit guere, dit Tanger ; jâaiine allez Ă courir au hasard. Croyez- moi, M. Fenton, celui qui rĂ©flĂ©chit, sâavise de vouloir approfondir , ne vit pas le plus content du monde. Heureux qui sâattache Ă la superficie ! Une touche lĂ©gere donne dc lâagrĂ©ment au mĂȘme objet, quâun coloris plus fort reudroit cflrayant. Voyez une trĂšs petite mouche Ă©taler au soleil lâazur & la pourpre de ses ailes; rien de plus joli que ce brillant insecte regardcz-la au microscope; câeĂt un gros monitre fort parĂ© & fort laid. Tout ce qui nous plaĂźt, nous sĂ©duit, nous enchante , nâa dans le fond que lâavantage dâĂštre vu, & non pas examinĂ©. Si votre comparaison est juste en rappliquant aux objets, dit AmĂ©lie , elle ne Test point en la rapportant aux sentimens & Ă la conduite. On ne peut trop sonder son cĆur , Ă©tudier ses mouvemens habituels , soit pour les suivre, soit pour les rĂ©primer. Une intime eonnoiĂfance de notre naturel est la premiere que nous devons chercher Ă acquĂ©rir. Jâaurois mauvaise opinion dâun homme qui craindroit dâapprofondir son ame , & ne pourroit sans chagrin rĂ©flĂ©chir fur lui-mĂȘme. Q_iv S48 A m k l r e. Vous penseriez mal de beaucoup de peiv sonnes, dit milord j car il en est peu qui Ăq plaisent Ă cet examen de leur intĂ©rieur. On lâĂ©vite soigneusement au contraire. Se dissiper , se distraira, sâamuser, nâest-çe pas se fuir , sâĂ©loigner de soi-mĂȘme? Au reste, on parle en gĂ©nĂ©ral , reprit Tanger. Jâcspere , madame, que mes discours ne me'nuiront point dans votre esprit ; rien ne me conso* leroit dâĂštre lâhomme dont vous prendriez une mauvaise opinion. Son espĂ©rance suc déçue j ces propos, & ceux qui suivirent encore , commenceront Ă dĂ©truire lâestime quâAmĂ©lie avoit pour le caractĂšre de milord Mansel. Elle le soupçonna de feindre des vertus dont la pratique lui Ă©toit Ă©trangĂšre , & regarda Tanger comme un homme fans principes & fans dĂ©licatesse. Elle cacha le jugement quâelle portoit de ces deux personnes,'& continua de vivre poliment avec une sociĂ©tĂ© qui pĂźaisoit Ă son mari, & pouvoit lui devenir utile. AI. Fenton nâexigeoiç rien dâelle ; mais le dĂ©sir vif & continuel dâobliger celui quâelle aimoit, & fa complaisance naturelle , lui avoient depuis long-tems fait oublier , en parlant Ă M. Fenton , ce mot que lâamour & lâarnitiĂ© ont banni de leur langage , ce non , dâoĂč sâĂ©levent insensiblement la mĂ©sintellĂș gcnce & le dĂ©goĂ»tsdĂ}ns les commerces lçs plus intimes. AmĂ©lieĂ 219 * Milord Manscl donna Ăźa main Ă AmĂ©lie , & la conduisit dans le parc, oĂč elle alla se » promener. Tout le monde la suivit, Ă sex- ception de M. Fenton. Craignant que le colonel Madcrty ne tint Ăą sir James des propos capables de les brouiller tous deux fans retour, il resta chez lui pour Ă©crire Ă son ami. II lui fit un dĂ©tail exact de ce qui sâĂ©toit passĂ© le matin avec sir George , le pria de ne point ajouter foi aux visions dâun extravagant. IL finilĂŻĂČit en le conjurant de poser sa main sur Ion cĆur, & de se demander ensuite si, en traitant mal son plus sincĂšre ami, il se sentoit çontent de iui-mĂȘme. I! se hĂąta dâenvoycr sa lettre, & se rendit dans le parc, oĂč il avoit promis dâailer rejoindre AmĂ©lie. Sir James rĂ©pondit avec une politesse froide Ă la tendre dĂ©marche de M. Fenton. II employa des expressions Ă©quivoques , & fe servit de ces excuses vagues, qui, loin de justifier une mauvaise conduite, prouvent seulement que son connoĂźt ses torts fans vouloir les rĂ©parer. M. Fenton sentit vivement la perte de cet ami. II accusa miss Matheus de sâĂštre vengĂ©e de son indiffĂ©rence , en le lui ravissant, sl plaignit la foiblesse de sir James, recommença Ă se reprocher la sienne , Ă dĂ©tester le moment oĂč il avoit cru ne pouvoir , lans une Içrte de grossiĂšretĂ©, se refuser Ă des avances qui Revoient plutĂŽt exciter son dĂ©goĂ»t quâĂ©- moiĂvoir ses sens. ĂŹl admira la contradiction LsO A M Ă L ĂŻ E. des idĂ©es reçues , qui forcent un homme poJ Ă craindre de se manquer Ă loi - mĂȘme , s'il rĂ©siste Ă des invitations pressantes, lui dont !e sentiment habituel est de mĂ©priser la femme hardie qui ose Pattaquer. AprĂšs de longues rĂ©flexions , il prit enfui le parti de renoncer au projet de ramener son ami ; mais il ne put le rĂ©ioudre Ă le bannir de ion cĆur. Le mardi au soir il reçut, par la poste de Londres - un billet conçu en ces termes â Trouvez-vous demain, sâil vous plaĂźt, â monsieur, Ă Hyde-Parc on vous y attcn- » d ra Ă six heures du matin , vers le rond ; â nâoubliez pas votre Ă©pĂ©e , vous en aurez â besoin Le lieu du rendez-vmts, choisi depuis long- tcms pour terminer des querelles , Pheure & le style du billet, sâexpliquoient assez. Mais qui vouloit lâattirer dans cet endroit ? Etoit-ce fir James ? Non , sans doute ; il ne se cacheroit point. De sa vie M. Fenton nâavoit offensĂ© ni dĂ©lobligĂ© personne. Trop brave pour refuser un dĂ©fi, il rĂ©solut de se rendre au lieu marquĂ©. Cependant il rĂȘva, soupira, pensa Ă sa femme , Ă son fils, sentit le ridicule du prĂ©jugĂ© bisarre auquel iĂ falloir sacrifier des intĂ©rĂȘts si chers. OĂč nlloit le conduire un point dâhonneur si mal entendu? Peut-ĂȘtre vis-Ă -vis dâun malheureux , indigne de se mesurer avec lui, que miss Matheus ou fa belle-sĆur en- gageoient Ă attaquer sa vie; car dans le monde A M Ă L I E. Lsk entier il ne se connoissoit point dâennemi â exceptĂ© ces deux femmes. Le lendemain au point du jour il se leva doucement, sortit sans bruit, gagna Hyde- Parc, & se rendit au lieu dĂ©signĂ©. Il sây promena long-tems, & sâimpatienta beaucoup, nây voyant arriver personne. Sept heures passĂ©es , il commença Ă soupçonner une mĂ©prise , examina attentivement le billet ; il sâadressoit Ă lui fans aucun doute. II rĂ©solut dâattendre encore. Une demi-heure sâĂ©tant Ă©coulĂ©e, & son ennemi ne paraissant point, il regarda le déù comme une trĂšs sotte plaisanterie . sans imaginer de qui elle pouvoit venir. II fe retirait, quand on 1 appella par son nom. 11 tourna la tĂšte, & vit le colonel Maderty accourant Ă lui. Est ce vous, lui dit en riant M. Ponton , qui vous Ăštes amusĂ© Ă me faire sortir sĂŹ matin ; ou vous auroit-on trompĂ© par une pareille malice? je fuis vous avoir fait attendre, lui cria le colonel, mais câest faus malice. Allons , monsieur , tirez votre Ă©pĂ©e. Y songez-vous, sir George, reprit M- Fenton tout surpris ? Eh , Ă propos de quoi cette folie ? Folie , dit le colonel ! dĂ©iendez- vous , rien nâest plus sĂ©rieux. M. Fenton adroit, & se possĂ©dant, forcĂ© de mettre lâĂ©pĂ©e Ă la main , se contentait de parer, en le priant dâarrĂšter, de sâexpliquer, de lui apprendre le sujet de cette extravagance inconcevable. Le colonel, sans lâĂ©couter, sâirritoit de ses mĂ©- 2s2 AmĂ©lie. nagemens, sâavanqoit fur lui, le predoit, & le contraignit enfin de sâappliquer Ă le mettre hors de co bat. II le bleiĂh au bras droit. LâĂ©pĂ©e du colonel tomba ; M. Fenton la releva Ă & voyant couler le sang dâun homme quâil Ă©toit loin de haĂŻr, il en suc sensiblement touchĂ© ; ses yeux se remplirent de larmes. Est-il poffible , lui dit il, que vous mâayiez forcĂ© Ă une action que je me reprocherai toute ma vie? Pourquoi me voulez-vous tant de mal? Qui vous a fĂąchĂ© contre moi ? Quâai-je fait ? Je me donne au diable si jâen fais rien, dit froidement le colonel. Vous vous plaignez de sir James, sir James se plaint de vous ; je lui parle de votre part, il ne mâĂ©coute pas jâin- siste ; je me trompe , dit-il, je comprends mal vous dĂ©mentez par une lettre les paroles que vous me faites porter. Mort & enfer ! un dĂ©menti Ă George ! un de vous deux me le donne ! Puis-je supporter cela ? II saut se couper la gorge avec Pu n ou lâautre; Eutre vous & mon beau-frere, jâai cru devoir vous donner la prĂ©fĂ©rence , afin que ma soeur nâait rien Ă dire. Me voilĂ sort avancĂ©. Parbleu vous ĂȘtes habile & heureux , monsieur. Me prĂ©serve le ciel de me croire heureux en ce moment, sâĂ©cria M. Fenton ! En vĂ©ritĂ©, mon cher George, vous me traitez cruellement Jâai pu Ă©crire que vous mâaviĂ©z mal entendu, fans vous donner un dĂ©menti. Vous devriez nie connoĂźtrc mieux. Pourquoi refuser / A M Ă L. I s E. 23 tie me parler , attaquer ma vie avec fureur, sans vouloir mâĂ©couter i Mais voyons votre bras, pcuriuivit-il, cn sâetforçant dâarrĂȘter ĂŹe sang du colonel , & dĂ©chirant un mouchoir pour en faire des bandelettes ; latiiez-rnoi envelopper le mal , en attendant q trou y remĂ©die. Sir George, attendri de fa douceur, du regret quâil. montroit du foin affectueux avec d s'cmpreiĂbit Ă le secourir, passa, autour de son col ie bras quâil avoir libre ; & le 'errant Ă©troitement par ma foi, Jemmy, lui dit-il, tu es un brave , un gĂ©nĂ©reux garçon. DamnĂ© soit ĂĂŹr James ! il a une maudite langue, un plus maudit esprit; Ă prĂ©sent je lins outrĂ© ne ne n 'ĂȘtre pas battu contre lui m; is cadence. Tu es un digne homme, un vaillant homme. Je tâaime de tout mon creur,* donne-moi ta main; de ce moment ami pour FeternitĂ©. Tu ives pas en colere, nâest-ce pas ? Je fuis vraiment FĂąchĂ© de vous avoir blessĂ©, dit M. Fenton ; mais venez , je vais vous conduire chez vous ; jâespere, que ce ne sera rien. Bon, câest une bagatelle , sâĂ©cria sir George pourtant une autre fois tu me feras plaisir de ne pas choisir le bras; câest dĂ©sarmer trop tĂŽt son homme. Ils sortirent du parc par la porte de Groves- not, & se rendirent dans Bond-street, oĂč lo- geoit le colonel. Le chirurgien de son rĂ©giment fut appelle ; la blessure allez profonde nâĂ©toit point dangereuse, aucun nerf nâavoifc 3Ă4 A M Ă t Ă ĂŻ* Ă©tĂ© touchĂ©. On lui mit un bras en Ă©charpe $ on le saigna de lâautre ; Fenton, prĂ©sent Ă tout, resta jusquâĂ midi prĂšs de lui, & le quitta avec promeĂĂŹe de revenir le soir, Le colonel lui fit mille caresses, le combla de politesses & de complimens , le pria de ne pas manquer Ă le voir; & depuis cet instant il le tint pour un homme auquel personne ne pou* Volt rĂ©sister. En revoyant AmĂ©lie, M. Feu ton sentit une Ă©motion auĂsi vive que si lâabsence Feu eĂ»t sĂ©parĂ© depuis long-tems, & quâun heureux hasard 1 offrit Ă ses yeux. Songeant Ă la douleur dont lâĂ©vĂ©nement de ce jour auroit pu pĂ©nĂ©trer son cteur, il sâattendrit, la ferra dans ses bras avec transport. Lâaimable AmĂ©lie re* marqua sur son visage un mĂ©lange de joie 8$ de tristesse ; gaadant le silence un moment , & prenant la parole avec ce ton doux quâelle fie quittoit jamais eh, depuis quand, lui dit-elle , cherchez-vous Ă me cacher les mou- vemens de votre ame ? Hier sombre, pensif t vous assectiez de la libertĂ© dâesprrit, mĂȘme de la gaietĂ© ; aujourdâhui des sentimens variĂ©s se peignent dans vos yeux. Vous avez des M. Fenton, M. Fenton.... ne suis-je plus que votre femme ? Vous mâaviez tant promis.... FlĂ©las, le tems nâest plus!... jâes- pĂ©rois au moins., oui je croyois conserver toujours le titre & les droits dâune amie. Sur quoi pensez-vous les avoir perdus, ces droits, m» A m Ă» t \ L. 2ss jrhere AmĂ©lie, dit en rougissant M. Fen ton T Me suis-je jamais dĂ©guisĂ© avec vous ? En changeant de couleur , vous rĂ©pondez Ă votre question , reprit AmĂ©lie. Ce trouble eft la preuve certaine d'un reproche intĂ©rieur. Mais mou cĆur, aussi indulgent que sensible, ne veut point affliger le vĂŽtre. Plus de confiance vous assurerait peut-ĂȘtre une tranquillitĂ© dont vous ne jouissez plus. Ce discours Ă©tonna M. Fen- ton. AmĂ©lie continuant, lui demanda pourquoi sir James ne venoit plus le voir. EntiĂšrement dĂ©concertĂ© Ă ce nom, M. Fenton ne put dissimuler son embarras. Tout ce qui se rapportent Ă sir James , rappellant miss Ma- theus Ă son souvenir, le saisoit trembler en prĂ©sence dâAraĂ©lie. Pourquoi , dit-il en hĂ©sitant? En vĂ©ritĂ© je ne sais. 11 est peut-ĂȘtre malade ou absent. Ce doute me surprend de votre part, ajouta AmĂ©lie. Eh , quel sujet si intĂ©ressant vous occupe donc ? Quoi, cet ami ». si cher autrefois , vous est-il devenu indiffĂ©rent ? Non, reprit M. Fenton, mais on mâa dit quâil Ă©toit allĂ© chercher fa femme. Elle est depuis trois jours Ă Londres, rĂ©pliqua AmĂ©lie. VoilĂ un billet qu-elle mâĂ©crit, & jâattends fa visite ce soir. Heureusement pour M. Fenton , on annonça milord Man sel ; it apportoit Ă AmĂ©lie des fleurs trĂšs rares, venoit lui demander du thĂ©, & apprendre Ă M. Fenton que fa prĂ©tention avoit paru juste, & quâavant trois jours on rĂ©pondrait Ă fou 2s§ AmĂ©lie. mĂ©moire conformĂ©ment Ă ses dĂ©sirs. Ăfiii ds leur Ă©pargner des remercicmens quâil savoits bien 11e pas mĂ©riter, il changea tout de fuite dâentretien , & proposa une promenade sur la Tamise. La visite qnâAmĂ©lie attendoit Ăźe soir, lui fit refuser cette partie de plaisir. Milord parut mortifiĂ© de se voir privĂ© dâun amusement sur lequel il comptoit. Son dessein Ă©toit de leur donner Ă dĂźner Ă Hamptoncort, & dâen revenir fort tard. II montra de bonne foi cet embarras quâĂ©prouvcnj souvent ses pareils pour palier la moitiĂ© dâun jour. Dans la vue dâabrcger le tems dont il ne savoit que faire, M. Eenton lui offrit son dĂźner. Milord lâacccpta, Sous prĂ©texte dâachever de sâha- biiler , AmĂ©lie les quitta un instant & fut donner ses ordres chez mistriss Atkinson. S011 sĂ©jour Ă Londres commenqoit Ă lui causer beaucoup dâinquiĂ©tude. Le docteur Har- rison ne revenoit point, nâĂ©crivoit plus Etoit- il malade ou fĂąchĂ© contrâelle ? SâĂl tardoit long-tems, comment se soutiendroit-elle Ă la ville ? M. Eenton * noble * libĂ©ral, consultoit moins ses facultĂ©s que son goĂ»t dans fa façon de vivre ; il ignorent combien lâĂ©conomie journaliĂšre est dĂ©rangĂ©e par la plus petite augmentation. AmĂ©lie nâosoit lui faire des reprĂ©sentations, elle craignoit de le mortifier. II ne pouvoit sortir librement, aller chercher ses amis le priveroit-eâle du plaisir de les recevoir chez lui? Cependant les frais extraordinaires A M ĂĄ L i Ă«. 257 iĂŻaĂŹfes Consumant ce qui devoit suffire pour passer trois mois Ă Londres » elle fit revenir de la province plusieurs habits fort riches » & sacrifia en secret ces restes de son ancienne aisance a iâamusement de son mari. Par ce moyen eile continua Ă lui procurer la douceur de voir du monde. & se mit en Ă©tat de faire tenir une table honnĂȘte Ă mistnss Atkin- fon. Mais cette restource Ă©toit la derniere. Si elle lâĂ©puiĂĂČit avant karrivĂ©e du docteur, comment y supplĂ©er ' les tablettes Ă©chappĂšrent de ses mains, son cĆur se serra, elle perdit la comioissmce & le sentiment. Nany sâempressa de la secourir. Revenue de sa foi- bĂźeĂßé, elle voulut relire encore cas terrribles expreĂFtons. CâĂ©toit le lendemain que ĂĂŹr James attendroic M. Le n ton. Seule, fans conseil dans une occasion si cruelle, si inquiĂ©tante & si dĂ©licate, elle ignorait comment elle devoir se conduire. LivrĂ©e Ă la crainte , Ă la douleur, elle pleura iong-tems avec amertume, furs pouvoir calmer un instant ['agitation violente de les sens. Une heure lonnoit quand on frappa rudement. AmĂ©lie tressaillit, cacha promptement les tablettes de sir James, croyant que M. Fenton rentroit. Mais Nany revint bientĂŽt, & lui prĂ©senta une lettre. AmĂ©lie reconnut la main de son mari. Un nouveau trouble la saisit. Elle lut en srĂ©miĂlĂ ntces mots Ă©crits en vedette 0 ma chere amie , m vous alarmez point. M. Fenton lui apprenoit quâen sortant dâune maison oĂč on lâavoit contraint de souper, il venoit dâĂ«tre arrĂȘtĂ© par ordre de miss Betzy, & conduit chez un bailli, dont il lui envoyoit le nom & lâadresse. II la onjuroit de ne point sâafiĂŹiger, & de fouts- AmĂ©lie. 309 nir avec fermetĂ© cette nouvelle disgrĂące. En tout autre tems cette lettre eĂ»t Ă©tĂ© pour AmĂ©lie le sujet dâun mortel chagrin ; mais les circonstances lui firent trouver de la consolation dans cet Ă©vĂ©nement. La vie de cc mari ĂĂ cher Ă©toit assurĂ©e par la perte da sa libertĂ© la funeste rencontre du lendemain devenoit impossible j & sans que lâhonneur de M. FĂ©ru ton souffrĂźt de cc retard , elle auroit le loisir de consulter'fur ce terrible appel , de voir lady Elesmore , Sc peut-ĂȘtre de dĂ©tourner 1 malheur quâelle redoutoit. Au milieu des acóÚs dâune extrĂȘme douleur, on saisit avidement le premier adoucissement que prĂ©sente la rĂ©flexion. Mais ce- calme produit par la raison , par lâespĂ©rance , est de peu de durĂ©e. La nature & le sentiment nous rendent bientĂŽt aux pleurs & aux gĂ©miiĂemcns. Quand famĂ© souffre, lâefprit sâabat, & le cĆur sâabandmne Ă ses seuls mouvement. AmĂ©lie rĂ©prouva. Toute la nuit elle sâaHĂŹigca fans modĂ©ration, attendit impatiemment 1c jour; & dĂšs quâil parut, elle fit appeller des porteurs, & se rendit chez le bailli oĂč Ă©toit M. Fenton. On la conduisit par un trĂšs petit escalier au premier appartement. Une chambrĂ© mal meublĂ©e, mais assez claire, lui fut ou verre, & on lui montra la personne quâelle deman- doit. M. Fenton assis, les coudes appuyĂ©s fur une table, son visage cachĂ© de ses deux- gio AmĂ©lie. mains, sembloit endormi, ou plongĂ© dans une profonde mĂ©ditation. Au bruit que lâon faisoit en entrant, ĂŹl leva la tĂšte, & tourna les yeux vers la porte ; son air abattu pĂ©nĂ©tra le tendre cĆur dâAmĂ©lie. Elle courut Ă lui , paĂlĂĄ ses bras autour de son col, mouilla ses joues de larmes brĂ»lantes ; & le serrant sans pouvoir lui parler, elle prononça seulement Ăł M. Fenton ! Son empressement Ă le voir , ses pleurs, ce silence touchant & expressif excitĂšrent dans famĂ© du triste prisonnier, un de ces mouvemens vifs & pas- sionĂ©s, qui se font sentir impĂ©tueusement quand le cĆur est affectĂ© dâune douleur mĂȘlĂ©e de remords. Eh, pour qui, pour qui donc, sâĂ©cria-t-il, cetts femme, image des crĂ©atures cĂ©lestes, paroĂt-elle dans le sĂ©jour du dĂ©sespoir ! Lâhomtne quâelĂźe y cherche est-il digne dâattirer ses regards ! Et tombant aux genoux dâAmĂ©lie, couvrant ses mains de pleurs & de baisers enflammĂ©s ne me refuse pas une derniere grĂące, lui dit-il, ĂŽ mon AmĂ©lie ! Que je lâobtienne de toi ! Abandonne un malheureux, ne tâobstine point Ă suivre son sort ; va» fuis, retourne habiter la retraite dâoĂč mon imprudence me bannit. Vis tranquille , prends foin de ton sils, oublie lâĂ©poux que le ciel te donna dans fa coĂźĂre. II ne mĂ©rite plus tes bontĂ©s, ton amour, ton estime ; c'est un monstre, il tâa trahie. II ne peut en ĂȘtre assez puni que par la perte de ton cĆur. AmĂ©lie vouloit le relever, lâinterrompre, AmĂ©lie. 311 mais il ne lâĂ©coutoit point. II Ă©toit emportĂ© loin de lui-mĂšme. II lui avoua cette intrigue quâil avoit tant craint de lui laitier connoitre, lui apprit toute son aventure de Ncwgate , les persĂ©cutions de miss Matheus, lâamour de James, cause sĂ©crĂ©tĂ© de sa froideur la rencontre du Irai, les menaces de cette fille hardie, & confessa, en rougissant, quâil fortuit de chez elle , quand les gens du bailli le surprirent; mais quâil en fortuit fans avoir offensĂ© ni lâamour ni lâamitiĂ©. Ensuite il recommença Ă pleurer , Ă conjurer AmĂ©lie de le lui pardonner, de le quitter pour toujours, & de ne plus sâoccuper de lâinfurtunĂ© qui gĂ©milloit Ă ses pieds. SĂ cette faute est la feule que vous vous reprochez , dit AmĂ©lie en l'embralsant, elle est pardonnĂ©e depuis long-tems. Et lui prĂ©sentant une lettre, quâil reconnut ĂȘtre de miss Matheus je lâai reçue huit jours aprĂšs votre sortie de Newgate. Jâai Ă©tĂ© malade, con- tinua-t-clle , jâai cachĂ© le sujet de ma langueur. Cette infidĂ©litĂ© quâon a eu la duretĂ© de m'apprendre , mâa vivement touchĂ©e, mais elle nâa point diminuĂ© ma constante affection. O M. Fenton, le cĆur dâune femme sensible est aussi indulgent que tendre. Osez-vous me proposer de vous fuir, de ne plus mâoccuper de vous ? Ah ! ne me tenez pas ce cruel langage ; il me feroit penser que mon attachement vous est devenu importun. Eh ! pour- y ir Z iL AmĂ©lie. rois-tu le croire, sâĂ©cria-t-il ? Tu ne veux poinc mâabandonner ? Oh , non, non , ne mâabandonne jamais, femme divine, ange consolateur , donc la prĂ©sence adoucit toutes mes peines. Quoi, ma chere AmĂ©lie, ton cĆur gĂ©nĂ©reux chĂ©rit encore un ingrat, un infidĂšle Mais l'ai-je Ă©tĂ©? Non. Si mes sens se font Ă©garĂ©s, jamais mon ame nâa suivi leur impreĂlĂźon. Aucune plainte, aucun reproche nâaccom- pagna le pardon quâAmĂ©lie accorda aux vives instances de M. Fcnton elle lui en renou- vella cent lois les tendres assurances. AprĂšs savoir scellĂ© par le-s plus douces caresses, ils cherchcrent ensemble les moyens dâarranger lâcmbarrassante atsaire de miss Betzy. M. Fen, ton nâattendoit plus rien dc sir Rowland, son silence prouvoit alsez quâil nâĂ©toit pas disposĂ© Ă le servir ; mais il espĂ©roit beaucoup de lâamitiĂ© de sir James. Le baronnet lui avoit souvent offert de lâobliger. Dans une occasion si pressante , il se dĂ©termina Ă recourir Ă lui ; mais il nâosoit parler Ă sir James , ni lui Ă©crire. II est bien difficile de demander, quand on a le cĆur assez noble pour supporter plus patiemment le besoin que ie poids des obligations. II pria AmĂ©lie de le voir, de lâinflruire de leur situation, & dâaccepter f n secours, sâil lui marquoi't ĂŹc dĂ©sir de Facquitter, ou de le cautionner. AmĂ©lie pĂąlit Ă cette proposition j le nom AmĂ©lie, ZiZ de sir James lui rendit la terreur que les caresses de l'on mari venoient de suspendre. Dans la crainte de lui laisser voir son trouble, elle se leva; &, sous prĂ©texte de vouloir lui procurer les commoditĂ©s dont il manquoit, elle le quitta, aprĂšs lui avoir promis de revenir bientĂŽt avec miĂtriss Atkinfon, de lui faire apporter Ă dĂźner, & de rester tout le jour auprĂšs de lui. En paĂĄĂ nt devant une petite Ă©glise qui se trouvoit sur son chemin, este apperqut sir James Ă pied , en habit de campagne, marchant Ă grands pas, ses cheveux en dĂ©sordre, lâair Ă©garĂ©, mĂȘme furieux. Sa vue causa une rĂ©volution terrible Ă AmĂ©lie. Par un mouvement presque involontaire, elle arrĂȘta ses porteurs, sortit de sa chaise , & entra dans Peglise comme une personne effrayĂ©e qui fuit & un asyle. Lâaspect de ce lieu saint calma ses esprits agitĂ©s. Sa crainte sâĂ©vanouit en prĂ©sence du Dieu fort. Remplie de confiance , elle Ă©leva vers lui son cĆur affligĂ©. Elle implora sa misĂ©ricorde. ProsternĂ©e , baignĂ©e de larmes, este lui cria ĂŽ mon Dieu! daignez verser dans mon sein la consolation que je nâattends point de vos crĂ©atures. Vous voyez mes besoins , Ă©tendez votre bras puissant, & secourez- moi. AprĂšs cette courte mats fervente priĂšre, elle Ăe sentit un peu ranimĂ©e & en Ă©tat de soutenir le mouvement de sa chaise; elle y rentra, & se fit conduire chez elle. Commt Ile montoit lâescaĂŹisr, le son dâune voix 314 A M Ă L I Ă, connue Ă©mut tous ses sens ; elle se hĂąta dâou- vrir la porte. A la vue de la personne qui sâentretenoit avec Nany, elle pouĂla un cri perçant; & Ă'eprĂ©cipant dans les bras du docteur Harrison ĂŽ mon ami ! mon pere ! est ce vous? est-ce bien vous, rĂ©petoit-eĂŹle, que le ciel envoie au secours dâune infortunĂ©e ? Le docteur irritĂ© contre M. Fenton & contre elle depuis leur sĂ©jour Ă Londres, dont il ignoroit la cause, fut plus surpris que touchĂ© des larmes dâAmĂ©lie. II ne fit attention , ni Ă fa pĂąleur, ni Ă fa profonde tristesse. Dâune infortunĂ©e ! rĂ©pĂ©ta-t-il voilĂ le langage ordinaire des imprudens. On pense mal, on agit en consĂ©quence, & lâĂ©vĂ©nement est attribuĂ© au destin contraire. La vanitĂ© crĂ©a un mauvais fort, pour prĂ©senter Ă des cĆurs orgueilleux un objet quâils pussent accabler des reproches que nous voulons toujours nous Ă©pargner Ă nous-mĂ«mes. Deviez-vous quitter des lieux oĂč vous viviez tranquille , oĂč vous Ă©tiez maĂźtresse dâattendre en paix un tems plus heureux? Mon malheur, & non pas ma volontĂ©, un devoir indispensable mâont fait abandonner ces lieux chĂ©ris, sâĂ©cria AmĂ©lie. HĂ©las , que ne suis-je encore Ă votre prieurĂ© , dans cette maison de bĂ©nĂ©diction, oĂč tous les jours se levoient sereins pour moi ! O mon ami, continua-t-elle en redoublant ses pleurs, ne me montrez point ce visage sĂ©vere; il me glace, il mâĂ©pouvante. Soutenez-moi , conso- AmĂ©lie. Zis lez-moi dans mon affliction PĂ©tĂąt oĂč vous me retrouvez est digne d'exciter votre pitiĂ©. La libertĂ©, la vie de M. Fenton font en danger. Mon cĆur blessĂ© est prĂȘt Ă succomber fous le poids de ses peines, il ne peut supporter votre froideur. Sans secours, fans amis, fans espoir quâen vous ĂĂ©ul, je nâenvifage plus que la honte & la mort ĂĂź vous mâabandonnez. Attendri malgrĂ© lui par les paroles & les larmes dâAméÏie, le docteur prit une de ses mains, la pressa affectueusement la home la mort? sâĂ©cria-t il ; ne dites pas cela, ma fille. Ne vous livrez point Ă ces funestes idĂ©es, Ănstruisez-moi. Si je puis vous servir, comptez fur ma constante amitiĂ©. Je luis mĂ©content dc vous, il est vrai t vous avez mal fait de venir Ă Londres mais comment voire situation a-t-elle changĂ© en si peu de teins ? Par ses dernieres lettres - Atkinfon mâassnroit que vous viviez tous paisibles & satisfaits. AmĂ©lie lui fit alors un rĂ©cit sincere de ce qui sâĂ©toit passĂ© depuis lâarrivĂ©e de miss Retzy dans la province. Mais Ă peine cut-elle expliquĂ© la cause de la dĂ©tention de M. Fenton , que le docteur fe leva brusquement , transportĂ© de colere, & courant tout autour de la chambre comme un homme hors de lui-mĂšme six cents guinĂ©es Ă miss Betzy Marris , crioit-i! ! Ă cette indigne usurpatrice de vos droits!lui payer six cents guinĂ©es, moi ! jâaimerois mieux en jetter mille, dix mille dans la Tamise, ZĂź6 AmĂ©lie. Eiles 11e lui fout pas dues ", elles ne les aura pas, je vous dĂ©fends de les lui donner. HĂ©las! dit AmĂ©lie, jc fuis loin de pouvoir le taire. Mais Ăi le peu qui me reste ĂuffiĂbit pour PengagerĂ suspendre sa poursuite... Quoi, vous le lui abandonneriez, interrompit le docteur ? Ah, dans toute la joie de mon ame , repartit-elic. Etrange obstination, sâĂ©cria le docteur ! vous tenez bien de votre mĂšre. MalgrĂ© ma priere, mes conseils, mon expresse dĂ©fense, vous avez cherchĂ© cette furie, vous avez voulu la voir ; Ă prĂ©sent arrangez- vous donc. Je ne puis rien dans cette oc- caiĂŹon. Je ne donnerai point cet argent Ă votre sĆur. MĂ©riterof- - je ^administration des biens dĂ©posĂ©s par la Providence entre mes mains, ĂĂŹ jâen dĂ©robois uue partie au pauvre honnĂȘte, Ă Pindigent industrieux, pour eu augmenter les possessions de lâavare & de Pin juste ? Mais, dit AmĂ©lie dâun ton timide, la libertĂ© de M. Fenton dĂ©pend du paiement de ce billet, je nây saurois que faire, reprit-il ; câest fa faute. II devoir le dĂ©chirer, & non pas le perdre. Quelle Ă©tourderie Ă lui de le laisser tomber, de passer une heure fans le chercher ! Quelle bassesse Ă cette vile Betzy de sâen emparer, de le conserver, dâoser en exiger la valeur! Fi, cette affaire est ridicule d'une part, odieuse de lâautre ; pour rien du monde je ne vou- drois mâen mĂȘler. A m Ăš l i \ 3 Ăź7 Un long tems sâĂ©couĂŹa avant qirĂmĂ©lie pĂ»t amener Ăe docteur Ă lâĂ©cquter, Ă compregcire que ses larmes iui'demamloient la libertĂ© de M. Fenton. Malheureusement pour elle, lâimagi- nation de son ami , sujette Ă Ăe prĂ©occuper, avoit saisi le mauvais cĂŽtĂ© de cette aflaire. La nĂ©gligence de M. Fenton, FaviditĂ© de Betzy, une viĂĂŹte rendue Ă contre-tems, fans nĂ©cessitĂ©, contre son avis, un dĂ©sir obstinĂ© de payer ce quâon ne devoit point, voilĂ ce qui se prĂ©sentoit Ă son esprit, endurcissoit son cĆur , naturellement tendre & bon , & Fen- gageoit Ă gron er lans vouloir entendre les raisons dâAmĂ©iie. Enfin il FĂ©couta , lâentendit » son aine sâĂ©mut en fa faveur. 11 sâadoucit, se calma entiĂšrement ; mais lâenvie dâobliger fa parente chĂ©rie, ne diminua point s extrĂȘme rĂ©pugnance quâil sentait Ă donner ĂĂźx cents guinĂ©es Ă miss Betzy. AinĂi il se dĂ©termina Ă cautionner M. Fenton, se rĂ©servant le plaisir de plaider contre cette crĂ©ance, & de la disputer aussi long - tems quâun ha- bi'e avocat pourroit trouver des moyens dâen Ă©loigner le paiement. A Finstant mĂȘme ii Ă©crivit au sien de se rendre chez !c bailây oĂč Ă©toit M. Fenton. Le nom de cet avocat frappa AmĂ©lie. AssurĂ©ment, dit-elie, cet homme est lie avec ma sĆur il la vint trouver Ă fa terre un peu avant mon dĂ©part de la province ; je crois mĂȘme quâii rĂ©git ses biens. Cela se peut, rĂ©pondit ie docteur, je 3 Ăź S A m Ă© l r s. connus ce Murphy Ă lâinventaire de Ăźady Cout- teney. II remplaçoit le pauvre Burton, quĂź travailloit pour raistriss Harris & pour moi. Tous mes papiers Ăâe trouvoient dans Ăe,s mains, il me pria de les lui laisser. Votre mere lui abandonna les siens. A la mort je le vis touchĂ© de ^injustice de Ion testament. U plaignit votre fort. Je partois. Je lui confiai mes affaires s pendant mon abfcence, il les a gĂ©rĂ©es Ă son grĂ©. Je verrai par ses comptes si je continuerai Ă Petnployer. Allons , ma fille, ajouta-t-il en le levant pour sortir, sĂ©chez vos pleurs, cessez de gĂ©mir. Je vais chercher votre mari ; avant quâil se passe une heure , vous goĂ»terez le plaisir de le revoir. O mon gĂ©nĂ©reux ami, dit-elle en lâarrĂȘ- tant, ce nâeit pas feulement de vos bontĂ©s dont jâai besoin. Jâattends de vous un avis utile fur un point embarrassant & dĂ©licat. Il intĂ©resse lâhonneur & la vie de M. Fenton. Alors elle lui montra ies tablettes de sir James, & le pria de lui prescrire la conduite quâelle devoit tenir. Craignant Ă©galement les fuites du secret ou la dĂ©couverte de ce dĂ©fi, elle nâosoit ni parler ni se taire. Le docteur lut Pappel de sir James - leva les Ă©paules, lut encore , fit le mĂ«me mouvement, St rĂ©pĂ©ta plusieurs fois beau sujet dc querelle! Ensuite, regardant AmĂ©lie comment donc, sâĂ©cria-t-il , votre mari a des maĂźtresses, cede des maĂźtresses '{ Que signifie A M ÂŁ L I E. ZI 9 cela ? Câest une erreur, une mĂ©prise du baronnet, dit AmĂ©lie, fĂąchĂ©e dâavoir montrĂ© les tablettes. Je fais tout; le fond de la dispute 11e mĂ©rite pas votre attention. Eh bien, reprit en souriant le docteur , sainte Ă vous voir de la douceur, de la patience. Votre discrĂ©tion est rare, & je iâestime. Ma fille, un mari est un homme , & un homme est un fou. La supĂ©rioritĂ© de votre sexe consiste Ă con n vitre cette vĂ©ritĂ©. De son intime persuasion naiĂĂ'ent FindĂșlgence, la bontĂ© & la cofi- ĂĂ©rvation de la paix entre les Ă©poux. AmĂ©lie i ,pira. A lâĂ©gard de ce dĂ©fi, continua le docteur, mon avis est que vous ne parliez jamais Ă votre mari de lâimpertinence de son ami. Mais, reprit - elle , songez a u prĂ©jugĂ© dominant, aux usages militaires, Ă iâhonneur.... Quoi, quel honneur? interrompit le docteur. Ne dites pas un mot de plus fur ce point, si vous, ne voulez mâĂŽter la bonne opinion que jâai toujours eue de votre esprit & de la justesse de vos idĂ©es. Je ne puis supporter dâentendre profaner le nom de rhonneur, par des insensĂ©s qui nâen ont pas la plus simple notion. Ces hommes, si prompts Ă laver dans le sang la plus ßégere injure, passeront- ils pour avoir de rhonneur, seulement pares quâils risquent leur vie en satisfaisant la passion brutale qui les porte Ă se venger? Mais on croit quâils doivent le faire, reprit AmĂ©lie. 320 Ă fi Ă L Ă ĂŻ. Oui , des extravagans le pensent, continu* le docteur Ils Pont entendu dire , ils le croient fans examen , lans rĂ©flexioii. Quel eiĂŹ pourtant le mĂ©rite dâun homrrte sorti heureusement de plusieurs duels ? Celui quâun vil gladiateur peut lui disputer. Mais ce brave , aiĂŹez dĂ©licat fur les maximes de cet honneur prĂ©tendu , aĂĂźez Ăoumis Ă ses loix pour tuer son compatriote , mĂȘme son ami, ctcnd-il cette dĂ©licatesse Ă tous les devoirs de son Ă©tat ? Est-iL juste, lui qui sâarroge le droit de punir? Souvent enhardi par fa force, par son adresse, par la terreur qaâil croĂźt inspirer, il se livre avec audace Ă tous les vices. I! sĂ©Suit la sĆur & tue le frere , dĂ©shonore la femme, Ă©gorge Ăźe mari; ii devient ia honte de fa famille & rhorreurde la patrie. Craint, mais haĂŻ , vantĂ© par les Ăoux, & mĂ©prisĂ© du sage , il se voit banni de la sociĂ©tĂ© ; on lâĂ©vite ,âą on ĂŹe suit. II passe seul des jours tristes & malheureux , empoiĂonnĂ©s par Peu nui & les remords. Mais , dit AmĂ©lie , quand je mâoppofois aiĂź dĂ©part de M. Fenton, quand je le priois de ne point aller Ă Gibraltar, vous teniez un langage bien diffĂšrent, vous me blĂąmiez de Vouloir le Lâoceation nâĂ©toĂt pas la mĂȘme , reprit le docteur, II sâagilĂbit de remplir ses devoirs , de servir son roi, rĂŹâaider sa nation , de lui montrer du zele & de l'affection. Ma fstle, le courage, la valeur sont des vertus quand on les emploie Ă dĂ©fendre fa patrie , AmĂ©lie.' zri patrie, Ă soutenir le foible & lâĂnnocent contre ĂźâopprefĂŻĂŹon du fort & de lâinjuste. Mais calmez vous. Jâarrangerai cette affaire. Sir James nvett peu connu. Je lâai vu Ă Paris chez vous j il me parut lĂ©ger, mais franc, aimable je vais lui parler , & jâefpere que ma visite changera fes dispositions. AmĂ©lie remercia son. ami avec toute la vivacitĂ© quâinfpire la re- connoiifance dans une ame gĂ©nĂ©reuse. Le docteur la pria de lâattendre chez elle, & en la quittant il fe fit mener Ă la demeure de sir James. Le colonel avoittrop entendu parler de lui pour ne pas lâestimer. Au nom de M. Harrifon, sir James sâavança vers lui ; & malgrĂ© la mauvaise humeur oĂč il Ă©toit, il le reçut aveC la politesse & les Ă©gards dus Ă fa naissance , Ă son caractĂšre & Ă fa rĂ©putation. Je vous apporte, monsieur, des tablettes qui vous appartiennent, dit le docteur. Je fuis vraiment fĂąchĂ© de ne pouvoir approuver ce que jây ai lu. Votre confusion mâapprend combien vous ĂȘtes surpris de les recevoir de ma main. Ea effet , rĂ©pondit sir James en rougissant, je croyois.... Quâelles feroient perdues , interrompit le docteur , par la mort ou !a fuite du plus tendre de vos amis nâest-il pas vist , monsieur ? Mais cet ami malheureux nâa point Ă©tĂ© mllruit de vos intentions arrĂȘtĂ© hier, & conduit chez un bailli..,. ArrĂȘtĂ©, dit vivement sir James ! Quoi, le pauvre Fenton est Tome II. X Z2L A M Ă L Ă L. arrĂȘtĂ© ? Si câest pour dette , jâai mille guinĂ©es Ă lâon service. Que Je vous embrasse, mon cher colonel, sâceria le docteur! Vous avez une mauvaise tĂȘte , mais jâadmire votre cĆur. Par ce premier mouvement, preuve assurĂ©s dâun excellent naturel, jugez des regrets oĂč vous seriez actuellement livrĂ© , li lâĂ©vĂ©nement eĂ»t rĂ©pondu Ă votre attente. Si cet ami, dont la prison vous touche, Ă©tendu fur ia pouĂsiere... Ah, ne mâolĂŻrez pas cette cruelle image, dit tout attendri sir James! Non, monsieur, ne me 1âoitrez pas ! Je me reproche ma fureur, mon extravagance. A lâinstant mĂȘme oĂč vous ĂȘtes entrĂ© , je condamnois ma vivacitĂ© ; la 'cause en est ridicule & mĂ©prisable. Mais allons chez le bailli. Mon crĂ©dit, mes foins, ma fortune , tout fera employĂ© pour mon ami. Pendant que le docteur, charmĂ© de sir James, le louoit, le grondoit , le caressoit, on achevoit de rhabiller; dĂšs quâil fut prĂȘt, tous deux se rendirent Ă la triste demeurĂ© de M. Fenton. LâentrĂ©e dc la maison nâĂ©toit pas libre dans ee moment , plusieurs personnes FembarraĂsoient. Sir James pasta par-deffus le bailli & dix de ses hommes, se sir montrer la chambre de son ami r on la lui ouvrit; mais le docteur, attentif Ă un spectacle qui intĂ©ressa son cĆur compatissant, ne se hĂąta pas de le suivre On forçoit un pauvre homme , arrĂȘtĂ© depuis un momeat, Ă monter iâcscalier. Sa rĂ©- A M Ă t I Ă. Z2Z fĂźstance donnoĂŹt une occasion assez naturelle Ă des brutaux de lui faire sentir sa dĂ©pendance & leur supĂ©rioritĂ© ; il les maudissait, & ils le frappoiĂšnt impitoyablement. Le docteur donna une demi-guinĂ©e Ă ces misĂ©rables, afiri de les engager Ă traiter moins durement cet infortunĂ© , dont le' visage & les habits Ă©toienç souillĂ©s de sang. II exhorta le prisonnier Ă cĂ©der * Ă se rendre Ă la nĂ©cessitĂ© , Ă ne pas se rĂ©volter contre ces hommes fĂ©roces. Le pauvre blessĂ© cessa de se dĂ©battre ; la vue de sor ap- paisa ces tigres. Sans le maltraiter davantage, ils le conduisirent Ă une chambre haute j lâescalier se dĂ©barrassa , & le docteur parvint au lieu oĂč il avoit assure. A la vue dâun Ăami si respectable & si cher Ă son cĆur, M. Fenton rĂ©pandit des larmes de tendresse & de joie. Le silence que la raison imposoĂt au docteur sur le dĂ©fi de sir James, contraignent lâĂ©clat de son 'redentiment contre M. Fenton. II lui pardomioit dâavoir aigri lâesprit de sa belle-sĆur par ses railleries; la perte du billet Ă©toit un accident; mais son infidĂ©litĂ© , les chagrins dâAmĂ©lie , rendoient son mari criminel aux yeux dâun homme qui lâaimoit en pere , jugeoit suis prĂ©vention de son mĂ©rite , & la connoissoit digne de fixer les dĂ©sirs dâun Ă©poux. II reçut donc avec un peu de froideur les premieres caresses de M. Fenton. Sir James lui prit la main ; & fans lui laisser le tems de parler ; obtiendrai-je une X ij 3 %Sf A M E L I I. grĂące de vous, monsieur, lui dit-il ? Oui * fans doute ; vous me permettrez , pour cette fois, dâempiĂ©ter fur vos droits, & dâobliger un ami dĂ©jĂ comblĂ© de vos bienfaits, Jâexige absolument de M. Fenton quâil accepte mille guinĂ©es , & vais chez moi prendre les six cents dont il a besoin pour recouvrer fa libertĂ©. II fortoit ; mais le docteur lâarrĂšta, protestant quâil ne foustfiroit pas cette folie. Sir James, Ă©tonnĂ© de çe caprice, lui demanda sâil vouloir voir mener M. Fenton Ă Newgate. Lc docteur soutint que de son consentement Betzy ne seroit jamais payĂ©e , quâil prĂ©tendoit disputer cette somme , & quâau moins elle at- tendroit le colonel insista , le ministre ne fe rendit point; M. Fenton nâofoit parler. Sir James s'impaticntoit , le docteur crioit , la dispute sâaninioit, quand le bailli entrant , lâinterrompit. II les filua tous trois profondĂ©ment; & sâadreflĂ nt au docteur, il lui demanda sâtl ne sâappelloit pas M. Harrifon. Apprenant de lui-mĂȘme quâil fe nommoit ainsi , il le pria , de la part du prisonnier dont il avoir fait ĂŹa rencontre fur lâeĂcalier, de vouloir bien monter Ă sa chambre; cet homme ayant, dĂsoit-il , des secrets importans Ă lui rĂ©vĂ©ler ,une grĂące Ă obtenir par fa mĂ©diation, & mettant toute Ăa confiance & tout son espoir dans fa charitĂ©. vertueux ecclĂ©siastique oublioit tout , lorlquâil sâoiĂŹroit une occasion de remplir les AmĂ©lie. zZs devoirs de son ministĂšre, de donner d n secours au pauvre de la consolation Ă lâaffligĂ©. IL suivit le bailli, qui le conduisit au haut de sa maison , lui ouvrit la porte dâune espece de grenier , & se contenta de la tirer en sâeu allant, afin de lui laisser la libertĂ© de sortir quand il le voudroit, ne craignant pas que dans lâĂ©tat oĂč ses gens a voient rĂ©duit le prisonnier, il pĂ»t lui Ă©chapper. Sir James saisit lâinstant de lâablence du docteur > pour aller chercher les six cents livres sterling nĂ©cessaires Ă la dĂ©livrance de-son ami. Le bailli ayant appris par les gens du colonel quâil Ă©toit baronnet, & membre du parlement, le conduisit Ă son carrosse avec un grand respect; & sachant que M. Fenton ailoit payer, il revint Ă sa chambre, ouvrit sa porte, & lui fit mille politesses , dans lâefpoir dâune petite gratification quâil en attendoit. M. Fenton lui. demanda sâil connoissoit lâhomme qui sâentretenoit actuellement avec le docteur Harrison. Oh beaucoup, monsieur, rĂ©pon- dit-il, je lâai eu plus dâune fois en garde ; il sâappelle Robinson. Câest un mal-adroit, une bĂȘte, il devroit ĂȘtre fort riche,- car il a, dit-on, raisonnablement volĂ©. Mais il est tant de ces frippons incapables de rien amasser ; ce nâest pas assez de prendre, il faut savoir conserver. Quelle est sa profession, demanda encore M. Fenton ? II a fait plus dâun mĂ©tier, je crois, reprit le bailli. Jç lâai vu avocat; mais il est Xiij Z26 A M I L I I. devenu fi pauvre depuis quatre ou cinq ans,' quâil travailioit pour ses confrĂšres. Je ne fais pourquoi diable il a tant rĂ©sistĂ© aujourdâhui. On a eu peine Ă le saisir, & plus encore Ă sâen assurer , car on fa pris tout prĂšs du parc. II vouloir sây sauver , & prĂ©tendoit y ĂȘtre attendu , avoir Ă parler Ă quelquâun. Vous jugez si mes gens ont eu la complaisance de le ! ailler aller Ă son rendez-vous on lâa battu, un peu fort Ă la vĂ©ritĂ© i mais câest fa faute ; & sâil en meurt, la loi est contre lui. Jâai une idĂ©e confuse de cet homme, reprit M. Fen- ton ; je crois mĂȘme savoir vu depuis mon arrivĂ©e de la province. Monsieur se trompe assurĂ©ment , dit le bailli, Robinson a passĂ© trois mois Ă Nevgate, & nâen est sorti que dâhier su soir ; comme il ne paroit pas en Ă©tat de me compter quarante livres sterling , jâespere lây reconduire demain. A cet endroit de la conversation, on vint dire au bailli que l'avocat de M. Harrison Ă©toit en-bas. Le bailli lui cria du haut de Pesca- lier venez, venez, M. Murphy; vous tiendrez compagnie Ă ce gentilhomme , en attendant celui qui vous a mandĂ©. II ne tardera pas Ă descendre. Murphy monta, salua M. Fenton ; & sachant le docteur arrivĂ© avant lui, il sâinĂorma de ce qui lâoccupoit. II prie auprĂšs dâune de vos anciennes connoistances, reprit le bailli ; Robinson se croyant prĂšs de Ăa f n t a dĂ©sirĂ© de lui parler. Robinson, rĂ©- AmĂ©lie. 327 pĂ©ta Murphy en pĂąlissantĂź Quoi? Que vou- lez-vous dire? OĂč eft-il Robinson? LĂ haut, dans le grenier, ajouta le bailli. M. Harrison vient de sây rendre Ă fa priere. Tout est perdu, sâĂ©cria Murphy ! Le docteur avec Robinson ! Ah ciel ! Robinson, dites-vous , a dĂ©sirĂ© de lâentretenir ? Un foible matant, un vaporeux coquin, fans cesse agitĂ© de remords, qui sâest ruinĂ© par des restitutions ! 11 va lui faire les plus sots contes... Rangez-vous, continua- t-il , laissez-moi passer, je ne fuis pas fait pour attendre, une affaire me presse , & mon rems mâest cher ; si je puis, je reviendrai. Le bruit dâune porte quâon ouvroit, augmentant- son Ă©pouvante , il sâĂ©lançasur lâescalier, NâeĂt- ce pas Murphy que jâentends, demanda le docteur? 11 fuit, dit M. Fenton. AnĂȘtez-le, arrĂȘtez-le, rĂ©pĂ©ta-t-il, en se prĂ©cipitant pour descendre ; & tout en sautant les marches deux Ă deux rĂ©jouissez-vous, mon ami, crioit-il Ă M. Fenton, remerciez le ciel ! Betzy est une fripponne , Murphy fera pendu. Si Robinson vit trois heures, votre fortune est faite. Parlant , .courant, criant au voleur, arrĂȘtez-le, il atteignit enfin Murphy au milieu de la rue , le saisit, & le serra si bien que , malgrĂ© ses efforts, Pavocat ne put lui Ă©chapper. Un prĂȘtre tenant un homme Ă la gorge, iâaccablant dâinjures & voulant lâentraĂźner de force, offroit Ă la populace un spectacle nouveau & amusant. Elle sâaffembla, Murphy vou- 32g A BI Ăš L I E. lut PintĂ©rcsscr en sa faveur. Messieurs, dit-il, cet homme nâa pas droit de mâarrĂȘter; Rappelle de fa violence au bon, au juste peuple de Londres ; il fait la loi. Si ce furieux est un bailli dĂ©guisĂ©, quâil montre son ordre , je le suivrai. La requĂȘte est raisonnable, dit gravement un porteur de chaise. Sans doute , .ajouta le plus apparent de la foule ; on ne blessera point en ma prĂ©sence les droits de la nation prĂ©sentez votre Ă©crit, ou laissez aller ce monsieur. Je ne suis ni je ne voudrois ĂȘtre un bailli, rĂ©pliqua vivement le docteur. Je fuis ministre , bon ami, honnĂȘte homme ; je veux le bien du juste & la punition du coupable voilĂ mes droits pour arrĂȘter un faussaire, un frippon , un fourbe insigne , cause de la ruine dâune femme noble & vertueuse. Je Paccuse de fĂ©lonie, lui & tous ceux qui ne mâaideront p s Ă le conduire chez un juge de paix. II a ruinĂ© une femme, dit un sergent des gardes ? Fi, un homme de robe ! Est-elle belle, demanda un jeune apprentis? Comme un ange, cria le docteur. Oh , tu marcheras donc, ajouta le sergent, en saisissant Murphy. Celui-ci rĂ©sistoit encore, vouloir haranguer ; mais un connĂ©table accourant , leva son bĂąton , & lui imposa silence comme au reste de lâassembĂ©e le peuple sâĂ©- carta, & Pavocat fut contraint dâailer chez le juge. Le docteur le suivit, & envoya dire AmĂ©lie. Z29 4 Ăš M. Fenton de prendre grand soin de Ro- binson en attendant son retour. Le bailli , restĂ© avec son prisonnier, ne savoit oĂč il en Ă©toit. II demanda ĂĄ M. Fenton si PhonnĂštc ministre nâavoit pas la tĂȘte un peu dĂ©rangĂ©e, M. Fenron rit de son idĂ©e, & pria cet homme de lui laisser voir Robinson. Le bailli le mena Ă sa chambre, & se retira. E11 approchant du lit oĂč ce malheureux Ă©toit couchĂ©, M. Fenton le reconnut pour un des prisonniers avec lesquels il avoit dĂźnĂ© le premier jour de son entrĂ©e Ă Newgate ; sa figure alsez belle & un esprit trĂšs ornĂ© le lui firent remarquer Ă la table du concierge, oĂč ils mangĂšrent ensemble cette seule fois. MalgrĂ© les discours du bailli & ceux de Mur- phy, il saborda avec politesse. Je suis fĂąchĂ©, monsieur , lui dit-il, de vous revoir dans un lieu & dans une situation si tristes. Je viens vous offrir mes services, & vous prier de mâapprendre par quelle singularitĂ© ma fortune paroit liĂ©e depuis un instant Ă la vĂŽtre, Le digne ministre qui vous quitte me sa fait entendre au moins; rien ne mâĂ©tonneroit davantage, nâayanfc pas, je crois, lâhonneur dâĂȘtre connu de vous. On vous a dit vrai, monsieur , sâĂ©cria Robinson. Mais je fuis un misĂ©rable , je ne mĂ©rite pas votre gĂ©nĂ©reuse compassion. Vous voyez en moi un des vils instrumens de la ruine dâune femme respectable, de la vĂŽtre, mcmsieur. ssh ! quand je la vis entrer Ă New- 330 AmĂ©lie. gĂąte , vous cherchant, vous appe'lant, portant par-tout ses tristes regards, elle me parut un ange, dont les larmes attireroient fur moi les vengeances cĂ©lestes. Je me repentis sincĂšrement alors , je vops Ă©crivis, jâattendois impatiemment le te m s de ma dĂ©livrance pour vous rĂ©vĂ©ler le secret que je viens de dĂ©couvrir Ă M. Harrison. je ssosois vous parler Ă Newgate, dans ja crainte que vous ne mây siĂsiez retenir. Câestmoi, monsieur, qui Ă©crivis Ă votre Ă©pouse, par ordre de sa sĆur , quand vous fĂ»tes blefléà Gibraltar. On desiroit son Ă©loignement, on en profita , vous le savez. Câest moi qui vous avois donnĂ© un rendez-vous Ă lâheure mĂȘme oĂč jâai Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©. Au nom du ciel, daignez me pardonner, monsieur ; soyez assez bon, aisez gĂ©nĂ©reux pour me pardonner. Lâaimable & vertueuse AmĂ©lie va rentrer dans les biens que jâai aidĂ© Ă lui ravir. Ma feule consolation est dâavoir conservĂ© le pouvoir de les lui faire recouvrer. M. Fentou ne savoit que penser des dis. cours de cet homme. II le regarda fixĂ©ment. ĂFappercevant dans lui aucune marque dâa- liĂ©nation dâesprit, il cn fut plus surpris & plus- embarrassĂ© Ă comprendre ses propos. En vĂ©ritĂ© , monsieur , dit-il Ă Robinson, jâignore absolument, & ne puis mĂȘme deviner de quel crime vous vous accusez. AmĂ©lie nâes- pĂ©ra jamais de biens que ceux de son pere. MaĂźtresse dâen disposer, mistriss Harris en AmĂ©lie. zzr fit le partage de sa fille cadette ; elle y joignit les siens. Ainsi lâaĂźnĂ©e , dĂ©shĂ©ritĂ©e par ion testament.... Ce .testament est faux, monsieur , sâĂ©cria Robinson. Faux , rĂ©pĂ©ta M. Fen- ton ! Quoi, mistriss Harris !... Elle ne lâa point fait, elle ne lâa jamais vu , continua Robinson, Nous le composĂąmes, Murphi & moi. Le vĂ©ritable , reçu six mois auparavant par lâhon- nĂȘte Burton , dĂ©posĂ© chez lui, tomba aprĂšs fa mort dans les mains de Murphy, qui pendant fa longue maladie avoit gagnĂ© fa confiance. Mistriss Harris mourant peu de tems aprĂšs,son testament fut soustrait. Murphi m'engagea Ă forger lâacte qui enrichissoitmifs Betzy aux dĂ©pens de fa sĆur aĂźnĂ©e. Jâimitai la main i de Burton, & celle de mistriss Harris ; lady Morgan aida Ă me corrompre par ses promesses. Je devois partager avec Murphy une somme considĂ©rable. Mais fiai fait le mal , & mon avare complice a joui seul de la rĂ©compense. Oui, monsieur, je le jurerai, AmĂ©lie est lâunique hĂ©ritiĂšre de mistriss Harris. Je viens de confier Ă M. Ha r tison des lettres de lady Morgan, de miss Betzy, de Murphy; elles constatent le fait ; & des papiers plus con- vaineans encore lâĂ©clairciront absolument. A prĂ©sent, permettez-moi, monsieur, dâimplo- rer votre clĂ©mence. Ayez pitiĂ© de ma misere. Une extrĂȘme pauvretĂ© ma rendu criminel. Un peu de secours ranimera dans mon cĆur des sentimens Ă©touffes quelquefois, mais jamais 332 AmĂ©lie, Ă©teints. Je nâai point Ă me reprocher dâavoir gardĂ© ce que ĂŹa foibleiTe & le malheur mâont souvent engagĂ© Ă vouloir mâapproprier. J'ai pris, i! est vrai, mais jâai rendu. Je puis encore rentrer dans le sentier de lâhonneur. Oh, moniteur, aidez un malheureux Ă quitter pour toujours les larges- voies de TiniquitĂ©. M. Fenton, Ă©mu, touchĂ©, surpris, osant Ă peine croire cequâil enteudoit, ailoit assurer Robinson dâun pardon demandĂ© avec tant dâins- tance, quand on vint lui dire quâil Ă©toit libre de sortir. Sir James avoit remis lâargent au bailli & attendoit M. Fenton en-bas. En mĂšme teins un bruit terrible , un mĂ©lange de voix au- deĂźsus desquelles on distinguoit aisĂ©ment celle du docteur HarriĂon , se firent entendre sur lâescalier. Une foule de gens entra dans la chambre de Robinson, Ă la suite dâun officier de justice , qui ramenois Murphy pour le confronter avec Robinson. Le docteur, transportĂ© de joie , ne lailsoit parler personne ; il ommoit AmĂ©lie , fĂ©licitoit M. Fenton, em- bralsoit sir James, consoloit, ralsuroit Robinson , bĂ©nissoit le ciel, & rĂ©habilitent la mĂ©moire de sa dĂ©funte cousine Harris. Au fond, disoit-Ăl, câĂ©toit une bonne femme. Le salut de son ame mâinquiĂ©toit je la croyois injuste; eh bien, jâavois tort. Cette vieille Morgan , cet infĂąme Murphy, la mĂ©chante Betzy , Sc ce pauvre fourbe que voilĂ ..,. Mais il peut AmĂ©lie. Z'Z sc convertir. Que le ciel lui pardonne , comme ma file AmĂ©lie le fera ! Les lettres produites, les preuves examinĂ©es , Murphy convint enfin de la faussetĂ© du testament. Deux morceaux du vĂ©ritable, retirĂ©s du feu , & soigneusement conservĂ©s par Robin son , servirent dâune entiere conviction. AmĂ©lie fut reconnue hĂ©ritiĂšre, & rĂ©tablie dans tous les droits dâune succession de huit mille guinĂ©es de rente. Murphy avoua que lâeĂâpĂ©rance dâĂ©pouscr miss Betzy, savoir engagĂ© Ă cette indigne action. Je souhaite de toute mon ame quâelle tâĂ©pouse Ă prĂ©sent, sâĂ©cria le docteur. La folle Morgan vient de Ăe marier Ă Un jeune officier des gardes ; elle lui a donnĂ© tout fou bien. AmĂ©lie va rentrer dans ceux que tu lui a vois volĂ©s. Betzy ruinĂ©e, laide , hypocrite & faussaire, te convient en vĂ©ritĂ© ; & si la lot le permet, je me dĂ©siste Ă lâinstant de ma poursuite eu faveur de cette union. Parbleu, monsieur, dit sir James au docteur, pour un homme de votre caractĂšre, vous outrez la vengeance ; laissez pendre ce pauvre diable; lui donner Betzy, ce feroct le punir au-delĂ de son crime. On emmena savocat. Lâofficier de justice assura que deux jours termiueroient cette affaire, & mettroient AmĂ©lie en pleine poĂTeffion de son hĂ©ritage ; ensuite il se retirra. On transporta Robinson chez un chirurgien du voisinage, quâon paya dâavanee, asm de lâen- S 4 AmĂ©lie. gager Ă le bien traiter. Le docteur acquitta Ăa dette qui Pavoit Fait arrĂȘter. M. Fenton lui promit une pension viagĂšre & suffisante Ă ses besoins. Le bailli content, sir James, M. Fent >n & le docteur, sâavanqoient vers la porte, quand le bon ministre se souvint quâil 1 faĂŹloit cautionner son ami. Comment donc, dit-il au bailli, vous lailĂźĂȘz aller ainsi votre prisonnier Monsieur niâa payĂ©, rĂ©pondit cet homme, en montrant sir James ; Ă prĂ©sent le gentilhomme est libre, & vous pouvez Pemmener. Quelle maudite obstination, quelle Ă©tourderie , sâĂ©cria le docteur! De quoi vous ĂȘtes-vous mĂȘlĂ© Ă Comment, cette indigne Betzy aura les six cents guinĂ©es ! Elle les recevra !.... Mais elle est ruinĂ©e , punie. Allons, patience je veux bien lui accorder, comme un secours dans sa prochaine indigence , ce que je reiuiois Ă son avide avarice, t, Tous trois montĂšrent en carrosse, & prirent le chemin de la verge de la cour. Le docteur brĂ»loit dây arriver. On convint, en allant, de dĂ©couvrir avec prĂ©caution Ă AmĂ©lie une nouvelle si peu attendue & capable de lui causer une extrĂȘme surprise. On se concerta sur la façon dont on s'y. prendroit pour lui dĂ©couvrir peu-Ă -peu cet heureux changement. En mettant le pied sur Pel'caiier, le docteur lui cria de toute lâĂ©tendue de sa voix ma fille, vous ĂȘtes PhĂ©ridere de votre mere; Betzy est convaincue de faussetĂ© t vous triom- Ă M Ă L I 1. ZZs phez de sa noire malice; je nâauvai plus cette mĂ©chante voisine Ă mon prieurĂ©. Voir son mari libre , sir James Ă ses cĂŽtes , le docteur riant, câĂ©toit assez pour causer une joie vive Ă la sensible AmĂ©lie ; elle ne com- prenoit rien au resse. Quand on le lui expliqua j elle entendit le rĂ©cit de cet Ă©vĂ©nement avec plaisir , mais avee tranquillitĂ©. Une ame aussi noble que la sienne pouvoit supporter, fans Ă©motion dangereuse, le retour de sa fortune. Elle plaignit sa sĆur dâavoir Ă©tĂ© capable de tant de bassesse. Ses yeux dirent Ă M. Fenton dâune façon bien tendre , quâerl rentrant dans ses droits, elle nâenvisageoit que la doudeur de le voir heureux. ArrĂȘtons- nous ici. AmĂ©lie, riche & fatisiaite de son fort, nâossre plus au lecteur un objet intĂ©ressant. M. Fenton & elle, reconnoissans des foins gĂ©nĂ©reux & paternels du docteur Har- rilbn, passĂšrent rĂ©guliĂšrement Ă son prieurĂ© tout le tems qu'il y demeurait. Sir Rovdand ayant acquittĂ© les dettes de AI. Fenton, lui rendit la jouissance de ses biens. II devint comte & pair du royaume. Son fils , Ă©levĂ© par le docteur, lut sage & heureux. Sir James, en songeant quâune Folle passion avoit pensĂ© lui coĂ»ter la vie, ou la perte d'un vĂ©ritable ami, renonça Ă miss Alatheus. Cette fille sâen- flamma pour un jeune François , qui en dĂ©barrassa l'Angletcrre en la conduisant Ă Paris, oĂč elle 'accoutuma Ă laisser vivr les mcorss* zzL AmĂ©lie. tans, & Ă changer comme eux. AtkiiĂźfon sâavança dans le service, par sa valeur & sa bonne conduite ; M. Feu ton sy soutint par ses bienfaits. Mistriss Atkinfon ne quitta point lâaimablc AmĂ©lie ; son humeur singuliĂšre & sa vivacitĂ© firent les dĂ©lices du docteur Har- ĂŻiion. La bonne Judith, revenue de fa maladie , passa le reste de ses jours auprĂšs de fa charmante cleve, Mistriss Betzy reçut pendant deux ans, dâune main inconnue, cent livres sterling tous les trois mois. Dans ltt fuite, on lut assura un fort bien au-dessus de celui quâeite devoit attendre de la bontĂ© dâune sĆur ossensĂ©e, mais capable encore de dĂ©sirer & de faire son bonheur. Le docteur Harrisori vĂ©cut trĂšs vieux, trĂšs sain, & toujours le mĂȘme, estimĂ©, chĂ©ri, rĂ©vĂ©rĂ© de tous ceux qui Papprochoient. M. Fenton, plus fidele, & auffi sensible, goĂ»ta les charmes rĂ©unis de lâamour & de la fortune. Et moi qui nâai plus rien a dire de lui, ni de son aimable compagne, je vais me rendre Ă ceux dâune douce paresse. Fin de la trois mie derniere partie d'AmĂ©lie. SUITE DELA MA R IA N NE DE M. DE MARIVEAUX, t A R MADAME RICCOBONI. F Tome 11. âUV*' % Z 39 LETTRE A M. H U M B L O T * LIBRAIRE. N libraire ejĂŹ un homme Ă©tonnant ! De bonus foi, Ă Ă. Humbiot , croyez vous que je puijfe Ă©crire prĂ©cisĂ©ment quand il vous plaĂźt dâimprimer ? Oil vous demande lĂź jc travaillĂ© , on vous tourmente , on vous interroge. C ejĂ vous seul qui vous tourmentez i cela nâintĂ©resse que vous» Non , assurĂ©ment , rues lettres ne font pas faites , elles ne font pas mĂȘme avancĂ©es. Vous me pressez en vain ; je ne veux point fixer un tems dans la crainte de manquer Ă ma parole , ou de me gener beaucoup pour la tenir, mon*habitude tjb de m prendre jamais d'engagemens» La petite histoire dâErneJiine ejl prĂȘte, il ejl vrai , je consens Ă vous la donner ; mon dessein Ă©toit de la placer ailleurs, rĂ©importe. Mais lâA- beĂŹlle dĂ©jĂ infĂ©rĂ©e dans un journal ; mais Marianne, dont la moitiĂ© a paru ; mais les lettres de Zel~» maide..... qns voulez-vous, faire de ces morceaux dĂ©tachĂ©s ? Si lâon vous demande Ă propos de quoi je me fuis avisĂ©e de Jkivre thijioire de Marianne, que repondrez-vous ? Faudra-t-il conter Ă tout le monde l ejpece de pari qui me fit, imiter le fiyle de M. de Mariveaux, dans m tems oh n*ayant jamais ritn Ă©crit , je nâen avois pas un Ă moi ? Cejl y ij 240 une plaisanterie de sociĂ©tĂ© , une folie de ma jeu nejse. As. de Mariveaux eonnoijsoit cette suite de son ouvrage , on en imprima la moitiĂ© de son consentement , ss s autre resta , par P interruption du journal oĂč elle devoĂŹt ĂȘtre insĂ©rĂ©e. Avec un air doux , un naturel honnĂȘte , vous vous ĂȘtes raisonnablement entĂȘtĂ© ; puisque vous mâimpatientez pour avoir ces miseres lĂ , je ne prĂ©tends pas vous dĂ©sobliger. Imprimez donc , AI. fĂumblot , passe z-en votre santaifievoilĂ le manuscrit d'Ernejline je le regrette un peu , je ne le destinais point Ă accompagner ces especes de fragmens, mais enstn je vous P abandonne. Je vous souhaite le bonjour, & un heureux succĂšs. n t m \ v M Ăš i f -M y ff R 4'4'4 444 N y **-* II 4 KK y ^EzziÂŁix2n z33zzg rH» MARIA N NE. "Vo u s voilĂ bien surprise , bien Ă©tonnĂ©e 1 , madame je vois dâici la mine que vous faites. Je mây attendois vous cherchez, vous hĂ©sitez,- il me semble vous entendre dire , cette Ă©criture est bien la sienne, mais cela ne se peut pas, la chose est impossible. Pardonnez- moi, madame , câest elle , câest Marianne 5 oui, Marianne elle-mĂȘme. Quoi, cette Marianne si fameuse , si connue, ĂĂŹ chĂ©rie, si desirĂ©e , que tout Paris croie morte & enterrĂ©e ' de montrer Ă Valville * en prenant le voile, combien je sainiois; de rassurer, par cette dĂ©marche, que fans lui le monde lie me sembloit rien * Ă©toit une preuve st noble, si dĂ©cidĂ©e de ma tendresse, que je pouvois bien contraindre mon cĆur en attendant sinisant de la lui donner, ne fĂ»t ce que pour faire piroĂźtre ensuite mes senti m eus avec plus dâĂ©clat. Me voilĂ descendue enfin. Le cĆur me battoiten allant Ă ce parloir le feu memoa- toit au visage, en songeant que mes yeux rencontreroient ceux de Valville. Mais dâoĂč Vient que je fuis timide , honteuse ? me de- mandois-je ; est-ce Ă moi de craindre fa prĂ©sents ? Quâil rougisse , lui qui mâa trompĂ©e, 3 66 M A R I A N N t. qui est lĂ©ger, inconstant, perfide, a un mau» vais cĆur, manque Ă fa parole, Ă ses ser- wens ; & >Ă -dessus je me rassure, je mâen- hardĂŹs , & j entre brusquement. L'infidele sâattendoit Ă me voir pĂąle, abattue ; mon Ă©clat le frappe, lâĂ©tonne ; jâapper- çois fa surprise; il fait un mouvement; ce mouvement disoit ; quâelle est belle ! Je le remarque , câest comme sâil avoit parlĂ© ; car Ăźâamour-propre est pĂ©nĂ©trant; il voit tout, mĂšme ce quâon lui cache. Valville me salue; je lui fais la rĂ©vĂ©rence. II sâaĂĂŻĂŹed, me regarde, se tait, & moi pas un mot. Je comrnenqois Ă croire , mademoiselle, me dit-il enfin , que vous ne viendriez pas on attend ici avec assez dâennui. Et remarquez cela , madame , de Vennui ! Autrefois câĂ©toit de lâimpatience qnâil sentoit. Je mâexcuse de cet air libre & honnĂȘte, qui dit, je suis folie , rien de plus. Mon dieu , que vĂłus ĂȘtes parĂ©e ! FjĂŹ-ce que vous sortez ? Non , monsieur. Et voilĂ la conversation tombĂ©e. II me conĂĂźdĂ©roit attentivement, & sembloit rĂ©flĂ©chir avec une forte d'in quiĂ©tude, llne sacrait plus que vous ayez Ă©tĂ© 'malade ; vous ĂȘtes Ă ravir. Je mâincline. A quoi songez-vous donc ? Moi? Ă rien. A rien ! cela est biintĂČt dit. Ajoutez , que cela est bientĂŽt fait, continuai-je; & voilĂ le silence qui renaĂźt. Vous avez vu ma mere , dit-il dâm?*âtoii timide, en baissant les yeux ? Elle se plaint Marianne. Z 67 ĂĄe tĂioi peut-ĂȘtre, & vous croyez avoir sujet de vous en plaindre auĂsi ? Je ne prĂ©tends pas nier mes torts ; vous pouvez me reprocher toutes deux. Madame de Miran est bonne , interrompis-je ; elle vous aime, monsieur , vous 11e devez pas douter de fa complaisance tout est arrangĂ© , je me fais un plaisir de vous rapprendre , si vous ignorez quâil ne tiendra quâĂ vous dâobtenir son consentement pour votre bonheur. Quâappellez- vous mon bonheur , mademoiselle, sâĂ©cria Valville dâun air surpris? Votre mariage avec mademoiselle Varthon, rĂ©pondis-je froidement. Quoi ! pouvez-vous vous y mĂ©prendre? Faut-il vous aider Ă trouver le but oĂč tendent tous vos vĆux ? Ordinairement on nâou- blie guere ce quâon dĂ©sirĂ©. Ces mots prononcĂ©s dâun air badin, accompagnĂ© dâun petit sourire, firent un eĂset surprenant sur lâingrat. Jâavoue que ce sourire Ă©toit un peu peste. Etre en face dâun infidĂšle, qui mĂ©nage la belle douleur dont il Vous eroit pĂ©nĂ©trĂ©e, parler de votre rivale, la nommer comme une autre, fans trouble, fans agitation, en souriant, voilĂ de quoi confondre un perfide, le dĂ©soler auffi Valville parut-il hors de lui-mĂȘme. Je voudroĂŹs, dit-il dâun ton fort piquĂ©, j» voudrois vous avoir cette obligation , & je ne doute point que je ne vous saie en cĂfek H68 M A R I A N ĂĂ I. Oui, câest vous qui avez priĂ© ma mere de mâeri laisser Ă©pouser une autre ; cela eĂt assurĂ©ment trĂšs be^u ; je fuis fort Ă©difiĂ© de ce procĂ©dĂ© lĂ . I! vouloit rire, mais fa gaietĂ© nâĂ©toit quâune grimace. Jc me fentois un peu choqnĂ©e de la façon dont il venoĂŹt de sâexprimer ; & reprenant la parole avec ĂŹa mĂšme froideur qu auparavant comme je nâai pas encore perdu tout-Ă -fait le souvenir de Pintention que vous avez eue de faire thon bonheur, mohsieur, il est tout simple que je mâintĂ©resse au vĂŽtre, & je dois saisir la seule occasion oĂč je pourrai peut- ĂȘtre. Pas perdu tout-a-fait ? dit-il z tout * Ă -fait est bon, il est bien placĂ© lĂ . Câest-Ă -dire * quâaprĂšs ce gĂ©nĂ©reux effort * vous trouvant quitte envers moi , vous vous croirez en droit de mâoublier tout-Ă -fait ; nâest- cĂ© pas lĂ votre idĂ©e, mademoiselle ? Et voyez, madame , comme le cĆur dâun homme est bifarre, & son esprit impertinent. Valville Ă©toit venu pour me prier de pariera sa mere. Sa visite nâavoit point dâautre motif * je lâai su depuis ; il trouve que lâon a prĂ©venu ses dĂ©sirs, que tout est rangĂ© , conclu ; le voilĂ fĂąchĂ©. Concevez-vous une efpece auĂfi lĂ©gere » aĂiffi inconsĂ©quente ?iEt cela parle de nous ! Câest que monsieur vouloit arracher cet effort Ă ma tendresse, & non pas devoir fa libertĂ© Ă nion indiffĂ©rence il nâĂ©toit pas content que Pou dit Ă mademoiselle Vatthon, tenez, le voilĂ , prenez-lc* Marianne. 369 prenez~le, je nâen veux plus. Nota pour le satisfaire, il falloir lui crier en pleurant, câest mon bien le plus cher que je vous donne ; rien 11âapproche de ce que je vous cede, je- le regretterai toute ma vie. VoilĂ ce quâil vouloir, lui i & ce que je ne voulois pas , moi. Mais aprĂšs tout, monsieur, lui dis-je , que vous importe ma façon de penser lĂ -desius? Cela vous doit ĂȘtre Ă©gal, parfaitement Ă©gal. Ah, quâentends-je, sâĂ©eria-t-il en se levant brusquement! Je ne mâattendois pas Ă ce que je vois ; non, apurement. Eh bon dieu ! qui sautoir cru ! Et le voilĂ Ă se promener vite, vite, & puis doucement, doucement, rĂ©pĂ©tant, oui, cela est unique, inconcevable! Et se rejettant fur sa chaise je vous devrai beaucoup, mademoiselle, infiniment; vous ĂȘtes charmante, adorable; voilĂ ce qui sâappelle un caractĂšre. JâĂ©tois bien imbĂ©cille de penser que jâavois des torts, de me les reprocher, dâĂštre en dispute avec moi-mĂȘme , de condamner ma conduite i elle vous arrange - Ă ce quhl me paroĂt? Et lĂ -deĂsus la promenade recon mence. Je ne vous connoiĂlois pas , continua-t-is, j'aurois jurĂ©. Mais je me tromoois ; nâen. parlons plus. Et se rasiĂ©yant encore il en faut convenir, dit il, les femmes ont un grandi avantage fur nous ; leur cuuir est comme un pays nouvellement dĂ©couvert, on y aborde, on nây pĂ©nĂ©trĂ© pas. Eh bien , mademoiselle Tome II. A a Marianne. 37 ° qu'avez-vous encore Ă me dire ? Moi, mon- ĂĂŹeur , repris-jc? Rien, en vĂ©ritĂ©. Vous ĂȘtes venu me trouver câest vous apparemment qui avez Ă ms parles dâniĂleurs , monsieur , le fils de madame de Miran peut tout se permettre ; je 11âai rien Ă rĂ©pondre Ă ses discours , quelque singuliers quâils me parodient. A merveille , sâĂ©cria-t il j on ne peut rien de mieux continuez, mademoiselle, continuez. Des discours singuliers !... k fis de madame de Miran!.... Je ne suis donc plus que le fils de madame de Miran ? Sans cette qualitĂ©, qui ĂŻĂŻsiest chere Ă tous Ă©gards, je ne serois rien auprĂšs de vous ? Jâirnaginois quâun homme fi tendrement attachĂ© ĂĄ vous, pouvoir, indĂ©pendamment de rhonneur quâil a dâĂȘtrc fils de madame de Miran , sâappuyer auprĂšs de vous dâun titre plus doux 5 plus flatteur; & nos engagemens nuĂŹtuds. Des engagememens, monsieur ' Eh, qui y pense? qui en parle? Ii nâcn est plus question, je vous en assure. Eh ! pourquoi, mademoiselle, dit-il en baissant la voix , & soupirant, pourquoi n'en est-il p!us question ? Que vous ni-je dit? Que vous ai-jefait? De quoi vous plaignez-vous, sâil vous ? Me plaindre, moi, monsieur, rĂ©pondis-jc ? Eh , mais vous uây pensez pas; cst-ce que je songe Ă me plaindre ? Sur quoi me querellcz-vous? Cela est surprenant on fait tout pour vous contenter, & rien ne rĂ©ussit vous ĂȘtes difficile, bien difficile mĂȘme. Marianne. 371 En effet, reprit-il, il faut lâĂštre beaucoup pour ne pas sâaccommoder de votre façon dâa- gir. Elie est si satisfaisante ! En quoi vous bleĂse-t-elle, demandai-je ? E11 tout, conti- nua-t-il vous mâavez trompĂ© vous ne mâavez jamais aimĂ©, non , jamais. Si votre cĆur eĂ»t Ă©tĂ© Ă moi, il y seroit encore-, vous ne me traiteriez pas avec cette froideur, vous 11âauriez pas fait une affaire dâune bagatelle; vous auriez senti plus de chagrin de lâĂ©gare- ment que vous me supposiez ; vous auriez cherchĂ© a rnâen retirer ; vous trouveriez dans Votre cĆur des raisons pour mâexcuser ; il vous diroit que je suis ! mâĂ©criai-je. Eh ! monsieur, que voulez-vous dire ? oĂč vous abaiflez-vous ? avez- vous besoin que Marianne vous pardonne ? Jâoublierai tout, monsieur, je perdrai le souvenir de la, tendresse dont vous mâavez honorĂ©e , je me rappellerai fans celle que je nâen Ă©tois pas digne , que vous avez cru dĂ©voie lâĂ©teindre cĂ suffit, je pense, nâest-ce pas, monsieur? Et voilĂ encore ce malicieux sourire qui revient , mâembellit, & rend Val- Ville furieux. 11 se leve, renverse sa chaise, marche Ă grands pas, sâagite, ouvre une fenĂȘtre, la referme, revient, me regarde, retourne, f© promene , respire avec peine, joint ses mains, les leve, les baisse, ne fait ce quâii fait, Ăt moi de mâapplaudir & de sourire encore. Cela A a ij Z 72 Marianne^ va bien, pensois-je; jâĂ©tois de fs tĂolere , jâen jouiĂfois ; pas ia moindre com- paĂĂŻĂŹon pour fa vanitĂ© ; je nâĂ©tois occupĂ©e que de Sa mienne vous voilĂ Ă mĂȘme, iui diĂ'ois-je, satisfaites-vous, prenez-en tant quâil vous plaira, rien ne vous gĂšne. IĂŹ faifoĂŹt un tems doux, pesant mĂȘme, jâavois 1c cĆur Ă©mu ; on le croira fans peine. Je mâĂ©ventois de toute ma force, f ĂŽtai mes gants , mon mantelet. .Mademoiselle Vaitânoa uâoffioit pas aux regards une gorge âąauĂfi belle que la rondeur de ses bras pouvoir le faire espĂ©rer ; la mienne Ă©toit parfaite, câfcĂl peut-Ăštre ce qui mâaidoit Ă trouver le tems si chaud & cette main si bien dessinĂ©e, croyez-vous que je lâoubliaife â{ Mes doigts entrelacĂ©s dans les barreaux dâune grille fort noire,ailoient, venoient , se jouoient, & ne perdaient rien. Ă ce badinage le bras fui- voit, comme de raison ces charmes relevĂ©s par Pair de nĂ©gligence dont je les Ă©talois , difoient Ă Valville je ne vous montre pas mes grĂąces pour vous les faire remarquer , je nâai garde , je ne pense Ă rien , elles font lĂ pour tout le monde; mais elles y font, prontez- en comme un a titre. Je crois vous deviner , marquise. Vous allez me dire Marianne, entendons nous, sâil vous plaĂźt ; vous mâen imposez Ă prĂ©sent , ou vous nie trompiez autrefois ; ce nâest pas lĂ le moment dâĂȘtre coquette avez-vous aimĂ© Val- Marianne.'â Z,7 z ville, oui ou non? Si vous Pavez aimĂ©, il a raison , il est impossible que vous ne Pai- miez plus ; & dans la position oĂč vous voilĂ , il est bien question de songer Ă des bras, Ă des mains, dâĂŽter lin mantelet! le sentiment doit parler. Valviile paroĂźt vouloir revenir,* si la chose me regardoit , jâoublierois que je fuis jolie , voilĂ la vĂ©ritĂ© je me souviendrais seulement que je suis sensible , entendez-vous. VoilĂ le coeur j c'est celui de tout le monde. Oui, madame, c'est celui de tout le monde, jâen conviens, je vous Paccorde ; eh bien , ce nâest pas le mien si vous oubliez mon caractĂšre Ă tout moment, exprĂšs pour me chicaner , tout fera bientĂŽt fini. Lisez-moi comme jâĂ©cris , nĂ©gligemment , fans peser sur mes phrases , ni fur mes sentimens ; 11e vous ai-je pas dit que je ne prĂ©tendois pas me corriger ? Revenons. Valviile reprit fa place , me considĂ©ra long-teins fans parler; & rompant le silence avec un grand soupir ah! Marianne, Marianne, dit-il, vous Ăštes donc auffi. lĂ©gere que les autres ? Je ne le croyois pas. Quâest devenu ce teins oĂč mon estime , fondĂ©e fur la connoiĂsance des qualitĂ©s de votre ame , me faifoit imaginer que rien ne pourrait rompre notre chaĂźne ? Vous ne mâaimez donc plus ? II est donc vrai que mon amour mâa- busoit ? Quoi ! jâaimois donc en vous une femme ordinaire? A a iij 374 Marianne. II ne pouvoit commencer sur un ton plus propre Ă dĂ©concerter mes mesures. Me rappelles fa premiere estime , câĂ©ioit mâengager Ă revenir fur mes pas, Ă me montrer toute entiere , Ă lui prouver que je pensois toujours de mĂ«me ; auĂsi cet entretien alĂźoit-il me conduire peut-ĂȘtre Ă perdre de vue tous mes projets, quand madame de Mira n entra ah! te voila , Marianne, dit elle, tu es prĂȘte ? Allons. Bonjour , Vaiville. Et moi de mâĂ©crier je descends, madame, je descends; vous nâat- tendrcz point. Une rĂ©vĂ©rence Ă Vaiville, & zeste je mâĂ©chappe. Je fuis bien aise de te rencontrer , mon fils, dit madame de Mirati , pour te faire connoĂźtre que je fuis meilleure que toi tu me fuis, parce que tu as tort; moi, jâaime Ă te voir, parce que jâai raison je furs ta mere, jâai des droits , comme tu fais , je mâen fer- virois, si je voulois ; ce feroit !e mieux , peut-ĂȘtre jâai des vues, tu as des caprices, je puis exiger que tu te conformes Ă mes volontĂ©s, je consens Ă te laisser faire les tiennes. Tu voulois Marianne, je te la don- nois ; tu nâen veux plus , je la garde ; tu veux mademoiselle Varthon , câest une sotte , une impertinente, je ne lâaime point; mais quâest- ce que cela fait,? Tp nâas quâĂ la prendre, arrange-toi ; mais plus dâhumeur , je tâen prie. Adieu, Vaiville, adieu, mon enfant. Tout cela fe difoit en approchant du carrosse ,& fi haut que je l'cntendors. Vaiville Marianne. 375 donnoit la mai;i Ă sa mere, & la lui baisoit Ă chaque pas non , madame, non, ma mere, lui difoit-il, je ne ferai jamais rien qui puisse vous dĂ©plaire. Oh! que si,-mon fils, rĂ©pon- doic madame de Miran. Et lĂ -dessus elle arrive montez, mademoiselle j adieu , Val vil le. Lui-mĂšme ferme la portiĂšre , il me salue, la voiture pars , je me fais violence pour ne pas suivre des yeux lâingrat, & me voilĂ vis-s-vis madame de Miran, toute troublĂ©e , toute je ne fais comment, incertaine si jâai bien ou mal fait, ne pouvant mâallurer si je fuis bieu-aise ou fĂąchĂ©e. Cette suite n'a jamais paru. Eh bien , mon enfant , me dit ma cher* protectrice, oĂč en sommes-nous ? Que vou- loit Valville? quâa-t-il dit? sent-il sa faute? veut-il la rĂ©parer ? Conte-mui donc pourquoi cette visite oĂč lâon ne comprend rien. HĂ©las ? madame , je lâignore, rĂ©pondis-je. 11 mâa fait demander ; mon premier mouvement a Ă©tĂ© de refuser de descendre ; mais en y rĂ©flĂ©chissant , jâai cru devoir vaincre ma rĂ©pugnance ; me convient-il dâen montrer, quand il sâagit du fils de madame de Miran ? En cette qualitĂ© M. de Valville aura toujours des droits Ă mon estime, Ă ma reconnoissance, s ma vĂ©nĂ©ration mĂȘme. Jâadmke tes sentiments, ma fille, reprit ma A a iv 37^ Mariant e. tendre amie, mais je nâexige point que tis estimes tant mon fils ; en vĂ©ritĂ© , il ne mĂ©rite pas cela de toi ; ion procĂ©dĂ© est rĂ©voltant, & je te pardonne de le sentir mais enfin , quâa-f-it dit ? je lui rendis alors un compte exact de notre entretien , & du chagrin quâil jnâavoit montrĂ© de ce que je ne mâopposois pas Ă son mariage avec mademoiselle Varthon. Quelle tĂšte , que dâenfance , de contrariĂ©tĂ© , sâĂ©cria madame de Miran ! Comment faire le bonheur dâun extravagant, incapable de se dĂ©cider luâ-mĂšme, de connoĂtreses propres defirs ! Que la jeunesse est folle ! A tout prendre, tu se- rois plus heureuse avec le comte. Un esprit solide, un caractĂšre charmant, un mari tout Ă toi ; quel dommage quâil ait cinquante ans ! Mais il les a , me diras-tu ; & tu aimes mon fils cela est fĂącheux, mais cela est naturel ; Ă ta place je se rois comme tu es ; la raison conseille dâune façon , le cĆur dâuue autre mon fils a fart de plaire , c'est un Ă©tourdi, mais un Ă©tourdi trĂšs aimable. Jâai senti mille fois combien il est sĂ©duisant, - tout-Ă -Fheure encore ne mâa-t-il pas fait oubher la moitiĂ© de ma colere , par son ton caressant. Jâai bien de fembarras dans lâesprit, Marianne; tout ceci me chagrine , mâinquiĂ©tĂ© voilĂ ce comte qui te desire, qui te mĂ©rite, qui me tourmente pour savoir dâun autre cĂŽtĂ© , voilĂ mon fils qui te vouloit, qui ne te veut plus , §& qui peut-ĂȘtre te votera, st je te promets Ă Marianne. 377 un autre; car cette tĂšte lĂ varie , on 11e sait ce que câest ensuite voilĂ toi, qui ne change point, que jâaime de tout mon cĆur, que jâai rĂ©solu de rendre heureuse , qui est bien digne de s ĂȘtre ; & puis voilĂ cette mademoiselle Varthon. Ici je lâinterrompis pour prendre une de ses mains , pour la baiser avec transport. Ah, ma mere, ma chere, ma respectable mere , ne me nommez point parmi ceux qui vous inquiĂštent ! Ah, dieu ! moi vous troubler ! Tais-toi, reprit madame de Miran , ne mâattendris pas, Marianne, je fuis dĂ©jĂ assez triste tous mes deĂŹleins Ă©toient bons , le ciel le fait ; je dĂ©sirĂ© le bonheur dc tout le monde; je voulois faire celui de personnes que jâaime il est dur de se voir traverser dans un projet si louable fans lâinfidĂ©litĂ© de mon fils qui gĂąte tout, chacun eĂ»t Ă©tĂ© content, & je serois tranquille ; Ă prĂ©sent câest Ă recommencer mais quây faire ? Lorsque les choses paroissent dĂ©sespĂ©rĂ©es, que les Ă©vĂ©nemens sâenchaĂnent contre notre attente , contre nos espĂ©rances, il faut tout remettre entre les mains de la Providence. Ce qui nous paroĂźt un mal, est peut-ĂȘtre un bien ; la prudence humaine se trompe souvent ; on sâaĂflige , parce que lâon est bornĂ© dans ses eonnoissances ; on voit mal, on juge de mĂȘme Ă la vĂ©ritĂ© on souffre, & la douleur est rĂ©elle ; câest le pis que jây trouve ne te chagrine point, mon enfant, 378 M a k n e. abandonne ie soin de ton sort Ă celui qui veille sur toutes les crĂ©atures , il te donnera ee que tu nâaurois osĂ© te promettre dans tout ceci, ma fille, il nây a pas de ta faute , cela est consolant, câest le principal ; je suis contente de toi ; que les autres Raccommodent , se dĂ©cident ; quand ils fuiront ce quâils veulent , on sâarrangera pour le mieux. Tout en caillant , nous arrivĂąmes oĂč nous allions dĂźner. Vous ne vous attendez pas , marquise , Ă la conquĂȘte brillante que je vais faire dans ette maison. Depuis que Valville mâa nĂ©gligĂ©e , vous avez peut-ĂȘtre oubliĂ© comme lui , que je fuis jolie. Lâinconstance dâun amant semble flĂ©trir la beautĂ© quâil dĂ©daigne; une maitrellĂš quittĂ©e, paraĂźt perdre autant aux yeux des autres , quâĂ ceux de lâingrat qui lâabandonne. Le regret , les chagrins altĂšrent la douceur de la physionomie la plus ouverte, rĂ©pandent un air de disgrĂące sur le visage dâuue aimable femme ; le cĆur qui lui est Ă©chappĂ©, lui rend tous les autres suspects elle nâa plus cette certitude de plaire , dâoĂč naissent lâenjouement & les grĂąces mais je ne lâai pas perdue, cette certitude si nĂ©cessaire ; ma langueur est un agrĂ©ment de plus , elle convient Ă ma situation ; on sâattend Ă me la trouver; elle peint mon cĆur, en relĂšve le prix, fait dĂ©sirer de le toucher , dâen effacer Ăźa tristesse, elle travaille pour moi, voue dis-je ; Marianne. Z79 en me voyant, on sâĂ©crie elle est quittĂ©e, çlle ! Ali , ciel ! quel barbare , quel ennemi de lui-mĂšme a pu la quitter? Vous devez vous souvenir, madame, que jâallai chez un ministre, dans le tems oĂč Val- ville mâadoroit ; quâen traversant une piece de lâappartement de ce ministre, jâavois entendu dire que jâĂ©tois jolie ; un jeune homme bien fait le disoit; malgrĂ© mon trouble & mon inquiĂ©tude, je le remarquai. Pourquoi? Câest que jâai toujours regardĂ© avec plaisir ceux qui me distinguoient , me trouvoient belle, mâadmiroient. Pourtant. que iaisoient- ils, je vous prie ? Us me rentĂŹoient justice voilĂ tout. En entrant chez madame de Mal bi, câest le nom de la parente de madame dâOrsin, la premiĂšre personne que jâapperçus fut mon jeune admirateur. II ft un mouvement qui sembloit dire vous retrouver, vous revoir, quel bonheur ! CâĂ©toit le marquis de Sineri. II joignoit Ă la figure la plus noble, un air de candeur qui inspiroit la confiance ; tous ses traits peignoient un sentiment ; plus de douceur que de vivacitĂ© dans ses regards , & pourtant une physionomie fine, qui parloir, qnâon aimait Ă entendre, & qui fuioit penser quâil serait naturel & agrĂ©able de lui rĂ©pondre. Qiiâappel lez - vous rĂ©pondre, nvalĂźez-vcus ditre ? Comment, serez*vo,us infukĂŹle aulli ? M A K I A N K E. 58o Et pourquoi non , madame? Les hommes outils un privilĂšge exclusif pour ĂȘtre faux, lĂ©gers, inconstans ? Et puis, prenez-vous garde Ă leurs raisons , aux excuses quâils nous donnent? Ils font foibles , diĂent-ĂŹls » & nous, sâil vous plaĂźt, est-ce que nous sommes fortes ? eĂl-ce un sentiment bien juste qui nous attache Ă un ingrat ? Câest de lâobs- tinacĂon , voilĂ tout. Quand un mouvement de tendresse nous affecte, nous avons tous la fantaisie de -vouloir quâil soit Ă©ternel ; il nous paroĂźt impossible de FarrĂšter ou dâen changer F objet oublier un perfide , bon dieu ! ce seroit un 'crime. Non , il faut Faimer toujours, le pleurer fans ceiie, passer fa vis Ă le regretter i on le veut, on le dĂ©sirĂ© ; mais par bonheur, câest un projet de lâima- gination , le cĆur le dĂ©truit tout naturellement. Vous vous attendez au portrait de tons ceux qui Ă©toient chez madame de Malbi vraiment jâai bien la libertĂ© dâesprit nĂ©cessaire pour vous amuser des dissĂ©rens personnages qui se trouvoient lĂ ! On sâoccupe rarement des autres , quand on Ă un sujet de sâoccupcr de foi-mĂȘme. A prĂ©sent je suis incapable dâcxamen, de comparaison ; peut-ĂȘtre jây reviendrai , je reverrai ces gens-lĂ ; vous les eonnoĂźtrez dans ce moment-ci, mes chagrins, mes desseins, mon amant, ma rivale , voilĂ se qui me touche, ce dont je puis parler, c M A R- I A N N E. 3§I que vous devez avoir la complaisance dâĂ©cou- teri sâil vous *aut autre chose , lainez-moi la, ue me liiez pas ; je fuis auĂĂŹĂŹ volontaire que paresseuse...Jâai pourtant envie de vous dire en paiĂant & ce fera autant de fait un petit mot de cette parente* de madame dâOrsin , ĂĂŹ empreilĂ©e Ă me voir. Elle espĂ©roit que lâon me van toit trop , croyoit mes portraits flattĂ©s, & sâattendoit peu Ă me trouver ĂĂŹ jolie. Le marquis de Sineri ne lui plut point du tout, en mâaccablant de louanges,âą je lus cela dans ses yeux. Madame de Malbi Ă©toit veuve, fort sage * allez belle, trĂšs riche, & nâavoit pas encore trente ans. Elle paiFoit pour une femme au- dessus des foiblesses de son sexe,- on la croyoit philosophe point du tout, câest quâeĂźle Ă©toit coquette, fort coquette j & coquette de mauvaise loi, ce qui est condamnable. Elle nâĂ©- toit point de celles dont le bon caractĂšre & la franchise vous avertissent an moins , dont rĂ©tourderic est l'excuse , dont les façons vous disent, je vous attaque, dĂ©fendez-vous ĂĂŹ vous pouvez. Madame de Malbi ne laissoit voir aucune prĂ©tention , !a vanitĂ© chez elle Ă©toit cachĂ©e fous le voile de la modestie; pas la moindre connoiisance de son mĂ©rite , au moins apparente elle fe prĂ©fentoit avec de la douceur , de l'amĂ©nitĂ©, Ă©loignĂ©e de tout intĂ©rĂȘt personnel de la bontĂ©, des vertus fans ostentation, du savoir sans orgueil, un Z8r M i R 1 A>N N E, attachement inviolable Ă ses devoirs, un naturel sensible, un cĆur capable de tout sacrifier Ă samitiĂ© voilĂ ce qu'elle affichoit , rien. que cela. De sa beautĂ©, de ses grĂąces, de la pins b^lĂe taille du monde, de mille taiens, de beaucoup dâeĂprit, pas un mot; elle Ăembioit ignorer lâufage de tout cela. Et Gct air dâiiidiĂfĂ©reuce pour ses charmes, les saiĂoit bien mieux sortir , les mettoit dans le jour le plus favorable, & relevoit tous ses avantages. Madame de Malbi vous auroit volontiers dit voyez ce que je nĂ©glige; ce joli visage, ces agrĂ©mens que la nature sâest plu. Ă me donner, câest un superflu pour moi ; ils serment le fond dâune autre , nâelt-ce pas ? Eh bien, je nâen ai pas besoin, je mâen paiserois aisĂ©ment. Imaginez quĂšlle a me, quelle noblesse de sentiment, quel caractĂšre il saut avoir , pour prĂ©fĂ©rer, comme moi, fou intĂ©rieur au rĂšste. Et ce refis , elle savoit bien ce quâil valoit, je vous en rĂ©ponds. Ce que je vous dis de cette dame , je lâai appris Ă la longue; je vous le confie Ă prĂ©sent, je ne sais pourquoi ; mais cela sâelt trouvĂ© au bout de ma plume. Madame dâOrsin & le comte de Saint-Agne Ă©toient chez madame de Malbi avant nous. LĂ« comte sâempressoit auprĂšs de moi. Le marquis de Sineri observoit ses mouvemens, les miens, & ses regards sembloient me demander raison de set air avouĂ© que prenoĂt M. Marianne. 3 Si. de Saint-Agne. Rien ne devoit ms flattĂąt davantage ; cet honnĂȘte homme agiifoit ouvertement , i! annonqoit tout haut ses desseins 9 il se faisoit honneur de rechercher... . Qui? Marianne , Marianne , abandonnĂ©e par un autre? Je lui devois de lareconnoissance; mais le cĆur suit-il les conseils de la raison ? Tant que le comte sâĂ©toit seulement montrĂ© comme Un ami, un tendre ami, fortement Ă©pris de mon courage, de mes vertus j comme un ami touchĂ© de mes malheurs, & prĂȘt Ă lĂ©s adoucir, si je le voulois il mâavoit paru aimable , ses bonnes intentions ne me gĂȘnoient pas. Lorsijuâil devint passionnĂ©, pressant, je le trouvai fĂącheux. En comparant ses foins Ă ceux de Valville, je vis du ridicule dans les siens. Cet homme me sembloit fait pour ĂȘtre obligeant, & non pas amoureux j solide, & jamais tendre. Je voulois bien quâil eĂ»t de la joie de me voir , mais non pas une joie mĂȘlĂ©e de transports. Quand on a passĂ© PĂĄge de plaire , tout ce que lâamour fait faire prend un air ridicule ; loin de toucher , on rĂ©volte ; !a justice que je rendois Ă M. de Saint-Agne, ne mâempĂȘcha pas de faire ces remarques, Sc dans la fuite chacun de ses soupirs lâenlaidiC. soit Ă mes yeux. Les hommes pensent quâune femme sâĂĄiĂźiuse toujours avec ses amans , quâelle prend plaisir Ă les voir extravaguer* ils ne conferveroient pS* cette idĂ©e, sâiĂŹs savoieat eombien ils fout 384 Marianne. ennuyeux. Le dĂ©sir, qui nous embellit, les rend si maussades , si tristes.;....-. Mais laiĂĂons les hommes , le comte de Saint-Agne, madame de Mal bi, les autres ; je mâennuiâe avec tous ces gens-lĂ . Lâamour du jeune marquis flatte en paiĂŹant ma vanitĂ© ; mais, quâest-ce que cela ? Les heures me paroiĂĂźent longues ; jâattends impatiemment celle qui me rendra la libertĂ© de penser Ă ce qui mâintĂ©reĂse ; je brĂ»le de retourner Ă mon couvent. Jây avois laissĂ© Valville ; Ă©toit-il sorti aulli-tĂŽt que moi , sans voir mademoiselle Varthon , ou lâavoit-il demandĂ©e ? Mille idĂ©es confuses mâinquiĂ©- toient. Enfin , madame de Miran me remena , en mâalĂŻurant que si Valville lui parĂŹoit, je serois instruite de tout. Je lui promis de lui faire savoir sâil revenoit au couvent; & aprĂšs bien des tendresses de fa part, & mille renier- cimens de la mienne, elle me laissa. Me voilĂ donc feule, libre dâexamiiier mes sentimens, de rappeller dans ma mĂ©moire ce que jâai dit Ă Valville , ce quâil mâa rĂ©pondu. Je mâinterroge , je me demande si je dois ĂȘtre contente de moisi jâai bien fait en réécoutant que ma vanitĂ© , en nĂ©gligeant de profiter de lâespece de retour dâun ingrat. Je lui ai montrĂ© un esprit dĂ©gagĂ© , une ame tranquille, p,eu de regret de le perdre, un parti pris de Tabandonner Ă ma rivale. En suis-je mieux Ă prĂ©sent? Quâai-je gagnĂ© Ă tout cela? En suivant cette recherche, savez-vous bien ce que Marianne.â Z8s que je trouvai ? Câest que jâavois agi contre moi-mĂȘme, câest quâen maltraitant Lâinfidele, je mâĂ©tois fait plus de niai quâĂ lui. 11 y a bien de la diffĂ©rence entre piquet son amant par ses propos pendant quâil est lĂ ; ou quand il est parti , se fappeller dans le calme de ses sens ce quâon vient de lui dire. Comment penser sans douleur quâon lâa mortifiĂ© j peut-Ăštre affligĂ©, quâil croira nâĂštre plus aimĂ© ! Eh , quel crime en amour j madame » que de laisser penser un seul instant que lâon nâaime plus ! Câest un crime irrĂ©missible, le cĆur se le reproche lans cesse & ne le pardonne jamais. Tant quâil est attachĂ©, son dĂ©sir le plus vif est de prouver combien son ardeur est vĂ©ritable , combien elle est constante. Ăl renoncera Ă ses espĂ©rances, Ă son bonheur, Ă mut, si vous voulez ; mais laissez - lui la douceur , la consolation , de montrer quâil se .sacrifie lusmĂȘme, quâil sâimmole pour lâobjet chĂ©ri accabiez-le de douleur , mais nâattaquez jamais la force, la vĂ©ritĂ© de son penchant; Voila ce quâil veut, ce quâil faut lui accorder , parcs que la nature lâesige. & quâelle lâemp- n te chez ! ui fur tout le reste. En /oyant VaivĂlle , en lui parlant, le dĂ©pit mâavoit soutenue, animĂ©e; il sâagissoit de ne pas me dĂ©mentir; c'Ă©toit tout pour moi, je le croyois au moins; eh bien. câest que je me trompois jâavois satisfait ma vanitĂ© aux dĂ©pens ,de mon cĆur ; Ă son tour ce cĆur s Tome IL B b Z§6 Marianne. rĂ©voltoit contre elle, lâanĂ©antitsoit ; & puis dâauĂres rĂ©flexions combattaient ces mouve- mens cĂźe tendresse , & puis je ne favois Ă quoi mâarrĂȘter je revenois Ă mâapplaudir, Ă me blĂąmer. Je vous aime toujours, Vaiville , mâĂ©criai-je en pleurant & puis je rougissois ce ma fo ib! esse. Savez-vous, madame, dâoĂč naiĂsoit la variĂ©tĂ© de unes idĂ©es ? Câest que jâĂ©- tois encore plus tendre que vaine , & que dans une ame sensible & vraiment touchĂ©e , le sentiment gĂ©mit toujours des triomphes de lâamour-prepre. HĂ©ias ! quel Ă©toit le but du mien? Que se proposoit ma vengeance? JDâĂštre regrettĂ©e , voila tout. Ce voile que je me dĂ©terminois Ă prendre, rempliroit-il mon objet? Au fond que me reviendroit-il de lâexĂ©cution de ce deĂĂŻein ? Etossil fur que Vaiville conferveroit un tendre souvenir de moi , de mon amour, dâun si grand sacrifice ? Les femmes fe plaisent Ă nourrir leur tristesse ; les hommes cherchent Ă la dissiper, Sc y rĂ©ussissent aisĂ©ment. En supposent Vaiville fort touchĂ© de ma perte , combien son chagrin dureroit-il ? On sâest bientĂŽt dit que Ton a tort, cela est plutĂŽt fait que de sâempĂ«cher de savoir. Quand le mal est sens reroede, & que la plus forte partie tombe fur un autre, on fe console facilement. Jâaliois donc tnâenfevelir pour jamais, renoncer au monde, pour arracher quelques fou» Marianne.' 337 pirs Ă un perfide 4 pour exciter un regret passager dans une ame lĂ©gere. Mademoiselle Varthon jouirait des biens que jâabandonnois* je travaillerois pour elle, je la rendrois contente ; car les mauvais cĆurs -ouifient de tout, lans sâembarralĂĂšr dâoĂč cela vient; ma'rivale riroit peut-ĂȘtre de rua simplicitĂ©. Cette bice tĂ©veilloit raon dĂ©pit celle du comte de Saint- Agne tn aifermiiĂŹoit dans la volontĂ© dâĂȘtre religieuse le tendre intĂ©rĂȘt qĂie mâavoit ĂpontrĂ© le jeune marquis , se mĂšloit aux mouvĂȘmens qui me faifoient tourner les yeux Vers le monde. Plus je revois, plus je pen- sois , plus mon embarras devenoit cruel 3 ValvillĂ© va mâen tirer, le hasard mâa servie, il a plus fait pour moi que mes charmes & mort amour. Vous devez vous souvenir , madame, quâert me voyant trĂšs parĂ©e, ValvillĂ© mâavoit demandĂ© si je sortois. lui rĂ©pondis, non; je ne fais pourquoi, fans deifein ; lion se prĂ©senta plutĂŽt que oui, voilĂ toute la finesse que jây ĂȘntendois. Vous vous souvenez que madame de Miran vint me prendre. Par la façon dont je quittai 'ĂȘ parloir, je prouvai Ă ValvillĂ© que jâattendois fa mere. Mon air gai , mon ton tla peu impertinent, la lĂ©gĂ©retĂ© de mes propos , & ce non , touc cela rĂ©uni avoir assez de singularitĂ©. ValvillĂ© crut voir du mystĂšre dans la conduite de fa mere , dan» la mienne- Pourquoi donc si parĂ©e? oĂč allois-je ? Machinas B b ij Marianne. 3s8 de Miran avoitâdit en parlant de moi, tu rden veux plus, je la garde. Vouloit-elle me marier? y coiisentois-je ' v ^r\ y J$SĂ^ /?3 Stadtbibliothek Zurich. Herrn Dr. Gottfried Keller sel. 1890 . i i ' y Ă COĂJLECTIOM C03tt3PJLJETJÂŁ DES ĆUVRES , X^. lilvvVJOViils TOME TROISIEME. HISTOIRE D E MISS J E N N F, Ecrite & envoyĂ©e par elle Ă Milady Comtesse de Roscomond, Ambassadrice dâAngleterre Ă la Cour de Dannemarck. Par McidamĂ© RICCOBON1 . f %xmm3 * A NEU CH A TEL, De lâImprimerie de la Societeâ Typographique^ M. D C C. LXXIII. TJ ĂŻsĂ % if H 3 U >o,?t ^ETErrrimi y r- y 4 ;-~TT ~cc~Tr ~ix~rr rr r r- y, Tr- ir - u mn ru -TT- ĂȘ o r» ff d» 2 & prenant la parole avec cette froideur plus insultante quelâĂ©clat de la colere je ne mâattendois pas rĂ©pondit-il, Ă mâentendre jamais dire, malgrĂ© ie prix oĂč je voudrois la mettre, que mon alliance pĂ»t dĂ©shonorer personne. Vous nâaveL pas rĂ©flĂ©chi fur vos expressions , milord ; au moins je le suppose. Mais si Edouard consent Ă nves dĂ©sirs, ĂȘtes - vous dĂ©terminĂ© Ă lui retirer votre amitiĂ© , Ă le-priver de vos bienfaits, rnĂ«me Ă le mĂ©priser ? Oui, reprit le comte dâun ton ferme ; si vous Pavez prĂ©venu , sâil se soumets Ă vos volontĂ©s , il a dĂ©jĂ perdu un pere en moi, & je ne le comtois plus. Câest assez, dit milord Alderson Edouard 11e sait rien, & vous pouvez lĂči continuer vos bontĂ©s. Jâouvre les yeux, je vous remercie de mâavoir Ă©clairĂ© fur la faute que jâallois commettre. En prononçant ces mots il sortit de son cabinet; & passant dans un sallon oĂč les notaires attendoient, il prit Pacte des mains de celui qui y travailloit ; & le dĂ©chirant avec emportement je jure , sâĂ©cria-t-il, que lady Alderson ne sera jamais duchesse de Salisbu- ry & sâadreĂĂĂ nt Ă milord Rcvell elle 11e portera ni le nom, ni le titre dâun vil cons- pirateur. II parloir encore, lorsque le comte, enflammĂ© de colere, sâavança vers lui dâun air ĂĂ fier a si menaçant, que les deux notaires ZS Histoire crurent devoir Te jetter entre lui & milord AĂ- derson. Ce dernier surpris , & peut-ĂȘtre inquiet de cette action, sortit auĂfi - tĂŽt de la chambre en lui Criant milord, tout est rompu ; jâespere que vous voulez bien recevoir mes adieux. Le comte eĂ»t Ă©tĂ© peu fĂąchĂ© de cette rupture , fuis la douleur dont i! jugeoit quâeĂŹle aĂŹloit pĂ©nĂ©trer le cĆur dâEdouard. Comment lui annoncer un Ă©vĂ©nement li imprĂ©vu , lui dire de renoncer Ă Sara, Ă son amour , Ă lâes- poirdâun bonheur fi prochain, promis depuis si long-tems Ă ses dĂ©sirs ! & comment lâarracher de ce lieu , arrĂȘter les premiers mouvemens dâun cĆur paffionnĂ© ! Ils Ă©toient Ă craindre dans un homme de lâĂąge dâEdouard. ĂŻ.âam-our pouvoit lâcmporter fur ce quâĂldevoitĂ lâhon- neur, Ă son pere, Ă lui-mĂȘme. On le cher- choit en vain depuis deux heures lâerreur dâun de ses gens,qui croyoit savoir vu dans le pare, faisoit aller tous les valets du Ă celui oĂč il sâĂ©toit retitĂ© avec Sara. Pendant quâon prĂ©paroit tout pour son dĂ©part, milord RĂ©vĂ©ls se prutnenoit Ă grands pas dans le sali on oĂč la querelle venoit de sâéße- ver. Ăl revoit avec inquiĂ©tude aux moyens dâenicver le jeune lord du chĂąteau, avant de lui apprendre son malheur. Chagrin , embar- rade, rien ne se prĂ©sentoir Ă son esprit, quand Edouard , descendant de lâappartement de lady Sara, vint enfin sâoĂirir Ă sens yeux. La fur- DE MISS J I N N ĂŻ, 31 prise quâil marqua en le voyant seul , redoubla la peine du comte. Le trouble de Sara venoit de passer dans le cĆur de ion amant. JusquâĂ ce moment il se croyĂČit attendu , demandĂ©, pour ligner Passurance de sa fĂ©'icitĂ©. Lâair de milord Revell legiaça; il commença Ă redouter une explication ; & jettant autour de lui de tristes regards, il nâosa rompre le silence. Milord Revell sâappercevant de Ăa consternation , saisit cet instant, vmt ĂĄ lui, prit sa main j & le conduisant hors du sa!Ion une fantaisie de milord AĂčlerfon , mĂȘme un dĂ©faut de prĂ©voyance de ma part, lui dit-il, me force dâalier tout-Ă -lâheure Ă "Wersteney. jâai besoin de vous ; PaffĂ ire qui m'y conduit vous regarde ; elle est prenante; je ne puis venez. En parlant, il le menoit vers ion car- rolle. Edouard, accoutumĂ© Ă lui obĂ©ir, interdit, & dans cette suspension dâesprits causĂ©e par lâĂ©tonnement & Patiente dâune nouvelle fĂącheuse, se plaça sans rĂ©sistance aux cĂŽtĂ©s du comte. AuĂsi-tĂŽt la voiture partit & sâĂ©ioigna avec vitesse; Lady Alderson , impatiente, agitĂ©e, nâa- voit pu sâĂ©carter de la galerie oĂč elle attendent le retour dâEdouard. Que devint-elle, en le voyant monter en carrosse avec le comte, sortir du chĂąteau & prendre la route de Wers- teney ? Ses regards suivirent la voiture tant quâil lui fut possible de la distinguer. En ces- H Ă S Ăź 0 1 R ĂŻ Zr faut de la voir, elle resta fans mouvement fur le balcon oĂč elle Ă©toit appuyĂ©e, Que pouvoir-il ĂȘtre arrivĂ© dans un espace si court? OĂč alloit Edouard ? La fuyoit-il ? Lâenlevoit- on Ă elle ? Lâincertitude dĂ©chiroit son cĆur. Une de fes femmes avoir entendu les deux lords parler fort haut. Lady Sara apprit dâelle que milord Alderfon sortant brusquement du lieu oĂč il laijfoit le comte , demandant ses chevaux avec vivacitĂ©, venoit de fe faire conduire chez le comte de Lenox, oĂč, par les ordres donnĂ©s Ă fes gens, il paroissoit devoir rester plusieurs jours. Lady Sara poussa un cri Ă ce discours. Trouvant Ă peine la force de regagner son appartement , elle fe jetta fur un siĂ©gĂ© en y entrant » & couvrant foh visage, comme pour fs cacher Ă la nature entiere, elle resta dans cette Ă©f- pece dâinfensibilitĂ© oĂč conduit la violence dâune douleur trop vivement sentie pour ĂȘtre exprimĂ©e. Ses femmes, empreifĂ©es Ă la secourir, ne purent la rappellera elle-mĂšmeUa pĂąleur de La mort avoir dĂ©jĂ effacĂ© les couleurs de fou teint. On la mit au lit lans quâelle sây opposĂąt ou y consentit. Elle demeura dans cet Ă©tat, paisible en apparence , jufquâĂ neuf heures du soir. Alors Lidy, la plus jeune de Tes femmes, lui prĂ©senta une lettre. On venoit de rapporter ĂĄe la part dâEdouard. Ce nom , & la vue de cette Ă©criture, rĂ©veillĂšrent ses sens assoupis par le saisissement de son cĆur. Ses s L miss JennY. 33 Ses larmes commencerent Ă couler, Ă rallen* tir les mouvcmeus intĂ©rieurs dont elle Ă©toit agitĂ©e. Elle ouvrit en tremblant cette lettre , & y trouva ce qui fuit t Lettre de milord Edouard, Ă lady Alderson . O met chere Sara, quel doit ĂȘtre le trouble de votre cĆur ! Le mien ejĂŹ percĂ© d!un trait mor- tel. Quoi , nous sommes sĂ©parĂ©s ! Quoi , on nia entraĂźnĂ©, trompĂ© , airachĂ d'auprĂšs de vous ! Qiiel affreux revers ! Puis-je vivre & penser !... Mon dĂ©sespoir , mes larmes ne me laissent pas la libertĂ© dĂ©crire... Qu'ai-je fait, malheureux ! J'ai portĂ© le regret dans votre ame! J ai ojĂ©... Ah ! f espĂ©rois... Mon cĆur ejĂ dĂ©chirĂ©. Retenu de force tn ces lieux, gardĂ© Ă vue, prisonnier enfin , je ne puis aller gĂ©mir Ă vos pieds. O ma maĂźtresse, ma femme , mon amie ! ĂŽ toi que j'adore ! nt doute jamais de ton Ă©poux , des fentiinens Ă©ternels qui l'attachent Ă toi. Non , rien ne brisera les nĆuds chers U sacrĂ©s dont nos cĆurs Jout liĂ©s, Sara , vous ĂȘtes Ă moi, je j'uis n vous. J y Jerai j n'importe Ă quel prix sachete mon bonheur ! Je me soumettrai Ă toutes Ăes conditions... Mais mi* lord Votre pere... Je me meurs. Ces CaractĂšres tracĂ©s avec difficultĂ© , dont lâĆil pouvoit Ă peine discerner les traits que des larmes avoient effacĂ©s, firent une douloureuse impression fur le cĆur de lady Sara, Tome III. G i 34 Histoire EHe pleura amĂšrement , & se dispofoit Ă Ă©crire, quand on lui remit cette seconde lettre dâEdouard. Milord Edouard, Ă lady Alderson. Une Cruelle impatience me dĂ©vore. J'attends en trtmbßÏmt votre rĂ©ponse. Je la crains, mais je la defire avec ardeur, Ă-Islas, que va-t-elle ht apprendre ! Vous ĂȘtes pĂ©nĂ©trĂ©e dĂ© une douleur egale Ă la mienne , vous rĂ©pandez des larmes j tuais , ma chere Sara, les donnez - vous toutes Ă l'amour? Peut-ĂȘtre... IdĂ©e accablante.\Ah , ft le moindre regret fe mĂȘlait Ă vos pleurs ! fi vous doutiez !... Non , vous ifojfenferez point votre amant par d'injurieux soupçons, th , qui ekt prĂ©vu ?... Qui eut dit , penjĂ©?... Quoi , demain viendra , & je ne verrai point f Les heures s'Ă©couleront, & celle qui vous devoit nous unir pajfera !. . Ah , Sara ! elle pajseraje serai loin de vous... hnmjles prĂ©jugĂ©s des hommes / P est donc la vanitĂ© , storgueil, de faibles Ă©gards qui m'arrachent k vous. Que m'importent les frivoles avantages de la fortune , la faveur de la cour , le nom de Salisbury , les emplois , le rang, les mes ay eux ! Ah, qu on me donne lady Sara ; son cĆur , fa main , fout les seuls biens que j'ambitionne. Puissances du ciel , rendez-moi mes espĂ©rances , unissez - moi Ă celle qui m'est fi chere , U tous mes vĆux seront rernpils ! 0 ma charmante amie ! rajfĂčrez mon cĆur i des mouvement terribles viennent st agiter. UEJĂISS JeNNĂ Z s Ă me mĂ©prisez pas , ne me haĂŻssez pas Ah , j e vous adore , hĂątez - vous de me dire , de me rĂ©_ pĂ©ter que vous m'aimez - que vous m'aimerez ton, jours ! AprĂšs avoir baignĂ© de ses pleurs les deux lettres dâEdouard, lady Sara sâeiforça de lui rĂ©pondre j elle Ă©crivit ce billet Lady Sara Alderson , Ă milord Edouard . Dam P ignorance ou je suis des motifs de votre Ă©loignement , je ne fais fĂŹ dois me plaindre de vous , U n'accuse encore que moi de la plus .vive de mes peines. Conservez vos jours > ma vie ÂŁ*? mon honneur y font attachĂ©s. Je ne vous haĂŻs point. Eh , comment potirroĂs-je vous haĂŻr, vous que mon cĆur s'eji fait une JĂŹ douce habitude d'aimer ! Ne craignez pas mes reproches, mais souffrez P excĂšs de ma douleur. />h ! milords fi heureux hier , fi digne J ĂȘtre refpeBĂ©s , /P ĂȘtre plaints, aujourd'hui coupables , avilis Ă nos propres yeux, tPavons-nous pas mĂ©ritĂ© notre infortune ? Elus dlunion entre nous ; je connais trop mon pere pour espĂ©rer. S'ilse croit offensĂ©, il a rompu sans retour... Ah ! continent supporter cette idĂ©e , jointe au souvenir.. . Malheureuse tĂ©mĂ©ritĂ© ! fatale imprudence ! Mais que servent de vains regrets ! Adieu , je vous aime , je vous aimerai toute ma vie. Souvenez - vous de vos promesses, U vivez pour fis remplir. Histoire Z6 Lady Alderson passa le relie de la nuit Ă relire les lettres dâEdouard, Ă pleurer, Ă gĂ©mir. Le matin elle se trouva trĂšs ma! ; des foiblesses continuelles faisoient craindre Ă tous momens quâelle nâexpirĂĄt. On envoya promptement avertir milord du danger de fa fille. Jl revint, & la vit attaquĂ©e dâune fievre brĂ»lante , dont tous les symptĂŽmes Ă©toient ef- frayans. Ses larmes , ses longs soupirs mar- quoient soppreĂlĂŹon de son cĆur, laissoient allez connoitre dâuĂč naiisoit sa maladie. MaiĂź son Ă©tat , loin dâattendrir milord , lâirrita contre elle; il ne put lui pardonner de sentir une douleur Ăl vive de la perte dâEdouard. II lui montra un visage sĂ©vere , ne lui parla que pour lui reprocher sa foiblefse ; & sans employer la douceur & la complaisance Ă ramener le calme dans son esprit, Ă la consoler des peines quâil lui causoit lui-mĂȘme, il se contenta de lui procurer les secours dâun art dont lâarne ne reçoit jamais de soulagement. La duretĂ© de cette conduite aigrit les chagrins de lady Sara. Elle vit trop quâelle ne devoir rien attendre de ce pere inhumain, & cette triste certitude la mit eu peu de jours aux portes du tombeau. Milord Revell nâayant pu obtenir dâEdouard tine promesse positive de ne point aller au chĂąteau dâAlderson , dans la crainte quâune passion si vive ne le conduisit Ă tenter dâim- prudentes entreprises, le Ă'aisoit garder Ă vue Ă Wersteney, DE MISS JENĂTT. 7 On lui cachoit la maladie de Sara, mais il Ă©toic impolĂŹible de la lui laitier ignorer long- tems. Comme il avoir la libertĂ© dâĂ©crire & dâenvoyer lĂ©s lettres, il passoit tout le jour Ă conjurer lady Alderfon par lĂ©s expressions les plus touchantes , de se livrer toute en- tiere Ă sa foi, de consentir Ă se marier secrĂštement avec lui. Le tems de son dĂ©part approchoit; il vĂłuĂźoit emportĂšr le nom ds son Ă©poux, & lâasturance dâĂštre toujours aimĂ© dâelle. II formtĂit tous ces projets vains & satisfaisons , enfans dĂ© lâatnour & de lâiimagination , que le cĆur seul croit poflĂŹbles. La jeune Lidy rccĂšvoit ses lettrĂ©s, mais ne pouvoit les donner ĂĄ fa maĂźtresse , trĂłp accablĂ©e pour les lire, & dont Ăźa chambre Ă©toit remplie par ses femmes, & dâautrĂšs personnes que fa maladie reridoit nĂ©cessaires auprĂšs dâelle. Les gens dâEdouavd revenant Ă toute heure fans rĂ©ponse, ayant Ă©puisĂ© le^ excuses, surent enfin obligĂ©s de lui avouer la triste situation de lady Sara. La connoissmce de son mal, & la crainte de Ăźây voir succomber , sa joignant au chagrin extrĂȘmequâil reisentoit dĂ©jĂ , le livrĂšrent au dĂ©sespoir. II sâabandonna aux transports les plus violcns. Son imagination frappĂ©e de mille idĂ©es funestes, le fit tomber dans une espece de frĂ©nĂ©sie qui Ă©garoit sa raison. II falloit veiller avec soin ses mouvemens , pour le sauver de sa fureur. 11 dbmand'oit Sara, sap- C iij Histoire 38 pelloit, lui parloit, pleuroit, gĂ©miĂsoit, sâaccu- ĂŻbitdâavoir violĂ© Ă son Ă©gard les droits les plus saints il croyoit la voir expirante, lui reprochant fa mort, ou lâinvitant Ă la suivre. Alors il jettoit de grands cris, s'efforçait dâĂ©chapperĂ ceux qui le retenaient; il voulait mourir, & mourir aux pieds de Sara. Milord Revell, assidu prĂšs de lui , pĂ©nĂ©trĂ© de lâĂ©tat oĂč il le voyoit, souffrait avec douceur les plaintes touchantes & souvent ameres quâil lui adreisoit Ă II cherchait les moyens de le consoler , sâaffligeoit comme lui; & quand il le trouvait un peu calme , il lui disait tout ce quâil croyoit capable de ramener lâespĂ©rance dans son cĆur. Mais fa tranquillitĂ© nâĂ©toit que momentanĂ©e. XI recommençait bientĂŽt Ă pleurer, Ă gĂ©mir. Le comte avoic la douleur de le voir retomber dans une aliĂ©nation dâesprit , dont les suites le faisoient frĂ©mir. Edouard devoit se rendre Ă lâarmĂ©e vers la fin du mois , & dix jours de ce mois sâĂ©toient Ă©coulĂ©s avant quâil eĂ»t donnĂ© aucune marque de .rĂ©tablissement. Cependant !a fievre de lady Sara , devenue moins forte en se rĂ©glant, lui laiĂĂoit des mo- mens oĂč elle semblait assez tranquille. Lidy en saisit un pour lui rendre Its. lettres dâE- douard. Comme il y en avait plusieurs Ă©crites depuis quâil la croyoit mourante, le dĂ©sordre de ses expressions fit connaĂźtre Ă lady Ălderfon le trouble de son cĆur & lâaltĂ©ra- DE MISS J E N H I.' Z 9 tion de son esprit. Elle en fut attendrie, effrayĂ©e ; elle se hĂąta, de lui Ă©crire & de diiiiper ses craintes. Son billet portĂ© en diligence Ă âWersteney, en rassurant Edouard fur des jours? lĂŹ chers, dĂ©truisit la cause de ses agitations. II se prĂȘta aux soins de milord RevelĂŹ 5 fa raison se raffermit ; lâespĂ©rance de revoir Sara , le dĂ©sir de fe retrouver prĂšs d'elle, la certitude dâen ĂȘtre aimĂ©, lui aidĂšrent Ă recouvrer ses forces, & le rendirent bientĂŽt Ă lui-mĂšme. Milord Edouard sortoit Ă peine de ce cruel Ă©tat, quand il reçut lâordre de se rendre an camp. II ne comptoir partir que douze jours plus tard. Ce tems lui avoir paru suffisant pour exĂ©cuter ĂŹe plus cher de ses projets. II falloir le remettre Ă son retour. Quelle nouvelle douleur pĂ©nĂ©tra son ame ! Partir , sâĂ©- lpigner de Sara ,, de Sara malade, languis-, santĂ©, affligĂ©e ! La laisser au pouvoir dâun pere absolu, bisarre, impĂ©rieux! Nâe la forcerĂłit- iĂŹ point Ă ,recevoir les-voeux dâun autre? Peut- ĂȘtre Pengageroit-il malgrĂ© Ofe- roit-elle sâopposer Ă des volontĂ©s quâeile Ă©toit accoutumĂ©e Ă respecter? Partir sans la revoir, Ăans lire dans ses yeux quâil lui piaisoit. ton*, jours, fans lui entendre -prononcer enepre rassurante-, flatteuse ĂȘtre Ă lui, de lui conserver sou cĆur & sa-soi, .câĂ©toit pour Edouard une peine insupportable; .La veille de son dĂ©part vil .lui envoya son portrait, & lui ce ri-, .vit cette lettre ; 4 H I S T O Ă R s Lettre de milord Edouard, Ă lady . Alderson. Je fars , ma chere Sara. HĂ©las ! je fars. Avec Quel regret je m'arrache des lieux oĂč vous restez ? Quel espace immense va nous JĂ©farer, dans quel tems un cruel devoir me force Ă m'Ă©loigner de vous ! PuĂŹffĂš mon idĂ©e vous ĂȘtre toujours f rĂ©-, fente ! Ce fortrait offrira fans Cesse Ă vos yeux les traits de votre amant , de votre Ă©poux, de Phomme qui vous aime , vous refpe&e , attend de vous tout son bonheur. 0 lady Sara \ prenez foin de vos jours confervez-moi la compagne aimable de ma vie. Votre attention tur vous - mĂȘme fera la plus grande preuve de vos bontĂ©s four PinfortunĂ© qui vous adore. J ose me flatter J ĂȘtre aimĂ© de vous ; je compte fur vos promesses , ffl pourtant je pars avec une douleur inexprimable. Dans ' ces tristes momens , il me semble qu'on me ravit toutes mes espĂ©rances. Ah ! fi votre pere vous enlevait Ă mois fl un autre vous obtenoit de lui , fi je me Vous voyois plus f... Rassurez un cĆur alarmĂ© , Ă©pĂšrdu> pro- mettez-moĂŹ , jurez-moi de mâaimer toujours, de rĂ©sister aux efforts que Pon fera pour vouscter Ă votre malheureux amant. Daignez , ma chere Sara, daignez vous lier par de nouveaux fertnens. Je ne crains point votre inconstance j je crains feulement cette fomnijjĂŹon, cevefpeB pĂČĂčr un pere... Ah, que st emporte au moins la douce certitude de vous retrouver libre ! Mais PĂȘtes-vous encore ? MstistĂ© DE MISS J E N N Y. 41 pas votre foi? fefpere beaucoup de la fermetĂ© de votre ante , du te-,m , de l'amitiĂ© de milord KeveĂĂ. .. . . HĂ©las ! j'spgre , & je me meurs de douleur en vous quittant. 0 Sara ! ĂŽ ma tendre amie f je vous quitte donc , & fans vous voir , fans quâil me soit paisible de pĂ©nĂ©trer jusqu 1 Ăą vous ! ,Fai tout tentĂ© sans succĂšs. Vos lettres vont ĂȘtre mon unique bien, Ma f utĂš consolation j me ligne de vous fera toute ma joie. Ne tne nĂ©gligez pas. Ah , fi vous lĂźfiĂ©z dans mon cĆur , fi vous semiez !.. Adieu. Ce papier mouillĂ© de mes larmes, vous en dit ajfez. Adieu , adieu , ma chere , mon aimable Sa, a ; aimez-moi , dites-le moi , rĂ©pĂ©tez-le moi tous les jours. Lady Alderson , dĂ©terminĂ©e Ă suivie la fortune dâEdouard . lâĂ©toit auiĂĂŹ Ăą rĂ©sister aux volontĂ©s de son pere. 1! attendoit impatiemment sa convalescence pour disposer dâelle. II juroitde la dĂ©shĂ©riter , si elle opposait ses premiers en- gageniens aux or Ires dâun pere; mais la rĂ©paration quâelle se devoir Ă elle-mĂšme, lui paroilfoit bien au-deĂsus des vaines considĂ©rations nui pcuvoient lâarrĂȘter dans le projet dâĂ©pouser Edouard. Son inquiĂ©tude la ttĂŹucha sans lâost'enser ; & voulant calmer le trouble de son cĆur , elle lui fit cette rĂ©ponse Lady Alderfon , Ă milord Edouard. Efl-il nĂ©cessaire que des ferment vous rassurent far niĂ©s fintimeiĂi ? Eh ! mou cher Edouards les 42 Histoire perfides en font. V°us- efi-il permis de douter? Comment renoncerais - je Ă celui qui s'ejl acquis tant de droits fur mon cĆur , & se montre fi digne de mon attachement ? Edouard , mon cher Edouard , nous avons ojĂ© faire notre defiin ; osons le rendre heureux, en nous livrant Ă la confiance que nous mĂ©ritons tous deux de nous inspirer. La fortune , dont mon pere menace hautement de me priver fi je me donne Ă vous , ejl dans ma position un sacrifice bien lĂ©ger avec quelle joie jââen abandonnerai / â espĂ©rance, pour vous prouver mon amour ! Bi quittant P autel oĂč j'aurai reçu votre foi , une fimple retraite oĂč je verrai Edouard , oĂč je porterai fur lui des regards . assurĂ©s , fera plus agrĂ©able , plus riante Ă mes yeux que ce je jour magnifique ou je ne le vois point, oĂč je fuis sĂ»re de ne point le voir. HĂ©las ! nous nom sommes souvent plaints de la longue maladie de milord lievell. Ah , Dieu ! qm ce tems ne peut - il revenir Ăź Nous nous plaignions , sfj mus Ă©tions ensemble ! AĂźa faiblesse ne me permet pas dâĂ©crire davantage cessez de vous inquiĂ©ter i ma fievre diminue ,âą fes accĂšs font de peu de durĂ©e ; on m'annonce une prompte convalejcence. Partez , mon aimable ami , partez » pitijque vous le devez. Mon cĆur comptera tous Ăey momsns de votre absence ; mes vĆux vous suivront par-tout , sf chaque jour vous portera des preuves de mon souvenir de ma tendresse. Adieu. ^Edouard ne put se voir prĂȘt Ă quitter mi- 43 de Miss Jenu ĂŻ. lord Revell, sans donner des marques du plus grand attendrissement. Ses caresses Ă©murent le cĆur sensible du comte. II lui parla sur la conduite quâil devoir tenir au camp,- ii lui vanta les honneurs qui lâattendoient Ă fin de la campagne, son rĂ©tablissement Ă la cour Ă©tant sĂ»r. Edouard , peu flattĂ© en ce moment des grĂąces du roi, mais touchĂ© de lâamitiĂ© de milord , laissa couler des larmes ; & se jettant dans les bras de cet ami gĂ©nĂ©reux ĂŽ mon pere ! lui dit-il , vos bontĂ©s me seront-elles inutiles ? Depuis que je respire, vous avez daignĂ© vous occuper bonheur , je vous dois touc. O se rai-je lâavouer ? tant de bienfaits ne peuvent plus me rendre heureux. Pardonnez-moi des Ăentimens qui peut- ĂȘtre me font paroĂźtre ingrat Ah 1 je ne le fuis point, jamais je ne le ferai. Mais en perdant iâespoir de vivre pour lady Sara , dâobtenir la main de lady Sara, jâai perdu celui de chĂ©rir dâau- tres biens. Quâest - ce que la grandeur , les richesses, de vaines dignitĂ©s? Lâavide ambition les poursuit , lâorgueil en jouit, & le cĆur sâen dĂ©goĂ»jte. Lâempire de lâunivers vaut- il une des douceurs que je regrette ! Mais , reprit le comte , auriez-vous acceptĂ© la main de lady Alderson aux prix infĂąmes que lâon y mettoit ? Auriez-vous foulĂ© aux pieds la cendre de vocrepere, mĂ©prisĂ© tous vos aĂŻeux? Auriez-vous renoncĂ© Ă secourir votre patrie? je ne sais. dit Edouard ; mais je ne puis vivre 44 Histoire sans Sara. Jâestime fi sincĂšrement Iady Aiderâ son , continua milord Revell , que jâai travaillĂ© Ă vous la rendre. Mes foins nâont point rĂ©ussi jâai employĂ© un ami auprĂšs de son pers» sans paroitre prendre part Ă fa nĂ©gociation milord Carlington a proposĂ© des accommodemens; je me ferois prĂȘtĂ© beaucoup pour vous tirer du danger oĂč je vous voyois , & vous donner une femme digne de vous mais, ni votre Ă©tat vivement reprĂ©sentĂ©, ni le pĂ©ril oĂč Ă©toit fa fille, ni fossre de faire porter son nom au premier fils qui naĂźtroit de votre union avec Sara , rien nâa pu ramener cet esprit altier. On se soumettroit en vain aux conditions quâil exigeoit auparavant ; jamais, de son consentement , sa fille ne sera Ă vttus. EUe ne fera jamais Ă moi, dit Edouard ! Et si elfe renonçoit Ă tout pour se donnera lâamant quâelle aime; si elle sacrifioit Ă mon amour les biens qui doivent ĂȘtre son partage ; si son cĆur aussi tendre, aussi sensible que le mien , mcttoit tout son bonheur Ă me relier fidcllĂš ; si jĂȘ lui Ă©tois plus cher que fa fortune ; si elle consenteit Ă mâengager sa soi ; si... . Je vous entends , interrompit le comte, & vais mâexpliquerfans dĂ©tour. Soyez fur, mou cher Edouard, que Votre satisfaction est le premier de mes voĂšux je ne vous la procurerai jamais aux dĂ©pens de Thonneur; mais ne craignez pas dâopposition Ă vos dĂ©sirs, quand les dĂ©marches quâils vous DE MISS JeNJTY. 4s engageront Ă faire, ne pourront ternir votre gloire. Si lady Alderson conserve les sentimens qu'elieapour vous, si lâĂ©loignement nâĂ©teint point dans vos cĆurs cette passion si tendre, je verrai avec plaisir une union si ardemment souhaitĂ©e. En vous sacrifiant fa fortune , lady Sara me paroĂźtra encore plus digne de votre attachement & de mon amitiĂ©. Ah ! je ne voulois que ce doux consentement, sâĂ©cria Edouard; en cet instant, milord , vous comblez la mesure de vos bienfaits ; ce dernier augmente le prix de tous ceux que jâai reçus dâune main si chere. O mon respectable pere ! vous venez de rĂ©pandre le calme & la joie dans mon ame. Le secret que je gardois avec vous fur mes desseins , Ă©toit un poids pour mon cĆur. Je pars content, & vais mĂ©riter par ma conduite le nom de votre fils. AprĂšs avoir fait Ă©clater les transports de fa reconnoiĂfance , embrassĂ© mille fois son gĂ©nĂ©reux protecteur, il le quitta pour aller Ă©crire Ă lady Alderson, & lâinformer des diĂl positions favorables de milord Revell ; ensuite il partit avec sir Humfroid , & deux valets- de-chambres , ses Ă©quipages savant devancĂ© depuis long-tems. Sir Humfroid Ă©toit un jeune gentilhomme, dont la fortune nâĂ©galoit pas la naissance. Milord Revell sattacha Ă Edouard dĂšs son enfance ; il savoit accompagnĂ© dans ses voyages. Edouard lâaimoit, lui accordoifi 4§ Histoire toute fa confiance; & la situation actuelle fiĂ© son ame lui rendoit bien cher un ami ayquel il pouvoit parler lans rĂ©serve. AprĂšs deux mois de Ăoussrance, lady AI» derfon fe trouva fans fievre , mais si abattue , que fa foiblede la retint encore fort iong-tems dans fa chambre. Soil pere montroit une froideur extrĂȘme pour elle. Sa maladie lui prou» voit combien elle aimoit Edouard; il fe lĂšn- toit bielle de ne pouvoir bannir du cĆur de fa fille un sentiment que Ăbs ordres avoieut fait naĂźtre , & quâils dĂ©voient Ă©touffer Ă lâinlfant oĂč il ceifoit de lui plaire. Milord prdfoit des semaines entieres fans la voir ; & quand il lâho- noroit dâune visite, câĂ©toit pour lui reprocher avec aigreur les idĂ©es quâelle entretenĂłit, & lâaccablcment oĂč ellĂšs la plongeoient. Cependant la rupture du mariage de lady Sara venoit de ranimer les espĂ©rances de tous ceux qui vouvoient prĂ©tendrez elle. Le comte de Lenox voyant milord Alderfon obstinĂ© Ă nĂ© point reprendre ses premieres vues , lui offrit son fils aux mĂȘmes conditions qui avoieut Ă©tĂ© imposĂ©es Ă milord Revell. Le dĂ©sir decha» grimer Edouard, rendit cette proposition agrĂ©able Ă milord Alderfon; il donna la parole, & fixa le te m s de cette union au parfait rĂ©tablissement de fa fille. En lâattendant, il admit les visites du nouvel Ă©poux quâil lui def- tinoit, & la fit avertir par son chapelain , de fe prĂ©parera recevoir les foins dĂ©sir Arthur da Lenox. D E M I S S J E N N Y.' 47 Cet ordre affligea lady Sara ; son projet Ă©toit de passer au chĂąteau dâAldersoh le teins de 1'absence dâEdouard. Les importunitĂ©s dn jeune Lenox alloient lui en rendre le sĂ©jour fĂącheux, la forcer de hĂąter sa fuite, & la jetter dans lâeraharras de fe procurer une retraite. Pour prix des bontĂ©s de milord Revell, du consentement quâil donnoit Ă fan mariageavec Edouard , elle ne vouloir pas lâexpofer Ă des atiĂąires dĂ©sagrĂ©ables, en fe mettant ouvertement fous fa protection Elle regrettait de nâavoir pu donner la main Ă son amant avant quâil partit. Sans cesse occupĂ©e de lui, elle li- foit Ă tout moment les lettres quâelĂźe en recevoir , lui Ă©crivoit chaque jour; & mille inquiĂ©tudes se joignant Ă ses chagrins , lui fai- foient. passer de tristes instans. Cependant les preuves rĂ©itĂ©rĂ©es de la tendreĂĂŹe dâEdouard, dâune passion vive, ardente, que le tems fem- bloit animer encore, adoucissoient souvent ses peines ; ses idĂ©es se portoient quelquefois dans un avenir plus heureux ; & fe livrant toute entiere Ă lâamour, au plaisir dâen inspirer, Ă la douceur dâen ressentir, en pensant quâelle seroit le bonheur dâEdouard , elle retrouvoit au fond de ion cĆur lâespĂ©rance de voir renaĂźtre le sien. PrĂšs de quatre mois sâĂ©toient Ă©coulĂ©s depuis le dĂ©part de milord Edouard, quand un jour lady Alderfon fe-sentit assez bien pour sortir de son appartement. Elle descendit avec Lidy Histoire 48 dans les jardins. Ses pas se tournĂšrent paf hasard versee bosquet oĂč sa tendresse imprudente avoir Ă©garĂ© la raison. Eile tressaillit eu lâappercevant j & baissant sesyeux remplis de larmes , elle longea en soupirant combien son fort se trouvoit changĂ© depuis le jour fatal oĂč elle y Ă©toit entrĂ©e avec Edouard. Blesscd par iâafpect de ce lieu, elle sâen Ă©loigna, & continua tristement fa promenade. Chaque-allĂ©e, chaque dĂ©tour de ce jardin, lui rappeiloienc des souvenirs biens chers. Elle marcha julâquâĂ la nuit; & se trouvant fatiguĂ©e , elle reprit Ă pas lents le chemin de son appartement. Soit que cet exercice dĂ©terminĂąt la nature, soit que cet instant fĂ»t marquĂ© par elle pour exciter les premiers mouvemens dâune crĂ©ature dont lâexistence Ă©toit encore ignorĂ©e , lady Sara sentit en eiie-mĂȘme une agitation extraordinaire. Elle nâen pĂ©nĂ©tra pas dâabord ia cause mais elle la sentit si souvent que , rapprochant plusieurs accidens attribuĂ©s Ă fa maladie , & capables de confirmer le doute qui commençoit Ă sâĂ©Ăever dans son esprit, elle connut enfin un malheur dont elle nâavoit pas mĂȘme formĂ© lâidĂ©e. Un sentiment mĂȘlĂ© dâĂ©ssroi, de honte, dâinquiĂ©tude, la troubla, lâinterdit , & cependant lâintĂ©ressa vivement Ă lâobjet de cette nouvelle peine. LiĂ©e plus fortement Ă Edouard par la dĂ©couverte de son Ă©tat, elle prit courageusement le parti de se regarder comme tenant Ă lui seul dans lâunivers. Les devoirs qui t E MISS ] E Ăźt S t. 49 qui balaiiçoient souvent ses rĂ©solutions , cĂ©dĂšrent entiĂšrement Ă des obligations pressantes & indispensables; ainsi dĂšs ce moment elle prĂ©para pour quitter le chateau dâAlder- son ForcĂ©e dâavouer sa situation & ses desseins Ă une de ses femmes, Ăa jeunesse & Rattachement sincere de Ltdy attirĂšrent sa contĂŹance. Cette fille avoit une sĆur Ă©tablie a Londres, Elle lui Ă©crivit par ordre de fa maĂźtresse, & la chargea de louer un appartement propre & commode , dans le quartier le moins frĂ©quentĂ© de la ville, de le retenir au nom de mistriss Her- vay , jeune dame mariee depuis un an , dont le mari Ă©toit Ă lâarmĂ©e , & que fa tĂ©ndrelĂe inquiĂ©tĂ© conduisoit a la capitale, afiu dâĂȘtre Ă portĂ©e dâen avoir tous les jours des ,nouvelles» La commission exactement remplie, Lidy enleva p u Ă peu du chateau ce que ladyAl- derson vouloir emporter. Elle dĂ©posa tout chez Une fermiere dont elle Ă©toit sĂ»re , elle y fit ses coiĂŹres, & es envoya Ă Londres, Ă l'adrelse que fa sĆur lin avoit donnĂ©e. Far le moyen de cette mĂšmefernuere, eileacheta une chaise, s'assura de deuxphevaux & dâun postillon pour aller jusquâa la meme polie. Milady Albury , parente de milord Alderson . Ă©toit depuis trois mois au chateau; elle partoit, alloit palier la mer & se rendres Montpellier, oĂč elle es- pĂ©roit trouver du remede Ă une maladie de langueur dont elle se Ăcntoit consumĂ©e. Lady Tome IIL O fo Histoire Sara fixa son dĂ©part au mĂȘme matin choisi paf cette dame,-dans le dessein de faire penser quâeĂle" lâaccompagnoit, & dâembarraĂĂer son percsur la route oĂč il devroit commencer ses recherches , sâil vouloir suivre ses pas. La veille du jour oĂč les espĂ©rances dâE- douard & de Sara furent ll cruellement trompĂ©es , milord Alderfon avoir donnĂ© Ă fa fille une riche cadette, contenant les pierreries de fa mere , quantitĂ© de bijoux dâor , & deux mille guinĂ©es, dont elle devoit rĂ©pandre une partie le lendemain Ă lâoccasion de son mariage. Lidy !e disposoit ĂĄ transporter ses effets prĂ©cieux , quand fa maĂźtresse lâarrĂšta. II ne convient pas, lui dit-elle, Ă une fille assez malheureuse pour fuir la maison paternelle , de regarder comme Ă elle des dons qui ne lui ont pas Ă©tĂ© faits dans lâintention de lâaider Ă soutenir une dĂ©marche honteuse. Rien ne mâappartient ici, & je nâai plus de droits Ă des biens dont je mĂ©rite dâĂštre privĂ©e. Lidy resta confuse Ă ce discours ; elle avoit dĂ©jĂ saie passer lâargent Ă Londres, mais elle n'osa lâa- vouer. Lady Alderfon rassembla ce qui lui res. toit de la somme annuelle destinĂ©e Ă son entretien & Ă ses plaisirs. Elle fe trouva environ cinq cents livres sterling , & pour trois fois autant de bijoux ĂĄ son usage. Ce fut tout ce quâelie se permit dâemporter dâune maison oĂč elle laifĂĂČit l'espoir de la plus grande fortune» ĂŻ> I M f S S J E N N Y 51 PrĂȘte Ă partir, eile sentit une douleur extrĂȘme, en songeant que peut-ĂȘtre elle 11e re- verroit jamais son pere. Elle n'avoir point Ă©prouvĂ© de sa part cette tendre indulgence & ces douces cruelles qui changent un respect imposĂ© par iâĂ©ducation , entretenu par lâha- bitude , en une amitiĂ© vive & reconnoiĂĂŻante , en une prĂ©fĂ©rence dĂ©cidĂ©e, - sentiment que la nature nâinspire pas toujours. La bontĂ© de nos pareils le fait naĂźtre dans nos cĆurs , & lây rend chaque jour plus fort. La fiertĂ© du caractĂšre de milord Alderson ne lui per- mettoit pas de se livrer Ă des mouvemens quâil traitoit de foiblefle , & dont le charme lui Ă©toit inconnu. Sara lui Ă©crivit dâun main tremblante ; ses expressions soumises, attendrilĂantes , Ămplo- foient fr pitiĂ© pour une fille coupable & malheureuse , qui se voyant forcĂ©e Ă ne plus vivre fous ses yeux, se trouvoit dĂ©jĂ punie dâune faute irrĂ©parable. Elle frĂ©mi doit de lâindigna- tion que sa suite alloit Ă©lever dans le cĆur dâun pere offensĂ©. Sans entreprendre de justifier une dĂ©marche dont rien ne pouvoit excuser la tĂ©mĂ©ritĂ©, elle lui demandoithumblement pardon, en dĂ©plorant la cruelle nĂ©cessitĂ© de se soustraire Ă une autoritĂ© quâeile respectait, mĂȘme Ă lâinĂtant oĂč par sa conduite elle sembloit la braver. Elle laissa cette lettre sur sa toilette, sortit du chĂąteau avant le jour , se rendit Ă la ferme oĂč ĂĂą chaise lâat- V ij H I S T O R E tendoit. AprĂšs avoir libĂ©ralement rĂ©compense la senniere, elle partit avec Lidy, & arriva Ă Londres le soir du lendemain. LâéÏoignemeiit de lady Sar-i, & fa lettre portĂ©e Ă milord Alderson , le mirent dans un Ă©tonnement dont il ne sortit que pour se livrer Ă la fureur. La cassette retrouvĂ©e chefc fa fille, lui parut une preuve quâelle sâĂ©toit mĂ©nagĂ© un asyle oĂč ejle ne craindroit pas le besoin. Il la crut retirĂ©e Ă "Wersteney, ou auprĂšs dc quelquâamie du comte de Revell. CĂ©dant Ă son premier mouvement, il crivit Ă ce seigneur avec toute la fiertĂ© & saigreur qui lui Ă©toient naturelles II ne demandoit pas Ă ĂȘtre informĂ© de dâune fille trop indigne de lui appartenir ; il ne lui feroit pas lâhon- neur de chercher Ă la sauver We sa proprej imprudence ; i! prioit feulement milord Revell de Rassurer de Ăa haine, dc son mĂ©pris , dâun Ă©ternel abandon de fa part. Je ne me souviendrai dâavoir Ă©tĂ© son pere, disoit-il en terminant cette terrible lettre, que pour prononcer sur elle la malĂ©diction quâattire sur la tĂšte un enfant ingrat & rebelle. Je vais dĂ©truire Ă jamais ses espĂ©rances temporelles» & je supplie le ciel dâĂ©tendre cette exhĂ©rĂ©da- -'tion jusques fur son partage cĂ©leste. Le comte de Revell Ăgnoroit encore la fuite de lady Sara', & fut extrĂȘmement surpris de rapprendre par cette voie. II envoya un gentilhomme au chĂąteau dâAlderson » pour as* B E MISS ] E N I ĂŻ. surer milord que, depuis le jour oĂč ils sâĂ©- toienc sĂ©parĂ©s , il nâavoit entretenu aucun commerce avec lady AĂŹdersou , & ne partĂci- poit en rien au chagrin quâelle venoit de lui causer. Milord refuia de voir personne de la part du comte; il rĂ©pandit dans fa maison, que lady Albury menoit Sara en France Ăans fa permiision ; il te plaignit hautement de cette dame, dont il supposa une lettre ; il dit ensuite , eu paraissant sâappaiser , que si ce voyage rĂ©ta- bliĂsoit parfaitement sa fille, comme sa parente sespĂ©roit, il pardonuoit aisĂ©ment Ă toutes deux de savoir entrepris malgrĂ© fa volontĂ©. Peu de jours aprĂšs, il fit courir le bruit que lady Sara se trouvoit dangereusement malade ĂĄ Calais. II partit en poste avec un seul valet-de-chambre pour aller Ă son secours; il resta unjmois absent ce tems pafiĂ©, ii retourna Ă Alderson, affectant une douleur extrĂȘme de la mort de sa fille , dont le cercueil le suivoit. II lui fit des obsĂšques magnifiques , mit toute fa maison & lui-mĂȘme dans un deuil profond. Lady Sara fut tendrement pleurĂ©e; on la regretta long - tems. Milord Revell vit avec indiffĂ©rence une feinte quâil trouva basse & ridicule. II ne sâempressa point Ă dĂ©truire lâerreur de la province; câĂ©- toit un foin quâil rĂ©servoir Ă Edouard. Lady Albury, prĂ©venue par milord Alderson, garda le secret; ainsi personne ne douta de la mort de lady Sara. ArrivĂ©e Ă Londres, elle Ă©crivit Ă Edoaurd ; D iij 54 tĂŹĂŻSTOĂRE il favoĂt quâelle y alĂoit , mais il ignoroit la raison qui lâobligeoit dâavaticcr le tems oĂč elle dĂ©voie sây rendre. Elle vouloir la lui apprendre; mais Rembarras quâelĂe trouvoit k sâexprimer fur ce sujet, lui fit de jour en jour remettre cette confidence. Ses occupations dans fa retraite Ă©tqient les mĂȘmes qssau chateau dâAlder- fon ; Edouard, toujours prĂ©sent Ă sa pensĂ©e, rempliifoit tous ses momens , & lui faisoie perdre le souvenir des mites idĂ©es oĂč elle sâa- bandoimok Ă Alderfon. Lâamour est la feule passion qui suffise entiĂšrement Ă notre cĆur. MaĂźtresse souveraine de PĂąme, elle en bannit insensiblement tout ce qui lui est Ă©tranger. On oublie en aimant, sâil existe dâautres objets que celui de son affection; PĂ©tendue de Puniyers semble diminuer Ă nos yeux, & nous en appercevons feulement PeĂâpace oĂč fe renferment, nos deĂĂŹrs, O11 vantoit beaucoup Ă Londres un peintre Italien, dont le talent poyr le portrait Ă©toit extraordinaire. Lady Sara fe fit peindre par lui. Elle est lĂŹ parfaitement reprĂ©sentĂ©e dans ee tableau, que vous-mĂšme, madame, Pavez dâaâ bord reconnue. Elle travailla avec application Ă le copier en petit, & envoya son ouvrage Ă Edouard. Elle sâamusa ensuite Ă Ă©crire un journal des Ă©vĂ©nemens oĂč son cĆur PintĂ©reifoit; elle commença du premier jour quâEdouard sâĂ©toit oĂFert Ă ses y eux,-ses sentimens y furent exprimĂ©s qvec cette aimable naĂŻvetĂ© que donne un ame» SE MIS S J I N S T. ss tendre & un caractĂšre vrai. Peut-ĂȘtre en composant ce journal, Vouioit-elle comparer les tems, rappel ler Ă Edouard, si son ardeur se ralentissoit jamais, combien elle avoit sacrifiĂ© Ă sa tendresse, & le prix dont il devoit payer tant dâamour. Câelt de ce manuscrit dâoĂč jâai tirĂ© ce que je viens de vous apprendre; & Lidy mâa souvent rĂ©pĂ©tĂ© dans la fuite les-circonĂiances du dernier des malheurs de lâinfortunĂ©e Sara. Elle Ă©toit logĂ©e chez la veuve dâun officier subalterne , nommĂ©e mistriss Larkin. Cette femme avoit lâhumeut douce , de lâefprit, & assez dâtisage du monde. Lady Alderson paf- soit dans fa maison pour la Femme dâun simple gentilhomme du comte Kent. Miltriss Latv kin, frappĂ©e de Pair de dignitĂ© rĂ©pandu fur toute fa personne , sur es moindre actions, Ă©tonnĂ©e de fa grande retraite, regardant comme mĂ©rite supĂ©rieur en elle le peu dâcmpresse- ment quâelle montroitĂ jouir des amufemens de la ville , & la solitude que sâimposoit une dame si jeune, si belle, si propre Ă briller dans le monde, conçut dâclle la plus haute idĂ©es lui montra bientĂŽt un attachement tendre , respectueux, & sâappliqua Ă prĂ©venir ses dĂ©sirs. Lady Sara fut sensible Ă ses attentions ; fa sociĂ©tĂ© ne lui dĂ©plaisant point , mistriss Larkin passoit une partie des jours auprĂšs dâelle. Plus de six mois sâĂ©toient Ă©coulĂ©s depuis iâabsence dâEdouard un long siĂ©gĂ© avoit re» D iv Histoire ?6 retardĂ© les opĂ©rations de la campagne. Le paf. LionnĂ© lord Ă©crivoit Ă Sara dans lâattente dâune bataille qui devoir la terminer & le ramener aux pieds de la maitrelle de lâon cĆur. Son impatience augmentoit celle de iady Alderson. InquiĂ©tĂ© , troublĂ©e , elle adrelToit au ciel des vĆux ardens pour la conservation dâun tĂȘte il chere. Le retard dâun courier la livroit Ă des terreurs mortelles ; elle perdoit insensiblement le repos, & ses nuits se palsoient Ă de tirer & Ă craindre les nouvelles du lendemain. Elle reçut Ă la fois deux lettres d'Edouaid, bien capables de dissiper son effroi. II rassurait quâon alloit se sĂ©parer sans action ; la Ăupplioit dâĂ©ioigner de fon esprit les tristes idĂ©es dont elle sâoccupoit. II se promcttoit, il se flattoit de la revoir avant la fin du mois, Toutes ses expressions montroientune extrĂȘme gaietĂ©, Elles trompĂšrent Sara ; son cĆur sâa- bandonna Ă la plus douce espĂ©rance. Le lendemain !e courier rranqua sans lui causer beaucoup. dâalarmes. Elle pensa quâEdouardrevenoit .peut-ĂȘtre, & vouloir la surprendre. . Miltriss Larkin avoir dans cette, mĂȘme armĂ©e un neveu aimost tendrement. Comme elle entroit le soir chez lady Sara, elle reçut par un courier dĂ©pĂȘchĂ© au prince Thomas , un billet de ce neveu. Elle rouvrit 1e lut, & jetta un cri perçant. Lady Alderson ^entendit, courut Ă elle , & lui demanda pourquoi elLc çppit, Cette femme consternĂ©e » ou- BĂŻ MISS Jenny. T7 feUantr'mtĂ©rĂȘt que la jeune lady pouvoit prendre elle-mĂšme Ă de Ăl funestes nouvelles, lui prĂ©senta le billet de son neveu. II contenoit ce peu de mots Nous venons de donner me bataille , & de la perdre. Je fuis blessĂ©, mais lĂ©gĂšrement. Nous fuyons, je vous Ă©cris Ă fĂŹx lieues du camp fatal ou nous laissons dix mille des nĂŽtres. J'ai vu tomber mu lord d Or fer, mou prote&eur V mm arnl - J e vondrois ĂȘtre mort hier je ne puis vous en dire davantage. On m'avertit que nous allons marcher pour nous retirer encore, Lady Sara eut Ă peine fini de lire, quâeĂŹle tomba , saiĂĂŹe de crainte , dans les bras de mis- triss Larkin, en prononçant dâune voix basse ĂŽ Edouard, ĂŽ mon cher Edouard ! On la ranima avec de seau & des Ăels -, mais effrayĂ©e , tremblante , hors dâelie-mĂšme , le ferrement de son cĆur ne lui pennettoit de sâexprimer que par des exclamations. Levant tristement vers le ciel ses yeux remplis de larmes grand Dieu ! Dieu tout-puissant ! sâĂ©crioit-elle , est-il tems , çst-il encore tems de tâimplorer ! Elle attendit le lendemain avec une impatience , une agitation , qui ne lui laissĂšrent pas donner un instant au repos. Aucun Courier nâarrive. O11 lâassuroit en vain quâils ne Louvoient passer. Ce silence funeste lui parut celui de la mort. II p'est plus > disoit - elle Ă ^8 Histoire Lidy; non, il nâest plus j je lâai perdu pour jamais ! Plusieurs jours se paĂserent dans cecte horrible incertitude. Chaque mouvement qui sc faisoit autour de la m Iheureuse Sara , lui cau- soit une rĂ©volution si grande, qu'Ă peine osoit- on troubler la solitude oĂč eile vouloit demeurer. Elle ne sentoit plus son existence que par les agitations douloureuses quâexcitoifc en elle P trente dâune confirmation dĂ©sespĂ©rante. Seule dan- son cabinet, prosternĂ©e devant lâEtresuprĂȘme, les mains Ă©levĂ©es vers lui, ses cri-, ses gĂ©mitsemens , lui demandoienfc Ăźa vie dâEdouad. Quâil vive , câest assez, rĂ©- pĂ©toĂt-elleavec ardeur , quâil vive, & que je le perde ! Que ses jours conservĂ©s ne soient plus pour moi ! Que je pleure fou Ă©loignement, son indirĂĂ©rence, sa haine, ses mĂ©pris mĂȘme, mais jamais, jamais fa mort. AbandonnĂ©e, avilie, dĂ©shonorĂ©e , privĂ©e de tout, fans amis , fans asyle, jâexpierai sa faute Sc la mienne. Dieu des vengeances, tu lâes auĂßÏ des misĂ©ricordes Ăź Ah, ne frappe que moi ! Daigne accorder Ăa vie Ă mes vĆux, aux larmes ameres que je rĂ©pands devant toi Ăź Je mourrai contente , ĂĂź jâapprends en expirant que ton bras lâa sauvĂ© , quâil vit, & quâil est heureux. HĂ©las ! lâobjet de tant de pleurs, dâun sentiment si tendre, si dĂ©sintĂ©ressĂ©, nâĂ©toit dĂ©jĂ plus. PercĂ© de trois coups mortels , renversĂ©, foulĂ© aux pieds des chevaux, fouillĂ© de sang CE MISS J E H K ĂŻ, s§ & de poussiĂšre , Edouard confondu dans un monceau de morts , nâavoit pas mĂšme Ă©tĂ© reconnu. On !e crut prisonnier , ensuite perdu. Sir Humfroid , pris Ă cĂŽtĂ© de son maĂźtre expirant, quâil sâessorçoit de relever , pouvoit seul donner des Ă©claircilsemeus fur son sort; mais dangereusement blessĂ© lui-mĂšme , il resta plusieurs jours fans ĂȘtre en Ă©tat de parler ni dâĂ©crire. Lady Sara envoya un exprĂšs Ă milord RĂ©vĂ©ls Elle le croyoit informĂ© du destin dâE- douard , & le suppliait de 1 en instruire. Le comte reçut en mĂšme tems son Courier & une lettre de sir Humfroid. La confirmation de la mort dâEdouard le pĂ©nĂ©tra de douleur, & les expressions de Sara en augmenterent lâamei*- tume. Sa jeunesse , ses qualitĂ©s aimables, fa tendresse, son malheur, intĂ©ressĂšrent vivement le cĆur sensible de milord. Elle avoit Ă©tĂ© 11 chere Ă Edouard; 11 la regardoit en ce moment comme une partie prĂ©cieuse de sami quâil pleuroit ; & son ame gĂ©nĂ©reuse & dĂ©licate crut pouvoir ob'iger encore Edouard , en servant lâobjet de ses plus douces affections. II sor- toit dâunc maladie causĂ©e par lâinquiĂ©tude & le chagrin , ii se trouvoit trĂšs-foible ; cependant il Ă©crivit Ă lady AlderĂon nous avons perdu, madame, lui disoit-il, lâami que nous aimions uniquement tous deux ; unifions nos regrets permettez-moi de vous nommer ma fille, de vous montrer les sentimens & de pere 6s Histoire & dâĂ©poux j disposez de mes foins, de tout» qui mâappartient ; jâirai apprendre de vous- mĂšme quelles font Ă prĂ©sent vos intentions prĂȘt Ă mây conformer, je me rendrai Ă Londres dans huit jours -, jây recevrai vos ordres il ne me reste plus de deĂĂŹr , madame , que celui de vous devenir utile. L T ne assurance si positive de la mort dâEdouard porta le dĂ©sespoir dans Lame de la triste Sara. Aucune considĂ©ration ne fut capable dâen arrĂȘter les mouvemens;ellesâabandonna aux regrets les plus vif,.aux plaintes les plus touchantes ccs violentes agitations Ă©puisĂšrent enfin ses forces. Este resta deux heures fuis connoissance, & ne fut rappellĂ©e Ă la vie que par des douleurs aiguĂ«s & redoublĂ©es. Tant de trouble & dâĂ©motion avoĂent avancĂ© ie te m s oĂș este devoir naturellement les sentir. Je vis le jour nia naissance aigrit ses tourmens ; mes premiers cris fe mĂȘlĂšrent aux gĂ©missemens de son cĆur j elle les entendit, ils pĂ©nĂ©trĂšrent jufquâau fond de fou ame. O malheureux enfant, sâĂ©cria-1-elle, tu ne prononceras jamais le doux nom de pere ! Depuis cet instant, elle sâassoibĂźit de plus en plus. Elle gardoit un morne silence, & ue le rompoit que pour exprimer fa profonde tristesse tout lâimportunoit -, este repoussoir avec rĂ©pugnance les alimens qui lui Ă©toient prĂ©sentĂ©s. Son cĆur, fermĂ© Ă toute efpece de consolation, lui rendoit les fqins insuppor- B E MISS J E N N Y. St sables elle faisoit signe de la main de sâĂ©loi- gner ; & quand les femmes qui laservoient la laifsoient seule, elles lâentendoient donner un libre cours Ă ses pleurs, & rĂ©pĂ©ter mille fois le nom dâEdouard. II nâest donc plus , dilbit- clle , il est mort Ab! Dieu, il est mort! IL lie mâentend point, il ne mâentendra jamais! ILest disparu, disparu pour toujours!Edouard ne sâostfira jamais Ă mes regards ! Son ame est retournĂ©e dans le sĂ©jour cĂ©leste ! Ah, du moins , du moins, sâĂ©crioit - elle , si je pouvoir sixer encore mes tristes yeux fur ta dĂ©pouille mortelle , aimable & cher Edouard V HĂ©las ! tu nâas pas mĂȘme un tombeau que je puilĂŹ'e arroser de mes larmes , oĂč il me soit permis dâespĂ©rer que nos cendres feront rĂ©unies ! La constitution dĂ©licate de lady Alderson la rendoit incapable de rĂ©sister long-tems Ă une douleur si forte ; son sang sâalluma , une fiĂšvre ardente la mit bientĂŽt dans un danger extrĂȘme ; on dĂ©sespĂ©rois dĂ©jĂ de fa vie , quand milord Revell se fit annoncer chez elle. Ce seigneur fut sensiblement touchĂ© de lâĂ©tat de lady Alderson. En sâavançant prĂšs dâelle, il dĂ©tourna son visage , dans la crainte de lui montrer combien il Ă©toit attendri. Sa prĂ©sence causa la plus grande Ă©motion Ă Sara ; elle sâapperçut du mouvement quâil faisoit; & lui tendant les bras ah, ne me cachez pas votre pitiĂ©, milord, lui dit-elle; laiflez-moi SZ HlStOIRĂ voir lâami,le pere dâEdouard, donner des pleuri a u sort funeste qui ! nous iâenleve ! H nâest donc plus ! Nous iâavons donc perdu pour jamais ! Ah , milord, pour jamais ! LâabondancĂą de ses larmes Ă©toustant Ăa voix * elle ne put erl dire davantage. AprĂšs quelques momens dâun triste silence, Edouard ne vit plus que dans nos cĆurs , madame, dit le comte; le ciel ne mâa pas permis de voir vivre heureux le fils dâun ami qui me fut bien cher. Ma tendreĂßÚ pour ce jeune infortunĂ© nâeĂt point Ă©teinte avec lusi CâeĂt en vous servant, madame * que jâen donnerai des preuves constantes. Daignez me regarder comme un homme uniquement occupĂ© du dĂ©sir de vous obliger. Alors il lui renouvellĂĄ avec ardeur les offres quâil avoit faites dans fa lettre. Mais qui pouvoit encore devenir utile Ă lady Sara ? Quelle idĂ©e de bonheur auroit flattĂ© une ante abattue sous le poids de la douleur , dont les sentimens vifs & paĂfionnĂ©s venoient de perdre leur objet fans rien perdre de leur force? Eh ! de quel prix ctoient Ă ses yeux la fortune, le monde, ses plaisirs, Ăes grandeurs, quand FimmensitĂ© de lâunivers ne pouvoit lui rendre Edouard? Eli fe fit apporter son Ă©critoire, y prit cS journal quâelle avoit commencĂ©; & le prĂ©sentant au comte de Reveil jâai une grĂące Ă votrt demander, milord, lui dit elle; mnig b K MISS J E S N Y. 6Z Ălâofant vous entretenir fur Punique suiet qui puisse mâintĂ©reĂlĂ«r encore, je vous prie ds vouloir bien lire attentivement ce cahier. Mon extrĂȘme foiblesse & des raisons que vous comprendrez aisĂ©ment, ne me permettent pas de Vous rĂ©vĂ©ler moi - mĂȘme ma trille aventure. Quand vous ferez instruit, st votre compassion gĂ©nĂ©reuse ne se rebute point, si vous daignez PĂ©tendre jusques fur lâobjet de ma feule inquiĂ©tude , je descendrai dans le tombeau, dĂ©barrassĂ©e dâun fardeau pĂ©nible, dont le poids aigrit toutes mes douleurs. Le comte reçut le cahier quâelle lui don- noit. PĂ©nĂ©trĂ© de lâĂ©tat oĂč il la laissoit, il se retira, aprĂšs sâĂštre solemnellement eĂčgagĂ© Ă remplira son Ă©gard tous les devoirs dâun pers & dâun ami. ArrivĂ© chez lui , il lut avec empressement lâĂ©crit de Sara. En le finissant, il sc rappella des discours Ă©chappĂ©s Ă Edouard pendant fa maladie. Ils a voient alors excitĂ© des soupçons dans son esprit ; mais pĂ©nĂ©trĂ© de respect pour lady Alderson, il ne sây Ă©toit point arrĂȘtĂ©. Tout ce que disoit Edouard, lui paroiisoit lâeffet dâune imagination blessĂ©e, dont les idĂ©es er- roient fur mille objets. Certain de ce quâii nâosoit penser auparavant, il plaignit, il partagea la douleur de Sara, & se sentit Ă©mu jus- quâau fond du cĆur, en songeant Ă lâinno- cente crĂ©ature fruit,dâun amour si malheureux. II se stvroit Ă des senti mens de compassion » ^4 H Ă S T O I R. Ă de tendresse, quand on vint lâavertir de rĂ©* tourner promptement chez lady Alderfon, La vue dâun homme si attachĂ© Ă Edouards si chĂ©ri dâEdouard, lui avoir causĂ© une rĂ©volution terrible. AprĂšs un long Ă©vanouissement * elle Ă©toit un peu revenue Ă elle-mĂȘmc; mais si considĂ©rablement assoiblie, que ceux dont lâarttĂĄchoit en vain de prolonger ses jours, la dĂ©cidĂšrent trĂšs-pies do fa sin. Elle demandoit fans cesse le comte de Re- Ăźe!I. Quand on le lui annonça, elle fe fit donner des gouttes fortifiantes ; & rappellanfc tous fes esprits ma faute vous est connue, milord, lui dit-elle , je j'ai cruellement sentie, & mes derniers momens font si douloureux , que jâofe espĂ©rer le paodon cĂ©leste. Je meurs, & laisse aprĂšs moi une fille dont vous aimĂątes le pere quâelle Ă©prouve vos bontĂ©s, Câest le seul vĆu dâun cĆur oĂč la chaleur commence Ă 'Ă©teindre. DestinĂ©e Ă iâavililfe- ment, mĂȘme avant de naĂźtre, la honte, la mĂ» fcre , un titre infĂąme; voilĂ l'hĂ©ritage de la fille dâEdouard. Sa mere infortunĂ©e ne peut rien pour elle. Votre protection, milord, est Punique bien que le ciel me lastss espĂ©rer en fa faveur. PuiĂŹse ce ciel , qui mâabandonna Ă IâĂ©- ga renient de mon cĆur, regarder dans fa bontĂ© cette malheureuse orpheline; & puiiie t-eiĂŹe ne sentir jamais une douleur Ă©gale Ă cebe qui mâarrache la vie ! Si la sienne est conservĂ©e, daignez lui faire comioĂźtre les auteurs de fes jours > D Ă MISS J E N N Y. 6s Jours quâelle donne des larmes Ă la mort de son pere, que sa mĂ©moire lui soit chere & respectable , que celle de sa mere lui serve dâune triste & utile leçon pour Ă©viter ses erreurs* Sa faiblesse & ses larmes la contraignirent d» sâarrĂšter. Milord Revell, vivement touchĂ©, remercia ĂźadySara de la confiance dont elle Phonorait; il lui promit, il lui jura de rendre heureux le fort d un enfant dĂ©ja cher Ă son cĆur ; alors elle sonna. Lidy, suivant lâordre quâelle en avoir reçu, mâapporta & me prĂ©senta Ă milord. 11 me prit dans ses bras; & me pressant contre son sein, il rĂ©pĂ©ta en pleurant les promelfes quâil venoit de raire. Ma ntere, arrosant mon visage de ĂĂ«s larmes, sâĂ©cria 6 ma fille ! que toutes les puissances du ciel veillent fur toi \ Au dĂ©faut des grandeurs qui dĂ©voient ĂȘtre ton partage , puitĂŹĂšs-tu possĂ©der un cĆur paisible & vertueux ! Elle fit signe Ă Lidy de mâemporfer ; & sâadressant au comte de Revell, aprĂšs mâavoir encore recommandĂ©e Ă ses foins , & rĂ©glĂ© ce quâelle desiroit donner Ă Lidy jai Ă©crit Ă milord Alderson, dit-elle dâun ton assoibli; vous voudrez bien fermer ma lettre ; je souhaite quâelle lui soit envoyĂ©e dĂšs Pinstant oĂč je ne ferai plus. Sa juste indignation cessera peut-Ăštre avec ma vie. Je ne me flatte point de ['attendrir pour ma fille, Jâai cru pourtant devoir Ă cet enfant une dĂ©marche dont jâespere peu. Câest vous, milord, Tome HU E * 66 H I S T O I R I cfest vous seul qui me rassurez sur son destin. Alors elle lui fit remettre les clefs dĂ© tout ce qui lui appartenoit. Elle ferra la main cĂźu comte, lui dit adieu; & se sentant plus^ mal , elle ĂŽta de son col un ruban , oĂč le por- Edouard Ă©toic attachĂ© elle le fixa long- tems , & dit dâune voix balle , entrecoupĂ©e par ses soupirs image du plus aimable des mortels, image chĂ©rie, autrefois les dĂ©lices de mes r eux, lâobjet de tous mes plaisirs , devenue celui de nia profonde douleur , je ne te perdrai de vue quâen cĂ©dant de vivre. Elle rapprocha de les Ăźevres, 1c baisa avec ardeur; elle sembloit avoir rĂ©uni toutes ses forces pour ce dernier acte de Ăa tend relie; elle ne parla plus, ses yeux se fermerent, elle expira sans faire le moindre mouvement , ni retirer ses mains qui pressoient le portrait dâEdouard contre fa bouche. Combien de fois la mienne y a cherchĂ© la trace de ses pleurs ! O Sara ! ĂŽ ma mers! vous avez souhaitĂ© que la mĂ©moire d'Edouard mĂ« fĂ»t chere & respethbie-, vous isolĂątes exiger mon respect pour vous-mĂȘme. PuissĂ©-je mourir malheureuse & mĂ©prisĂ©e Ă sinisant oĂč la mĂ©moire de lady Alderson cessera de rnâĂštre chere & respectable !... Pardonnez, madame, ah!pardonnez aune fille attendrie des dĂ©tails tristes & longs qui peut-ĂȘtre auront Ă©mu votre cĆur trop sensible. EmportĂ©e par un sentiment vif, je nâai pu passer lĂ©gĂšrement sur un sujet si intĂ©ressant L L M 1 S ! J Ăź H N ĂŻ. 67 fout moi. HĂ©las , je ne mettrai fous vos yeux que des sujets dâamertume! La douleur elt le sentiment habituel de mon ame ; une paillon vive & tendre fembloit devoir y exciter des mou- vemens plus doux CondamnĂ©e par la bifar- rerie de mon fort Ă nâen connoitre que les peinesdĂ©terminĂ©e Ă ne jamais rdndre ma tendresse heureuse, si je n'ose mâen occuper, js me plais au moins Ă mâapplaudir du sacrifice que jâen sais. Le premier foin de milord Revell, aprĂšs la mort de lady Sara , fut de chercher la lettre quâil devoir envoyer Ă son pere. II Ăźa trouva fous une enveloppe ouverte. Elle lâavoit Ă©crite dans le sentiment dâune douleur si vive, ses ex p reliions Ă©coientsi animĂ©es , elle prioit aveĂ» tant dâardeur pour ^infortunĂ©e crĂ©ature, privĂ©e de tout appui par la perte dâEdouard & la mort prochaine de fa mere , que malgrĂ© la conuoiisance de lâcxtrĂšme duretĂ© de milord AlderĂbn, le comte espĂ©ra quhl servit attendri de la dĂ©marche soumise & touchante dâunc fille , dont la fin prĂ©maturĂ©e & malheureuse de- voit exciter sa pitiĂ© * & faire Ă©vanouir tous ses relĂŹentimens, II ferma le paquet, y mit les armes de Sara ; & ne voulant plus se compromettre avec lin homme quâĂŹl mĂ©prisoit, il dicta une lettre Ă Lidy. AprĂšs un dĂ©tail circonstancia de la mort de fa maĂźtresse, cette fille de- mandoit les ordres de milord pour lâinhuma- E ij 68 FI I S T O I R ÂŁ tion du corps & la conduite quâelle devoât tenir Ă mon c-ard. On envoya un exprĂšs au chĂąteau dâAlcferfon. Rien ne peut exprimer la fureur de milord, en appercevant rĂ©criture de fa fille. I! dĂ©chira fa lettre fans rouvrir sachant de quelle main venait lâautre , il la jetta avec mĂ©pris , ordonnant dâun ton menaçant au Courier de la reprendre & de sâĂ©loigner promptement. iViĂŹord Revell, informĂ© de cet emportement, jugea inutile de rien tenter davantage ; il fĂ© chargea seul de remplir les derniers vĆux de ma mere, & ne daigna pas sâobstiner Ă instruire milord Alderfon du destin de fa fille. Six jours aprĂšs Ăa mort, lady Alderfon fut portĂ©e fans pompe Ă Rochcster, dans la ^ sĂ©pulture des comtes de Revell. Milord me tint fur les fonts avec mĂstrifs Lark'ii; il me nomma Jenny, fille dâEdouard de Salisbury & de Sara Alderfim. On me conduisit a Ef- fex pour y ĂȘtre nourrie. MĂstrifs Larkin, tous ceux qui avoient iĂšrvi ou assistĂ© ma mere , reçurent des marques de la libĂ©ralitĂ© de milord. Lidy resta prĂšs de moi, & conserva Ă mon service les avantages de fa premiere condition; elle nf attacha nu col le petit portait dâEdouard. Celui de ma more , qui la reprĂ©- fentoit entiers . fut placĂ© en face de mon berceau. Lidy reçut ordre de mâapprendre Ă le considĂ©rer avec une respectueuse tendresse dĂšs que mes yeux Ăeroieat capables de distin» DE MISS J E H N T. 6A guer les objets. On rĂ©serva les bijoux de ma mere pour mâĂȘtre donnĂ©s un jour ; le reste de ses effets fut vendu ,. & milord plaça ce quâelle iaiĂsoit Ă la banque de Londres. La rente augmentant chaque annĂ©e le fonds, produisit avec le tems une somme qui eĂ»t Ă©tĂ© suffisante pour me mettre Ă sa b ri du besoin, 2 le hasard n'avoĂŹt disposĂ© cruellement de tout ce qui mâĂ©toit distinĂ©. Au commencement de ma sixiĂšme annĂ©e, milord me conduisit dans une pension prĂšs dâOxford. Jây entrai fous le nom de mils Jenny Glanville, fille de qualitĂ© , que ses paĂŻens , retenus Ă la JamaĂŻque pour le service du roi, vouloient faire Ă©lever en Angleterre, Les frĂ©quentes visites de milord, sa initiĂ© dont il rnâho- noroit & la richesse des habits quâĂl se plai- soit Ă me voir porter, donnerent une haute opinion de ma fortune. II eĂ»t Ă©tĂ© difficile dĂ© former des doutes fur la naissance dâun enfant confiĂ© Ă ses foins. Je reçus dans cette maison sĂ©ducation distinguĂ©e quâon y donnoit aux filles des plus grands seigneurs. Un esprit portĂ© vers la rĂ©flexion, aisez de fiertĂ© pour craindre la plus douce rĂ©primande , & le dĂ©sir de me faire aimer, mâengagerent naturellement Ă profiter du foin quâon prenoit de mâinstruire. Jâappris facilement tout ce qui forme le caractĂšre dâune femme destinĂ©e Ă ĂȘtre riche & Ă tenir un rang dans lc monde j mais on ne nsenseigna point ces E iij Histoire 70 principes solides & vrais, qui nous rendent capables de jouir avec modĂ©ration des biens de la fortune, ou nous aident Ă en supporter courageusement la privation principes ĂĂŹ nĂ©cessaires pour conscver de la dignitĂ© dans les divers Ă©vĂ©nemcns de la vie. CâeĂt par eux seuls que nous pouvons souffrir beaucoup , & ne pas nous trouver rout-Ă -sait malhpureux. On nous Ă©pargneroĂčbien des peines, si on nous apprenoit Ă ne rougir que du reproche de notre cĆur. Milord Revell avoir des pareils fort Ă©loignĂ©s, mais attentifs fur fes dĂ©marches. Son extrĂȘme amitiĂ© pour le fils du duc de Salif- bury , en dĂ©truisant leurs avides espĂ©rances , les Ă©carta long-tems de fa maison. La mort dâEdouard les rapporcha de milord. Ils le recherchĂšrent, bientĂŽt son cĆur sâouvrit aux foins quâiis prirent de lui plaire. 11s Ă©toient dans cet Ăąge oĂč lâon sent le besoin des attentions & de la complaisance ; besoin qui les rend agrĂ©ables, & fait fermer les yeux fur leurs motifs. Peu Ă peu milord cessa de jouir de fa libertĂ©. II fe vit entourĂ© dâamis officieux, qui examinoient fes mouvemens , Ă©clairoient tous fes pas j je devins lâobjet de leur curiositĂ©. On lui parloit de fa pupille ; on desiroit de la voir, de la connoĂźtre. Mais il gardoit un profond silence fur ce qui me concernoit. Afin de mieux cacher fes bontĂ©s pour moi, il raya B E M I J S J ! U S ĂŻ. '7* de son testament lâarticle oĂč j'Ă©tois nommĂ©e, dans .la crainte quâun legs trop considĂ©rable ne mâattirĂ t de puiĂsans ennemis & nâexposĂąt Ăe$ diĂâ Ă ĂȘtre contestĂ©es. Sa gĂ©nĂ©reuse attention lui fit craindre auisi de se voir prĂ©venu par la mort ou lâaiĂŻpibliiĂŹemeiit de son esprit, avant dâavoir fixĂ© mon sort, & le porta Ă prendre des mesures pour lâaĂfurer. Sir Humfroi, toujours attachĂ© Ă lui, avait fa confiance, & la mĂ©ritent par son zele & sa probitĂ©. Milord sâouvrit Ă lui sur le sujet dâune si noble inquiĂ©tude, & sâartĂȘta au moyen quâil trouvoit le plus propre Ă la dissiper."Il remit un porte-feuille Ă sir Humfroi, contenant en billets de banque quinze mille livres sterling, dont il me saisoit prĂ©sent, & plus de quatre rnilie venant de ma mere. Dans. cette derniere somme Ă©toit compris le fonds dâune petite rente assignĂ©e Ă Lidy. Milord enjoignit Ă sir Humfroi de continuer Ă mettre le revenu de mon bien en augmentation du principal. II ajouta Ă ce dĂ©pĂŽt les bijoux de lady Alderson, avec tous les papiers qui in- tĂ©reĂsoient sa mĂ©moire, & qui p ou voient mâĂ©- claircir sur ma naissance. Sir Humfroi sâengagea Ă remplir les dĂ©sirs de milord. II lui promit de me rendre maĂź- treiĂe de ma fortune quand jâaurois atteint ma dix-huitiĂšme annĂ©e, si dans ce te m s milord nâĂ©toit plus en Ă©tat de suivre lui-mĂštne ses dispositions. Les papiers de ma mere, cache» Eiv Histoire 72 tĂ©s du sceau dâEdouard & du sien , furent mis entre les mains de Lidy , pour me ies donner lorsquâeiie en recevroit lâordre. Sir Humftoi y ioigmt une reconnoiĂlance fort Ă©tendue , spĂ©cifiant le nombre & la qualitĂ© des effets dont il sâavouoit dĂ©poiitaire. Trois ans aprĂšs je perdis mon unique ami , mon vertueux protecteur. Sa tendre prĂ©voyance avoir voulu assurer mou bonheur. Mais que peut la vaine prudence des faibles humains, contre un hasard destructeur des projets les plus profonds & les mieux conduits ? Uu instant renverse nos arrangemens , dissipe nos espĂ©rances , & nous livre Ă tous les maux que les vues bornĂ©es des hommes semblent avoir pour jamais Ă©loignĂ©s de nous. .. Je pleurai milord , je le pleurai beaucoup. Mais il est un Ăąge oĂč lâimpreffion de la douleur s'essace si rapidement, quâon peut la nommer une courte interruption de la joie. Lom- bien de fois jâai donnĂ© depuis des larmes ame. res au souvenir de cet ami vraiment gĂ©nĂ©reux ! HĂ©las ! ses bontĂ©s, fa tendresse, ses bienfaits n ont pu mâarracher Ă ma triste destinĂ©e. Ah , madame, que lâenfance est un Ă©tat heureux ! Pourquoi ne jouit-on du bonheur que dans le terns oĂč l'on ne peut le connoĂź- tre , oĂč, loin de sâapplaudir du calme intĂ©rieur de son ame, on porte ordinairement ses idĂ©es fur savenĂźr qui doit lâaĂźtĂ©rer ou le dĂ©truire! Je parvins Ă ma quinziĂšme annĂ©e, fans quâune DE MISsJeKNY. ĂŻa lĂ©gĂ©retĂ© de ma main ; r & quand je chantai, il se montra charmĂ© de la douceur & de la flexiblitĂ© de ma voix. Passant de mes louanges Ă celles du compositeur dâun morceau qui lâavoit extrĂȘmement flattĂ©, il parla des goĂ»ts divers fur lâharmonie , Ă©tendit ce sujet & le traita en connoifĂŻeur. Il lui rappella plusieurs particularitĂ©s de ses voyages en France & en O L MISS j E N N Y IC9 Italie , pays oĂč la dispute sâĂ©levoit aisĂ©ment» difoit-il, fur la prĂ©fĂ©rence que chaque nation troyoit mĂ©riter. Je lâĂ©coutois avec attention , fes rĂ©cits sâenchaĂźnoiem lâun Ă lâautre ; ils durĂšrent jusquâau moment oĂč on vint lâa- vertir quâĂl Ă©toit servi. Je me prĂ©parois Ă sortir ; mais il me retint, & me pria de lui accorder ma compagnie Ă table. Miftriss Ham- mon sc hata dâaccepter cet honneur pour moi. Pendant le repas, milord conserva fa gaietĂ©. IL avoir ordonnĂ© que ses chevaux fuiĂent attelĂ©s Ă cinq heures, il parut fĂąchĂ© de sâĂȘtre engagĂ© Ă sortir j en me quittant, il me remercia des momens agrĂ©ables que je venois de lui faire passer. Cet heureux commencement ossroit une riante perspective. Cependant Lidy se resu- soit aux espĂ©rances que miftriss Hamnwn en concevoit. Elle Ă©vitoit soigneusement les regards de milord, & craiguoit toujours, pour elle & pour moi, lâinstant oĂč it apprendroic Ă qui je devois la vie. Le lendemain Ă lâHure du dĂźner , on vĂźnt me due que milord ĂŹnâat- tendoit. CharmĂ©e de cette invitation , je courus Ă son appartement. Jây fus reçue comme une personne dont la prĂ©sence Ă©toit desirĂ©e. Je jouai du claveĂ»n aprĂšs le dĂźner, & ns quittai milord qu'Ă lâheure oĂč il se retiroit ordinairement pour prendre du repos. Chaque jour augmenta ma faveur auprĂšs de milord Alderson. Jâobtenois dejĂ des grĂąces lĂ©- ĂĂO II Ă S T 0 I R Ă gĂ©rĂ©s. A la priere de fou chapelain , je luĂź prĂ©sentais lĂšs humbles requĂȘtes de ses vassaux ou de ses fermiers. Jâobiigeois toute fa maison; !c respect; de ses gens pour moi croilfoit avec les distinctionsdu maĂźtre. On commen- qoit Ă se dire en secret miss Jenny fera bientĂŽt mĂŻl.>r Ă Aider suri. On croyoit milord fort attachĂ© Ă ma personne. Ceux qui le pensaient ne savoieut pas combien celui dont la complaisance amuse un grand , peut sĂ©duire son esprit suis intĂ©resser son cĆur. Je vĂ©cus plus dâun mois dans cette espece dâimimitĂ© avec milord, mangeant Ă sa table & passant une partie du jour auprĂšs de lui fans quâil daignĂąt me faire une feule question fur la situation fĂącheuse de ma fortune, sâitisonner des particularitĂ©s de mon malheur, ou des reĂiĂČurces qui pouvoient me rester. Une fluxion fur les yeux le privoic depuis iong- tems de la promenade. Les jalousies de Ion appartement demeuroient fermĂ©es , & lâobf- curitĂ© me laissait Ă peine lire les pieces difficiles qu'il ahnoit Ă 'mâeii tendre jouer. IL guĂ©rit enfin , & fe vit avec plaisir en libertĂ© de parcourir ses jardins , & de jouir des nouveaux embelliĂsemens quâon venoit dây faire. Un matin il mâenvoya prier de lâaccompagner Ă la promenade. Je me rendis avec lui au bord dâune piece dâeau, oĂč se jouoient quantitĂ© d'oiseaux aquatiques, accoutumĂ©s Ă venir au plus ĂIĂ I» Ă MIES j E N N Y. lĂ©ger lignai se disputer des grains quâon leur jet- toit. Le jour Ă©toiĂȘ fort grand dans ce !ieu ,oĂč rien ne Pombrageoit. Milord ne mâavoit point encore regardĂ©e avec autant dâattentĂon ni de facilitĂ© de nfexaminer. 11 me considĂ©ra long - tems. Un mouvement de surprise le fit se retirer en arriĂ©rĂ©, lever les mains & prononcer des mots entrecoupĂ©s, dont 1c sens ne m'Ă©- chappa point. II revint Ă moi, sâĂ©lĂŽigna encore, se rapprocha, me regarda fixement sans parler. Ensuite sâappuynnt fur une balustrade qui rĂ©girait autour du bassin , il bailla la tĂȘte dn cĂŽtĂ© de Peau, & sâĂ©cria quels traits , quel rapport , quelle Ă©tonnante conformitĂ© ! Que mon cĆur Ă©toit agitĂ©, madame ! Milord sâappercevoit de ma reĂlemblance avec lady Sara ; elle ie frappoit, mais fa surprise fie paroissoit mĂȘlĂ©e dâaucun attendriĂŹsement ; Ăźa sĂ©vĂ©ritĂ© de ses regards venĂČitde me glacer. InquiĂ©tĂ© , troublĂ©e , je gardois le silence, jâat- tendois en tremblant que milord le rompis lui-mĂšme. Son air, devenu si sombre en un instant, sembla sâĂ©claircir peu Ă peu. II se tourna vers moi, me fit une espece dâexcuse de ĂĂŹi longue distraction. Vous mâavez vivement rappelle, me dit-il , iwie personne dont lĂ© souvenir mâest odieux. Vos traits font semblables aux siens ; je souhaite que le ciel ne vous ait pas destinĂ©e Ă vous conduire comme elle, & quâi! vous garanciĂĂe de ses feijbleĂĂes. Nous HistoĂŹkĂ© continuĂąmes notre promenade , & pour la premiĂšre fois milord mâinterrogea fur le terns on jâavois perdu mes parens, fur les Ă©vĂ©ne- inens qui me privoient de mes biens, & fur le rang & la fortune de mon pere. InfinitĂ© de ce que je devois rĂ©pondre , il mâĂ©toit aisĂ© de le satisfaire fans me trahir niais peu accoutumĂ©e Ă dĂ©guiser la vĂ©ritĂ©s jâhĂ©sitois; mon embarras paroiĂĂoit jusques dans le son de ma voix , & je cherchois Ă dĂ©tourner la conversation dâun sujet dont la sincĂ©ritĂ© de mon cĆur ĂĂ« fentoit bleĂlee. Milord rentra plutĂŽt quâil 11e fembloit fe lâĂ©tre proposĂ©. Sous prĂ©texte dâun peu de lassitude s & de vouloir fe reposer , il me quitta aĂĂŹez brusquement. Je me crus perdue. Mistrifs Hammon & Lidy pensĂšrent, comme moi, quâil alloit me retirer la faveur. Cependant Ă lâheure du dĂźner, on vint Ă lâordinaire me dire quâil mâatten- tloit. Je ne vis point de changement dans fa contenance; mais il me parla moins , & mâob- lerva davantage. Ce qui devoit me rendre plus chere Ă son cĆur, ĂŹnâen Ă©loigna.*Je le trouvois souvent froid & sĂ©rieux. Pendant plusieurs jourS il me faĂŹucit er. foitanr de table, & fe retiroit promptement, marquant une forte de crainte que je ne le fui vidĂ©. Cette conduite abattit mon espoir, affligea mifhifs Hammon, & confirma Lidy dans lâidĂ©e quâiĂź ĂĂ«roit imprudent de lui dĂ©couvrir ma naissance, & ĂŻ ÂŁ M 1 S 5 j I S N T,' JI5 A de lâinĂtruire dâun secret dont la comtois, sauce le rendroit mort ennemi; Milord eut un peu de fievre , il sây joignit une violente attaque de goutte. MalgrĂ© riitdilfĂ©rence quâil me montroit depuis notre promemade, mes premiers sentimens nâĂ©- toient point afioiblis. Ses cris pĂ©nĂ©troient mon cĆur. EmpressĂ©e Ă partager avec mistriss Ham- mon remploi de le servir, assidue prĂšs de son lit, je voiois pour exĂ©cuter ses ordres. Je ne pouvois retenir mes larmes an r en tendant se plaindre tout haut des maux aigus quâil souffrait Pendant sa convalescence, il parut se souvenir de mes foins , & se montra sensible Ă ceux que je prenois alors de dissiper & lâinter- rogea dâun ton impĂ©rieux. Apprenant par elle que Lidy Ă©toic dans lĂ maison , il la demanda, lâaccabla de menaces, lui donria les noms les plus durs, nous reprocha Ă toutes trois un complot infĂąme , formĂ© en commun pour le tromper. I! ne vouloit rien Ă©couter, rien entendre; il traita leurs discours dâimpostures , de lĂąches suppositions, de mensonges inventĂ©s, dans le coupable dessein de noircir la mĂ©moire de' Sara, dâĂ©tabĂźir ma fortune & la leur fur la perte de fa rĂ©putation. II me semble voir encore ces femmes prosternĂ©es aux pieds de ce" cruel,moi, l,a tĂȘte appuyĂ©e fur le siĂ©gĂ© quâil DE MISS JENNY. I k? venoit de quitter, cachant mon visage & me s pleurs , mâefforqant en vain de retenir mes cris, & redoutant plus que la mort les regards mĂ©priĂans de milord. Sauvez ĂŹâinnocente & infortunĂ©e fille de ma chere maĂźtresse , lui disoit Lidy, sauvez» la des dangers oĂč iâexpose lâabandon de la nature entiere. Eh! pourquoi, milord , pourquoi vous tromperois»je ? Est-ce mon intĂ©rĂȘt qui mâengage Ă implorer vos bontĂ©s ? Ah , je ne demande point Ă les partager ! NĂ©e pauvre , je puis vivre fans peine du fruit de mon travail. Mais miss, Ă©levĂ©e dans saisines, nâa point appris Ă supporter rabaissement & la misere. Je le jure en prĂ©sence du ciel , je ne vous en impose point, câest la fille de sidy Sara dont vous voyez couler les pleurs , dont vous entendez les gĂ©miĂĂŹemens ; lui refuserez- vous un ? Assurez son fort... Ah ! si milord eĂ»t daignĂ© lire la lettre de sa fille expirante, mâaccuseroit-il aujourdâhui dâune criminelle supposition? Cette espece de reproche enflamma la colore de milord Alderson. Elle se porta Ă lâexcĂšs.... Mais souffrez , madame , que jâabrege le rĂ©cit de cette scĂšne odieuse. Indignement chassĂ©es de la prĂ©sence & de la maison de milord , traitĂ©es de misĂ©rables qui attentoient Ă son honneur, Ă sa fortune, peut- ĂȘtre Ă sa vie, nous sortĂźmes toutes trois du chĂąteau, pour nây rentrer jaipais. Ma feule consolation, dans H iij ĂŻi8 HrsToinĂŻ tme disgrĂące si mortifiante , fut de voir mis- fcriss Hammon placĂ©e plus avantageusement pu prĂšs dâune dame qui la desiroit depuis longâ tems. ObligĂ©e de suivre sa maĂźtresse en Irlande , elle me donna toujours de ses nouvelles. Quand je me trouvai en Ă©tat de recon-, noĂźtrefon amitiĂ©, jâappris avec douleur quâelle Ă©tait morte. Je retournai Ă Londres dans une situation Tesprit difficile Ă exprimer. On est bien malheureux , madame, quand aucune espĂ©rance ne sâossre plus Ă la pensĂ©e ; mĂȘme cette espĂ©rance vague , Ă©loignĂ©e , qui amuse nos dĂ©sirs, nous laisse au moins la douceur de former des projets, & dâenvifager un avenir moins fĂącheux. Les f premieres jours qui suivirent cette dure Ă©preuve , je voulus me soumettre Ă la triste condition oĂč je me voyois j rĂ©duite, Jâessayai de soulager Lidy, de m'occuper utilement comme elle, Nais eette intelligence , qui mâavoit fait acquĂ©rir sans peine deV talenç agrĂ©ables , mâabandonna quand il fallut Lem, ployer Ă comprendre de nouvelles leçons. Mes doigts , si habiles Ă parcourir les touches dâun clavecin, m'Ăšloient avec inal-adresse les dif- fĂ©rens assortimens des foies. Jâoubliois Ă tout moment ce quâon yenoit de me dire,^& m°n dĂ©goĂ»t pour les compagnes de mon travail me rcndoit cet apprentissage insupppr- BI MISS JENNY. II? A mon arrivĂ©e dâOxfort, mistriss Mabel conseilloit Ă Lidy de chercher Ă me placer auprĂšs dâune dame de la cour, ou chez quelque riche habitante de la citĂ©. Bien des femmes , difoit-elle , dĂ©sireraient de jeunes personnes propres Ă les accompagner en. public , & Ă les amuser dans leurs heures de retraite. Ce parti mâinfpiroitune vĂ©ritable rĂ©pugnance; il mâauroit sĂ©parĂ©e de Lidy jâespĂ©rois alors la protection de milord Alderson. Dâaiiieurs, inconnue Ă tout le monde, ĂĂ ns un ami pour me prĂ©senter, pour prĂ©venir sur mes mĆurs, fur mes sentimens, comment paraĂźtre dans une maison, nâayant Ă exposer que le besoin dây ĂȘtre admise ? Comment me rĂ©soudre Ă soutenir des interrogations naturelles, des questions simples Ă faire, des demandes ordinaires, si embarrassantes , si fĂącheuses Ă entendre , quâon nây peut rĂ©pondre , fans trahir la vĂ©ritĂ© , ou la dĂ©couvrir en rougissant ; puisquil est un Ă©tat oĂč lâon rougit Ăans avoir commis de fautes Ăź Ah , madame ! quel prĂ©jugĂ© faux & barbare soumet au mĂ©pris tant dâinnocentes crĂ©atures, & laisse jouir de lâestime publique les auteurs du crime dont elles subissent la honte ! Nos peres ont Ă©tabli des loix bien injustes. Lâin- tĂ©rĂȘt les conserve'en vigueur; lâamour du plaisir les enfreint fans cesse. Quelle contrariĂ©tĂ© dans nos principes & nos mĆurs ! Comment un homme libre , dĂ©terminĂ© Ă ne point H iv ĂŻ2 Histoire sâengager, ou dĂ©jĂ liĂ©, ofe-t-il se livrer $ lâardeur de ses sens , sâabandonner Ă leur ivresse? lui qui, pour contenter ses dĂ©sirs , doit en dĂ©shonorer lâobjet, & risquer de faire un malheureux. Depuis mon retour de Windsor, mes vues Ă©toient changĂ©es. Je desirois ardemment de retrouver une protectrice. M. Burnet , un honnĂȘte nĂ©gociant, qui faisoit travailler mis- triss Mabel, se chargea avec bontĂ© dâemployeç ses foins pour me placer. En eflet, il me prĂ©senta Ă plusieurs personnes. Vous dirai-je, madame, le dur accueil, leg hauteurs , les dĂ©dains que j'essuyai de celle dont mon malheur excita la Froide & humiliante compassion ? Ma jeunesse , ma sigure , devinrent le sujet de mille choquantes rĂ©'flĂ©- xions. Sans se dĂ©terminer Ă mâobliger , on sâentretenoit devant moi des inconvĂ©nient quâii y auroit Ă le faire. ExaminĂ©e , dĂ©concertĂ©e , plainte & rejettĂ©e , je parus Ă la toilette de vingt femmes, & ne Fus acceptĂ©s dâaucune. Ces dĂ©marches rebutantes & infructueuses mâaffligerent sensiblement. La mort de sir Humfroi acheva de m'accabler ; une sombre tristesse abattit mes esprits. Elle augmenta chaque jour, & me conduisit pep Ă peu Ă cette eĂpece de langueur qui se tourne aisĂ©ment eu consomption. LĂŹdy sâeffraypit dp dĂ©rangement de * » E MISS Jenny. ILx santĂ©; elle me forqoit Ă rester dans ma chambre , cherchoit Ă me distraire , Ă mâamuser. Elle me prĂ©parait des mets propres Ă flatter mon goĂ»t. Son inquiĂ©tude , ses attentions tendres & continuelles, mâengagoient Ă renfermer une partie de ma sensibilitĂ© pour mĂ©nager la sienne. Cette contrainte aigriĂsoit mes chagrins ; je me croyois prĂȘte Ă y succomber, quand !e hasard mâoffrit un moyen de changer ma situation. Lidy mâavoit conduite un marin an parc Saint-famĂ©s, dans le dessein de me faire prendre Pair je me promenois lentement avec elle. Au dĂ©tour dâune allĂ©e, un homme qui soi toi t de celle oĂč jâentrois , revint fur ses pas & sâarrĂštant devant moi , il sâĂ©cria ĂŽ bonheur ! câest elle, câest miss Jenny Banville ! EtonnĂ©e dâentendre mon nom, je levai les yeux fur celui qui venoit de le prononcer, 8c reconnus sir James Humley. Cette rencontre me troubla. Dans lâinfortune on ne fixe pas fans Ă©motion ceux dont la vue rappelle un te m s plus heureux. A leur aspect le cĆur prĂ©vient, par son attendrissement, la mortification quâil craint, ou les consolations qu'il. espĂ©rĂ©. Le baronnet Ă©toit si sensible au plaisir de. me revoir, si charmĂ© de me retrouver inopinĂ©ment, aprĂšs six mois dâune pĂ©nible & inutile recherche, quâil exprimait Ă ia fois mille 122 H I S T O I R S sentimens diffĂ©rons. II 11e pouvoit, disoh-il, me pardonner mon silence, cette rigueur qui jnâavoit portĂ©e Ă laisser ignorer ma demeure Ă miss Clifford , fans doute pour me dĂ©rober aux empressemens dâun homme dont PĂąmons & les foins me fatiguoient. Des transports de joie interrompoient ses reproches. II ou- blioit mes torts » se livroit tout entier Ă la satisfaction de son cĆur. Ensuite il recommen- çoit Ă se plaindre, Ă m'accuser. PrĂ©cipitĂ© dans le dĂ©sespoir par ma conduite Ă son Ă©gard , ses projets de bonheur, ses plus cheres espĂ©rances s'Ă©toient Ă©vanouis. Ma nĂ©gligence, mon dĂ©dain, ma haine, les avoient pour jamais dissipĂ©s , il ne pouvoit plus ĂȘtre heureux ! OccupĂ© de lui, des mouvemens vifs & variĂ©s de son ame , il nâappercevoit, ni mon embarras , ni le changement marquĂ© de ma personne. Ma pĂąleur & lâair dâabattement rĂ©pandu sur mon visage le frappĂšrent enfin. Un tendre intĂ©rĂȘt se peignit sur tous ses traits. II prit une de mes mains, & la pressant doucement que vois-je , dit-il ! Que! sombre nuage obscurcit ce front charmant ! Chere miss , vous soupirez, vous retenez des larmes prĂȘtes Ă vous Ă©chapper; vos trilles regards pĂ©nĂštrent mon ame. Lâaimable Jenny gĂ©mit tout bas, elle semble dĂ©daigner un ami dont le cĆur lui est dĂ©vouĂ©. Ah ! parlez , confiez vos secrets Ă ma foi. Vous me verrez L L MISS J E H S t 12 Z prompt Ă vous servir, vous prouver paj mon zele un vĂ©ritable que vos froideurs, vos mĂ©pris mĂȘme nâaftoibliront jamais. Je nâai point de secret, dis-je alors , dĂŽat la communication puisse paroĂźtre une marque de confiance. Si je ne donnai jamais dâes- pĂ©ranee Ă sir Ja , dans un tems oĂč tout mâautoĂźisoit Ă croire quâil mâĂ©toit possible de le rendre heureux, je veux bien lui apprendre aujourdâhui, que pour son propre avantage il doit Ă©touffer ses sentimens. Pour mon piopre avantage , rĂ©pĂ©ta le baronnet ! Quâentends-je ? Quoi, miss, Ăštes-vous engagĂ©e ? La profonde tristesse oĂč je vous vois livrĂ©e, seroit-elle la suite dâune union prĂ©cipitĂ©e & malheureuse ? Auriez-vous disposĂ© de votre cĆur , de votre main ? Vos paĂŻens sont-ils de retour en Angleterre ? Veut- on vaus sĂ©parer dâun objet chĂ©ri , ou vous lier malgrĂ© vous? Votre affliction naĂźt-elle de la contrainte quâon veut vous imposer, ou du regret dâavoir mal placĂ© vĂłs affections ? Pardonnez ces questions Ă mon zele, Ă une passion plus vive dans cet instant quâelle ne le fut jamais. Ni ma main, ni mon cĆur ne font au pouvoir de personne , repris-je avec assez de fiertĂ©. Je nâai point de reproches Ă me faire, & ne me fuis point encore attirĂ© ceux des autres. Si yoijs voulez me prouver cette amitiĂ© dont ĂŻ 24 Histoire vous cherchez Ă rĂ©assurer, ne vous obstinez pas Ă dĂ©couvrir le sujet de mes peines , & laissez moi la libertĂ© dâĂ©viter des questions qui en redoublent lâamertume. E11 parlant je mâavançois vers la porte, dans le deflein de me retirer } mais sir James mâarrĂštant non, dit-il , je ne vous la laisserai point cette cruelle libertĂ© j vous ne me quitterez pas ainsi, vous ne mâenleverez point un bien que le hasard mâa si heureusement rendu ; je vous suivrai par-tout , je saurai ce que vous me cachez. Un intĂ©rĂȘt trop vif me fait dĂ©sirer de pĂ©nĂ©trer ce mystĂšre. Si, comme vous le dites , votre cĆur n'est au pouvoir de personne, par quelle bizarrerie vouĂźez-vous fuir un homme dont le tendre penchant vous est connu ? Est- ce mon amour qui me rend importun ? Eh bien , je cesserai de vous en parler , je renfermerai dans mon ame les sentimens que vous mâinspirez mais au moins souffrez ma prĂ©-, sence, traitez-moi comme un ami, comme un fidele , un ardent ami. O ma chere Jenny ! dĂšs cet instant jâen adopte le titre, & je jure dâen remplir tous les devoirs. II mâavoit forcĂ©e de mâasseoir pour lâĂ©cou- ter. La vivacitĂ© de ses expressions & de ses mouvetnens redoubloit mon embarras. II me pressoit, il me conjuroit de parler. Je sentois une rĂ©pugnance invincible Ă lui dĂ©couvrir ma situation , & voyois lâimpoĂsibilitĂ© de la lui cacher long-tems. Je tournai les yeux vers BI MISS J E N N T. I2f LĂdy. Mes regards l'invitoient Ă rĂ©pondre pour moi. Elle mâentendit; & sâadreĂlĂ nt au baronnet un triste Ă©vĂ©nement a changĂ© le fort de miss , dit-elle ; jâignore dâoĂč naĂźt son trouble & pourquoi elle semble craindre de Pavouer. La privation des biens de la fortune ne peut inspirer de honte quâĂ ceux dont la conduite imprudente a causĂ© la ruine. Si miss Jenny nâestpĂŹus riche, elle p ssede encordes qualitĂ©s qui la rendoient estimable. Elle est obligĂ©e fans doute Ă sir James de PintĂ©rĂȘt qu il prend Ă ses chagrins cependant rĂ©duite Ă vivre dans un Ă©tat diffĂ©rent de celui oĂč elle fut Ă©levĂ©e , ie ne crois pas que les visites dâuil homme de son Ăąge puissent ĂȘtre admises chez une personne aulTi jeune, dĂ©nuĂ©e de biens, de parens , d amis , dont PĂŹndĂ©pendance devien- droit nouveau malheur, si la plus exacte dĂ©cence ne rĂ©gloit toutes ses dĂ©marches. Cette premiere ouverture augmentant la curiositĂ© du baronnet, engagea Lidy Ă entrer dans de plus grands dĂ©tails. Elle cacha les noms de mes parens, faus cacher leur condition . mon Ă©tat, ni la perte de mes espĂ©rances. L'intention de cette fille, en marquant uns entiere confiance Ă Phomme qui lui avoit montrĂ© la plus forte passion d'unir son sort au mien, Ă©toit dâapprofondir ses senti mens F PĂ©loigner de moi, sâil tenost Ă la fortune, ou au prĂ©jugĂ© ; & de seconder ses vĆux, ĂĂŻ leur dĂ©sintĂ©ressement lui permettoit de con* ĂŹM HĂŹSfĂĂRĂ set ver le dĂ©sir de mâĂ©pouser. Dans ma position J lâamour de sir James lui paroissoit une ressource quâil eĂ»t Ă©tĂ© imprudent de nĂ©gliger. Le baronnet lâĂ©couta avec une extrĂȘme attention. Loin dâĂȘtre refroidi par cette dĂ©couverte » elle sembla Ă©lever en lui un mouvement de joie. O ma chere Jenny, sâĂ©cria- t-iĂź du ton le plus animĂ© Ăź ĂŽ quâil nĂźâest doux de pouvoir rĂ©parer vos pertes , dâespĂ©rer dĂ© voir bientĂŽt renaĂźtre la sĂ©rĂ©nicĂ© sur cet aimable visage ! Mais permettez-moi dĂ© vous reprocher une preuve si marqfuĂ©e de votre indiffĂ©rence. Quoi, dans ce triste abandon, mori idĂ©e ne s'est jamais prĂ©sentĂ©e Ă votre esprit ? Vous nâavez jamais pensĂ© quâil vous restoit un ami, un tendre, un solide ami ? Nâim- porte ! OubliĂ© , mĂ©prisĂ© , cqt ami nâen est pas moins dĂ©cidĂ© Ă vous aimer , Ă vous servir. II sera trop payĂ© des soins quâil sâapprĂȘte Ă vous rendre, si vous daignez les recevoir. Heureux de mettre Ă vos pieds ma fortune, je commencerai Ă chĂ©rir des biens qui deviennent dans mes mains un moyen de rĂ©pandre iâa- grĂ©ment fur vos jours. Les peines dont notre cĆur seul est aĂfĂȘctĂ©, nous disposent a la reconnaissance pour tous ceux qui sây montrent sensibles. Celles qui naissent du besoin , dĂ© rabaissement oĂč il est rĂ©duit, nous rĂ©voltent contre la compassion ; sentiment quâil est difficile dâexprimer sans en humilier lâobjet. Ge raĂšme sir James qui, six mois aupara- s L MISS jENNY. Ăii Vaut, oioit Ă peine lever les yeux devant moi, craignoit tant de me dĂ©plaire , de m'irriter en me parlant de fa tendreĂfe, enhardi par mon malheur , fembloit Ă prĂ©sent se croirai lâarbitre de ma destinĂ©e. On eĂ»t dit que la ruine de mes espĂ©rances Ă©levoit les siennes » lui donnoit des droits assurĂ©s fur ma bienveillance , me rendoit dĂ©pendante de lui, de fort amour, de ses bienfaits. Je ne fais quel mĂ©lange de dĂ©goĂ»t & de fiertĂ© me portoit Ă rejetter son amitiĂ© , Ă desirer dâĂ©loigner cet homme de moi ses offres ne mâinspiroienS point de reconnoissance ; je ne me sentois point touchĂ©e de ses empressemens ; lâair de satisfaction qui brilloit dans ses yeux, mâoffensoit. Celui de la modestie, mĂȘme de la tristesse * eĂ»t Ă©tĂ© plus convenable Ă lâoccasion. Sâil est gĂ©nĂ©reux de trouver de la douceur Ă rĂ©parer les pertes dâun ami, il est plus gĂ©nĂ©reux encore de sâafflĂger , en lâobligeant, du malheur qui lui rend nos secours nĂ©cessaires, & les contraint Ă les recevoir. Ces distinctions dĂ©licates ne font pas dans le cĆur du commun des hommes. GuidĂ©s ordinairement par leurs passions, accoutumĂ©s k se prĂ©fĂ©rer eux-mĂȘmes Ă tout, leurs dĂ©sirs, leur intĂ©rĂȘt forment lâunique point de vue fous lequel ils envisagent les objets. Sir James mâaimoit, mâavoit perdue , me retrouvoit ; un Ă©vĂ©nement lui rendoit le plaisir de me voir; quâimporte fĂź cet Ă©vĂ©nement Ă©toit triste pour iĂźg Histoire moi ? II rcmpliĂsoit ses vĆux les plus ardehs ; auroit-il pu nĂ© pas sentir de la joie , quand il se persuadoit que sa rencontre, son amour & sa gĂ©nĂ©rositĂ© paroĂźtroient des relĂŹources fi avantageuses Ă lâinfortunĂ©e qui rougiĂloit de fa pitiĂ© ? ObstinĂ© Ă ne me point quitter sans con- noĂźtre ma demeure, il me força de la lui ap-i prendre. BientĂŽt il me sembla quâelle fĂ»t devenue la sienne par son assiduitĂ© Ă sây rendre, ses plaintes fur son peu dâagrĂ©ment, & ses sollicitations pour mâobliger dâen changer. Lidy lui reprĂ©sentoit inutilement rimpofĂĂŹbi- ĂźitĂ© oĂč jâĂ©tois de mâen procurer une plus commode ou plus riante il levoit aisĂ©ment les difficultĂ©s quâelle nommoit insurmontables ; mais il nous trouva toutes deux trĂšs dĂ©cidĂ©es Ă ne lui rien devoir. Le baronnet Ă©puisa en vain tous les moyens de rnâengager Ă recevoir ses secours. Je refusois ses prĂ©sens, & me montrois offensĂ©e de b libertĂ© quâil prenoit de mâen offrir. II voulut dĂ©poser dans les mains de Lidy une somme considĂ©rable, assez forte pour nous mettre lâune & ĂŹâautre Ă lâabri du besoin. Elle refusa de Ăźâen charger. La conduite du baronnet excita sa dĂ©fiance; elle craignit quâil ne cherehĂąt Ă la gagner, Ă me sĂ©duire; elle me mmuni- qua ses idĂ©es. Ma froideur % " ia rĂ©serve augmentĂšrent. Sir James devint rĂȘveur, chagrin, fĂącheux, fans ceĂĂer dâĂȘtre assidu, mĂȘme importun. B E MISS J E N N t Ă2$ portun. II paroilToit chez moi Ă toutes les heures du jour. Nâayarit aucun Heu pour me retirer, jâĂ©tois forcĂ©e de souffrir sa prĂ©sence, & dâentendre ses plaintes continuelles. II me reprochoit mon peu de confiance , ma fiertĂ©, une hauteur dĂ©placĂ©e qui me faĂŹsoit rejettes les dons de samitiĂ©. II ignoroit, diToit-iL avec emportement, oĂč ma duretĂ© pouvoâit la conduire ; elle le pĂ©rdroit, elle causcroit sa mort. Souvent il me rĂȘprĂ©sentoit les dangers auxquels mâexposoient ma jeunesse & mon indigence ; il mâentretcno'it fans cesse de son amour, de ma misere, & jamais de ses premiers desseins. II sembloit avoir oubliĂ© que jâctois libre , maĂźtresse de disposer de moi- mĂȘme. Le seul moyeu de mâengager naturellement Ă lui ĂȘtre obligĂ©e , Ă recevoir ses bienfaits , ne sâossroit point Ă son esprit. II me montroit autant' de passion quâĂ Oxford ; mais les expressions de la tendresse portoient un caractĂšre diffĂ©rent. Ce nâĂ©toit plus le langage dâun amant soumis , qui demande des grĂąces; câĂ©toit celui dâun protecteur prĂȘt Ă Ă©n accorder. II ne montroit point Ă mes yeux ce zele aimable de lâamour, de lâamour pur & dĂ©sintĂ©ressĂ©; zele ardent, mais timide , qui agit en silence, se cache soigneusement, & se croit trop payĂ©. sâil est utile & ignorĂ©. FatiguĂ©e des longues & frĂ©quentes visites de sir James, de ses empreĂsemens^ de ses discours, de ses offres & des choquantes images Tome IlL ĂŻ / j jo H i s t o i t t que prĂ©sentoient Ă mon idĂ©e les assiduitĂ©s dâun homme dont les intentions ne parois- soient point honorables , je songeois Ă me procurer une aurre demeure, quand M. Burnet mâĂ©crivit dc Cambridge, oĂč ses affaires le re- tenoient depuis un mois. Une dame respectable oonsentoif sur sa parole, me disoit-il, Ă me recevoir chez elle. ElleĂ©toit veuve, point trop ĂągĂ©e. Son fils unique venoit de partir, dans le dessenr de faire le tour de lâEuropc. M. Burnet sâĂ©tcndoit fur les avantages de cette place. AprĂšs plusieurs complimens polis , il mĂčvertiiloit de me tenir prĂȘte un jour quâiĂ mâĂndiquoit, nâcn devant passer que deux Ă Londres, K voulant me prĂ©senter lui-mĂȘme u lâobĂŹigennte dame, dont il se trouveroit heureux de me procurer la protection & lâa- mitiĂ©. Une si favorable occasion cĂźâĂ©viter sir James, m'eĂčt causĂ© plus de joie , si je nâavois pas dĂ» me sĂ©parer de Lidy. AccoutumĂ©e dĂšs mon enfance Ă voir cette fiĂŹĂŹe, Ă lâaimer, Ă me conduire par ses lumiĂšres, Ă la regarder comme la feule personne qui me fĂ»t attachĂ©e, jâĂ©- preuvoi's une douleur vĂ©ritable, en songeant Ă la quitter. Jâaurois prĂ©fĂ©rĂ© une vie pĂ©nible avec elle, Ă lâaifance que je ne pouvois lui faire partager. Ses reprĂ©sentations , ses priĂšres , ses instances me dĂ©terminĂšrent Ă ne pas nĂ©gliger la protection qui mâĂ©toit offerte. II me restoit \ DE MĂSS ] I N K Ăź. 131 iin peu dâargent, quelques bijoux, une gar- derobe fort riche & trĂšs-complette. Je comp- tois lui laĂŹĂĂŻĂšr tout, exceptĂ© m. n linge, mes dentelles, v les habits cĂâune saison. Ce qu'ori Ăźue promettoit pour a on entretien, me pa- roirĂbic* assez considĂ©rable. En Ă©pargnant sur cet objet, jâespĂ©rois dispenser Lidv d un travail trop aisulu. Le projet !e plus cher Ă mon cĆur Ă©toit dâadoucir son fort, piusque je ne pouvois le rendre heureux. Je cachai mes deiieins Ă sir James; mais je nĂ© pus me dĂ©fendre dâun extrĂȘme embarras en fa prĂ©sence. On ne fixe pas fans trouble une personne que lâon fe diipofe Ă chagriner ; la certitude de lui causer bientĂŽt de la peine, en fut reĂlentir Ă Ion aspect. Le mardi, jour marquĂ© par M. Borner, Ăl vint Ă midi chez moi § & me trouva prĂȘte ĂĄ le suivre. II donna tant de louange Ă ĂŹa darne dont jâallois devenir la conmagne & l amie , que Lidy charmĂ©e en fĂ©coutant, lui demanda Ă vec empressement lĂ© ncjni de miĂady; 11 rĂ©pondit quâ sâappelloit lĂ dy Lindfey. Peignez-vous ma surprise, madame, efi entendant prononcer ce norti. Celte dont M» Burnet avoir mĂ©nagĂ© la bontĂ© pour moi , Ă©toit ĂŹa roere de sir Marris , la plus proche parente de milord Aiderions & lafem'e personne qssil vit avec aĂsiduitĂ©. Cette bizarrerie de mon dessin trie sut si feu- iĂŹble, que me laissant tomber fur un siĂ©gĂ© s I ij Histoire IZ2 je mâabanqortrai Ă des larmes, Ă de tristes gĂ©- roissemens , fans pouvoir expliquer Ă M. Burnet la cause, dâun mouvement qui devoit lui paraĂźtre Ăs extraordinaire. Lidy , pĂ©nĂ©trĂ©e de. Ăźa mĂšme douleur , lui dit enfin , que milady Lindsey Ă©tost Ăźâuni- que dame eu Angleterre dont la maison ne mâoĂźĂroit point un asyle convenable j de fortes raisons me dĂ©fendant absolument de me prĂ©senter chez elle. M. Burnet fit voir beaucoup de chagrin de nâavoir pu rĂ©ullĂŹr Ă mâobliger} & fans. montrer une indiscrette curiositĂ©, il se . retira , mĂ©content peut-ĂȘtre de la dĂ©marche inutile oĂč son bon cĆur venoĂt de lâen- gager. âą . Sir James arriva un instant aprĂšs. JâĂ©tois debout quand il entra, le visage cachĂ© dans le sein de Lidy} jâembrassois Ă©troitement cette fille , nous pleurions toutes deux. Mon attitude, mes larmes, celle de Lidy, alarmĂšrent le baronnet. II sâem pressa de demander la cause de ce redoublement de chagrin. II fallut cĂ©der Ă son inportunitĂ©, ĂŹui rSndre compte des soins de M. Burnet, du fĂącheux inconvĂ©nient qui sâoppofoit Ă leur ed'et , enfin des raisons que jâavois de craindre la rencontre de milord Aider fou, & dâĂ©viter de le voir jamais. Loin de chercher Ă me consoler dâuu Ă©vĂ©nement fi yriste 5 fir James sâcmporta contre moi & contre Lidy. II lâaccufa de me donner de-fausses idĂ©es de ses sentimens, Avez-vous v t MISS J E N ĂT Y. 133 pi? prĂ©fĂ©rer, me disoit-il, un dur esclavage , une vĂ©ritable servitude, aux offres rĂ©itĂ©rĂ©es dâun tendre ami ? Votre injuste prĂ©vention vous trompe & me dĂ©sespere. Pius je veux vous ĂȘtre utile , plus vous vous montrez soupconneuse. O r °z me rĂ©pondre, ingrate, conts* nua- t - il avec coiere ; sur quoi vous dĂ©fiez- vous de moi, de mgs intentions? Ai-je mis un indigne prix aux bienfaits qne je me fuis efforcĂ© de rĂ©pandre fur vous? Ai je exigĂ© !a plus lĂ©gere marque de reconoilfance en voulant vous faire un fort? Je me fuis tĂ». Mou cĆur a craint de gĂȘner le vĂŽtre, Une dĂ©licatesse , dont jâeĂpĂ©rois de plus doux effets , mâa persuadĂ© jusquâĂ ce moment de garder le silence fur mes dĂ©sirs. Jâattendois, pour vous les exprimer, que le tems & la situation paisible oĂč vous feriez pat mes foins , euĂfent disposĂ© votre ame Ă recevoir avec plaisir des propositions presque rejettĂ©es Ă Oxford-. Exiger le sacrifice de la libertĂ© de miss Jenny avant de lâobltger, nâĂ©toit- ce pas abuser d son malheur, lui imposer des loix, paroĂź- tre arracher un aveu que je voulois devoir Ă son estime , Ă sa tendresse ? Et sâadreĂsant Ă Lidy parlez, lui dit-il ; rĂ©pĂ©tez Ă miss les offres dont vous mâavez fait un crime dans son esprit Je lâavoue , le peu de succĂšs de mes foins Ă Oxford, son oubli pendant mon absence , ce chagrin si marquĂ© en me revoyant au parc saint James, mâont trop appris quâelle I iij 134 Hiiioije ne partagĂšrent jamais mon amour. Dans ces circonstances quâai-je fait ? Jâai vois u adoucir fa situation, rendre son sort indĂ©pendant des autres & de moi-mĂȘme. Est-ce un attentat contre son honneur ? Cependant ce projet dĂ©sintĂ©ressĂ© a redoublĂ© ses dĂ©dains , excitĂ© votre dĂ©fiance & la sienne. Que me restc-t-il Ă dire, Ă faire, Ă tenter, Ă espĂ©rer? Ah ! pĂ©nĂ©trĂ© moi-mĂȘme da chagstn le plus .amer... II sâinterrompit , fit quelques pas dans la chambre , revint prĂ©- de moi, sâaiEt > prit une de mes mains, la preiia , soupira. O miss, miss, dit - Ă! dâun ton triste, vous ne savez pas combien vous mâaffligez. Mon cĆur est dĂ©chirĂ©. Si vous mâaviez aimĂ©, cette main se- roit Ă moi , elle y seroit ! Tous mes vĆux comblĂ©s.... Mais vous ne mâavez jamais montrĂ© dâestime, de prĂ©fĂ©rence. Je fuis comdamnĂ© Ă conserver un amour tendre & malheureux qui ne peut vous toucher. Une feule consolation se preĂentoit Ă mon cĆur dĂ©sespĂ©rĂ©, celle de vous servir -, vous m en privez durement de toutes vos rigueurs , cette derniere nfest la plus sensible. En finissant de parler, sir James laissa tomber la tĂšte fur ma main quâi! tenoit encore, Je la sentis mouillĂ©e de ses larmes. Son attend rilĂźemen t , ses paroles, Pair dont il les avoit prononcĂ©es ; cette candeur dâune amç vraie, prompte Ă sâavoue ses erreurs , me filent craindre de mĂ©riter les reproches de sir D L MISS j I S » ĂŻ. 135 James , en portant trop loin cette dĂ©fiance quâiĂŹ me teproehoit. Les motifs de son silence sur ses intentions me parurent trop nobles pour ne pas exciter ma re connoissance. Lidy se trompoiĂź peut-ĂȘtre, & mâengageoit Ă me tromper aussi. Pardonnez, dis-je au baronnet, pardonnez une conduite dont le principe prend sa source dans cette crainte inquiĂ©tĂ© , compagne du malheur. On mâa peint le monde fous des couleurs Ă©trangĂšres. Le pauvre y vit comme sâil rĂŹâexistoit pas , il n'i-ntĂ©ressepersonne. Mon peu d'expĂ©rience redouble Ă mes yeux les dangers de ce monde qui mâest inconnu. JettĂ©e en naissant dans ce vaste univers oĂč je fuis fans appui, je porte avec effroi mes timides regards autour de moi ÂŁ tous les ĂȘtres qui mâenvironnent tiennent Ă d'autres par quelques liens. Moi feule, isolĂ©e dans la nature , je mây vois comme un jeune oiseau, qui, tombĂ© du nid de Ăa mere , Ă©tend en vain ses fossiles ailes vers lâafylc oĂč il ne peut rentrer. Sir James, emportĂ© par un mouvement vif & passionnĂ© , se prĂ©cipita Ă mes genoux. Non, sâĂ©cria-t-il, non , vous nâĂštes point abandonnĂ©e , vous nâĂštes point isolĂ©e dans la nature; un cĆur pĂ©nĂ©trĂ© de tendresse tient Ă vous, sâintĂ©resse Ă vous, vous rĂ©vĂ©rĂ©, vous aime, vous adore ! Vous voyez Ă vos pieds yiĂź ami, un amant, un Ă©poux, si vous dai- I iv Histoire iz6 gnez lâaccepter. Donnez-moi votre foi, reee" vez !a mienne ; je deviens votre appui, votre protecteur ; je vous mets Ă lâabri de ces dangers qui excitent vos craintes. O ma chere Jenny ! celiez de rĂ©pandre des larmes, levez fur moi ces yeux parlans ; sâils me disent seulement que vous ne me haĂŻssez pas , demain, ce soir , dĂšs cet instant, je me lie pour jamais Ă vous, je consacre toute ma vie Ă rendre la vĂŽtre heureuse. Ces noms de protecteur , dâappui, dâĂ©poux, flattĂšrent mon ame oppressĂ©e , la ranimĂšrent, mâinspirernt une forte de vĂ©nĂ©ration pour celui qui prenoit ces titres honorables; je me repentis dâavoir mal jugĂ© dâun homme gĂ©nĂ©reux. Le sentiment qui sâimprima dans mon cĆur, me fit Ă©prouver ei9 faveur de sir James une partis des mouvemens dont la premiere vue de milord Alderson mâavoit affectĂ©e. A ses priĂšres redoublĂ©es, je levai les yeux fur lui; la recon- noissance çây peignoit ssans doute. Le barbnnet crut y voir une expression plus tendre. TransportĂ© de joie , il se leva , jetta ses bras autour de moi, me pressa contre son sein, en sâ criant ĂŽ ma charmante Jenny ! ce regard mâannonce mon bonheur, & lâa dĂ©jĂ com? mencĂ©. Depuis ce moment, la confiance &Tâinti r mitĂ© RĂ©tablirent entre nous. Sir James mâeit- tretint de fa situation , de ses projets , de ses gfpĂ©rançes. NĂ© en Eçosse, il en haĂŻssoit le sĂ©- D E MISS Je N N y. 137 jour , Sr. sollicitoit lâagrĂ©ment dâune charge Ă la cour-. Le duc dâArgyĂŹe, son parent., sâem- ployoit pour lui faire obtenir celle quâil siroit. RestĂ© enfant fous la tutelle dâune mers fort attachĂ©e Ă iâĂ©glife romaine, on avoit formĂ© des doutes fur fa croyance. II ft!loi t les dĂ©truire. Le duc dâArgyie y travailla dâabord de tout son pouvoir; mais depuis quelque tems sir James fe plaignent de fa lenteur a f obliger , & le foupqonnoit dâintelligençe avec une dp ses parentes, obstinĂ©e Ă le marier en EcoĂfe, oĂč elle lui destinoit une riche hĂ©ritiĂšre, II souhaitent ardemment cette charge. Sesdifcours me firent entrevoir quâetle Ă©toit nĂ©ceiiaire Ă fa fortune. La crainte de manquer un Ă©ta- bliliement considĂ©rable, pouvoir ĂȘtre entrĂ©s dans les raisons du silence gardĂ© si long-tems Ăur ses desseins Ă mon Ă©gard. Lidy le pensa comme moi, & ses idĂ©es me confirmĂšrent dans les miennes. La reconuoiiĂŻance ouvre rarement le cĆur lâamour ; mais elle y fait naĂźtre un sentiment rĂ©flĂ©chi , moins vif & plus fort peut- ĂȘtre. II nous porte vers la complaisance , nous rend attentifs aux intĂ©rĂȘts de f objet qui nous lâinspire , augmente Ă nos yeux le prix des grĂąces reçues, & nous conduit Ă craindre fans celle de lui nuire ou dâabufer de fa bienveillance. Sir James me pressant de fixer le tems oĂ j? youdrois bien le rendre heureux, je crus ;Z8 Histoire devoir lui reprĂ©senter que dans les circonstances oĂč il se trouvoit, son mariage avec moi Ă©toit une vĂ©ritable imprudence. En le voyant sâunir Ă une personne qui ne lui apportoit ni fortune ni alliance, le dus dâArgyie pourvoi t se refroidir davantage, peut-ĂȘtre mĂšme lui devenir contraire & traverser ses projets. Cette parente obstinĂ©e Ă le marier en Ecosse, donc il espĂ©roit , disoit-il, une riche succession , irritĂ©e de son choix, changeroit peut-ĂȘtre ses dispositions. Eh ! quel dur reproche nâaurois-je point un jour Ă me faire, si je lui voyois des chagrins fans pouvoir me dissimuler dâen ĂȘtre la premiere cause! Je le priai de sâĂ©pargner des regrets , de prendre du tems pour se consulter sur une dĂ©marche si importante , & dâattendre au moins celui oĂč il seroit en possession de la place quâil demandoit. Sir James se montra fort touchĂ© de cette preuve de mon amitiĂ©; elle lui fit une impression sensible, trop vive mĂȘme pour lâoc- easion. Ses yeux se mouillĂšrent de pleurs. II me remercia tendrement, hĂ©sita, parut embarrassĂ©, & me dit avec timiditĂ© , quâil Ă©toit facile de concilier ses intĂ©rĂȘts & fa satisfaction, si je consentois Ă Ă©viter lâĂ©clat dâune cĂ©rĂ©monie publique, & Ă vivre deux ou trois mois pour lui seul. Rien ne devoit me faire souhaiter de paroĂźtre dans le monde , & ta pompe dâune fĂȘte ne couvcnoit guere Ă m» I V 2 MISS J E N K Y IZ§ position. Lidy ne dĂ©sapprouvant point l'empressement de sir James , se joignant mĂȘme Ă lui pour hĂąter nies rĂ©solutions , je cĂ©dai Ă leurs instances, & je nommai le jour si ardemment demandĂ©. Comme un goĂ»t dâhabitude me faisoit prĂ©fĂ©rer le lĂ©jour de la campagne Ă celui de Londres , sir James loua une maison Ă Islington. Les articles , examinĂ©s par Lidy, lui parurent Ă mon avantage. AprĂšs les avoir signĂ©s, je me vis contrainte Ă recevoir des prĂ©sens considĂ©rables ; le baronnet mâen accabloit, son impatience Ă©galoit sa prodigalitĂ©. Lâap- proche dâun moment que je redoutois redoublent ses transports; il sâen occupoit fans cesse ; il sembloit si content de me voir prĂȘte Ă combler ses vĆux, si heureux par l'assurance de vivre prĂšs de moi, avçc moi, & pour moi , que je rougissais en secret de la tristesse intĂ©rieure de mon ame ; je nvaccp- sois de singularitĂ©, dâingratitude ,âą mon cĆur se reprochoit sa froideur, & la conservoit. Ah , madame , quâil est diffĂ©rent d'envisager la fortune ou le bonheur ? La permission ecclĂ©siastique, obtenue par sir James , nous laissoit le choix du lieu de la cĂ©rĂ©monie. II eĂ»t Ă©tĂ© difficile de la faire dans rna chambre , fans que mistrifs Mabel & toutes les femmes de fa maison nâen fussent instruites. Nous convĂźnmes donc de nous marier chez un Ministre de la çonnoissance 4e 140 Histoire sir James, & de nous rendre Ă lilington immĂ©diatement apĂŻĂšs avoir reçu la bĂ©nĂ©diction nuptiale. Lidy & le Valet-de-chambre de fir James sâaccorderent ensemble pour le transport de mes eiFets. Cette fille se chargea auĂsl de prĂ©venir sa sĆur sur notre dĂ©part, & dâar- rĂšter sa curiositĂ© par une fausse confidence. Le jour destinĂ© Ă former ces nĆuds arriva enfin. VĂȘtue de blanc , sms aucune parure remarquable , je me rendis Ă on ze heures d u matin Ă lâĂ©glise de S. Paul. Francis , le valet- de-chambre du baronnet, mây attendoĂt. Je montai avec Lidy dans une berline de campagne. Elle nous conduisit Ă une maison de peu dâapparence. Une se n me assez bien faite sâavanca pour me recevoir elle ouvrit une salle basse trĂšs ornĂ©e , & me pria dc mây reposer, pendant quâon iroit avertir sir James, embarrassĂ© depuis long-tems Ă Ă©carter un importun. On servit du thĂ© , du chocolat, mais il me fut impossible de rien prendre. Le baronnet tarda peu Ă venir. Mon trouble lâin- quiĂ©ta ; il me trouva si foible , quâen mâaidant Ă monter l'escalier, il se vit obligĂ© de sâarrĂ«ter plusieurs fois ; il trembloit aussi, & son Ă©motion paroissoit violente. H me fit entrer dans un grand cabinet les fenĂȘtres Ă demi fermĂ©es , & les rideaux tirĂ©s dessus, rendoient ce lieu frais , mais obscur & triste. Un homme en habit de campagne , jeune, bien fait, dont Pair noble & gracieux Ă©toit frappant, vint Ă moi, mâadressa de miss J i s ni. 14Ă Un compliment. Je lâentendis Ă peine, & nây pus rĂ©pondre que par une profonde inclination. IL parla bas Ă sir James , & lui parla assez long-tems. Le ministre, son clerc, Lidy, Ăe valet-de-chambre du baronnet, la femme qui nous avoir introduites , & ce jeune cavalier, furent les seuls tĂ©moins de nos mutuels en- gagc-rnens. Mon dĂ©sordre contraignit Lidy Ă rĂ©pondre pour moi aux interrogations du ministre. Je ne pus retenir mes larmes, quand Ăą la question , qui donne cette femme h cet homme f celui qui venoit de parler Ă sir James, & qui mâĂ©toit inconnu , prit ma main , & la prĂ©sentant au baronnet, dit tout haut moi. Que ma situation me sembla triste, madame , comparĂ©e ĂĄ celle dâune fille Ă©levĂ©e dans 3e sein de ses parons, sous les yeux dâun tendre pere; pompeusement conduite par lui- mĂȘme au pieds des autels, pour y prendre le nom dâun amant, fier de recevoir la main, dâac- quĂ©rir Ăźe droit dâen ĂȘtre aimĂ©, & peu de mo- rnens aprĂšs lâauguste cĂ©rĂ©monie se voir lâheu- reuse fille de deux peres, de deux meres, ĂŹâobjet de lâattention, des complaisances, des douces caresses de deux familles unies pour la chĂ©rir A laprotĂ©ger! Mes pleurs Ă©murent sir James; il pĂąlit, demanda de l'eau,,L respira des sels. Sa sensibilitĂ© me toucha ; je mâefforçai de cacher mon trouble, dans la crainte quâil ne lâattri- buĂĄt Ă cette indiffĂ©rence si souvent reprochĂ©e. II ne mâĂ©toit plus permis dâen conserves, ou r 4Z H x s. f o 1 r e du moins dâen laisser paroĂźtre. Je desirois sincĂšrement de prendre, avec le nom de femme, tons ĂŹes senti mens capables de rendre heureux un homme , dont le gĂ©nĂ©reux dĂ©siiuĂ©reuement mĂ©ritoit ma tendreise & ma reconnoiĂsance. Le ministre ayant joint nos mains , dĂ©clarĂ© au peu dâaiĂĂŹstans que nous Ă©tions mariĂ©s, sir James me prit dans ses bras , & riiây ferra avec transport. Celui qui vcnoit de remplir pour moi lâoffice de pere, demanda !a permiĂlton de me saluer, & le fit dâun air dâinterĂ«t remarquable. Jâappris de Lidy quâil avoit montrĂ© de la surprise, mĂȘme de lâadmiration , en me voyant entrer , & de ^inquiĂ©tude pendant la cĂ©rĂ©monie. Mon trouble ne me laitĂoit pas la libertĂ© de faire attention aux mouvcmens des autres. OccupĂ©e du foin de rĂ©primer les miens , de renfermer lâextrĂšme t ri f f este dont je ne pouvois me dĂ©fendre , ii mâeĂ»t Ă©tĂ© difficile dâappercevoir ce qui le palloit autour de moi. Nous sortĂźmes de chez le ministre. La voiture qui nous avĂČit amenĂ©s, nous e nduisit au bord de la Tamise j Un bateau couvert nous y attendoit. Sir James mây fit Lidy, ensuite il renvoya le carroHe, & le seul laquais dont nous Ă©tions suivis, vint prendre fa 1 place auprĂšs de moi, & donna ordre de partir. Les bateliers ayant ramĂ© quelque tems, abordĂšrent Ă un bĂątiment ror d qui s*a- Vançoit fur la tiviere. Sir James frappa des D ĂŻ MISS J E H H ĂŻ. Ă43 mains. Une jeune jardiniere ouvrit la petite porte du jardin , & la referma soigneusement quand nous fĂ»mes entrĂ©s. EUe nous mena Ă un pavillon Ă©levĂ© derriere des arbres hauts & touffus, qui en dĂ©roboientla vue du cĂŽtĂ© de seau. Lâappartement oĂč elle nous laiffa, me parut plutĂŽt ornĂ© que meublĂ©. Tout y ctoit agrĂ©able , mais rien nây offroit les commoditĂ©s dâune demeure habituelle. Je mâaĂlĂŹs Ă une table Ă thĂ©, & fus extrĂȘmement surprise en voyant la jeune paysanne se prĂ©senter seule pour me servir. La solitude de ce lieu mâefsraya. Je me tournai vers Lydi , ses regards augmenterent Ăźa terreur qui commençoit Ă sâeraparer de mon esprit. Le baronnet sâapperçut de mort inquiĂ©tude, & sâempreiiĂ de ĂŹa dĂiĂĂŹper. Vous n'ĂȘtes point chez vous, ma chere Jenny, me dit-il. UnĂ« raison dont vous ferez instruite avant de quitter cette maison, mâa engagĂ© Ă vous y amener palier la plus grande partie du jour. Ce soir vous dn partirez pour aller prendre poĂTeffion de la vĂŽtre. Vous y trouverez des gens destines Ă vous servir; tout ce qui rend un sĂ©jour riant, mĂȘme dĂ©licieux, Sây rencontre. Je nâai rien nĂ©gligĂ© de ce qui pouvoit embellir votre demeure. Jâofâe attendre de mes foins urie rĂ©compense bien flatteuse. Le plaisir de vous voir contente dc moi , heureuse par mes attentions voilĂ , mon aimable compagne, le prix sĂ tislitisans que se premet un cueur tout a vous. t 144 Histoire Ce discours me rassura. Jc pris du thĂ©; ensuite je passai avec Sir James fous un berceau fort couverc. II se termmoit Ă une terrasse oâoĂč Ăź'vn entrĂČit dans !e premier pavillon que pavois vu. Une salle & quatre cabinets le for- riusserit ; ce lieu offroit la retraite la plus fraĂźche & la plus tranquille. Sir James me contraignit de mây arrĂȘter, jây reliai feule avec lui jufquâĂ trois heures. Alors .le son crime cloche nous avertit de retourner dans le sillon ou nous devions dĂźner. La jardiniere Ăk LĂdy servirent un repas dĂ©licat, apprĂȘtĂ© par le valet-de-chambre de Ăir James , arrivĂ© peu dâinstans aprĂšs nous. La joie la plus vive Ă©clatoit fur le visage du baronnet; Ion air heureux, la tendresse de LĂ©s regards , de ses discours ; lâextrĂšme passion RĂ©pandue dans toutes ses actions, ne caĂŹmoient point la trille agitation de mon cĆur. Confuse , abattue , insensible Ă ses caresses , Ă ses transports , la satisfaction dĂ© son ame ne pouvoir se communiquer Ă la mienne. Le dĂźner fini, nous .retournĂąmes dans le pavillon Lidy eut ĂČrdrĂ© de s'y rendre Ă fepfc heures. Quand elle y fut venue, sir James lui dit de sâasscoir , fe plaça entre elle & moi, prit une de mes mains , la baisa plusieurs fois; & aprĂš, un peu dq silence ii est ttems, ma chere Jenny, dit-il, de vous dĂ©voiler le mystĂšre dâune conduire qui a pu vous surprendre au commencement, & fendre mes intentions JD Ă MĂSS J Ă S » YĂ 14? tians suspectes. Je viens dâacquĂ©rir des droits incontestables Ă votre complaisance. Ils mâen- hardiĂsent Ă vous ouvrir mon cĆur. Mon honneur & ma fortune doivent ĂȘtre Ă prĂ©sent des objets intĂ©reĂsans pour vous. Ce n'est pointa missjenny, câest Ă ma femme, câest Ă Iaimable crĂ©ature destinĂ©e Ă faire mon bonheur» que jĂ© vais confier rembarraĂsante situation oĂč je me trouve. Elle est telle , quâen me liant aujourdâhui , jâai mis au hasard toutes mes espĂ©rances; ce seroit peu mais en risquant ds perdre les biens que je poĂTede, ceux que jâat- tends , je mâexpoĂ'e encore Ă des reproches mĂ©ritĂ©s , Ă un Ă©clat fĂącheux , &, ce qui mâest bien plus sensible, Ă paroĂźtre ingrat, Ă IâĂštre vĂ©ritablement, en payant dâun ctuel retour les bontĂ©s dâune parente, dâune amie , que tout doit me rendre chere & respectable. Sir James sâarrĂȘta, & dĂ©tourna la tĂȘte pour me cacher les marques de son attendrissement j mais les inflexions de fa voix mâavoient fait connoitre combien il Ă©toit touchĂ©. InquiĂ©tĂ© de ce quâil alloit mâapprendre, je lui prĂȘtai la plus grande attention. Quand je vous vis chez mylord Clare » continua-t-il , touc me prornettoit un fort heureux. Je descends de ce brave lord Huntley, qui sacrifia ses biens & fa vie aux intĂ©rĂȘts de lâirĂfortunĂ© Charles I. Ma maison ». autrefois illustre & riche , constante dans son amour pour le sang de set anciens maĂźttes t perdit-. Tome IlL K 14^ H I 3 Ă O I R Ă avec eux ses titres & ses possessions. Sa ruĂnĂ nâabaiflĂ point fa fiertĂ©; & loin de mendier les faveurs de la cour, elle se glorifia de fa pauvretĂ©. Chef de cette famille fidelle , mon pere eut lâavantage de plaire Ă mils Lineric, de la maison dâHamilton , riche hĂ©ritiĂšre par sa mere , & maĂźtresse dâelie-mĂšme; elle sĂ©pousa, en se rĂ©servant la propriĂ©tĂ© de ses biens, & le droit dâen disposer. Mon pere ne jouit pas long-tems de fa fortune ; il mourut, & me laiiia au berceau ; ma iĆur, nĂ©e trois ans avant moi, faiĂbit dĂ©jĂ les dĂ©lices de ma mere une convention ordinaire entre les Ă©poux dont la croyance diffĂ©rĂ©, deltinoit ma sĆur Ă professer la foi romaine, & je devois ĂȘtre Ă©levĂ© dans la protestante. Mes parens paternels se chargĂšrent de veiller aux principes que son me donneroit. Ma mere, dont le parti Ă©toit proscrit en Ecosse, nâosa sây opposer. Sans doute elle espĂ©roit que ses grands biens ren-* droient fa tutele arbitraire; trompĂ©e dans son attente, elle prit une extrĂȘme indiffĂ©rence pour moi, & ma Ăkur devint sobjet unique de ses > affections. Je fus instruit Ă lâuniversitĂ© de Glascow, Milady Rutland , cousine de mon pere , avoir une terre fort proche de ce lieu; quand elle y sĂ©jqurnoit, elle psy faisoit venir, & se plaisoit Ă mâencourager dans mes Ă©tudes , en rĂ©compensant mes progrĂšs elle supplĂ©ait Ă f L L M I S .S J E N N Y. 147 la nĂ©gligence de ma mers, & je lui devois tous Ăes agrĂ©mens dont je jouitĂois Ă Glascovr. Six mois aprĂšs ma sortie de PuniversitĂ© , je partis pour visiter les diffĂ©rentes cours de lâEurope; Jâentretins un commerce exact avec la ducheĂTe de Rutland mon cĆur simple & naĂŻf sâexprimoit fans dĂ©tour dans mes lettres ; je ne lui cachois rien, pas mĂȘme mes imprudences 5 elle mâaida souvent de ses conseils. Sa gĂ©nĂ©reuse amitiĂ© sâĂ©ttndit plus loin ; trouvant modique la pension que mâaccordoit ma mere, elle la doubla. Par son ordre , mon gouverneur me lai Isa long-tems croire que cette augmentation venoit des reprĂ©sentations qu'il avoit cru devoir faire Ă milady Huntley. Je paffai six annĂ©es loin de ma patrie. Quand jây retournai, je ne reçus point de ma mere Paccueil ni les careffes que mon respect, ma sb u million Ă ses volontĂ©s, & ma bonne conduite pendant mes voyages , me mettoient eĂŹi droit dâcn attendre. Ma sĆur , malade depuis son enfance, touchoit actes derniers momens; elle mourut peu de teins aprĂšs mon retour. La douleur de ma mere fut immodĂ©rĂ©e; loin de la diminuer , nia prĂ©sence sembloit Pac- croĂŹtre. Milady Rutland Ă©toit alors en Irlande ; lâEcoise me devine insupportable, & je rĂ©solus de la quitter. Jâavois formĂ© un plan oour mon avancement je voulois mâapprocher du prince, le servir , mĂ©riter sa bienveillance , mâeffor- K ij *48 ßà à s t o Ă r ! eer de rendre Ă ma famille fes titres & foii premier Ă©clat, je priai le comtĂ© de Blair, moiĂŻ ami, de communiquer nies desseins Ă ma mere. Fort opposĂ©e dans son cĆur Ă la maison rĂ©gnante, elle ne devoir pas goĂ»ter ce projet; mais le peu de -plaisir quâelle prenoit Ăąme voir, la dĂ©termina Ă me le lailler suivre. Elle mâadreĂfa au duc dâArgyle, remettant au choix de cs seigneurie parti quâĂl me conviendroit dâem- braiser,' & le pria de me procurer de remploi dans les troupes , ou de mâattacher Ă la personne du roi. Elle m'accorda une pension considĂ©rable , recut mes adieux , & me vit partir fans donner la moindre marque dâat- tendriĂĂŻement Ă un fils respectueux , qui ne put la quitter avec la mĂȘme indiffĂ©rence. Quand jâarrivai Ă Londres , le duc dâArgyle Ă©toit Ă Bath; je ne crus pas devoir me faire prĂ©senter au roi par un autre en attendant le retour du duc, je me livrai aux amusemens variĂ©s de la ville, & renouvcllai connoif- sance avec des personnes distinguĂ©es que jâa- vois rencontrĂ©es dans les pays Ă©trangers. Milord Clare fut de ce nombre ; la profonde douleur dont je le vis accablĂ© me toucha , jâal- lois souvent partager sa solitude , jâĂ©tois bien Ă©loignĂ© d imaginer que mou cĆur y trouveroĂe jâobjet dâune paffion auffi vive, aullĂŹ constante que la sienne , mais destinĂ©e Ă ĂȘrre plus heureuse- Jâoubliai prĂšs de vous le foin de ma fortune ; seulement occupĂ© du dĂ©sir de plaire, D S MISS J E N N Y. I49 malgrĂ© votre froideur , je me livrois Ă la douce espĂ©rance de vous rendre sensible. Milady Rutland , retournĂ©e Ă Edimbourg , nvâĂ©crivoit souvent; elle sâĂ©tonnoit que je nâeuĂse fait encore aucune dĂ©marche pour mon Ă©ta- biffement. Le duc dâArgyle Ă©toit Ă Londres ; mais vous habitiez Oxford, & je ne pouvois le quitter. 11 fallut mây rĂ©soudre pourtant le comte de Blair m'apprit que le chevalier de Thanet, jeune gentilhomme fans fortune , mais d'un mĂ©rite distinguĂ©, avoit â fait des progrĂšs si rapides fur le cĆur de ma mere» & lui infpiroit une paillon si vive, quâeile ne cachoit point fa tendresse, i! me preĂsoit de venir lui rappeller, par ma prĂ©sence , un titre, & des obligations dont elle paroilfoit ne plus se souvenir. EmportĂ©e par ses fen- timens, elle pouvoit , difoit-il, oublier quâelle Ă©toit mere dâun homme entiĂšrement dĂ©pendant de ses dispositions. Cet avis me surprit dâautant plus que la duchesse de Rutland ne me le donnoit point ; je laconnois- sois trop bien pour la soupçonner de se prĂȘter Ă ma ruine. ExceptĂ© elle cependant, tous mes parens mâĂ©erivirent conformĂ©ment Ă lâavis du comte de Blair. En tout autre tems , jâaurois fans doute pensĂ© que ma mere , maĂźtresse de Ăźk fortune, avoit le droit dâen disposer sans mon aveu; mais il falloit du bien, pour vous obtenir de ceux dont vous dĂ©pendiez, & je vous ado- K iij ns Histoire rois. Dans ces circonstances, lâaspect de la pauvretĂ© me parut insupportable. Je me dĂ©terminai Ă partir , Ă courir dĂ©fendre mon hĂ©ritage au pĂ©ril de ma vie. Le chevalier dç Thanet me sembla moins ['usurpateur de ma fortune, que le destructeur de ma fĂ©licitĂ©. LâexcĂšs de ma fureur me rendit imprudent RĂ©crivis au comte de Blair , je lui confiai mon dĂ©part & mes desseins. BrĂ»lant de mâappro- cher du chevalier de Ihanet, je mâarrachai avec violence Ă la douceur de vous voir , & je pris la route de lâEcosse. Je courus nuit & jour, ne mâarrĂštant que pour vous Ă©crire. A deux journĂ©es ['Edimbourg, je fus attaquĂ© dâune fievre violente ; elle mâembarraĂla dâabord la tĂȘte , & me causa de$ transports continuels un bon prĂȘtre, chez lequel je logeois, eut un foin particulier de moi. II fallut mâĂŽter mes forces, afin de conserver ma vie, & pendant sept jours on douta sâil seroit possible de me sauver de ce mal dangereux. Mon valet-de-chambre , ignorant les raisons qui me faisoient retourner en Ecosse , se hĂąta dâĂ©crire Ă ma mere la situation ou jâĂ©tois rĂ©duit , & le lieu oĂč elle me contraignoit de sĂ©journer. Je ne sais ce quâelle pensa en me sachant si prĂšs eĂâelle ; mais le huitiĂšme jour de ma maladie , je vis avec une extrĂȘme surprise milady Rutland au chevet de mon lit. B E M Ăź S S ] I S S ĂŻ. Isl La prĂ©senceâdâune personne'que jâaimois , dont je me croyois aimĂ© , me charma , mâat- tendrit;*je donnai des marques de foiblesse en sentant ma main pressĂ©e entre les siennes. Nous restĂąmes un peu de tems fans parler ; fa dĂ©marche , ses regards pleins de, bontĂ© , rĂ©apprirent quâelle me confervoit encore son amitiĂ©. En fe taisant sur le penchant de ma mere, elle mâen avoit fait douter. Cette dame Ă©couta mes plaintes avec douceur ; & fans entrer dans aucun dĂ©tail , elle me pria de mâoccuper seulement du soin de me rĂ©tablir; elle me promit de rester aux environs de ma demeure, de me viĂlter tous les jours en attendant le retour de mes forces ; & comme le repos & le silence mâĂ©toient nĂ©cessaires , elle me laissa entre les mains dâune de .ses femmes, & dâun mĂ©decin venu dâEdimbourg avec elle. Rendu Ă moi - mĂȘme, & presque convalescent , jâenvoyai Ă Lothiane , oĂč je vous avois priĂ© de mâadresser vos lettres. On mâen apporta une de miss Clifford. Ehe me dissoit que, peu de jours aprĂšs mon Ă©loignement , vous Ă©tiez partie dâOxford, quâelle ne fa- voit point encore oĂč vous logiez Ă Londres. Cette nouvelle me consterna. Jâattendis avec la plus grancte impatience Ășne seconde lettre. Je la reçus ; mais elle augmenta mon inquiĂ©tude , en me confirmant lâignorance de la jeune miss fur votre fort. Elle continua de K iv s f 2 Histoire mâĂ©crire, & ses lettres dĂ©truisirent le reste dâefpĂ©rance qui me soutenoit encore. Son amitiĂ© pour v/rus, peut-ĂȘtre fa complaisance pour moi, lâengagea Ă envoyer un exprĂšs Ă Londres, chez votre tuteur. Il se mouroit, on ne put 1e voir ses gens dirent quâils ne connoilsoisnt ni miss Glanyille, ni ses pareils. Je ne tenterai point de vous exprimer la douleur dont je fus pĂ©nĂ©trĂ©, en pensant vous avoir perdue pour jamais. Sans cesse occupĂ© de vous, mon imagination erroit fur mille objets affligeans. Vos parens vous rappelloient- ils ? alliez-vous les trouver Ă lu JamaĂŻque, ou leur retour vous enlevoit-il Ă moi? Quelquefois , vous croyant au milieu des mers , exposĂ©e Ă la fureur des vents, je tremblois pour vos jours. Un instant aprĂšs il me fem- bloit vous voir paisible , contente, nĂ©gligeant 3 oubliant un infortunĂ© dont la tendresse nâavoit pu vous toucher, comblant les vĆux dâun amant plus ma chere Jenny ! ces diiĂĂ©rentes images , que se formoit un esprit inquiet , Ă©toient bien moins cruelles encore que la triste vĂ©ritĂ©. Vous pleuriez 3 vous gĂ©missiez; accablĂ©e fous le poids de vos peu es , vous les dĂ©voriez en secret. Quâun mot Ă©cru par une main si chere, eĂ»t Ă©tĂ© nĂ©- ceĂlaire Ă mire commun bonheur ! Votre confiance en moi pouvoit alors.... Elle mâeĂ»t Ă©pargnĂ© le reproche ,.... Ah 3 Jenny , Jenny ! DE MISS J E N N Y. ksZ pourquoi.... Mais i! nâest plus tems .... Non , il ne mâest plus permis de me plaindre de yous. DĂšs que je pus soutenir le mouvement dâune berline , Raccompagnai milady Rutltand Ă Duglas, Le comte de Blair vint mây voir. Personne ne me parloir de ma mere; on elu- doit mes questions , on nây rĂ©pondoit point ; Rappris enfin quâelle Ă©toit mariĂ©e. Foible encore, ranimĂ© seulement par la fureur, parle dĂ©sir de me venger du chevalier de Thanet, que Raccusois de toutes mes peines , je rĂ©solus de quitter milady , dâaller Ă Edimbourg , de chercher cet homme, de le priver de !a vie , ou de terminer par ses mains des jours qui ne pouvoient plus ĂȘtre heureux. Mes deiseins Ă©toient connus Ă la ducheise de Rutland ; câĂ©toit pour en prĂ©venir lâexĂ©cution quâelle mâavoit conduit Ă Duglas. Elle vou- loit me calmer, & ne doutoit point du pouvoir que mon respect & mon attachement lui donneroient sur mon esprit. Jamais femme ne fut plus aimable , ni plus gĂ©nĂ©ralement eĂtimĂ©e que milady Rutland. NĂ©e Ă Londres, possĂ©dant par fa mere de grands biens en Ecosse, mariĂ©e Ă un seigneur attachĂ© Ă la cour & puissant dans le royaume ; Ă lâĂ ge de dix-neuf ans, elle resta veuve , & maĂźtresse dte quinze mille guinĂ©es de rente. Sa conduite assez extraordinaire fixa long-tems fur elle lâattention publique. Este feule peut- Jf4 Histoire ĂȘtre, sait allier Ă lâcxacte dĂ©cence la libertĂ© dâune façon de vivre , exempte de contrainte & dâaĂTujettilTemcnt sans sortir de la patrie elle a toujours voyagĂ© , & continue encore Ă parcourir les trois royaumes , sâarrĂštant oĂč elle sâamuse , & la Usant par-tout des marques de sa bontĂ© de son cĆur. La rĂ©glĂ© de fa vie çst dâĂštre utile aux autres , & complaisante pour elle-mĂȘme. Ses traits sont beaux. La tranquillitĂ© de son ame a prolongĂ© ĂĂ jeunesse. Elle est gĂ©nĂ©reuse, sincere , simple dans son langage , & noble dans ses idĂ©es ; elle plaĂźt, elle intĂ©resse ; on lâaime , on la respecte ; ce quâonsent pour elle approche de la vĂ©nĂ©ration Ă elle inspire ces sentimens tendres & solides que fait toujours naĂźtre un mĂ©rite rare & reconnu. Je fais ,medit-el!e un jour , le projet que vous mĂ©ditez , je ne vous blĂąme point de Lavoir conçu ; un mouvement naturel & pardonnable doit vous rendre odieux celui qui succĂ©dĂ© Ă vos droits mais si vous ĂȘtes capable de modĂ©ration ,si vous daignez en croire une amie , vous réécouterez point un ressentiment trop vis, & vous abandonnerez le dessein cruel qui vous a conduit ici. La vengeance est une satisfaction foible & passagĂšre ; un mĂȘme instant la donne, la dissipe , & livre Ă de longs regrets. En attaquant la vie dâun homme adorĂ© de votre mere , voulez-vous justifier son indiffĂ©rence & mĂ©riter sa haine ? S E MISS J E N N Y. Ifs Porterez-vous la douleur dans le sein de celle qui vous a donnĂ© le jour? Percerez-vous Ă ses yeux lâobjet de ses plus tendres affections ? Oferez-vous lâen priver? Ăt si vous le faites, pensez-vous obtenir jamais le pardon de cette offense? Loin de rĂ©parer vos pertes ,ce crime infructueux comblera votre malheur. Mais qui vous assure de la victoire ? Ne pouvez- vous pas succomber ? Dans lâun ou lâautre cas examinez lâavantage que vous poursuivez. Songez y , sir James , vous risquez de dĂ©chirer le cĆur de votre mere., de lui causer une douleur inexprimable , de pĂ©rir , ou dâĂȘtre irrĂ©vocablement dĂ©shĂ©ritĂ©. Je ne rĂ©pondis rien. Combattu par mille mouvemens opposĂ©s , je ne pouvois encore cĂ©der Ă la force dâun raisonnement dont pourtant la justesse me frappoit, & disposoit raeti ame Ă recevoir de plus douces impressions. PremiĂšre cause de. votre infortune, continua milady , je fuis obligĂ©e Ă trouver tĂa moyen de la diminuer. Câest moi qui amenai le chevalier de Thanet en Ecosse. Son pere mâavoit aimĂ©e dĂšs ma plus tendre enfance. Sensible Ă son mĂ©rite , aux agrĂ©mens de Ăa personne, je Pan rois prĂ©fĂ©rĂ© , si jâeusse Ă©tĂ© libre dans mon choix; Les grands biens & la faveur du duc de Rutland dĂ©terminĂšrent mes parons Ă me donner Ă lui. II reçut ma main, mais Pimage de sir Thanet resta toujours prĂ©sente Ă mon esprit, & chere Ă mon sĆur. U Histoire Ă©toit mariĂ© quand je devins veuve; jâen rest sentis un chagrin vĂ©ritable, Je cherchai par, tout ĂĂŹr Thanet, mes voyages nâavoient pour but que le dĂ©sir de le rencontrer. Je trouvois de la douceur Ă me livrer Ă mes sentimens ; il les ignoroit, mais ses yeux me disoient souvent quâil se souvenoit de ses premiers pinchans. Sir Thanet fut tuĂ© en Allemagne. Sa mort mâaffligea sensiblement, je donnai des larmes Ă fa perte , je me plus Ă conserver son idĂ©e ; sa mĂ©moire mâest chere ; tout ce qui 1 rappelle Ă mon souvenir, devient lâobjet de ma complaisance, & acquiert dçs droits Ă mon amitiĂ©. / Je trouvai le chevalier en Irlande ; il venoit de perdre fa mere , & un procĂšs dont les frais ifĂŻimenses absorbĂšrent presque tout ce qui lui restoit de biens. Sa situation mâattendrit , je me sentis pressĂ©e dâun dĂ©sir vif de lâobliger. Je me liai avec lui ; Ă ma priere , il me suivit ici. Votre mere y vint passer deux mois je lui confiai mes desseins fur le jeune Thanet je voulois lui donner ma niece , riche hĂ©ritiĂšre, entiĂšrement fous ma dĂ©pendance par le testament de ma sĆur. Elite nâa que neuf ans; il auroit joui dâune partie de son bien, en attendant le moment de possĂ©der toute sa fortune avec sa personne. Lady Huntley , guidĂ©e par une selle paĂsion , lui fit offrir le don actuel de huit mille guinĂ©es de rente, t t mĂŻss j e n n y. ĂźS7 Ma niece aura bien plus ; mais lâavenir est si Ă©loignĂ© aux yeux de la jeuneĂfe ! tJn avantage prĂ©sent dĂ©termina le chevalier. Sans mâeĂt parler, i! signa le contrat qui Punissoit Ă votre mere. Leur mariage le fit en secret ; & quand le comte de Blair vous conseilla imprudemment de venir vous y opposer , il nâĂ©toit plus au pouvoir de personne dây mettre obstacle. Je vous ai confiĂ© les motifs de mon amitiĂ© pour le chevalier de Thanet ; Ă prĂ©sent jâose vous demander le sacrifice de votre ressentiment, Sc vous prier dâaccepter le sort que je lui destinois. CĂ©dez Ă mes dĂ©sirs, rendez-moi lâoccasion perdue de faire un heureux je mâengage dĂšs cet instant Ă reconlioĂźtre cette condescendance par le don.. . - Je lâinterrom- pis avec vivacitĂ©. Permettez-moi, milady * lui dis-je , de ne pas en entendre davantage j la douceur de vous obliger est fans prix pour moi ; le chevalier de Thanet jouira paisiblement des biens quâil me ravit ; loin dâattst- quer ses jours , je me sens capable de les dĂ©fendre , si vous me lâordonniez. Mais souffrez que ce sacrifice soit pur; laissez-moi refuser vos dons gĂ©nĂ©reux je tiens peu Ă la fortune. Heureux de mĂ©riter votre estime , de conserver une amitiĂ© qui mâest fi chere, je mâapplaudirai , mĂȘme dans lâĂ©tat le plus fĂącheux, dâavoir pu vous donner une preuve certaine de ma fourmilion & de mon respect. Cette promptitude Ă mâaccorder une grĂące *58 HisĂdiRĂŻ guĂ© je cĂźesirois ardemment dâobtenir, reprit inilady , ce noble dĂ©sintĂ©ressement redoublent mes obligations. Mais laissons ce discours , nous le reprendrons Ă Bristol, oĂč jejvais passer un peu de tems ; vous ne me refuserez pas de mây accoißÏpagner lady Huntley m'a remis un billet de deux mille guinĂ©es pour vous dĂ©dommager des frais de votre voyage. Le voilĂ , ajouta-t-elle, eu me le donnant; elle ne deĂire point devons voir, mais je veille Ă vos intĂ©rĂȘts auprĂšs dâelĂŹe; votre pension est augmentĂ©e z & lâaldermail Burton Ăą qui prend foin de ses affaires Ă Londres , a dĂ©jĂ Tordre de fournir Pargent nĂ©cessaire Ă lâacquisition de la charge dont le duc dâArgyte doit vous procurer PagrĂ©ment. Je ne vous presse point dâacoepter le parti que je viens de vous ossrir ; cependant ma niece peut, en vous donnant ĂŹa main , faire rc-ntrer dans votre maison les titres & les biens que lĂ©s troubles de la nation ne lui ont point encore permis de recouvrer. Jâabandonne ee sujet Ă votre plus sĂ©rieuse considĂ©ration, & dans un mois je vous prierai de mâinstruire de vos rĂ©solutions. Nous partĂźmes le lendemain ; jâavois reçu Ă Douglas une lettre de miss Cliffort, elle ne me donnoit aucune nouvelle de vous. DĂšs que je fus en Angleterre , jâenvoyai mon valet-de-chambre Ă Londres , avec ordre d'aller chez sir Humfroi, de sâinformer des amis, des parens de cet homme , de faire dâexactes V L MISS J Ă ĂĂź N ĂŻ. recherches parmi eux , de ne rien nĂ©gliger pour dĂ©couvrir ce que vous Ă©tiez devenue» Son voyage fut inutile il nâapprit rien, & son retour me dĂ©sespĂ©ra. Une lettre du comte de Blair me fit con- noĂtre toute PĂ©tendue des obligations que jâavois Ă la ducheĂse de Rutland. Elle se u se preĂsoit le duc dâArgyle de sâemployer en ma faveur. Ma mere. loin de sâoccUper de mon Ă©tablissement, ne se souvenoit plus de mon existence. Le billet de deux mille guinĂ©es, les fonds dĂ©posĂ©s chez salderman Burton , lâaugmentation de mon revenu , je devois tout Ă la libĂ©ralitĂ© de la duchesse. PĂ©nĂ©trĂ©e des procĂ©dĂ©s dâune amie si respectable, re- eonnoiffant de ses bontĂ©s, je me crus obligĂ© de cĂ©der enfin Ă ses dĂ©sirs. Sans espoir de vous retrouver 3 dâĂȘtre heureux par lâamour , je tentai de le devenir par lâambition. Des idĂ©es de grandeur se mĂȘlĂšrent Ă ces tendres sentimens dont jâĂ©tois 11 douloureusement affectĂ©. MaĂźtre dâaccepter un parti que les plus opulens seigneurs dâAngle- terre auroient recherchĂ©, je commençai Ă rĂ©flĂ©chir fur tant dâavantages ofl' Rutland me pressoit ; je promis, je mâengageai formellement Ă Ă©pouser dans quatre ans la jeune lady Eetsey dâArran. Sir James alloit continuer ; mais me voyant pĂąlir , me renverser iur le siĂ©gĂ© oĂč jâĂ©tois affise, il poulia u cri ; & jettant ses bras Ă6à ßß I S f Ă Ă R t autour de moi j il sâempressa de ranimer tries esprits. Eh! dâoĂč vient cette crainte? DâoĂč irait cet effroi j me difoit-il ? Pourquoi ma chere Jenlry sâa!arnre-t-clle ? O mon aimable fcm nie ! rnĂĂurez-vous ; un lien sacrĂ© nous unit; vous ĂȘtes le choix de mon cĆur-, un nĆud dcja formĂ© dĂ©truit tout aiĂĂre engagement; Ecoutez-moi , crovez-moi, ne vous dĂ©fiez point dâun homme qui vous adore. Si vous daignez vous prĂȘter Ă mes foins, Ă mes deiirs , tout Ăšâarrangera au grĂ© de mes vĆux & des vĂŽtres. Les caresses dĂ© sir James , ses d scours , ses sermens, ses protestations , rien 11e calmoit le trouble qui venoit de surprendre mon cĆur * il ne pouvoit ramener mon attention ; je pleurois, je ne lâĂ©eoutois point. Ali, grand dieu! mâĂ©criai-je enfin, une telle confidence devoitbien prĂ©cĂ©der la cĂ©rĂ©monie de ce matin ! Si vous mâaviez aimĂ© comme je vous aime, dit sir James , je ne me serois point attirĂ© ce reproche qui mâest sensible ; ma confiance eĂ»t mis mon sort dans vos mains; vous mâavez Vu long-tems agitĂ© , inquiet, rĂȘveur, chagrin ; je combattois avec moĂ-mĂȘme, je deĂĂŹrois ardemment de retirer ma parole avant de me donner Ă voiĂŻs. Comb'en de fois jâai voulu vous parler ! Mais tant de fiertĂ© dans vos yeux, dâindiffĂ©rence dans votre cĆur, une il grande prĂ©vention contre moi , m'ont fait craindre de vous perdre pour jamais, si je vous laiĂiois comioĂźtre ma position. Comment me D ÂŁ MISS Jenny. r§k me dĂ©gager sans vous quitter un peu de te m s ? II falloĂŹt retourner auprĂšs de milady Rutland , aller lui avouer mon penchant, mes chagrins , mes dĂ©sirs , la toucher , lâattendrir , obtenir dâelle ma libertĂ© mais votre obstination Ă rejetter les preuves de mon amitiĂ© , Ă refuser mes secours , mâa fixĂ© prĂšs de vous. Comment me rĂ©soudre Ă vous abandonner dans une demeure si triste , exposĂ©e au besoin , rĂ©duite Ă chercher les moyens de pourvoir Ă votre subsistance, dĂ©terminĂ©e Ă accepter le premier asyle offert ? Que devenois-je Ă mon retour , si je me voyois privĂ© une seconde fois de vous, du seul bien qui mâest cher? Pardonnez-moi, mon aimable amie , dâavoir entrepris de rue le conserver au risque de vous dĂ©plaire. II s'nrrĂȘta , me regarda , prie ma main , la b nia. Sâapperccvant que je tnâaf- fligeois toujours , & que je nc me diĂâpoiois pas Ă lui rĂ©pondre ĂŽ ma charmante Jenny , je ne vous chagrinerai point , sâĂ©cria-t-i! ; fortune , honneurs, dignitĂ©s, je veux tour. sacrifiera ce que jâaime ! JâaiĂŹois vous prier dâĂštre feulement un au finis porter mon nom , fans prendre le titre de ma femme, de me laitier le te m s de prĂ©venir milady Rutland; je voulois quâelle ignorĂąt !e moment de notre mariage, qu'il parĂ»t fait de son aveu; je lui devois cette dĂ©fĂ©rence, mĂšme en renonçant Ă ses biens its, & Ă Palliance projettĂ©e. II mâest affreux de manquer dâĂ©gards pour une- Tonte U L L \ r 52 . Histoiri parente , pour une amie si digne de ma re~ connoissance ; mais je lui remettrai ce que }e tiens de fa gĂ©nĂ©rositĂ© ; jâabandonnerai ĂŹâefpoir dâune riche succession , la certitude dâun titre, tout ensin.... Eh! que font pour moi les grandeurs , les vaines dignitĂ©s ? Leur attente vous a-t-elle jamais remplacĂ©e dans mon cĆur? O ma chere Jenny ! plĂ»t au ciel!... Pourquoi, ah ! pourquoi ne reçûtes vous pas ma main Ă Oxford ? Que n'Ă©tions-nous unis avant ce fatal voyage ? La perte de vos espĂ©rances & des miennes eĂ»t Ă©tĂ© un lĂ©ger malheur pour votre Ă©poux. RĂ©duit Ă ma lĂ©gitime , ne podĂ©dant que le simple hĂ©ritage de mes pĂšres , jâaurois vĂ©cu? content fur la montagne la plus aride de PEcolfe. Mon cĆur eĂ»t gĂ©mi fans doute de ne pouvoir vous procurer que les seuls plaisirs du sentiment } mais si vous mâeuffiez aimĂ© , si vous eussiez supportĂ© sans peine nos communes privations, je nâaurois rien enviĂ©, rien regrettĂ©. Quâimporte lâhabit qui nous couvre , lâaliment qui nous soutient , ou la perspective qui sâoĂsre Ă nos regards , quand, heureux au dedans de nous-mĂšmes , nous jouissions du bonheur que nous avons le plus dĂ©sirĂ© , & qui nous paroit le seul capable de remplir tous nos vĆux? Sir James cessa de parler , & attendit ma rĂ©ponse dâun air triste & inquiet. > Remettre Ă une personne gĂ©nĂ©reuse le pou- Toir de nous ĂŽter ou de nous conserver des T E MISS J E N N Y. 153 avantage* que nous semblons nĂ©gliger pour elle , câest lâengager Ă prĂ©fĂ©rer nos intĂ©rĂȘts aux ĂĂźens, & notre satisfaction Ă son propre bonheur. Mille idĂ©es mortifiantes sâĂ©levoient dans mon esprit, en songeant Ă quels soupçons mâexposoit le secret exigĂ© ; cependant un instant de rĂ©flexion me rappella mes vĆux rĂ© cens , les obligations indispensables de mon nouvel Ă©tat; il ne me convenoit plus de mâop- poser Ă la volontĂ© de sir James. Comme des reprĂ©sentations fur une affaire terminĂ©e, font souvent fĂącheuses & toujours inutiles, je pris le parti de me soumettre Ă des dispositions quâil nâĂ©toit plus tems de changer. Je me trouverois bien malheureuse, monsieur , lui dis-je, si je vous rĂ©duisais Ă vivre dans iâobscuritĂ©, vous qui avez daignĂ© me tirer de celle oĂč me condamnent ma mauvaise fortune. Pardonnez un premier mouvement je voudrois avoir pu vous le cacher, & me reprocher la douleur quâil vient de vous causer. Expliquez-moi vos intentions , je mây conformerai. Vous ĂȘtes le maĂźtre dâimposer des Ăoix Ă un cĆur reconnoiflĂąnt i elles ne lui paroĂź- tront jamais dures, quand vos avantages ou votre bonheur seront le prix des sacrifices quâil devra vous faire. O ma charmante compagne, sâĂ©cria sir James , transportĂ© de joie ! je jure par vous- mĂȘme de me rappeller chaque jour de ma vie la douceur de ce procĂ©dĂ©. Quand jâai craint L ij i64 Histoire de vous ouvrir mon arae, je ne connoiĂĂaĂg pĂŻs toute ia noblesse de la vĂŽtre. Aimable & chere Jenny! tes larmes ont dĂ©chirĂ© mon cĆur; mais ta complaisance le pĂ©nĂ©trĂ© de plaisir. Puissai-je tâeu payer dignement ! Ah ! que le ciel me punisse dans fa colere, quâil nous sĂ©pare , me prive Ă jamais de toi, ĂĂź tes moindres dĂ©sirs trouvent en moi la plus lĂĄgere rĂ©sistance , si je ne les prĂ©viens pas, si ta satisfaction nâest pas toujours le premier de mes foins j & si jâen visage dans lâavenir un autre bonheur que celui de combler le tien ! De tendres caresses suivirent ces expressions de fa reconnaissance; ensuite il commença Ă dĂ©tailler les mesures quâil avoit cru devoir prendre pour assurer le secret de notre union. La nĂ©cessitĂ© de nie montrer presque tous les jours Ă Londres, dit-il, & ĂŹâenvie de nâen passer aucun lans vous voir, mâont forcĂ© de choisir votre demeure prĂšs de la ville. Je nâai rien trouvĂ© dans ces environs de pĂźus convenable Ă mes desseins , quâune maison isolĂ©e & trĂšs jolie , situĂ©e Ă Isiington. je voulois mâen rendre entiĂšrement !e maĂźtre ; mais la propriĂ©taire nâa pu consentir Ă cĂ©der le cĂŽtĂ© quâelle habite CâeĂf un pavillon dĂ©tachĂ© du corps- de-logis , fans communication dans le grand- bĂątiment, mais dont les vues sâĂ©tendent fur une partie du jardin, je me fuis informĂ© de cette femme. Elle sâappelle mistrifs Roberts ; elle est dâhonnĂȘte famille, veuve dâun ministre , B E MISS J E N N Y. 76s & vit trĂšs retirĂ©e. Je lui ai confiĂ© que jâat- teudots de Coventry une fille riche & de qualitĂ© , liĂ©e par ses promesses Ă mon frere, jeune officier de marine, actuellement en mer pour le service de sa patrie. Les paĂŻens de cette dame, ai-je ajoutĂ©, b prellant de recevoir les foins dâun autre , miss Jenny vient se mettre sous ma protection , afin de se conserver Ă Phomme dont son cĆur a fait choix. Nous ignorons elle & moi le tems du retour de mon frere; la jeune raisi l'attendra chez vous. Jâai fini par prier miĂiriĂs Roberts dc vous appelier seulement miss Jenny , Sc de ne jamais prononcer devant personne le nom dâAsteley , que je lui ai dit ĂȘtre celui de votre famille. Elle me sa promis , sâest chargĂ©e du foin de trouver des gens poĂčr vous servir , me les a prĂ©sentĂ©s, & je les ai arrĂȘtĂ©s fur fa parole. En qualitĂ© de confident dâun frere chĂ©ri, mes viĂĂŹtes ne feront point suspectes*, je mâeĂ- forcerai de ne pas les rendre trop frĂ©quentes pendant le jour ; mais toutes les nuits une porte qui sâouvre dans la campagne me donnera la facilitĂ© dâentrer chez vous fans ĂȘtre apperqu. Deux pieces que jâai fait percer, me conduiront au pied dâun escalier dĂ©robĂ©, cachĂ© par un retranchement mĂ©nagĂ© exprĂšs. Par la je parviendrai Ă votre cabinet. Lidy, & un de mes valets-de-chambre, dont la fidĂ©litĂ© mâest connue, sauront seuls notre secret. L iij lĂšĂȘ Histoire Mes chevaux mâattendront Ă uns ferme prochaine; personne ne soupçonnera notre intelligence; & quand je pourrai mâarracher un peu de tems au plaisir dĂ©licieux de vous voir, dâĂȘtre prĂšs de vous , jâirai trouver milady Rut- land. Je lui ouvrirai mon cĆur, jâavouerai ma passion, fans avouer que jâen poĂfede lâobjet. JâĂ©tois liĂ© par lâamour , lui dirai-je, avant de lâĂštre par mes promesses ; je co n n ois milady ; fa douceur, son indulgence, fa bontĂ©, ne lui permettront pas de mâaffliger. Elle me rendra ma parole ; elle ne me privera point des avantages quâelle mâa faits; elle ne changera rien Ă ses dispositions gĂ©nĂ©reuses. Je conserverai son estime, son amitiĂ© , lâaiĂurance dâune grande fortune, dont ma chere Jenny sera la maĂźtresse. Alors je dĂ©clarerai notre union, comme si elle venoit dâĂ©tre formĂ©e ; je prĂ©senterai mon aimable compagne Ă milady, Ă ma famille, Ă la cour, Ă tout le monde; enfin , on admirera ce que jâaime, mon choix sera applaudi, mon bonheur enviĂ© , & tous mes dĂ©sirs remplis. Sir James, en finissant, me demanda si jâa- vois des objections Ă faire fur cet arrangement, ou si je sentois de la rĂ©pugnance Ă mây prĂȘter. Je ne crus pas devoir en montrer. Cependant jâĂ©tcis humiliĂ©e du personnage quâil me forqoit de reprĂ©senter. Je rougissois intĂ©rieurement de passer dans ma maison pour une fille passionnĂ©e , prĂ©fĂ©rant sa satisfaction Ă ses DE MISS JENNY. 16 ? devoirs, capable de se soustraire Ă la juste autoritĂ© de ses parens, & de sacrifier sa rĂ©putation au penchant de son cĆur, en hasardant une dĂ©marche si tĂ©mĂ©raire. La retraite, dans laquelle je devois vivre, pouvoit feule adoucir le dĂ©sagrĂ©ment dâune pareille situation. Je rĂ©pondis Ă sir James , que ne sĂ©parant plus ses intĂ©rĂȘts des miens , je me conformerois Ă ses volontĂ©s , & mâefforcerois de trouver ma fĂ©licitĂ© dans tout ce qui contribueroit Ă assurer la sienne. II avoit eu la prĂ©caution de faire apporter des habits de voyage. Nous en choisĂźmes deux, & les froissĂąmes Lidy & moi, avant de les vĂȘtir , afin quâils paruĂsent moins neufs. Ensuite nous traversĂąmes le jardin , & sortĂźmes de la maison par une porte de derriere. Elis donnoit dans une petite ruelle aboutissante au grand chemin. Une berline, attelĂ©e de six chevaux de poste , se prĂ©senta pour nous recevoir en sortant de la ruelle. Elle nous conduisit en peu de tems Ă Iilington. ArrivĂ©e chez moi, mistriss Roberts vint me saluer. Elle me parla avec beaucoup de politesse. Mes gens, rassemblĂ©s par son ordre , sâavancerent au nombre de dix. Elle me les nomma, en mâinstruisant de la qualitĂ© de leur service. Je lâinvitai Ă souper ; mais elle sâen dĂ©fendit, & me quitta quand on mâavertit que jâĂ©tois servie. Sir James sortit avec elle, en me disant L'un air froid & poli , quâil viendroit le iei* L iv i6i Histoire clemain prendre mes ordres, & savoir si ces premiers foins avoient rĂ©ulsi au grĂ© de mes dĂ©sirs. Je me hĂątai de souper, pour me retirer de bonne heure, JâespĂ©rois jouir dâun peu de libertĂ©, me livrer au repos ou Ă mes rĂ©flexions; mais Ă peine commençois-je Ă mâentrrtenir avec Lidy, quâun petit bruit se fit entendre. La porte de mon cabinet sâouvrit. Sir James parut Ă mes yeux, & je me vis contrainte Ă lui donner des momens qu'il mâcĂ»t Ă©tĂ© plus doux de palier feule. Le goĂ»t & la magnificence du baronnet avoient changĂ© une habitation commode, mais simple , en une demeure riante & agrĂ©able. Rien nâĂ©toit nĂ©gligĂ©. Deux parterres Ă©mail lĂ©s de mille couleurs , se terminoient par une piece dâeau assez grande ; on venoĂŹt dây mettre quantitĂ© de poiĂiĂČns, pour me donner le plaisir de la pĂšche. Une voliĂšre , remplie de j. lis oiseaux, se trouvoit au bout de la principale allĂ©e ; toutes les cspeces dâanimaux dont on peut fcâamuser Ă la campĂąnne , ne lais- soient rien Ă desirer, & un superbe attelage de six chevaux Napolitains me procurait la facilitĂ© de me promener dehors en berline ou en caleche. Je me plus infiniment dans cette belle solitude , jây retrouvois faisan ce & la tranquillitĂ© qui me rendoient heureuse Ă Oxford, La musique , la lecture & le dessein suf- fisoient Ă mes sir James les trou- DE MĂSS JENNY. 1^9 foloit souvent. II me rcprochoit une froideur que jâavo's fans le savoir. Ma docilitĂ©, mes complaisances , un foin extrĂȘme & continuel de lui prouver mon estime & ma reconnois- sance ne Ăatisfai soient point son cĆur passionnĂ©. II exigeoit un sentiment dont lâidĂ©e mĂȘme ne se peignoir point Ă mon esprit, & se plaignoit fans celle de ne pouvoir me lâin!- pirer. Je lui devois trop pour ne pas souhaiter de le voir content ; mais je le souhaitois de sang froid , par des motifs qui marquoient la bontĂ© de mon cĆur , & jamais par iâes- pece de sensibilitĂ© dont sir James vouloir me rendre susceptible. LâĂ©galitĂ© de mon humeur le chigriroit. II se saisoit instruire de ma condu te , de mes occupations en son absence , & paroiisoit ÂŁcâ;Ă© dâappreudre que je goĂ»tois amuse mens prĂ©parĂ©s par les foins. LâexcĂšs de fa tendieife me sembloit plus incommode que flatteur ; je treuvois dc la bizarrerie dans ses dĂ©sirs , dans ses plaintes ; il faut avoir aimĂ© , pour comprendre les peines que se fait un cĆur fortement Ă©pris. Les chagrins d u baronnet mâapprirent quâil est possible de tout accorder Ă lâamour, & de ne pas le rendre heureux. Dix mois sâĂ©coulerent fans que sir James se disposĂąt Ă 'Ă©loigner de moi , ni parlĂąt du tems oĂč il iroit trouver roilady Rustaud. *7° H I ! T O II I Cependant il cefĂźbit insensiblement de se gĂȘner , de 'observer devant mes gens. La charge quâil exerqoit a'ors lâobiigeoit dâaĂsistet souvent au lever du roi ; tous les matins fl retournoit ĂĄ Londres, revenoit Ă sept heures, & ne me quittoit plus du reste du jour. Je nâosoi> me plaindre dâune conduite que les circonstances me faisoient regarder comme un manque dâĂ©gards pour mors mes plus lĂ©gĂšres sur ce sujet actiroient ses reproches, excitoient fa colere ou ses chagrins mon indiffĂ©rence me rendoit ses assiduitĂ©s importunes , disoit - il. Cette idĂ©e ne lâengageoit point Ă se priver du plaisir quâil sentoit Ă me voir, m sis Ă me quereller Ă tout moment de ne point la partager. Par un sentiment injuste, il vouloit me forcer Ă lui savoir grĂ© de ses transports, de ses caresses , de ses imprudences , de tout ce quâil faisoit pour se contenter lui-mĂȘme. Au commencement du printems,un accident fĂącheux rĂ©duisit en peu de jours mis- triss Roberts Ă la derniere extrĂ©mitĂ©. En allant Ă Londres dans une petite voiture dĂ©couverte, elle versa, & se blelsa dangereusement Ă la tĂȘte je fus touchĂ©e du triste Ă©tat de cette pauvre femme ; bientĂŽt la crainte de quitter ma demeure se joignit Ă la compassion quâelle mâinspiroit. La cour partit pour Tumbridge. Sir James ne put se dispenser de h suivre ; il en res- D r MISS JĂŻ N K Y. 171 sentit une peine vĂ©ritable , & se plaignit mille fois dâun assujettissement qui avoit Ă©tĂ© lâob- jet de son ambition. Le jour de son dĂ©part, il passa assez de te ms Ă regarder travailler des peintres qui finissoient une perspective. Deux fenĂȘtres d© lâappartement de miftriss Robert* sâouvroient fur le lieu oĂč sir James Ă©toit aDIs avec moi. Son importune tendresse ne pou» vant fe contraindre, il baisa plusieurs fois ma main. Je lui fis remarquer quâun homme ĂągĂ© & une femme assez bien mise paroissoient detriere les vitres & fembloient nous observer attentivement. II y porta les yeux; mais ces per» sonnes se retirerent fort vite, fermeront les rideaux fur elles, & les entrouvrant, continuĂšrent de nous examiner. Nous entrĂąmes, peu occupĂ©s de leur curiositĂ©. Sir James partit le soir avec le dessein de revenir bientĂŽt, & de trouver un prĂ©texte pour me revoir avant la fin du voyage. Son absence me laissant libre dans mes actions , je fis offrir Ă mistriss Roberts tous les secours dont elle pouvoit manquer, & mâinformai rĂ©guliĂšrement de son Ă©tat. Avant son accident, mes gens & les filles qui la servoient avoient eu peu de commerce ensemble. Comme jâenvoyois plusieurs fois le jour chez elle, ils se virent davantage, sâentretinrent plus familiĂšrement, & bientĂŽt en vinrent Ă de mutuelles communications. Une de mes femmes mâapprit que mistriĂs 172 Histoire Roberts Ă©toit fille dâim gentilhomme fort riche fa tendresse pour un jeune ministre , chapelain du comte de SommerĂet , lui fit perdre Ăii fortune avec lâamitiĂĄ de sou pere ; elle sacrifia lâune & lâautre Ă la douceur de sâunir Ă lâhomme quâelle aimoit Cmq ans aprĂšs son mariage, M. Roberts mourut. Lc comte de SommerĂet, touchĂ© de la situation de fa malheureuse veuve , continua de lut donner les cent guinĂ©es quâiĂ payoit Ă son .mari. Ce seigneur Ă©tant mort iui-mĂšme Ăans faire aucune disposition , mistriss Roberts so crut une seconde sois privĂ©e de tous secours. Mais elle trouva un nouvel appui dans la sĆur du comte ; cette dame compatissante & gĂ©nĂ©reuse, non - seulement lui donna pour tout le terns de fa vie un petit bien de campagne dont le revenu pouvoit suffire Ă ses besoins , mais elley fit Ă©lever le corps-de-logis oĂč jâĂ©tois actuellement, rendit les jardins agrĂ©ables, & procura une grande aisance Ă mistriss Roberts , en la mettant en Ă©tat de tirer avantage de cette partie de la maison , quâelle louoit cent livres sterling. DĂšs les premiers jours de fa maladie , cette femme sâĂ©toit hĂątĂ©e dâĂ©crirc Ă fa bienfaitrice ; elle la prioit de lui envoyer un de ses gens dâaffaires , a fi n quâil prit possession de ses effets. Elle dĂ©sirait, disoit-elle, voir retourner Ă la source un bien qui, fans doute, en sortiroic encore pour le soulagement de D ÂŁ MISS J I N N Y. 173 quelque nouvel objet de la compalĂźlon d'uns dame ĂĂŹ gĂ©nĂ©reuse. Au lieu es u n homme dâaĂsaires, sa protectrice lui envoya son vaĂźet-de-chambre chirurgien, & une de ses femmes, lâun habile dans son art, afĂŹn quâil la soignĂąt; sautre avec ordre de rester prĂšs de la malade, dela consoler , & de lui promettre de sa part, quâeu allant Ă Londres, oĂč elle devoir bientĂŽt se rendre , elle se dĂ©tourneroât de sa route exprĂšs pour paĂĂźer Ă FĂilington , & lui faire une visite. Lidy entrant un soir chez mistriss Roberts trouva prĂšs de son lit cette lemme venue pour la consoler. La prĂ©sence de Lidy sembla lui donner de ĂŹâhumeur, elle lâattaqua de conversation , lui fit plusieurs questions dhm air familier & hardi; elle sâenquitdema naissance, de ma fortune, & sur-tout de mes liaisons avec mylord Danby. FatiguĂ©e de ses interrogations, choquĂ©e du ton dont elles Ă©toient faites, Lidy lui rĂ©pondit miss ne connoĂt point mylord Danby, ne reçoit aucunes visites , & ne doit compte Ă personne de ses dĂ©marches; mais elle pourra toujours sâen rendre un trĂšs satisfaisant de fa conduite. Sur quoi cette femme se rĂ©criant, & rĂ©pĂ©tant ces derniers mots, lui dit bon dieu, quelle assurance ! Mais votre discrĂ©tion est inutile ; je suis bien instruite autant que vous peut- ĂȘtre, & dâautreĂź le sont auisi. Elle ajouta aves Histoire assez de dĂ©dain miss Jenny connoit milord Hanby, elle le counoĂźt beaucoup j dans peu vous conviendrez de cette vĂ©ritĂ©. Ensuite elle se retira, sans vouloir cĂ©der aux instances de Lidy qui la prioit de rester, & vouloir la dĂ©tromper. Quand elle me fit ce rĂ©cit, il me rappella ces gens dont jâavois remarquĂ© lâattention curieuse. Je pensai que sir James & milord Hanby se ressembloient peut ĂȘtre. Je badinai Lidy de sâoecuper dâun Ă©vĂ©nement si lĂ©ger. 11 ne me parut pas digne dâĂȘtre approfondi, & je nây pensai plus. Je recevois des lettres fort tendres de sir James. Elles mâexprimoient un dĂ©sir fort vif de me revoir, & iâennuiquâil Ă©prouvoit loin de moi. Les dernieres mâavertissoient de fa prochaine arrivĂ©e, & je l'attendois Ă tous momens. Le douziĂšme jour aprĂšs son dĂ©part, le bruit dâune voiture venant au grand trot mâattira aux fenĂȘtres de mon cabinet je vis entrer dans ma cour un carrosse Ă six chevaux, escortĂ© de quatre cavaliers. Les couronnes qui Ă©toient fur la berline annonçoient un pair d u royaume. Une dame magnifiquement vĂȘtue en dit. Deux femmes la fui voient. Celle dont les questions avoient rĂ©voltĂ© Lidy , accourut Ă fa rencontre. La dame lui parla dâun air riant; & voyant un de mes gens dans la cour, elle lui fit signe de sâapprocher, & fans doute » x miss J ĂŻ k k ĂŻ v r 75 lui ordonna dâouvrir lâappartement dâen-bas, oĂč elle entra. Tout de fuite on vint de sa part mâinviter Ă descendre pour recevoir la visite dâune amie de mistriss Roberts, qui de- ĂĂŹroit ardemment le plaisir de me voir & de mâentretenir. Ce message me surprit. II Ă©toit naturel dâima- giner que celle dont lâair de grandeur venoit de me frapper, devoit ĂȘtre cette gĂ©nĂ©reuse sĆur dn comte de Sommerset, protectrice de mistriss Roberts. Mais Ă quoi attribuer ce dĂ©sir empressĂ© de me voir ? Qui pouvoit lâex- citer en elle ? Je ne me semois point disposĂ©e Ă recevoir sa visite. Les propos tenus Ă Lidy fur milord Danby , comĆencerent Ă mâinquiĂ©- ter, Ă me faire craindre une mĂ©prise quiex- poseroit ma rĂ©putation ou mon secret. Peut- ĂȘtre y avoit-ilune miss Asteley que cette dame croyoit trouver en moi. IndĂ©cise, & ne sachant Ă quoi me dĂ©terminer , jâallois envoyer la prier de mâexcuser, lorsque lasse dâattcndre elle monta , accompagnĂ©e seulement' de la femme qui demeuroit depuis peu chez mistriss Roberts. Je vous dĂ©range peut-ĂȘtre, miss, me dit- elle en entrant. Mais le dĂ©sir de vous voir me fait passer par-dessus de vaines formalitĂ©s. Et se tournant vers celle dont elle Ă©toit suivie quâelle est belle, Bridget, lui dit-elle, Ă demi bas! quel air noble , modeste, que Ăąe grĂąces ! se peut-ii !. Je la plains, en vĂł- -76 H I 1 f O I R E r'tĂ©. Et sâadrcssant Ă moi vous ĂȘtes interdite , miss je devine la raison de votre trouble ; mais ceĂßÚz de craindre. Je ne veux ni vous nuire ni vous insulter. Elle sâĂ©toit affise en parlant , & jâavois pris ma place vis-Ă -vis dâelĂźe. Je ne lais , dis-je avec beaucoup dâĂ©motion , si je dois des re- mcrcimens ĂĄ mĂŹlady pour de telles aflurances. Je lui rends grĂąces de la compassion dont elle mâhonore ; mais jâai peine Ă comprendre ce qui me lâaitire. Ma conduite & mes senti- inens me mettent en droit de ne craindre les insultes de personne. Cette fiertĂ© ne vous convient pas , miss» reprit la dame , quand je vous traite avec bontĂ© , il vous sied mal de montrer, de la hauteur. Ne changez pas ma pitiĂ© en un juĂle dĂ©dain. Vous me paroiĂŹfez une charmante fille, je ne fuis point surprise de ĂŹâexĂrĂȘme passion que vous inspirez. Si la retraite oĂč vous vivez nâeit pas lâelset de la jalousie de milord Danby ; st choisie vous-mĂȘme, jâen augurerai trĂšs bien de votre caractĂšre. Mais dites- moi depuis quel teins vous enchaĂźnez le cĆur de ce lord. Je rĂ©pete Ă milady , repris-je , que fa pitiĂ© mâĂ©tonne. Plus je mâexamine, moins je crois devenir lYbjet dâu n jujh dĂ©dain. Jamais je ne vis milord Danby, & nâimagine point ce qui me soumet Ă entendre de pareils discours, ou Ă rĂ©pondre Ă des interrogations si choquantes. J 4 SI MISS J E N N Y. 177 Je vous lâai dĂ©jĂ dit, miss, repartit mi- lady, ces grands airs ne vous conviennent point. Pensez-vous quâils puissent mâen imposer, mâengager Ă vous croire? Et se tournant encote vers fa femme-de-chambre , qui se tenoit debout derriere son fauteuil je suis fĂąchĂ©e , tout-Ă -ĂĂ it fĂąchĂ©e , lui dit-eĂie , de voir une si aimable crĂ©ature dans ce vil Ă©tat, & plus encore de mâappercevoir quâelle sây plaĂźt. Une extrĂȘme rougeur couvrit alors mon visage, je sentis mes larmes prĂȘtes Ă couler. Milady vient de m'assurer, dis-je, quâelle ne vouloir point mâiniulter, je mâattendois Ă lui voir mieux tenir fa parole. Câest vous j qui me forcez dây manquer, reprit-elle doucement. Comment supporter la hardiesse de votre dĂ©saveu ? Vous ne con- noissez pas mylord Danby, dites-vous; cependant deux personnes qui ne peuvent se mĂ©prendre Ă ses traits , Pont vu plusieurs fois ici, & par un zele que jâai blĂąmĂ© , ont suivi ses dĂ©marchesse font assurĂ©es quâil passoit une partie des jours avec vous, & que toutes les nuits une porte sĂ©crĂ©tĂ©.... MaiS je 11e veux pas pousser cet Ă©claircissement plus loin. Ce discours me corfirma dans lâidĂ©e qu'il devoir y avoir assez de rapport entre la figure de milord Danby & celle de sir James , pour que lâon pĂ»t sây mĂ©prendre Ă un peu de distance. Cet esset du hasard mâexposait Ă lâhu Tome III. M Histoire 178 meur, au ressentiment dâune femme que la conduite de milord Danby intĂ©ressoit faus doute. Comment la dĂ©sabuser sans dĂ©couvrir un lĂ©cret quâi! nretoit dĂ©fendu de rĂ©vĂ©ler, Ă comment soutenir le mĂ©pris que son erreur lui infpiroit pour moi? Ni je ne fuis hardie , repondis-je en me levant , ni accoutumĂ©e Ă souffrir un tel langage. Je crie milady de croire quâon ne peut lui donner ici des informations sur Je lord dont elle semble inquiette , & de me pardonner, si en me retirant je la laisse en libertĂ© de rĂ©flĂ©chir sur la duretĂ© de ses expressions » & fur la tĂ©mĂ©ritĂ© de ses jugemens. Mon dessein Ă©toit de sortir, je mâavanqois vers !a porte , quand la femme-de-chambre de milady, prĂ©venant fa rĂ©ponse , vint Ă moi, 8c mâarrĂštaut , me dit prenez garde, miss , prenez garde vous-mĂ«me Ă vos expreĂfions. Vous devez vous montrer plus respectueuse. Câest milady duchesse de Rutland , devant qui vous ĂȘtes. Milady Rutland ! rĂ©pĂ©tai-je en tombant suc un siĂ©gĂ© & respirant Ă peine. Dans lâinstant je vis mon mariage dĂ©couvert, la fortune de sir James perdue , & tous ses projets dĂ©truits. Mais si j'Ă©tois connue, pourquoi mâavoit-on parlĂ© de milord Danby ? CâeĂt ce que je ne pouvois comprendre. II me semble , miss , dit en riant la duchesse , que mon nom vient de faire difparoĂźtre DE MISS ! » H ĂŻ. 179 une grande partie de votre assurance. Je le conquis, ma visite 11e vous eĂl agrĂ©able Ă aucun titre. Cependant , comme en allant voir mistriss Roberts , un caprice , oĂč lâamrur ni la jalousie nâout point de part , mâa portĂ©e Ă entrer ici, je vous conseille de bannir votre inquiĂ©tude. Je ne troublerai point la douceur dâune union qui me paroit vous plaire. Je se roi s bien fichĂ©e de chagriner James. IL doit vous savoir dit nos conventions ne lui imposent pas la moindre contrainte. Ces mots redoublĂšrent mon embarras. Elle parloit de mon union avec sir James , &ve- noit de me faire entendre quâelle me croyoit maĂźtre se de milord Danby. Je gardois uti & je me perdois dans la confusion de mes idĂ©es. Pourquoi bailler les yeux, vous taire, medit- elle ? Quelle enfance! DâoĂč vient ce trouble , cette rou eur ' gĂ©mis Ă vos pieds , tremble devant vous? Jâai joui de vorre crĂ©dulitĂ©, dites-vous> non, je nâai. joui de sien. Vous nâavez payĂ© ma tendreste dâaucun retour. Vous vous ĂȘtes soumise, & ne vous Ăštes jamais donnĂ©e* Un amour si vif, si passionnĂ© j fans cesse irritĂ© par lâattente , par lâcspĂ©rance de vous le voir partager , est devenu le seul sentiment de mon aine. Jamais le dĂ©sir ardent de vous possĂ©der iiâcgala dans mon cĆur celui de vous plaire, dâĂštre aimĂ© de vous , de faire naĂźtre & de conserver votre affection. Jugez de mon Ă©tat prĂ©sent, de ma douleur, de mes regrets, dia N \ t $6 Histoire totifment affreux dâun homme dont tous leg projets de bonheur font pour jamais dĂ©truits ; qui vous adore, vous a mortellement offensĂ©e, & nâattend plus de vous que de la haine & du mĂ©pris. II parla long-tems encore, mais je nâĂ©tois plus en Ă©tat de Pentendre. Ma tĂȘte , dĂ©jĂ embarrassĂ©e , me laiĂĂŻbit peu de connoĂŹssance. Une foil ardente me dĂ©voroit; mon front me fem- bloit enflammĂ©, je fepouffois milord Danby , je lui faifois des signes redoublĂ©s de sortir, de me laiffer. Son obstination Ă me parler, Ă 'demeurer Ă genoux prĂšs de moi, excita mon impatience. Je jettai dĂšs cris perçans. Ah, mon dieu! Ah , mon dieu! rĂ©pĂ©toh-je toute en larmes, fuis-je donc condamnĂ©e Ă expĂŹter dans les bras de hauteur de mes peines? L ni Ă©tendues ; presque insensible , jâĂ©prouvois une forte de tranquillitĂ© stupide. A mesure que ma santĂ© se rĂ©tabliĂĂŻĂČit, le sentiment dâune vive douleur se lanimoit avec elle. La certitude dâĂštre dans une maison oĂč milord Danby mâavoit conduite, oĂč je recevois des foins par ses ordres, oĂč tout lui paroissoit soumis, mâinspiroit un dĂ©goĂ»t extrĂȘme pour ses habita ns , & mâen rendoit le sĂ©jour insupportable. Tant que ma vie fut en danger, milord Danby ne quitta pas ma chambre. Soigneux dâĂ©viter mes regards , il se tenoit derriĂšre un paravent qui le dĂ©roboit Ă ipa vue. Quand je ommençai Ă me lever, il nâosa p!u entrer oĂč N iij H I S T O X R E 158 jâĂ©cois, dans la crainte de me causer une rĂ©volution trop grande, Son trouble, ses agitations» son inquiĂ©tude , Pattiroient sans ceĂse Ă ma porte. IP faiĂ'oit appeĂŹler Lidy, voiiĂoit ĂȘtre instruit par elle dc mon Ă©tat, dc mes discours, de mes dispositions Ă son Ă©gard. Pendant mon sommeil il vcnoit doucement prĂšs de moi , entrâouvroit mes rideaux, me contemploit, soupiroit , pleuroit , se retiroit pĂ©nĂ©trĂ© de douleur j Sc contraignant Lidy a le suivre , Ă lâĂ©couter, ii la fatiguoit par de longs dĂ©tails .quâil croyoit propres Ă lui faire paroĂźtre fa conduite moins odieuse. II lui rappellent son trouble , sa pĂąleur , lâabattement oĂč il Ă©toit tombĂ©, pendant quâabusant dâune cĂ©rĂ©monie respectable , profanĂ©e par un homme dĂ©nuĂ© d u caractĂšre qui pouvoit la sanctifier, il mâenten- doit prononcer les voeux dâaimer, dâhonorer le violateur des loix, le perfide qui me trorm- poit si bassement. Des pleurs, dâhorribles imprĂ©cations contre lui-mĂšme , interrompoient ses discours ensuite il se plaignoit dâelle , de Ăk dĂ©fiance, de la mienne. Si, difoit-il , jâa- vbis acceptĂ© l'Ă©tabliilement quâil mâoffroit , ma complaisance sur ce seul point lui eĂ»t sait trouver en lui-mĂšme la force de rĂ©sister Ă les dĂ©sirs , dâattendre son bonheur du tems , des Ă©vĂ©nemens. Milady Rutland, deux fois attaquĂ©e de ce mal prompt & terrible , qui enleve au milieu dâune santĂ© florissante, lui laiflbit entrevoir turc libertĂ© proçhainç. Tout DE MISS J E K K Y. 199 etoit fini, sâĂ©erĂoit-iU il 11 e lui reĂtoit que !e regret de sâĂštre attirĂ© ma' liai ne , la honte cTavoir manquĂ© Ă lâhonneur, & le reproche amer que son ingratitude & fa trahison exci- toient sans cesse dans son ame. Je logeois actuellement dans la mĂȘme maison & chez le mĂȘme homme dont milord Danby sâĂ©toit servi lorsquâil feignit de mâĂ©- pouser. 11 se nommoit Palmer. AprĂšs avoir dissipĂ© un riche patrimoine, ce misĂ©rable, devenu futile & bas complaisant de ses Ă©gaux , mĂ©nageoit leurs intrigues, & vivoit des rĂ©compenses prodiguĂ©es Ă ses vils services. PressĂ© par un ami, milord Danby employa son crĂ©dit en faveur de cet homme mĂ©prisable. II le sauva d'une longue habitation dans nos colonies. Palmer, introduit prĂšs de lui, parvint Ă attirer fa confiance. Milord lui laissa voir toute fa passion pour moi, lui apprit que six mois auparavant il se fĂ»t trouvĂ© heureux de mâĂ©- pouser ; mais que, liĂ© depuis ce tems, il Ă©toĂt fans espĂ©rance , & ne pouvoir vaincre son penchant. Palmer flatta ses deĂirs, lâencoura- gea par des exemples Ă surmonter se Z scrupules lui-mĂȘme eut la hardiesse de revĂȘtir un habit de ministre, dâen imiter les fonctions, & de me livrer Ă son protecteur. Ce malheureux Ă©toit le mari dâune jeune personne, simple, honnĂȘte, rĂ©servĂ©e, douĂ©e de mille qualitĂ©s aimables. Palmer, accoutumĂ© Ă vivre avec des femmes dâun caractĂšre bien N iv 200 Histoire diffĂ©rent, en admiroit davantage la modestie de la sienne. Il respectoit sa vertu, ctaignoit de perdre son estime, & lui cachoit soigneusement la source de son aisance. Elle passoit les deux tiers de TannĂ©e Ă la campagne ; & pendant son sĂ©jour Ă la ville, Palmer l'Ă©loi- gnoit adroitement de chez elle , quand il devoit sây passer des scĂšnes propres Ă blesser ses regards. Mistriss Palmer, absente dans le tems oĂč milord Danby me dĂ©termina Ă lui donner la main , ignoroit ma triste aventure. Une autre femme rcmplissoit alors sĂ place, & me fit les honneurs de la maison. Ău moment oĂč milord mâenleva du carrosse de la duchesse de v Rutland, son embarras fut extrĂȘme pour savoir oĂč il me conduiroit. A qui prĂ©senter, deux femmes , dent Tune Ă©vanouie, & Tautre baignĂ©e de larmes , offroient Ă la curiositĂ© la moins active un sujet si naturel de sâexercer? Ne sâ pas de me secourir, de me rappeller Ă moi-mĂȘme ? Eh, quels seroient mes premiers discours ? Ne dĂ©couvriroient-ils pas son crime & mes ressentimens ? Cette considĂ©ration le porta Ă me mener dâabord chez Palmer, espĂ©rant pouvoir me calmer & rĂ©introduire avant la nuit dans une autre maison ; mais la promptitude de mon mal, le danger de me transporter pendant Tardeur de la fievre, le contraignirent de me remettre entre les mains de mistriss 20Ă B E MISSJENNY. Palmer, & de me confier Ă ses foins. ElĂźe mâen rendit de fort assidus , & prit infenĂĂŹble- ment tant dâintĂ©rĂšt Ă moi , que fans connoĂź- tre dâoĂč naiifoit ma profonde douleur, elle la partagcoit, sâattendriĂŹfoit fur mes peines, & mĂȘloit souvent des larmes Ă celles quâelle me voyoit continuellement rĂ©pandre. jâappris de Lidy toutes ces particularitĂ©s ; elle avoit reconnu le feint ministre & fa maison. Milord Danby, en lui avouant le crime de Palmer, la prĂ©vint sur lâinnocence de sa femme, & la conjura de ne point lâinstruire dâun funeste secret , dont la dĂ©couverte inutile Ă mes intĂ©rĂȘts, dĂ©truiroit Ă jamais le bonheur & la paix dâune personne estimable. Une sombre mĂ©lancolie, une extrĂȘme rĂ©pugnance Ă prendre des alimens , entrete- noient ma foiblelfe. Lidy renfermoit au fond de son cĆur une partie de fes chagrins ; elle craignoit dâirriter les miens. Nous gardions souvent un triste silence ; mais nos regards ne fe rencontroient point fans exciter nos larmes. Cette fille prudente & sensible mĂ©nageoit les mouvemens de mon ame. Elle mâinstruifoit peu Ă peu des circonstances qui pouvoient encore aigrir mes peines, & me les dĂ©couvroifc seulement dans lâinstant oĂč il Ă©toit impossible de mâen dĂ©rober la connoilTance. Milord Danby ne demandoit point Ă me voir; cependant je redoutois toujours fa prĂ©sence. Le dĂ©sir de mâĂ©loigner dâun lieu oĂč je SOS Histoire vivois dĂ©pendante de lui, me faisoit souhaiter le parfait rĂ©tablissement de ma santĂ© » jâignorois encore que , captive par ses ordres , ma libertĂ© feroit mise Ă des conditions. Mes essets les plus prĂ©cieux & tout ce qui sevvoit Ă ma personne, avoient Ă©tĂ© transportĂ©s chez Palmer. Je chargeai Lidy de sĂ©parer des dons de milord Dauby ce qui mâapparte- noit, c'est-Ă -dire, uu trĂšs-petit reste de ce que je possĂ©dois en sortant dâOxford. Je voulois retourner dans la maison de mistrifsMa- . bel, Ă©crire Ă mi! adv Rutland , implorer ses bontĂ©s, lui demander un asyle; fa protection devenoit ma feule espĂ©rance. Jâannon- çai ma retraite Ă mistriss Palmer ; & me trouvant un matin assez Forte pour sortir, je la fĂŹs prier de passer dans mon appartement. AprĂšs lâavoir tendrement remerciĂ©e de ses foins complaisans, je Pembrassai, lui dis adieu, & demandai une voiture; mais cette femme me prĂ©senta une lettre de milord Danby, me la donna dâun air inquiet, embarrassĂ©, & me pria, en se retirant, de ne point lui imputer mes chagrins , si je me voyois contrariĂ©e dans mes dĂ©sirs. Mon premier mouvement fut de rejettes ! tifs confolans se prĂ©sentent naturellement 3 , Ă vos idĂ©es ! Pourriez-vous conserver une si Ă©ternelle douleur, quand vous nâĂĄvez rien >, Ă vous reprocher? â DĂ©tachĂ© de moi-mĂšme , uniquement â dupĂ© de vous , jâofe vous supplier d accepter â la feule rĂ©paration que je sois en Ă©tat de vous 3, offrir Ă prĂ©sent Daignez, miss, daignez â vous retirer chez vous, y vivre indĂ©pen- 3, dante. Pour expier le crime horrible de 33 vous avoir trahie , je mâirtfposerai un rigou- 33 reux exil. Je Rapprocherai point de votre 33 demeure ; je ne vous Ă©crirai point. Content â de recevoir par Lidy des assurances diĂ repos 33 dont vous jouirez, je subirai loin de vous le juste chĂątiment de ma faute. Je ferai 3, plus encore; si vous Pexigez, jâaccepterai â Pambassade de Vienne. Jâirai fous un autre 33 ciel regretter le bonheur que jâai perdu , j, & gĂ©mir des moyens odieux employĂ©s pour 33 me le procurer. ,3 O miss ! aimable & chere miss ! je ne 33 vous verrai donc plus ! Quâil me soit per- â mis de mettre un prix Ă ce dur sacrifice. 3» Accordez une grĂące , une seule grĂące Ă mon â repentir. Laissez-moi espĂ©rer du tems un w heureux changement ; laissez-moi entrevoir iĂȘS lĂ I S T O I R Ă â un pardon Ă©loignĂ©, demandĂ© feulement Ă â sinisant oĂč, libre de vous offrir des vĆux â plus purs , je pourrai recevoir aux pieds des s, autels le nom dĂ©licieux que jâavois usurpĂ©. â Une simple promesse Ă©crite de votre main, â satisfera tous les dĂ©sirs que le plus malheu- } j reux des hommes ose encore former. DĂšs demain , dĂšs ce soir, on vous conduira dans â votre terre, â P, S. Au nom du ciel , nâĂ©contez plus 3, cette fiertĂ© cruelle, source de tous nos maux. 5, Ne me dĂ©sespĂ©rez point par un refus triĂ©pri- 3, faut. Eh, grand dieu ! qui peut prĂ©voir oĂč ,j mâentraĂneroit la crainte de vous savoir er- M rante dans le monde, exposĂ©e Ă milledan- -, gĂ©rs j celle de perdre pour jamais vos traces ! 3, Au milieu dc rabattement oĂč me plongent 3, les reproches de mon cĆur, je ne fuis rani- 33 niĂ© que par lâespĂ©rance dâassurer votre sort, 3, de le rendre un jour brillant & heureux, C 3, fille aimable! vous dont famĂ© est si tendre, 33 si compatissante, ne me lâĂČtez pas cette douce â espĂ©rance ! Elle est lâimique bien qui me reste. ,, JâĂ©coutai cette longue lettre avec indignation. Elle me parut une suite des artifices de milord Danby. Son repentir, feint ou vĂ©ritable, ne me touchoit point, JâĂ©tois bien Ă©loignĂ©e de mâengĂ ger par des promesses Ă lui conserver des droits fur ma personne. Je V L MISS j E N K ĂŻ. SĂâf Me sentois humiliĂ©e par ses propositions, & plus encore par ses espĂ©rances. juste ciel ! mâĂ©criai-je en pleurant - combien lâindigence nous abaisse dans les idĂ©es dâune nme vile! Cet homme ms croit donc capable de lui pardonner ! Plus je rĂ©OĂ©chiĂTois fur ses offres, moins jâĂ©tois disposĂ©e Ă les accepter. Moi , habiter une terre quâil mâauroit donnĂ©e ! Vivre de ses bienfaits ! CâeĂ»t .Ă©tĂ© mettre un prix Ă mon innocence , reconnoitre en milord Danby le pouvoir de me dĂ©dommager du bien prĂ©cieux quâil avoir osĂ© me ravir- Mon coeur dĂ©daignoit ses secours iâabandon & la misere ne mâef- frayoĂent point , comparĂ©s Ă la honte de lui devoir ma subsistance. pensoit comme moi un nouveau piege lui sembloit cachĂ© sous les apparences dâune si grande soumission. DĂšs les commencemens de ma maladie , Francis , le valet-de-chambre, confident & complice de milord, lui avoir dit que son maĂźtre Ă©toit nommĂ© Ă sambas, sade de Vienne. Ainsi milord Danby vouloir Ă prĂ©sent se faire un mĂ©rite auprĂšs de moi dâune absence forcĂ©e , ou Francis rĂ©pandoic ce bruit par son ordre. Mais que milord demeurĂąt en Angleterre ou se rendit en Allemagne , jâĂ©tois dĂ©terminĂ©e Ă ne jamais lui rien devoir. Sans mâembarr&ĂĂer de ses priĂšres, ni de lâespece de menace qui terminoit sa lettre, je voulois me miter Ă , lâinstant ds Histoire Lo8 chez Palmer ; mais Lidy me rĂ©pĂ©ta que je Ăźle pouvois sortir. Francis & les gens de la maison veilloient Ă la porte de mon appartement ils sâopposeroient, medit-elle, Ă mon passage , & me refuseroient absolument la libertĂ© de descendre. Cette connoiĂfance me causa une douleur si vive , auâelte me parut impossible Ă soutenir. En cĂ©dant Ă la force, on Ă©pouve un sentiment dont lâamertume ne peut ĂȘtre exprimĂ©e. Depuis ce jour, lâĂ©loignement & le mĂ©pris que je sentois pour milord Danby, se changĂšrent en une aversion si grande , que le tems nâa jamais pu la dĂ©truire ni la diminuer. Lidy me conseilla de ne point mâabandon- 11er au dĂ©pit violent dont jâĂ©tois animĂ©e. Elle me reprĂ©senta la nĂ©cessitĂ© de dissimuler avec milord, afin de ne pas redoubler la vigilance de mes furveiHans. La sĂ©curitĂ© oĂč le' mettroit une rĂ©ponse mĂ©nagĂ©e, me laiĂlĂšroit le loisir de chercher les moyens de me soustraire Ă son pouvoir. Soumise Ă ses avis, je surmontai ma rĂ©pugnance , & jâĂ©crivis Ă milord Danby. Me trouvant foible encore , lui diĂâois-je , incertaine dans mes idĂ©es , & voulant rĂ©flĂ©chir fur ma position actuelle, je croyois devoir passer huit jours de plus chez Palmer. Une situation aussi triste que la mienne , ajoutois- je, me disposeroit naturellement Ă ne pas re- jetter tous les secours offerts , si aprĂšs mâĂȘtre vue inhumainement trompĂ©e, ma confiance pouvoit renaĂźtre. Je finissois en rassurant quâil seroit be miss Jenny. 2c>9 seroit bientĂŽt instruit du parti auquel il me paroĂźtroit convenable de mâarrĂȘter. Cent fois, tentĂ©e dâouvrir mon ame toute entiere Ă mistriss Palmer, une considĂ©ration mâavoit toujours retenue. Si en effet cette femme penfoit bien , si elle ignoroit Ă quel malheureux son mauvais fort lâassocioit, de- vois-je le lui apprendre? II me paroijfoit dur & cruel de sacrifier fa tranquillitĂ© Ă mon intĂ©rĂȘt. Son assistance me devenoit alors si nĂ©cessaire , que je pris enfin la rĂ©solution de lui parler. Jâobservai tous les mĂ©nagemens possibles dans ma confidence. Sans nommer les complices de milord Danby , jâinstruisis mis- trifs Palmer de fa noire trahison ; je lui montrai sa lettre , & la conjurai de mâaider Ă fuir un homme dont Pamour & les soins m'Ă©- toient Ă©galement odieux. Jâignore par quel rĂ©cit fabuleux on parvint Ă lâintĂ©resser , Ă fabuler en me remettant entre ses mains ; mais la lettre de milord Danby ne lui lailsoit aucun doute fur ma sincĂ©ritĂ©. Cette douce & tendre crĂ©ature me plaignit, pleura avec moi, sâĂ©tonna de la complaisance de son mari, le blĂąma dâemployer la force pour me retenir chez lui > elle attribua ce procĂ©dĂ© condamnable Ă la façon de penser trop libre des hommes, toujours prĂȘts, difoit-elle, Ă sâaider dans leurs intrigues, Ă se lier contre lâinnocence sans appui. En me montrant un dĂ©sir trĂšs vif de mâobliger, elle me laissa Tome 111. O 2k0 H I S T O Ăź E E voir peu de dispositions, Ă sâoppofer aux volontĂ©s de ion mari. Jâapperçus mĂȘme en elle tant de crainte de lâirritef ou de lui dĂ©plaire, quâil me parut difficile de la dĂ©terminer Ă rien entreprendre. Je continuois cependant Ă la presser* elle mâĂ©coutoit dâun air distrait. Jd Vis ses yeux fixĂ©s fur un Ă©crin ouvert prĂšs de moi ; je venois dây chercher une bague de peu de valeur , dont milord Revell mâavoit fait prĂ©sent dans mou enfance. Les diamans qui rempliĂfoient cet Ă©crin , attiroient les regards de mistrifs Palmer , & dĂ©tournoient son attention de mes discours. Le plaisir quâelle paroiisoit prendre Ă contempler ces pierreries , me fit naĂźtre lâidĂ©e dâen employer une partie Ă me procurer la libertĂ©. Cette occasion Ă©toit la feule oĂč je pouvois fans rougir rn approprier les dons de milord Danby. Je tirai de cet Ă©crin des boucles de grand prix, & un superbe collier. Je priai mistrifs Palmer de sâen parer , de les recevoir comme une marque de ma reconnoiĂĂance , & un moyen de la rendre excusable aux yeux de son mari, s'il dĂ©couvreur jamais quâelle eĂ»t favorisĂ© ma fuite. Cette femme, attendrie par mes pleurs , & peut-ĂȘtre Ă©blouie de la richesse do prĂ©sent, hĂ©sita quelques motnens encore ; fe rendit enfin Ă mes instances , & consentit Ă seconder le projet de mon Ă©vasion. Avec le deĂiĂ«in de me soustraire aux recherches de milord ĂE 1ĂS8 JEISNY. Lll Danby , il ne mâĂ©toit plus poĂlĂŹble de retourner chez la sĆur de Lidy. Je ne connosiois persjnue , personne ne me connoiiĂoit ; jâi- gnorois en quels lieux je pourrois me retirer. Mistriss Palmer se chargea d u soin de me trouver un logement convenable & sĂ»r. DĂšs ce mĂȘme jour elle le retint. Une bonne veuve demeurant au milieu de la citĂ©, sâapprĂšta Ă me recevoir. Sa maison, composĂ©e de deux seuls appartemens, partagĂ©e entrâeĂŹle & moi, ne mâexposeroit point Ă de fiicheuses rencontres. Mistriss Palmer convint du loyer & de la pension. Comme cette femme la connoissoit depuis long-tems , elles sâarrangerent aisĂ©ment ensemble. Ce point important rĂ©glĂ©, nous concertĂąmes les mesures quâil nous restoit Ă prendre. Plusieurs circonstances rend oient ma sortie moins difficile quâelle ne lâavoit paru dâabord, Cette mĂȘme semaine , mistriss Palmer partoit pour aller Ă Colchester, oĂč fa mere demeuroit. Son mari soupoit tous les jeudis Ă Ilildegate avec de jeunes gens , qui fornioient entre eux une sociĂ©tĂ© dont Palmer Ă©roit famĂ©. Comme ces jours-lĂ il se retiroic sort avant dans la nuit, il nâentroit point chez fa femme. Elle fixa ma sortie au soir du jeudi , & son dĂ©part au vendredi matin. A lâexception de deux robes & dâune petite quantitĂ© de linge, mes habits mĂȘlĂ©s avec les siens dans ses coffres , mĂ« seroient renvoyĂ©s Ă loisir. Le portrait de ma O ij 212 Histoire mure , dĂ©tachĂ© de sa bordure, la cassette qui. ĂŻenfermoit ses papiers, seuls biens dont la conservation me sĂ»t chere , pouvoient ĂȘtre emportĂ©s de mĂȘme. On ne sâappereevroit dc ma retraite que le lendemain Ă ĂŹâheure oĂč lâon entroit ordinairement chez moi mistriss Palmer auroit dĂ©jĂ fait plusieurs milles, & ne suroĂźt exposĂ©e ni aux reproches de milord Danby, ni aux premiers mouvemens de la colere de son mari. II ne restoit que Francis , dont la vigilance nous embarraĂlbit » mais on dĂ©couvrit un moyen de ia rendre inutile. Mistriss Palmer se souvint dâune porte de mon cabinet, que le froid avoit obligĂ© de condamner* Elle me la fit voir derriere des tablettes garnies de livres. Cette porte don- noit Ăur une petite terrasse qui communiquoit Ă son anti-chambre. Nous levĂąmes aisĂ©ment les tablettes ; un des battans cĂ©dant Ă nos efforts, sâouvrit, & nous offrit la commoditĂ© de passer pendant la nuit de mon appartement au sien, fans ĂȘtre vues de ses gens ni de Francis, & dâĂŽter de chez moi ce que je voudrois emporter. Le soir du jeudi }e fis fermer ma porte en-dedans Ă lâheure accoutumĂ©e. Jâattendis impatiemment celle oĂč nous Ă©tions convenues. EĂŹle sonna enfin , & je sortis par le cabinet avec Lidy. Nous traversĂąmes la terrasse. ^listriss Palmer me reçut fans lumiĂšre DE MISS J I N N Y, LIZ S la porte de son appartement, & rĂ©introduisit dans fa chambre. Je tremblois. Lidy se soute noir Ă peine, & ma conductrice inquiĂ©tĂ© sâarrĂȘtoit Ă chaque pas. Quand elle se crut assurĂ©e que ses gens rassemblĂ©s pour souper ne pouvoient ni nous voir ni nous entendre, elle nous fit descendre doucement, ouvrit sans bruit la porte de la rue, & me remit entre les mains dâun homme ĂągĂ©, frere de niistriss Tomkins , chez qui jâallois loger. Depuis une heure il mâattendoit Ă dix pas avec une voiture. Je serrai mistriss Palmer dans mes bras, fans pouvoir lui exprimer ma re- connoissance que par mes larmes. Je me hĂątai de gagner le carHosse. LâhonnĂȘte vieillard mâaida Ă y monter, rendit le mĂȘme service Ă Lidy , se plaça prĂšs dâelle, & suivant sa direction, on nous conduisit Ă ma nouvelle demeure. II Ă©toit prĂšs de minuit quand nous arrivĂąmes. La maĂźtresse de la maison me reçut dâun air civil & respectueux ; elle me croyoit une - fille de qualitĂ© , Ă©chappĂ©e , par le secours de missriss Palmer , aux importunes sollicitations dâun tuteur intĂ©ressĂ©, qui vouloir la contraindre Ă Ă©pouser son fils, pour sâemparer des biens confiĂ©s Ă ses foins. Je devois attendre chez elle le retour dâuwe parente absente, & me cachera tous les yeux jusquâĂ son arrivĂ©e. Deux guinĂ©es dont je rĂ©compensai les peines de son frere, lui donnereut lâespĂ©rance de O iij 214 Histoire tirer un prnfĂŹt considĂ©rable d u sĂ©jour que fe- roit dans fa maiion une personpe riche & libĂ©rale ; espĂ©rance quâelle ne perdit pas fans chagrin, quand le tems lui dĂ©couvrit soir erreur. Elle mâouvrit un appartement trĂšs propre & fort commode, oĂč elle me laissa en libertĂ© de prendre le repos quâelle me souhaita. DĂšs que je fus feule avec Lidy , je iâembnis- sai Ă©troitement; mon cĆur se sentoit soulagĂ© dâune de ses peines, je nâĂ©tois plus au pouvoir de milord Danby ; mais que le souvenir dây avoir Ă©tĂ© , dĂ©truisit bientĂŽt ce lĂ©ger mouvement de satisfaction ! Nous-pleurĂĄmes long- tems toutes deux lans nous parler ; je cachois mon visage dans le sein de cette tendre amie , je la preilois contre le mien. Rompant enfin ce triste silence ĂŽ ma chere Lidy , lui dis-je, que la douleur dont jc me sens oppressĂ©e a dâamertume! Qpelle diffĂ©rence des larmes que je versois en quittant Oxford, en sortant du chĂąteau dâAlderson, Ă celles que mâarrache mon humiliante disgrĂące ! Je ne trouve plus en moi cette dignitĂ©, ce sentiment intĂ©rieur, qui , au milieu de mes peines , dans le sein de la pauvretĂ©, mâĂ©levoit Ă mes propres yeux. HĂ©las! quâest-il donc devenu! Comment le crime de cet homme me rĂ©duit-il Ă la honte , Ă 1âabaissement, Ă 11âoser fixer mes regards fur les autres, Ă rougir en les tournant fur moi- mĂšme ! Ne vous abandonne? point Ă ces cruelles DE MISS JENNY 215 rĂ©flexions, interrompit Lidy, vaus nâavez offensĂ© ni le iel, ni ĂŹâhouneur. Puisse une certitude si consolante accompagner toujours vos pleurs! Chere miss, elle doit Ă prĂ©sent bannir le trouble de votre ame, vous aider Ă supporter le malheur dont vous gĂ©missez. Eh, pourquoi celleriez-vous de vous estimer, quand ĂŹâhomme qui vous a si badement trompĂ©e , vous respecte lui-mĂȘme, rougit des avantages qu il a remportĂ©s fur vous, & ne peut se les rappelles sans honte & fans remords? Le succĂšs de fa feinte est devenu la punition de son crime. II conserve pour vous cette passion ardente, ces sentimens vifs qui lâĂ©garerent; en satisfaisant ses dĂ©sirs, il les a augmentĂ©s, & sâest rendu si malheureux, q-ue je,doute lĂź vos chagrins Ă©galent les siens. Elle me raconta alors une partie de ses entretiens avec mylord Danby ; & sâessorqant de porter mes idĂ©es fur des sujets moins rĂ©voltans, elle me parla de milady Rutland , me conseilla de lui rappela lcr ses gĂ©nĂ©reuses affres, & de ranimer ses tendres dispositions Ă man Ă©gard par le dĂ©tail de mes peines passĂ©es , & de ma situation prĂ©sente. Mistriss Palmer sâĂ©toit chargĂ©e de me faire savoir si la duchesse se trouvoit encore Ă Londres. Dans la supposition que cette dame en fĂ»t dĂ©ja partie , elle devoit sâinsormer du lieu oĂč ie pourvois lui adresser une lettre & mâcn instruire; Dix jours, se passerent Ă attendre des O iv 2!§ Histoire nouvelles de mistriss Palmer. Enfin on mâap- porta de fa part mes habits & une lettre ce quâelle mâapprit redoubla tous mes chagrins. AprĂšs un sĂ©jour de six semaines Ă la cour, milady Rutland en Ă©toit partie pour reprendre le cours ordinaire de ses voyages , & visi- toit actuellement les amis quâelle dans les diffĂ©rentes provinces du royaume. Sans ĂȘtre dirigĂ© par elle , il paroiffoit impossible de suivre sa marche, ou de parvenir Ă lâatteindre. Mistriss Palmer me conseilloit dâa- . dresser mes lettres en Ăcosse, dâoĂč elles seroient renvoyĂ©es Ă milady. Elle me disoit que milord Danby, prĂȘt Ă partir pour se rendre en Allemagne , venoit de tomber dangereusement malade. Son mari & lui ne doutoient point quâelle ne mâeĂčt prĂȘtĂ© son assistance -, mais milord , dans la crainte peut-ĂȘtre de la trouver trop instruite , & de lâexeiter Ă rĂ©pandre son secret, avoit expressĂ©ment dĂ©fendu Ă Palmer de la chagriner Ă ce sujet. Ainsi les reproches de son mari Ă©toient sans aigreur. Elle finis- Ăoit en me marquant beaucoup de regret de nâĂštre plus Ă portĂ©e de me donner de nouvelles informations, devant sâembarquer incessamment pour lâIrlande , oĂč fa mere & elle aboient recueillir une succession, dont les droits contestĂ©s en partie , les forceroient peut-ĂȘtre Ă un long sĂ©jour. Cette lettre mâaffligea sensiblement. La maladie de milord Danby Ă©loignoit son dĂ©part, B E MISS J Ă N N Y. 21? mâobligeoit Ă me cacher, mâĂŽtoit la libertĂ© dâaller chez mistriss Mabel, oĂč la nĂ©cessitĂ© de diminuer ma dĂ©pense me faisoit souhaiter de retourner, je donnois deux' guinĂ©es par semaine a mistriss Tomkins , & devois les donner toujours en avance. Entre Lidy & moi nous nâen possĂ©dions que vingt en sortant de chez Palmer, je ne pouvois plus espĂ©rer un secours prochain de miiady Rutland. Je lui Ă©crivis cependant mais quâattendre de cette dĂ©marche j & dans quel tems en saurois- je fesse t ' Pour comble de disgrĂące, Lidy , ma chere Lidy ! qui mettoit tous ses foins Ă me consoler, sâessorçoit de mâengager Ă mâoccu- per moins de ma cruelle aventure; elle eu Ă©toifc st douloureusement affectĂ©e elle - mĂȘme , que peu Ă peu elle tomba dans une langueur dont fa piĂ©tĂ© ni son courage ne purent lui faire repousser les dangereuses atteintes. Elle perdit le sommeil, prit du dĂ©goĂ»t pour tous les ali- mens , & sâabandonna Ă la noire mĂ©lancolie qui la consomoit. PĂąle, foiblc, abattue, elle attachoit sur moi ses yeux baignĂ©s de pleurs; elle joignoit ses mains , les le volt vers le ciel, & sâĂ©crioit hĂ©las ! que fera - t - elle ! que deviendra -1 - elle ! en quel Ă©tat vais-je la laisser Ăź Ses larmes, son inquiĂ©tude, le dĂ©pĂ©rissement visible de fa personne , me remplissoient de terreur. Je me hĂątai dâappelier auprĂšs dâelĂźe tous ceux dont lâart & les soins pouvoientla soulager. Son extrĂȘme appesantissement lâo- 21S Histoire bligea bientĂŽt Ă garder le lit. Je la servois- avec ce tendre empreiĂement que donne lâa- mitiĂ©. Elle se montroit sensible Ă mes caresses, ie prĂštoit fans rĂ©pugnance Ă tour ce quâon exigeoit dâelle ; mais rien ne !a ranimoit. Les secours nĂ©ccUĂ ires Ă son mal , le prix excessif dont on paie les courtes visites de ceux qui les indiquent, me rĂ©duisirent en peu de jours Ă recourir aux plus trilles expĂ©diens, Ă charger mistriss Tomkins de me dĂ©faire avec dĂ©savantage de tous les effets qui mâĂ©toient restĂ©s, je voyois augmenter les besoins & disparaĂźtre les moyens d'y satisfaire. Jâen- voyai chez mistriss Mabel, espĂ©rant que le sang & lâamitiĂ© lâengageroient Ă rendre service Ă sa sĆur. Par une fatalitĂ© Ă©trange , cette femme venoit de quitter son commerce, & de se retirer dans la province de Galles. Mistriss Tomkins ne pouvoit mâavancer les dĂ©penses les plus modiques. Elle me rĂ©pĂ©toit souvent quâelle Ă©toit pauvre & sans crĂ©dit. Lâelbrit rempli de la feinte confidence de mistriss Palmer, elle nie conjurait de recourir Ă mon tuteur. Elle blĂĄmoit ma conduite obstinĂ©e'. Je lâassurois en vain que personne dans lâuni- vers ne sâintĂ©relsoit pour moi, elle ne me croyait point. Son bon cĆur, son empressement , sa compassion mĂȘme , la rendoient importune & souvent FĂącheuse. Elle sb chagri- noit de me voir perdre si considĂ©rablement sur des effets dont elle tiroit avec peine un DE MISS JĂNNY. 219 prix trĂšs-bas. Je ne recevois point de nouvelles de railady Rutiand , je ceifois mĂȘme dâen attendre le tems consumant enfin mes foibles rellources, je parvins au douloureux moment oĂč dĂ©nuĂ©e de tout,jettant en vain de sombres regards autour de moi , je 11âap- perqus plus rien dont jâeuĂĂźe le pouvoir de disposer. Cette horrible dĂ©tresse excita mon impatience , & rĂ©volta mon ame. AprĂšs de longues , dĂ©frayantes rĂ©flexions , je tombai Ă terre, & mâabandonnai aux cris, aux gĂ©miiĂe- mens , Ă la violence dâun esprit aigri par la continuitĂ© du malheur. Loin dâĂ©lever mes peniĂ©es vers la source des consolations , d'iimplorer dans l'amertume de mon cĆur celui dont le bras puiliant soutient toute la nature, une orgueilleuse prĂ©somption mâĂ©gara , me livra au murmure, me persuada que ['innocence de mes dĂ©marches devoir me rendre lâob- jet des attentions de la divinitĂ©, mâattirer ses secours , fa protection ; jâosai juger les dĂ©crets dâune Providence , dont les foins , souvent voilĂ©s Ă notre foible intelligence , mais toujours actifs , guident sĂ»rement le cĆur soumis qui sây confie & en attend PeĂĂŻet avec rĂ©signation. Pendant que ces mouvemens terribles mâa- gitoient, la garde de Lidy vint mâannoncer un ministre qui demandoit Ă me parler. II suivoit cette femme, ct entra comme elle sor- 220 Histoire toit. Js tournai la tĂšte; & levant fur lut des yeux baignĂ©s de larmes , dans lâimpostĂŹbĂ- litĂ© de parler, j attendis quâil sâexpliquĂąt fur le sujet de sa visite, Cet homme , attendri de lâĂ©tat oĂč il me voyoit, me couĂĂŹdĂ©roit en silence, & sembloit interdit, je lui hs ligne de sâadcoir. II sâin- clina profondĂ©ment; & sâavançant tout prĂšs de moi une dame , me dit - il dâun ton bas & Ă©mu , dont le cĆur compaĂ»dĂąnt le plaĂźt Ă soulager les maux qui lui sont connus , apprit hier, en partant pour la campagne , quâune personne malade ici pouvoit avoir besoin de son assistance. Elle m'a lailse ce billet, mâa changĂ© de le lui apporter , & de l'adorer de la continuitĂ© de ses secours aulsi long-tems quâĂls lui seront nĂ©cessaires. En prononçant ces derniers mots , il posa un papier sur la console de marbre qui Ă©toit prĂšs de ;yoi ; & se couvrant le visage de son mouchoir', il sortit avec prĂ©cipitation. EtonnĂ©e de ses discours, de son action, nâosant encore me livrer Ă lâespĂ©rance , je pris ce papier câĂ©toit un billet de cinquante livres sterling. Dans le transport de ma re- connoiĂsance , je bĂ©nis mille fois la main gĂ©nĂ©- reule dont ie bienfait relevois mon cĆur abattu. II me sembla quâune crĂ©ature cĂ©leste venoit de tnâapparoicre, de faire paflcr miraculeusement ce secours juĂquâĂ moi. Je courus auprĂšs de Lidy, pour lâinstruire de cet B 3 Miss J I, N S Y. sar. heureux Ă©vĂ©nement. Je Ăźa trouvai toute en pleurs , & M. Peters, un honnĂȘte ecclĂ©siastique , lui tenant les deux mains , lui parlant avec feu , & paroissant, comme elle, dans le plus grand attendrissement. CâĂ©toit le curĂ© dâun petit bourg, situĂ© au milieu de la province dâYork. Son naturel obligeant lâavoit conduit Ă Londres , avec le dessein de rendre un service important Ă deux de les paroissiens, parens de mistriss Tom- kins; il logeoit chez elle pendant son sĂ©jour dans la capitale. Notre triste situation lâin- tĂ©relsoit. Un zele vraiment pieux, une charitĂ© ardente , lui inspiroit des sentimens de pere pour tous les humains. Ce bon prĂȘtre visitait souvent Lidy, prioit avec elle, la consoloit , lui offroit mĂȘme des secours quâil nâauroit pu donner lans se gĂȘner. Le revenu de son bĂ©nĂ©fice ne passant pas quarante livres sterling, cette rente si modique suĂĂŻĂŹsoĂt Ă peine Ă lâentretien dâune femme & de deux filles qui composoient fa famille. Mais Ăa mĂ©diocritĂ© de fa fortune ne resserrait pas fou cĆur. EdifiĂ© des principes de Lidy , touchĂ© de son attachement pour moi, sensible Ă lâin- quiĂ©tude quYile lui montrait sur mon sort, inquiĂ©tude vive, la seule capable de troubler la parfaite rĂ©signation de cette ame pure, il entreprit de calmer ses alarmes , de la dĂ©barrasser dâun poids si pĂ©nible, en se chargeant lui - mĂȘme des soins dont elle sâoccu- %%% fi 1 S T 0 I K ĂŻ poit. II lui promit, il lui jura de ne point quitter Londres , que le ciel nâeĂ»t disposĂ© dâelle; de devenir mon appui quand e!!e ne seroit plus, de me conduire dans fa maison , de mây traiter comme sa fille , comme un enfant dont Dieu mĂȘme le nomrrioit pere, & lui ordon- noit de prendre un soin particulier. Cette as- Ăurance , que Ăźa propre situation de ce vĂ©nĂ©rable paĂseur rendoit si noble, eutlâetĂĂȘt quâil en avoir espĂ©rĂ©. Elle tranquillisa le cĆur de Lidy* lui fit tourner toutes ses pensĂ©es vers lâĂ©ternttĂ© , & attendre avec moins de douleur & dâersroi le riioment oĂč le ciel lâappelleroit Ă lui. A lâinstant oĂč jâentrai dans sa chambre, elle remercioit M. Peters, En me voyant, elle le pria de me faire part du sujet de leur entretien. Ce digne prĂȘtre rĂ©pĂ©ta ses gĂ©nĂ©reuses intentions , mais avec mĂ©nagement, avec timiditĂ© roĂšme. II sembloit craindre de blesser mon oreille par le son des exorcisions consacrĂ©es Ă marquer la supĂ©rioritĂ© de celui qui donne, fur PĂŹndigent forcĂ© de recevoir. II ne cherchoit point Ă mâinspirer de la recon- noissance , mais Ă introduire une douce consolation dans mon ame ; il vouloit me faire Oublier mes peines, & non pas mâaveltir qu'il- les souĂŹageoit. En Ă©coutant M. Peters, jc sentois moins ma situation que lâespĂ©rancc de la voir changer. Ah , madame ! que nâo- bligĂ©r - t-Ori toujours ainsi ! Ce nâest pas le D E ĂM I S S J E K N Y. 2LZ malheur qui humilie , câest la dure compassion des hommes. Oh ne rougit point dktre Ă plaindre ; k beibin nâavilit pas mais on rougit dâexpofer fa niisere aux yeux de iâhomme riche & vain , qui regarde son aisance comme un droit de dĂ©daigner le pauvre , mĂšme le pauvre assez fier, aĂĂez noble, pour nâexiger ni sa pitiĂ© ni ses secours. Mes remercimens Ă M. Peters surent proportionnĂ©s Ă fa bontĂ© ; mais ses discours me causeront un saisissement terrible , en me Paissant pressentir PĂ©tat de ma chere Lidy. Lâi- dĂ©e dâune Ă©ternelle sĂ©paration nâavoit point encore frappĂ© mon esprit ; jâespĂ©rois beaucoup des foins de lâhomme habile qui la visitoit. Mes craintes se bornoient Ă manquer des moyens de lui continuer les secours dâun art dans lequel je me confiois. Trompeur espoir nĂ© seulement de mes souhaits ! je devois perdre mon unique amie , rien ne pou- voit me la rendre, & jâallois bientĂŽt Ă©prouver quâaucune douleur dĂ©jĂ sentie ne prĂ©pare notre aine Ă supporter une douleur nouvelle. Mais en est-il de comparable Ă celle que nous cause la mort dâune personne aimĂ©e , Ă Phorreur de la voir sâanĂ©antir, disparaĂźtre! Une force abolue nous Lâenleve,nous Parrache avec violence , nous en sĂ©pare pour jamais ! Vaine puiĂĂźnnce des hommes, que vous ĂȘtes bornĂ©e ! Eh , de quel prix fond tous les biens du monde ! HĂ©las, ils ne peu- 224 Histoire vent ni nous conserver, ni nous rendre lâob- jet prĂ©cieux dâune tendre affection ! JâinstruiĂĂŹs Lidy & M. Peters du don considĂ©rable de la dame , dont le cĆur bienfaisant sâintĂ©ressoit Ă nos peines. Je leur dis la promesse consolante qui se joignoit Ă son prĂ©sent. Le ciel puilse - t - il ['inspirer & vous protĂ©ger, miss , sâĂ©cria Lidy ! Je ne vous laisse point abandonnĂ©e & fans asyle , mes vĆux sont remplis, & nies dentiers inĂtans seront heureux. Le lendemain je donnai le billet debanque Ă miĂtriss Tomkins, asm quâelle le changeĂąt. Lâa- gitation oĂč Jetois la veille , ne mâavoit pas permis de rĂ©flĂ©chir fur une libĂ©ralitĂ© si naire. Comment ma situation se rĂ©pandoit-elle au-dehors ? Par qui cette dame se trouvoit-ells inforipĂ©e de la misere dâune fille malade, Ă qui son bienfait sâadreffoit? Pourquoi le ministre , chargĂ© du pieux office de la soulager, rempliĂsoit-il sa commiĂiion prĂšs de moi ' Comment savoit-il mon nom? DâoĂč vient me demander, ne pas parler Ă celle que la gĂ©nĂ©rositĂ© de cette darne re, s doit immĂ©diatement? Ces questions faites' par moi a miĂtriss Tomkins, rembarrasse t en t. Elle hĂ©sicoit, sembloit craindre de me rĂ©pondre. Son trouble mâa- larma ; lâobjet dâune sotte haine , comme celui dâun tendre attachement , est toujours prĂ©sent Ă notre idĂ©e. Je trembai en pensant Ă milord Danby il pouvoit avoir dĂ©couvert ma B ! MISS JENNY. LLs ma retraite. Je me sentis saisie , dâeffroi en songeant que , sous cet habit respectable, un autre Palmer venoit peut-ĂȘtre me tendre de nouveaux piĂ©gĂ©s. AprĂšs une longue apologie de ses bonnes intentions, miftriss Tomkins mâapprit enfin , quâayant une niece au service de milaĂĄy dâAn- glesey , elle lui avoit portĂ© des tablettes Ă m os, dont on lui offroit seulement deux guinĂ©es, & que son frere aĂĂuroit en valoir plus de douze. Pour engager cette fille Ă les montrer Ă fa maĂźtresse, Ă sâefforcer de les lui faire acheter Ă un prix plus convenable, elle sâĂ©toit ouverte fur ma situation, fur lâimprudence de miĂtriss Palmer, qui ne devoit pas loger dans la maison dâune pauvre Femme deux perfonnnes privĂ©es d'amis & de secours , dont les peines lui dĂ©chi- roient le cĆur. Elle avoua que monnompou- voit lui ĂȘtre Ă©chappĂ©, & me donna un billet de Bella, fa niece, datĂ© de trois jours avant la visite du ministre. Elle difoit Ă fa tante de ne point sâinquiĂ©ter des tablettes , que milady dâAnglesey les gardoit, & en fe- roit incessamment remettre le prix Ă la jeuns dame. En attendant, elle lui envoyoit quatre guinĂ©es pour obvier aux besoins les plus pressant. En effet je lesavoisreques, & cette explication me tranquillisa & me dĂ©termina Ă me servir sans scrupule dâun secours que ma position me rendoĂt si nĂ©cessaire, & Ă pardonner Ă mis- triss Tomkins lâindiscrĂ©tion qui me le procurent. Tom. 111. P» 26 H ! S T 0 I K. Ă Deux jours aprĂšs, M. Jennisson le mi ni st rĂ©?, envoyĂ© chez moi par milady dâAnglefey , me' fit deman/er la permission de me voir, je le reçus dans mon cabinet. Ma tristesse & mon accablement parurent iâassecter beaucoup. II me confirma le rĂ©cit de mistriss Tomkins, en rĂ©apprenant que milady dâAnglefey , pĂ©nĂ©trĂ©e de la situation de Lidy , dont une de ses femmes lui avoir fait la peinture touchante, sâĂ©toit empressĂ©e Ă la secourir. LâextrĂȘme politesse de MĂ Jennisson lâengageoit Ă sĂ©parer lâinĂĂ©rĂšt de Lidy du mien ; il feignoit dâigno- rer que je partagĂ©eis fa mifere, & mit toute son adresse Ă me faire entendre combien la protection de milady me deviendrait avantageuse , fi je consentois Ă remettre mou fort entre ses mains. Pendant quâil me pavloit, je cherchois Ă rappeiler Ă ma mĂ©moire une idĂ©e confuse de ses traits. Ils ne paroiĂfoiuit point absolument Ă©trangers Ă mes yeux. Soit Ă Oxford , soit chez milord Alderson, il me sembloit qĂ©une mĂȘme physionomie avoir autrefois frappĂ© mes regards. Mais la crainte d u plus triste Ă©vĂ©nement tenoit mon cĆur dans un trouble continuels & nc me laissoit point assez de tranquillitĂ© dâesprit pour nvoccuper long-tems dâune recherche si frivole. Lâair noble dc M. Jennisson , ses obligeantes expressions, je ne fais quoi de doux & lâassectueux, mĂȘlĂ© Ă tous ses discours, mâinĂ» i> Ă MISS j E S N ĂŻ, 227 pirerent de la confiance. Je ne lui cachai ni ma position fĂącheuse, ni les ressources qui mâĂ©toient ossertes. La proposition de xYL Pe- ters !e toucha. II loua son zelc, lâadmira , rĂȘva ; & se levant pour sortir , il me demanda si je voudrois bien le recevoir lĂ© lendemain Ă la mĂȘme heure. II me dit quâil verroit milady dâAnglesey , & lui communiquerait im projet dont il nâosoit me parler avant de savoir si cette dame Tapprouveroit. En me quittant, il me pria de 11e point mâabamlon- ner Ă la tristesse , & me rĂ©pĂ©ta plusieurs fois que mes qualitĂ©s estimables me procureroient de tendres & de puiĂĂŻans amis. LĂ© lendemain il fut exact , & me remit en entrant, un billet de milady dâĂnglefey. Je rouvris avec une vive Ă©motion, & jây lus ces paroles consolantes. ' Milady ct Anglesey, Ă miss Jenny. ** Chere miss, jâai chargĂ© M. JenniĂTon de â vous expliquer mes intentions. Le mĂ©rite quâil a dĂ©couvert en vous, mâattache ĂĄ vos â intĂ©rĂȘts. Si des foins indispensables iie me ,, retenaient ici, je me ferais un plaisir vĂ©- â ritable dâaller vous voir , vous consoler , & ,, vous allure r moi-mĂȘme du dĂ©sir que jâai de â me lier intimement avec vous. Croyez M. ,, Jenniiscn Ă il a ma confiance , il est digne de la vĂŽtre. Je remplirai tous les engage- Histoire 228 â mens que je prends par fa mĂ©diation ,âą & â dĂ©iĂ jje rae dis dans la sincĂ©ritĂ© de mon â cĆur j votre tendre amie , â La comtesse dâAnglefey. â JâĂ©tois si surprise & si touchĂ©e du procĂ©dĂ© gĂ©nĂ©reux de cette dame, que jâavois peinĂ© Ă trouver des termes capables dâexprimer ma reconnoiĂsance. je voulus remercier M. JĂ©n- nilĂĂČn des foins quâil prenoit lui-mĂȘme pour une infortunĂ©e; mais il mâinterrompit. Avant de vous informer de la dĂ©marche que jâai faite, dit-il, avant de vous instruire de ses effets , permettez-moi ; miss , d vous demander si vous avez mĂ»rement rĂ©flĂ©chi fur le parti oĂč vous semblez vous ĂȘtre arrĂȘtĂ©e. Lâappui dont vous me parlĂątes hier, me paroit bien foible, M. Peters est un homme sensible, honnĂȘte. En offrant de vous retirer chez lui, il a plus consultĂ© son cĆur que les facultĂ©s. Jâapplau- dis Ă ses nobles intentions mais dĂ©pourvue comme vous lâĂštcs Ă prĂ©icut, quand votre tendre compassion vous a tout fait sacrifier pour Lidy , nâavez-vous besoin que dâun asyle ? Dâailieurs , favez-vous si la femme & les filles de ce bon ecclĂ©siastique verront fans chagrin une Ă©trangĂšre partager avec elles la portion , dĂ©jĂ si modique , quâun droit naturel leur donne Ă fa fortune ? Vous-mĂšme rie fentiriez-vous pas une peine continuelle de ia diminuer, de DE MISS J E N N T. t2§ voir cette famille se gĂȘner beaucoup pour vous donner peu? Le cĆur de missJennygĂ©miroit fans cesse dans cette position. Une retraite plus convenable Ă votre Ă©ducation , Ă votre Ăąge , Ă vos Ăentimens , vous est prĂ©parĂ©e par mes foins. Milady dâAnglesey vous lâoffre , & dĂ©sirĂ© ardemment de vous la voir accepter. Cette dame est veuve , jeune, aimable, vertueuse , maĂźtresse de sa fortune & de ses volontĂ©s depuis long-te m s elle souhaite une compagne assidue , dont shunteur complaisante & lâesprit agrĂ©able puissent iâattacber, mĂ©riter sa confiance, & lui faire goĂ»ter dans fa maison les charmes dâune sociĂ©tĂ© douce A fans assujettissement. Je lui parlai de vous hier , vous lui convenez parfaitement. Des raisons inutiles Ă vous dire, rendent ma recommandation trĂšs force auprĂšs dâelle. Elle vous recevra bien, vous lâaimerez , elle fendra votre fort heureux. Sa protection vous mettra Ă couvert des dangers oĂč vous resteriez exposĂ©e eu vivant Ă Londres , & vous Ă©viterez le regret de vous rendre Ă charge Ă un homme embarrassĂ© dĂ©jĂ Ă pourvoir aux besoins de fa propre famille. Je me taifois, je revois , jâhĂ©sitois ; je nâosois refuser, & je craignais dâaccepter. Mille mou- vemens confus fufpendoient mes rĂ©solutions. M. Jennisson, surpris & mĂ©content de mon indĂ©cision , sâĂ©tendit avec vivacitĂ© fur tout ce qi devoit me dĂ©terminer Ă suivre ses conseils. P iij sz4 Histoire Chere riiiss , me disoit-il dâun ton affectueux* votre intĂ©rĂȘt seul m'anime; il raâengageĂ vous prefler de prolĂŹter de mes foins. Ne rejetiez pas un asyle sur & honorable; ne me donnez pas Le chagrin dâavoir travaillĂ© en vain Ă vous procurer une vie douce , tranquille, un Ă©tat solide, agrĂ©able, & une amie digne, Ă tous Ă©gards, dâĂ«tre recherchĂ©e. II est des situations oĂč rabattement de notre esprit semble nous Ă©loigner de tout ce qui nous parole environnĂ© dâĂ©clat. Il place le bonheur Ă une distance infinie de nous, ĂŽte Ă nos idĂ©es cette activitĂ© propre Ă nous en rapprocher, au moins par nos dĂ©sirs. Combien avois - je souhaitĂ© le sort que lâon mâofĂrott ! En sortant de chez my'ord Alderson, tl eĂ»t rempli mes vĆux les plus ardens ; mais en ce moment, la douleur dont mon ame se sen- toit opprelsĂ©e, me portoit Ă prĂ©fĂ©rer lâhum- bie toit de M. Peters Ă lâasyle brillant quâon me destinoit. La solitude & lâobscuritĂ© con- venoient Ă la profonde amertume de mes rĂ©flexions ; mais le ciel,dont la bontĂ© me sai- soit rencontrer ce digne pasteur pour guider mes pas, pour me cacher dans sombre, pour mâĂ©carter dâun monde oĂč je devois sentir de nouvelles peines , voulut punir mes murmures, ma coupable dĂ©fiance , en ouvrant deux routes devant moi, & me laissant lâarbitre du sentier oĂč je choisirois de mâengager. Les reprĂ©sentations de M. JenniĂson me DE M ĂŻ S S J E N K Y. 2ZĂź parurent senĂĂ©es ; ses raisons Sc ses priĂšres me dĂ©terminĂšrent. Je ne crus pas devoir abuser du bon cĆur de M. Peters , aller habiter une maison dont jâincommoderois les maĂźtres, oĂč je pourrois porter le trouble & !a division. Interrompre la paix dâune famille satisfaite dans la mĂ©diocritĂ© oĂč eile vit, câeit chercher Ă dĂ©ranger Tordre admirable de la Providence, qui, par une juste rĂ©partition de ses biens, accorde les douceurs du repos Ă ceux de ses enfans quâelle prive dâun partage plus enviĂ© & moins heureux peut-ĂȘtre. Ces considĂ©rations me portĂšrent Ă prĂ©fĂ©rer les bontĂ©s de milady dâAnglesey Ă la tendre invitation de M. Peters. Je souhaitai seulement quâil fĂ»t instruit des soins, mĂȘme des conseils de M. Jennisson, & je soumis ma conduite Ă la dĂ©cision de cet honnĂȘte ministre. Je le fis demander; il vint. A ma priĂšre , AI. JennifĂon Tinforma des intentions de milady. Je lui montrai son billet, & lui donnai Pen- ticre libertĂ© de prononcer sur ma destinĂ©e. Je serois bien fĂąchĂ©, miss, me dit cet homme gĂ©nĂ©reux, de vous priver de lâappui dâune dame riche & libĂ©rale, portĂ©e Ă vous obliger. Si ma fortune Ă©galoit la sienne, je ne lui cĂ©- derois pas lâavantage de vous ĂȘtre utile mais vous ne devez point balancer entre fa protection & nron amitiĂ©. Cependant, chere miss, comme la satisfaction nâest pas toujours attachĂ©s Ă la splendeur, si votre sort chez milady P iv Histoire 2zr dâAnglesey ne rempiit pas lâattente de M. Jen- niffon & les vĆux que je forme poyr votre bonheur, ma maison vous fera ouverte dans tous les tems. Les goĂ»ts & les affections des grands sâaffoiblifsent en fe multipliant ils les Ă©tendent fur tant dâobjets ! Si lâincoustance de milady vous fait Ă©prouver des peines , des mortifications, souvenez-vous alors dâun ami moins brillant, mais plus solide. Une ligne de votre main me ramĂšnera Ă Londres. Chere miss, ajouta-t-ii dâun ton attendri, tant que je respire vous avez un pere j son pouvoir est foible, mais son affection est grande, & jamais elle ne se dĂ©mentira. SĂ»re de ne pas offenser M. Peters en changeant de dessein, jâccrivis Ă milady dâAnglesey. Une respectueuse reconnoiĂfance dicta ma lettre. La rĂ©ponse quâelle daigna me faire en augmenta le sentiment. Elle Ă©loignoit avec bontĂ© tout ce qui devoit mettre de la distance entre nous. En mâapportant cette seconde preuve de la bienveillance de milady, M. Jen- niffon me dit quâil venoit dâamener Ă Londres Bel la, la niece de mistriss Tomkins; ma protectrice me lâenvoyoit pour me servir actuellement , & mâaccompagner au moment oĂč je detĂŹrerois dâaller la trouver. HĂ©las! ce moment devoit ĂȘtre un des plus douloureux de ma vie. Lidy voulut entretenir M. JenniĂfon , me recommander Ă son zele , Ă ses soins. Le jour S E MISS JENNY. 2ZZ quâil la vit, elle se trouvoit sort mal , respi- roit difficilement, &par!oit avec peine. L'obt- curitĂ© de sa chambre , dont les rideaux Ă©toient fermĂ©s, nâempĂšcha pas M. jennidĂČn de sâap- percevoir quâil' lui restoĂŹt peu dâinstans Ă vivre. Dâaccord avec M. Peters , il prit toutes les mesures convenables Ă cette triste occasion ; mais il ne put parvenir Ă mâĂ©pargner le funeste spectacle quâil desiroit dĂ©rober Ă ma vue. Le soir de ce mĂšme jour , environ ĂĄ minuit, jâĂ©tois assise au chevet du lit de Lidy. Elle demanda de Peau , sa garde lui en prĂ©senta. Cette femme approchant la lumiĂšre , me fit voir tant de pĂąleur & dâabattement Ăur le visage de ma mourante amie, que mon cĆur tressaillit ,- un cri douloureux mâĂ©ehappa. Lidy renvoya sa garde , prit ma main , la serra faiblement ; & sentant que je tremblais pourquoi cet effroi, chere miss, me dĂŹt-elle ? Quâal- lez - vous perdre ? Que voudriez-vous conserver ? Une inutile amie , dont le zele nâa pu vous garantir. Votre cruelle aventure mâa blessĂ©e dâun trait mortel. Je me suis amĂšrement reprochĂ© dâavoir contribu'Ă© Ă votre infortune , en souffrant les assiduitĂ©s dâun homme qui ne mâinspira jamais une vĂ©ritable confiance. Les suites de ma conduite imprudente ont brisĂ© mon cĆur que le vĂŽtre ne ie rappelle point ma faute , chere miss, pardonnez- la ; souvenez - vous seulement de ma fidelle amitiĂ©. Ah! retenez vos pleurs, continua- 234 Histoire t-elle en sâattendrissant ; cessez de gĂ©mir; supportez avec courage une perte lĂ©gere , ComparĂ©e Ă toutes celles qui Pont prĂ©cĂ©dĂ©e. Pro- mectez-moi de vous consoler; ne me laissez point emporter Pinexprimable douleur de penser que ma mort ajoute Ă vos malheurs. Eh , pourquoi, ma chere Lidy , pourquoi vous imputer mes peines, lui disois-je en la baignant de mes larmes ? Partagez-les toujours, mais ne vous en accuse? jamais.' Priez le ciel avec moi , priez-le de ne pas mâexposer Ă Ma plus rude des Ă©preuves. Supplions-le toutes deux de ne point sĂ©parer nos destins. Ah , que fa bontĂ© prolonge vos jours, ou daigne abrĂ©ger tes miens ! Non, vous ne me quitterez pas, mâĂ©criois-je, vous ne mâabandon- nerez point dans PimmenfitĂ© du monde ; vous vivrez pour moi. En lui parlant je mâattachois fortement Ă elle, il me sembloit pouvoir la retenir ou la contraindre Ă mâentrainer avec elle.. . . Ah ! madame, que PEtre suprĂȘme ne mâappella-t-il alors! Quelle perte! Qjie je Pat amĂšrement sentie ! O Lidy, ma sĆur, ma compagne, mon amie! hĂ©las, mes larmes , mes regrets, mes cris poussĂ©s vers toi, ont peut- ĂȘtre troublĂ© jusques dans le ciel le bonheur de ton ame trop sensible ! JâĂ©tois restĂ©e fans connoissance fur le lit de Lidy. Quand je revins Ă moi, je me vis dans ma ehambre. Mistriss Tomkins & fa niece tnây avoient portĂ©e, M. Peters & M. Jennisson se © E -M I S S J E N N Y. Z] f regardoient dâun air touchĂ©. Relia nie prĂ©- Ăentoit des sels. Sa tante & elle paroiĂloient fort attendries. Je demandai comment Lidy Ăe trouvoit, personne ne rĂ©pondit Ă ma queC- tion. Je la rĂ©pĂ©tai plusieurs fois. Mistrifs Toni- fins me dit enfin quâune berline de mĂlady dâĂnglefey Ă©toit Ă la porte , oĂč plusieurs de ses gens attendoient mes ordres. Ah, Dieu ! mâĂ©criai-je, Lidy ! ma chere est morte ! Lc silence & les tristes regards de tous ceux qui mâenvironnoient me confirmĂšrent mon malheur. On ne put mâarrĂšter. Je courus , ou plutĂŽt je volai dans fa chambre. Je me prĂ©cipitai fur les restes inanimĂ©s, mais chers encore. ..... Eh, quoi ! fixerai - je toujours votre attention fur de tristes objets, madame ? EntraĂźnĂ©e par le souvenir dâune douleur que le tems n'a point Ă ffoiblie, je me sens prĂȘte Ă mâappefantir fur un sujet intĂ©ressant pour moi feule. Mais je mâarrĂȘte ; mon dessein nâest pas dâexciter votre sensibilitĂ©. En vous confiant mes peines, il feroit peu gĂ©nĂ©reux de vouloir vous forcer Ă les partager. M. Peters fe chargea de remplir l'office dâun ami, & de rendre les derniers devoirs Ă une fille dont il ne mettoit point lâĂ©ternel bonheur en doute. Je lui laissai vingt guinĂ©es pour cet usage. J'en donnai dix Ă mistrifs Tom- kins , comme une foible rĂ©compense de son attachement Ă mes intĂ©rĂȘts. JâembraflĂ i plu- fieprs fois le bon, lâhonnĂȘte M. Peters. Je r-z6 Histoire reçus avec respect les tendres bĂ©nĂ©dictions quâil prononça fur moi. Je promis de lui Ă©crire ; je ne pouvois le quitter. II fallut mâar- racber de cette maison. Enfin aidĂ© de Belia , M. Jenniison mâentraĂźna. Je croyois quâil me prĂ©senteroit lui-mĂȘme Ă milady dâAnglesey ; mais quand je fus placĂ©e dans la voiture avec DĂ©lia , il prit une de mes mains , la ferra doucement adieu, chere miss, me dit-il, les yeux humides de pleurs, adieu. Un devoir que rien ne peut balancer, m'Ă©loignera long- tems de vous. J'ignore le moment prĂ©cis oĂč je vous reverrai ; mais jâemporte lâefpoir flatteur de vous retrouver dans une situation heureuse. Si milady dâAnglesey remplit ses engagemens, si vous Ăštes contente de sa conduite Ă votre Ă©gard , rappeliez-vous quelquefois un homme quâelle honore de son estime» & dont les vĆux les plus ardens font de mĂ©riter & dâobtenir un jour le titre dâami de miss Jenny. En fin usant de parler, il ferma la portiĂšre , donna ses ordres ; & le carrosse escortĂ© de deux hommes Ă cheval, prit la route de Jutton - court. 11 Ă©toit midi quand jâarrivai au chĂąteau oĂč milady dâAnglesey saisoit alors fa rĂ©sidence. DĂ©lia me conduisit dans un magnifique appartement, destinĂ© , me dit-elle, Ă ĂȘtre le mien. Un instant aprĂšs , milady dâAnglesey y entra , vint Ă moi les bras ouverts j & prĂ©venant le mouvement qui mâalloit mettre Ă ses pieds » s t MISS J ÂŁ S S y, 237 lie me pressa contre son sein. Y pensez-vous» miss, sâĂ©cria-t-elle ! ce nâest point une protectrice, câest une amie qui vtĂns reçoit. Je veux partager vos chagrins, en attendant que votre esprit Ăbit devenu aĂĂez tranquille pour partager ma fĂ©licitĂ©. Bannissons dĂšs ce moment toute distinction entre nous; vivons comme deux sĆurs unies, & quâon ne sâapperçoive point, en nous voyant ensemble , sur laquelle des deux la fortune sâeĂt plue Ă rĂ©pandre ses faveurs. Cet accueil, les grĂąces, lâair de nobleĂĂŹĂš & la figure charmante de celle qui me parloit, suspendirent un instant le sentiment de ma douleur. Milady dâAngĂŹesey me parut un ange ^ de lumiĂšre. Vous la connoiĂŹsez, madame, vous ne douterez point de lâimpreĂĂĂŹon quâelle dut faire sur une ame sensible & reconnois- sante. Mon attachement, nĂ© dĂšs ce premier moment, sâest toujours accru par Pintime connaissance de son caractĂšre. Sa durĂ©e sera celle de ma vie. Je mâapprĂȘte Ă lui en donner une preuve bien grande. DestinĂ©e Ă perdre tout ce qui mâest cher, je ne puis servir milady dâAnglesey sans lui coĂ»ter des larmes , & niâen ouvrir Ă moi - mĂȘme une source intarissabâe. De longues veilles , une continuelle inquiĂ©tude , le trouble , les agitations, que mâavoient fait Ă©prouver la crainte de perdre Lidy, & la foible espĂ©rance de la conserver, me cau- ^serent uns inflammation dangereuse. Milady H Ă S t 0 I R i Lz8 d'Anglefey prit un soin ĂĂŹ particulier de moi § elĂŹe m'honoroit de tant d'attention , mÚÏoit des careiĂes si touchantes Ă ses bontĂ©s, un intĂ©rĂȘt si tendre paroiisoit dans toutes ses actions , que la reconnoiĂsance mâengagca Ă renfermer ma tristede au fond de mon cĆur j a craindre dâen laiĂser Ă©clater des marques en prĂ©sence de ma gĂ©nĂ©reuse protectrice. Ma santĂ© se rĂ©tablit enfin , mais mon extrĂȘme langueur ne se dissipa point. Milady me permit de porter le deuil dĂ© Lidy , & le fit prendre Ă Belia , qui passa de son service au mien. Cette fille savoit seule TĂ©tĂąt malheureux de ma fortune. Sa tante lâavoit insiruite de lâabandon & de la mĂŹsere oĂč jâĂ©tois rĂ©duite, mais fans lui apprendre la cause quâelie ignoroit. Belia garda fidĂšlement le secret que milady exigea dâelle sur mon sĂ©jour Ă Londres, & la façon dont jây vivois. Le reste de la maison me eroyoit parente de milady cTĂnglesey, & nouvellement arrivĂ©e du comtĂ© de Lent. Avant de me prĂ©senter sous ce titre Ă ses cĂČnnoissances, elleatĂŹsectoit de parler de moi comme dâune jeune provinciale timide & triste , mĂȘme un peu farouche , qui, toute occupĂ©e de la perte rĂ©cente de sa mere, ne se eroyoit capable dâaucune consolation , fuyoit les occasions de le distraire, & sembloit se plaire Ă nourrir sa sombre mĂ©lancolie. Ma conduite eonfirmoit lâidĂ©e que milady DE MISS JlNĂĂźY. 2ZK ssonnoit de moi. Je ne pouvois mâaccoutumer Ă rester dans fou appartement aux hepres oĂč elle recevoit compagnie. DĂšs quâon annonqoit une visite , je me dĂ©robois promptement ; oo fi la complaisance mâengageoit Ă demeurer , ma tristessĂš & mon silence me rendoient inutile & sans doute dĂ©sagrĂ©able dans un cercle oĂč rĂ©gnoit lâenjouement. Je ne goĂ»tois point ces conversations lĂ©geres, dont tous les sujets mâĂ©toient Ă©tranges , & me paroiĂsoient ou insipides , ou fĂ©voltans. Lâespece de malheur qui nous humiHe intĂ©rieurement, imprime des traces profondes iĂčr tout notre ĂȘtre. II obscurcit notre esprit comme notre physionomie. II nous inspire de la dĂ©fiance des autres & de nous-mĂȘmes, nous donne un air timide, une contenance mal assurĂ©e. Datis cet Ă©tat tout nous gĂšne , nous embarrasse. Inattention que nous attirons nous paroĂźt fĂącheuse, parce que nous craignons dâĂȘtre pĂ©nĂ©trĂ©?. Nos idĂ©es deviennent graves, nos rĂ©flexions sĂ©veres. Nous ne vivons point avec ceux qui nous environnent j nous Ăźes examinons, nous les jugeons. En perdant ces dispositions paisibles qui portent une personne heureuse vers lâindulgence, nos yeux sâouvrent trop fur les dĂ©sagrĂ©mens de la sociĂ©tĂ©, & pas assez fur ses avantages. Je fus long-tems Ă pouvoir comprendre que des hommes toujours prĂȘts Ă se couvrir mutuel* lement de ridiçule, Ă se dĂ©chirer sans cesse, L40 Histoire Ă ne se pardonner ni leurs fuites, ni leurs erreurs, ne se haĂŻssent pourtant pas5 que, mĂȘme dans les occasions pressantes , ils se servent & sâobligent avec autant de ze'e & dâardeur que sâils sâaimoient tendrement. Mon goĂ»t pour la retraite mâattiroit souvent de tendres reproches de milady dâAn- glesey. Instruite par moi-mĂȘme de toutes les peines de mon cĆur , elle blĂąmoit le souvenir trop vis que jâcn conservois. Jâai Ă©tĂ© trĂšs malheureuse , me disoit-elle un jour; comme vous, jâai versĂ© des larmes j comme vous, 3âavois contractĂ© loin du monde lâhabitude de pleurer, de gĂ©mir. Le changement de ma fortune nâen apporta pas dâabord dans mon humeur mais ĂŹa reconnoissance , la raison & lâamitiĂ© ont enfin remis sur mon visage cet air serein qui annonce la satisfact on intĂ©rieure de FamĂ©. Lâami gĂ©nĂ©reux, dont les foins ont prĂ©venu mes dĂ©sirs, surpassĂ© mes espĂ©rances, 11âauroit pas joui de ses bienfaits, sâil avoit pu croire quâils ne me rendoient point heureuse. Imitez mon exemple, ma chere Jenny, continua-t-elie en mâembrassant j vous nâĂ«tes plus abandonnĂ©e ne dites plus , ne pensez plus que cet univers nâossre Ă vos idĂ©es quâune vaste solitude, oĂč vous portez en tremblant des pas ineertains. Je vous pardonne de pleurer Lidy ; mais devez-vous la pleurer toujours ? Pourquoi vous obstiner Ă rappeller le passe, Ă dĂ©tourner vos regards de FagrĂ©able perspective D E M,Ă S S J E N N Y. perspective oĂč ils devroient Ă prĂ©sent se fixer? Que servent ces vains regrets fur un Ă©vĂ©nement dont milord Danbydoit seul rougir ? Avez-vous un juRe reproche Ă vous Faire? Vous pleurez , chere miss , ajouta-telle en redoublant ses caresses, vous pleurez; mes 'discoiiiS ne vous persuadent point ; mon amitiĂ© ne peut vous consoler; vous vous croyez si infortunĂ©e, quâil vous paroĂźt impoĂfible dâoublier jamais vos malheurs. Eh , que se- roit-ce donc, si lâamour mĂȘlant son trouble inquiet Ă vos douleurs, en redoubloit cent fois, mille fois lâamertume ? On a abusĂ© de votre crĂ©dulitĂ© , mais non pas de votre confiance. Un tendre penchant ne vous fit point ajouter foi aux fermons de milord Danby. II vous Ă©toit indiffĂ©rent ; vous le mĂ©prisez, vous le haĂŻssez, vos sentimens ne varient point Ă son Ă©gard. Mais si vous Palmiez & le haĂŻssiez en meme tems ; sien le fuyant vous brĂ»liez fans celĂĂ© du dĂ©sir de le voir; si le lien qui vous uniisoit eĂ»t Ă©tĂ© cher Ă votre cĆur; si en perdant lâĂ©pouxvous regrettiez lâamant ; si, comme moi, sĂ©duite par tout ce que Pa- mour offre de douceur, vous aviez fait le plus grand sacrifice Ă Pespcrance de rendre heureux Poâqiet dâune sincĂšre affection, de lui devoir votre fĂ©âicitĂ© > si vous aviez senti le crue! tourment dâaimer , d adorer un ingrat... Quoi, madame, interrompis-je avec autant de surprise que dâintĂ©rĂšt, vous avez connu le Tome liL Q_ 242 Histoire sentiment de la douleur? La charmante mĂsady dâAnglesey a aimĂ© un ingrat ? Elle a Ă©prouvĂ© des disgrĂąces ? Eh , pourquoi, miss , reprit- elle, pourquoi nâaurois-je pas iitbi le fort commun de toutes les crĂ©atures ? Par oĂč mĂ©- ritois-je de jouir dâun bonheur fans mĂ©lange ? En rĂ©pandant des larmes , je nâai pas eu la douce consolation qui devroit tarir la source des vĂŽtres. Ma propre imprudence a causĂ© ines malheurs. Une ardeur indiscsette me fit cĂ©der au penchant de mon soeur, aux instances dâun amant. Les hommes ont Fart de nous persuader que nous tenons leur bonheur entre nos mains. Dâune idĂ©e si dangereuse, trop fortement imprimĂ©e dans nos Ăąmes , naĂźt cette pitiĂ© gĂ©nĂ©reuse , & cette tendre condescendance pour leurs dĂ©sirs, que les ingrats nomment foĂblesse quand elle celse de les rendre heureux. Oui, ma chere Jenny , continua la comte lie , jâai Ă©prouvĂ© des disgrĂąces. Je trouvai dans lâaccomplistcment de mes vĆux les plus ar- dens , la j u lie punition dâune dĂ©marche hardie & cruelle, puisquâelle accabloit de douleur deux familles illustres , Ă lâinstant mĂȘme oĂč elles sâoesupoient du foin de mâassurer une grande fortune. Je lis dans vos yeux, ajouta- t-elle , combien il vous paroi difficile de penser que mon sort nâait pas toujours Ă©tĂ© heureux. DĂ©sabusez-vous , ma chere amie ; le deuil que js vais vous faire,'va vous ap- S ÂŁ MISS J Ă Ă N Y. 243 prendre comb;en les apparences vous trompent. * Si lâĂ©vĂ©nement qui causa les chagrins de milady dâAnglesey, vous Ă©toit eatierement inconnu, madame , je me tairois fur cette aventure. Mais je crois devoir vous apprendre des particularitĂ©s capables de diminuer Ă vos yeux lâingratitude & lâĂ©tourderie dont on lâaccusa alors. Milord Arundel, si intĂ©ressĂ© dans une imprudence dent il devint la victime, a justifiĂ© fa belle-sĆur par son estime. La constante amitiĂ© de ce seigneur est le plus parfait Ă©loge de milady dâAnglesey. 11 eĂ»t pu lâobliger, lui procurer une vie douce & agrĂ©able j mais il nâeĂźit point Ă©tĂ© son ami, sâil nâavoit destinguĂ© en elle un caractĂšre & des sentimens dignes de rattacher. La jeunesse Sc lâamour peuvent Ă©garer. La faute da milady doit vous paroitre excusable. Tous ceux quâelĂŹe honore de fa familiaritĂ© , rendent une justice due aux qualitĂ©s respectables ds son cĆur. Lisez donc ici, madame, le rĂ©cit sincĂšre quâelle me fit. Elle parle elle-mĂȘme, & je vous prie de lâentendre avec indulgence. Histoire de milady comtesse dâAnglesey. Les comtes dâArundel & de Lattimer, amis depuis leur enfance, Ă©pousĂšrent en mĂšme rems les deux filles L du dernier lord dâAn- Q-ij 244 ' PI ĂŻ S T O I R S glefey. L'ainĂ©e nâapporta Ă milord, ArundeĂ quâun titrepoiĂt le second de ses fils. La cadette, fort riche par iâhĂ©ritage dâune de ses tantes , aug*> enta considĂ©rablement ies possessions du comte ds Lattimer. Milord Arundei eut deux fils. Le ciel accorda seulement une fille Ă son ami. Elle fut nommĂ©e Sophie * & destinĂ©e' dĂšs sa nailĂźance au jeune comte dâAtiglesey. Lâaroour de lady Lattimer pour le nom de Les peres, & lâamitiĂ© toujours constante entre les deux maison! , les attacha fortement au projet dâune alliance qui rendoit la fortune des deux frĂ©tĂ©s Ă©gale , fans porter atteinte aux droits de rainĂ©. EngagĂ©s lâun Ă lâautre dĂšs le berceau , ces jeunes en sans furent encore liĂ©s par un acte authentique. 11 dĂ©truisent toutes les espĂ©rances de celui des deux dont la volontĂ© contraire Ă cet Ă©tablissement sâopposeroit Ă iâtmion desirĂ©e par ses paren» Cet acte n'Ă©toit valide qu'en Opposant lidy Sophie unique hĂ©ritiĂšre des biens de fa maison. Comme lady Arundei & le comte de Lattimer moururent peu de tems aprĂšs quâil fut signĂ©, il -acquit une nouvelle force par leurs testamens, Le gĂ©nĂ©ral Hymore, chevalier baronnet , parent de lady LatfĂŹmer , avoit Ă©tĂ© son tuteur. Elle chĂ©rissoit en lui un ami, dont la tendresse & les foins sâĂ©toient appliquĂ©s Ă la rendre riche & heureuse. Depuis le mariage de fa pupille, la paix le fans occupation , ii .vivait dans le comtĂ© de Kent, ©Ăč il pof- D E M ĂŻ S S J E N N Y Sff ĂecJoit une terre de peu de valeur, mais agrĂ©able par fa situation. Lady Lattimer , veuve Ă vingt ans , sentit encore le besoin ĂĄe cet ami. Elle sâemprcĂĂŻĂ de le rappeller Ă Londres ; mais il ne put consentir Ă quitter une retraite oĂč lâamour rattachait & le rendort heureux. I! venoit dâĂ©poufer miss VoĂŹsëÏy , dont hi naissance , la jeunesse & la beautĂ© composaient toute la fortune. Je fus le seul fruit de leur union. Jâatceignois Ă peine ma tr-oisie'me annĂ©e quand mon pere mourut. Lady Hymore perdit avec lui les pensions considĂ©rables qui la fĂĄifoient vivre dans lâabondance & TĂ©eĂat. Lady Lattimer la connoissoit , & lâai moi t tendrement. Elle la pressa de fe rendre Ă Londres pour y solliciter une augmentation de grĂąces ordinairement accordĂ©es au x hĂ©ritiers des dĂ©fenseurs de la patrie. Ma mere , dĂ©terminĂ©e Ă suivre ses conseils , ne voulut pas abandonner Ăźe foin de ma personne Ă des mains Ă©trangĂšres. Eix semaines aprĂšs la mort de mon pere , elle partit pour Londres, & mây conduisit avec elle. Lady Lattimer lâobligea dâaccepter un appartement chez elle. Je partageai celui sse lady Sophie , fa sise, ĂągĂ©e seulement de deux ans plus que moi. Cette dame trouva tant de charmes dans la sociĂ©tĂ© de lady HymorĂ©, elle la pria si instamment de ne point retourner en province , quâaprĂšs avoir terminĂ© ses affaires Ă la cour, ma mere cĂ©da aux Q-iij 246 H I ! T Ă I U dĂ©sirs de son amie , & continua de vivre chez- elle. Mais, soit que Pair Ă©pais de Londres fĂ»t contraire Ă ion tempĂ©rament, soit quâelle j eĂ»t apportĂ© des dispositions Ă la plus cruelle des maladies, la consomption lâattaqua , la fit languir long-tems , & me lâenleva quatre ans aprĂšs la mort de mort pere. La sincĂšre amitiĂ© de lady Lattimer ne sâĂ©- teignit point avec elle. Cette dame voulut me servir de mere, & tint fidĂšlement la parole quâelle avoit donnĂ©e Ă lady Hymore expirante , de ne jamais mâabandonner. On continua demâĂ©lever auprĂšs de lady Sophie i ses maĂźtres Ă©toient les miens, les caresses & les attentions de fa mere se partageaient Ă©galement entre nous. MalgrĂ© mon peu de fortune & lâimmensitĂ© de la sienne, nous Ă©tions servies de mĂ©mo. Tant que notre grande jeunesse nous laissa dans lâheureuse ignorance des avantages attachĂ©s Ă la richelle, nous vĂ©cĂ»mes avec assez dâamitiĂ©. Une humeur douce me portoit Ă ne point lui disputer sespece dâempire que son naturel altier lui faisoit prendre sur les petites compagnes de nos amu- semens , & fur moi - mĂȘme. Quand la raison commença Ă mâĂ©clairer, je devins moins complaisante. En appercevant combien la diffĂ©rence de n os fortunes la rendoit exigeante , je me sentois humiliĂ©e de lui cĂ©der. Souvent lâaigreur se mĂȘloit Ă nos jeux, & plus souvent encore des querelles assez vives les ter- ĂŻ ÂŁ MI n ] ES N ĂŻ. L47 Sans avoir des traits dĂ©sagrĂ©ables , lady Sophie nâĂ©toit ni belle ni jolie ; fa figure nâin- tĂ©ressoit point. En la regardant, on cherchoit pourquoi elle nâassectoit dâaucun sentiment. Son humeur nâinspiroit pas la mĂȘme indiffĂ©rence elle la rendoit insupportable Ă tout ce qui avoit le malheur de lui ĂȘtre soumis. La hauteur, le caprice, 1a vanitĂ© formoient le fond de son caractĂšre. Elle vouloir obstinĂ©ment ce quâelle demandoit, elle le vouloir Ă lâinstant j mais ses dĂ©sirs changeoient si rapidement dâobjet, quâou ne pou volt les satisfaire asse 2 vite pour prĂ©venir lâinconstance de ses goĂ»ts & la variĂ©tĂ© de ses fantaisies. Le jeune comte dâAnglefey, admis souvent Ă nos jeux, fe rĂ©voltoit continuellement contre la bizarrerie de lady Sophie. Elle exigeoit de lui une complaisance quâil ne se sentoit pas disposĂ© Ă lui accorder. Contraint Ă lui faire une cour assidue , Ă paroitre empressĂ© Ă lui plaire , il mettoit au nombre de ses devoirs forcĂ©s & gĂšiians, lâobĂźigation de la voir & de se montrer attentif auprĂšs d'elle. Un penchant naturel lâattiroit vers moi ; je mâen appercevois. II nâosoit le suivre en libertĂ© ; je craignois de laisser voir que je le remarquois. Notre position nous apprit de bonne heure Ă tous deux lâart de cacher nos sentimens. Nous fumes les dissimuler avant de les bien connoĂźtre. Le comte Ă©tudioit mes goĂ»ts, je prenois ies siens ; si jâaimois un amusement » 248 Histoire il lui devenSĂt agrĂ©able celui quâil propo- soit , m atcachoit dâabord, Souvent il me Ion- noit en secret des fleurs dont lady Sophie venoit de lui faire prĂ©sent , ou mâapportoit une bagatelle que ma compagne lui avoit en vain demandĂ©e, JâĂ©tois dĂ©jĂ flattĂ©e de ces petits sacrifices, & ne prĂ©voyois point lâeifet dangereux de ces premiers foins. Mais lâca- fance paie insensiblement ; on grandĂźt; nos pcnchans croissent avec nous; ^intelligence L ouvre, 1,âesprit se dĂ©veloppe ; des mouvemens confus sâĂ©levent-dans le cĆur; ils nous font sentir, aimer notre existence. Tout prend une forme nouvelle Ă nos yeux; lâamour-propre naĂźt, il nous apprend Ă distinguer ceux qui sâattachent Ă nous plaire , & trop souvent il nous conduit Ă payer dâune tendresse vĂ©ritable le premier hommage rendu Ă nos charmes. Rien nâĂ©toit plus aimable que le comte dâAnglesey. Je ne quittois point lady Sophie , & je le voyois tous les jours. Noos ne nous disions rien de particulier; mqis nos yeux se parloient continuellement. Sans nous ĂȘtre jamais concertĂ©s fur lâintelligence de nos re. gards ou de nos signes, nous les comprenions facilement. Avec le tems, toutes nos actions, tous nos mouvemens devinrent un langage expressif pour nos cĆurs. Cette muette correspondance se bornoit dâabord Ă nous communiquer los dĂ©goĂ»ts mutuels que nous don* DE M I S S J E S N ĂŻ, 249 ßÏoit lâhumeur fĂącheuse de lady Sophie; maie chaque jour lâĂ©tendoit ; & plus nous avancions en Ăąge, plus elle devenoit vive & intĂ©ressante. Sir Charles Arundel , frere du comte dâAn- glefsy, nous visitoit peu. ElevĂ© auprĂšs du prince de Galles , le foin de faire fa cour, & ion extrĂȘme application Ă ses Ă©tudes, lâoccu- poienttcut entier. On dĂ©couvroit. dĂ©jĂ en lui des qualitĂ©s distinguĂ©es & des vertus rates. II me montroit beaucoup dâamitiĂ© ; nuis le caractĂšre de lady Sophie lui dĂ©plaifoit, & ses caprices FĂ©loignoient de nous. Elle accompiissoit quinze ans, jâcn avois treize ,8c le comte dâAngleĂey dix'-sept, quand les deux frĂ©tĂ©s partirent pour visiter les diffĂ©rentes cours de lâEurope. Le comte pleura en nous disant adieu ; mes larpies accompagnĂšrent les siennes. Son absence me eau sir une tri st elfe extrĂšne. Deux mois aprĂšs son dĂ©part, milord Arundel engagea lady Lattimer Ă paĂser une saison dans le comtĂ© dâErford, oĂč il avoir une terre. Elle y mena fa fille , & je les suivis. Le plus beau lieu du monde , mille amuse- rnens variĂ©s , des courses de chevaux , une compagnie nombreuse; rien 11e put remplacer dans mon cĆur le plaisir de voir le comte dâAnglesey je regrettois continuellement la perte dâune si douce habitude. Sans ceĂse occupĂ©e de lui , de son souvenir , je me rappcilois ses traits, ses actions , mĂȘme ses Lso H I S T O I R 1 discours les plus ĂndĂfFĂ©rens. JâaimoĂs Ă entendre prononcer son nom. Quand milord Arun- del recevoit des lettres de ses fils, le cĆur rpe battoit ; mes yeux se fixoient sur elles ; leur vue me causoit une vive Ă©motion. Sâil en lifoit des endroits Ă lady Lattimer ou Ă fa fille, j ecoutois attentivement. Je craignois & je desirois de me trouver nommĂ© dans celle du comte. Un simple compliment de fa part excitoit mon trouble & ma rougeur; il me fembloit que jâavois un secret Ă cacher, & la moindre expreision me paroiĂsoit capable de le dĂ©couvrir Tout ce qui tenolt ati comte dâAnglesey commençoit Ă mâĂštre cher. Milord Arundel devint sobjet de mes attentions & de ma complaisance. Je le distinguois par des Ă©gards flatteurs, & je prĂ©fĂ©rois fa conversation ĂĄ tous les plaisirs dont le choix dĂ©pendait de ma volontĂ©. La situation de mon cĆur me donnoit un air sĂ©rieux & rĂ©flĂ©chi. 11 attacha ce seigneur prĂšs de moi. Mes talens lâamuserent, ensuite il goĂ»ta mon esprit. Mon caractĂšre , mes sen- timens simples & naĂŻfs , lui inspirĂšrent de lâestime & dĂ© lâamitiĂ©. Peu Ă peu mes traits firent une forte impression sur ses sens, & il mâaimoit passionnĂ©ment, avant dâavoir pensĂ© quâun enfant dĂ»t le subjuguer. Milord Arundel entroit alors dans fa qua- rantieme-sixieme annĂ©e. II Ă©toit bien faic 3 & pouvoit encore prĂ©tendre Ă plaire. Son extrĂȘme DE MISS JENNY- , 25T tendresse pour sir Charles Ă©loignoit de lui toute idĂ©e dâun second engagement. II us vouloit pas diminuer la fortune de ce fils chĂ©ri , en lui donnant des freres , dont le partage inĂ©gal affoibliroit le sien. II combattit son penchant, le cacha avec soin sans vouloir Ăâe priver du plaisir de me voir , il entretint ses sentimens dans le secret de son cĆur, & ma conduite Ă l'on Ă©gard lui persuada que je les partagerois sâils mâetoient connus. AprĂšs deux ans dâabsence, sir Charles & son frere revinrent Ă Londres. Une Ă©gale surprise nous frappa en nous revoyant. Nous admirĂąmes le changement que le tems a volt fait fur nous. La taille du comte me parut parfaite. Ses traits plus formĂ©s le rendoient plus aimable encore. JâĂ©tois grandie ; il me trouva de nouvelles grĂąces. Son premier abord mâinterdit, ma vue le troubla. Nous ne pĂ»mes nous parler; mais je lus bientĂŽt dans ses yeux que son cĆur me distinguoit toujours , & je sentis une joie sĂ©crĂ©tĂ© en lui voyant pour lady Sophie la mĂȘme indiffĂ©rence quâelle lui inspiroit auparavant. Sa prĂ©sence me pĂ©nĂ©troit de plaisir ; cependant , par un mouvement dont jâaurois eu peine alors Ă me rendre compte , son attention Ă me considĂ©rer, ses louanges mâembarraiĂoienc. Je rougiĂfois en lui voyant faire les mĂȘmes signes, autrefois Ăi familiers Ă tous deux. iLoin dây rĂ©pondre* jeâbaiĂsois les yeux, jâĂ©viĂpis ses regards ils Ls2 Histoire me causoient une Ă©motion inquiĂ©tĂ©. Pendant plusieurs jours , j& nâofai lui montrer quâune politesse remplie de rĂ©serve , & facile Ă prendre pour de la froideur. Un soir il saisit lâinstant oĂč lady Sophie Ă©toit occupĂ©e ; il me donna une lettre ; & ùç Pair le plus triste & le plus tendre , il me pria de la lire avec attention , & dây rĂ©pondre avec bontĂ©. Ce peu de mots , le ton touchant dont il les prononça, f expression de ses regards & la vue du papier qu il me prĂ©sentoir, portĂšrent le trouble & lâagitation dans mon amc. Jc pris la lettre & la serrai promptement. Quand je fus seule , je lâouvris avec vivacitĂ© , & jây lus ces paroles. Lettre de milord comte dâAnglssey , st miss AdĂ©line Hymore. â Si miss AdĂ©line 11âavoit point oubliĂ© un te ms toujours prĂ©sent Ă mon idĂ©e; si elle â entendoit encore le langage de mes yeux ; si, comme autrefois, les siens daignaient me â parler , je ne ferois pas forcĂ© de lui rap- â pester une amitiĂ© Ă©teinte dans son cĆur, â mais vive & ardente au fond du mien. â Pendant une longue & douloureuse ab- 55 fence , jâai conservĂ© loin de vous le sou- â venir de votre enfance, de vos bontĂ©s, de M cette douce intelligence qui uniĂToit dĂ©jĂ nos D 2 M 1 S. S j S S SĂŻ. 2fZ w Ăąmes par des liens secrets. Je cherche en â vain Ă retrouver ĂŹes traces de ces tems heu- â feux miss AdĂ©line mâa effacĂ© de fa mĂ©- moire. â Combien certe amitiĂ©, dont vous me M privez cruellement, me seroit nĂ©cessaire â Ă prĂ©sent! Chere miss, que jâaurois de con- t , 3 Edences Ă vous faire , si vous vous intĂ©res- j, fiez Ă mes peines ! Jâaime & je haĂŻs con- â traint de rendre mes hommages Ă une per- 33 sonne qui mâest odieuse, je suis fans accĂšs â auprĂšs de lâobjet de ma tendresse. Je vois â celle que jâaime je ne puis lui parler. Une 3, feule expression Ă©toit permise Ă mon amour. ,3 Des signes , autrefois rdmarquĂ©s, seroient ,3 encore les interprĂštes de ce sentiments celle â qui mâest chere les comprendroit. Mais x comment puis-je mâexpliquer "{ Miss AdĂ©line ,3 dĂ©tourne ses regards. Elle liroit dans les ,3 miens que mon cĆur lâadore ! Mais lâingrate â nc veut plus mâentendre. â Je recommençai plusieurs fois cette lettre , si Ă©mue en la parcourant, que jâavois peine Ă en comprendre le sens. je rĂ©pĂ©tois avec transport Elle y liroit que mon cĆur f adore ! Jâi- gnorois encore lâespece dĂ© mes sentimens pouf le comte dâAnglesey. Cette tendre expression fut un trait de lumiĂšre qui nsen dĂ©couvrit la nature & la force. LivrĂ©e Ă ce trouble enchanteur , dont le premier aveu dâune passion L s4 Histoire inspirĂ©e & sentie remplit notre ame, jâĂ©- crivis au comte. Ma main suivit rapidement les mouvememens de mon cĆur. Je me re- prochois une conduite qu j lâavoit chagrinĂ©, & croyois ne pouvoir ĂȘtre assez sincere, assez tendre pour rĂ©parer mon injustice. Le lendemain je rĂ©flĂ©chis sĂ©rieusement sur ma position, sur celle du comte dâAngle- sey. A qui allois-je avouer mon penchant? A un homme dont les engagemens m'Ă©toient connus , dont ĂŹâinĂ©vitable union avec lady Sophie feroit formĂ©e dans deux mois. Je soupirais des pleurs mâĂ©chapperent je me trouvai malheureuse dâaimer , & craignis 1 de devenir coupable en saillant pĂ©nĂ©trer mes fen- timens. Je voulus tout dĂ©chirer. Une de nos ' femmes venant me chercher de la part de lady Lattimer , mâen ĂŽta la libertĂ©. Ma lettre resta dans mon sein; mais je pris une ferme rĂ©solution de ne pas la donner , & de cacher ma tend reliĂ© au comte dâAnglefey. Jâignorois encore combien les dĂ©sirs dâuti amant aimĂ© prennent dâempire fur notre volontĂ© ; avec quelle facilitĂ© ils anĂ©antissent tous les projets formĂ©s pour ne pas les satisfaire. Quand le comte entra, je cessai de rnâap- plaudir du sacrifice que je faifois Ă la raison & au devoir. Je sentis une douleur extrĂȘme dâĂštrç contrainte Ă ce pĂ©nible effort. Jamais il ne mâa- voit paru si aimable , si intĂ©ressant. Lâincerti- D I MISS J ! N S Y. 2ss tilde du succĂšs de fa,dĂ©marche lui donnoit un air inquiet & touchant. Jâosois Ă peine tourner les yeux vers lui; mais les douces inflexions de fa voix] me caufoient de lâĂ©motion ; ses discours mâaffectoient dâun sentiment tendre & compatiĂfant. Jâallois le chagriner , lui refuser une rĂ©ponse quâil defiroit. Ses signes redoublĂ©s me la demandaient, e les comprenois trop bien. Son impatience Ă©clacoit dans tous ses mouvemens. Jâen fis un , poĂźNĂźi apprendre quâil attendait en vain cette rĂ©ponse. La tristesse obscurcit Ă lâinstant sa physionomie, un sombre chagrin se peignit sur son front. Je le vis changer de couleur. Mon cĆur sâattendrit, mes sages rĂ©solutions sâĂ©vanouirent en le voyant souffrir, jâoubliai. tout ; & cĂ©dant Ă ses instances sĂ©crĂ©tĂ©s, jâeus la soiblesse de lui donner ma lettre. Depuis ce jour, nous nâen passĂąmes aucun fans nos Ă©crire. SĂ©duite par lâamour, jâĂ©loi- gnois de mon esprit toutes les rĂ©flexions capables de combattre un penchant si flatteur seules interprĂštes de nos sentimens , des lettres passionnĂ©es en augmentoient la vivacitĂ©. Nos cĆurs se plaisoientĂ sâassurer dâune tendresse Ă©ternelle , Ă - oublier quâelle ne devoir jamais ĂȘtre heureuse. Contens de nous aimer, de nous le dire, ce commerce secret nous partfissoit suffire Ă notre bonheur. Lâap- proche du mariage de lady Sophie mâaffli- geoĂt , mais fans me causer cette espeee de H I S ĂŻ C ĂŻ R R 2 douleur que fait sentir la jalousie. Lâinnocencc de mes penfees ne me permettoit pas dâĂ©tendre les droits dâune Ă©pouse. AccoutumĂ©e dĂšs mon. enfance Ă lâidĂ©e de ce mariage , je me consolai de nâĂštre point unie au comte dâAngle- sey , par lâefpĂ©rance de ne jamais me sĂ©parer dc lui je devois vivre avec lady Sophie , & tous tes vĆux que je formols dans la simplicitĂ© de mon cĆur, se bornoient Ă ta douceur de voir toujours le comte, je lui supposois les mĂȘmes dĂ©sirs , & jâignorois ses projets. Un Ă©vĂ©nement imprĂ©vu vint changer notre situation. Si la mienne me parut extrĂȘmement malheureuse, celle du comte dĂ©truisit toutes les difficultĂ©s qui sâoppoioient Ă ses desseins. Les noces de lady Sophie se cĂ©lĂ©broieut dans trois semaines , quand milord Arundel reçut la nouvelle de la mort de son frere , depuis long rems gouverneur de la Carol ne. Comme ce teignent Ă©toit veuf, & venoit de perdre fou fils unique , iĂ appelloit Ă Ăa succession sir Charles , ĂŹâainĂ© de Ă'cs neveux , & laiĂloit au comte d'Anglesey vingt-cinq mille livres sterling cn billets fur la banque de Londres; obligeant fou hĂ©ritier Ă lui remettre cette somme ; voulant quâelle lui demeurĂąt libre & indĂ©pendante, pour eu faire lâuĂage quâil jugeroic convenable Ă ĂĂ©s intĂ©rĂȘts. Ce legs cauĂĂą une joie Ă milord dâAnglesey, qui surprit tous ceux dont il Ă©toit. connu particuliĂšrement. La gĂ©nĂ©rositĂ© de ion caractĂšre nâavoit DE MISS j E ĂĂ K Y.' 2s7 ĂŹiâavoit jamais fait imaginer que lâaugmenta- tion de fa fortune put lui donner tant de plaisir. Un mĂ©moire dĂ©taillĂ© des biens immenses du gouverneur de la Caroline, arriva Ă Londres avec son testament. En Pexamittant , milord Annule! sentit renaĂźtre en lui des dĂ©sirs rĂ©primĂ©s , mais dont le principe vivoit encore. II crut pouvoir cĂ©der au penchant de ion cĆur, & satisfaire une passion que PintĂ©rĂšt' de ses fils ne devoir plus lâcngager Ă combattre. Sir Charles devenoit puissamment riche par cet hĂ©ritage. Le comte dâAnglesey alloit jouir du legs de son oncle , de la fortune de sa femme; celle de lady La tri mer lui seroit assurĂ©e; Milord Arundel poĂsĂ©doi lui- mĂȘme des biens considĂ©rables tant dâopu- lence dans fa maison lui permettoit de prendre de nouveaux engagemcns, fans Etire tort Ă des eilfans dĂ©jĂ si bien partagĂ©s, le mettoit en Ă©tat dâavantager une femme , de faire un fort Ă ses cadets si fa famille augmentoit, & de fe prĂ©parer une vieillesse douce , en choi- lĂŹĂiant une compagne que ia reconnoilfance attacherait Ă lui. Comme il aimoit beaucoup lady Lattimer, il lui confia ses sentimens , ses desseins , lui demanda ses avis, & soumit sa conduite Ă ia dĂ©cision. . Cette dame, dont les bontĂ©s pour moi ne sâĂ©toicnt jamais rrdlcitties, nâayant pu rassembler des dĂ©bris de ma fortune que cinq mille Tome III. R H I S T O s K Ă 2^8 livres sterling, ne sâattendoit point Ă trouver un parti convenable Ă ma naissance, & la modicitĂ© de ma dot lâempĂȘchoit de songer Ă me marier. Les intentions de milord Arundel la charmĂšrent ; elle y applaudit, accepta en mon nom lâhonneur quâil daignoit me faire. Son naturel , aussi vif qtsobligeant, lâengagea Ă parler Ă lâinstant des articles, Ă fixer le jour de mon mariage. En moins de deux heures tout rut propose , approuvĂ© , arrĂȘtĂ© entrâeux , & les paroles irrĂ©vocablement donnĂ©es. EnchantĂ©e du fort brillant dont j'allois jouir , ne doutant point de ma prompte soumission , lady Lattimer se hĂąta de venir m'annoncer que jâaceompagnerois fa fille Ă lâautel. Elle me fĂ©licita fur le titre de comtesse, & le nom dâArundel que jây prendrois. En mĂȘme teins elle introduisit milord dans mon cabinet, me le prĂ©senta comme un amant gĂ©nĂ©reux , mâordonna de le traiter avec bontĂ© , & de me disposer Ă lui donner mon cĆur en recevant sa main. Ensuite elle se retira, afin de lui laisser la libertĂ© dâexpliquer lui - mĂȘme ses intentions. Surprise , interdite, confondue , je restai immobile & presque stupide. Milord'me parla , je ne l'entendis point. Il prit une de mes mains, la baisa ; je nâeus pas la force dĂ© la retirer. Jâignore Ăźe tems que dura fa visite , il ne me resta aucune idĂ©e de ses propos. Trop . portĂ© Ă se flatter, mon trouble, mon silence, lui DE MISS J E N H ĂŻ, 2sD parurent une approbation de sa recherche. 11 ne vit en moi que lâcmbarras & la crainte, dont mon sexe & ma jeunesse pouvoient naturellement me rendre susceptible dans cette occasion. II me croyoit prĂ©venue en fa faveur, mĂȘme il me le fit entendre. Avant ce moment, mes Ă©gards avoient dĂ» rassurer dc ma sincere amitiĂ©; mais ses desseins venoient de dĂ©truire ce sentiment. Jâaimois le pcre du comte dâAn- glesey son rival me devint odieux ; & le premier mouvement qui me rappella Ă moi-mĂ«me, fut celui dâune haine extrĂȘme pour milord Arundel. II sortit enfin de mon cabinet. En le perdant de vue, mes yeux se remplirent de larmes- AccoutumĂ©e depuis mon enfance Ă obĂ©ir Ă lady sis trimer, Ă la respecter comme une mere, il ne me vint feulement pas Ă lâesprit quâil me fĂ»t possible de rĂ©silier Ă ses ordres. Mon mariage me parut inĂ©vitable ; je mâaffli- geai fans modĂ©ration. Quand je me reprĂ©sen- tois le renversement de toutes mes espĂ©rances, mon coeur fe pĂ©nĂ©trois de douleur. Je ne fui- vrois donc point lady Sophie chez le comte dâAnglefey , "il falloit renoncer a la douceur de passer mes jours prĂšs de lui. II falloit bien pĂŹus, on tftiâordonnoit dâen aimer un autre. II ne me feroĂt permis, ni de lui conserver mes sentimens, ni de desirer la constance des siens. Femme de son perc, mon devoir mâimpose- roit la loi cruelle dâoublier son amour, & dâeĂxacer le souvenir du miea. JR ij 260 Histoire Lady Ă,arrimer rentra dans mon cabinet, EtonnĂ©e de me voir toute en larmes quelle enfance, miss AdĂ©Sine, me dit-eile! Pourquoi donc ces pleurs? Quand je viens me rĂ©jouir avec vous de votre fortune, je vous trouve insensible Ă mes foins, Ă vos avantages i Ă f honneur que vous fait un pair du royaume en sâuniiĂŹant Ă vous. Auriez-vous des objections Ă opposer aux vĆux de milord A ronde! ? Parlez, miss, expliquez-moi cette Ă©trange douleur, Ă laquelle je ne mâattendois pas. Que pouvois-je rĂ©pondre ? Le seul obstacle Ă ce mariage Ă©toit mon amour pour le comte dâAnglesey. Aucune autre raison de refuser milord Arundel ne se prĂ©sentoir Ă mon idĂ©e, j'elpĂ©rois, madame, jâelpĂ©rois ne jamais vous quitter, lui dis-je enfin, en redoublant mes pleurs. Je croyois vivre auprĂšs de lady Sophie ; mon cĆur fe flattoit que vous me permettriez de conserver toujours le titre chĂ©ri de votre fille. Je tiâen desirois point, je nâen voulois point dâautre.... Eh , mon aimable enfant, vous mâappartiendrez de plus prĂšs encore par cette alliance , interrompit milady en mâem- braflanr tendrement. Nous ne composerons quâune feule famille, & la comtesse dhlrundel me fera auĂĂŹĂŹ chere que miss AdĂ©^ne me Ta toujours Ă©tĂ©. Tournant ensuite mes chagrins en plaisanterie , elle me quitta , eu me priant de prendre un air moins triste, & dc me disposer Ă recevoir convenablement les fĂ©licj- B E MISS J E N K Y. 26l tations de mes amis & les foins de milord Ărundel si loin de prĂ©voir des difficultĂ©s Ă ce mariage, quâil fe traitoit fans mystĂšre. Avant la fin du jour , le bruit sâen rĂ©pandit,' & dĂšs le soir mĂȘme milord en reçut des com- plimens. Quand lady Lattimer mâeut laissĂ©e feule , jâouvris la lettre que je tenois prĂȘte pour le comte dâAnglefey. Jây ajoutai la terrible nouvelle des deĂfeins de fou pere , le dĂ©tail de fa visite, & lâapprobation de lady Lattimer. Dans la persuasion oĂč jâĂ©tois de ne pouvoir me dispenser dâobĂ©ir, je ne lui demandois ni conseils', ni secours , mais de tendres consolations. Je desirois quâil sâaĂĂĂŹigeĂąt avec moi, me plaignit, partageĂąt mes peines , mĂȘlĂąt fes larmes Ă mes pleurs. De tristes expreffions lui peiguoient les fentimens douloureux de mon ame , mais aucune nâannonçoit de la rĂ©sistance. Je ne me croyois point en droit dâen opposer aux volontĂ©s de lady Lattimer, & je me regardois comme une victime dĂ©vouĂ©e qui ne pouvoit Ă©viter son fort. Dans la disposition dâesprit oĂč jâĂ©tois, la solitude mâeĂ»t semblĂ© douce ; mais la nĂ©cessitĂ© de donner ma lettre moi-mĂšme au comte dâAnglesey, me forçoit Ă descendre. Je me rendis Ă lâordinaire auprĂšs de lady Lattimer, & renfermai ma tristesse au fond de mon cĆur. Quand le comte entra, je sentis un trouble R iij 262 Histoire extrĂȘme ; il Ă©toit instruit de notre commun malheur. Ses yeux rouges & enflammĂ©s mon- troient quâil avoir pleurĂ©, Il se plaignit d'une feinte douleur , demanda des sels,- fou air abattu intĂ©ressa tout le monde. Je mâappro- chai de lui, je mâinformai comme les autres de la cause de son mal. II me donna sa lettre, & il reçut la mienne. Incapable de supporter sa prĂ©sence sans la user Ă©clater ma douleur, je me retirai, en lui faisant connoĂźtre par un ligne la raison qui me contraignoit Ă sortir. EnfermĂ©e dans mon cabinet , jâouvris fa lettre , je lâarrosai de mes larmes. LâidĂ©e que bientĂŽt il ne me seroit plus permis dâen recevoir dâurĂŻe main si chere, redoubla lâamer- tume de mes chagrins. Je fus long-tems fans pouvoir lire des caractĂšres tracĂ©s Ă la hĂąte, Ă demi effacĂ©s par des pleurs. En sortant de table , milord Arundel avoit annoncĂ© son mariage Ă ses fils. Sir Charles en marqua de la joie. La surprise & la douleur se peignirent sur le visage du comte dâAnglesey. Une profonde inclination fut sa rĂ©ponse. 11 se retira dâabord j & mâayant Ă©crit dans le premier mouvement de fa colcre, de son indignation , il le fit avec tant de vivacitĂ©, d'iinterruption & de dĂ©sordre, que sa lettre pouvoir Ă peine se comprendre. Mais ces expressions fans fuite , fans liaison, nâen croient pas moins touchantes pour un cĆur tendre , passionnĂ© , livrĂ© aux mĂȘmes agitations. Je passai de missJĂ«nny. 26 Z Ăźa nuit Ă mâaffliger, Ă Ă©crite, Ă relire la lettre du comte, Ă me plaindre de la rigueur de mon sort, mais fans former le moindre projet contre Ăźa nĂ©cessitĂ© de le subir. Ma soumission aux ordres de lady Lattimer rĂ©volta le comte dâĂnglefey. Ma lettre le mĂźt au dĂ©sespoir , en lui prouvantque jâĂ©tois dĂ©terminĂ©e Ă obĂ©ir. Sa rĂ©ponse s. t une longue querelle. II mâaccabla de reproches, mâaccusa de savoir trompĂ© par une feinte tendresse, de man- - quer Ă mes engagemens , Ă lâamour , Ă PamitiĂ©, Ă tous les sentimens dont ma main & mes yeux l'aĂsuroient en vain, quand mes foibles rĂ©solutions les dĂ©mentoient au moment oĂč je lui devois des preuves de mes bontĂ©s. Rien ne mâobligeoit, disoit-il, Ă sacrifier mon bonheur & ses plus cheres espĂ©rances Ă la fausse idĂ©e de remplir un devoir chimĂ©rique. Lady Lattimer ne pouvoit exiger de moi une obĂ©issance aveugle Ă ses ordres. Pourquoi renoncer Ă mon indĂ©pendance dans une occasion fi importante, oĂč jâĂ©tois feule arbitre de ma destinĂ©e? Des plaintes, il pafĂbĂt aux plus tendres reprĂ©sentations, aux priĂšres les plus ardentes. Mille ferme ns de 11âĂštre jamais Ă lady Sophie, de ne vivre que pour moi, se mĂšloient aux nouvelles astâurances de son amour, de sa fidĂ©litĂ©. II avoit un moyen sĂčr dâĂ©viter son mariage , dâempĂšcher le mien, de se lier Ă moi par des nĆuds Ă©ternels. II sâĂ©- tendoit fur les charmes dâune union formĂ©* R iv Histoire 264 parTamour. II me les petgnoit avec feu, exigeott ' une prumc te irrĂ©vocable de mettre en lui toute ma confiance, & de seconder les entreprises, quand le moment serait arrive dâexĂ©euter lc projet qnâil mĂ©ditait, projet qui aiĂuroit notre commune fĂ©licitĂ©, jamais , cet instant, une si riante perspective ne sâĂ©toit offerte Ă mon imagination. Le bonheur dâetre unie au comte dâAn- gleĂcy nâentrmt pas dans mes idĂ©es. Je lâai- mois fans delfein fur lâavenir ; fespĂ©rance nâavoit point enc re ouvert mon cĆur au dĂ©sir. Des images flatteuses me firent Ă©prouver des sensations nouvelles. Mes pensĂ©es errerent fur mille objets variĂ©s & dĂ©licieux, Jâentrevis les douceurs dâun amour heureux. Etre avec mon amant Ă toute heure , en tous lieux , jouir fans partage de fa tendreiĂźâe , rĂ©unir en moi feule toutes les affections de son cĆur, pouvoir enfin lui parler, avouer un penchant si long-tems cachĂ©, mettre ma gloire Ă le faire Ă©clater ! Que de plaisirs fe prĂ©fenterent Ă mon ame sĂ©duire! Si jeune, si sensible, prĂ©venue dâune si forte inclination , sans guide , fans conseil, pressĂ©e par i'homme le plus aimable , le plus aimĂ© , comment aurois-je pu lui rĂ©sister ? Je promis de le prendre pour arbitre de toutes mes volontĂ©s, de toutes mes dĂ©marches , & je jurai de fou- mettre ma conduite Ă celui dont les fentimens Ă©toient devenus la rĂ©glĂ© des miens. S I MISS J -E N N y. TSs P!us gĂȘnĂ©s quâauparavant , nous osions Ă peine nous regarder. Milord Arundei me FaĂŹ- soit une cour assidue. Sir Charles me visitoil tous les jours. Mes amies, mes parens mâen- vironnoient. JâĂ©tois accablĂ©e dâimpommes fĂ©licitations. Lady Lattimer me donna des femmes , un appartement sĂ©parĂ© pour y recevoir mes visites. Milord Arundei mâenvoyoit chaque jour des prĂ©Ăens magnifiques. Soa amour, ses attentions, fa gĂ©nĂ©rositĂ© rnâera- barralĂŹoient, & ne mâinfpiroient point de reconnaissance, Mais je fouffrois beaucoup de me voir dans la cruelle nĂ©cessitĂ© de manquer Ă lady Lattimer. Je ne levois point les yeux dur elle , fans les dĂ©tourner & rougir. Jâigua- rois encore ce que le comte exigeroit de ma. complaisance, & jâatteudois impatiemment la communication de des projets. Depuis mes promesses , il ne me pari vit plus de lĂ©s. desseins. Jâouvrois des lettres avec trouble , jây cherchois Pimportant secret dont il -dĂ©voie mâinstruire. II ne sâexpliquoit point» Des protestations de tendresse, dâinutiles ser- mens , de longues assurances de fa fidĂ©litĂ©-, remplissoient toutes ses pages. II me conju- roit d'ĂȘtre fans inquiĂ©tude, de montrer de la condescendance pour les dĂ©sirs de son peçe ; il me rappelloit ma promesse, nfexhortoit Ă la constance , & me juroit que je ne serois jamais milady Arundei, ni Sophie comtesse dâAngleĂ'çy. Histoire 265 Cependant les jours sâĂ©couloient, le moment fatal approchoit , les articles Ă©toient signĂ©s les permutions ecclĂ©siastiques obtenues. Je vis enEn arriver Ăźa veille de la cĂ©lĂ©bration , lans que rien mâapprĂźt comment je pourrois Ă©viter de recevoir le lendemain aux pieds des autels un titre dont la feule idĂ©e rĂ©voltoit tous mes sens- Un concert de voix & dâinstrumens prĂ©cĂ©da Je souper chez lady Lattimer. Au moment oĂč son se raĂsembloit dans le sallon, elle mâappella ; & me donnant des tablettes fort riehes , elle mâavertit quâelles renfermaient cinq billets de banque , chacun de mille livres sterling. CâĂ©toit toute ma fortune, & milord Arundel vouloir que jâen disposasse. Tant de chagrin & dâinquiĂ©tude remplissoit alors mon cĆur , que, peu sensible a ce don , sallois le laisser fur une table, lĂź lady Lattimer. c*t me grondant de ma distraction , ne mâeĂ»t obligĂ©e Ă mettre les tablettes dans ma poche. Le comte dâAngĂŹesey vint tard. Son air froid, rĂȘveur & triste, fit Ă©vanouir un reste dâespĂ©rance qui me soutenoit encore. Loin de chercher Ă me parler , ou Ă me donner une lettre, il ne montra aucun empressement Ă sâapprocher de moi. Cette indiffĂ©rence apparente me pĂ©nĂ©tra de douleu- ; je ne doutai point quâil nâeĂșt changĂ© de pensĂ©e ; ses yeux fembloient mâaffurer du contr ite, mais fa conduite ne me permettoit pas de le croire. I DE MISS JENNY. 267 Le souper fini, on se retira. Qui pourroit exprimer ma surprise & mon saisillement, en voyant le comte sortir sur les pas de son pere ? Mon cĆur se serra, & je me sentis prĂȘte Ă perdre le sentiment. DĂšs que je fus feule, je cessai de contraindre mes larmes ; elles coulĂšrent avec abondance j je ne pouvois concevoir pourquoi le comte dâAnglefey sâĂ©toit plu Ă me tromper, Ă se jouer de ma crĂ©dulitĂ©, Ă me donner de fi douces espĂ©rances , Ă rendre mon fort plus rigoureux encore , en me promettant un bonheur dont lui-mĂȘme avoit Ă©levĂ© le dĂ©sir dans mon cĆur, & mâabandonnnnt, au moment oĂč jâattendois tout de fa tendresse & de ses sermens. Ces cruelles rĂ©flexions mâoccupoient toute entiere, quand BĂ©nĂ©dicte, une des femmes que lady Lattimer venoit dâattacher Ă rpon service , sâapprocha de moi ; & me parlant fort bas mes compagnes attendent vos ordres , miss, me dit-elle,' renvoyez-les promptement, jâai Ă vous entretenir de la part de milord d'Anglesey. Ces mots me cauferent une violente Ă©motion , mon cĆur palpita,- passant rapidement dâun mouvement Ă un autre , la plus vive inquiĂ©tude succĂ©da Ă mon accablement. Je congĂ©diai mes femmes , retenant seulement BĂ©nĂ©dicte qui couchoit prĂšs de moi. Alors elle me donna une lettre. Milord vous prie de lire attentivement, miss, me dit-clle» Histoire L§8 hĂątez-vous , le terris presse, & votre dĂ©termination est dâune importance extrĂȘme. Jâouvris la lettre en tremblant, & jây lus ces paroles. Lettre de milord d'Anglesey » Ă miss Adclme. Câest en ce moment que vous tenez vĂ©- "jj ritablement dans vos mains ma vie ou ma 3 , mort. Je ferai Ă trois heures prĂ©cises Ă la â petite porte du parc. Une chaise pour vous â & BĂ©nĂ©dicte, vous y attendra ; mes che- yy vaux font prĂȘts. Un ministre parti par mes â ordres , nous donnera Ă Douvres la bĂ©nĂ©- diction nuptiale. Des mesures prises nous â feront embarquer immĂ©diatement aprĂšs la â cĂ©rĂ©monie ; nous serons le soir en France , â oĂč rien ne contraindra nos cĆurs. Rappel- M lez-vous vos promesses ; si vous y man- 33 quez , si je vous attends en vain , ne soyez 2, pas surprise dâapprendre Ă votre rĂ©veil â que je suis encore au mĂȘme lieu , mai» â hors d'Ă©tat de vous reprocher votre cruautĂ© ; 3> ma mainmâaura dĂ©livrĂ© d'une vie que vous 33 feule pouviez me Dire aimer. â Je ne fais comment je retins un cri dâĂ©pou- vante & dâhorreur, en finissant de lire. Lâef- froi sâempara de mon ame , il en bannit toutes les rĂ©flexions qui dĂ©voient sâopposer Ă ma suite > je vis feulement le danger du moindre B E }i I S S J E N H ĂŻ, 2§I retardement. EhĂź mon Dieu, courons vite, dis-je toute Ă©perdue Ă BĂ©nĂ©dicte. Mais pou- vons-nous sottir ? Vous a-t-il instruite? Me conduirez - vous oĂč ibmâattend ? Elle me fit souvenir dâune porte de Pappartement des bains , qui sâouvroit sor le parc. AprĂšs mây avoir servie ce jour mĂšme, elle sâĂ©toit adroitement saisie des clefs ; elle mâapprit ausiĂŹ , quâentrĂ©e Ă mon service par Tordre & Ă la recommandation de milord dâAnglefey, elle connoilsoit son amour & ses desseins. Fille de la nourrice de ce seigneur, attachĂ©e Ă lui, comblĂ©e de ses bienfaits , elle se setltoit prĂȘte , disoit-elle , Ă exposer sa propre vie pour contribuer Ă la satisfaction de son gĂ©nĂ©reux protecteur. Au milieu de mon agitation , ces sen- tirnens exprimĂ©s avec naĂŻvetĂ©, ce tendre etnpresi. iemenctĂ servir le comte dâAnglesey , me la rendirent chere je PembraiĂŹai. Depuis ce moment je Tai toujours aimĂ©e , & je la distingue encore de mes autres femmes. DĂšs que le silence nous fit juger toute la maison dans le repos, nous nous rendĂźmes fans bruit & fans lumiĂšre Ă Pappartement des bains; nous y attendĂźmes Pheure convenue; dĂšs quâelĂŹe sonna, BĂ©nĂ©dicte prit une grande corbeille, quâeiĂŹe avoir prĂ©parĂ©e, pour Pem- porter. Nous descendĂźmes toutes deux, elle ouvrit la porte, celle du parc Ă©toit fort proche. Au signal que fit cette fille, jâentendis la voix du comte je trelßà iĂlis; il vint Ă moi; LfĂŽ HistoikĂ je me jettai dans ses bras, si Ă©mue , si troublĂ©e ÂŁ si hors de moi-mĂ«me, que je ne pouvois mâop- poser aux tendres caresses dont il mâaccabloit. Ma chere, mon aimable AdĂ©tine, est ce bien vous , me disoit-il, en me p relia n t contre son sein 'Ă Parlez-moi! ah , parlez-moi! que je jouisse enfin du plaisir de vous entendre. Mais non, partons, fuyons. Venez, ma chere AdĂ©- line , suivez lâĂ©poux qui vous adore. En parlant, il me conduifoit vers la chaise ; je mây plaçai avec BĂ©nĂ©dicte ; milord monta Ă cheval, suivi de deux de ses gens; on prit la route de Douvres. Le valet-de-chambre qui nous y avoit devances, attendoit Ă la poste ; nous y descendĂźmes en arrivant, & cet homme avertit le comte que tous ses ordres Ă©toient remplis. On nous ouvrit deux chambres sĂ©parĂ©es ; la prĂ©caution de BĂ©nĂ©dicte me fut agrĂ©able. Je trouvai dans fa corbeille une robe, du linge, tout ce qui pouvoitmâetre nĂ©cessaire, pour ne pas paroĂźtre en fugitive aux pieds des autels. Le comte, ayant changĂ© dâhabĂt, vint me prendre, & me conduisit Ă la chappelle oĂč le ministre nous attendoit. AprĂšs avoir reçu la bĂ©nĂ©diction nuptiale, nous nous embarquĂąmes un vent favorable nous mit en peu dâheu- res fur les terres de France , oĂč perdant la crainte & lâinquiçtude dont nous nâavions pu nous dĂ©fendre pendant ce court vyage, nous nous abandonnĂąmes, fans contrainte, Ă tous les transports quâexcite un amour ardent & heureux. DE MISS J E 8 N ĂŻ, 27 Ăź Comme le comte dâAnglesey avoit Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© Ă la cour de France, il Ă©vita soigneusement de se montrer tant que nous reliĂąmes Ă Paris. DĂ©cidĂ© alors Ă vivre pour moi feule, Ă jouir fans distraction de son bonheur, il se dĂ©plut dans la capitale , & prit une maison de campagne auprĂšs dâAtys. Jây fixai ma demeure avec plaisir la prĂ©sence du comte, fa tendresse, la joie vive & douce dont je le Voyois pĂ©nĂ©trĂ©, remplissoient tous les dĂ©sirs de mon cĆur. Si PidĂ©e que ma fuite avoit pu donner de moi, Ă©levoit quelquefois des rĂ©flĂ©- xions chagrinantes dans mon esprit, sijeson- geois souvent avec douleur Ă ['ingratitude dont lady Lattimer pouvoit mâaccuĂĂ©r, si le regret dâavoir trahi sa confiance & mal reconnu ses bontĂ©s me faisoit rĂ©pandre des larmes, une tendre caresse du comte diĂsipoit Ă lâinllant ces nuages passagers. F st- ce dans les bras dâun homme adorĂ© quâon se reproche Pimpru- denee ou la soib'esse qui le rend heureux? La douceur de notre retraite fut troublĂ©e par les lettres de sir Richard PĂ©ri. Cet ami du comte, seul instruit de son secret, sâĂ©toid chargĂ© de lui apprendre Peste t quâauroient produit fa fuite & la mienne, II iui Ă©crivit un. long dĂ©tail du dĂ©sordre & de la confusion quâun Ă©vĂ©nement si imprĂ©vu avoit excitĂ© dans la mail on de milord Arundel, & chez lady Lattimer. La colere peu mĂ©nagĂ©e de cette dame, lâ de fa fille la fureur du H 1 S T 0 I R Ă 27L comte dâArundel, le dĂ©sespoir de sir Charles cn recevant une lettre de son frere oĂč les raisons de fa conduite Ă©toient expliquĂ©es , le chagrin apparent, & les ris cachĂ©s des personnes invitĂ©es Ă ces noces, tout contribua Ă rendre une si fĂącheuse aventure dâautant plus cruelle, quâil fut impossible dâen dĂ©rober la connoilsance au public. Milord Arundel, rappelant toute la prudence dans ce moment embarrassant, ne fe montra irritĂ© que de Pin- fulte faite Ă lady Lattimer. ParoiĂsant uniquement occupĂ© des intĂ©rĂȘts de cette amie, il lui offrit la main de sir Charles pour fa fille » le subisitua Ă tous les droits de son frere ; & ce fils, trop soumis Ă ses volontĂ©s , victime de notre faute, consentit Ă rĂ©parer lâimpru- dencc de milord dâAngĂŹesey. Son union avec lady Sophie fut cĂ©lĂ©brĂ©e ce jour mĂȘme, & Pacte de leur mariage devint celui de PĂ©ter- nelle exhĂ©rĂ©dation de son frere. En se dĂ©terminant Ă une dĂ©marche si hardie, si offensante pour son pere , milord dâĂčngle- sey avoir renoncĂ© Ă tous les avantages de fa naissance, & positivement Ă ceux de lâacte & des tettamens qui lui afluroient dc puiPans hĂ©ritages, en Ă©pousant lady Sophie. Son titre seul lui restoit ; le legs de son oncle, en le rendant maĂźtre d'une somme bornĂ©e, le dĂ©cida tout dâun coup, dans le terns oĂč il cherchoit en. vain des moyens de rompre ses eugage- ĂŻnens, & de mâenlev-er aux dĂ©sirs de son pere. II B Ă BĂISS J Ă N N ĂŻ. 27 Z Il ne fut donc point touchĂ© dâune perte Ă laquelle il sâĂ©toit prcparĂ© ; mais il gĂ©mit du fort rigoureux de son frĂšre; il rĂ©pandit des larmes amĂšres, en songeant que son propre bonheur dĂ©uĂ»iĂoit celui de sir Charles. IL croyoit avoir remarquĂ© dans les inĂ©galitĂ©s du caractĂšre de lady Sophie, Ășne raison prĂȘte Ă se dĂ©ranger malheureusement pour son aimable frere , il ne se trompoit point ; lâaliĂ©na- Ăźion de lâĂ«sprit de ctte dame se dĂ©clara peu de tems aprĂšs son mariage ; on ne put ni cacher fa dĂ©cence, ni remĂ©dier s sien Ă©garement ; fa folie augmenta par les foins quâon prit pour la guĂ©rir bientĂŽt il fallut soustraire milady Arundel Ă tous les regards, la renfermer Ă la Campagne ; elle y vie encore. Sir Charles, Ă prĂ©sent comte dâArĂșndel, ce seigneur si riche » si puissant-, si noble , si grand , si digne de faire le bonheur dâune femme estimable, & dâĂȘtre heureux' par elle , passe de tristes jours, privĂ© de lâespoir de donner de gĂ©nĂ©reux citoyens Ă fa patrie , & de laisser des hĂ©ritiers de Ădit irom & de ses vernis. Ces nouvelles affligeantes interrompirent notre joie, nous pleurĂąmes ensemble j mais dans les premiers mouvemens dâune passion vive, ardente, cĂČnĂerv-t-on long-tems des sentimensqui lui font Ă©trangers ?Nous oubliĂąmes insensiblement lâAngletefre, & le reste du monde , pour nous livrer Ă la douceur des plaisirs, dont nous trouvions la source cn Tout. 11L * S 274 Histoire nous-mĂȘmes. Une maison simple, mais agrĂ©able , un air pur, des jardins spacieux, une entiere libertĂ©, de lâaisance sans faste, rendaient notre solitude dĂ©licieuse. Quâon est heureux dâaimer & dâĂ©tre aimĂ©e ! La nature a placĂ© la fĂ©licitĂ© suprĂȘme au fond de notre cĆur; nous la cherchons en vain dans tout ce que renferme ce vaste univers, c'est en nous- mĂȘmes quâelle rĂ©side ; mais comment conserver un bien dont on ne dispose pas feule ? HĂ©las! l'objet qui nous le fait connoitre, a la cruautĂ© de dĂ©truire notre bonheur, dĂšs qu'it cesse de le partager. AprĂšs un an de sĂ©jour Ă la campagne, le comte me proposa de passer un peu de tems Ă Paris. Je consentis fans peine Ă y prendre une maison. La paix, qui rĂ©gnoit alors entre la France & Ăźa Grande - Bretagne , rempliĂĂbit dâAnglois & la cour & la ville. Milord parodiant en public , ils sâempreĂserent Ă le visiter. Je semois de la rĂ©pugnance Ă les voir; ma fuite avoir Fait tant d Ă©clat , on en parloir si diversement Ă Londres , la malignitĂ© rnĂȘloie des circonstances Ăi choquantes Ă cet Ă©vĂ©nement; on me jugeoit capable de tant dâart dans ma conduite, dâune dissimulation si profonde , dâune fi r estĂ© si Ă©loignĂ©e de mon caractĂšre , que je ne pouvois lans chagrin recommencer Ă tout moment lâapologic dâune dĂ©marche dont je nâaurois pu me pardonner lâirrĂ©- gularitĂ©, si , comme on Ăźe croyoit en Angleterre , elle eĂ»t Ă©tĂ© prĂ©mĂ©ditĂ©e. D E MISS E N K ĂŻ. 27s BientĂŽt une foule de jeunes François sâin- troduitĂŹc chez moi fur les pas de mes compatriotes. LâĂ©tourderie, la prĂ©somption & sin- dĂ©cence les caractĂ©risoient. Ils apprirent aa comte dâAnglesey Ă nĂ©gliger un bien rĂ©el, pour courir aprĂšs des plaisirs frivoles. Sa tendresse dĂ©licate , fa fidĂ©litĂ© Ă ses engagemens , lâunilormitĂ© de fa vie , devinrent f objet de ces plaisanteries lĂ©geres, qui amusent lâespric & dĂ©gradent le cĆur; de ees faillies vives & piquantes, dont la tournure agrĂ©able semble adoucir la duretĂ©, & accoutume peu Ă peu Ă jetter du ridicule fur la sagesse comme sur la folie. Tout est devenu susceptible de badi- nage dans ces heureux climats ; on raille de tout, tout excite lâenjouement par le ton singulier de la conversation, les vices, les vertus fe confondent, sâenvisagent sous un mĂȘme point de vue; on rit Ă©galement & dâun homme mĂ©prisable & de celui quâon ne peut fe dĂ©fendre dâestimcr. Quand Battrait du plaisir est Punique lien de la lbciĂ©tĂ© , l intĂ©rieur des personnes qui la composent est indiffĂ©rent, & lâon admet fans choix a u nombre de ses amis tous ceux dont les qualitĂ©s apparentes promettent un amusement momentanĂ©. Milord dâAnglesey , doux, complaisant & foible , adopta aisĂ©ment les faux prĂ©jugĂ©s de ses nouvelles connoissances ; de mauvais conseils , de plus mauvais exemples sĂ©duisirent son esprit, lâemporterefnt sur S ij 276 H l S T O I. R E ses principes. Faire comme les autres est une dangereuse leçon ; trop souvent este conduit Ă renoncer aux inspirations de son cĆur, Ă contracter lans goĂ»t des habitudes , Ă les conserver, mĂȘme en se les reprochant, par la difficultĂ© dâen reprendre de conformes Ă ses premiers penchans. Si le Comte ne cessa pas dâabord de rnâai- trser,- il ceiĂŹa bientĂŽt de me donner des marques publiques de fa tendresse. SĂ©parĂ©s dâap- partement, nous commençùmes Ă vivre avec cette exacte politesse, compagne de la froideur, triste prĂ©sage du dĂ©goĂ»t; mon amour pour la retraite offrit un prĂ©texte de me laisser seule, de chercher au dehors des amufemens qui me Sattoient peu. Milord fortuit de bonne heure, & rentroit tard la crainte de troubler mon repos > Pengageoit souvent Ă passer plusieurs jours lĂ u z me voir. Si, pressĂ©e du dĂ©sir de lui parler , de me plaindre de sa nĂ©gligence, jâal'ois le trouver dans son appartement, je le voyois environnĂ© de jeunes im- pudens , dont la prĂ©sence mâĂ©toit insupportable; Milord rougissent devant eux de montrer de PamitiĂ© , mĂȘme des Ă©gards , Ă celle qui avoir droit dâattendre de lui des prĂ©fĂ©rences & de la tendresse. Son embarras, fa contrainte me forqoient Ă inâĂ©loigner, Ă me priver de la douceur de le voir & de Pentretenir. Peut-Ăštre vous paroĂŹt-il Ă©tonnant que > dans un pays oĂč tout semble soumis Ă la beautĂ©* SE MISS J E NU ĂŻ 277 on cherchĂąt Ă mâenlever le cĆur du comte, Ă me chagriner, moi dont la jeunesse & les agrĂ©mens dĂ©voient inspirer de lâatndur & des complaisances mais une femme modeste, dont lâame est simple & Fesprit rĂ©flĂ©chi , qui aime ses devoirs & se montre dĂ©terminĂ©e Ă ne jamais sâen Ă©carter, est partout un objet respectable , mais insipide & nĂ©gligĂ©. Les hommes attirĂ©s prĂšs de nous par le dĂ©sir, par lâamour - propre, se proposent de nous reudre foibles , sâoccupent avec plaisir des moyens dây rĂ©ussir. Ăźls nous ont fait 1111 e vertu de la rĂ©sistance ; mais cette vertu les rebute, loin de les attacher. Ils ne veulent pas admirer une femme, ils veulent la sĂ©duire,- celle que la sagesse & la dĂ©cence gardent contre leurs attaques, perd Ă leurs yeux tous les charmes dont ft sĂ©vĂ©ritĂ© leur ĂČte lâespĂ©rance de jouir. La conduite de milord dâAnglesey me pĂ©nĂ©tra de douleur ; triste , inquiette, solitaire, & presque farouche, je passois les jours Ă pleurer son absence, & les nuits Ă compter les niomens quâil donnoit Ă ses plaisirs, jâĂ©- clatai en plaintes, en reproches ; ma tristesse & mes larmes lâĂ©loignerent davantage. Assidu chez toutes les femmes dont la rĂ©putation attaquĂ©e annonqoit un triomphe fur , il devint le hĂ©ros de mille aventures invitĂ©, retenu, enlevĂ©, il Ă©toit par-tout, on le voyoit fans cesse, on le desiroit encore. Pour comble dâerrear, dâingratitude & dâindĂ©cen ce 278 Histoire il prit une maĂźtresse nĂ©e dans TĂ©tĂąt le plus bas , laide , sotte , rebut des moins dĂ©licats » mais intĂ©ressĂ©e , folle , hardie & infidelle. Tout ce qui cur moi ; mais loin de se rapprocher dâune femme sensible & indulgente, qui de- siroit si ardemment de le revoir, honteux de ses Ă©garemens , il continua de mâĂ©viter, fit plusieurs voyages Ă la campagne, renonça Ă toutes ses connoiĂTances , se renferma prĂšs dâun mois Ă Atys ; & quand il en revint, instruit de ma langueur, de ma foiblelĂe, de la maladie qui me consumoit, il balança encore , il nâosoit se prĂ©senter Ă mes yeux. Surmontant enfin la crainte des reproches quâil avoir trop mĂ©ritĂ©s , st entra un matin dans ma chambre. Sa vue me fit jetter un cri, & pensa mâĂŽter lâpsage de mes sens; le changement quâil apperçut en moi , pĂ©nĂ©tra son ame de regret & de douleur. Ah , grand Dieu , sâĂ©cria t-il, est-ce AdĂ©line que je vois S O ma tendre & malheureuse amie ! II ne put en dire davantage, ses pleurs Ă©touffĂšrent fi voix ? il tomba Ă genoux devant mon lit, il saisit tues mains, jemâefforçai de les retirer; mais les serrant entre les siennes, les baisant avec ardeur , il les baigna de les larmes en voyant couler les miennes , un mouvement paffiopnĂ© lui rendit la facultĂ© ds DE MISS J ÂŁ N N ĂŻ. 2Zk sâexprimer. Il se leva, me prit dans ses bras, & me pressant tendrement ah ! ne me prive pas de toi, sâĂ©cria-t-il, ne me punis pas,-pardonne-moi, Ăł ma chere AdĂ©linc ! ne dĂ©tourne point tes regards dâun criminel , vois son repentir sĂ©duit, trompĂ© , vain, lĂ©ger , infidĂšle, je ne suis plus digne de toij mais que ton cĆur gĂ©nĂ©reux sâĂ©leve au-dessus de tes justes xeffentimens ranime-toi,-rends- moi lâelpĂ©rance de gĂ©mir Ă tes pieds, tout le reste de ma vie, dâavoir mĂ©ritĂ© ton indiffĂ©rence & tes mĂ©pris. Pendant quâil parloit, des larmes de tendresse, de douleur & de consolation inondaient mon visage & se confondoient avec les siennes. Je passai mes bras languilĂans autour de lui ; & le ferra u t autant que ma foi- besse me le permettoit ah ! comment comment avez-vous pu, cruel, lui disois-je, mâabandonner, me fuir', me rĂ©duire Ă PĂ©tĂąt dĂ©plorable ?. Nâimporte , je vous pardonne , je vous aime , je nâai point cesse de vous aimer. Si mes jours vous sont chers, jâaccepterai les secours capables de les prolonger si mon amour est nĂ©cessaire Ă votre bonheur , vous ferez encore heureux ; bannissez vos craintes, sĂ©chez vos pleurs, reprenez votre joie, ingrat! inhumain ! le plus grand de vos crimes est de douter du cĆur qui vous est attachĂ©. pu aveu naĂŻf de toutes ses fautes suivit Histoire 282 Pattendriffement du comte. Son repentir ĂȘtoĂźt sincĂšre z ses foins , ses empressemens , son assiduitĂ© prĂšs de moi , fa fermetĂ© Ă refuser de voir ses cruels amis qui lâavoient Ă©garĂ©, ne me laiiToient aucun doute fur la vĂ©ritĂ© de son retour. Ma santĂ© se rĂ©tablit 5 le sacrifice des deux tiers de notre revenu arrangea les affaires qui inquiĂ©toient milord dâAttgĂcsey. Nous retournĂąmes dans notre retraite , nous y reprĂźmes nos anciennes habitudes j mais y n coeur bĂŹeffĂ© par une main chere, conserve toujours la trace d u trait dont il a senti lâatteinte. Ou pardonne, il est vrai, il est poĂßÏbĂŹe ds pardonner, il ne Test pas dâoublier. Jâaimois encore ^ mais ee sentiment vif & dĂ©licat , auparavant la source de mille plaisirs dĂ©licieux» Ă©levoit alors dans mon ame des mouvemens tristes & douloureux. La prĂ©sence du comte , loin de mâinspirer , comme autrefois , une joie pure, dlexciter en moi une flatteuse Ă©motion , me rappel loi t lâamertunje oĂč la privation de ce bien dĂ©sirĂ© mâavoit si long-tems livrĂ©e. Les expressions de son amour mâaffectoient beaucoup, elles ne me sĂ©duisaient plus ses caresses me touchoierrt ; mais des soupirs, des larmes mâĂ©chappoient dans les momens oĂč ma sensibilitĂ© devoit Ă©clater par de tendres transports. Capable encore de sentir toutes les peines que lâamour peut causer , je ne lâĂ©tois plus dâen goĂ»ter les douceurs ; il faut ĂȘtre toujours prĂ©fĂ©rĂ©e»pour conserver FĂilufĂost DE M ĂŻ S S J E N N Y. LFz nĂ©cessaire au bonheur. Si lâinterruption des amusemens rend leur attrait plus fort & plus piquant, par un effet contraire , celle des plaisirs du cĆur en dĂ©truit pour jamais les charmes. Le comte ne se trouvoit pas plus heureux que moi. Sa premiĂšre ardeur rallumĂ©e , 1c rendort attentif Ă mes moindres mouvemens. LâextrĂšme tristesse dont je ne pouvois me dĂ©fendre , lâalarmoit fur mes sentimens, II se persuada que je ne lâaimois plus. II ne ss plaignit pas, mais il sâaftĂŹigea. Les veilles, les excĂšs de toute espece , avoient affoibli'smi tempĂ©rament. Ses chagrins abattirent ses esprits. Peu Ă peu il tomba dans une mĂ©lancolie dont rien ne pouvoit le distraire. Son Ă©tat mâeffraya ; il ranima la vivacitĂ© de mon attachement. Mes craintes, mes foins , mes attentions, auroient dĂ» lui prouver combien il mâĂ©toit cher ; mais fa fatale prĂ©vention lut fit attribuer au devoir & Ă la compassion toutes les assurances que je lui donnois de ma tendresse. ObstinĂ© Ă me cacher le principe de fa douleur , il me livra Ă mille inquiĂ©tudes, je rnâar- rĂȘtai Ă penser que la diminution de sa fortune , lâambition naturelle Ă un homrpe nĂ© pour possĂ©der de grands biens & briller dans un haut rang, pouvoit exciter ses regrets. Jâima- ginai que peut-ĂȘtre il se repenteit dâavoir sacrifiĂ© Ă l'amoux , au dĂ©sir de sâunir Ă moi. je 284 Histoire mâaccufai des peines dont je le voyois accable* Je me rĂ©pĂ©tai cent fois , que milord dâAngle- Ăey nâeĂ»t point ceiĂe dâĂȘtre heureux , si, peu attachĂ©e Ă mes devoirs, je ne mâĂ©tois point livrĂ©e Ă la douceur de lui donner des preuves de ma tendresse , dâaugmenter la sienne pat Faveu de mes sentimĂ©ns PĂ©nĂ©trĂ©e de ces idĂ©es, je pris le parti de mâimmoler Ă son bonheur , & de tout tenter pour ramener le calme dans son esprit & la paix dans son cĆur. Depuis notre dĂ©part de Londres, sir Charles nâentretenoit aucun commerce direct avee son frere. Milord Arundel avoit exigĂ© de lui un serment de ne point recevoir de lettres du comte dâAng'esey ; mĂšme si le hasard ou la surprise en faisoient tomber entre ses mains, de nây jamais rĂ©pondre. Rengagement de sir Charles mâĂ©toit connu cependant jâosai recourir Ă lui dans 1 amertume de mon cĆur. Je lui Ă©crivis. Ma lettre commençoit par une peinture touchante de la situation de son frere. Je ne lui cachai rien, ma confidence fut fans rĂ©serve. Je le suppliais ensuite dâintercĂ©der auprĂšs de milord Arundel en faveur du comte, dâemployer ses soins & ses efforts Ă lui Couvrir ia maison paternelle, Ă lâadmettre au partage des bĂ©nĂ©dictions de foii pere, Ă obt&r nir le pardon dâun fils dĂ©jĂ trop puni par le reproche de son cĆur, des fautes dont aux yeux dâun parent indulgent fa jeunesse pou,- voit ĂȘtre lâexcuse. Je promettois de ne jamak DE MISS J E lĂŹ S Y. 2 g? ofFtir aux regards de milord Arundel un objet capable de ranimer Ăes ressentimens contente de la part que jâaurois Ă cette heureuse rĂ©conciliation , je me retirerois au fond dâune province Ă©loignĂ©e de Londres jây vĂźvrois feule * ignorĂ©e , tans rien exiger dâunc famille oĂč j'.a vois portĂ© le trouble & la douleur. AinĂl dĂ©tachĂ©e de tout intĂ©rĂȘt personnel dans lĂĄ priere ardente que je luifaifois , je terminois ma lettre, en assurant sir Charles que tous mes vĆux feroient remplis , si , par le sacrifice de mon propre bonheur j je pouvois rendre au comte dâAnglefey la protection de son pere f lâamitiĂ© de son frere , & lâespoir de rĂ©tablir sa fortune. je fus trois semaines fans recevoir une rĂ©ponse dont Patiente me cauĂâoit la plus vive inquiĂ©tude. Je gardai le secret sur cette dĂ©marche , dans la crainte que le comte ne la blĂąmĂąt. II sâaffoibliĂsoit considĂ©rablement ; les secours de Part lefatiguoient fans opĂ©rer aucun changement en lui. Rien ne peut agir, me disoit-on j contre une imagination blessĂ©e & des forces Ă©puisĂ©es. Je IrĂ©missois Ă la feule idĂ©e de le perdre ; je lui cachois mes pleurs & mes alarmes; je le Ăervois, je ne le quittois point; Mon cĆur se brisoit Ă tous momensj je nâelpĂ©Ăois plus de nouvelles dâAngleterre, quand un jour on mâannonça un Ă©tranger. II demandoit avec empressement Ă me voir. Lâef- prit frappĂ© que ce pouvoir ĂȘtre un messager 286 H i sĂźoirĂ« de sir Charles, jâallai le recevoir,- mais quelle iut ma surprise en lâappercevant lui - n'Ăšme Ăź Je pouisai un cri ; il vint Ă moi lesbras ouverts, me preisa tendrement; & me voyant interdite ch quoi, masreor, me dit-il dâun ton doux Ă triste , eh quoi, ma vue vous edraie ? Que Votre abattement me touche ! Grand Dieu, serois-je arrivĂ© trop tard! Parlez, milady, parlez , oĂč est mon chere dâAnglesey '{ Ai je encore un frere ? un ami ' Nous Ă©tions dans la chambre qui prĂ©cĂ©doit celle du comte il mâavoit entendu crier ; croyant sâĂštre trompĂ© , il prĂȘtoit Poreille; le son de la voix de son frere pĂ©nĂ©tra jusqu'Ă sou cĆur. Ah, quâentends-je, sâĂ©cria-t-il , Charles, mon citer Charles ! Est-ce toi ? est-ce bien roi ? Son frere courut Ă lui; & se prĂ©cipitant dans ses bras, leurs mutuelles-exclamations, des larmes , PexpreĂĂĂŹon de la joie, de la douleur, & de tendres careĂies, furent iong-tems les feules interprĂ©tĂ©s de leurs semimens. En croirai je les vĆux nvdens de mou cĆur , dit enfin le comte dâAngiel'ey f mon pere mâa- t-il pardonnĂ©? A-t-il au moins rĂ©voquĂ© cet ordre cruel qui me privoit de la douce consolation de voir mon frere , de lui prouver ma sincĂšre amitiĂ© ? Est-c f de son aveu ?... Respectons fii mĂ©moire , interrompit sir Charles ; nous nâavons plus de pere. Quoi, sâĂ©cria ie comte, mon pere est mort! il est mort fans me pardonner! avec clĂ©s Ăentimens de haine V L MISS ] E H H ĂŻ. 28? contre son malheureux fils! Non , mon frĂšre, reprit sir Charles dâun ton attendri } non il ne vous haĂŻssoit pas. Le pouvoir quâil mâa donnĂ© de vous punir est la preuve de son indulgence. En sâobstinant Ă ne point changer ses dispositions, fans doute Ăl se reposoit sur mon amitiĂ©, du soin de vous rendre heureux. Pleurons-le, mon frere,& ne nous Ă©tablissons point juges de ses actions. Je vous plains , je plains milady dâAnglesey. Vous avez manquĂ© tous deux aux Ă©gards que vous imposoient des devoirs sacrĂ©s ; mais oublions tout, rĂ©parons tout. Revenez dans votre patrie, dans la maison de vos peres. Non, mon cher comte ; non, mon aimable sieur , ajouta-t-il en serrant nos mains entre iesâsiennesnon, vous nâĂštes point dĂ©shĂ©ritĂ©s. PĂ©risse le frere inhumain qui accepte les dons de la colĂšre, ose Ă lâabri des loix jouir seul dâun bien dont lâĂ©quitĂ© exige le partage , & peut contempler dans rabaissement, dans la misere , celui que la nature destine Ă ĂȘtre son premier ami ! Une façon de penser si noble nâĂ©toit-pas Ă©trangĂšre au cĆur de milord dâAnglesey. Elle ne TĂątonna point, mais elle le toucha vivement. II se jetta dans les bras de son frere, il y pleura long-tems, lui demanda cent fois pardon dâavoir Ă©tĂ© la cause innocente de son mariage avec lady Sophie. Le dĂ©tail oĂč il entra sur ses sentimens pour moi, fur les Ă©vĂ©- nerucns qui aous intĂ©reĂĂbieHt toi* deux, me 288 HĂŹstĂČĂrĂš dĂ©couvrit les idĂ©es & les chagrins dont il riĂČtir- rissoit lâarnertume depuis notre retour Ă la campagne. Milord Arundel lui montra ma lettre; elle lâattendrit. Mais par une fuite de fou imagination bleiĂŻee , lâoffre que je faisois de le quitter pour lui rendre la faveur de son pere * le confirma dans la pensĂ©e que jâĂ©tois entiĂšrement dĂ©tachĂ©e de lui. II me regarda dâun air trille ; & dĂ©tournant son visage , sâef- forqant de cacher ses larmes ĂŽ ma chere AdĂ©- line , sâĂ©cria-t-il, quâest devenu le tems, l'heu- reux tems oĂč vous mâai niiez ? Auriez-vous dĂ©sirĂ© alors de rne procurer un avantage achetĂ© par une si dure sĂ©paration '{ Quoi, vous vouliez m abandonner ? Mais jâai mĂ©ritĂ© mon infortune , je ne me plains que de moi-mĂšme. Combien cet injuste reproche me fit rĂ©pandre de larmes! Quâil est de peines diffĂ©rentes pour une ame sensible! Comme milord Arun- deĂŹ avoit paisĂ© la mer avec le seul dessein de nous engager Ă le suivre en Angleterre, il voulut attendre prĂšs*, de nous le rĂ©tablissement des forces de. son frere. II demeura Ă Atys. Ses foins, son amitiĂ©, le plaisir que !e comte paroiiĂoit prendre Ă le voir , Ă lui parler, ranimĂšrent mes espĂ©rances. Je me flattai dâun heureux changement dans son Ă©tat ; mais je devois le perdre, jâĂ©tois destinĂ©e Ă sentir toutes les douleurs dont un cĆur tendre peut ĂȘtre pĂ©nĂ©trĂ©. Par une fatalitĂ© cruelle , ces mĂȘmes mou- yemens, que je croyois capables de dissiper Ăź L MISS Jenny. 289 Ăalangueur,ces Ă©motions nĂ©cessaires, disoit-on, pour donner du ressort Ă ses sens assoupis , lut causerent une inflammation violente. Les secours de lâart devinrent impuissans. Dix jours aprĂšs ParrivĂ©e de milord Arundel , PaĂmable , PĂŹnfortutiĂ© comte dâAnglesey expira dans nos bras. Les pleurs qu'aprĂšs cinq ans ce triste souvenir mâarrache encore, doivent vous donner une idĂ©e de la douleur oĂč me livra ce funeste Ă©vĂ©nement Pendant que mon dĂ©sespoir mettoit ma vie en danger, milord rendoitles derniers devoirs Ă son malheureux srere. II le fit embaumer , & porter Ă Ărunde! dans le tombeau de ses ancĂȘtres. Je restai trois mois incapable de consolation. Mes cris ,,mes gĂ©miĂi'emens entrete- noient les chagrins de milord Arundel. Sa tendre compassion Pattachoit prĂšs de moi, il mĂȘloit ses larmes avec les miennes; enfin il parvint Ă me faire quitter des lieux oĂč PatUer- tume de mes regrets se renouvelloit fans ceĂse. Nous revĂźnmes Ă Londres ; mais ne pouvant me dĂ©terminer Ă paroĂźtre, Ă voir du monde, il me conduisit ici. Je passai PannĂ©e de mon deuil dans cette charmante solitude. Le tems nâessaça point ma tristesse. Je me destinois Ă vivre s nie , Ă mâoccuper toujours des tristes souvenirs dont mon ame Ă©toit remplie. Mais milord Arundel avoir promis Ă son srere de me rendre heureuse , & cet engagement lui paroissoit inviolable. Tome II I t T 2 yo Histoire II venoit souvens me voir. Ses foins gĂ©nĂ©reux me procuraient Eout cequâil croyoit capable de me plaire. Ma sĆur , me dit-il un jour , jâattends un effort de votre complaisance ; ma tendre amitiĂ© mĂ©rite de lâobtenir. Le ciel ne me permet pas de faire le bonheur de la femme quâil mâa donnĂ©e ; jâai perdu la douce espĂ©rance de vivre avec un frere dont jâĂ©tois lâami privĂ© du plaiĂĂŹr dâclcver une famille, presque fans parens, je me vois environnĂ© dâĂ©trangersj vous, qui deviez tenir lo premier rang dans ma maison , refuferez-vous de lâhabiter, de la diriger, d'en faire les honneurs , de la rendre aimable pour moi, & attrayante pour les autres? Venez, milady dâAnglesey , ajouta-t-il, venez Ă Londres ; daignez partager la fortune d'un frere , dâun ami. DĂšs ce moment je vous donne, fur tout ce qui mâappartient, PautoritĂ© que 'accorderais Ă la propre fille de mon pere , & jâaurai pour vous la condescendance, le reipecĂŹ & la tendresse quâelle auroit droit dâat- tendre de moi. Le ton dont milord Arundel me fit cette obligeante priere, me persuada que je lâaffli- gerois par un refus ; je consentis Ă ses dĂ©lits. A mon arrivĂ©e Ă Londres, je trouvai lady Lattimsr disposĂ©e Ă oublier le cruel procĂ©dĂ© dont jâavois payĂ© fa tendresse & ses bontĂ©s. Je pleurai beaucoup en la revoyant > elle mjr rendit son amitiĂ©, & voulut bien attribuer sion imprudence Ă ma grande jeunesse. Une DE MISS JENNY. 291 cour brillance nsenvironna bientĂątf. On sâem- pressa Ă me plaire , Ă mâamufer. Je demeurai indiffĂ©rente ; mais des foins qui ne peuvent toucher, servent pourtant Ă distraire; si je ne perdis pas le souvenir de mes peines, jâĂ©prou- vaĂ au moins quâune continuelle attention pour les autres, nous arrache insensiblement Ă nos propres idĂ©es , & nous rend enfin capables dâĂ©loigner de notre esprit les rĂ©flexions affligeantes quâentretiennent la retraite & lâhabitude de sâoccuper de soi-mĂȘme. Que lâamitiĂ© vous engage Ă mâimiter, ma chere Jenny, continua la comtesse ; promet- tez-moi de ne plus nourrir votre mĂ©lancolie par une application constante Ă vous rappelles vos chagrins. Milord Arundel me demande toujours si vous ĂȘtes heureuse ses lettres font remplies de lâintĂ©rĂ«t quâil prend au fort de mon aimable amie. La fin de la campagne est prochaine, il va bientĂŽt revenir; jouissez dĂšs Ă prĂ©sent de la douceur de penser que vous avez en lui un protecteur puissant & zĂ©lĂ©. Cessez donc de rĂ©pandre des larmes, quittez ces habits lugubres. Nous allons attendre Ă Londres Ăźe retour de mon srere , une foule nombreuse va nous environner. Si vous conservez au milieu du monde cet air abattu, on imaginera que ma parente trouve chez moi des sujets de sâattrister. Cette gravitĂ© , si peu convenable Ă votre Ăąge , ces longs soupirs , vos yeux toujours humides de pleurs , exciteront la Tij 292 curiositĂ©. On voudra savoir pourquoi vous avez laissĂ© la province, qui vous Ă«tes , dâoĂș naissent vos ennuis. Ces considĂ©rations doivent vous porter Ă faire un effort fur vous- mĂšme, je lâattends de votre raison , & je iâexige de votre amitiĂ©. Fin de la troisiĂšme partie de miss Jenny. ÂŁ93 **?» f Ă«-mjmB M HĂȘ^-^K 1 % ^m,m/ si jamais vous me rappeliez la cĂ©rĂ©monie oĂč vous dĂ©sirez assister , fouve- DĂź MISS J E y S Y. 309 Ăźiez-vous , je vous en prie, que je ne fouhai- tois point un tĂ©moin si illustre de mes erigss- gemens , & que vous-mĂȘme mâavez fortĂĂ© d'abuser de vos bontĂ©s. II ouvrit alors U porte par oĂč jâĂ©tois entrĂ©, & sortit en mâ.T- vertilĂŹant quâil alloit amener celle dont je confentois Ă devenir le pere. Cette affectation Ă me faire remarquer qtril rie mâeĂșt pas choisi pour tĂ©moin de ses enga- gemens , me frappa dĂ©sagrĂ©ablement ; elfe ramena mes premieres idĂ©es. Je repris une opinion trĂšs-dĂ©savantageuse de la personne que sir James Ă©pousoit, & commençai Ă me repentir de lâespece dâobstination qui me por- toit Ă lâaider dans une dĂ©marche insensĂ©e. En paroiffaut avec lui, vous dĂ©truisĂźtes ces soupçons; lâadmiration leur succĂ©da, & le plus vif intĂ©rĂȘt sây joignit. TouchĂ© de Pair Rabattement rĂ©pandu fur votre visage, je ne piis me dĂ©fendre dâen demander Ăźa cause Ă sir James. Je le pressai de me dire sâil se crĂČyoit aimĂ©, si personne ne vous contraignoit Ă lili donner la main. Ses rĂ©ponses & la tristesse de vos regards, me persuadĂšrent que vous 11e lâaĂmiez pas ; je ne voyois point dans vos yeux cette joie douce qui perce au travers de la modestie , & laisse Ă©chapper des marques dâune satisfaction intĂ©rieure. Sir James pensa perdre connoissance, en prononçait,t le serment qui suuissoit Ă PaimabĂźe fille dont il desiroitr fi ardemment la possession; son trouble, des AIS Histoire mouveryiens si peu convenables Ă lâoccasion , mâĂ©tonnerent ; je mâabandonnai Ă mille idĂ©es vagues ; aucune ne me rapprocha de la triste vĂ©ritĂ©. Lâheure me pressant , je vous quittai immĂ©diatement aprĂšs la cĂ©rĂ©monie, emportant le regret de penser quâen assurant votre fortune, peut-ĂȘtre vous nâaĂĂuriez pas votre bonheur. Je restai prĂšs dâun an hors du royaume , fans cesse occupĂ© de travaux militaires. Sir James mâavoit promis de mâĂ©crire ; il ne le fit point. Sa nĂ©gligence me toucha,- je revins Ă Londres, & je ne le vis paroĂźtre ni Ă la cour, ni dans les lieux oĂč je devois naturellement le rencontrer. DĂšs les premiers jours de mon arrivĂ©e, un gentilhomme Ă moi ine pria de vouloir bien mâimĂ©resser en faveur de son frere , ministre en Ecosse , pour le faire nommer Ă un bĂ©nĂ©fice dĂ©pendant de milord Danby. Je croyois ne pas connoitre ce lord,- mais le dĂ©sir dâobliger un homme qui mâĂ©toit attachĂ©, me conduisit Ă fa porte. Malade depuis plusieurs jours, il ne voyoit personne on m'Ă©- crivit. Deux heures aprĂšs je reçus de fa part une invitation pressante dâaller le voir avant la fin du jour, si je le pouvois fans trop me gĂȘner. A lâinstant meme, jây- retournai ! on se hĂąta de mâannoncer ; ses gens ouvrirent fcs rideaux, & se retirerent. En jettant les yeux fur le lit de milord Danby, je reconnus , avec autant d? surprise que dâattendrissement, sir DE MISS JENNY. ? tl JamesHuntley, pĂąle, abattu , le visage inondĂ© de larmes, & paroi lia n t accablĂ© de douleur, j Que vois-je, mâĂ©criai-je en me prĂ©cipitant pour lâembrasser ! Quel Ă©tat, mon cher James 1 Eh, grand Dieu ! devois-je mâattendre Ă vous trouver dans une situation si fĂącheuse ? Mais ĂȘtes-vous milord Danby ? Est-ce vous qui me demandez, ou le hasard nous raĂsemble-t-il encore ? II me tendit la main ; & pressant foiblement la mienne plĂ»t au ciel, me dit-il, que ce nom fatal ne mâeĂ»t jamais Ă©tĂ© donnĂ© , que jamais lâambition ne mâeĂ»t fait accepter un titre , cause de mes malheurs & de ma honte ! La compassion se peint dĂ©jĂ fur vos traits, ajouta-t-il j ah , milord , ces marques de vos bontĂ©s pour un ingrat, augmentent mon dĂ©sespoir! Par quel lĂąche procĂ©dĂ© j'ai payĂ© lâami- tiĂ© dont vous mâhonoriez ! Cessez de me plaindre; jâai mĂ©ritĂ© vos reproches, votre indignation , vos mĂ©pris! Mais je fuis puni, jâai perdu tout ce qui mâattachoit Ă la vie ! Heureux du moins, si, par un aveu sincere, jâob- tiens de vous le pardon de mon crime , si je vous intĂ©resse au fort de la triste victime de ma trahison !.. Mais oĂč la trouver, sâĂ©eria-til avec une extrĂȘme agitation ? OĂč est - elle ? rjuâest - elle devenue ? AffligĂ©e , errante, abandonnĂ©e Ă ft douleur, Ă ses craintes, fans asyle, sans secours ! .. .. Ah, milord , je me meurs ! DĂ©tournant alors son visage, il poussa de* V ĂY 3i2 Histoire cris, des gcmissemens, & pĂ©nĂ©tra mon cĆur de la plus tendre pitiĂ©. Eh, mon ami, pourquoi vous ferois-je des reproches, lui dis-je ! De qui me parlez-vous ? Quâattendez-vous de moi? Comment ma vue excite-t-el!e en vous des transports si vioĂŹens? Quand vous mâauriez donnĂ© un juste sujet de me pstindre de vous, votre Ă©tat mâengageroit Ă lâoublier. Calmez vos sens ; comptez fur un ami sensible, indulgent, qui vous aime toujours. Parlez, mon cher James, parlez avec constance; & si je puis vous servir, ne rnâof- fensez pas en doutant de mon zele. Moi, votre ami, reprit-il ! ah , milord, jc me reconnois indigne de ce titre ! Je vous ai trompĂ©, je me fuis trompĂ© moi-mĂȘme. Le hasard , les circonstances , la noble franchise de votre caractĂšre, qui vous fit mal interprĂ©ter mes discours, la honte dâavouer une trame si basse... Ah, que nâai-je pu la surmonter cette honte ! que nâoĂai-je vous confier mon infĂąme projet ! II seroit restĂ© sans eff'et. Un ami si vertueux mâauroit rappelle Ă lâhonneur, Ă PhumanitĂ© qui t milord , vous mâauriez sauvĂ© de ma propre foibleiTe , des lĂąches cora- plaiĂans dont les vils conseils. ... 11 sâinter- rompit , & se jettant dans mes bras, redoublant ses pleurs je vous demande un gĂ©nĂ©reux pardon, continua-t-ilj daignez me l'accorder , y joindre une seconde grĂące, seule capable dâadoucir lâhorreur de mes derniers DE MISS J E N » y. 3*3 histans. Ce nâest pas pour moi que je vous implore, câest pour l infortunĂ©e.... HĂ©las, jâai comblĂ© son malheur ! O mon cher Charles, si jeune , si belle , exposĂ©e au danger de retrouver un protecteur auĂsi perfide , auflĂŹ bas!... Quoi, jâai pu la tromper! abuser de sir cruelle situation!.. . II sâarrĂȘta; & jettant autour de lui des regards furieux, il reprit la parole , pour 'accabler de reproches, se donner les noms les plus odieux. De vives exclamations, des imprĂ©cations terribles, entrcmĂš. lĂ©es de cris, de larmes, & la violence de ses mouvemens , le firent enfin tomber dans des convulsions effrayantes, & je me vis contraint dâappeĂźler du secours. Pendant que jâaidois Ă le soulager , Ă lui rendre l'usage de sps sens , je me livrois Ă mille idĂ©es confuses -, vous Ă©tiez lâobjet de fa douleur,je nâen pouvois douter mais comment sâacculbit-il de vous avoir trompĂ©e , & de quelle offense me detnandoit - il pardon ? Nos intĂ©rĂȘts sembloientse rapprocher, sâunir par ses discours ; cependant vous mâĂ©tiez in- inconnue. Je me perdois dans ces rĂ©flexions , quand milord Danby revint Ă lui-mĂšme. Remarquant mon empressement Ă ĂŹe secourir , il me remercia dâun air pĂ©nĂ©trĂ© de recon- noiflance, & me pria de lui permettre de chercher du repos, me conjurant de revenir le lendemain. II esperoit, disoit-i! , se trouver plus tranquille, & en Ă©tat de mâouvrir son cĆur. » Histoire 3*4 Jây retournai le jour suivant. II me parut auĂĂĂŹ triste, mais moins agitĂ©. AprĂšs de longues prĂ©parations, il mâapprit votre naissance, vos malheurs , son amour pour vous, la purefi de ses intentions pendant son sĂ©jour chez milord Clare, le voyage quâil St en Ecosse, comment il perdit vos traces, son mariage avec la duceĂse de Rutland, sses regrets de nâĂ«tre plus libre quand il vous retrouva , ses ossres , vos refus , le crime oĂč lâamour dĂ©sespĂ©rĂ© savoir conduit ; il me rendit un compte fidele de ce qui sâĂ©toit passĂ© chez mistriss Roberts, deĂa hardiesse Ă vous enlever du carrosse de fa femme, de votre maladie , de lâhorreur quâil vous inspiroit ; enfin de votre fuite , & de la douleur oĂč elle le livroit. Inquiet de lâafyle oĂč vous vous cachiez , il se reprochent amĂšrement, de nâavoir pas cĂ©dĂ© aux instances de la duchesse de Rutland. Cette dame exigeoit absolument quâil vous remĂźt entre ses mains, & partit a uffi-tĂŽt pour Vienne. Vivement offensĂ©e de sa conduite & de ses refus, la duchesse quitta Londres fans le voir, A lui Ă©crivit de ne jamais se prĂ©senter devant elle. Milord Danby termina cet Ă©trange rĂ©cit, en me demandant encore un gĂ©nĂ©reux pardon de sa faute , en me suppliant de ne pas lui refuser la grĂące quâil attendoit de moi. En secourant, je contenois avec peine les mouvemens dâindignation que de tels dĂ©tails Ă©levaient dans mon ame. Honteux du B! MISS Jenny, Zls personnage quâil avoit osĂ© me laisser faire, affligĂ© dâĂštre comptĂ© par vous au nombre des vils malheureux unis pour abuser de votre crĂ©dulitĂ©, je semois renaĂźtre au fond de mon cĆur cette tendre compassion dont vous lâaf- fectiez chez Palmer. Si la douceur de ma rĂ©ponse dut prouver Ă milord Danby que jâĂ©- tois incapable dâajouter lâaigreur du reproche Ă lâaccablement dâun homme dĂ©jĂ pĂ©nĂ©trĂ© de douleur , mes expressions mĂ©nagĂ©es , mais froides, dĂźnent aussi le prĂ©parer Ă voir finir une amitiĂ© que le mĂ©pris venoit dâĂ©teindre. Je le priai de sâexpliquer fur le service quâil exigeoit de moi ; je pouvois encore lâobiiger , mais il ne mâĂ©toit plus possible de lâaimer. II se fit alors apporter un petit coffre de la Chine. II contenoit vos pierreries , vos bijoux, une somme considĂ©rable en billets de banque , & lâacte dâacquisitiou de cette te rre oĂč il desiroit de vous voir habiter. II m conjura de vous chercher, dâemployer tous mes foins Ă vous retrouver, Ă taire palier dans vos mains le feible dĂ©dommagement quâil pouvoit vous offrir. II espĂ©roit quâaprĂšs fa mort vous auriez moins de rĂ©pugnance Ă recevoir ses dons , que vous pardonneriez peut- ĂȘtre Ă la mĂ©moire dâun malheureux, sĂ©duit par de lĂąches conseils trop conformes Ă ses dĂ©sirs , pour ne pas Ă©garer un cĆur livrĂ© Ă la passiqji la plus forte quâon eĂ»t jamais ressentie. Je erojrpis manquer au devpir le plus m- Zi6 Histoire - dispensablc , lui dis-je, si je refusois de mâetn- preĂĂer Ă suivre les traces de TinfortunĂ©e dont vous venez de me rendre lâami. La part indirecte que jâai Ă son malheur, me donne pour elle les sentimens d'un tendre frere. Oui, milord, je la chercherai, je dĂ©sirĂ© ardemment de dĂ©couvrir son asyle ; plais dĂ©posez chez un homme public ces effets destinĂ©s Ă miss Jenny. II suffira de me remettre un Ă©crit qui lui donne le pouvoir de les retirer, en supposant quâeile veuille accepter vos bienfaits. Si dâexactes perquisitions me font connoĂźtre fa retraite , je mâengage Ă vous instruire de sheureux succĂšs de mes dĂ©marches mais vous devez penser, milord , que je nâai pas dessein de vous rendre fur elle des droits usurpĂ©s & tyranniques. MaĂźtresse de ĂavotonĂ©, miss Jenny le fera de recevoir ou de rejetter vos prĂ©sens. Si elle les dĂ©daigne, vous ne troublerez plus cette fille dtjĂ trop malheureuse ; vous ne tenterez point de vains efforts pour obtenir un pardon quâelle peut vous refuser sans injustice j vous cesserez de gĂȘner une personne indĂ©pendante; vous la laisserez libre dans ses fenti- mens & dans fa conduite. Si vous vous soumettez Ă cette loi , que je crois pouvoir vous âąimposer, je prendrai toutes les mesures convenables pour remplir vos dĂ©sirs. Mats ne pro. mettez pas lĂ©gĂšrement, milord la moindre atteinte portĂ©e Ă votre parole, au serment D K MISS ] ! N N ĂŻ. ZI? que jâexige , auroit des fuites fĂącheuses , & me rendroit ^irrĂ©conciliable ennemi dâun homme que je me fuis plĂ» long-tems Ă croire digue de mon amitiĂ©. Ah! trouvez-la, milord, trouvez-la, sâĂ©cria- t-il ; secourez la , consolez cette fille charmante ; quâelle vive paisible & heureuse sous votre protection ! Non , jamais je ne la troublerai i le vĆu le plus ardent de mon cĆur eiĂŹ de lui donner un ami vertueux. Alors il me jura de tenir rengagement quâil prenoit avec moi. AprĂšs lui avoir demandĂ© les Ă©clair- cilTemens propres Ă me guider dans mes recherches , je le quittai, peu disposĂ© Ă le revoir ; cependant jâenvoyois tous les jours savoir de ses nouvelles , & lui fis deux ou trois courtes visites, vaincu par ses priĂšres & le dĂ©sir quâil montroitde me parler. AprĂšs un mois de souffrance , il se rĂ©tablit un peu , & partit pour Vienne , convalescent , foibla encore, ignorant ce que vous Ă©tiez devĂ«nue, & livrĂ© Ă la plus protonde tristcffe. Mon premier foin avoit Ă©tĂ© dâĂ©crire Ă mistriss Palmer. Je lui adrelsai ma lettre en. Irlande , oĂč elle venoit de palier. Cette femme me montra peu de confiance dĂurs fa rĂ©ponse. Avant de mâinĂlruĂre, elle exigeoit que mĂlady dâAnglesey voulĂ»t bien lâaffurer quâelle-mĂȘme prendroit la jeune dame sous fa protection. ObligĂ© dâinformer ma four de votre aventure, jâobtins tout de fa complaisance. Elle envoya 318 H Ăź s t o Ăź r Ă« un exprĂšs Ă mistriss Palmer ; mais pendant que jâattendois impatiemment le retour de fim Courier, vos tablettes apportĂ©es Ă milady par Bel la, & les discours de cette fille, nous persuadĂšrent que vous Ă©tiez chez fa tante* Pour Ă©claircir mes doutes , je pris lâhabit & le nom dâun chapelain de milady dâAnglesey. Le reste vous est connu. Avant de mâembar- quer , jâĂ©crivis Ă milord Danby. II apprit avec transport dans quel asyle je vous laissois. Les lettres de milady me dĂ©couvrant vos senti- mens, jâai cru pouvoir rassurer que la noble fiertĂ© de miss Jenny sâoppoferoit toujours Ă lâintention oĂč il Ă©toit de lâobliger. Je lui ai renvoyĂ© le papier quâil mâavoit remis; il mâa renouveĂźlĂ© la promesse de ne plus vous troubler, & je fuis sĂ»r quâil tiendra sa parole. A prĂ©sent, chere miss, continua le comte dâArundel , daignez prononcer mon pardon, daignez voir en moi le frĂ©tĂ© de votre amie; jâai dĂ©sirĂ© quâelle fĂ»t feule tĂ©moin de notre premiere entrevue ; je craignois dâexciter en vous une surprise capable dâexposer votre secret ; il est facile Ă cacher, votre cruell» aventure est absolument ignorĂ©e ; la prudence de milady Rutland ne lui a pas permis de tacher la rĂ©putation de milord Danby, en faisant Ă©clater le sujet de leur mĂ©sintelligence. Ceux qui aidĂšrent Ă vous tromper , ont le plus grand intĂ©rĂȘt Ă se taire. Milord Overbury ne vous a point vue; que votre innocence vous D I M I S S J E N N Y AIZ console dâun Ă©vĂ©nement dont jamais vous nâavez dĂ» rougir ; oubliez vos malheurs dans le sein de lâamitiĂ©; soyez notre sĆur, notre elle est notre sĆur, inter- rompit vivement milady dâAnglesey , en prenant mes mains & celles du comte , quâelle ferra ensemble oui, ma chere Jenny, vous ĂȘtes ma sĆur , vous mâaiderez Ă reconnoĂtre les bontĂ©s de mon aimable frere, en vous empressant, comme moi , Ă rendre tous ses momens heureux. En parlant, elle essuyoit mes larmes, elle me fuioit les plus douces caresses. TouchĂ©e, Ă©mue, pĂ©nĂ©trĂ©e, je passai mes bras autour dâelle ; milord Arundel nous pressa toutes deux dans les liens; la recon- noissance & lâamitiĂ© ranimĂšrent mon cĆur & me rendirent la force dâexprimer mes senti- rnens Ă des protecteurs ll dignes de la tendre vĂ©nĂ©ration quâils mâinspiroient. Pendant long-tems je conservai de la tristesse & sentis de la contrainte ; il me paroissoit impossible de mâaccoutumer jamais Ă prendre avec milord Arundel cet air de confiance & de familiaritĂ© , que donne lâhabitude de se voir sans cesse & de converser ensemble. Sa prĂ©sence excitoit ma rougeur , souvent mes larmes ; une extrĂȘme confusion me faisoit Ă©viter ses yeux, & me forçoit Ă baisser les miens devant lui ; mais son application continuelle Ă dĂ©tourner mes idĂ©es de mou humiliante aventure, son amitiĂ© pour moi, ses tendres z 2a Histoire Ă©gards mâamenerent peu Ă peu Ă ne plus mettre de dissĂ©rence entre miiady dâAnglefey & lui. Ah , madame, que de noblesse , de candeur , de bontĂ© dans lâame de mon gĂ©nĂ©reux ami ! que dâĂ©quitĂ© , de VĂ©ritable grandeur , fans aucun mĂ©lange de hauteur ou dâostentation ! Jâai vu milord Arundel payer les frais d'un procĂšs intentĂ© & gagnĂ© pendant son absence par ses gens d'assaires,' je lâai vu donner au malheureux plaideur , chassĂ© de son hĂ©ritage , la terre contestĂ©e & dĂ©jĂ rentrĂ©e dans ses domaines, traitant de barbare & dâinhumaine la loi qui permettoit de dĂ©pouiller un enfant de ses biens , parce quâen les acquĂ©rant, son pere avoit nĂ©gligĂ© des formalitĂ©s dont lâoubli ne formoit un droit que pour lâhomme injuste, Objet des attentions, des complaisances du comte dâArundel & de miiady dâAnglesey , mes jours sâĂ©couloient dans une parfaite tranquillitĂ© i tous mes momens Ă©toient paisibles, je dirois heureux , ii aprĂšs avoir Ă©prouvĂ© dâhumiĂźiantes disgrĂąces , on pouvoit jouir du prĂ©sent, lans cn troubler la douceur par le souvenir du passĂ©. C est alors que jâeus le bonheur de vous voir & de vous plaire , madameâ, chez la vicomtesse ue Belroont ; vous ne me laissĂątes point ignorer !ĂČ principe du goĂ»t vif qui vous portoit Ă m'aimer; vous trouviez en moi lâimage dâune amie dont vous chĂ©rissiez la â.mĂ©moire. Que mon cĆur se sentoit Ă©mu DE MISS J E N N Y. Z2I Ă©rrtii de vos discours ! avec quel plaisir je vous entendoit rĂ©pĂ©ter les louanges de lady Sara ! que vos regrets me touchoient, quâils exci- toient dâattendrissement dans mon ame ! Vous connoiffiez peu milady dâAnglesey ; vos bontĂ©s pour Moi vous engagqrent Ă vous lier plus particuliĂšrement avec elle , sauvent vous mâhonoriez de vos visites. Surprise & charmĂ©e en voyant le portrait de lady Alderson dans mon cabinet, vous le considĂ©rĂątes long- tems j vous ne pouviez dĂ©tourner vos regards de cet agrĂ©able tableau. Croyant que je le tenois du hasard, vous me le demandĂątes. EmbarrassĂ©e , interdite - je nâofai rĂ©pondre. Vous insistĂątes , je promis de vous le donner ; mais je trompai votre attente, en vous envoyant le mien. Vous cherchĂątes Ă pĂ©nĂ©trer le motif de mon attachement pour uii portrait dont je ne pouvois avoir connu lâoriginal ; je rnâap- perçusquâil excitoit en vous un dĂ©sir curieux, & je me sentois disposĂ©e Ă le satisfaire , quand votre dĂ©part prĂ©cipitĂ© mâobligea de remettre cette confidence Ă un autre tems. Lâabfence nâa point diminuĂ© votre constante affection ; vos lettres toujours plus tendres en font des preuves assurĂ©es. Ma respectueuse reconnois- ĂŻ'ancĂ© mâengage Ă vous dĂ©voiler mon fort, Ă Vous Ă©tablir juge de ma conduite, & des motifs qui dĂ©terminent mes dĂ©marches ; le besoin dâĂštre encouragĂ©e me porte Ă desirer lâappro- bation d'une personne qui mâest chere oui* . Tome LĂL X Z22 Histoire mon cĆur dĂ©chirĂ© cherche dans ramifiĂ© mi dĂ©dommagement d u sacrifice quâil lui fait. Ah , madame , quâil est grand ce sacrifice ! If honneur lâexige, câest a Ăsez; ses principes font ma loi , ils feront mon eternelle consolation. On peut foutsrir beaucoup eusâimmo- lnnt Ă des devoirs pĂ©nibles, mais jamais le repentir nâaccomnagne nos douleurs non , jamais le regret ne fe mĂȘle a u souvenir dâune action gĂ©nĂ©reuse ; & toute victoire remportĂ©e sur nos pallions, ĂĂŹ elle est la source du bonheur des autres , doit en devenir une de satisfaction pour nous-mĂȘmes. Deux annĂ©es sâĂ©couĂŹerent fans apporter aucun changement dans mon heureuse situation. Milord Annule! commaudoit alors un corps de troupes considĂ©rable; ii nous quit- toit au printems , & pendant son absence nous parcourions fes terres, & terminions nos courses Ă Bath , dâoĂč nous revenions Ă Londres attendre fou retour. P usieurs partis fe prĂ©sentoient pour moi ; je rĂ©pond ois Ă ceux qui mâbonoroientde leur attention, quâayanc peu de fortune & beaucoup de fiertĂ© , je nâabu- serai jamais de la foibletfc dâun cĆur tendre , ni de ces mouvemens vifs & passagers qui conduisent des hommes passionnĂ©s Ă fermer les yeux fur leurs vĂ©ritables intĂ©rĂȘts. Sir Ellis de Nevil , descendu de iâillustre maison de Warwick., obstinĂ© dans ft recherche , embarrassa milady dâAnglĂšsey par k B E MISS j Ă N N ĂŻ. ZLZ grandeur de ses oĂFres, Ă la constance de ses foins , comme i! la croyoit maitrelĂe de disposer de moi, elle ne trouvoit point de prĂ©texte honnĂȘte pour rejetter une alliance si convenable en apparence, & que la gĂ©nĂ©rositĂ© de lĂŹr ElĂŹis Ă mon Ă©gard rendoit extrĂȘmement avantageuse, je mâinquiĂ©tai, ea voyant la comtesse prendre une forte dâintĂ©rĂȘt au ĂuccĂšs des VĆux de cet amant importun , & je craignis de ne pouvoir lâĂ©ioigner lans lui dĂ©plaire ou la chagriner. Mais quâopposez-vous aux dĂ©sirs de Nevil - me diloit-ese un jour? DâoĂč naĂźt votre rĂ©pugnance ? Ce mariage vous replaceroit au rang que vous deviez naturellement occuper, si la mo t prĂ©maturĂ©e de vos pareils nâeĂșt changĂ© votre fort. Eh ! pensez-vous, madame, lui rĂ©pondis-je, quâĂŹl me fĂ»t poĂlĂŹble de descendre , avec sir Ellis, dans les aviliĂsans dĂ©tails oĂč mâeiigageroit nĂ©cessairement lâap- probation que je donnerois Ă les desseins ? Ne lui devrois-je pas ĂŹâaveu de ma naissance, de mes infortunes f Trorslperois-je baĂlement ses espĂ©rances, lui cacherois - je samour de milord Danby , & ses fuites cruelles? En supposant la paillon de sir Eilis capable de s Ă©garer assez pour lui aider les mĂȘmes dĂ©sirs aprĂšs, une confidence si propre Ă les Ă©teindre , nâau- rois-je rien Ă craindre du retour de Ăa raison? Ses rĂ©flexions dĂ©truiroieĂźit bientĂŽt l'on bonheur , les miennes mâctfraieroient fans cens Ă X ij Histoire Z24 ĂŹe moindre nuage qui obscnrciroit le franc de mon Ă©poux, me sembleroit Pavant - coureur de la plainte ou du reproche. Ah, madame ! ajoutai*je en m'attendrissant, permettez - moi de palier mes jours auprĂšs de vous, ne me pressez point dâaccepter une autre protection, souffrez ma rĂ©sistance Ă vos souhaits, & ne vous ofiensez pas si jâoĂâe vous dire que jamais je ne suivrai sir Ellis Ă sautes Eh bien , ma chere amie , me dit la comtesse, nâen parlons plus. Si jâai cĂ©dĂ© aux instances de Nevil, en vous pressant en fa faveur, je Pai fait par un sentiment de dĂ©licatesse, jâai cru devoir sacrifier au soin de vous Ă©tablir, le plaisir extrĂȘme que je sens Ă vivre avec vous. Si ma chere Jenny me perdoit, ajouta - t-elle en mâembraĂsant, mes dispositions les plus Ă©tendues ne lui aĂĂŹiireroient pas le fort Ă©clatant quâon lui prĂ©paroit ; mais jâai un frere gĂ©nĂ©reux, il rempliroit mes dĂ©sirs , & fupplĂ©eroit au peu de fortune dont je ren- drois mon amie maĂźtresse. Je Pavois priĂ© de mâaider Ă vous dĂ©terminer dans une affaire oĂč je croyois votre bonheur intĂ©resse ; par une bizarrerie , difficile Ă concilier avec son caractĂšre , il semble blessĂ© de mon amitiĂ© pour Nevil, il la traite de partialitĂ© Tenez, ajouta- t - elle en me donnant une lettre de milord Arundel, voyez sa rĂ©ponse si je nâai pas pĂ©nĂ©trĂ© plus loin que lui-mĂȘme dans son cĆur, je nâentends point le Ions de ses expressions. Je B E MISS J S S S YĂ ZLs pris la lettre de milord, & jây trouvai ces paroles. Lettre de milord Arundel , Ă mĂŻlcidy dlAnglesey. ct Je nâĂ©crirai point Ă miss Jenny. Non , â madame, il rnâest impossible de lui Ă©crire â dans cette Gccasion. Si jâosois lui donner â un conseil , je craĂźndrois de me repentir â le reste de ma vie, de nây avoir point assez â rĂ©flĂ©chi. Je croyois le fort de Nevil dĂ©cidĂ©. â Quand je partis, miss Jenny ne Paimoit â pas-, si depuis mon absence ses senti mens â ont changĂ©, nâest-elle pas libre ? La prejfer , â moi ! Eh , pourquoi ? Son cĆur me parois- â soit paisible ; pendant deux ans je me fuis â plĂ» Ă penser que PamitiĂ© le remplilĂŻoit y, tout entier ; mais si Nevil fa touchĂ©, miss â Jenny est maĂźtresse de ses volontĂ©s. Que â lui dirois-je? » Jâapprends par madame Monfort, que 33 milady Arundel est trĂšs mal son dernier 3, accĂšs a , dĂŹt-on , Ă©puisĂ© ses forces. Des ,3 lueurs de raison , allez de douceur , & de 2, longs Ă©vanouissemens, sont regardĂ©s comme a, des signes certains de fa fin prochaine. Je ,3 viens de lire ces dĂ©tails avec attendrisse- ,, ment j ne puis-je recouvrer ma libertĂ© fans s, verser des larmes fur le sort dâune infor- » tunĂ©e, dont je ne ĂĂ urois me plaindre ? X iij Histoire Z2'S â AprĂšs tout, quel avantage doit Ă prĂ©sent â me procurer ce bien , long-tems regrettĂ© , â cette libertĂ© si denrĂ©e '{ je commence Ă 35 entrevoir que je pourrai en jouir & ne pas M me trouver heureux. Mille idĂ©es trilles & â consoles me troublent, mâinquictent, & me '[absent Ă peine dĂ©mĂȘler d ou naĂźt lâa- gitation de^mon cĆur. â Cependant, en relisant votre lettre, il âąâ mĂš parole moins sĂ»r que mis Jenny par- â sage la tendresse de NeviL Elle se refuse Ă â ses vĆux, dites-vous. Eh! d'ou vient donc â marquer de lâern prestement pour une union â quâeile ne dĂ©sirĂ© pas ? pourquoi me prier â de vous aider Ă vaincre sa rĂ©siihinas ? Eh , y , mon dieu ! quelle partialitĂ© en saveur de ,, Nevil ! LaiĂĂźez miss jennjr dilpoler dâeffe- â mĂȘme; vous avez tant de pouvoir fur son â esprit, craignez dâen abuser; la position â de miss Jenny nous impose tant dâĂ©gardsĂź â La conseiller, câest la contraindre peut-ĂȘtre. â Je sens une forte de peine , dont jâexplt- â querois difficilement ia cause. On ne sait â guerc lâespece de bonheur oĂș lâon fixeroit â se s vĆux, si lâon Ă©toit maĂźtre de faire son â destin ; notre cĆur Forme des souhaits si â vagues; hier, encore , je croyois connoĂźtre â mes dĂ©sirs. Adieu , ma sĆur. â Eh bien , miss, dit la comtesse , que pen- scz-vous âĂź Milord Arundel peut ĂȘtre sensible DE MISS J E N N Y. Z 27 Ă Peut clc !a malheureuse Sophie; mais que dâhumeur dans fa triiteĂĂŻe ! If blĂąme mes conseils, je Fai fĂąchĂ© en approuvant les intentions de Nevil. Ne pĂ©netrez-vous point k cause de cette cfpece de caprice ? Si je ne croyois pas le deviner , je bien touchĂ©e de fa froideur. VoilĂ Punique lettre de mon itĂ©rĂ© , oĂč je ne trouve point de fiatteuser- aĂTurances de son amitiĂ©. Cette rĂ©flexion de rnikdy me frappa. La feule idĂ©e de me voir le sujet de la plus iĂ©gere dispute , qu de la moindre diminution de tendresse entre des amis il unis , N qui mâĂ©toient si chers, mâaĂlligea vivĂ©mgnt. Mi- lady connut mon inquiĂ©tude par ma rĂ©ponse ; elle sourit rassurez, vous, me dit - elle , je vais ĂŽter tout espoir Ă Nevil. Milord Arundel ne conservera pas ce ton chagrin ; si mes conjectures lent vraies, si iâĂ©vĂ©ncment ne trompe point mon attente , votre cĆur fera bientĂŽt attaquĂ© par un amant dont jâappuie- rai plus fortement les intĂ©rĂȘts; je n'ofe m'expliquer davantage. Elle changea tout de fuite de conversation ; & comme je ne fentois aucun dĂ©sir dâĂštre mieux instruite , jâignorai long-tcms ce quâelle avoit voulu me faire entendre. Nous Ă©tions alors au milieu de FĂȘte ; le nom de milord Arundel retentiĂfoit par tç>ute la Grande-Bretagne. La division qu'il commando,^ , invincible fous ses ordres, sâempara X iv Histoire Z2F de deux places importantes , & chaque jour Ă©toit marquĂ© par les avantages considĂ©rables quâelle remportoit. Mais le comble de la gloire du comte , fut cette marche surprenante , cette attaque vive , imprĂ©vue, qui Ă©tonna lâcnnemi & sauva dix mille Anglois, dans un. poste mal choisi , oĂč le terrein Ă©troit & fangeux rendoit leur valeur inutile. Combien lâestime & lâamour de la nation auraient reçu d'accrostsement , si, pĂ©nĂ©trant les vĂ©ritables motifs dâune dĂ©marche si hardie , si courageuse , & connoiĂsant le cĆur de milord Arun- del, on eĂ»t pu sâaiTurer , comme moi, que lâhumanitĂ© feule le conduifoit au secours de ses compatriotes abandonnĂ©s ! Le prix le plus flatteur de fa victoire, fut la douce satisfaction de les revoir & de les rendre Ă fa patrie. Le bonheur constant de nos armes, pendant le cours de cette campagne , en termina de bonne heure les opĂ©rations, & milord repassa la mer avant la si n de septembre. Peu de jours aprĂšs son arrivĂ©e , il alla visiter milady Arundel ; elle demeurait Ă vingt milles de Londres , dans une terre agrĂ©able, oĂč lâon avoit rassemblĂ© autour dâelle tous ceux dont les secours devenoient nĂ©cessaires Ă son Ă©tat. Milord la trouva entiĂšrement rĂ©tablie, elle jouiiĂolt alors dâune santĂ© parfaite ; mais son esprit lui parut auffi Ă©garĂ© quâauparavant. Depuis son retour de ce petit voyage, le Ăomtç sembla se livrer Ă une sorte dâennuĂŹ DE M I S S J E N N y. Z 29 quĂź , loin de se dissiper dans le tumulte du monde & les amusemens variĂ©s de la,saison , se changea insensiblement en tristesse. RĂȘveur & mĂ©lancolique , il cherchoit la Ăolitude , sâenfermoit au fond de son appartement, & souvent nous reprochoit avec tendresse de sy abandonner , de prendre peu dâintĂ©rĂšt aux peines dâun ami sensible & malheureux. Cependant , sâil perdit fa vivacitĂ© , son enjouement , & peut-ĂȘtre un ,peu de iâĂ©galitĂ© de son liumeĂșr, il conserva la douceur naturelle de son caractĂšre. Un chagrin si profond nâaltĂ©ra point sa bontĂ© , nâintcrrompit jamais fa gĂ©nĂ©reuse attention pour les autres. Incapable de goĂ»ter aucun plaisir, il sâoccupa toujours du bonheur de tous ceux dont il Ă©toit environnĂ©. Tendrement attachĂ© Ă milord Arundel, la comtesse dâAriglesey partageoit ses peines , finis paroĂźtre instruite de leur cause sĂ©crĂ©tĂ©. Avec le tems, je crus mâapperccvoir quâelle Ă©toit dans la confidence de son frere. Us longs entretiens , oĂč lâon ne mâappelloit pas, rinterruption subite de leurs discours lorsque jâentrois , des signes dâintelligence , un air de mystĂšre, dont lâamitiĂ© sâafflige quand elle nâoĂe montrer combien elle sâen offense; tout affermiifoit ce soupçon. Je ne sais quel pressentiment triste & vague sây joignit, & mĂȘla une vive inquiĂ©tude au chagrin que me don- fĂ oit la langueur de milord Arundel. 33© Histoire Sa conduite Ă mon Ă©gard nâctoit point absolument changĂ©e, il ne mâĂ©vuoit pas; au contraire, il aimoit encore Ă me voir, mais il scmbloit craindre de me parler ; il pailoit des heures entieres dans mon cabinet, occupĂ© Ă me regarder dessiner. Souvent il prenoit un crayon , traçoit des caractĂšres, & les eĂĂaçoit soigneusement. Son silence nâavoit rien de sombre ni de dĂ©sobligeant ; attentif Ă mes moindres mouvemens , toutes mes actions paroissoient lâintĂ©resser ; mais Ăl je le preĂĂois de me confier le sujet de sa mĂ©lancolie, il se troubloit, bĂ issut les yeux, soupiroit & me quirtoit Ă sinisant. Sa rĂ©Ăerve, celle de la comtesse, & mes continuelles observations me firent enfin penser que peut-ĂȘtre jâĂ©tois f objet de la tri If elfe de tous les deux. Quel motif pouvoit engager des amis si sincĂšres Ă me cacher leurs peines , si je ne les caufois pas ? Cette idĂ©e sâimprima fortement dans mon esprit, bientĂŽt elle devint un supplice insupportable pour mon cĆur. Sans cesse appliquĂ©e Ă dĂ©couvrir d' naiĂsoit le refroidissement de la comtesse, ou du moins la raison dâunsilence qui me lâanuonqoit, je me persuadai que ma cruelle aventure avec milord Danby , venoit dâĂ©clater par lâindiscrĂ©tion de ses complices, peut-ĂȘtre par la sienne quâii ne convenoit plus Ă la comtesse dâAnglesey de traiter comme sa parente, comme son amie, une personne ZZr DE MISS JENNY. dont Pinfortune connue exigeoit la retraite. Sans cloute cl 1 e cherchoit, avec milord Arun- del , les moyens de me prĂ©parer Ă cette dure sĂ©paration, jâentendis un fuir milady sâĂ©crier Non , mon frere , non , miss Jenny ne pourrit point y consentir, elle ne nsabandonnera jamais volontairement. FrappĂ©e de ces exprcĂfions, je pariai la nuit dans la plus triste inquiĂ©tude. AgitĂ©e , troublĂ©e , hors de moi - mĂȘme , je courus le matin Ă ^appartement de la comte lie ; & me jettant entre ses bras ah , par- lez-moi, madame, lui dis - je en pleurant, parlez-moi! je dois vous quitter, je le fais, je nâeu puis douter , vous craignez de me rapprendre , une gĂ©nĂ©reuse compassion me ferme le cĆur de milord & le vĂŽtre. Ah, daignez ne me rien taire! Mon a me , accoutumĂ©e Ă lâamertune , peut supporter une grande douleur, ma js jamais, jamais ! a certi- titude de vous ĂȘtre importune, ou de vous cauĂcr la plus lĂ©gere peine. MiĂŹady me ferra tendrement, ses larmes fe mĂȘlĂšrent avec les miennes me quitter, dit-efe, vous , ma chere amie, me quitter! quand jâattends de vous feule de la consolation , mĂȘme des secours ! Eh , comment vous croiriez - vous importune dans une maison ou l'on vous aime, oĂč le bonheur de ceux qui 'habitent dĂ©pend de vous , est attachĂ© Ă votre prĂ©sence ? Que deviendroit milord Arun- dcl, sâil ne vous y rencontrent plus ? HĂ©las, ZZ2 Histoire Fexemple de PinfortunĂ© comte dâAnglefeyme fait trembler pour son aimable frere. Ah, jenny! ma chere Jenny, ne me rendrez-vous point lâefpĂ©rance de le conserver? Moi madame 1 moi ! rĂ©pĂ©tai - je avec surprise. Eh , que puis-je ? Tout, interrompit- elle vivement. II vous aime, il vous adore ; voilĂ fan secret & le mien ; la crainte & la douleur me l arrachent, me font nĂ©gliger ses priĂšres & trahir fa confiance. Ah, si je perdois mon frere ! sâil succomboit , si cette affreuse mĂ©lancolie me Penlevoit ! Q ma ehere amie, refuserez-vous de mâaideĂŻ Ă ranimer Ăes esprits abattus? Verrai-je mourir milord Arundel ? Ne ferez-vous rien pour lui, pour moi, qui vous conjure de le sauver? Je ne puis exprimer l'efpece de mouvement dont cette Ă©trange dĂ©couverte agita mon aine. Une palpitation violente Ă©mut tous mes sens; de ^attendrissement, de lâeffroi , je ne fais quelle confusion dâidĂ©es, quel mĂ©lange de ientimens mâinterdirent, me livrerent Ă ce trouble qui suspend toutes nos rĂ©flexions. Immobile , muette , je iaissois couler des larmes, fans mâappercevoir que jâen rĂ©pandu is. De tristes souvenirs me rappellerait enfin Ă moi-mĂšme. Je frĂ©mis en contemplant la bizarrerie cruelle de mon fort » elle sem- bloit me destiner Ă devenir PĂ©cueil de la sagesse du comte dâArundei, comme je Pavois DE MISS J E H S ĂŻ. 333' c-iĂ© de 'Phonneur de milord Danb} r . La tendre pitiĂ© , dont je me sentois pĂ©nĂ©trĂ©e , ne put lâemporter fur mes craintes. Une position si semblable me livra Ă la terreur. Ah, comment , dites-vous, madame , que je 11 e dois point vous quitter, mâĂ©criai-je , quand uns nĂ©cessitĂ© absolue mâarrache dâatiprĂšs de vous? Non , je ne porterai plus le trouble & la douleur dans lâafyle oĂč lâon daigna me recevoir avec tant de bontĂ©. Je nâossrirai plus aux regards de milord Arundel le malheureux objet des peines de son cĆur ; ma retraite fera cesser lâĂ©garement dâune ame si noble. Je fuirai , madame, vous me permettez de fuir; & saisissant ses mains, les baisant avec ardeur ĂŽ ma gĂ©nĂ©reuse amie, consentez Ă mon Ă©loignement. lui criois-je en redoublant mes pleurs ! Lâamour a causĂ© ma plus grande infortune , cette passion mâa Ă©tĂ© si funeste l Ne mâexpofçz point Ă regarder Arundel comme un ennemi dangereux. Quoi , je le haĂŻrois , lui, madame ! moi qui 4ui dois une Ă©ternelle reconnoissance ! Ah, que je parte Ă 1 instant pour lui conserver mon amitiĂ©, mon estime , ma vĂ©nĂ©ration ! & que jamais le frere de mi- lady dâAnglefey nâĂ©leve dans mon ame un sentiment dont il puisse se plaindre. Ah , que vous mâaĂfligez , reprit la comtesse ! Devez-vous craindre lâamour de milord Arundel ? Doutez-vous de la noblesse de son sĆur, de f innocence de ses dĂ©sirs ? Gardez- AZ4 Histoire vous de concevoir des soupçons qui lâabaist. sent un instant dans votre idĂ©e. Plaignez-ie des peines qtfil reisent -, plaignez - moi d'en ĂȘtre la premiers cause. HĂ©las ! lans mon fatal penchant , fans Timprudente dĂ©marche oĂč la jeunesse & lâerrcur mâengagerent , e comte dâAvundel, libre encore peut-ĂȘtre, pourroit offrir fa main Ă ma charmante amie ; il la placercit au rang quâelle mĂ©rite si bien d'oe- cuper i il seroit heureux par elle, & leur commune fĂ©licitĂ© deviendroit la source inĂ©puisable de la mienne. Le sentiment gĂ©nĂ©reux qui lui fa i foi t tourner ses rĂ©flexions fur ellc-mĂȘme; ce regret si tendre, excitĂ© par fa bontĂ©, par son amitiĂ© pour moi, Ă©mut puissamment moti aine. Je condamnai mes vaincs frayeurs, je rougis dâavoir osĂ© les laisser paroitre. Ordonnez de mon fort, madame, lui dis-je,- guidez mes dĂ©marches ; ma vive recomioissance vous assure dâun cĆur dont rattachement nâell point li-. mitĂ©. Je suivrai vos avis , vous me verrez toujours soumises Ă vos volontĂ©s ; mais examinez ma situation, voyez combien elle vient de changer. Jâai cru devoir tout Ă staminĂ© , & câest lâarnour qui nfa comblĂ© de bienfaits, ParĂ©e de ses dons, souvent dangereux, ton- jours avilifiĂ us , comment puis-je lever les yeux fur milord, ou les tourner fur moi- mĂšme ? Non, ma chere Jcnnj , reprit la comtesse, non, vous ne devez rien Ă famour. DE MISS J E !J S V,' 3 3 f Les premiers foins de milord Arundel nâeurcnt pour objet oue ie dĂ©sir de vous soustraire au pouvoir dâuu vil sĂ©ducteur, & de rĂ©parer une faute involontaire. Si depuis , vos charmes ont touchĂ©, son cxur, un long tems sâest palis avant quâil fat se lâavouer Ă ĂŹui-mĂȘme. Des mouvemens jaloux, excitĂ©s par la recherche obstinĂ©e de Nevil, lâĂ©clairerent fur son penchant. LâespĂ©rance sâintroduisit dans son ame pendant la maladie de lady Arundel, & porta ses sentimens Ă ce degrĂ© de force , oĂč lâon nâest plus maĂźtre dâeu arrĂȘter le cours, ni dâen rĂ©primer la violence. Je vous demande du secours , continua-t-elle, & pourtant jâignore moi-mĂšme ce que je puis exiger de votre amitiĂ©. Un Ă©vĂ©nement, dont je dois vous instruire, augmente mon embarras. 11 redouble le chagrin de mon frere. Je crois vous connoĂźtre aĂsez pour juger du parti que vous prendrez ; mais avant de mâexpliquer , je voudrois mâassurer des dispositions de votre cĆur. Dites-moi, ma chere, ne sentez-vous quâune froide amitiĂ©?.... Milord Arundel ferait moins malheureux peut-ĂȘtre , si ses peines vous frere est si aimable ! pourroit-il vous ĂȘtre indiffĂ©rent? Si la mort de lady Sophie lui permettoit enfin de laisser Ă©clater cette passion si vive, si tendre. II est si digne dâĂȘtre aimĂ©! Ah ! Jenny , refuseriez - vous de le rendre heureux ? 9 33 6 HistoirĂȘ Le rendre heureux, rĂ©pĂ©tai-je toute attĂ©rĂ-» drie ! lui, madame ! milord Arundel , mon gĂ©nĂ©reux protecteur ! Quoi, je pourrois le rendre heureux! Que ne mâest-il permis !....3 dont le cĆur vous est tendrement attachĂ©. â Je nâachcvai pas de lire,- la lettre tomba de mes mains , un froid mortel arrĂȘta la palpitation de mon cĆur. Saisie , fans mouvement , & presque sans vie, je restai renversĂ©e fur le siĂ©gĂ© oĂč Jetois aĂlĂŹse. II me sembla que la nature fcmiere disparoiĂsoit Ă mes yeux, Z ij Histoire Zs6 que rien nâexistoic plus pour moi. Cet anĂ©antisse m en c dura trop peu; mille traits douloureux me rappelleront cruellement Ă moi-mĂšmej des larmes brĂ»lantes inondĂšrent bientĂŽt mon visage & mon sein. II aime milady dâAngle- say, mâĂ©cnai-je ; elle lui est destinĂ©e , elle le voit avec plaisir !' Je rĂ©pĂ©tois fans Leste les mĂȘmes expressions. Elles nâĂ©toient interrompues que par mes soupirs & mes gĂ©missemens, Je relevai cette lettre, je mâestorqai de la lire encore, lâabondance de mes pleurs mâen cachou les caractĂšres , je ia jettai loin de moi. Dans mon dĂ©lire, je reprochois Ă milord Arun- del fa confiance tardive , Ă milady une rĂ©serve imprudente , & Ă milord Clare tout ce qui mâavoit persuadĂ©e quâil ne me la prĂ©sĂ©- roit point. * ?Au milieu de ce tumulte de mes sens, quelques rĂ©flexions se prĂ©senterent Ă mon esprit ; sans diminuer ma peine , elles calmĂšrent un peu la violence de mes premiers mou- vemens. De qui me plaigtiois - je ? Comment me trouvois-je ostĂ©nĂĂ©e r Qui pouvois-je accuser de la douleur dont je me sentois oppressĂ©e ? SĂ©duite par ma propre soibleil'e , mes reproches ne devoient-tomber que fur moi-mĂȘme. En me livrant a un penchant si flatteur, avois - je donc oubliĂ© mes engagemens avec milord Arundel? Etoit ce Ă milady dâAnglesey' que jâosois disputer un cĆur ĂŻ Eh, pourquoi souhaiteis-je de le toucher ce cĆur si sensible B E MISS J I N N V. 3f7 pour elle?*Que!s avantages mon amour pro- cureroit-il Ă milord Edmond ? Triste jouet de la fortunĂ© , me convenoit-il dâentrer en concurrence avec ma protectrice ? Je rougis de ce moment dâoubli de mes devoirs , de mes obligations, je dĂ©testai le sentiment qui ve- noit de me faire dĂ©couvrir dans mon cĆur le germe de lâingratitude. En pensant Ă milord Arundel, Ă ses bontĂ©s , Ă fa tendresse , Ă ses gĂ©nĂ©reux desseins, je mâabandonnai au regret dâen ĂȘtre si peu digne, je relevai fa lettre avec respect, je la baignai de mes pleurs ; honteuse de mon Ă©garement , je rĂ©solus dâĂ©- touffer un amour que iâhonneur & la raison condamnoient ; & mon retour Ă la reconnaissance , Ă lâamitiĂ©, fut si sincere, que je souhaitai lâunion de la comtesse avec milord Clare, fl elle pouvoit augmenter le bonheur de lâun & de saut te. Milady Ă©toit allĂ©e Ă six milles de Londres, pour aĂsister Ă la bĂ©nĂ©diction nuptiale dâune jeune personne quâelle aimoit. Quand elle revint , le bruit de son carrosse me causa la plus vive Ă©motion. En la voyant entrer, le cĆur me battit quâelle me parut belle ! que le cortege , dont elle Ă©toit prĂ©cĂ©dĂ©e & suivie, me sit jetter des tristes regards fur moi-mĂšme Ăź FrappĂ©e pour la premiere fois de cet Ă©clat extĂ©rieur , de son titre , de sa grandeur, je me sentis pĂ©nĂ©trĂ©e de s extrĂȘme diffĂ©rence que le fort avoit mise entre nous. Milord Clare parut Z iij Z rl lui jure qu© vous ne le trompiez point , que lady Sar-a vous a donnĂ© le jour ; il lui dĂ©taille des faits, allure que vous possĂ©dez des preuves de- cette vĂ©ritĂ© ; votre aĂŻeul lâĂ©coute avec piaille, il fe prĂȘte Ă ses dĂ©sirs , il conqoit lâespĂ©rance de vous voir voler dans ses bras paternels } il vous invite Ă rĂ©clamer vos droits, il offre de les reconnoĂźtre. Ah, miss Salisbury Ăź ou vous avez perdu cet heureux caractĂšre qui vous faisoit chĂ©rir & respecter Ă Windsor» ou vous devez vous montrer sensible au retour dâun pere , quand il vous rappelle auprĂšs de lui pour vous rendre parfaitement heureuse. Plus dâun mouvement agitoit mon cĆur pendant ce discours. M. Williams parla encore long-tems. La chaleur de ses expressions affoibiissoit peu Ă peu mon ressentiment. Incertaine du parti que je devois prendre , je revois , je soupirois ; Ă©tonnĂ©e de lâĂ©trange dĂ©marche du comte dâArundel , je dĂ©sapprou- vois ses sollicitations sĂ©crĂ©tĂ©s auprĂšs de milord Alderfon. Desirer la bienveillance dâun homme quâil mĂ©prisoit , lui Ăź lâengager Ă me recon- noitre, Ă me nommer son hĂ©ritiĂšre ! Eh, pourquoi ? Possesseur dâune si grande fortune, avoit- il besoin de celle de milord Alderfon ? Me demander Ă lui, vouloir me tenir de sa main; le comte dâArundel rougissoit- il donc de son choix ! LivrĂ©e Ă ces rĂ©flexions, je mâaffligeois de miss- Jenny. 379 mes larmes trompĂšrent M. Williams il se mĂ©prit au sujet de mon attendridĂšment ; & me prĂ©sentant la lettre de mi ord Alderson, il me pressa de la lire. Je souvris avec beaucoup dâĂ©motion. Ali, madame , que devins - je , en y voyant ces paroles ! Lettre de milord Alderson, Ăč miss Jenny de Salisbury. â Si miss Salisbury veut trouver un pere â en moi ; fĂź elle dĂ©sirĂ© que ma bĂ©nĂ©diction, â ma tendresse & mes biens soient son par- â tage , quâelle quitte Ă sinisant la maison â du comte dâArundel; quâelle la quitte pour â toujours , & renonce Ă lâimion projettĂ©e. â Jâai de fortes raisons de mây opposer. Miss ,, se doit Ă un autre. Je lui ordonne de ren- w dre justice Ă la paillon constante de milord j, Danby. Je sais tout jâapprouve la con- â duite prĂ©sente de ce lord. Lâhonneur de miss â Jenny, son avantage & ma volontĂ© dĂ©ci- â dent en saveur de ce mariage nĂ©cessaire & â indispensable. Si elle est prĂȘte Ă mâobcir, â je le suis Ă reconnoĂźtre en elle ma Elle & â mon hĂ©ritiĂšre. â Plus irritĂ©e quâil ne mâest possible de lâex- primer, je jettai loin de moi cette lettre avec indignation. M. Williams la releva , voulut Histoire as me parler encore, je ne lui en laissai pas Ăźa libertĂ©. Sortez, monsieur, lui dis-je, hĂątez- vous de sortir, ne mâexposez point Ă perdre de vue les Ă©gards que je dois Ă votre caractĂšre. Vous ignorez combien vos discours seroient capables de me rĂ©volter. Je hais, je dĂ©teste milord Danby , je mĂ©prise milord Alderson. Eh, de quel droit cet audacieux ose-t-il mâan- noncer ses volontĂ©s , mâĂmpofer des loix, juger ma conduite & diriger mes actions? Moi ! recevoir le titre de fa fille Ă ces honteuses conditions, devenir ingrate, parjure! quitter la maison de milord Arundel, renoncer Ă Thonneur dâĂštre Ă lui, me donner au plus vil des mortels ! Allez , monsieur , allez retrouver milord II sâoffensa de ma hardiesse, quand jâosai me dire de son sang ; je rougirois Ă prĂ©sent de porter le titre que jâambitionnois alors ; je ne reconnois dans un ami de milord Danby , ni mon parent ni mon protecteur. Je ne dois Ă milord Alderson ni tendresse , ni respect , ni soumission ; & je renonce du fond du cĆur Ă tous les avantages quâil veut me faire. Milord Arundel entra dans mon cabinet Ă iâinstant oĂč M. Williams en fortuit. Ma rougeur, mes larmes, mon agitation le surprirent & lâinquiĂ©terent. Je lui fis part de lâentretien que je venois dâavoir avec le chapelain de milord Alderson. Le comte soupira, rĂȘva ; un nuage de tristesse obscurcit tout- © E MISS JENNY. 3'gl , Ă -coup la sĂ©rĂ©nitĂ© de son front. Je ne puis condamner ies dĂ©marches de milord Danby, dit-ilj elles tendent Ă recouvrer un tien prĂ©cieux, un bien dont rien ne peut rĂ©parer la perte. II est actuellement Ă Londres, & doit retourner inceĂĂkmment Ă Vienne. Le motif de son voyage en Angleterre, a sans doute Ă©tĂ© de captiver la bienveillance de votre aĂŻeul. Jâai fia quâil deraandoit le titre de duc pour milord AlderĂon, & Ăbllicitoit avec ardeur une grĂące que ce vieillard ambitieux dĂ©sirĂ© depuis long- tems, & nâa pu encore obtenir. En refusant de reconnoĂźtre un pore en milord Alderson , vous dĂ©truisez la derniere espĂ©rance d'un amant trop constant. II lui reste un seul moyen-lĂŹ s'arrĂȘta. Je plains iâinfortunĂ© James, reprit- il, eui, je le plains il fut mon ami, je mâen souviens ; je ne lâestime point, mais je ne lestais pas ; je me trouverois bien plus heureux, fi mon bonheur ne lâaffligeoit point. II pense que sans moi, fans mon amour, il eĂ»t touchĂ© votre cĆur par fa persĂ©vĂ©rance. Vous lavez , miss , si je me fuis efforcĂ© de vous le rendre odieux.* comment le comte Danby peut - il accuser un autre de vous inspirer ce juste ressentiment que lui-mĂȘme Ă©leva dans votre ame par son imprudente conduite ? II lui relie un moyen, mâĂ©criai-je! Eh, quâoseroit- il tenter encore? Rien nâest capable dâaffoiblir ma haine pour milord Danby ; loin de mâengager Ă le plaindre, sa constante ^ 4 - z8s Histoire persĂ©cution me rĂ©volte. La duchesse deSurrey entrant alors, je ne pus faire expliquer milord Arundel& quand je voulus ramener ce sujet, il parut !e reprendre avec tant de peine, que je crus devoir nâen plus parler. Huit jours aprĂšs nous partĂźmes pour Sutton- court, oĂč la double union alloit ĂȘtre formĂ©e. On y avoir rassemblĂ© tout ce qui pouvoir en rendre le sĂ©jour dĂ©licieux. Le comte de Clare & milord Arutidet y donnoient tour Ă touc des fĂȘtes superbes ; la joie brilloit fur le visage des personnes invitĂ©es Ă partager nos plaisirs. Jâctois parvenue Ă etĂźacer de mon cĆur des souvenirs capables de troubler ma fĂ©licitĂ© > jamais milord Arundel ne mâavoit paru plus aimable, plus digne dâĂštreaimĂ©, uniquement aimĂ© ; je mâapplaudissois de sentir renaĂźtre mes premiers sentimens, je me trouvois heureuse, chaque instant alloit augmenter mon madame, que me rcste-t-il Ă vous dire! Quelle image cruelle vint ranimer ma profonde douleur ! ... . Arundel ! nom chĂ©ri, nom rĂ©vĂ©rĂ© ! ma main ne peut plus te tracer, fuis que mon cĆur ne se sente dĂ©chirer» sans que mes larmes ne te dĂ©robent Ă ma vue. Ah , pourquoi fuis-je encore fur cette terre oĂč milord Arundel n'est plus , oĂč je ne respire que pour dĂ©plorer une perte irrĂ©parable ! La surveille du jour destinĂ© en apparence pour rendre quatre personnes si heureuses, milord Arundel reçut une lettre > ii la dĂ©chira O L MISS J E N K Y ZFZ ĂĂšigneusement aprĂšs savoir lue, mĂȘme il en jerta les morceaux dans une pieee dâeau c-Ăč nous regardions ensemble des cygnes quisây jouoient. Je vis de lĂ©moticn fur son visage;» il me quitta, & fut parler Ă lâhommequi attendait sa rĂ©ponse, je le suivis des yeux, je me sentis inquiĂ©tĂ©; quand il revint, je lâexaminai avec attention, il me parut tranquille, & jâitnaginai mâĂȘtre trompĂ©e , en supp'ofant eette lettre avoit excitĂ© en lui un mouvement âąextraordinaire. Le lendemain., Ă huit heures du matin, milord entra chez moi fans se faire annoncer, bon air sĂ©rieux, sa visite dans un tems du jour oĂč je nâstois pas accoutumĂ©e Ă le recevoir , me causerent du trouble & de la crainte. Je quittai ma toilette, & mâavançai vers le comte il prit ma main, la ferra, la baisa avec ardeur Jenny, ma chere Jenny , rĂ©pĂ©ta- t-il plusieurs fois! Il s'Ă©loigna, fit quelques pas , revint Ă moi, me pressa dans ses bras, soupira , sâattendrit enfin me prĂ©sentant un. paquet cachetĂ© de ses armes, dont Ăâenveloppe Ă©toit fans adresse, & un plus petit , oĂč il a voit Ă©crit, four mijs Jenny daignez garder le dĂ©pĂŽt que je vous confie, me dit-il, si jp ne vous le redemande point aujourdâhui en ouvrant ma lettre, vous connoitrez lâusage que voua en devez faire ; mais je vous prie instamment dâattendre , pour vous en instruire , que vous ayez de mes nouvelles. En finissant de parler» 384 Histoire iĂŹ mâembraĂTa encore , sortit , & sâĂ©loigna avec tant de iteĂĂŻe, quâil ne put entendre si je ie rappellois. je reitois tremblante , interdite , fans fixer mes idĂ©es, mĂ«me fans en former, mais alarmĂ©e , & ne pouvant bannir de mon ame le trouble & lâeifroi qui venoient de sâen emparer. Je passai plus dâune heure dans cette situation pĂ©nible , les yeux attachĂ©s fur ces papiers jâallois chercher rnilady dâAnglefey, lui apprendre la cause de mon agitation, quand des cris pcrqans & redoublĂ©s frappĂšrent mes oreilles. Il ejt mort\ il est mort! rĂ©pĂ©toient plusieurs voix. Je courus, je volai oĂč ce bruit terrible fe faifoit madame , quel spectacle! Milord Arundel, pĂąle, sanglant, fans mouvement, soutenu , environnĂ© de fes gens qui poussoient vers le ciel dâaf- freux gĂ©miifemens ; rnilady dâAnglefey, Ă genoux devant lui , les bras Ă©levĂ©s, criant ah, mon Dieu! Ah, mon frere ! Je voulus mâavancer, je tombai fans connoiflance. Heureuse, si elle nemâeĂ»t jamais Ă©tĂ© rendue, si une prompte mort mâeĂ»t Ă©pargnĂ© la certitude dâavoir armĂ© la dĂ©testable main qui osa rĂ©pandre un sang si prĂ©cieux & si cher ! Revenue dâun long Ă©vanouissement, le premier objet qui fixa mes regards, fut rnilady dâAngleiey Ă demi couchĂ©e fur un sopha, la tĂšte penchĂ©e, les yeux fermĂ©s, paroiffant inanimĂ©e. Je jettai un grand cri; & me prĂ©cipitant DE MISS Je N K Y. Z8s tant Ă ses pieds, je voulus parler ; mais je ne pus que la serrer faiblement. Elle me regarda , Ă©tendit les bras vers le ciel ; & les laissant retomber fur moi il nâell plus , me dit-elle, il nâest plus ! je nâai plus de frĂ©tĂ© , tu nâas plus dâĂ©poux ! Alors sâ pourquoi vous pĂ©nĂ©trer dâamertume , madame , en me forçant de vous peindre une douleur inexprimable ? Assez de tristes dĂ©tails ont dĂ©jĂ pu toucher votre cĆur sensible, & je me reproche une exactitude , cruelle peut-ĂȘtre, mais que jâai cru nĂ©cessaire pour exposer Ă vos yeux les raisons de ma conduite. En sâempreĂsant Ă me rappeller Ă la vie , mes femmes firent tomber de mon sein la lettre que milord mâavoit donnĂ©e le matin. Elles me la prĂ©senteront ; malgrĂ© mon saisissement & lâaccablement de mes esprits , je voulus connoĂźtre ses intentions pour mây conformer. Jâouvris en tremblant cette lettre fatale ; & les yeux baignĂ©s de larmes, jây lus ces paroles. Milord ArunĂąel, Ă miss Jenny. â Mon testament est dans le paquet que â vous avez reçu de moi. Remettez - le Ă â milord Morgan. Consolez-vous, consolez â milady dâAnglesey. Jâai renfermĂ© sous la â la mĂȘme enveloppe les dernieres expressions de ma tendresse; puisse-t-elle vous perfua- Tomt III B b W Histoire Z86 j, der , toucher votre cĆur, & non pas Ăźs j, blesser ! O ma chere Jenny !. Ădieii. â Milord Morgan Ă©toit prĂ©sent. Je lui remis le funeste dĂ©pĂŽt qui mâa Ă©tĂ© confiĂ©. II rouvrit , y trouva une lettre pour moi , & les dernieres volontĂ©s du comte d'Arundel Ă©crites de fa main. II nommoit milord Morgan son exĂ©cuteur testamentaire. QuantitĂ© de legs dĂ©voient ĂȘtre acquittĂ©s avant le partage de ses biens, entre miiady dâAnglesey & moi, instituĂ©es ses hĂ©ritiĂšres par portion Ă©gale. La date de ce testament apprit que milord Arun- del avoit passĂ© la nuit prĂ©cĂ©dente Ă rĂ©crire. Mille cris de douleur en interrompirent la lecture. La chambre retentissoit de soupirs & de gĂ©missemens. PrĂ©sentes, mais noyĂ©es dans nos larmes , ni milady dâAnglesey , ni moi ne PentendĂmes. Milord Morgan dĂ©clara quâil rempliroit le triste office dont son ami le chargeoit. Son premier soin sut de nous Ă©loigner, de nous dĂ©fendre feutrĂ©e de lâapparte- ment de milord Aruudei. Nous partimes au milieu de la nuit pour Anglesey , saisies , abattues , accablĂ©es , dĂ©sespĂ©rĂ©es , fuyant les consolations, & dĂ©sirant seulement la libertĂ© de nous livrer Ă toute notre douleur. DĂšs que le jour parut, jâouvris la lettre de milord Arundcl; que les derniers tĂ©moignages dâune affection si tendre firent dâiimpression fur mon aine! Quâelle mâest chere DE MISS JENNY. -Z87 cette lettre! que je lâai souvent arrosĂ©e de mes larmes! Dans aucun tems de ma vie, elle ns frappera mes regards, fans ranimer tous les sentimens que je dots Ă la mĂ©moire de milord Arundel. Lettre du comte d'Arundel , Ă miss Jenny . â A lâinstant oĂč vous lirez cette lettre, un â homme qui vous adore nâexittera plus. II j, tremble, i! frĂ©mit en songeant aux larmes m quâil va peut-ĂȘtre faire couler. O ma chere ,3 Jenny ! ne me pleurez point. Que jamais â ĂŹe cĆur de ma sensible amie ne sc livre Ă la douleur, Ă des regrets trop amers ; mais â quâil s'attendrist'e quelquefois au souvenir 33 dĂ©mon amour, de ma lĂźncere estime, de 3, ma fidelle amitiĂ© ! Conservez mon idĂ©e , j, aimez Ă vous la rappelles ; pensez que mon 3, ame erre autour de vous, que la partie la plus 3, prĂ©cieuse de moi-mĂšmenâest point anĂ©antie, 3, quâelle sâoccupe encore de votre bonheur, â que le sien en dĂ©pend, quâelle souffre si 33 vous nâĂštes point tranquille & heureuse. â Adouciisez les chagrins de milady dâAn- 33 gleĂey , nommez-la toujours votre sĆur , 3, continuez Ă vivre avec elle, chĂ©rissez-vous 33 toutes deux. Quâelle nâĂ©ioigne point trop j, long-tems lâaccomplissement de fa promesse, j, Coniolez-vous ensemble, ne mâoubĂiez pas que ma mĂ©moire vive dans vos cĆurs, mais Jib ij » 388 Histoire â quâelle nâen trouble point la paix. Adieu, â ma chere ^enny , adieu pour jamais. Pour jamais! Ah, Dieu! aimable & cher Arundel ! Non, je ne t' oublierai f oint. Tu feras lans celle prĂ©senta mon idĂ©e , sans cesse la tienne remplira mon cĆur ; pour les autres tu ne vis plus , tu vivras toujours pour moi. Tes amis tâoublieront, ta sĆur se consolera, le tems tâeffacera de la mĂ©moire des hommes j moi feule je conserverai ton souvenir, jâagi- rai comme si tes yeux Ă©clairoient encore mes pas; & si ton ame erre autour de moi, je ne lâattristerai point, en donnant Ă un autre la main que tu daignois recevoir. En quittant la duchesse deSurrey, milady lâavoit priĂ©e de lui permettre de ne recevoir ni les visites , ni les lettres de milord L lare. Elle lui dit adieu Ă Suttoncourt, & le prĂ©vint fur iâextrĂȘme solitude oĂč elle vouloir vivre Ă Anglesey. Elle sây livroit Ă toute fa douleur nous pleurions continuellement ensemble. Loin de chercher Ă Ă©loigner le souvenir accablant de la mort du comte dâArundel , nous nous attachions Ă lâentretenir , Ă nous en faire rĂ©pĂ©ter les circonstances. HĂ©bert, un valet- de-chambre François , entrĂ© depuis peu au service de milord, avoir rtçu de lui lâordre de se trouver Ă un endroit du parc quâil lui dĂ©signoit, & de partir pour sây rendre uns demi heure aprĂšs que lui-mĂ«me seroit sorti de V r MISS J E S 'N T. Z8A son appartement. Cet homme, arrivant auprĂšs de son maĂźtre» le vit Ă©tendu sur la pouĂsiere, respirant Ă peine, ayant dĂ©jĂ perdu ses forces pat lâeffusion de son sang. On foutenoit celui contre lequel milord venoit dâavoir affaire il Ă©toit fort blessĂ©, se dĂ©battait dans les bras de ses gens, tendoit les siens vers milord Arun- deĂź. HĂ©bert Pentendit sâĂ©crier Qu'ai -je fait ! /ib , malheureux ! qu' ai - je fait ! II ne connut ni lui, ni les hommes qui Pemportoient. II sâem- preisa dâarrĂȘter le sang de milord Arundel, des paysans Panlerent Ă le transporter au chĂąteau. Le comte y expira au moment oĂč milady dâAn- glesey, attirĂ©e par les cris de ses femmes, entroit dans la chambre oĂč on venoit de rapporter. Ce rĂ©cit, cent fois recommencĂ© , toujours avidement Ă©coutĂ©, suivi de pleurs , de gĂ©mis, semens , ne fixoit point nos idĂ©es , ne nous dccouvroit point la main qui nous privait pour jamais du comte dâArundel ; mes soupçons se rassemblaient tous fur milord Danby. Eh ! quel autre eĂ»t rĂ©pandu un sang si prĂ©cieux? Quel autre pouvoir haĂŻr la plus noble des crĂ©atures? ChĂ©ri, respectĂ©, utile Ă sa patrie, milord Arundel avoit un ami dans chaque citoyen. Quel autre que ce barbare , destinĂ© Ă mâaffiiger, Ă pĂ©nĂ©trer mon ame dâhorreur & dâamertume , eĂ»t attaquĂ© la vie du comte dâArundel ? Miindy dâAngtesey faisoit les mĂȘmes rĂ©flexions; mais, dans la crainte dâaigrir mes peines , elle nâo- loit alors me les communiquer. B b iij 390 Histoire Parti de Londres six jours avant ce funeste Ă©vĂ©nement, restĂ©, disoit-on, malade en route, milord Danby ne paroissoit avoir aucune part Ă la mort du comte dâAnmdel. Milady envoya HĂ©bert au lieu oĂč ses Ă©quipages & lui - mĂȘme sâĂ©toient arrĂȘtĂ©s. Elle donna ordre Ă cet homme dâemployer toute son adresse Ă voir milord Danby. HĂ©bert fit une extrĂȘme diligence ; Ă son retour il assura la comtesse que' le lord malade nâĂ©toit point le meurtrier de son maĂźtre; jâai su depuis, quâun gentilhomme du comte Danby passoit en ce lieu pour lui. Le rapport dâHĂ©bert dĂ©truisit les soupçons de la comtesse ; il auroit peut-ĂȘtre afFoibli les miens , si peu de jours aprĂšs son arrivĂ©e , cette lettre ne les eĂ»t confirmĂ©s. Lettre de milord Danby , Ă miss Salisbury. â Ne me reprochez rien , cruelle ; vous â rnâavez rendu si malheureux , quâil nâest â plus en votre pouvoir dâajouter Ă la rigueur â de mon fort. Qui veut donc, qui prĂ©tend â ici conserver malgrĂ© moi mes jours ? Ah je â dĂ©teste la vie ! Pourquoi la main dâArundel 3J nâa - t-elle pas terminĂ© ces jours odieux ? â Pourquoi mĂ©nagea - t-eĂle un furieux ?... â L'est Ă vous, fille inflexible, que je demande la mort ; vengez un amant chĂ©ri.... ChĂ©ri ! â Ah, Dieu ! ce cĆur si fier, si indomptable, â a donc pu se donner !... Pour Ă©touffer la 33 E MISS J E N N Y. 3 pl â voix du sang de milord Arundel, voix qui 3 , sâĂ©leve dufond de mon-cĆiĂr & le dĂ©chire,- 5> pour tarir la source de vos pleurs , que ma â tĂȘte tombe Ă vos yeux fur un Ă©chafaud. ,3 Montrez ma lettre Ă milady dâAnglesey, Ă â tout lâunivers; poursuivez un coupable,' â quâil soit puni, il se hait^ui-mĂȘme.. 3, Inhumaine! il vous aime encore, ii ne peut â respirer & cesser un moment de vous ado- â rer, de vous desirer. HĂątez - vous dc Pac- â enfer, de le perdre ; sâil ne meurt, il vous â cherchera fans cesse, il ne renoncera point â Ă vous. â P. S- On me trouvera chez milord Alder- â son , chez votre pere ; votre pere dont vous ,3 mĂ©prisez les ordres. Ah, ĂĂŹ vous les aviez ,3 respectĂ©s!.... DĂ©couvrez mon'crime, dĂ©- ,3 couvrez mon asyle. Eh, pourquoi voudrois- â je attendre une mort lente dans ce lit de 3, douleur oĂč lâon me tient captif! Câest Ă vos â yeux que je veux mourir j montrez - vous ,3 une fois sensible aux vĆux du plus infor- 33 tuilĂ© des hommes ; accordez - lui Punique ,3 grĂące que son cĆur attend du vĂŽtre. â Ah, madame , je me sentis prĂȘte Ă coudes, cendre Ă ses dĂ©sirs , Ă le livrer au supplice quâil mĂ©ritoit. La foiblesse de mon sexe & la douceur naturelle de mon caractĂšre sâopposerent bientĂŽt aux premiers mouvemens que cette Ă©trange lettre excitoit en moi. Ah, quâil vive, B b iv Histoire 392 mâĂ©criai-je, quâil passe dans lâamertume ces jours 11 fatals Ă mon repos ; quâil fente , sâil se peut, les mĂȘmes douleurs dont il a pĂ©nĂ©trĂ© le cĆur dâune ÂŁlle malheureuse , malheureuse par lui seul ! Que ma haine , mon mĂ©pris, le souvenir de sa fureur, soient la juste punition de ses crimes > & que milord Arundel expirant , le livre Ă dâĂ©ternels remords! La duchesse de Surrey Ă©crivoit souvent Ă milady; elle vint Ă Anglesey , y resta quelque tems. Ses discours con fol ans, ses caresses , ses priĂšres dĂ©terminĂšrent enfin milady Ă retourner Ă Londres. Depuis trois mois un fi grand deuil, une douleur si vive nâavoit laillĂ© de place, ni Ă lâamour, ni au souvenir dâun engagement formel. Milady sembloit dĂ©tachĂ©e de son amant & du monde , elle ne se sentoit point disposĂ©e Ă reprendre cette vie dissipĂ©e , dont ses chagrins lui rendoient lâidĂ©e pĂ©nible A dĂ©sagrĂ©able la prĂ©sence d u comte de Clare ranima ses sentimens pour lui. Notre retour Ă Londres lui fit entrevoir un terme Ă ses chagrins. Cette paillon douce & tendre, dont son ame Ă©toit naturellement susceptible, reprit tous ses droits fur son cĆur elle pie tiroir encore ; mais en donnant des souvenir de son aimable frere , elle se rappel- loit quâil avoit passionnĂ©ment dĂ©sirĂ© son union avec milord Clare ; elle en remit la cĂ©rĂ©monie au rems oĂč elle quitteroit le deuil; & se rendant Ă la sociĂ©tĂ©, elle reprit sa façon de vivre ordinaire. D r miss Jenky. 393 Je conservai Ă Londres la sombre tris. t elfe qui mâaccabĂŹoit Ă Anglefey. 11 est des douleurs dont la rĂ©flexion augmente fans cesse lâamertume. Cause innocente, mais rĂ©elle , de la mort de milord Arundel, je me difois Ăą tous momens sâil ne mâeĂ»t point aimĂ©e, il vi- vroit , il seroit heureux jâai apportĂ© le malheur dans fa maison ; je lâai remplie de deuil , jâai affligĂ© sa sĆur; lâinstant oĂč deux cĆurs si gĂ©nĂ©reux sâattendrirent fur mon fort, Ă©toit lâinstant marquĂ© pour anĂ©antir leur bonheur. Pendant que ces dĂ©solantes pensĂ©es occupoient mon esprit, mes larmes couloient abondamment; je gĂ©miisois, je souhaitoisla fin dâunevie agitĂ©e. Contemplant avec respect un portrait de milord Arundel, jâĂ©tendois les bras vers lui ^ des cris mâĂ©chappoient , & mon cĆur oppressĂ© Ăembloit prĂȘt Ă se briser. Pour rendre ines peines plus inĂźupportahles , fauteur de toutes mes disgrĂąces , milord Dan- by, se rĂ©tablit, obtint son rappel, & fixa sou sĂ©jour Ă Londres. II mâĂ©crivoit, il me faisoit parler; je lui renvoyois ses lettres fans les ouvrir , jâimposois silence Ă ceux qui pronotu çoient son nom devant moi. Milord Alderson , inspirĂ© par lui, attachĂ© Ă ses intĂ©rĂȘts , entreprit de m e soumettre, de me ramener sous son, obĂ©issance. On mâannonça de fa part quâii por- teroit au pied dn trĂŽne ses plaintes & ses justes prĂ©tentions j quâil me forceroit Ă reconnoĂtre , Ă respe&er son autoritĂ©. Je mĂ©prisai ses vaines Histoire 394 menaces ; mais tant de dĂ©marches ne purent se faire en secret. Le bruit se rĂ©pandit que jâĂ©tois proche parente de milord Alderfon , engagĂ©e par ma promesse au comte Danby, avant son mariage avec la duchesse de Rutland. Un caprice incomprĂ©hensible mâavoit portĂ©e , di- soit-on , Ă rompre cet engagement, Ă me soustraire Ă PautoritĂ© de milord Alderfon. Ce parent indulgent vouloir me pardonner , me rappcller auprĂšs de lui, m'adopter , mâassurer fa fortune , mâĂ©lever au rang de duchesse , en me donnant son nom , fes armes, ses titres , un Ă©poux. Insensible Ă fes bontĂ©s , dĂ©daignant de si grands avantages, je refusois de lui prouver ma re- connoissatice, en devenant la consolation de sa vieillesse. BientĂŽt tous les yeux fe tournĂšrent vers moi on calculoit dĂ©jĂ les immenses richesses dont je pouvois jouir ; milady Sur- rey, milord* Morgan, les amis de la comtesse , les miens , sâintĂ©resserent au succĂšs des vĆux de milord Alderfon. On admira la constance du comte Danby , on me blĂąma de la voir avec indiffĂ©rence. Peu-Ă - peu je devins Pobj X de lâattention publique. La vicomtesse de Belmont & milord Clare furent les seuls qui refusĂšrent absolument de se prĂȘter Ă mĂ©nager une rĂ©conciliation entre milord Alderfon & moi. Cette persĂ©cution mâaffligea, elle me fit porter mes regards fur Punique moyen de me procurer du repos ; mais mon attachement pour milady dâAnglesey sâopposoit Ă mes p r o- DE MISS J E N N Y. ZYs jets. Je frĂ©miffois en songeant Ă mâĂ©loigner dâune amie si chere. Comment me rĂ©soudre Ă la quitter ! La douceur de vivre avec elle Ă©toit ma seule consolation. OĂč porter mes pas ? dans quel lieu me fixer? Inconnue, indiffĂ©rence Ă tout le monde, irois-jc mâeipo- ser Ă de nouveaux dangers ? Souvent je desi- rois que M. Peters nâeĂ»t point abandonnĂ© le comte dâYorck; fa maison Ă prĂ©sent si prĂšs de Londres , ne mâoffroit plus un alyĂŹe oĂč je puise espĂ©rer de vivre ignorĂ©e inquiĂ©tĂ©, incertaine, je voyois la nĂ©cessitĂ© de fuir , de me cacher Ă tous les yeux ; mais la reconnoillance & PamitiĂ© me faisoient balancer, & dĂ©truisoienfc Ă tous momens mes rĂ©solutions. Depuis la mort de milord Arundel, je ne recevois personne chez moi , jâĂ©vitois mĂȘme de paroĂźtre dans lâappartement de milady dâAn- glesey. Pendant le peu de momens oĂč jây res- tois , il mâĂ©tĂČit impossible de ne pas mâapper- cevoir des attentions marquĂ©es de milord Clare. Celui dont PindiffĂ©rence trop apparente me bleffoit Ă Suttoncourt , qui me fuyoit, Ă©loignoit toutes les occasions de mâen- tretenir, devenu mon plus tendre ami, sem- bloit sentit mes peines , se faire une Ă©tude de les adoucir, ou du moins de me prouver quâii les partageoit. Je vis ce changement avec surprise, peut-ĂȘtre avec intĂ©rĂȘt. Lâaffection-de milord Clare mâinspira de la reconnoiffance. Dans le tems oĂč il me nĂ©gligeoit, il me croyoit Z6 Histoire heureuse ; mort infortune ranimoit son amitiĂ©. Jâat tribu ois ce retour s la gĂ©nĂ©rositĂ© de son cĆur, Ă ce sentiment naturel qui nous fait drĂĂŹrer de consoler ceux dont la douleur Ă©clats ĂŹ n os yeux. Mes idĂ©es ne sâĂ©tendoient pas plus loin, quand je reçus avec votre lettre celle que lui-mĂȘme vous avoit Ă©crite. Jamais Ă©tonnement ne fut Ă©gal au mien , en apprenant que milord Cl are mâaimoit » qus J'avois toujours Ă©tĂ© lâobjet de fa tendreĂĂe ; que , forcĂ© de feindre , il souffroit, il gĂ©mis, soit de tromper milady dâAnglesey , & de me cacher ses sentimens. je parcourus cette lettre» fans pouvoir mâalsurer si mes sens ne me ĂĂ©duisoient point, si je nâĂ©tois pas au milieu dâurt songe embarrassant. En la relisant, en me rappellant les discours & les actions de milord Clare, en comparant fa conduite & ses aveux , je me vis contrainte Ă le croire » & ne pus me dĂ©fendre de le plaindre. Que notre ame est foible, madame ! quâil est facile dâen mouvoir les ressorts dĂ©licats Ăź Que lâon connoit mal son cĆur , & que leĂeu de Ăźâamour se rallume aisĂ©ment f ForcĂ©e par Ăźa raison , par lâhonneur, par lâamitié» Ă vaincre un penchant trop tendre , le tems & ma profonde douleur ferabloĂźent en avoir entiĂšrement effacĂ© le souvenir. Cette lettre le ranima. Un mouvement flatteur , un plaisir vif» enchanteur, plaisir senti pour la premiers fois, Ă©loigna de mon esprit tout autre objet. } I i l U J E S S Ă. 3s? UaĂĂŻurance cTĂštre aimĂ©e porta au fond de mon SMS une douce joie. Quoi , milord Clate mâaime , rĂ©pĂ©tois-se tout bas ! Quoi, je fuis aimĂ©e de milord Cl are ĂŹ 11 m'adore , il remontera. Ă tout sâil peut toucher mon cĆur , fi f accepte le fien f RappellĂ©e bientĂŽt Ă moi-mĂȘme , je soupirai, je pleurai. Ah, pourquoi*, mâĂ©- criai-je, pourquoi le sort nous fit-iĂŹ rencontrer si tard, aimable Edmond ! Que ne tâose frit-il Ă mes regards dans les jardins de ton frere Ăź Dâon vient quâun perfide y parut Ă mes yeux , & que je ne tây vis point ! Ce cĆur, destinĂ© Ă tâaimer, se fĂ»t donnĂ©, fans doute; je pouvois alors te prĂ©fĂ©rer, te chĂ©rir; aucun obstacle ne sâopposoit Ă tes vĆux , Ă mon choix. Je nâaurois point Ă©prouvĂ© les disgrĂąces, cruelles qui m'on t accablĂ©e. CharmĂ©e de toi , de tes sentimens, jâaurois fait mon bonheur de te ses inspirer, ma joie de les partager ; ta tendresse mâeĂ»t rendue insensible aux rigueurs de la fortune ; je nâaurois point gĂ©mi de ia privation de ses biens. Pauvre , mais satisfaite, mĂȘme dans iâabaiifement, tous mes jours se seroient levĂ©s sereins. EĂi-i! un Ă©tat que lâhonneur ne puide anoblir ? Est-il une situation que lâamour heureux ne puisse rendre dĂ©licieuse ? La premiĂšre surprise de mes sens dissipĂ©e, je me reprochai les mouvemens oĂč je venois de m'abandonner. Je relus plusieurs fois cette lettre. Je pardonnai Ă milord Clare un projet 398 Histoire insensĂ©. II a'imoit de puiĂsans obstacles sâop- posoient Ă ses vĆux ; tous les moyens de les surmonter se prĂ©sentoient Ă son esprit ; il lĂšs adoptoit lans les examiner , fans en apperce- voir lâinjustice & lâirrĂ©guiaritĂ©. L'e dĂ©sir est un dangereux conseiller ; il applanit facilement les plus grandes difficultĂ©s ; tout se prĂȘte, tout sâarrange au grĂ© dâun amant passionnĂ© ; tout ce quâil veut lui paroĂŹt possible. Mais , somment la vicomtesse de belmont a-t-eĂŹle pu approuver un pareil dessein? engager milord Clare Ă vous Ă©crire ? Le peu de mots quâelle a mis dans cette imprudente lettre me rĂ©voltent contrelĂŹe. La fortune de miss Jenny ejl Ă©ga'e Ă ceUe de la comtesse dâAnglesey ; la duchejst de Surrey estime , chĂ©rit nujs Jenny ; four quoi ne confentiroit-eĂŹle pas au bonheur de milord Clare ? Edmond, n'est point aimĂ© de mi- lady d'Anglefey , elle Pepoujpit par complaisance pour son srere. Sa longue retraite , le dĂ©lai de trois mois quâelle a exi^Ă© Ă son retour dâAngle- sey , prouvent son indiffĂ©rence. Elle saistroit avec joie le plus lĂ©ger prĂ©texte de rompre ses engage- mens. Elle nĂ© Panne point! Quoi ! milady dâAnglesey nâa pu donner des larmes Ă son frĂšre , Ă son ami , sans se montrer indiffĂ©rente ! Nos fortunes-Jont Ă©gales ! Quelle idĂ©e votre amie & la mienne a-t-elle de mes sentimens , si elle me croit capable dâempioyer les dons de milord Arundel Ă percer dâun trait cruel le cĆur de miss J s n iĂź ĂŻ. 399 de sa sĆur , Ă lui ravir lâĂ©poux quâil lui destinoit ? Moi, je reeevrois une main qui devoir ĂȘtre Ă milady dâAnglesey , je trahirois mon amie, je lâoffenferois ; je paierois dâune noire ingratitude ses bontĂ©s , fa tendresse ; jâoubĂŹierois des engagemens sacrĂ©s ; je mâef- forcerois de bannir milord Arundel de ma mĂ©moire ; quelquâun auroit le droit dâexiger cet oubli , de regarder comme une infidĂ©litĂ© les larmes que mâarrache un souvenir pour jamais gravĂ© dans mon ame ! Ah , madame ! lâamour a sĂ©duit mon cĆur , il ne lâa point avili. Jâai aimĂ©, jâaime encore, je lâavoue ; mais vous ferez feule dĂ©positaire de mou secret. Milord Clare ignorera toujours ma foi- bleĂfe jâanĂ©antirai Ăes espĂ©rances; il remplira des devoirs indispensables. Ses principes me rassurent sur le sort de milady dâAnglesey; ii lui rendra justice , il Palmera , ils jouiront ensemble de Pentiere fortune de milord Arundel. Eh , quâen ferois-je ? Ai-je besoin de ce vain Ă©clat qui mâenvironne, de ce faste inutile, importun , propre seulement Ă mâattirer les regards envieux dâune multitude- trompĂ©e qui le croĂźt la source du bonheur ? Si ma reconnoifsance & ma tendre amitiĂ© pour milady dâAnglesey me fa isolent envisager avec crainte , avec douleur , une longue , peut- ĂȘtre une Ă©ternelle sĂ©paration, son intĂ©rĂȘt dĂ©termina mes rĂ©solutions chancelantes. Je ne devois plus mâostrir aux yeux de milord Clare ; 400 Histoire il salloit lâĂ©viter, le fuir, assurer le repos de milady dâAnglefey. Le soir mĂȘme, je fis consentir la comtesse Ă me laisser partir le lendemain pour aller passer un mois chez M. Peters. Ma promeiie mây engageoit depuis quâil demeurait prĂšs de Londres. JâĂ©crivis Ă milady Belmont. Ma lettre contenoit un refus dĂ©cidĂ© & des plaintes fort vives de f o dĂ©niante proposition quâon avoĂt osĂ© me faire. Câest dans la retraite agrĂ©able & paisible de M. Peters que jâai Ă©crit ce long dĂ©tail des Ă©vĂ©nemens de ma vie, que jâai formĂ© le proM dâen sacrifier toute la douceur Ă lâamitiĂ©. Un ami si sage , si Ă©clairĂ© , si prudent, approuve mes rĂ©solutions. II a bien voulu revenir Ă Londres avec moi. Ses soins attentifs mâont mis en Ă©tat de suivre le seul parti quâil me convient de prendre. Jâai jettĂ© les yeux fur ma position prĂ©sente, sur celle de milady dâAnglefey. PersĂ©cutĂ©e par milord Alderfon , prĂȘte Ă voir Ă©clater le secret de ma naissance , Ă exposer la rĂ©putation de ma mere, craignant sans cesse les fureurs de milord Danby. grand Dieu ! sâil pĂ©nĂ©trait dans mon cĆur, sâil savoir que le comte de Clare !.. Ah , du moins quâun des vĆux de ma mere Ă'oit exaucĂ© , jus je nâexpire point pĂ©nĂ©trĂ©e de la mĂȘme douleur qui lui ravit le jour !... Mais lâheure me presse , M. Peters mâattend , il remettra ce manuscrit Ă votre Courier. Le jour commence Ă paraĂźtre, sa foible lueur semble augmenter le DE MISS JENNY. 401 le trouble affreux de mon cĆur. O milady dâAnglesey ! ĂŽ ma tendre amie ! je vous laisse donc poiir jamais ! II ne mâest plus permis de vivre avec vous, de preĂser contre mon sein la sĆur de milord Arundel ; le soin de votre bonheur me force Ă vous fuir , Ă chercher fous un ciel Ă©tranger le repos que ma patrie ne peut mâoĂĂrir... Ah , madame , quel sacrifice ! Quoi, je ne verrai plus milady dâAnglesey !.. Que va-1-elle penser ! Mes vĂ©ritables motifs cachĂ©s fous dâapparens prĂ©textes..... Ah , ĂĂŹ elle mecroyoit ingrate!... Nâimporte , quâelle cesse de mâaimer ; mais quâelle soit heureuse ! Adieu , madame , adieu , je vous Ă©crirai bientĂŽt d u lieu de ma retraite, si pourtant je survis Ă lâextrĂšme douleur dont je me fans oppressĂ©e. Lettre de miss Jenny Ă milady Rofcomond. ! De France, Ă Ruel. K Un long tems sâest passĂ©, madame, avant » quâil rnâait Ă©tĂ© possible de vous Ă©crire. Ma- â lade en arrivant Ă Paris, jây ai restĂ© deux j, rnois dans sattente dâun Ă©vĂ©nement que je â prĂ©voyois fans le craindre. Convalescente, â mais foible , je fuis venue Ă la campagne â chea madame Ramsay, veuve dâun officier â mort au service du roi de France. M. Pe- » ters, son parent, avoit eu la bontĂ© de la » prĂ©venir sur mon dĂ©part de Londres , Tome JII. ÂŁ e* 4 - 0 ? Histoire â & de me procurer un logement dans fa maison. Je ne puis trop me louer de fou accueil & de ses obligeantes attentions. Je commence Ă croire que le changement des lieux & des objets opĂ©rĂ© sensiblement sur notre a me. Je suis encore bien triste ,il est; vrai, mais je fuis moins agitĂ©e; je pleure j, souvent, mais Ă prĂ©sent mes larmes cou- â lent fans eĂFort, elles soulagent mon cĆur. â Je nâenvisage point un avenir heureux, mais jâ dans lâĂ©loignement une vie tranquille. Mon regret le plus vif est dâĂštre sĂ©parĂ©e de milady dâAnglesey , de savoir affligĂ©e par ma fuite. Elle me la pardonne enfin; mais elle se plaint dâune privation si dure. Ses lettres touchantes mâattendris- sent & me consolent. Jâai lu, sans trop 35 dâĂ©motion , le rĂ©cit de la cĂ©rĂ©monie qui w . vient de Lâunir pour jamais Ă milord Clare ; elle se trouve heureuse. II mâest bien doux â de penser que milady dâAnglesey est heu- >5 r e u se . â Je l ui ai donnĂ© par un acte authentique â tous les biens dont milord Morgan t mâa- â voie remis les titres; mais jâai ,trop estimĂ© â milord Arundel, pour ne pas consentir Ă M lui devoir ma subsistance une pension via- 35 gere de mille livres sterling suffit ici p *sJ& ââą âf . XĂȘr ?» . -*n* à » w~- *l,i- r Ă>.Z â t âą*ÂŁâą Ăt » âą >Ăźzk Ăź * 4 f-r ^ *L * Ă'-'Ă-T. ;S* r . ĂȘ-^Ă KUĂź ĂŹĂŻv mĂ©t~ âąmis. ^ j* /03S^ C Stadtbibliothek Zurich Herrn Dr. Gottfried Keller sel. 1890. Ă - h Ăą^ ^ A-Ă -' VZ'"" ^ MSB Ă ^ ^ . .. â5..- -. /- 'âą; ' & Ă4_. ' - -7^- , ' COLLECTION co2\ĂŻpjĂčjetx DES ĆUVRES 1 JL.^ x TOME QUATRIEME. ! E S D 4 ADELAIDE DE DAMMARTIN; COM T B S S E E SANCERRE. A MONSIEUR LE COMTE 2D X 2W W C M SON AMI. Par Madame RI C C OB ON 1 PREMIERE PARTIE A N E U CH A T E L, Ăź e .^Imprimerie dĂȘ la Societeâ Typo-grĂ Ăź > hiqj?e » M. D C C. LXXIII ZURICH. A M 0 N S I 1 V R G A R R ĂŻ C K o Je »», w, Ăą-. .,Ă . âuoĂo dis-je. Soyez tranquille, soyez calme , ne grondez point , ne vous emportez pas. .. Comment, criez-vous, mon nom ĂĄ la tĂȘte dâme maudite brochure Ărançoise, & je me tairai !... LĂ , doucement, faut-il se fĂącher Jans savoir fi le sujet de notre colere vaut la peine de T exciter ? Que craignez-vous ? des complimens, des louanges ? Fi donc P amitiĂ© employa- t-elle jamais le langage de la flatterie ? Moi , rĂ©peter aprĂšs tout le monde , que votre esprit & votre cĆur vous acquiĂšrent autant d'amis que la supĂ©rioritĂ© de vos tedens vous a fait dâadmirateurs '{ Bon ! je laijse dire cela aux autres. Mais , pourquoi donc me dĂ©dier ces lettres » m'alieZ-vous demander ? Pourquoi, monsieur ? Four vous donner une preuve publique de ma JĂŹncere estime, de ma tendre U trĂšs tendre amitiĂ© par recotmoijfimce du foin que vous voulez bien prendre de P entretenir ; peut - ĂȘtre aujjĂŹ par vanitĂ©. Souvent P amour-propre , cachĂ© au fond de notre cĆur, dirige nos dĂ©marches, fans nous laisser appercevoir qu'il les guide. Supposons P ouvrage jugĂ© froid, insipide , le livre tombĂ©, devenu un fond de magazin , destinĂ© A i i passer tout naturellement de libraire en libraire Ă la pojĂŹĂ©ritĂ© ; un de nos neveux le tirant par ha-> fard de lapoitjjĂŹere , Ăą l'aspeB de votre nom , tĂątonnera de voir lĂ toute sĂ©dition. Oh oh , dha-t-il , Fauteur Ă©tait une amie de ce Garrick Ji fameux % fi chĂ©ri de sa nation , fi estimĂ© de F Europe entier e ; comment imaginer qu'il fut F ami d'une bĂȘte ? Rien d'impojjible pourtant j mais JĂŹ l'ouvrage manque d'agrĂ©ment, f espĂšre au moins trouver de FhonnĂȘtetĂ© dans F amie de David Garrick. Cette rĂ©stexion F engagera Ă lire; A? pour ne pas s'eu tenir Ă la dĂ©cision de ses peres , il admirera peut-ĂȘtre le livre , le vantera , le mettra Ă la mode , U dans deux ou trois cents ans je pourrai vous devoir le succĂšs des lettres de madame de Sancerre , mĂȘme la rĂ©putation d'un auteur passable. Cst , montrez-vous sage , doux , tempĂ©rĂ© ; ne rae faites point une grosse querelle , ne m'Ă©crivez pas dans votre premier mouvement , attendez que vous m'ayez pardonnĂ© cette nouvelle offense ; depuis sx mois vous me grondez bien au moins. Adieu, mon aimable, mon tendre ami; je fuis avec tous les feutiniens que vous mĂ©ritez de faire yaitre fff de rendre constant, votre JĂŹncere amie , M A K I E R I C C O B O N Ă. Mille ff mille compliment Ă votre charmant? compagne ; ditcs-lui que jamais , jamais je F oublier ai , * iciĂźrrmßß^rrric t m 44 444 rĂ©âxrvi ârr rr âąOt 4 44 Ăfe jAĂź; . jfe o o o azn» jD E MADAME E T T R D K SJLXs C JÂŁ%11 LJÂŁo PREMIERE LETTRE. Paris, lundi, % novembre 17 ... ĂFâattendois vĂŽtre rĂ©ponse avec impatience; je pensois quâelle mâannonceroit un heureux changement dans les dispositions de ce bon parent, qui montre tant de politefj'e & d 'obstination , en sâetĂŹorqant de ruiner votre sĆur. Je suis bien irritĂ©e contre lui, mon cher comte; cette dĂ©sagrĂ©able discussion dâin- tĂ©rĂȘts vous a fait palier iâautomne en Bretagne, elle vous y retiendra peut-ĂȘtre tout lâhiver. Vo-us deveiĂź des conseils Ă votre sĆur; des foins , des secours , Ă vos neveux. Le sacrifice de votre tems , de vos plaisirs, est vraiment gĂ©nĂ©reux , je iâappreuve ; mais je ne vous ver- 8 Lettres rai point j je me le dis avec bien du regret» avec bien du chagrin, jamais je ne vous ai fi vivement dĂ©sirĂ©. Vous allez me demander pourquoi je lâignore moi - mĂȘme. Je fuis fans affaires, fans embarras, au moins apparent; cependant vous me seriez nĂ©cessaire, je le sens eh, dans quel tems un ami nou s est - il inutile ? M. de Montalais est enfin rendu Ă des amis qui fouhaitoicnt passionnĂ©ment son retour. Monsieur & madame de Comminges , le comte de siennes & madame de Martigues cĂ©lĂšbrent son arrivĂ©e par des fĂȘtes il mĂ©rite , je crois , tous les fentimens quâil inspire. Adieu mes plus tendres Ă votre aimable sĆur elle doit ĂȘtre bien contente de moi. Je me prive du plaisir de lui Ă©crire, pour nc pas la troubler dans fa douce parejje. LETTRE II. L vais vous confier un petit secret; il fait naĂźtre de grandes espĂ©rances. M. de MĂ©ri, si dĂ©cidĂ© Ă marier madame de Mirande Ă son maussade pupille, commence Ă revenir de fa longue prĂ©vention. Les amis du comte de Tes-, mes entourent ce bon vieillard , lui demandent sâU vent toujours affliger fa niece chĂ©rie. DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 9 On le flatte , on le presse ; le chevalier de Termes le voit, lâanmse , lui plaĂźt ; tout paroĂźt sâar- ranger pour combler les vĆux de deux personnes estimables. Madame de Martigues se donne de grands foins ; le comte de Piennes agit fortement; Termes va, vient, court, tremble, se taĂlure, espere , se dĂ©sole, rit & pleure vingt fois en un jour. Ami solide, tendre amant, il touche , il intĂ©resse , il engage tout le monde Ă souhaiter son bonheur. Mon attachement pour madame de Mirande fixe mon attention sur un Ă©vĂ©nement dont sa fortune & sa fĂ©licita dĂ©pendent. La perspective de ce mariage donne bien de la joie au comte de Piennes. Si une de ces trois charmantes veuves, dit-il, rentroit fous le joug, les deux autres suivroient son exemple, madame de Martigues se dĂ©cideroit enfin, jâobtiendrois son cĆur & sa main. La satisfaction de M. de Piennes en seroit une vĂ©ritable pour tous ses amis; si madame de Martigues Ă©coutoit mes conseils, elle PĂ©pouleroit, il seroit heureux ; mais reprendre de nouveaux liens, moi! mon ami, je fuis plus Ă©loignĂ©e que jamais dây penser. Le marquis de Mon ta! ais est arrivĂ©; vous lâai-jedit ? avez-vous des nouvelles de madame du Lugei ? Je vais vous Ă©tonner; nous sommes brouillĂ©es , oui, tout- Ă - fait brouillĂ©es. Je ne fais pourquoi cette femme prĂ©tendoifc rĂ©gler ma conduite ct me choisir des amis. 10 Lettres FatiguĂ©e de ses leçons, jâai cessĂ© dâaller mâen- nuyer Ă ses trilles dĂźners. Je veux bien que vous me grondiez un peu, mon cher comte » mais ne vous rendez point arbitre de nos diffĂ©rends , & Ăur-tout ne vous avisez pas dâentre- prendre de nous raccommoder. Adieu; jâai fait toutes vos commilĂĂŹons. LETTRE III. O Ul, je vois souvent le marquis de Mon- ta!as, je soupe presque tous les soirs avec lui. Mon Dieu ! vous avez raison , cet homme efi un enchanteur-, il amuse, sĂ©duit, occupe; il a ranimĂ© les plaisirs de notre sociĂ©tĂ© , il en fait ses dĂ©lices. RecherchĂ©, prĂ©fĂ©rĂ©, caressĂ©, il conserve cette modestie qui le distingue si avantageusement, qualitĂ© rare dans un homme aimable ; oui, rare , peut-ĂȘtre dangereuse. Madame de Martigues ne conçoit pas comment elle a pu vivre six mois fans voir M. deMontalais; elle lâĂ©coute , Padmire , applaudit Ă ses moindres discours, veut que tout le monde en soit charmĂ© , & gronde sĂ©rieusement quand on ose contrarier son goĂ»t. Le comte de siennes volt comme elle , dit comme elle ; le plus riant accueil , mille louanges prodiguĂ©es au marquis , ne donnent pas un instant DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. II dâhumeur Ă un amant malheureux & jaloux» Cela ne vous paroĂt-il pas singulier, Ă©ton_ nant ? La personne dont vous me parlez avec tant de chaleur , mâeĂl absolument inconnue. Jâignorois que ma mere eĂ»t une parente mariĂ©e en Bretagne , & fans doute elle - mĂȘme ne le lavoit pas. Si madame de KĂșrlanes eĂt de la maison dâEstelan , maison qui mâest chere Ă tous Ă©gards, je fuis prĂȘte Ă rĂ©pondre Ă votre attente ; & si deux mille louis peuvent faciliter rĂ©tablissement de mademoiselle de Ker- lanes , je consens de tout mou cĆur Ă les donner, Mais , quel rĂ©cit vous a-t-on fait ! Rien nâeĂl plus faux, je ne possede point les biens de la maison dâEffelnn , ils Ă©toient passĂ©s en des mains Ă©trangĂšres, long - tems avant ma naissance. A la vĂ©ritĂ© , le dernier comte de ce nom mâa laissĂ© les richeilĂ©s quâĂl rapporta de la Martinique; mais le marĂ©chal de Tende ne Ăengagea pointa me nommer sa lĂ©gataire universelle ; les grands biens de M. dâEitelan ne formerer,t point les liens qui mâunirent au neveu du marĂ©chal ; ce tendre parent me destinoit Ă M. de Sancerre dans un teins oĂč ma fortune Ă©toit bien bornĂ©e, oĂč je nâefpĂ©rois pas ce brillant hĂ©ritage. Je dois une entiere jussisication Ă la mĂ©moire du marĂ©chal de Tende; ĂagĂ©ncrcuiĂČ pmitiĂ© pour moi lut ÂŁt souhaiter de me vois iâçt Ăźiiece ; il dcsiroit mon bonheur, il croyois 12 Lettres lâaflurer ; le peu de succĂšs de ses soins nâa point astoibli ma reconnoiĂsance. Je me souviendrai toujours avec regret, avec douleur, quâil nâa pfts Ă©tĂ© en mon pouvoir de la lui prouver. DĂ©trompez madame de Kerlanes , dĂ©trom- pez-la , je vĂČus en prie. Le frere de ma mere mâappella volontairement Ă fa succession; je vous instruirai des raisons quâil eut de dĂ©shĂ©riter son fils. Non, je vous le jurĂ© , personne ne Vengagea Ă signer cet acte de vengeance , juste dans ses idĂ©es , tĂ©mĂ©raire dans les miennes. Comme parente de madame de Kerlanes, je crois 11e lui rien devoir ; mais comme plus favorisĂ©e quâelle de la fortune, je crois lui devoir des secours, & je me plairai Ă lâobliger. Madame de Mariadek pouvoit sâĂ©pargner ses pressantes sollicitations ; le besoin est auprĂšs de moi la recommandation la plus forte ; jâimaginois que la sĆur du comte de NancĂ© me connoissoit assez pour le penser. Madame deMirande sort, elle me prie de vous remercier de vos tendres vĆux. Ses espĂ©rances augmentent Ă chaque instant. Madame deThemines entre ; la voilĂ ,belle , gaie, charmante ; elle veut vous dire cent nouvelles , elle les Ă©crit, je mettrai fa gazette dans ma lettre. Adieu, mon ami r je fuis triste, je ne fais pourquoi. M. de Montahus est Ă Versailles , je nâai pu faire votre commission auprĂšs, de lui. DE LA COMTESSE DE SANCERRE. IZ LETTRE IV. Ott! vous veniez de recevoir une lettre de madame du Lugei quand vous mâavez Ă©crit. La politesse de vos expressions ne peut me cacher lâesprit qui vous les dicte , ni effacer entiĂšrement lâaigreur de ma sĂ©vere parente. Je mĂ©prise beaucoup lâespece de sagejse dont elle tire vanitĂ© , je commence par vous le dire ; toute affectation mâest odieuse mais je veux rĂ©pondre Ă vos observations, comme si la marquise du Lugei ne vous engageoit point Ă me communiquer les siennes. Vous avez raison de blĂąmer la lĂ©gĂšretĂ© de mon amie j exacte dans ses mĆurs, inconsidĂ©- rĂ©e dans fa conduite, madame de Martigues nĂ©glige trop peut - ĂȘtre de rĂ©unir tous les suffrages elle dĂ©daigne de se contraindre pour prĂ©venir les malignes interprĂ©tations quâon peut donner Ă ses discours , ou les fausses conjectures que ses dĂ©marches semblent quelquefois autoriser. Souvent ses idĂ©es font folles ; elle est trop vive, trop attachĂ©e Ă faire prĂ©cisĂ©ment ce quâelle veut, ce qui lâamuse. Par exemple, sa fantaisie dâĂ©prouver le comte de siennes dure trop long- tems. Un mariage annoncĂ©, retardĂ©, rompu; des brouilleries, des raccommodement ; un amant banni, rap- 34 Lettres pelle, admis & rejette dix fois en deux ans, celiĂ est bizarre ; cet amant lui demeure attachĂ© - supporte ses caprices ; un homme maltraitĂ© ejl-il capable de tant de patience P Cette offensante question est de madame du Lugei ; elle seule admire impatience dâun homme qui nâeri a point du tout, qui se plaint sans ceffe , tourmente continuellement les amis, les parens de madame de Martigues , engage toute la France Ă luĂ parler, & par trop dâimpor- tunitĂ©s lâinstant favorable Ă ses dĂ©sirs. En vĂ©ritĂ© , mon cher comte , on feroit une cruelle injustice Ă madame de Martigues, Cl on ofoit la soupçonner de la moindre foi- bleffe ; satisfaite du tĂ©moignage de son ceeur, du respect de son amant, de lâestime de ses amis , elle peut se consoler dâĂ©lever des doutes - des craintes , d?inquiĂ©tĂ©s idĂ©es dans lâefprit dĂ© madame du Lugei. Cette femme, remplie ds prĂ©tentions , voudroit tout attirer , tout occuper. LâĂ©tourderie de madame de Martigues lĂą blejse, dit-elle? Eh non, ce nâest pas cela » elle lui envie ce cercle nombreux que son naturel aimable & lâagrĂ©rrient de son commerce fixent chez mâinterrompt. Câest elle ; câest cette dangereuse compagne , objet de mes prĂ©fĂ©rences. Nous allons sortit ensemble, je finirai ma lettre aprĂšs souper. A minuit. Mon cher comte, afin de ne pas revenir DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. If sur un fui st dĂ©sagrĂ©able, je veux lâĂ©puiser, & vous rĂ©pĂ©ter ce que jâai dit cent sois Ă madame du Lugei. Lâopiniou des autres ne rĂ©glera jamais mes sentimens ; mon cĆur est mon juge suprĂȘme. Si madame de Martigues avoit le malheur dâĂ«tre soupçonnĂ©e, jâen gĂ©- mirois, jâen relsentirois une douleur vĂ©ritable , rien ne mâen consoleroit ; mais je ne cesserois pas de voir aĂfiduement mon amie jâaimerois mieux risquer de partager une injuste censure , quâaider par mon Ă©loignement Ă lâaccrĂ©diter ou Ă lâĂ©tendre. Ce ne seroit pas la premiĂšre fois que , sacrifiant mon propre intĂ©rĂȘt Ă mes principes , je me serois vue lâobjet des fauĂses idĂ©es de cette partie du monde dont iâattention est toujours fixĂ©e fur les mouvemens dâautrui. Combien de spectateurs oisifs prononcent hardiment fur ce quâils voient, plus hardiment encore fur ce quâon leur cache ! Dans le tems oĂč son sâĂ©levoit contre moi, oĂč je paĂsois Ă la cour , Ă la vise, pour une femme altiere, dâun caractĂšre difficile, toujours triste, toujours enveloppĂ©e des voiles de lâhumeur ; quand on me croyoit capricieuse, insensible, hautaine, incapable de vivre avec le plus doux des maris, dont jâĂ©tois chĂ©rie , adorĂ©e , madame de Martigues fut la feule qui me jugea favorablement. Son amitiĂ© la rendit pĂ©nĂ©trante ; elle dĂ©couvrit en moi des qualitĂ©s que fans me connoĂŹtre on oioit i 8 s Lettres me refuser. Sauvent elle veaoit partager nia solitude, elle quittoit pour moi ce monde quâelle aime; elle me donna des amis, elle âąapprit Ă tous les siens que je ibuffrois des peines sĂ©crĂ©tĂ©s ; elle engagea madame de Mirande Ă venir vivre avec moi ; elle dĂ©fendit hautement mon esprit, mon cĆur & mon caractĂšre aurois-je pour elle un procĂ©dĂ© moins gĂ©nĂ©reux ? Non, assurĂ©ment ; mais je ne fuis point dans le cas de lui prouver ma reconnaissance ; grĂąces au ciel, je nây ferai jamais exceptĂ© madame du Lugei, personne ne forme des doutes injurieux fur la conduite de madame de Martigues, & je puis voir mon amie fans que de fĂącheuses craintes empoisonnent ce plaisir, M. de Montalais revient demain, il soupera ici; je lui parlerai de votre protĂ©gĂ© comme le marquis est trĂšs obligeant, je fuis ĂĂŻtre du succĂšs de ma nĂ©gociation. Vous me demandez ce qu'il dit , comment il se conduit ? Eh mais, il parle bien & se conduit mieux ; tout le monde lâaime, touc le monde lâap- prouve. II est un peu rĂȘveur, il sĂ©toit austt lâhiver dernier. Madame de Martigues prĂ©tend en savoir la raison. Pour la premiere fois de ĂĂ vie elle se tait, elle est impĂ©nĂ©trable; ce secret lui pesĂ© un peu pourtant, elle en est fort occupĂ©e, & sans quâ-an lâinterroge elle sâĂ©crie, je ne le dirai pas. Madame de Mirait & moi nous cherchons des DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. 17 des dĂ©fauts Ă cet aimable marquis ; le comte de Piennes soutient sou cousin parfait. Parfait , s'Ă©crie madame de Miran ! Ne souffrons point cela, ne convenons jamais qu'un homme puilfe ĂȘtre parfait. Nous examinons toutes deux le marquis , & nous vous ferons part de nos dĂ©couvertes. Sa figure est vraiment belle, noble, gracieuse; il faut se rĂ©soudre Ă ne pas lâattaquer mais son esprit sera bien adroit, sâil nous cache le foible de Ion cĆur. Adieu, mon cher comte ; quelle lettre ! Ai-je Ă©crit tout cela? LETTRE V. E h bien, vous avez raison. Quand on nâest point nĂ©e inĂ©gale ou capricieuse , on devroit connoitre le principe de tous ses Ăentimens ; on ne devroit pas dire , je fuis trijĂŹe , je ne fais pourquoi. Mais , mon ami, ce quâon nâĂ©toit point, on le devient ; jâai de lâhumeur , oui, de lâhumeur, en vĂ©ritĂ©; le monde me lasse, la solitude mâetsraie, & tout mâennuie. Vous me demandez ce qui pourroit trouble}' le calme de mon ame'Ă Rien assurĂ©ment; mais il est un calme aussi fĂącheux que la tourmente , au moins je le crois. Notre ame a besoin dâĂštrc agitĂ©e par une douleur aiguĂ«, ou par un plaisir Tome IV. B Lettres 18 vif si le sentiment de Tune ou le charme de lâautre nâen prelse les ressorts, ses mouve- mens fossiles & lents nous laissent dans lâin- action -, fans volontĂ©s , fans dĂ©sirs , lions exilions ; mais nous ne chĂ©rissons pas notre existence ; tous les objets nous deviennent indiffĂ©rais ; de cette indiffĂ©rence naĂźt lâennui, des maux de la vie le plus insupportable. Je dis avec lâHĂ©loĂŻse de Pope, son foison cruel ternit le plus beau jour, flĂ©trit la verdure , ĂŽte aux fleurs leurs parfums, aux zĂ©plĂŹirs leur frai- cheur ; par lui tout languit, tout s'attriste dans la nature. Je fuis Ă Neuilli depuis trois jours ma sĆur nâĂ©gaie pas mes rĂ©flexions parce quâelle est nĂ©e vingt-deux ans avant moi, elle prĂ©tend me faire adopter ses opinions s dĂšs quâelle commence Ă disserter , je mâendors. Madame de Martigues viept me chercher demain elle mâĂ©crit que le marquis de Montalais a disparu ; on ne le volt point, on ne le rencontre pas , on ne fait oĂč le trouver. Sur cela elle me dit cent folies. Elle voudroit m'apprendre , me confier, on ne lui a rien dit, elle a devinĂ© ; au fond rien ne lâengage au filence , pourtant elle a promis de se taire ; mais Ă moi , me cacher.... Et puis elle jure de ne point parler. Comme vous voyez, le secret est tout prĂȘt dâĂ©chapper. Est-il vrai que la marquise de Montalais est laide, fort laide? Eh, bon dieu, ce seroit un bizarre assortiment ! DE LA COMTESSE DE SANCERRE. IA Vous voulez nos couplets, les voilĂ . Prenez garde au jugement que vous en porterez; si vous les trouvez mauvais, on ne vous accordera pas le sens commun ; si vous les louez , madame deMartigues dira ce pauvre comte ! la province a dĂ©jĂ gĂątĂ© son goĂ»t. Adieu. LETTRE VI. JsF. viens de jouir dâun plaisir dĂ©licieux madame de Mirande est enfin rĂ©conciliĂ©e avec le riche frere de fa mere. II a dĂźnĂ© ici; lui- mĂȘme mâavoit priĂ©e dâinviter le comte de Termes ; tout est accordĂ© , touc est rĂ©glĂ©; le bon , rhonnĂȘte M. de MĂ©ri donne actuellement Ă fa niece trente mille livres de rente, & lui allure les deux tiers de ses biens. Je ne perdrai point la douceur de loger avec elle, Termes consent Ă sâarranger dans le pavillon quâoccupoit M. de Sancerre il est vaste, A peut aisĂ©ment fe partager en deux appar- temens commodes. Comme absolument je ne veux point changer dâĂ©tat, tout ce cĂŽtĂ© de lâhĂŽ- tel mâest inutile. Le mariage de madame de Mirande est arrĂȘtĂ© pour le milieu du mois prochain. La vieille marĂ©chale de Termes est enchantĂ©e ; elle desiroit beaucoup cette union. Elle B ij ne donne rien Ă son petit-fils, mais cĂźle se mĂȘle de tout. Des articles Ă dresser, des marchands Ă dĂ©soler, un lapidaire Ă impatienter , des ouvriĂšres Ă quereller, une liste a faire, dans laquelle il ne fera pas impossible de dĂ©sobliger cinq ou six de ses parens, cela Pegaie, lâamufe, la ranime. M. de Montalais consent Ă recevoir le jeune officier que vout protĂ©gez il doit vous savoir Ă©crit. Sans exagĂ©ration, fa femme est odieuse. En voyant son portrait hier chez madame de Comminges , jâai pensĂ© crier. II faut Pavouer, les parens font bien cruels ! Forcer un homme si aimable Ă fe lier malgrĂ© lui Ă cette laide hĂ©ritiĂšre ! Eh bien , il la traite avec tant dâĂ©gards , quâelle semble ĂȘtre le choix de son cĆur. Cette femme est heureuse, mon chere comte , elle est vraiment heureuse aussi riche, plus jeune,-plus favorisĂ©e de la nature, que mon fort a Ă©tĂ© diffĂ©rent du sien ! Je 11c veux pas mâappefantir fur ces idĂ©es, elles mâaltĂŹigeroient. Adieu. LETTRE VIL Yous me priez de vous confier nos remarques fur le marquis de Montalais , & vous mâen priez avec un empreiiement qui mâĂ©- DE LA COMTESSE DE SaNĂERRE. 21 tonne. En vĂ©ritĂ© , nous sommes peu avancĂ©es dans nos observations. Madame de Mirande est trop occupĂ©e Ă recevoir les fĂ©licitations de ses amis, Ă partager la joie de Termes, Ă jouir des transports dâun amant si tendre, pour se livrer Ă des soins Ă©trangers & frivoles moi, dont rien nâaffecte le cĆur , qui demeure spectatrice au milieu dâune sociĂ©tĂ© agitĂ©e par tant dâintĂ©rĂšts divers, je puis peut-ĂȘtre juger fans partialitĂ© tous ceux qui la composent. Je pense prĂ©cisĂ©ment de M. de Monta- lais ce que jâen penĂois lâhiver dernier , je le trouve dangereux. Un homme qui joint Ă la plus belle figure des qualitĂ©s rares, dont le cĆur dĂ©licat ne sâest point avili par ces passions folles & momentanĂ©es , par ces atta- chemens libres & vicieux, capables de dĂ©truire le goĂ»t du sentiment; un homme qui remplit si bien ses devoirs , montre tant dâhumanitĂ©, de bontĂ©, qui est si distinguĂ© dans le monde, si cher Ă ses parens , Ă fes amis... ah ! oui, je 1c crois dangereux. Son humeur est Ă©gale ; il a lâesprit naturel, des talens , de la gaietĂ© , un son de voix si doux, de si beaux cheveux, Pair si fin, le rire si agrĂ©able !... Mon ami, une femme sensĂ©e devroit lui fermer sa porte i la mienne ne lui seroit peut-ĂȘtre pas ouverte sâil Ă©toit libre. Mais aprĂšs tout, qui fait si tant de dehors sĂ©duisans ne cachent point une ame faullâe , un esprit adroit, un cĆur cruel ! Une triste 11 iij 22 Lettres expĂ©rience mâapprit de bonne heure Ă douter des rĂ©putations les mieux Ă©tablies jâai examinĂ© des hommes admirĂ©s, peu se font trouvĂ©s dignes de mon estime ; vous ĂȘtes le seul peut- ĂȘtre dont les sentimens conformes Ă la conduite ne dĂ©mentent point lâopinion quâon mâavoit donnĂ©e de votre caractĂšre. Je ne fais pourquoi vous me parlez encore des projets de madame de ValancĂ© ; son neveu est riche , bienfait, sensible, charmant ! Tout cela peut ĂȘtre , mais quâimporte ? Je nâen veux point. Ma libertĂ© m'est chere, elle m'est plus chere que jamais ; elle fait ma joie , mon bonheur... Mon bonheur ! Est - ce que je fuis heureuse ?... Mon ami , jâĂ©prouve pour la premiere fois que des dĂ©sirs vagues peuvent jetter du dĂ©goĂ»t fur des possessions rĂ©elles. VoilĂ madame de Mirande belle comme un ange , & tendre comme AstrĂ©e ; elle se laisse tomber nĂ©gligemment sur des couffins ; je lui propose dâĂ©crire. Je ne saur 0't. Ecrirai- je pour vous ? Ah ! oui. Que dirai-je de votre part? Tout ceqtiâil vous -plaira. II me plaĂźt de vous assurer de sa tendresse & dĂš son amitiĂ©. Termes est Ă Chantilli avec Comminges, ThĂ©mines & le marquis- de Montalais vous devinez le sujet de lâindolence de madame de Mirande ; depuis deux jours notre sociĂ©tĂ© nâest pas supportable. Madame de Mar- tigues tousse, le comte des siennes boite. de la comtesse de Sancerre. 2 z aiadame de ThĂ©mines rĂȘve, ma sĆur gronde , son mari crie, Saint-Maigrin projette, son frere lorgne, le vieux marĂ©chal conte, sa niecc boude, Duplessis ment, madame de Mirande bĂąille , moi je dors. -sĂȘ . . LETTRE VIII. Yods ĂȘtes surpris, trĂšs surpris de quelques expressions de mes lettres; plus surpris encore de mâentendre dire, en parlant de madame de Montalais Mon fort a Ă©tĂ© bien diffĂ©rent dit fien. Aucun mari, pensez-vous, n eut de plus tendres Ă©gards pour [a femme que le comte de Sancerre ; & ĂĂŹ une antipathie inconcevable nâavoit fermĂ© mes yeux fur son mĂ©rite , je nâau- rois pas prĂ©fĂ©rĂ© le sĂ©jour de Mondelis Ă la douceur de rendre heureux un homme aimable, dont jâĂ©teis passionnĂ©ment aimĂ©e. AimĂ©e ! jâĂ©tois aimĂ©e moi ? passionnĂ©ment aimĂ©e ! Ah ! mon chere comte, vous ĂȘtes loin TTimaginer combien cette espece de reproche mâafflige, quelle blessure cachĂ©e & profonde il peut râouvrir ! Le tems , mes amis, la dissipation, un peu de philosophie ont ramenĂ© le calme dans mon esprit, mais fans effacer la trace des traits cruels dont mon cĆur se sentit percer dans le cours de cette union , en apparence fi bien assortie . B iv 24 Lettres Depuis quatre ans mâavez-vous vue inĂ©gale ou bizarre? Suis-je incapable Rattachement, de reconnoiĂsance, de tendresse ? Mes goĂ»ts ont - ils changĂ© ? Appercevez-vous de Pinconf- tance dans ma conduite, de la variĂ©tĂ© dans nies deĂĂŹrs ? Pourquoi M. de Sancerre eĂ»t-il seul Ă©prouvĂ© mes caprices ? Mes procĂ©dĂ©s Ă lâĂ©gard des autres nâont-ils pas dĂ» vous faire rĂ©flĂ©chir , vous faire dĂ©couvrir une contrariĂ©tĂ© frappante entre ma façon naturelle de penser, dâagir, & le caractĂšre que lâon mâa donnĂ©? Vous n?aimez , vous nĂestimez , & votre prĂ©vention subsiste ! & vous croyez qu'attentive au bonheur de tout ce qui m'environne , jâai pu rendre mon mari malheureux ! Et fur quoi donc mâestimez-vous ? Vous Ă©tiez attachĂ© Ă M. de Sancerre; quand il futbleilĂ©, vous remplĂźtes Poffice dâun gĂ©nĂ©reux ami; vous-mĂšme lâenlevĂątes du champ de bataille; & sâil avoir pu parler, je ne doute point que, Rayant plus rien Ă mĂ©nager, la vĂ©ritĂ© ne fe fĂ»t une fois Ă©chappĂ©e de fa bouche ; peut-ĂȘtre dans les derniers instans il eĂ»t osĂ© vous confier son secret , & lâextrĂȘme condescendance dâune femme accusĂ©e par lui - mĂȘme de tant dâinflexibilitĂ©. Vous Rave z point connu M. de Sancerre; non , mon cher comte, vous ne Pavez point connu. Est-ce dans les camps, Ă la cour, au milieu des cercles oĂč lâon fe rencontre , quâil est possible d'approfondir le caractĂšre & de DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 2s juger du cĆur dâun homme ? Si on vous demandoit un portrait fĂŹdele de cet ami , quels traits emploieriez-vous pour le tracer ? San- cerre Ă©toit hardi , courageux, diriez-vous; il aĂrnoit la guerre & sây conduisoit bien j noble dans fa dĂ©pense , il tenoit un grand Ă©tat, savoir plaire Ă son maĂźtre, & ne nĂ©gligoit point sa fortune. Je sus son exĂ©cuteur testamentaire, je trouvai ses affaires en ordre , & ses biens augmentĂ©s par son Ă©conomie. Quel Ă©loge, mon ami ! A la honte des mĆurs , tout foible quâil est , peu des .pareils de M. de Sancerre le mĂ©ritent peut-ĂȘtre. Mais nâavoir pas des vices greffiers , est-ce ĂȘtre honnĂȘte? Ne pas se conduire sur tous les points dâune façon rĂ©voltante, est-ce allez pour paroĂź- tre estimable aux yeux dâune femme Ă©clairĂ©e- & dĂ©licate? Jâai toujours Ă©vitĂ© dâentrer avec vous dans ces inutiles dĂ©tails. LâamitiĂ© qui vous lioit Ă M. de Sancerre , devoit vous Ă©loigner de ĂĂŹt veuve. Lâemploi dont il vous chargea, vous força de la voir j bientĂŽt vous vous plĂ»tes Ă cultiver une connoissunce que peut - ĂȘtre vous nâauriez pas cherchĂ©e. Jâai respectĂ© la mĂ©moire de M. de Sancerre, je vous ai laissĂ© votre prĂ©vention , je veux vous la laisser encoremais soyez sĂ»r qu'un caprice ne me Ht point prĂ©fĂ©rer le sĂ©jour de Mondelis Ă la maison de mon yiari. Son intĂ©rĂȘt, la bontĂ© de mon cĆur, une fiertĂ© dĂ©cente, la crainte de nâĂȘtrc pas toujours mai- 26 LettrĂ©s treĂTe de moi - mĂšme , mâengagerent enfin Ă vivre loin dâun ingrat, qui peut-ĂȘtre mâĂ©toit cher encore, malgrĂ© la connoiflĂŹmce quejâavois alors de son caractĂšre. Ne vous Ă©criez pas, ne rappeliez point les vains discours de la multitude ; souvencz-vous que je sois vraie. Oui, jâai aimĂ© le comte de Sancerre , il possĂ©da tout mon cĆur si vous saviez.... Mais ne parlons plus dâun tems de ma vie, dont lefouvenit mâest encore pĂ©nible. Adieu. Madame de Martigues me dit hier de vous gronder de fa part, jâai oubliĂ© pourquoi. LETTRE. IX. J E vais enfin vous communiquer nos remarques sor M. de Montalais. On vante fa douceur , son Ă©galitĂ© , fa sagesse. PremiĂšrement il nâest point du tout aisĂ© Ă vivre , un rien le fĂąche, & ce sage boude comme un enfant. Jâallai hier Ă lâopĂ©ra ; jamais jc ne me sois tant ennuyĂ©e madame de Planci y Ă©toit câest une singuliĂšre femme ! elle fe multiplie, on la voit par-tout, je ne sors point fans la rencontrer ; ne trouvez - vous pas quâil y a long-tcms quâelle fe montre ? Le marquis vint dans ma loge j madame de BE LA COMTESSE DE SANCERRE. 2/ Planci lui fit des signes, des signes redoublĂ©s » il alla lui parler; leur conversation fut longue , animĂ©e; lâun sâexprimoit avec feu , lâau- tre avec vivacitĂ© madame de Planci parois- Ăbit enchantĂ©e ; & quand M. de Montalais revint, la joie brilloit fur son visage. Je mâa- visai de lui dire que madame de Planci se coĂ©fi- foit mal, quâil devroit lâen avertir. Vous nâa- vez jamais vu un homme se dĂ©concerter de la sorte il rougit, resta interdit, ne parla plus. En sortant je pris la main du chevalier de NĂ©mond , le marquis donna la sienne Ă madame deMartigues. Je lâentendis lui dire, je fuis malheureux , bien malheurĂȘux! Le reste du soir^ il ne prononça pas dix paroles, il brouilla tout au jeu , ne savoit Ă table ce quâil faisoit ĂŽ quelle humeur contre moi ! il ne pouvoit me pardonner dâavoir offensĂ© le goĂ»t de madame de Planci , ou lâadresse de ses femmes. Oh ! M. de Montalais nâa pas tout le mĂ©rite que madame de Martigues lui trouve ; non, il ne lâa pas. Si peu maĂźtre de lui, ne pouvoir cacher son trouble , son agitation , cela dĂ©cele bien de la foibleffe dans cette ame si noble , si supĂ©rieure ! Et puis , je hais la faussetĂ©. Pourquoi se parer dâune feinte indiffĂ©rence ? Est-ce un excĂšs de vanitĂ© qui lâengage Ă se montrer peu susceptible de paffion? An- nonce-t-il sa sagesse comme un prĂ©servatif contre ses agrĂ©mens ? En vĂ©ritĂ©, je le crois câest la crainte dâĂȘtre aimĂ©, suivi, tourmentĂ©, qui Lettres 28 le rend malheureux , trĂšs malheureux. Eh bien, jâĂ©tois prĂȘte Ă me tromper Ă son caractĂšre , je prenois pour lui lâeltime la plus ĂĂŹncere. Cet homme est.... jâen fuis fĂąchĂ©e ; mais il est .... il est comme les autres. AprĂšs tout, câest tant mieux. Madame de Thianges difoit hier, Ă propos de la mauvaile humeur du marquis monsieur de M ont niai s ne peut trop perdre de ses qualitĂ©s intĂ©rieures aux yeux dâune femme sensĂ©e qui l'examine. Elle a bien raison , il lui en restera toujours atfez pour sĂ©duire une femme ordinaire. Ne voilĂ -1-il pas le marquis de Limeuil ĂȘrevenu dâEfpagne '{ Ne recommence-t il pas Ă mâimpatienter ? Tout le monde me parle de ses senti mens , de leur constance, de fa maison , du titre qu il espere ; je lie vois que son obstination eh mon Dieu , ne me laiĂsera- t-on pas tranquille ? Je ne veux ni de Limeuil ni des autres. Qui pourroit me plaire Ă prĂ©sent, mĂ©riter le sacrifice de mon heureule libertĂ© ? Personne , non , mon ami, personne. Je reçois Ă lâinstant une lettre de madame deKerlanes elle me fait de grands remercie- mens , elle mâen fait trop. Le petit billet de fa fille mâa touchĂ©e ; lâune L lâautre mettent bien du prix Ă un lĂ©ger service. En vĂ©ritĂ© , mon cher comte, donner, câest se procurer un plaisir sĂ»r, & selon moi trĂšs indĂ©pendant de ceux quâon oblige leur reconnoiĂfance y ajoute peu ; leur ingratitude ne le dĂ©truit pas. DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 2I Je vous ai promis des Ă©c'airĂĄjsemens , je mâeti souviens j ne me press-Z pas, e vous les donnerai ; vous en ferez part Ă madame de Ker- lanes ses idĂ©es fur le marĂ©chal de Tende tnâont blessĂ©e , je se rois fĂąchĂ©e de les lui laisser. Adieu. Ales complimens Ă madame de Mariadek si elle nâĂ©toĂt pas votre sĆur, je ne pourrois lui pardonner de vous garder si long-tems. LETTRE X. L Ă©quitĂ© mâoblige Ă vous apprendre que jâavois trĂšs mal interprĂ©tĂ© la conduite & les feutimens du marquis de Montaiais. Madame de Planci le pria il y a quelques jours dâarranger une assure dĂ©licate entrâelle & son frere ; cette affaire terminĂ©e au grĂ© de ses dĂ©sirs , elle remercient le marquis de ses foins. CharmĂ© de la voir contente , il rapporta de fa loge un air gai ; fa joie naiffoit de la bontĂ© de son cĆur, elle me donna de trĂšs fausses idĂ©es. Nous devrions ĂȘtre toujours en garde contre je ne lais quelle malignitĂ© qui nous porte Ă prononcer fans examen, Ă dĂ©cider fur de lĂ©geres apparences. Tout dâun coup madame de Planci sâest peinte Ă mon esprit comme une 30 Lettres folle, & jâai vu le marquis passionnĂ© pour elle. Jâai tort avec lâun & avec lâautre, ils lâignorent j mais je le fais , & je me le reproche. Que votre absence mâafflige ! Quoi, vous ne reviendrez pas ? Je voudrois vous voir , jâaurois besoin de vous entretenir. On nâĂ©erit pas tout ce quâon pense; depuis un peu de teins je ne fuis pas dans mon Ă©tat naturel; jâai des vapeurs peut-Ăštre ; c'eĂt un mal fans douleur, nâest-ce pas ? Lâimagination fe frappe , le fixe fur un objet, on le voit toujours, on veut en vain nây pas songer, la mĂȘme idĂ©e revient fans cĂ©dĂ©; le moindre bruit cause de la terreur , le cĆur palpite, on ne fait ce que lâon dĂ©sirĂ© ; on veut, on ne veut pas ; rien ne plaĂźt, tout fatigue... Mon dieu, câeĂt ma situation ! Je crains fans deviner ce qui mâeffraie ; souvent je fuis comme une personne qui se voit poursuivie , veut sâĂ©chapper , fuit, court, & croit toujours quâon va lâatteindre. Jâattends vos lettres avec impatience ; les paroles dâun vĂ©ritable ami, dit un sage , font un baume adoucissant pour les blelfures de lâame ; jâaimerois Ă vous ouvrir la mienne. Vous avez ma confiance, vous ĂȘtes prudent; votre amitiĂ© Ă©claireroit mes dĂ©marches , elle me fauveroit.. . . mais de quoi? de qui? oĂč font mes dangers ? Mon esprit fe trouble & ma raison sâĂ©gare, eflet de la cruelle maladie.... Ah ! mon cher comte, je fuis changĂ©e ; tous de la comtesse de Sancerre. Zl les objets qui mâenvironnent le font Ă mes yeux. Je vous aime pourtant, je vous aime toujours de mĂȘme. VoilĂ madame de Martigues. De madame de Martigues . Oui, me voilĂ , bonjour; finissez - vous ? partez-vous? arrivez-vous? NâĂštes-vous pas fou de rester si long-tems Ă Rennes? Et fi, que fait-on lĂ ? Comment ! ne pas accourir fĂ©liciter madame de Mirande & votre ami Termes ? Et puis, câest que vous allez devenir ennuyeux ! Ces gens dâaffaires vous rendront pesant, grave, maussade comme eux. A propos dâennuyeux, M. le comte de siennes me proteste , me jure que je ne puis me dispenser de FĂ©pouser avant la fin de Fhiver. Madame de Sancerre est de son avis, vous ne manquerez pas d'en ĂȘtre auĂßÏ. Pour madame de Mirande, elle voudroit marier tout Funivers. Savez-vous bien quâil est des mo- mens oĂč mon bon gĂ©nie mâabandonne, oĂč je fuis tentĂ©e, oĂč lâexemple de madame de Mirande pourroit.... Ah, la mauvaise pensĂ©e qui me vient-lĂ ! Nous verrons. Je ne promets rien. Jâai besoin dâun exemple plus frappant encore, de celui de madame de Sancerre , je mĂ©dite un grand dessein, elle Pi- gnore , vous ne le saurez point ; je veux vous faire admirer un jour ma prĂ©voyance, Lettres lâĂ©tendue, la profondeur de mes vues. Je fuis lĂ©gere , dit-on; eh oui, lĂ©gere vous verrez , vous verrez. Adieu. Mille & mille tendres complimens Ă madame de Mariadeck. De madame de Sancerre. Elle a rempli tout mon papier, il mâen reste Ă peine allez pour vous assurer encore de mon amitiĂ©. LETTRE XI. I ]n paresse , ni Y indiffĂ©rence ne mâont fait passer une semaine sans vous Ă©crire ; je nâĂ©tois point Ă Paris. En arrivant, je me hĂąte de vous apprendre mes aventures. Lundi dernier nous Ă©tions feules , madame de Mirande & moi ; madame de Martigues vient, puis madame de ThĂ©mines; on cause, on rit, on ne fait de quoi nâimporte , cela amuse. Tout dâun coup il sâĂ©leve une idĂ©e dans la tĂšte de madame de Martigues. Ma chere , me dit-elle , je fuis lasse du monde, jâafpire Ă la retraite; Paris est fatigant; voir toujours les mĂȘmes objets , entendre fans cesse mĂ©dire , fe trouver tous les soirs au milieu de ce triste cercle de foux qui extra vaguent & ne DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. ZZ ne sont point plaisans ; quelle maussade uniformitĂ©! GoĂ»tons au moins la douceur dâun peu de variĂ©tĂ© ; par exemple , ennuyons- nous nous-mĂšmes. Cela fera difficile, dit madame de Mirande , on ne sâennuie jamais avec ceux que lâon aime. Oh que si, reprend madame de Martigues ; mais essayons, partons toutes quatre pour la terre que je viens dâacheter; que personne au monde ne le sache on nous cherchera, on 11e nous trouvera point. Que de mauvais propos fur cette Ă©tonnante Ă©clipse! On fera les plus sottes hiffoires, les contes les plus ridicules ! Nous en rirons bien au retour. Comment mâarranger avec M. de ThĂ©mines, dit la jeune-marquise? Oh, ne jouez donc pas ainsi la tendre Ă©pouse , reprend madame de Martigues; ne pouvez-vous pas lui dire que vous allez Ă Versailles? Elle y consent. Madame de Mirande fait ses objections ; on les rejette ; elle se rend , je me laisse sĂ©duire, la partie se dĂ©cide , on se promet le secret, le lendemain nous partons. Une maison charmante, quantitĂ© de lumiĂšres , un appartement gai nous inspirent la joie , & nous voilĂ Ă rire de tous nos amis, Ă nous peindre leur Ă©tonnement, Ă nous reprĂ©senter leurs physionomie^surprises & inquiĂ©tĂ©s. Madame de Martigues se met Ă contrefaire le comte de Piennes. Le voyez-vous Ă ma porte, dit-elle, disputant avec mon suisse ? T orne IV. C L Ă T T R E S 3i Elle n'y est pas ? Non. On ne l'attend pas ? Non- Eli ce Jbir, ni demain , ni aprĂšs ĂŹ Non. On ne fait ok elle est? Non. Je fuis mort ! Et le suisse toujours non. Nous imaginons quâil court chez moi personne. Chez les autres pas la moindre dĂ©couverte. Quatre femmes envolĂ©es, disparues ! que penser? que croire? Mais ce pauvre Termes, dit madame de Mirande , il va se dĂ©soler , & ses chagrins ne mâamusent point. Madame de Martigues a rĂ©ponse Ă tout ; Termes ejl raisonnable , il prendra patience . Mon mari me fera enfermer, dit madame de ThĂ©mines. Eh bien, nous irons vous voir au couvent. Je l'assure que ma sĆur va mettre le scellĂ© chez moi. Tant mieux , nous plaiderons Vavaricieuje pour divertissement d'effets. Et tout de suite, faisons des couplets, sâĂ©crie t-elle , contre nos amis & contre nous ; Ă'ur-tout ne nous mĂ©nageons pas , afin de pouvoir honnĂȘtement peser sur les autres. Cette belle proposition est applaudie ; nous nous rangeons autour dâune table ; on prend la plume, on rĂȘve , on sâapplique ; Eu ne tape du pied , lâautre met ses doigts dans ses cheveux ; je ne fais par oĂč commencer j pour madame de Martigues , rien ne lâarrĂšte , fa plume court, tout ce qui se prĂ©sente est Ă©crit. Au milieu de cette grave occupation, nous sommes interrompues par un bruit de chevaux» il se fait entendre dans la tour ; des voix con- de la comtesse de Sancerre.' Zs fuses sây mĂȘlent, on veut entrer , les valets rĂ©silient. Madame de Miran , prĂȘte Ă sâĂ©vanouir, crie mon- dieu ! des assassins ! Je pĂąlis ; madame de Thernines se cache le visage; madame de Martigues Ă©crit toujours , fait signe de la main , & demande un peu de silence. La porte est bientĂŽt forcĂ©e, les voleurs se prĂ©cipitent dans le ĂĂąllon. CâeĂt ThĂ©mines , le comte de Piennes , Termes, Comminges , fa femme, ses deux sĆurs , & M. de Monta lais, plus charmant en habit de campagne , quâii ne le parut jamais. VoilĂ madame de Martigues dans des Ă©clats de rire si grands, si redoublĂ©s, quâils excitent ceux de tout le monde. On veut se parler , impossible ; on ne sâentend point ; une heure se passe avant quâon ait pu se dire bon soir. Je me plains de la trahison ; madame de ThĂ©mines sâavoue lâindiscrette ; on la gronde, son mari la dĂ©fend , il obtient sa grĂące , la joie augmente. De ma vie je nâai fait un souper plus agrĂ©able. Six jours passĂ©s dans cette riante campagne se sont Ă©coulĂ©s comme un instant. M. de Montalais en est parti pour aller chercher la marquise Ă Saint - Cernin & la ramener Ă Paris. Mon dieu, combien il est aimĂ© ! Ses amis ne pouvoient se sĂ©parer de lui. On lâembrassoit, on lui faisoit promettre de revenir promptement; Ă peine lui accordoit-on le tems nĂ©cessaire Ă ce petit voyage. Eh ! tout C ij Lettres Z6 mâengage Ă presser mon retour, disoit-il au comte de Piennes dâun air touchĂ©, dâun ton attendri,- tout me rappelle ici, jây laisse tout ce qui mâest cher ! II ne compte pas rester plus de douze jours absent. On mâapporte votre troisiĂšme lettre , je la lirai chez madame de Comminges, oĂč je vais souper ; depuis un quart-dâheure je fais attendre madame de Thianges que jây mene. Adieu. . A une heure du matin. Toujours des plaintes de ma parejse. Vous me grondez, vous craignez, vous r'osez me dire _Et puis cent questions. Mon ami, je nây veux pas rĂ©pondre , je nây saurois rĂ©pondre. Pour les dĂ©tails que vous me demandez, vous les aurez incessamment. Bon soir, je vais chercher du repos ; je ne fais si jâen trouverai.... Allons, mon cher comte, encore une question. Eh pourquoi , madame , pourquoi t?en trouveriez-vous pas? Vous devenez curieux , vous ĂȘtes tout prĂȘt Ă devenir indiscret; je vous lâai dĂ©jĂ dit, on nâĂ©crit pas tout ce quâon pense. LETTRE XII. JJ" E vais remplir ma promesse, justifier le marĂ©chal de Tende, & vous apprendre pour- DE LA COMTESSE DE SANCERRE. Z? quoi M. dâEstelan dĂ©shĂ©rita son fils. Ni ma merel, ni le marĂ©chal nâĂ©toient capables de Ăe livrer Ă un vil intĂ©rĂȘt ne les jugez pas fur les discours dâune femme prĂ©venue ou mal instruite ; jugez-les fur leur conduite & fur les faits. Le comte de Dammartin , veuf, ĂągĂ© de cinquante ans, ne songeant point Ă reprendre de nouveaux en gage mens, riche par ses places , par les bienfaits du roi , maria fa fille unique au marquis de ThorĂ© , lui fit une donation de tous ses biens , & fe rĂ©serva seulement la terre de Mondelis. Deux ans aprĂšs il aima Ă©perdument la sĆur du comte dâEstelan. Le peu de fortune de cette demoiselle la condamnoit Ă une triste retraite. Son frere ruinĂ© comme elle , par la perte dâun procĂšs considĂ©rable, prĂȘt Ă passer Ă la Martinique , oĂč lâappelloit un ami qui y com- mandoit alors, la pria, la pressa de prĂ©fĂ©rer la main du comte de Dammartin au voile quâelle alloit prendre. Elle fe maria, il partit, je vins au monde la sixiĂšme annĂ©e de cette union , & je perdis mon pere avant dâavoir pu le connoitre. Veuve Ă vingt-sept ans , rĂ©duite Ă une pension de dix mille livres, ma mere fixa son sĂ©jour Ă Mondelis. Comme cette terre dcvoit ĂȘtre tout mon bien , elle prit un foin particulier de la rendre fertile, fit chaque annĂ©e de petites acquisitions, & fans nĂ©gliger dâenv- C iij Lettres 38 bellir sa demeure, elle parvint Ă doubler la valeur dâune terre qui dans les mains de mon pere Ă©toit seulement une maison de plaisance. De toutes celles qui mâappartiennent Ă prĂ©sent, Mondelis est Punique oĂč jâaimerois Ă vivre; tout y est intĂ©ressant pour moi, je mây vois entourĂ©e des marques de la tendresse de ma rnere , de ses foins, de ses bontĂ©s ! Ses cendres y reposent, elles me rendent ce sĂ©jour cher & respectable. O mon ami , combien jâai versĂ© de larmes sur le marbre qui les couvre! combien de fois jâai appellĂ© ma mere du fond de son tombeau ! Combien jâai regrettĂ© cette amie dont les conseils eussent Ă©tĂ© si nĂ©cessaires Ă ma jeunesse , dont les consolations eussent Ă©tĂ© si adoucissantes pour mon cĆur affligĂ© ! O11 mâĂ©leva feus les yeux de la comtesse de Dammartin ; elle-mĂšme prĂ©sida Ă mon Ă©ducation , & remplit mon esprit de ces maximes simples & vraies, qui accoutument Ă penser juste, Ă aimer ses devoirs, Ă les suivre sans estent. Sincere, ingĂ©nue, je ne connoiĂlĂČis ni le doute, ni la dĂ©fiance occupĂ©e de ces douces assections dont lâenfance est susceptible, tous mes momens Ă©toient heureux, quand on ossrit M. de Sancerre Ă mes regards, comme un homme destinĂ© Ă partager mon bonheur, & Ă lâaugmenter. Le marĂ©chal de Tende, son oncle maternel , avoit toujours eu le projet de nous unir ; DE LA COMTESSE DE SANCERRE. Z9 parent & ami du comte de Dam martin , il respectoit sa veuve , la chĂ©riĂsoit, la viĂitoit souvent, paĂsoit des mois entiers Ă Mondelis, nPaimoit tendrement, & laissoit voir des intentions que la mĂ©diocritĂ© de ma fortune ren- doit trĂšs - avantageuses pour moi. Vous savez que le comte de Sancerre , restĂ© orphelin dĂšs le berceau ,ne devoit pas sâatten- dre Ă lâopulencc dont vous Pavez vu jouir. Ses pareils prodigues & nĂ©gligens , moururent jeunes, lassant Ă leur fils des biens en dĂ©sordre, & des terres en dĂ©cret. Le marĂ©chal, habile dans les affaires, accepta la tutele, paya les dettes, se 6t adjuger les terres, les remit en valeur. Seul crĂ©ancier de son pupille, ses avances absorbĂšrent les deux tiers dâun hĂ©ritage quâelles rendoient considĂ©rable ; ai n st M. de Sancerre fut Ă©levĂ© dans une extrĂȘme dĂ©pendance de son oncle ; & comme il Ă©toit naturellement intĂ©ressĂ© , quâil attendoit tout de fa tendresse & de ses bontĂ©s . il lui montra touiours la plus grande soumission. Je nâavois pas encore treize ans lorsque le marĂ©chal de Tende instruisit ma mere de ses desseins fur le comte & fur moi. Madame de Dammartin reçut avec joie, mĂȘme avec recon- noissance, la proposition dâun Ă©tablissement qui surpassent ses espĂ©rances. Notre mariage sut secrĂštement arrĂȘtĂ©; & malheureusement pour moi, le tems, ni les Ă©vĂ©nemens, ne changĂšrent point la disposition de nos parons. C iv Lettres 40 Trois mois aprĂšs cet arrangement pris, M. dâEstelan arriva en France. 11 se fit un plaisir dĂ©licat de venir Ă Mondelis surprendre une sĆur chĂ©rie, qui depuis dix-neuf ans avoit eu rarement de ses nouvelles, & nâattendoit plus son retour. Leur premiere entrevue fut touchante ; ils sâembrassoient , pleuroient, sâinterrogeoient tous deux Ă la fois; des larmes de joie interrompoient leurs discours; ils recommençoient Ă se presser tendrement , Ă se demander sâils nâĂ©toient pas sĂ©duits par une douce illusion , sâils jouissoient vraiment du bonheur de se voir& dâĂ©tre rĂ©unis. Ces mouvemens vifs & naturels un peu calmĂ©s, M. dâEstelan apprit Ă ma mere quâen sâĂ©loignant de la France il avoit le projet dâĂ©- pouser une riche veuve , dont son ami lui mĂ©nageoit la bienveillance & la fortune ; mais comme le cĆur rejette souvent les conseils de la raison, ce dessein resta sans esset. Une jeune Espagnole , descendue dâune longue suite dâillustres aĂŻeux, ne possĂ©dant que ses titres & les agrĂ©mens de fa personne , lui inspira de la tendresse; il lâĂ©pousa ; elle lui donna un seul fils. Depuis un an la comtesse dâEstelan ne vivoit plus ; son mari , dĂ©solĂ© de sa perte , dĂ©goĂ»tĂ© dâun pays oĂč fa complaisance pour une femme adorĂ©e le fixoit, se hĂąta de vendre ses habitations . & de repasser dans fa patrie ,afin dây jouir paisiblement dâune grande fortune, acquise par les soins dâun ami, par de longs voyages & de pĂ©nibles travaux. DE LA COMTESSE DE S. 4 NCERRE. 41 Ma mere se plaignit de ce quâil nâavoit point amenĂ© son fils Ă Monde!!s. M. dâEste- lan soupira ; & jettant sur moi des regards attendris hĂ©las! dit-il , pendant son enfance je le destinois Ă ma niece ; mais quâil est peu digne dâAdĂ©laĂŻde & de moi ! Câest un sujet sans espĂ©rance , grossier dans ses idĂ©es, brusque , farouche , opiniĂątre; aucun Ă©gard ne lâarrĂȘte, aucun frein ne le retient ; il sacrifie tout Ă ses moindres fantaisies ; les caresses , les menaces, la condescendance, la rigueur, rien ne change , rien nâadoucit un naturel fougueux, hardi, indomtable ; il a causĂ© la mort de sa mere, il causera la mienne. Je ne puis me consoler dâavoir donnĂ© la vie Ă un sauvage capable dâavilir mon nom, de le dĂ©shonorer peut-ĂȘtre , de le rendre odieux. Ma mere sâefforça de calmer la douleur de son frĂ©tĂ© , & pendant plusieurs jours elle parvint Ă suspendre ses chagrins. II la pressa de quitter fa retraite , de retourner Ă Paris, d p y vivre avec lui. II vouloir , difoit-il, partager fa fortune entre son fils & moi la comtesse de Dammartin lui promit de sâarranger pour satisfaire ses dĂ©sirs ; il nous quitta , charmĂ© de cette espĂ©rance niais un Ă©vĂ©nement imprĂ©vu dĂ©truisit tous ses projets de bonheur. M. dâEstelan avoir amenĂ© en France une nĂ©gresse; elle leservoit depuis long-tems en qualitĂ© de femme de charge. Deux petites Lettres 42 noires fort bien. faites compofoient toute la famille de cette esclave. Zabette, lâainĂ©e de ces deux filles , inspiroit une forte passion au jeune dâEstelan Ă©levĂ©e dans les maximes europĂ©ennes, Zabette se refusoit aux dĂ©sirs de son amant. Sa rĂ©sistance les rendit si viotens , quâemportĂ© par lâamour, par lâimpĂ©tuositĂ© naturelle de son tempĂ©rament, il lui proposa de lâĂ©pouser. Zabette se dĂ©plaisoit en France, elle regrettoitsa patrie; l'ostrĂ© de lây reme- ner, de la fairĂČ palier de lâesclavage au rang de co m testĂ© dâEstelan, de la rendre maĂźtresse dâune riche habitation, sĂ©duisit la jeune noire. Elle consentit Ă quitter sa mere , Ă suivre son amant. PressĂ© dâĂȘtre heureux, guidĂ© par son in- discrette passion, cet amant inconsidĂ©rĂ© trompa la vigilance de son gouverneur, forqa le coffre - fort de son pere, y prit pour plus de fix cent mille livres de lingots dâof, quelques pierreries ; & rĂ©chappant la nuit avec Zabette , il courut fans sâarrĂ«ter , arriva Ă Brest , oĂč trouvant un vaisseau prĂȘt Ă mettre Ă la voile, il sâcmbarqua aprĂšs avoir Ă©crit cette lettre Ă son pere âMONSIEt] R, â Epoux de Zabette, content du fort que â jâai su me faire, je vais courir les mers, j, vivre Ă ma fantaisie, & chercher lâespece de â bonheur qui me convient. Vous pouvez, M monsieur, me regarder comme si je nâĂ©tois DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 4Z â plus ; jamais je nâaurai la hardiesse de re- â paroĂźtre Ă vos yeux. â M. dâEstelan revenu!r de Mondelis Ă Paris, quand il rencontra fur la route un de ses gens dĂ©pĂȘchĂ© vers lui pour lâinstruire de lâĂ©vasioii de son fils , de lâouverture de son cossre-sort, & de lâenlevement deZabette. Le comte sut fi douloureusement assectĂ© de cette aventure, que sa santĂ© dĂ©jĂ altĂ©rĂ©e sâassoiblit tout-Ă -fait. II tomba dangereusement malade ; nia mcre apprenant son Ă©tat, me mit Ă l'abbaye du Martrai, & sc rendit en diligence auprĂšs de son frĂ©tĂ©. M. dâEstelan eut une longue maladie, souffrit beaucoup, revint un peu, mais fa convalescence ne promit point le retour de ses forces. Il languit plus de huit mois ; ni les secours de sart, ni les consolations de lâainitiĂ© ne purent ranimer un cĆur brisĂ© pac la tristesse. Tous ses biens Ă©toient acquis,* il avoit le droit dâen disposer. DĂ©testant la bassesse de son fils, il le dĂ©shĂ©rita par un acte authentique, & confirma cette exhĂ©rĂ©dation dans son testament. 11 me nomma lĂ©gataire universelle de tous se8 effets, Ă©valuĂ©s Ă prĂšs de trois millions. II mâen rendit maĂźtresse dĂšs lâinstant de fa mort, me chargeant de payer Ă son fils une pension viagĂšre de vingt mille livres, sâilreve- noit en France & sây trouvoit dans le besoin. Peu de tems aprĂšs avoir fait ce testament, Lettres 44 que ma mere ne dilĂupas , M. dâEĂlelan expira dans les bras dâune sĆur quâun si brillant hĂ©ritage ne consola point de sa perte. En qualitĂ© de ma tutrice , elle fut mise en poĂseflion de toute la fortune de son frere. Le marĂ©chal de Tende, alors chargĂ© dâune nĂ©gociation sĂ©crĂ©tĂ© & importante , Ă©toit en Savoie quand M. dâEttelan arriva en France. II nâen revint quâun mois aprĂšs fa mort; il ne le connoiisoit point, comment auroit - il dirigĂ© ses volontĂ©s ? Noble , juste & dĂ©sintĂ©ressĂ©, il nâeĂ»t jamais excitĂ© un pere Ă punir. Vous ĂȘtes surpris, peut-ĂȘtre , en me voyant dĂ©fendre avec chaleur le caractĂšre dâun homme qui fur la fin de fa vie mâa donnĂ© des marques de haine. II devint mon ennemi , je lâavoue ; mais je ne dois pas me plaindre de lui ; il me crut bizarre, dissimulĂ©e , ingrate ; comment nâauroit-il pas cessĂ© de mâaimer ? Sa prĂ©vention nâa point Ă©teint mon amitiĂ© , elle nâa point affoibli ma reconnoissance ; vous admirĂątes Ă Mondelis le tombeau que jâai Ă©levĂ© Ă la mĂ©moire de cet homme respectable. Ce nâeft point un monument consacrĂ© Ă lâorgueil, Ă la vanitĂ©; noii, câesĂŹ celui dâune tendre vĂ©nĂ©ration , dâun souvenir toujours prĂ©sent, toujours cher. De tant de peines dont M. de Sancerre se plut Ă me faire sentir lâarnertume, la plus vive encore au fond de mon cĆur eĂfc cette faussetĂ© , cet art cruel quâil employa pour me-ravir lâestime & Passection de ce sensible, de ce gĂ©nĂ©reux parent. DÂŁ LA COMTESSE DE SANCERRE. 4s En revoyant le marĂ©chal de Tende, ma mere sâapplaudit de pouvoir donner une riche hĂ©ritiĂšre Ă son neveu ; elle vit M. de San- cerre ; il avoir alors vingt-quatre atis ; il lui parut formĂ© pour plaire ; elle souhaita que lâunion de nos cĆurs prĂ©cĂ©dĂąt notre engagement. Le marĂ©chal convint de mener ion neveu Ă Mondelis, dĂšs que les affaires de ma mere lui permettroient dây retourner. Peu de tems aprĂšs elle revint j je sortis du couvent. Deux mois se passerent encore sans que rien. troublĂąt lâheureufe tranquillitĂ© de mon cĆur; mais lâinstant approchait oĂč ma propre expĂ©rience devoit rapprendre que sapparente augmentation de notre bonheur est souvent ia cause cachĂ©e de son entiere destruction. En voilĂ aĂsez, mon cher comte , pour satisfaire votre curiositĂ© & lever les doutes dc madame de Kerlanes. Je nâai jamais eu de lumiĂšres fur le Tort du jeune dâEstelan ; jâen ai cherchĂ© , mĂȘme avec foin , mais fans succĂšs. MalgrĂ© fa faute , ses droits font naturels & lĂ©gitimes ; sâil vivoit, je ne pourrois jouir paisiblement dâune fortune que la loi me donne, il est vrai , mais dont mes principes exige- roient la restitution. Sans doute M. dâEste- lan ne vit plus ; depuis la mort du comte de Sancerre jâai sĂ©parĂ© de mon revenu les vingt mille livres destinĂ©es par mon oncle Ă son fils, pauvre U sans secours. Ce fonds appartient Ă tous ceux qui en ont un vĂ©ritable besoin. Jâen Lettres 4 S puis tirer encore deux cents louis , puisque madame de Mariadek le dĂ©lirĂ©, pour mettre mademoiselle de Kerlanes en Ă©tat de paroitre dĂ©cemment auxyeux dâune famille oĂč elle va entrer. Adieu. LETTRE XIII. Je fuis vraiment touchĂ©e des reproches dont votre derniere lettre est remplie. Non , mon cher comte, non, vous nâavez point perdu ma confiance $ mais pourquoi cette pressante curiositĂ©, pourquoi me prier , me conjurer de vous laisser pĂ©nĂ©trer un mystĂšre que rien nâa pu mâengager Ă dĂ©voiler? II est encore - cachĂ© , mĂȘme Ă mes parens, si intĂ©ressĂ©s Ă connoĂźtre les motifs de mes dĂ©marches.' M. de Sancerre nâest plus , me convient - il de ternir fa mĂ©moire , de lui ravir lâestime dâun ami qui chĂ©rit son souvenir ? Ah ! ne troublons point ses cendres ! JelâaiaimĂ©, haĂŻ, mĂ©prisĂ©, je lâavoue; sa mort a dĂ» effacer mes reffentimens ; je veux tout oublier heureuse si , en pardonnant, je ne me rappellois jamais combien jâai eu Ă pardonner ! Si, comme vous le dites, ma conduite a prouvĂ© Ă toute la France mon extrĂȘme aversion pour 1e comte de Sancerre, laissons toute la France DE LA COMTESSE DE 47 dans Terreur que mâimporte Ă prĂ©sent de dĂ©truire ses fausses opinions? Je ne pourrois parier fans blesser plus dâun cĆur, & peut-ĂȘtre ĂȘtes-vous intĂ©ressĂ© vous-mĂȘme Ă mon silence. Vous ne vous feriez point Ă©loignĂ© volontairement d 1 un objet agrĂ©able Ă vos yeux. Ah ! je le crois. Votre sexe nâest ni fier, ni dĂ©licat; sa propre satisfaction est le principe de tous ses mouvemens. Si dans la mĂȘme situation nous suivions vous & moi les seules inspirations de nos cĆurs, ils nous guideroient naturellement par des routes Ma façon de penser vous est connue. Mais vous Test-elle fur des points que nous nâavons jamais traitĂ©s ensemble ? La froideur , P indiffĂ©rence , la fiertĂ© m'Ă©loignent feules d'un second engagement. Qui vous Ta dit ? fur quoi le jugez- vous ? Cette idĂ©e eĂt une fuite de vos premiĂšres prĂ©ventions. Eh bien, mon ami, vous vous trompez ; fous Tapparence de cette/roi- deur quâon me reproche , je cache une ame tendre , trop tendre peut-ĂȘtre ! EclairĂ©e par le malheur, jâai voulu examiner , connoĂŹtre, Ă©prouver; mon cĆur prĂȘt Ă se donner a toujours trouvĂ© des raisons de se dĂ©fendre. Lâhom- me que Ton approfondit est rarement Thomme que Ton choisit', un seul mâa paru rĂ©unir toutes les qualitĂ©s, toutes les vertus capables de me dĂ©terminer.... HĂ©las ! par une bizarrerie de mon destin, je nâose arrĂȘter ma pensĂ©e sur cet objet de ma sincĂšre estime.... Ne me dites Lettres 48 rien, ne me demandez point dâexplication sur ce peu de lignes , point de questions , pas un mot. Souffrez que je vous traite comme moi- mĂȘme vous cacherois- je des sentimens quâil me Ăâeroit permis de mâavouer? Assurez encore madame de ValancĂ© que ses dĂ©marches resteroient fans ester. Je ne veux pas changer dâĂ©tat, je le veux moins que jamais. Au fond , le mien pourroit ĂȘtre si tranquille ! Mon goĂ»t , ma raison mây attachent ; mes amis , des livres , dâamuiantes Ă©tudes , de longues promenades , un petit cercle oĂč le cĆur parle toujours , lâesprit quelquefois cela ne suffit-iL pas pour continuer ce voyage si court appel lĂ© la vie? Mon ami, fur une route oĂč lâon est assurĂ© de ne point repasser, il ne faut pas fixer les objets avec le dĂ©sir de se les approprier ; câest aĂfez de les voir & de sâen amuser. Madame de Mirande sera mardi comtesse de Termes. Martigues vouloir quâon attendĂźt le retour du marquis de Mon- talais. Termes est fans complaisance Ă cet Ă©gard. M. de siennes comptoir en vain fur la force de lâexemple le pauvre comte ! il dira peut-ĂȘtre encore long-tems , pourquoi PaĂŹ-je vue ! pourquoi Pai-je aimĂ©e ! Je fuis sĂ©rieuse , triste mĂȘme ; tout me paroit si uniforme , si languissant autour de moi ! Vous avez bien raison de rester en Bretagne on sâennuie ici, rien nâĂ©gaie , rien ne ranime; Paris DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 49 Paris nâoffre aucun plaisir vif, on nây rencontre que des fous ou des imbĂ©cilles. Adieu ; vous me placerez dans celle de ces deux classes oĂč vous me supporterez le mieux. LETTRE XIV. JĂ E vous Ă©cris Ă la hĂąte, mon cher comte, pour vous dire que je nâai pas le tems de vous Ă©crire. Je pars Ă fin liant avec madame de Martigues, M. de ThĂ©mines & fa charmante compagne. La marĂ©chale veut que son petit- fils soit mariĂ© chez elle , Ă la Fere. O11 a fait de grands prĂ©paratifs dans cette terre, on y donnera des fĂȘtes, on en parle, on sâen occupe ; le plaisir annoncĂ©, promis, est rarement senti. Vous me chagrinez , rien de secret en parlant Ă un ami , dites-vous; l'amitiĂ© n'admet point de rĂ©serve. Je pense diffĂ©remment ; on doit cacher Ă son ami des secrets qui peuvent lui causer de la peine ; jâexaminerai sâil mâest possible de satisfaire votre curiositĂ©, fans blesser cette amitiĂ© dont vous osez douter. Plus je me rappelle les dĂ©tails oĂč je ferois forcĂ©e dâentrer , & moins il me paroĂŹt honnĂȘte de les mettre fous vos yeux ; je verrai, vous dis-je. Adieu ; je ne veux pas me faire attendre , ĂŹâheure me presse , je vous quitte. Tome IV. . D Lettres sc» LETTRE XV. A la Fert. Ă s y avoir bien songĂ©, je vous Ă©cris exprĂšs pour vous prier de renoncer au delsein de me faire expliquer sur les procĂ©dĂ©s de M. de Sancerre Ă mon Ă©gard. Je me reproche bien sincĂšrement quelques traits Ă©chappĂ©s Ă ma plume, puifquâils ont Ă©levĂ© ce dĂ©sir dans votre cĆur. Je vous le rĂ©pete, vous ĂȘtes intĂ©ressĂ© Ă mon silence une personne que vous aimĂątes beaucoup sây trouve plus intĂ©ressĂ©e encore ; la part quâelle eut Ă mes chagrins, Ă ma conduite, est insĂ©parable de la confidence oĂč vous voulez me forcer. Eh ! si rien nâeĂčtgĂ«nĂ© ma confiance, me serois-je refusĂ© la douceur de vous ouvrir mon ame toute entiere , dâĂ©pancher dans votre sein une douleur si vive encore quand je vous ai connu ? Pourquoi nâaurois-je pas justifiĂ© mon caractĂšre aux yeux dâun homme dont lâestime me sembloit si nĂ©cessaire Ă mon bonheur? Toutes les preuves de ma constante bontĂ© pour un ingrat font entre mes mains. Cette cassette Ă ressort, que M. de Sancerre mourant vous faisoit signe de prendre, dâemporter , DE LA COMTESSE DE SANCERRE. sk dont il ne put vous apprendre la consĂ©quence & la destination , que vous trouvĂątes dĂ©signĂ©e dans son testament avec ces mots , four ĂȘtre rendue Ă madame****-, cette cassette, objet de ses dernieres attentions, renferme le secret de son cĆur & du mien. Ce madame sans nom , fans titre, ces mots ĂȘtre rendue, & lâabsence dâun de ses gens vous jetteront dans lâerreur. Vous crĂ»tes son valet- de-chambre ; il vous assura que cette cassette venoit de moi ; je lâavois en esset donnĂ©e Ă M. de Sancerre , mais une autre devoit la recevoir aprĂšs fa mort. Vous me la remĂźtes, fa vue me fĂŹt jetter des cris douloureux; ils vous surprirent, je l'ouvris en votre prĂ©sence mon premier mouvement sut de vous laisser parcourir les papiers dont elle Ă©toit remplie ; un sentiment plus rĂ©flĂ©chi, plus raisonnable , sây opposa. A ma priĂšre, vous consentĂźtes Ă ne la point faire inventorier. Les petits bijoux qui sây tronvoient ne vous parurent pas d'un prix Ă mĂ©riter lâattention des hĂ©ritiers de M. de Sancerre. Celle que mon mari avoit dessein de rendre maĂźtresse de cette cassette, nâosa la rĂ©clamer. Jâai joui pendant deux ans de son inquiĂ©tude , de ses craintes, des alarmes continuelles qui dĂ©voient agiter son esprit; mais jâen ai joui feule. Une singularitĂ© remarquable, attachĂ©e Ă moi, aux Ă©vĂ©nemens de ma vie, mâa toujours contrainte Ă renfermer mes sentimens f2 Lettres dans le profond secret de moi-mĂȘmc. JâĂ©prouve encore cette bizarrerie de mon destin ; entourĂ©e dâamis tendres & sincĂšres , je nâai point de confident j des motifs cachĂ©s ne mâont jamais permis de goĂ»ter les charmes dâune douce confiance. Ah ! vous devez bien le croire, puisque mon cĆur ne vous est pas entiĂšrement ouvert. Si, aprĂšs ce que je vous dis , vous persistez Ă vouloir ĂȘtre instruit, je fuis dĂ©terminĂ©e Ă vous contenter. Mais , mon cher comte , si je vous dĂ©voile une triste vĂ©ritĂ©, si jâat- taque les mĆurs dâune personne Ă laquelle Ăe sang & lâamitiĂ© vous lioient » si je dĂ©truis une flatteuse illusion dont vous dutes long- tems charmĂ©, ne me reprochez rien, accusez seulement votre propre obstination , songez que vous mâaurez forcĂ©e Ă rompre le silence. Câest demain un heureux jour pour Termes. Madame de Mirande est si belle , si douce , si aimable !... Tout le monde envie le fort du comte .... Termes est si bien fait, si honnĂȘte, si sensible !..., Tout le monde envie le sort de madame de Mirande. La marĂ©chale fait les honneurs de cette maison avec une magnificence surprenante. Je mây amuserois assurĂ©ment , si depuis un peu de tems je ne fais quelle langueur, quel ennui ne se mĂšloient Ă tous mes sentimensj le dĂ©goĂ»t & lâinsipiditĂ© rĂ©pandent un sombre nuage autour de moi. Je crains DE LA COMTESSE DE SĂ NCERRE. sZ et Ă©tat Quoi ! la joie de madame de Mirande lie peut mâen tirer ? Quoi ! je ne partage pas vivement le bonheur dâune amie si chere Ă mon cĆur ? Est-ce que je deviendrois misanthrope ? Adieu. LETTRE XVI. A la Fere. V" â u S le voulez , je cede Ă vos instances, jây cede malgrĂ© moi, avec une extrĂȘme rĂ©pugnance; mais jây cede parce que je vous aime , parce que je ne puis vous refuser une satisfaction quâil est en mon pouvoir de vous donner. Lisez donc , & souvenez-vous que vos importunes priĂšres mâarrachent ce secret. Les preuves de la vĂ©ritĂ© font encore dans cette fatale cassette, remise par vous-mĂȘme entre mes mains. A votre retour vous ferez le maĂźtre de les voir & de les examiner. Motifs de la conduite d?AdĂ©laĂŻde de Dam- martin , avec le comte de Sancerre . Si un autre que vous parcouroit ce cahier, il sâĂ©tonneroit de me voir entrer dans des dĂ©tails quâun ami si intime ne devroit pas ignorer. Vos Ă©gards Four moi, & fans doute D iij 54 Lettres la certitude que jâavois tort, vous ont engagĂ© Ă ne jamais mâinterroger fur ma conduite avec M. de Sancerre. Les trois annĂ©es que vous palfĂątes Ă Malte, vous firent perdre de vue votre ami quand, aprĂšs la mort de votre frere, vous revĂźntes ici , vous trouvĂątes M. de Sancerre mariĂ©, fa femme Ă©loignĂ©e de lui. On vous la peignit triste & fĂącheuseon vous assura quâelle haĂŻĂfoit son mari, mes parens , comme ceux de M. de Sancerre, rĂ©pandoient par-tout que mon antipathie pour lui Ă©toit une forte dâ Ses empressemens , ses caresses , ses discours paĂfionnĂ©s , toutes les preuves de fa tendresse me jettoient, difoit-on, dans une efpece de frĂ©nĂ©sie on vous le rĂ©pĂ©- toit , pourquoi en auriez-vous doutĂ©? vous ne me connoissiez pas. Si depuis, mon caractĂšre & mes fentimens vous ont. inspirĂ© de f estime, de lâamitiĂ© ; si vous mâavez toujours vue soumise Ă la raison, attachĂ©e Ă mes devoirs, incapable d'exercer un dur empire fur ceux qui dĂ©pendent fie moi , eombien de fois vous ferez- vous dit avec surprise que cette femme efl changĂ©e ! Et pourtant, mon ami, jâĂ©tois Ă seize ans ce que je fuis Ă vingt-six j mais lisez,- & jugez-moi. Peu de tems aprĂšs la mort de M. dâEstelan & le retour de ma mere Ă Mondelis, le marĂ©chal de Tende y vint, conduisant avec lui M. de Sancerre. En me le prĂ©sentant, il me pria de prendre pour ceâneveu chĂ©ri les senti- DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. ss mens dâune tendre sĆur. La figure du comte me charma ,son esprit me sĂ©duisit, & ses foins me touchĂšrent. Instruit des projets de son. oncle, il mit toute son Ă©tude Ă me plaire, Ă me persuader quâil mâaimoit. Jâignorois quâon pĂ»t feindre ou tromper, mon cĆur fut aisĂ©ment surpris par un art que je ne con- noiĂsois pas. Rien ne sâopposant Ă notre union, le marĂ©chal la preffa ; de concert avec ma mere, il en dirigea les articles, & nous sĂ©para de biens. Pendant la lecture de ces articles, M. de San- cerre ne put cacher fa surprise. II sâattendoit Ă se voir avantagĂ© par son oncle , & pensoit sâassranchir, en se mariant, de la dĂ©pendance oĂč il avoit toujours Ă©tĂ©. Son silence & fa rougeur prouvoient son mĂ©contentement secret ; cependant il alloit signer quand le marĂ©chal lâarrĂšta monsieur , lui dit-il, en lui montrant un paquet cachetĂ© , sous cette enveloppe font deux testamens que j'ai faits lâun vous nomme mon lĂ©gataire universel, lâautre appelle votre femme Ă ma succession, & vous en exclut pour jamais'} la conduite que vous tiendrez pendant ma vie , rendra valable un de ces deux actes. Votre pere porta la douleur & la mort dans le sein de ma ĂĆur ; cet affligeant souvenir , toujours prĂ©sent Ă mon esprit , mâengage Ă vous ĂŽter la dangereuse facilitĂ© de ruiner votre compagne, & de mettre vos enfans dans la triste situation oĂč vous-mĂȘme D iv t Lettres 56 fĂ»tes laiĂte- Je vous donne une femme jeune ĂŻ belle, noble, modeste, aimable & riche5 elle rĂ©unit en elle tout ce qui peut exciter les dĂ©lits & fixer un cĆur. Son pete Ă©toit mon parent ; le sang & lâamitiĂ© mâattachent Ă la fille du comte de Dammartin, je dĂ©lirĂ© ardemment son bonheur ; câest Ă vous Ă le faire. Ma fortune fera la rĂ©compense du soin que vous prendrez de rĂ©pandre TagrĂ©ment sur ses jours ; quâAdelaĂŻde tranquille , contente, heureuse, me remercie sans cesse dâavoir formĂ© les nĆuds qui vont vous lier , alors vous trouverez en moi un parent attentif, un solide ami, un tendre pere. Mais songez-y ; lĂŹ votre femme en pleurs vient me reprocher ces mĂȘmes nĆuds, si vous lâaffligez, si vous lui donnez de justes sujets He plaintes, elle deviendra lâunique objet de mon affection ; je ferai tout pour elle; pour vous, rien. Vous perdrez Ă la fois mon estime , ma tendresse & mon hĂ©ri-' tage. II en est teins encore, ajouta-t-il, ne vous engagez point si ces conditions vous effraient. M. de Sancerre 11e rĂ©pondit que par une profonde inclination, & prenant la plume il signa. On nous maria fans pompe & fans Ă©clat. Ma merc me trouvant dĂ©licate & peu formĂ©e, obtint du comte quâil ne me traiteroit point comme fa femme pendant le cours de TannĂ©e , & me laisseroit Ă Mondelis. Elle promit de me mener Ă Paris au commencement de Thiver CE LA COMTESSE DE SANCERRE. Ă7 suivant, & de recevoir M. de Sancerre dans lâhĂŽtel oĂč mon pere habitoit autrefois ; elle venoit de lâacheter du marquis de ThorĂ©, & par ses ordres on travailloit Ă Pagrandir & Ă lâorner. M. de Sancerre parut consentir avec peine Ă cet arrangement ; il ne pouvoir, disoit-il, se soumettre Ă des loix si dures , quâen sâĂŽtant la facilitĂ© de les enfreindre. Peu de jours aprĂšs notre union il partit de Mondelis. Son Ă©loignement mâaffligea , je pleurai beaucoup ; la prĂ©sence , les soins caressans, les discours passionnĂ©s du comte mâavoient fait sentir ces Ă©motions dĂ©licieuses , si naturellement excitĂ©es par lâamour dans une ame oĂč il sâintro- duit fans que le doute ou la crainte altĂšrent ses charmes flatteurs. M. de Sancerre mâĂ©crivoit souvent, ses lettres portoient une douce joie au fond de mon cĆur. Les peines de lâabfence tendrement exprimĂ©es , le dĂ©sir de vivre prĂšs de moi, de me voir toute Ă lui; dĂ©sir dont il me rĂ©pĂ©â toit que jâĂźgnorois la force & lâĂĄtendue ; des souhaits ardens de pouvoir avancer lâinstant de son bonheur, du mien,augmentoientchaque jour la vivacitĂ© de mes sentimens. Simple dans mes idĂ©es , ce bonheur dont il mâen- ttetenoit, me paroiĂĂŻĂČit attachĂ© au seul plaisir de le regarder , de lâentendre parler, de Fai- mer , de lui plaire, d'Ăštre lâobjet le plus cher Ă son coeur. Sans possĂ©der ce bien, jâen ai s8 Lettres l joui; mais que ma fĂ©licitĂ© dura peu ! Pour la goĂ»ter long - tems , il falloit toujours ignorer que M. de Sancerre se jouoit de ma crĂ©dulitĂ©. II vcnoit de se rendre en Allemagne, oĂč nos troupes sâassembloient, quand ma mere tomba dangereusement malade. Elle ne se trompa point aux premiers symptĂŽmes de son mal, & craignit pour moi la malignitĂ© de sa fiĂšvre ; Ă sa priere, madame du Lugei, alors Ă Mondelis , me fit enlever de fa chambre par ses femmes & les miennes malgrĂ© mes cris & ma rĂ©sistance, on me porta dans une voiture. Madame du Lugei me conduisit Ă lâabbaye du Martrai, & me confia aux foins de lâabbesse. AprĂšs sept jours passĂ©s Ă craindre , Ă espĂ©rer, jâappris la mort de mon aimable mere, de ma tendre, de ma respectable amie; perte irrĂ©parable, vivement sentie , & dont le tems nâeffacera jamais le souvenir douloureux. Je ne pouvois retourner Ă Mondelis, y vivre feule; ma sĆur Ă©toit Ă Bagnieres, oĂč le marquis de ThorĂ© prenoit les eaux. Madame du Lugei, aprĂšs un peu de sĂ©jour Ă lâabbaye, rappellĂ©e Ă Paris par la saison, me pressa de lây accompagner, & mâoffrit un appartement chez elle. Le marĂ©chal de Tende, exĂ©cuteur tes. tamentaire de ma mere , vint Ă Mondelis ;ilme conseilla dâaccepter les offres de ma parente, en attendant le retour de M. de Sancerre. Je DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 59 me dĂ©terminai Ă quitter le couvent, & partis avec le marĂ©chal & madame du Lugei. Je passai un mois Ă Paris malade, languissante & presque inconsolable; je ne mâapper- cevois point de la singularitĂ© de madame du Lugei. Cette femme accoutumĂ©e Ă nâagir que pour ĂȘtre remarquĂ©e, officieuse, empressĂ©e, ma!-adroitement obligeante, petite, fastueuse , mettant de lâimportance Ă tout ; voulant ĂȘtre connue, nommĂ©e, vantĂ©e; aspirant Ă la cĂ©lĂ©britĂ© ,-nây pouvant atteindre & sâattirant seulement le ridicule dây prĂ©tendre ; cette femme active, inquiĂ©tĂ© , mĂȘla tant dâassectation aux soins quâelle daignoit prendre de ma conduite, quâenfin la sienne me frappa, me dĂ©plut, & bientĂŽt me rĂ©volta. Mon deuil , ma jeunesse Sc ma profonde douleur ne me permettoient pas de me rĂ©pandre dans le monde, & je ne desirois point une dissipation dont je nâavois jamais connu le besoin; mais entendant rĂ©pĂ©ter fans cesse Ă madame du Lugei quâelle fermeroit fa porte pendant mon sĂ©jour chez elle , quâelle nâex- poseroit point une femme de mon Ăąge Ă la sĂ©duBion dâun monde corrompu , je me sentis gĂȘnĂ©e, mĂȘme offensĂ©e de ses attentions, & je crus devoir lui rendre la libertĂ© de voir ce monde , quâen vĂ©ritĂ© elle est bien Ă©loignĂ©e de haĂŻr. Je priai le marĂ©chal de Tende de me permettre dâaller attendre Ă Tresnel la fin de la campagne. Prompt Ă satisfaire mes dĂ©sirs » 6s Lettres il mây fit meubler un appartement ; je ms- hĂątai dâen prendre possession , & madame du Lugei perdit dĂšs ce moment ma confiance & mon amitiĂ©. Vers le milieu dâoctobre , M. de Sancerre arriva ; il ne voulut pas loger chez ma sĆur. On travailloit encore Ă lâhĂŽtel oĂč je loge Ă prĂ©sent ; le marĂ©chal nous cĂ©da son petit pavillon dâĂ©tĂ©. Le jour que ma sĆur vint me prendre Ă Tresnel pour me conduire Ă lâhĂŽtel de Tende , fut cĂ©lĂ©brĂ© par une fĂȘte magnifique. Jây passai quatre mois, si satisfaite de mon fort, si sensible Ă la tendresse de M. de Sancerre , aux soins paternels du marĂ©chal , que le bonheur dont je jouissois me paroissoit le bien suprĂȘme. Paisible ignorance, flatteuse erreur, douces illusions ! est-ce donc vous seules qui nous rendez heureux ? Ah ! mon ami , mon cĆur sâĂ©meut encore au souvenir dâun tems oĂč , trompĂ©e , trahie , sacrifiĂ©e , je me croyois au comble de la fĂ©licitĂ©. M. de Sancerre, gĂȘnĂ© par lâattention de son oncle sur toutes ses dĂ©marches, ayant fait plusieurs Ă©preuves de ma discrĂ©tion, & sâen Ă©tant assurĂ©, me confia quâil aimoit passionnĂ©ment le jeu , sur-tout le lansquenet, & n'o- soit se livrer Ă cet amusement dĂ©testĂ© du marĂ©chal. II mâapprit aussi quâon passoit une partie des nuits Ă y jouer chez une femme dont la maison touchoitau derriĂšre de lâhĂŽtel ; il me laiĂŹĂa voir un dĂ©sir extrĂȘme de profiter DE LA COMTESSE DE SANCERRE. quelquefois dc cette commoditĂ©. CrĂ©dule & complaisante, moi-mĂȘme, une bougie Ă la main, jâaidois mon mari Ă traverser la galerie, Ă gagner le petit escalier , Ă le descendre sans ĂȘtre entendu des gens du marĂ©chal ou des miens. InsensĂ©e que jâĂ©tois ! je mâapplaudis- sois de me voir feule dans la confidence de M. de Sancerre! Combien il sâamusoit de ma simplicitĂ©! A quel indigne usage il employoit mon innocente affection ! Combien il prisoit le vil avantage que lâexpĂ©rience & la faussetĂ© lui donnoient sur moi ! Je sentis un chagrin vĂ©ritable en mâapprĂȘ- tant Ă quitter la maison du marĂ©chal ; il me chĂ©riffoit, je saimois, je le respectois. Le soir que je devois sortir de lâhĂŽtel de Tende , pour habiter ma nouvelle demeure, ce tendre parent me fit prĂ©sent d une riche cassette. Le bois rare & prĂ©cieux dont elle Ă©toit formĂ©e, paroiffoitĂ peine au-dehors des lames dâor croisĂ©es la cou- vroient presque toute ; elle servoit dâĂ©crin, de cave & dâĂ©critoire ; on savoit remplie de bijoux Ă mon usage, de parfums & de mille bagatelles agrĂ©ables. Le marĂ©chal sâamufa beaucoup Ă me voir chercher en vain le ressort cachĂ© qui lâou- vroit ; lui-mĂȘme fut obligĂ© de me le montrer. M. de Sancerre admira la sĂ»retĂ© du secret il parut si charmĂ© de cette jolie cassette , que, nâosant la lui donner, je me hĂątai dâemployer un habile ouvrier Ă lâimiter. On ne put trouver le mĂȘme bois; mais les lames dâor un 62 Lettres peu plus pressĂ©es, ne laissĂšrent point apper- cevoir cette lĂ©gere diffĂ©rence. Je la garnis de tout ce que jâimaginai pouvoir plaire Ă M. de Sancerre. Je me fis une affaire du choix, du secret, & je sentis un plaisir vĂ©ritable Ă placer moi-mĂšme cette cassette dans son cabinet. HĂ©las ! je ne prĂ©voyois pas que ce don fatal mâĂ©claireroit fur le caractĂšre d'un homme quâil mâĂ©toit si important dâestimer. Soigneux de mĂ©nager la saveur du marĂ©chal , en cessant de vivre sous ses yeux, M. de Sancerre ne parut pas changer de conduite; il en changea pourtant, mais je pus feule le remarquer. II continua de montrer une extrĂȘme passion pour moi, de vanter hautement les grĂąces de ma personne, mes talens, mon esprit, lâĂ©galitĂ© de mon humeur; de parler Ă tous momens de la douceur quâil goĂștoit Ă inspirer , Ă partager de tendres sentimens. En mâaccompagnant par-tout, il acquit la rĂ©putation dâun homme sensĂ© , capable de. mĂ©priser de ridicules usages & dâavouer un attachement raisonnable. Jâcntendois rĂ©pĂ©ter autour de moi Jeslouanges de mon mari, on envioit mon sort; jâofirois aux regards lâimage dâune femme heureuse ; sĂ©clat mâenvironnoit, lâor & les pierreries brilloient fur moi ; on admiroit mes bijoux , mes voitures, mes attelages ; tout Ă©toit choisi par M. de Sancerre ; son goĂ»t & fa magnificence surprenoient; mais il me refu- soit des bagatelles qui excitoient mes dĂ©sirs, BE LA COMTESSE DE SANCERRE. 6 il me demandoit compte de la petite somme destinĂ©e Ă mes amusemens, il obligeoit mes femmes Ă lui en dire lâemploi; souvent il le blĂąmoit ; mon naturel bienfaisant mâatti- roit des reproches ou des railleries. Un mĂȘme appartement ne nous allĂčjcttissantplus Ă nous voir Ă tous momens, il venoit rarement dans le mien aux heures oĂč jây Ă©tois feule. Ca- restĂ«e en public, nĂ©gligĂ©e en particulier, mes yeux ne sâouvroient point ; jç nâattachois pas le bonheur aux preuves de tendresse que mon mari cessoit peu Ă peu de me donner, mais Ă celles quâil me prodiguoit encore. II me suivoit en tous lieux, me tenoit un langage flatteur ; je me croyois aimĂ©e, & lâespece de froideur dont une autre se seroit peut-ĂȘtre alarmĂ©e, ne dĂ©truisoit pas cette douce erretfr. Pourquoi nâaiaje pu la conserver toujours ? Pourquoi le hasard me lâenleva-t-il ? Oh! mon ami, elle me rendoit si heureuse ! Un soir que M. de Sancerre venoit de partir pour Versiiilles, le feu prit au parquet de son cabinet; mes gens essrayĂ©s se hĂątĂšrent de transporter dans mon appartement ses meubles les plus prĂ©cieux. En revenant de chez ma sĆur oĂč jâavois soupĂ©, je trouvai tout en confusion heureusement le feu Ă©toit Ă©teint & le danger cĂ©dĂ©; mais comme il failoit travailler au parquet & aux lambris du cabinet de M. de Sancerre, je fis laisser dans le mien plusieurs petits meubles que les ouvriers pouvoient endommager en les dĂ©plaçant. 64 Lettres Jâallois me mettre au lit, quand je vis fur ma dieminĂ©e un billet cachetĂ© le dĂ©sordre de mes gens leur avoit fait oublier de mâen parler; il Ă©toit de madame de CĂ©zanes; je le lus, elle me prioit de lui prĂȘter deux fleurs de dia man s quâelle vouloir faire imiter. Je demandai ma cadette ; on me supporta, je Pouvris, & dis Ă Pauline , une de mes femmes, de prendre ces fleurs & de les envoyer le lendemain matin Ă madame de CĂ©zanes. Pauline chercha long- terns, renversa quantitĂ© de papiers , ĂŽta tous les tiroirs, & sâĂ©cria quâelle ne trouvoit point mes pierreries. Je mâapprochai, vis fa mĂ©prise, & reconnus dâabord la cassette de M. de 8ancĂȘtre. Je passai dans mon cabinet, pris ces fleurs & les lui donnai. Comme elle les recevoir de ma main, fa pĂąleur & son accablement me frappĂšrent ; encore effrayĂ©e de lâaccident du jour, elle paroissoit fatiguĂ©e & malade. Je me fcntois peu disposĂ©e Ă dormir ; mais ne voulant pas faire veiller Pauline , je la renvoyai. Avant de prendre un livre, je crus devoir rassembler les papiers de M. de Sancerre ; jâallois refermer fa cassette, quand fur le pli dâune lettre ces mots Ă©crits & soulignĂ©s sâoffrant Ă mes regards, excitĂšrent ma curiositĂ© Je vous ai permis J Ă©pouser AdĂ©laĂŻde. Me voici Ă Pendroit dĂ©mon rĂ©cit, qui mâa fait Ă©viter si long-tems de vous ouvrir mon cĆur. Oserai - je , mon cher comte , vous envoyer la copie de cette lettre, vous dĂ©couvrir DE LĂ COMTESSE DE SaNCERRĂ. 6s vrir un mystĂšre odieux, un secret dont la con- noissance va vous mortifier. Quelle flatteuse prĂ©vention je vais dĂ©truire ! Vous nommerai- je cette femme, dont lâatt Ă©tonnant fut mĂ©nager tant dâintĂ©rĂȘts divers , fixer des amans heureux, enchaĂźner ceux quâelle sacrifiait Ă la vanitĂ©, jouir de leur estime, de la vĂ©nĂ©ration dâun Ă©poux trompĂ©, & sous le voile de lĂą dĂ©cence , de la modestie , de la religion mĂȘme, se livrer Ă une passion effrĂ©nĂ©e , exprimĂ©e sans pudeur & satisfaite aux dĂ©pens de lâhonneur & de lâhumanitĂ©? Ce nâĂ©toit point assez pour cette femme cruelle de me fermer le coeur de M. deSancerre; mon bonheur apparent excitait fa jalousie ; elle dĂ©sirait , elleexigeoit que mort mari me donnĂąt des niarques de haine, de mĂ©pris. ... Mon ami, mon indiscret ami, pourquoi me forcez-vous Ă vous dire que madame de CĂzanes, votre parente , celle dont pendant plusieurs annĂ©es vous avez cru possĂ©der les innocentes ajse&iom, d oh t vous chĂ©rissez la mĂ©moire , dont le souvenir vous attendrit encore, Ă©tait la plus fausse, la plus basse & lĂĄ plfls mĂ©prisable de toutes les crĂ©atures ? Pardonnez, moucher comte, pardonnez-' moi ces dures Ă©pithetes; le ressentiment ne me les dicte pas. Le tems, dâautres idĂ©es ont effacĂ© les mouvemens de haine que madame de CĂ©zanes Ă©leva dans mon ame. Jâai pu me venger dâelle , & je me fuis contentĂ©e de lut inspirer de la crainte. AprĂšs fa mort, pour- Tome IVĂ E 66 Lettres quoi lui aurois - je enlevĂ© une rĂ©putation acquise & conservĂ©e par tant dâartifices ? Pourquoi aurois-je fait rougir son mari, ses freres , affligĂ© ses amis? Jâai rĂ©sistĂ© au dĂ©sir dc justifier mon caractĂšre, parce quâil mâĂ©toit impossible de le faire sans chagriner ceux qui tenoient Ă cette femme. Les parens de M. de Sancerre , ses amis , lui-mĂȘme & madame de CĂ©zanes nâont osĂ© attaquer que mon humeur difficile , inflexible. A mon retour dans le monde , câeĂ»t Ă©tĂ© une petitesse , une vĂ©ritable enfance de rappeller le passĂ©. Les autres sâen souviennent Ă peine, & tous les jours il sâefface de ma mĂ©moire. II sâen efface trop peut-ĂȘtre ! Adieu. Ce paquet est fort gros, le premier Courier vous portera le reste. Suite. Je voiois souvent madame de CĂ©zanes , je la voyois fans plaisir , mĂȘme avec une forte de rĂ©pugnance que fa feinte austĂ©ritĂ© devoit naturellement inspirer Ă une femme de mon Ăąge. M. de Sancerre mâobiigeoit Ă cultiver une connoissance quâil mâavoit donnĂ©e, & son intime liaison avec le marquis de CĂ©zanes mâengageoit Ă cacher le peu de goĂ»t que je me trouvois pour une sociĂ©tĂ© fort grave & fort ennuyeuse. JĂ© reconnus rĂ©criture de madame de CĂ©za- nes j & la singularitĂ© de cette expression , je DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. une semblable aversion nâĂ©toit pas naturelle, on en chercha la cause ; bientĂŽt on crut ma raison altĂ©rĂ©e j une tristesse si profonde, une haine si injuste ne pouvoient naĂźtre que de lâĂ©garement de mon esprit. Sans conseils, fans amis , livrĂ©e Ă mes seules rĂ©flexions, je voyois Ă©couler le tems fixĂ© pour dĂ©clarer mon choix. Jâaurois voulu contenter le marĂ©chal, peut-ĂȘtre mĂȘme M. de Saneerre, par tous les sacrifices que mon cĆur ne le seroit point reprochĂ©s. Je pouvois consentir Ă ~me nuire , Ă mâaffliger; mais devois-je mâavilir, cĂ©der fur un point oĂč la dĂ©cence, oĂč lâhonneur Ă©toient intĂ©ressĂ©s ? Le couvent dont on me menaçoit devint insensiblement lâobjet de mes plus consolantes pensĂ©es. En perdant lâespĂ©rance du bonheur, on sâattache naturellement Ă celle du repos mais cette retraite ne paroĂźtroit-elle point forcĂ©e? Quoi ! laiflerois - je penser que M. de Saneerre me bannissoit de sa maison ? Peu Ă peu toutes mes idĂ©es se tournĂšrent vers Mondelis. Ces lieux, oĂč jâavois passĂ© mes premieras annĂ©es dans une si douce tranquillitĂ©, se peignirent Ă mon imagination comme le sĂ©jour de la de la comtesse de Sancerre.' 9Z paix j je me flattai dây voir renaĂźtre le calme de mon esprit & ĂŹâindifference de mon cĆur. Mon ami, je me trompois ; cette indiffĂ©rence eĂfc un bien dont on ne peut jouir deux sois, jamais on ne le recouvre dans toute son Ă©tendue. Quand on a aimĂ©, un sentiment douloureux, inquiet, je ne sais quel regret se mĂȘlent Ă la certitude de nâaimer plus , & livrent notre ame nu danger dâaimer encore. Uniquement occupĂ©e du dĂ©sir dâaller Ă Mon- delis, dây fixer ma demeure , jâosai mâarrĂȘter au seul moyen qui pouvoit engager M. de Sancerre Ă remplir ce dĂ©sir ardent ; je me crus permis rĂ©employer une sois lâartifice, de soirs servir la lettre de madame de CĂ©zanes Ă me tirer de la malheureuse situation oĂč cette femme hardie se plaisoit Ă me rĂ©duire. JâĂ©tois bien Ă©loignĂ©e de mĂ©diter une vengeance basse & cruelle; mais mon mari me connoissoit-il assez pour ne pas me craindre ? Peut-ĂȘtre en le menaçant, en me montrant prĂȘte Ă repousser lâinsulte, parviendrois - je Ă mâaffranchir de lâoppreffion & de la tyrannie. AprĂšs une mĂ»re dĂ©libĂ©ration, je lui Ă©crivis , & renfermai dans ma lettre une copie de celle de madame de CĂ©zanes. Pour ne pas lui laisser Pefpoir de mâobliger par la force Ă lui remettre cette preuve de leur intelligence , jâallai de grand matin Ă Tresoel, dĂ©terminĂ©e Ă nâen point sortir si la rĂ©ponse de M. de Sancerre ne remplilsoit pas mon attente. Voici ma Ictre. §4 Lettres Lettre de madame de Sancerre, Ă son mari. â Lâart & la finesse ne guident pas toujours â sĂ»rement, monsieur votre conduite me â iâapprend; vous risquez trop en abusant de â ma douceur; & quand je puis vous nuire, â me venger, vous devriez penser quâil est â un point oĂč la gĂ©nĂ©rositĂ© cede Ă la nĂ©cessitĂ© 3 , dâune juste dĂ©fense , un moment oĂč lâon â cesse de sâimrnoler soi-mĂȘme Ă lâintĂ©rĂȘt dâun â homme capable de jouir des plus grands â sacrifices, fans les apprĂ©cier ni les recon- ,3 noitre. 33 Vous m'avez ĂŽtĂ© le seul ami dont la ten- ,3 dresse soutenoit mon cĆur abattu ; vous â avez prĂ©venu son esprit; vous mâavez ravi â son estime , sa protection ; vous vous ĂȘtes ,3 flattĂ© quâil nâĂ©couteroit plus mes plaintes, 3, quâil ne seroit plus sensible Ă mes larmes ; â vous vous reposez sur vos artifices, vous 3, ne me craignez point ; vous voulez mâassu- â jettir Ă de dures loix , donner Ă madame de â CĂ©zanes le plaisir cruel de me contempler â dans rhumiliation , dans la douleur , dans â lâaviliflement. Votre confiance vous trompe. 33 IrritĂ©e de son impudence & de votre har- 3, diefle, maitrefle de sa rĂ©putation & de votre 33 fortune, je puis couvrir, cette femme de 3, contusion , &âą vous faire perdre le prix que ,3 vous attendez dâune longue feinte & de la 33 plus basse dissimulation. EE LA COMTESSE DE SANCERRE. 9s â Trop vraie pour vous cacher lâextrĂšme â mĂ©pris que mâtnfpirĂ« votre caractĂšre, je â vais mâexprimer lans dĂ©tour. Je ne veux ,5 plus vivre avec vous , monsieur j la fille du â comte de Da martin nâest pas nĂ©e pour â ĂȘtre votre esclave , pour se soumettre Ă de 5, lĂąches complaisances jouissez des avanta- â ges qui vous firent obtenir de madame de â CĂ©zanes la permission de m'Ă©pouser", disposez â de ma fortune, le revenu de Mondelis & la somme destinĂ©e Ă mes amuscmens, suffi- â ront Ă ma dĂ©pense. Tous mes vĆux se bor- â nent Ă passer le reste de mes jours dans ma â terre. Si vous me raccordez , monsieur, ,, jâoublierai qu'un lien fatal nous unit; fans â curiositĂ©, fiins intĂ©rĂȘt fur vos dĂ©marches, â je ferai Ă votre Ă©gard comme si je nâexis- â tois plus. â Pour donner de la force Ă ma priere, je M joins ici la copie dâune lettre de madame â de CĂ©zanes. Lâoriginal vous manque , vos â recherches peuvent vous en convaincre. M DĂ©posĂ© par moi-mĂȘme en des mains sĂ»res, â votre refus, ou votre condescendance dĂ©ci- ĂŹ> deront de lâusage quâon en doit faire. Si â vous hĂ©sitez Ă remplir mes dĂ©sirs, si vous â nâaccordez pas ma demande aujourdâhui, j, demain M. de CĂ©zanes recevra de ma part â cette preuve de la fidĂ©litĂ© de fa femme, & M le marĂ©chal de Tende saura qui de vous â ou de moi peut se plaindre avec justice. 53 33 -S LettrĂ©s â MaĂźtre dâĂ©viter un Ă©clat si fĂącheux , vous ,, le ferez aulsi dâinventer des raisons plausi- , y blĂ©s de mon sĂ©jour Ă Mondelis ; un Ă©ter- nel silence fur vous , fur madame de CĂ©za- â nĂ©s , vous permettra de mâaccuser de la 33 bizarrerie de cette sĂ©paration ; je vous en- â gage ma foi de ne jamais dĂ©mentir vos â plus fausses imputations , en supposant 33 pourtant quâelles nâattaqueront point mes â mĆurs. Jâattends votre rĂ©ponse , elle rĂ©glera ma conduite. Je ne sortirai point de cette maison sans ĂȘtre instruite de vos intentions, prĂȘte Ă confirmer mes ordres fur la lettre â de madame de CĂ©zanes, ou Ă les rĂ©voquer â si ma demande est accordĂ©e. â Pour ne vous laiĂfer , monsieur, aucune 3, objection , je vous fais part des mesures que â jâai dĂ©jĂ prises. DĂšs ce soir une consultation sur le foible Ă©tat de ma santĂ© , me prescrira dâaller respirer mon air natal; madame de Fiers quittera Tresnel pour mâaccompagnet 33 Ă Mondelis. En vivant fous les yeux de 33 votre plus proche parente, dâune femme ,3 respectable , chere au marĂ©chal de Tende , 3, distinguĂ©e de toute votre maison , je paroĂź- 33 trai toujours dĂ©pendre de vous , monsieur, 33 & mon sĂ©jour chez moi sera regardĂ© seu- ,,'lement comme la suite du dĂ©goĂ»t que le j, monde mâinspire depuis si long - teins. â AprĂšs avoir envoyĂ© cette lettre, mon agitation -S » I DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 97 tation fut extrĂȘme pendant trois heures dâat- tente. Je commençois Ă me repentir de cette dĂ©marche hardie j des craintes vagues, une triste inquiĂ©tude sâemparoient de mon cĆur, troubloient mon imagination, quand on tn'ap- porta ce billet de M. de Sancerre. w Vous ferez toujours maĂźtresse de vos dĂ©- â marches , madame; vos bontĂ©s , vos ver- â tus, rattachement que vous mĂ©ritez , mon â respect doivent vous faire tout attendre de ma â complaisance. DĂ©sespĂ©rĂ© ĂȘtre odieux, â atĂŹligĂ© du parti que vous prenez , je n'ose â mâoppofer Ă vos dĂ©sirs j je ne me priverois â jamais de la douceur de vous voir, si vous â ne mâaĂfuriez positivement que vous fou- â haite-z de me quitter. En tout tems, ma» â dame , en toute occasion , jâapprouverai ce M que vous jugerez convenable , ce qui pourra ,3 contribuer au repos , Ă lâagrĂ©ment de votre â vie, & vous avez la libertĂ© de suivre les arran- gemensdont vous venez de me faire part. â Ce consentement si dĂ©sirĂ© adoucit !'amertume de mes chagrins. Je hĂątai les prĂ©paratifs de mon voyage ; je regardois mon dĂ©part comme la fin de mes peines , dâunc passion si tendre & si malheureuse ; je croyois perdre Ă Mondelis le sentiment qui me forçoit Ă mây retirer. JâĂ©prouvai dans ma solitude, que si lâĂ©loignement atĂoiblit la haine, il rend souvent Ă l'amour toute sa vivacitĂ©. Tome IV. G Lettres §8 M. de Sancerre partoit pour se rendre Ă farinĂ©e. Son absence me permettoit de paiser plusieurs ,mois a Mondclis fans Ă©lever des soupçons dans lâesprit du marĂ©chal de Tende , rien 11 e pouvoir lui faire envisager ce voyage comme le commencement dâuue Ă©ternelle sĂ©paration entre son neveu & moi ; il en espĂ©roit ,1e retour de ma santĂ© & le calme de mon esprit. Je mâabandonnai Ă la plus vive douleur en lui disant adieu; je ne le verrai plus, me repĂ©tois-je eu pleurant, je sembrasse pour la derniere fois ! LâĂdĂ©e que je lui laissois de mon caractĂšre , celle quâil en prendroit dans la fuite pĂ©nĂ©troit mon cĆur. Ah ! ne me haĂŻlsez pas , mon pere , ne me haĂŻssez jamais , lui criai- je en baignant ses mains de mes larmes, je vous aimerai, je vous respecterai toujours Ăź Avec quelle peine je mâen sĂ©parai ! Je ne me rappellerai jamais fans amertume que jâai pu Paffliger. Pour Ă©viter Ă M. de Sancerre de feints regrets & dâinutiles dĂ©monstrations de tristesse, je devançai lâhcure fixĂ©e par moi- mĂȘme, & partis fans le voir. Pendant la route, je conservai lâespĂ©rance de me trouver heureuse en arrivant Ă Mondelis. Mon attente fut cruellement trompĂ©e ; ces lieux si' chers Ă mon enfance , nâossrirent Ă mes regards quâun vaste dĂ©sert. Ils rappellerait douloureusement Ă ma mĂ©moire cette mere si tendre, dont les soins & les bontĂ©s mâen ren- doient autrefois le sĂ©jour 11 agrĂ©able, O mon DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 99 cher comte , que sa prudence , quĂ© ses conseils mâeussent Ă©tĂ© nĂ©cessaires ! Dans une situation fĂącheuse, embarrassante , combien il est consolant de suivre les inspirations dâune amie Ă©clairĂ©e , intĂ©rctiĂ©e Ă nous guider sĂ»rement, Ă nous faire Ă©viter les Ă©cueils que la paffion nous cache ! Quel malheur dâĂštre livrĂ©e trop jeune Ă foi-mĂȘme , de douter , dâhĂ©siter fans cesse, de craindre de sâĂ©garer en suivant ses propres mouvemens , dâignorer sâils sâĂ©levent de j'orgueil ou dâun sentiment naturel & raisonnable ! Nâosant consulter personne , nâĂ©coutant que mon cĆur, mon reĂĂźentiment, jâavois cru pouvoir mâarmer contre M. de Sancerre de cette lettre que le hasard laissa dans mes mains ; en gardant le silence fur son intrigue ,, sur la bassesse de son caractĂšre, je croyois remplir Ă son Ă©gard tous mes engagemens peut-ĂȘtre lui devois-je davantage? Le lien qui nous unis- soit , exigeoit peut-ĂȘtre un entier renoncement Ă moi-mĂȘme , Ă mes dĂ©sirs , Ă ma volontĂ© , une fourniision plus aveugle. Peut-ĂȘtre nâĂ©tois - je pas Ă lâabri de tout reproche ; mais, mon ami, quelle loi dans la nature, dans la simple Ă©quitĂ©, peut obliger un sexe Ă supporter , Ă ne jamais sâaffranchir dâun joug cruel? Eh comment, & pourquoi la mĂȘme chaĂźne s'Ă©tendroit-elle , deviendroit- elle lĂ©gere pour Pu n , quand elle se resserre & sâappesantit pour Pautre ? Je termine ici, & ce qui me reste Ă vous G ij ioo Lettres dire est peu intĂ©ressant ; je vous rĂ©crirai pourtant. Adieu. -Ă-â - =%}* LETTRE XVII. Jâai reçu vos deux lettres, elles ont dissipĂ© mon inquiĂ©tude. Je fuis charmĂ©e de nâavoir point blessĂ© votre cĆur par un rĂ©cit que je crai- gtiois tant de vous faire mais quel aveu , mon cher comte ! combien de rĂ©flexions il Ă©leve dans mon esprit ! Quoi! la faussetĂ© de madame de CĂ©zanes, lâindĂ©cence de ses penchans vous Ă©toicnt connues , & vous f aimiez ? A fa mort vous arracha des soupirs, vous fit rĂ©pandre des larmes ameres, & vous mâen parliez avec attendrissement, avec douleur? Eh, bon Dieu, fi les pleurs dâun honnĂȘte homme honorent la mĂ©moire dâune femme mĂ©prisable , quel prix obtiendra donc la vertu ? quel espoir la soutiendra dans ses efforts ? quels hommages ren- dra-t-on Ă la modestie , Ă la candeur ? ExceptĂ© M. deSancerre , dont lâintrigue fe lia pendant votre sĂ©jour Ă Malte , vous avez , dites - vous, connu tous les amans heureux de madame de CĂ©zanes. Vous fĂ»tes du nombre, fans doute. Mon ami, je voudrots que vous enfliez moins regrettĂ© cette femme; vous ne deviez pas la pleurer ; non , en vĂ©ritĂ©, vous ne le deviez pas mais je veux rĂ©sister au dĂ©sir de vous faire DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. IOt une querelle , & continuer ce que vous appeliez mon histoire. Je ne vous fatiguerai point du dĂ©tail de ma vie solitaire, ni des persĂ©cutions que RĂ©prouvai pendant long-tems. Vous le savez, le marĂ©chal de Tende , ma sĆur, tous ceux qui sâĂ©toient cru du pouvoir fur mon esprit, tentĂšrent vainement de me ramener Ă Paris. Constante dans mes refus, rien ne put vaincre ma rĂ©sistance. M. de Sancerre affecta la douleur la plus vive, il se plaignit par - tout dâĂȘtre haĂŻ dâune femme quâil adoroitp on partagea ses chagrins , le marĂ©chal voulut le dĂ©dommager dâune union si mal assortie, par le don de toute fa fortune. Six mois aprĂšs lui avoir allure son hĂ©ritage , il mourut , & peut- ĂȘtre ne fut sincĂšrement regrettĂ© que de celle dont la dĂ©sobĂ©issance excitoit sa colĂšre & sa haine. Comme les Ă©vĂ©nemens les plus extraordinaires occupent peu de tems un monde avide de nouveautĂ©s, aprĂšs un an de sĂ©jour Ă Mondelis , je me vis oubliĂ©e des parens de M. de Sancerre, abandonnĂ©e des miens, & rĂ©duite Ă la feule amitiĂ© de madame de Fiers. En com- patilsant aux peines de mon cĆur , elle en respecta le secret. Si ma conduite Ă lâĂ©gard de M. de Sancerre ne lui parut pas rĂ©pondre aux senti mens quâelle me connoiiToit, aulsi dĂscrette que sensible , elle ne sâeisorça point de pĂ©nĂ©trer ce mystĂšre. Câest dâelle que jâappris lâhis- G iij ro2 Lettres Loirs cachĂ©e des amours de madame de CĂ©za- iies; la comtesse de Fiers possedoit un dĂ©tail fort Ă©tendu de ses intrigues. Un de ses neveux , favorisĂ© & trompĂ© par la marquise , sâĂ©toit plu long-tems Ă suivre ses dĂ©marches , Ă gagner ses femmes, Ă rechercher lâamitiĂ© de ses amans , leur confiance , Ă sâassurer des lieux oĂč elle se trouvoit avec eux. Spirituel & vindicatif, il avoit rĂ©digĂ© ses observations en un petit mĂ©moire , Ă dessein dâen rĂ©pandre des copies parmi ses amis. Madame de Fiers le dĂ©tourna dâune vengeance fi noire, & sâempara delâou- vrage. Vous y Ă©tiez nommĂ© , mais on nây parloit point de M. de Sancerre. LâuniformitĂ© de ma vie*, le foin dâembellir ma retraite , le tems , le mĂ©pris que mâinsp'i- roit le caractĂšre de mon mari , lâĂ©loignemcnt de tous les objets capables dâentretenir un penchant dont je rougiĂsois, les amusemens film pies & variĂ©s de la campagne calmoient dĂ©jĂ les agitations de mon cĆur, quand madame de Marti guĂ©s vint mĂȘler les charmes de son agrĂ©able gaietĂ©, Ă ces heureux commencemens dâune paix fi vainement recherchĂ©e au milieu du monde. Mon ami, croyez-mâen , on nâen goĂ»te Ă Paris que lâapparence ; non , je ne fuis point ici comme jâĂ©tois Ă Mondelis. Le comte de Martigues, retirĂ© de la cour & du service , Ă©tablit alors fa rĂ©sidence Ă Mon- fernai, terre contiguĂ« Ă la mienne. MariĂ© depuis deux mois, il se hĂątoit de dĂ©rober Ă tous les DE LA COMTESSE DE IOĂ yeux la jeune & charmante compagne quâil sâĂ©toit donnĂ©e. M. de MĂ©ri, oncle de madame de Mirandc, & tuteur de mademoiselle de Marsei , en assurant la fortune de sa pupille, crut assurer son bonheur. II venoit de Punir Ă l'ho m me du monde dont le caractĂšre con- venoit le moins Ă Penjouement & Ă la vivacitĂ© du sien. Avec des qualitĂ©s estimables , des vertus solides, un mĂ©rite rĂ©el, M. de Mar- tigues ne plaisoit Ă personne. La gravitĂ© de sa contenance, lâaustĂ©ritĂ© de ses principes , cette justice exacte , mais dure , qui traite la clĂ©mence de foibleise , un air sombre , un ton impĂ©rieux, assez dâaigreur dans la dispute prĂ©venoient contre lui, & portoient plutĂŽt Ă lâĂ©viter quâĂ lâexamitier assez pour connoitre la bontĂ© de son cĆur & lâhonnĂštetĂ© de ses sentimens. Vous imaginez combien lâesprit & le feu de madame de Martigues sâaccordoient mal avec le sĂ©rieux de son mari. PrivĂ©e de tous les amusemens qu'elle aimoit, contrariĂ©e dans ses goĂ»ts , dans ses moindres dĂ©sirs , adorĂ©e , mais contrainte, faut-il sâĂ©tonner de son Ă©loignement pour de nouveaux liens ? Le comte de siennes veut en vain la rassurer contre le danger dâun second engagement; lâescla- vage & un mari se prĂ©sentent ensemble Ă son idĂ©e ; ce nâest pas la lĂ©gĂ©retĂ© dont ou lâaccuse; câest sa propre expĂ©rience qui la rend si difficile Ă persuader. G iv LETTRES IC4 Madame de Martigues, Ă©levĂ©e dans la mĂȘme abbaye oĂč la comtede de Fiers vivoit depuis son veuvage, vint la voir Ă Mondelis j elle mecroyoit une personne fort extraordinaire, elle fut Ă©tonnĂ©e de ne trouver en moi quâune femme douce & triste. Peu Ă peu nous nous liĂąmes dâune amitiĂ© trĂšs-tendre. M. de Martigues me visttoit souvent ; quand il faifoit de petits voyages autour de fa demeure, il laiĂsoitla comtesse Ă Mondelis ; fa mort me toucha , elle arriva deux ans avant celle de M. de Sanccrre. Madame de Martigues , riche & libre , courut Ă Paris; je nâespĂ©rois pas la revoir; mais plus solide en amitiĂ© que je ne le pensois, elle reparut bientĂŽt Ă Mondelis , conduisant avec elle madame deMirande quâelle venoit dâenlever du couvent, & vouloit soustraire aux recherches & Ă lâautoritĂ© de M. de MĂ©ri. Veuve Ă dix-huit ans, bornĂ©e Ă un douaire modique & mal assurĂ©, fans autre appui que la tendresse de son oncle, madame de Mirande dĂ©jĂ sensible pour Termes , refusoit un riche parti & sâexposoit Ă ĂȘtre dĂ©shĂ©ritĂ©e , par la dĂ©marche imprudente que madame de Martigues lui avoir conseillĂ©e. La situation de cette jeune & jolie personne 3a rendoit auĂst intĂ©ressante, que son naturel doux & PagrĂ©ment de son esprit prĂ©voioient en sa saveur. Pupille de son oncle , Ă©levĂ©e avec elle, madame de Martigues lâaimoit depuis son enfance ; je me trouvai heureuse quâelle eĂ»t de la comtesse de Sancerre. ros choisi Mondelis pour servir dâasyle Ă son amie ; vous savez que depuis nous ne nous sommes jamais sĂ©parĂ©es. Madame de Martigues alloit & venoit fans cesse de Paris Ă Mondelis les plaisirs quâelle Ă©toit avide de goĂ»ter furene souvent sacrifiĂ©s Ă la douceur de nous prouver fa sincere amitiĂ© ; mais madame de Mirande ite quitta ma retraite quâavec moi. Que vous dirai-je encore , mon cher comte? AprĂšs la mort de M. de Sancerre vous vĂźntes Ă Mondelis ; des arrangemens nĂ©cessaires me rappellerent Ă Paris,- je reparus dans le monde, on sembla mây revoir avec plaisir. Comme je nâavois que vingt-deux ans , madame de Fiers consentit Ă en passer trois avec moi; depuis six mois elle a dĂ©sirĂ© de rentrer au couvent, pour sây livrer toute entiere Ă de pieux exercices. Vous savez avec quel regret je me suis sĂ©parĂ©e dâellejje la vois souvent. Mon ami, le calme de son cĆur, sa vie tranquille , excitent quelquefois mon envie ; il est des mornens oĂč je fuis prĂȘte Ă tout quitter, Ă me renfermer avec elle. Nâest-on pas heureuse quand on est paisible ? Vous mâallez dire eh, ne PĂštes-vous pas paisible ? Mais non , non en vĂ©ritĂ©. Je ne Ăais quelle inquiĂ©tude , quel ennui.... Adieu; brĂ»lez tout ce que vous mâavez forcĂ© dâĂ©crire. v Lettres to6 LETTRE XVIII. Paris. O U S avez reçu la lettre de Paimable comtesse de Termes, celle de son heureux mari ; madame de Martigues vous conte tous Ăźes amusemens , toutes les magnificences de la Fereje ne vous dirai donc rien dâune fĂȘte fi long-tems desirĂ©e ; quand vous reviendrez on en parlera fans doute encore. Le caractĂšre des deux Ă©poux mâassurc quâils sentiront toujours du plaisir Ă se la rappeller. Nous arrivĂąmes chez madame de Commin- ges ; le marquis de Montalais nous y attendoit. M. de Comminges, venu le premier, trouva plaisant de le cacher, de demander la permission de nous prĂ©senter un provincial , son parent, bon homme , un peu Ă©pais , mĂȘme assez ennuyeux ; on le regardoit, on sstncli- noit de mauvaise grĂące. Madame de Martigues bĂąiĂĂoit dĂ©jĂ en appercevant le marquis , elle poussa des cris de joie. Le souper sut trĂšs gai; nous devions nous retirer avant minuit; trois heures sonnoient quand on sâavila de regarder sâil nâĂ©toit pas un peu tard. La fin de votre derniere lettre pourroit , sâinterprĂ©ter singuliĂšrement. Jâimagine quâelle est Ă©crite fans attention & fans dessein j cependant plus je la relis.... Quelles expressions DE LA COMTESSE DE SANCERUE. ID? sont Ă©chappĂ©es Ă votre plume ! Vous nâen avez pas senti la force , il seroit ridicule de vous supposer des idĂ©es.... Je ne fais; mais vous mâalarmeriez fur fĂȘtĂąt de moname, si jâĂ©tois moins ure... . TroublĂ©e , agitĂ©e.' Est-iĂ vrai? Quoi ! je vous parois troublĂ©e? Moi ! jâĂ©prouve comme une autre des dĂ©goĂ»ts passagers , un ennui momentanĂ©; cela mĂ©rite-t-il de sĂ©rieuses rĂ©flexions'? Mon ami, je ne veux plus rĂ©flĂ©chir; plus on pense, plus on sâattriste. Vos propos mâinquietent mon style est plus grave , mon humeur est changĂ©e ; /âinĂ©galitĂ© de mon esprit vous porte Ă douter de la paix de mon coeur. Je vous ai dĂ©fendu , passivement dĂ©fendu de mâinterroger fur sobjet de ma fincere estime'? Quoi, comment, que voulez-vous me faire entendre ? Eh, dans quel tems cette dĂ©fense si positive ? Je ne mâen souviens point d u tout. Deux lignes aprĂšs , vous me demandez ce que je pense de M. de Montalais. Ou vous Ăštec distrait, ou vous ne lisez pas mes lettres je vous ai dit fur le marquis tout ce quâil mâest poĂĂŻĂŹble de vous dire ; mes fentimens Ă son Ă©gard ne peuvent varier. Je ne veux pas croire cette tournure maligne; je hais la finesse, je me reprocherois dâen soupçonner un ami. Madame de Termes est accablĂ©e de visites; elle envoie Ă tous moraens me prier de passer dans son appartement ; je vais lui aider Ă recevoir & Ă congĂ©dier une foule dâimportuns. Lettres 128 Adieu. Je suis un peu fĂąchĂ©e contre vous ; mais je ne vous en aime pas moins. LETTRE XIX. O N a raison de le penser, de le dire oui, madame de Martigues est inconsidĂ©rĂ©e, imprudente ; elle a des idĂ©es si bizarres, des projets si extravagans ! Je fuis en colere contre elle , contre un autre, contre moi peut-ĂȘtre! Hier je vais chez madame de Martigues, je la trouve feule. AprĂšs un instant de conversation., elle me- donne un billet de M. de Mon- talais. Je viens de le recevoir, dit-elle, lisez & voyez sâil est possible de sâexprimer mieux. Je le prends, le parcours, Papprouve & le remets fur la cheminĂ©e. Madame de Martigues me regarde fixĂ©ment cela est bien Ă©crit , con- venez-en. TrĂšs-bien. Un style aisĂ©. Oui. Je ne sais quoi de tendre, d'intĂ©ressant. Je Pinterromps , je passe Ă un autre sujet. Si indiffĂ©rente , madame ! Et moi de mâĂ©tonner. Quoi, Ă quel propos, que signifie_ Vous ne voulez rien' voir dans ce billet ? Quây verrois-je ? Que le marquis est passionnĂ©ment amoureux, tj? mĂ©rite au moins d'ĂȘtre plaint. Amoureux , lui ! Eh de qui donc ? Devinez. De vous fans doute ? Bon ! De madame de Termes? Point dit tout. De madame de ThĂ©mines ? Non. Ah ! câest de DE LA COMTESSE DE SANCERRE. I0A madame de Thianges ? Lh non. De madame de Cornminges i Eh mon dieu non. Lasse de me tromper , je cesse de chercher, jâappelle son chien, le caresse, me mets Ă jouer avec lui. Elle sâimpatiente, murmure, me querelle. Un homme fi charmant n'inspirer rien , pas mĂȘme de la curiofitĂ© ! c'efl porter l'in- fienfibilitĂȘ Ă un excĂšs condamnable. Mais , lui dis-qe doucement, car elle sâanimoit, est-il fort important pour votre ami, que je fois instruite des mouvemens de son cĆur ? Pourquoi vou- drois-je connoĂźtre lâobjet de fa tendresse? Si c'est lĂ ce secret cachĂ© si long-tems.... Vous ne Pavez pas dĂ©couvert ce Jecret? Non. Ah, comme vous mentez / Y fongez-vous ? Comment n'auriez-vous pas lu dans son cĆur ? Câefi vous qipil aime. Moi i Vous. Je fuis restĂ©e muette, interdite , confondue de cette confidence brusque & indifcrette. Jâai senti mon visage brĂ»ler -, jâai baissĂ© les yeux; mon cĆur palpitoit avec violence ; la surprise & la colere me causoient la plus grande agitation .... Oui, la colere. JâĂ©tois outrĂ©e contre madame de Martigues. Pourquoi trahir la confiance de son ami ? Pourquoi mâembarrasser par cet imprudent aveu ? Mon silence lui a donnĂ© de lâhumeur; elle a parlĂ©, sâest rĂ©pondu, mâa grondĂ©e, est revenue Ă ce ton doux , enfantin, qui lui sied si. bien. Prenant mes deux-mains dans une des siennes, de lâautre me forçant Ă lever la tĂšte ĂĂO Lettres çà , ma chere amie , parlons fans nous ficher la jigttre de M. de Montalais rfest-elle pas charmante ? Je ne dis pas le contraire. Nâa-t-il pas de f esprit? Beaucoup. Des talens ? Oui. Des sentiment nobles, Ă©levĂ©s? Je volis lâaccorde. Une conduite J Ăąge ? On le dit. Une JmcĂ©ritĂ© rare ? Je le crois. Ne jonit-il pas de P estime de tout le monde? AssurĂ©ment. De la vĂŽtre. Je lâavoue. Eh bien , madame , pourquoi fa tendresse vous offenseroit-elle ? Pourquoi vous rrsujĂ©riez-vous Ă VidĂ©e flatteuse de la partager un jour? de rendre heureux un homme fi digne de votre cĆur , de votre main ? Les partis qtiâon vous presse d'accepter approchent-ils de celui-lĂ ? Partager fa tend reliĂ© , me fuis-je Ă©criĂ©e ! Oubliez-vous quâil est .... MariĂ©, voulez-vous dire ? Plaisant objiacle que sa femme ! Comment ? t PremiĂšrement on Va forcĂ© de lĂ©pouser. Est - ce une raison?_ Elle est boiteuse. Quâimporte ? Aigre , savante estj Jette .... Mais. ... Laide , tracassere sst boudeuse. . - . Mais elle est ... Ennuyeuse , maussade , une vraie bĂ©gueule, avec qui je Juis brouillĂ©e.. . . Mais elle est fa femme ! Oh comme çà . Quâappellez-vous comme çà ? Oui, pour un peu de tems , cela finira. Quelle idĂ©e ! Idee , madame ! reprend-elle gravement ; je ne parle point au hasard ; cette femme a la manie d'avoir des hĂ©ritiers, câcst en elle une paision j elle doit pĂ©rir au troisiĂšme , elle en est avertie. Le pauvre marquis la conjuroit de fe conserver j elle a rejette les priĂšres, DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. III mĂ©prisĂ© la menace. Dans six mois nous en ferons dĂ©barrassĂ©es ; fa maigreur eĂt extrĂȘme, elle tousse, ne peut se soutenir; elle mourra, je le sais, jâen fuis sĂ»re; mon mĂ©decin me* Ăźâa dit, il est ĂŹe sien ; elle nâen reviendra pas, jâen rĂ©ponds. Quelle lĂ©gĂ©retĂ© ! quelle inconsĂ©quence Ăź Peut-on ĂȘtre plus Ă©tourdie, rĂ©flĂ©chir moins, voir plus ; mal ! Elle exigeoit ma parole , une promesse positive ; & si madame de Thianges ne fĂ»t entrĂ©e, nous allions nous quereller. Quoi! fur la foi du mĂ©decin de madame de Martigues , jâaccoutumerois mon cĆur Ă sâqc- cuper dâun avenir qui peut-ĂȘtre ne fera point pour moi? Je promettrois, je mâengagerois ? Le malheur dâune femme dont je nâeus jamais Ă me plaindre 5 seroit le point mes idĂ©es de bonheur se rĂ©uniroient? Je me croiroĂŹs injuste & cruelle , je me mĂ©priserais , si jâĂ©tois capable de mâabandonner Ă des'espĂ©rances que je ne dois ni concevoir ni nourrir. Adieu, mon ami. Je vous ai rĂ©pĂ©tĂ© cette longue & ridicule conversation, au risque de vous ennuyer; mais en vĂ©ritĂ©, jâen ai lâesprit si rempli, quâil mâeĂ»t Ă©tĂ© impossible de suivre un autre sujet. A une heure du matin. M. de Montalais a soupĂ© ici ; je lâai observĂ© avec aflez dâattention oĂč madame de Martigues prend-ejle quâil est amoureux, çcijjimmĂ©- 112 Lettres vient amoureux! Je nâai point apperçu dans ses yeux cette langueur qui caractĂ©rise la tendresse ; jây ai vu de la vivacitĂ©, du feu, de la joie ,âą cela reĂlemble-t-il au sentiment? Mon ami, samour est triste, il ferme notre cĆur Ă tous les plaisirs quâil ne donne pas. LETTRE XX. u o i ! deux couriers fans une lettre de vous ! Seriez - vous malade , boudez - vous , cherchez - vous Ă mâinquiĂ©ter, me chagrinez- vous aussi? Eh mon dieu, que votre absence est longue ! quâelle mâaftlige ! Vsiu. ne savez pas combien je vous souhaite, combien mon cĆur auroit besoin de se rĂ©pandre dans le vĂŽtre. Je forme cent projets, jâai mille fantaisies souvent je suis tentĂ©e de quitter Paris; le monde me laise, mâĂ©tourdit& ne mâamuse point. Je vo u d rois aller Ă Mondelis ; oui , je le voudrois ; eh , quâest-ce donc qui me retient ? Mon voyage paroĂźtra peut-ĂȘtre extraordinaire dans une saison allez rigoureuse; nâimporte je partirai, je crois. En vĂ©ritĂ© , mon cher comte , je sens un dĂ©sir pressant de revoir cette paisible demeure, de me retrouver au milieu de ces bois dont la solitude est nĂ©cessaire au repos de mon esprit. Depuis un peu de tenas tout mâimportune, je 1ZK. VL LA COMTESSE DE SANCERRĂ. I kZ je ne goĂ»te plus les amusemens dâune sociĂ©tĂ© qui me plaisoit tant. Ma sĆur recommence Ă me fatiguer de ses ennuyeux Ă©loges du marquis de Limeuil ; elle le vante, le protĂ©gĂ©, lâencourage Ă me persĂ©cuter* je nâentends parler que dâalliances , de titres , dâĂ©tabli dĂ©mens ! Madame de Comminges appuie les propolirions du comte de Roye ; la marĂ©chale de Termes me fait la cour en faveur du chevalier; une grande fortune Ă©leve bien des projets contre la libertĂ© dâune femme. Madame de Martigues ne mĂ marie-t-clle pas auĂil ? A la vĂ©ritĂ© , câeĂl dans lâĂ©loignement. Elle devoir bien se taire, ne jamais sâou- vrir avec moi fur cette folle imagination. Je nâajoute pas une foi entiere Ă ies discours » elle peut se tromper, prendre un goĂ»t de prĂ©fĂ©rence pour de lâamour, une amitiĂ© vive pour de la paillon. Non , je ne la crois point, je ne veux pas la croire. Mais pourquoi me parler? Lâimprudente ! Ăavcz- vous bien que depuis ce moment la prĂ©sence d u marquis mâem- barrafle , me gĂšne , me contraint; je crains de lâentendre, je crains de lui rĂ©pondre. Madame de Martigues a dĂ©truit tout le plaisir que je sentois Ă le voir. Adieu ; Ă©crivez-moi donc pouvez-vous nĂ©gliger la plus tendre de vos amies ! & dans quel tems la nĂ©gligez-vous ! Tome m -H H4 Lettres LETTRE XXL "V otre ami vient de dissiper mon inquiĂ©tude ; jâĂĄi Ă©tĂ© charmĂ©e dâapprendre quâun VoyĂĄge imprĂ©vu avoir seul interrompu notre commerce; je lâai reçu comme im homme que vous aimez, je le mene ce soir souper chez madame de Martigues. Je vous demande un conseil , mon cher comte, & je vous le demande avec d elfe m de le suivre. Donnez-le moi dans la sincĂ©ritĂ© de votre cĆur il naĂźt un scrupule au fond du mien, peut-ĂȘtre sâĂ©leve -1-il de trop de dĂ©li- cateise, peut-ĂȘtre est-il juste & raisonnable; examinez ma position & dĂ©terminez la conduite que je dois tenir. Me convient-il de recevoir chez moi, de voir assidĂ»ment chez les autres, un homme soupçonnĂ© dâun sentiment que les circonstances rendroient trĂšs-offensant? Le marquis de Montai ais a -1 - il confiĂ© son secret ? fa-1- on devinĂ© ? Si madame de Martigues a pu le pĂ©nĂ©trer , les autres seront-ils moins clair-voyans ? Mâaimer ! lui ! Eh quel espoir me lâattacheroit ? Si je continue Ă vivre dans une sociĂ©tĂ© intime avec lui, uâaurai-je rien Ă me reprocher ? 1 h mon Dieu, ce qui mâarriva hier semble me prouver le contraire. JâĂ©tois chez madame de Comminges, on DE LA COMTESSE DE SANCERRE. Ils annonça la marquise de Montalais. En lâenten- dant nommer, je sentis une sĂ©crĂ©tĂ© Ă©motion; sa vue lâaugmenta; je me rappellai les propos de madame deMartigues, miĂle mouvemens confus me troubleront ; il me Ăembloit avoir tort avec cette femme, nĂ©gligĂ©e peut - etre , & nĂ©gligĂ©e pour moi. En parlant, elle Ă©leva dans mon cĆur une tendre compallĂŹon , un vif intĂ©rĂȘt; je me trouvai portĂ©e ĂĄ la plaindre, Ă la servir , Ă lâaimer. Elle nâa rien dâabsolument choquant, son Ă©tat lui ĂŽte un agrĂ©ment, celui dâune taille fine & peut-ĂȘtre gracieuse. Elle a lâair trĂšs noble , un peu froid; elle nâest point dĂ©cidĂ©ment laide, un instant accoutume Ă fa physionomie; ses dents font blanches , & quand elle rit tout son visage sâembellit. Elle dit Ă madame de Comminges quâell-e se se n toi t sort incommodĂ©e, quâelle verroit peu de monde, & nesor- tiroit pas du reste de l'hiver. Elle me regarda beaucoup , mâadrelsa un compliment flatteur ; je ne sais si jây rĂ©pondis, je nâĂ©tois point Ă moi - mĂȘme. Ăvcc quelle lĂ©gĂ©retĂ© madame de Martigues parle de cette femme malade & infortunĂ©e , oui, infortunĂ©e ! Elle adore son mari, elle nâen est point aimĂ©e , Ăa tendresse lâimportune peut- ĂȘtre. Elle est bien malheureuse ! M. de Montalais la traite avec de grands Ă©gards ; mais quâest-ce que des Ă©gards pour un cĆur sensible , pour une ame tendre ! Mon ami, il est H tj us Lettres bien peu de femmes dont on puiĂTe envier le fort. Adieu; rĂ©pondez prĂ©cisĂ©ment & sans dĂ©tour au commencement de tna lettre , dites - moi votre avis. Jâai bien envie dâaller Ă Mondelis ; mais quitter tous mes amis! Faut-il ne songer quâĂ foi ? ne doit-on rien aux autres ? LETTRE XXII. ^LTne confidence, dites - vous ? Je vous ai fait une confidence, moi ! Est-i! vrai? Eh, quand donc ? Sur quoi donc? Vous lâatten- diez depuis long-tems , vous ia deĂiriez entiere , vous me parleriez fans dĂ©tour , vous n'osez encore bazarder des conseils di&Ă©s par la plus tendre amitiĂ©} la de mon heureux naturel vous rassure Ă peine fur la dĂ©licatesse dit sujet , fur la crainte de montrer un zele qui peut me paroĂźtre offideux , indiscret. Eh bon Dieu, vous mâeĂĂrayez ! Co p> enez garde , madame, prenez garde ! mâa causĂ© la plus grande terreur. En vĂ©ritĂ© , le coeur mâa battu, jâai regardĂ© autour de moi, jâai cherchĂ© le prĂ©cipice oĂč jâĂ©tois prĂȘte Ă tomber. Peut - on Ă©pouvanter ainsi fa meilleure amie ? & ie taire ensuite , & terminer une lettre Ăi interrompue , fi singuliĂšre, si Ă©trange, par des rĂ©flexions Ă©nigmatiques, par une inutile BE LA COMTESSE DE SaNCERRE. II7 apologie dti motif qui vous engage , qui vous forte. ... A quoi vous engage-t-il t Est-il raisonnable de finir si brusquement? Je ne saurois vous pardonner ce refpeĂŻĂŻ dĂ©placĂ©,, cette plainte/rĂą>o/e pourla premiere fois vous mâavez fait sentir quâil vous Ă©toit possible de me dĂ©sobliger. Fin de la frontiĂšre partie. H H A Ăą Jb~ Ăźjfe .jĂŹfe. J-k âą â ĂŽTSTâr, ârr^o' t yxrr. 1j ÂŁ i T T R E S DE MADAME 0> JÂŁ C L %L 2FL 3£° SECONDE PARTIE. LETTRE XXII I. JâAĂŻ reçu vos deux lettres ensemble. Eli les parcourant, mon premier mouvement a Ă©tĂ© de me fĂącher contre vous ; je les ai laissĂ©es , reprises, rejettĂ©es, & puis examinĂ©es. En rĂ©flĂ©chissant fur vos expressions les plus choquantes, jâai pensĂ© quâun ami Ăi tendre nâavoit pas dessein de mâaffliger , encore moins de m'offense r. La vĂ©ritĂ© rĂ©volte souvent une ame vive, mais elle persuade toujours un esprit juste. Jâai suivi votre conseil; la sonde Ă la main , je suis descendu dans le profond secret de moi-mĂȘme , jâai interrogĂ© mon cĆur. HĂ©las ! DE LA COMTESSE DE SANCERRE. IIĂ ĂźroĂi cher comte.... il est trop vrai.... Puis-je le redire, lâavouer ! mon cĆur mâa parlĂ©.... il mâa parlĂ© comme vous. AprĂšs avoir refusĂ© des partis si distinguĂ©s, aprĂšs avoir annoncĂ© tant dâamour pour ma libertĂ©, aprĂšs avoir rĂ©sistĂ© Ă des foins si pres- sans, Ă©vitĂ© des piĂ©gĂ©s si dangereux ! jâai donc trouvĂ© le point fatal oĂč ma raison devoir mâa- bandonncr, oĂč mon bonheur devoir se dĂ©truire , oĂč devoit sâarrĂȘter cette confiance orgueilleuse que jâosois mettre dans mes propres forces.' M. de Montalais me plaĂźt ou il me plaira, dites-vous? Ah, que ce doute nâeft-il encore au fond de mon cĆur! M. de Montalais me plaĂźt, je vous lâavoue fans dĂ©tour j quand jâai rougi devant moi, je ne crains pas de rougir devant un autre. Ma situation est triste, elle est cruelle ! Que puis-je attendre dâune passion inutile, dâun penchant condamnable, dâun sentiment que l'amertume accompagnera sans cesse ? Un reproche secret, de vains dĂ©sirs, de la honte, des remords, peut-Ăštre un jour une injuste jalousie ; voilĂ les mouvemens que lâamour doit naturellement exciter dans le cĆur de votre foibleamie. Ah , sâil cnangeoit mon caractĂšre! Sâil me conduisoit Ă penser comme madame de CĂ©zanes ! Si mĂ©prisable Ă mes propres yeux, jâosois mâĂ©garer, envisager comme un bien.... Ecartons cette horrible idĂ©e. H iv }20 Lettres 11 faĂźloit fuir d'abordH Eh mon Dieu, j© lâai voulu ; mais de lĂ©gers obstacles s'oppo- ioient Ă ce dellein, mille petites biensĂ©ances me retenoient peut-ĂȘtre me luis-je plu Ă les Ă©tendre ; peut-ĂȘtre me suis-je cachĂ© le plaisir que je sentois Ă rester. Il faĂźloit Ă©viter le marquis. Eh , comment lâaurois-je Ă©vitĂ© ? LiĂ© avec toutes mes amies, il me trouvoit chez elles, fous quel prĂ©texte fermer ma porte Ă un homme de ce rang, de ce mĂ©rite, ĂĄ un parent si proche du comte de Piennes , de madame de Comminges ; Ă lâami intime de madame dç JVlartigues ? Vous dirai-je tout? De flatteuses illusions se sont mĂȘlĂ©es souvent au trouble inquiet do mon coeur. Souvent je me suis accusĂ©e de trop de sĂ©vĂ©ritĂ© i mon ame dĂ©jĂ sĂ©duite' sâest attachĂ©e Ă de nouvelles rĂ©flexions ,âą iâai jette des regards de complaisance sur ceux dont jâĂ©tois environnĂ©e ; jâai vu que lâaroour ani- moit tout, que tout scmbloit heureux par lâamour! Eh, pourquoi me faire un su;etdâes- froi dâun sentiment si naturel , me deman- dois-je, dâune passion si douce? Conduit-elle toujours Ă lâaviliĂsement ? Ne peut-on la ien- tir fans sây livrer avec indĂ©cence , fans paĂĂŹĂ©r les bornes que lâhonneur prescrit ? Une juste prĂ©fĂ©rence, que lâon accorde Ă un homme estimable, entraĂźne-t-elle nĂ©ceuairement vers ces excĂšs vicieux?..., Dites,moi, mon cher comte» dans une aiv\§ compte celle du marquis, croyez» DE LA COMTESSE DE SaNCERRE. Ă2t vous quâil fut impossible de trouver cette puretĂ© dâaisection , eet amour discret, dĂ©sintĂ©ressĂ©. ... Ah, nâen raillez pas! je ne fuis ni folle ni romanesque. Supposer Ă un honnĂȘte homme ma façon de penser, de sentir , est-ce aller trop loin ? Si vous osez l'avouer, renoncez donc Ă la prĂ©tendue supĂ©rioritĂ© de votre ĂȘtre. . II est bien sĂ»r au moins quâun espoir tĂ©mĂ©raire nâattire pas le marquis prĂšs de moi ; il ne me confond point avec ces femmes imprudentes .... HĂ©las ! que sais-je? Ma prĂ©vention est son seul garant ; elle lui prĂȘte des qualitĂ©s, des vertus .... Mais non , son silence, son respect, sa continuelle attention Ă retenir, Ă cacher les mouvemens de son cĆur.... Cependant il n'est pas libre , il mâaime , il ose le dire Ă madame de Martigues peut-ĂȘtre avec le tems osera-t-il davantage ; ses regards trop expressifs me parlent dĂ©jĂ .... Ah , pourquoi madame de Martigues a t-eĂźle arrachĂ© ĂŹe voile que jâaimois Ă laissier fur mes yeux ^ pourquoi mâa-t-elle dit ... . Mon ami , je ' suivrai vos avis. Je dois Ă©viter M. deMonta- lais, il faut le fuir, il faut partir ah! oui» il le faut. Partir ! le quitter ! ne plus le chercher » nâefpĂ©rer plus de le rencontrer , renoncer Ă 1a douceur de le voir , au plaisir de Pattendre.... ÂŁh, quel sujetnva-t-iĂ donnĂ© de le craindre, de- le fuir ? Que mân-t-il dit? quel est son crime? Que Ăa raison est dure ! auâelle eA ;mpĂ©rieus Lettres 12 % & peu forte! Elle conseille & ne dĂ©termine point; elle fixe nos idĂ©es fur de tristes objets ; elle exige le sacrifice de tout cĂ© qui nous est agrĂ©able ; je la haĂŻs, je veux lui cĂ©der pourtant. Mon cher comte, je le veux, mais je gĂ©mis dâĂ«tre forcĂ©e Ă le vouloir. Je vois la nĂ©cessitĂ© de mâĂ©loigner, & je pleure parce que je la vois absolue. Ah ! samour mâavoit causĂ© tant de peines, faut-il quâil me faste rĂ©pandre de honteuses larmes ! Je fuis foible & malheureuse, voilĂ lâaveu que vous destrier ; il me coĂ»te , il mâhumilie ; mais je le dois Ă lâamitiĂ© , Ă l'intĂ©rĂȘt vif & Ălncere que vous me montrez. Suis-je encore digne de cette estime si flatteuse ? Oui , car ma premiers lettre sera datĂ©e de Mondelis. Mon esprit est dĂ©cidĂ© , mon dĂ©part rĂ©solu. Je veux tout immoler Ă mon devoir; mais je ne puis promettre de ne point mâaffliger. Mon ami, laiĂsez-moi pleurer; point de vos consolations stoĂŻques ; contraindre son cĆur Ă tous les efforts que lâhonneur exige , câest ĂȘtre noble , câest ĂȘtre fort. Mais dissimuler la douleur oĂč livre trop souvent cette contrainte, câest une orgueilleuse faussetĂ© ; pour ĂȘtre sensible enest-on moins gĂ©nĂ©reux? Adieu; aimez-moi» estimez-moi toujours. DE LA COMTESSE DE SANCERRE. I2Z LETTRE XXIV. âąN" e me soupçonnez point dâune vile complaisance pour moi-mĂȘme, ne mâaceusez pas de foiblesse; ma sĆur me retient seule Ă Paris, elle est malade & fort inquiĂ©tĂ© ; je ne puis lâabandonner dans une situation oĂč ma prĂ©sence lui est agrĂ©able, oĂč mes soins lui font nĂ©cessaires ; mon dĂ©part dĂ©pend Ă prĂ©sent de sa convalescence. En vĂ©ritĂ©, mon cirer comte, quand je rĂ©flĂ©chis fur la dĂ©marche que je vais faire, elle roâĂ©tomie , elle mâessraie. Comment la justifier aux yeux de mes amis, de ma sociĂ©tĂ© , du monde ? Si on en pĂ©nĂ©troit le motif ; si ma. dame de Martigues devinoit; si M. de iVĂon- talais pensoit.... Partir au milieu de lâhiver, sans aucun prĂ©texte apparent, fans prĂ©venir dâintimes amis fur ce voyage ! Mâen aller comme une folle , comme une femme qui ne tient Ă rien , nâa dâĂ©gards pour personne ! Que diront ma soeur, son mari, mes connoissances? Ne pas confier la raison dâune conduite st extraordinaire Ă madame de Termes , Ă madame de Martigues ? Elles me croiront bizarre, capricieuse, insensĂ©e. On fe rappellera ma premiere rĂ©putationon fe dira , elle est re. tombĂ©e dans [on ancienne aliĂ©nation d?esprit. Au- 124 Lettres trefois jâĂ©tois peu sensible Ă lâidce quâon pou- vott prendre de mon caractĂšre, personne ne mâintĂ©ressoit. SĂ»re de nâavoir rien Ă me reprocher , je mâinquiĂ©tois peu si on me jugeoit favorablement. Je nâai plus cette indiffĂ©rence, la fausse opinion dâun seul mâaffligeroit, je ne ir e consolerois point dâen ĂȘtre moins estimĂ©e. Eh, mon dieu! que dira-t-on ? Et Termes, que je viens dâengager Ă loger chez moi , quânnaginera-t-il ? Quel embarras ! Que je fuis malheureuse ! Risquer dâolsenser tous mes amis, de les perdre, & pourquoi ? Pour Ă©viter , pour fuir-, qui? Pobjet des plus tendres affections de mon cĆur. Adieu. LETTRE XXV. o N , je ne fuis point partie, mais je partirai, soyez-en sĂ»r. Eh , je ne saurois rester ! Que je vous dise tout ? HĂ©las ! je vous ai tout dit. Ma position est la mĂȘme, ma rĂ©solution ne peut changer ; plus jâexamine M. de Montalais, plus je sens la nĂ©cessitĂ© de mâĂ©loigner. Je le vois tron , on mâentretient trop de lui. A chaque instant on me rĂ©pete, il ejl aimable , il ejl charmant , rien ne lĂ©gale ! Je le regarde , je lâĂ©coute , & je trouve difficile de le louer assez pour lui rendre justice. Je passe tout le jour auprĂšs de ma sĆur z le DĂŻ LA COMTESSE DE SaNCERRE. I2s soir madame de Martigues vient; me prendre, elle me contraint de souper chez elle, ou chez Comminges. M. de Montalais y est assidu. Depuis un peu de tems ', il paroĂźt sĂ©rieux , sombre mĂȘme il soupire tout bas , fa tristesse Ă©meut mon cĆur je mâetforce en vain de cacher la mienne; il lavoit, elle ['intĂ©resse, il semble vouloir mâen demander la cause ; il parle, sâinterrompt, baille les yeux, fĂȘtait que tous ses mouvemens m'a gĂźtent ! Pourquoi mâa-t-on appris Ă les interprĂ©ter ? Mes senti- mens pouvoient me rendçe heureuse, si on ne mâeĂ»t jamais instruite des siens, si on n'eĂ»t pas Ă©levĂ© dans mon ame cette crainte inquiĂ©tĂ© de me laitier pĂ©nĂ©trer. II est tard ; je vous Ă©cris feulement pour vous dire que je fuis encore Ă Paris je me sens pesante , accablĂ©e, jâai mal Ă la tĂšte ; je vais essayer de trouver un repos dont mon esprit a besoin. Je le fatigue Ăans cesse en cherchant des moyens dâexcuser mon dĂ©part, de rendre moins rĂ©voltant ce voyage si nĂ©cejsaire & si fĂącheux. Je nâen apperqois aucun. Cherchez auĂßÏ, mon cher comte; faites-moi part de vos idĂ©es, & tachez de fixer les miennes. LETTRE XXVI. OuĂŻ , encore Ă Paris. Je ne saurois rĂ©pondre ce que vous me dites, je 11e saurois mâen 126 Lettres occuper Ă prĂ©sent une petits aventure me cause la plus grande agitation, mâinquiete, mâcmbarralse, trouble toutes mes idĂ©es le croiriez-vous ? je fuis brouillĂ©e , oui , presque brouillĂ©e avec M. de Montalais. Dans la disposition actuelle de mon esprit, je serois partie ce matin avec moins de regret. Cet homme si parfait a de la singularitĂ© son caractĂšre eĂt inconcevable souvent il voit mal il a des dĂ©fauts, je crois. Samedi jâĂ©tois chez madame deComminges aprĂšs souper on sâavĂĂĂ de faire des vers; on lesĂ©crivoit fur dĂ©s cartes ; plus on les trouvait mauvais , plus on sâen amusoit. Madame de Martigues les lisoit; & vous savez quelle grĂące elle donne Ă la moindre plaisanterie. Le marquis a pris fa place auprĂšs de moi , ThĂ©mincs est venu lui parler il s'est levĂ© ; en Ă©coutant il avoit lâair distrait ; nos regards se sont rencontrĂ©s jamais les siens ne me parurent plus dangereux mon Dieu, quâil Ă©toit hien ! En rexaminaut, je me difois tout bas ses amis ont raison, il est charmant , rien ne rĂ©gale. ThĂ©mines lâa laissĂ©, i! sâest assis on lisoit alors. Un trait fur famitiĂ© , adressĂ© Ă madame de Termes , lui a fait connoĂźtre la carte oĂč je venois dâĂ©crire j il fa demandĂ©e avec vivacitĂ©, madame de Martigues la lui a jettĂ©e. 11 fa lue, mâa considĂ©rĂ©e un moment en silence , ensuite il a Ă©crit sur le revers de la carte. Madame de DE LA COMTESSE DE 12J ThĂ©mines, debout en cc moment, curieuse * & presque aussi Ă©tourdie que madame de Mar- tigues , sâest adroitement faille de la carte. Le marquis a pouffĂ© un cri, sâest levĂ© avec prĂ©cipitation ,âą elle a fui, il sa suivie tout en courant elle mâa confiĂ© son larcin. DĂ©positaire insidelle , jâai cachĂ© sĂ©crit substituant une autre carte Ă la place de celle du marquis , je lâai brĂ»lĂ©e. II mâa remerciĂ©e , madame de ThĂ©- mines mâa grondĂ©e, & puis on nây a plus pensĂ©. RentrĂ©e chez moi, mon premier soin a Ă©tĂ© de lire ce que le marquis craignoit de laisser voir Ă madame de ThĂ©mines. Jâai trouvĂ© ces vers Douce amitiĂ©, sentiment plein dâattraitĂź, Voilez toujours ma tendresse inquiĂ©tĂ©. Ah, si lâAmour , caressĂ© fous vos traits , Faifoit entendre une voix indiscrĂšte ! Ileile ThĂ©niite, attachĂ© fur tes pas, Ardent, timide, il veut paroitre, hĂ©site; II fuit tes yeux , les cherche , les Ă©vite i Eh que craint-il ? tu ne le connois pas. Vous le voyez, mon cher comte ; M. de Montalais est dans serrent commune. Tu ne le comtois pas \ Ilmecroit donc insensible. Ah, que ne la suis-je ! Je crains dâavoir Ă©levĂ© dâau- tres idĂ©es dans son esprit Ă prĂ©sent il pense peut-ĂȘtre.... Je voudrois avoir Ă©tĂ© moins curieuse. Ce matin , pendant quâonme coĂ«ssoit, jâai 128 Lettres relu ces vers ; il mâa pris envie dâen faire. VitĂŽ je quitte ma toilette, renvoie mes femmes, & me voilĂ devant mon feu ; les cheveux Ă©pars, une petite table Ă cĂŽtĂ© de moi, un gros livre fur mes genoux , la carte prĂ©cieuse sur le livre ; bientĂŽt il elĂŹ couvert de papiers raturĂ©s, chiffonnĂ©s , dĂ©chirĂ©s jâessaie fans ceiĂe , je ne fuir contente de rien ; enfin il me vient une idĂ©e , je commence Ă Texprimer on nf annonce » qui? M. de MontaĂŹais ! Peignez-vous ma surprise, mon dĂ©sordre je veux tout cacher , je me leve, la table se renverse, le livre mâĂ©chappe, la carte vole, to rbe, va brĂ»ler ; je crie, me baisse, la reprends au milieu des flammes , & toute noire , Ă peine Ă©teinte , je la mets dans mon sein. Le marquis volt mon action , elle bĂ©tonne je fuis rouge, embarraliĂ©e ; lui, muet, interdit il me prĂ©sente des roses que madame de Martigues lâa chargĂ© de mâapporter ; je les reçois il sâaĂlĂŹed , nous nĂ© savons que nous dire. Les lieux communs viennent Ă notre aide , sâĂ©puisent , se tarissent; la conversation languit; le marquis rĂȘve, je me tais il fait deux ou trois questions ; je dis oui non je ne sais croyez-vous ? En parlant il ne me regarde point, ses yeux font fixĂ©s fur ces petits papiers semĂ©s autour de nous. Vous Ă©tiez occupĂ©e , madame j il pandit .... f ai bien mal choifi V heure de vous voir ; je le Jens , je,, , je vous gĂšne , oh , je vous gĂȘne ajjurĂ©ment ! II de lA comtesse de Sancerre. 129 II rĂ©pete encore cette expression , elle me fĂąche. Je me demande tout bas, Ă qui croĂźt-il donc que fĂ©crivois ? Eh quoi , une femme accoutumĂ©e Ă palier une partie du jour avec lui, pourroit-elĂŹe sâoccuper dâun autre ' madame de Thianges , vous & tant dâautres, je serois depuis deux ans comtesse deRoyej jâaurois le sensible dĂ©plaisir de penser que je pourrois un jour profiter du malheur de M- de Montalais. Ah, ce feroit pour moi la plus triste perspective! La seule douceur de ma vie est dâĂštre libre. Ne vous trompez pas Ă cette expression, croyez-la simple, gardez-vous dâĂ©tendre mes idĂ©es ; mon imagination ne sâĂ©gare point me permettrois-je des souhaits 144 Lettres cruels? Non, mon cher comte , ma foibleĂTe nâaltĂ©rera jamais mes principes. Je dĂ©sirĂ© que madame de Montalais vive , quâelle soit heureuse. Ah , bon dieu ! je me mĂ©priserois , si je ne te souhaitois pas sincĂšrement. Adieu. P. S. Le jeune ValancĂ© nâa point rĂ©ussi chez madame de Martigues ; on lâa trouvĂ© froid & grave fa tante dĂ©plaĂźt beaucoup Ă M. de Montalais, & le comte de siennes ne peut la supporter ; elle eĂt actuellement trĂšs sĂ»re que je ne serai jamais fa niece. LETTRE XXXIII. OT RE lettre mâa fort attendrie ; je lâai lue plusieurs fois , je me fuis rĂ©pĂ©tĂ© avec plaisir vos flatteuses expressions jâairne Ă vous voir bien penser de votre amie Ă vous entendre me dire, je ne vous soupçonne point te foi - blesse , me s conseils tendaient feulement Ă vous faire Ă©viter des combats pĂ©nibles. Eh bien, mon cher comte, votre bonne opinion mâeucourage , & votre confiance ranime la mienne. Oui, vous avez raison, je suis sensible , mais je ne fuis pas foible ; jâose iâespĂ©rer, je ne ferai jamais imprudente. Quand la biensĂ©ance & lâamitiĂ© ne mâobli- geroient point Ă rester , Ă ne pas quitter madame de Martigues , mon voyage seroit inutile ci LA COMTESSE DE SANCERRE. 145 a prĂ©sent. Je voulois mâĂ©loigner de M. dĂ© Montalais hĂ©las ! il sâĂ©loigne lui - mĂȘme. La marquise sâest persuadĂ©e que lâair de Paris lui faisoit mal ; elle attribue Ă son Ă©paisseur lâop- preffion dont elle se plaint sans cesse. Son Ă©tat ne lui permet pas de sâexposer Ă la fatigue d une longue route ; & comme elle ne peut aller dans ses terres, le comte de Roye lui prĂȘte celle quâil vient dâacheter un peu au-dessus deCorbeil. Elle part demain, son mari la suit, il rĂ©itĂ©ra Ă la campagne tout le tems quâelle y voudra demeurer. II mâa causĂ© ce matin le plus grand embarras en prenant congĂ© de moi. II mâa paru triste, inquiet, abattujâĂ©tois troublĂ©e, Ă©mue , chagrine ; je laissois parler madame de Termes » je ne trouvois rien Ă dire fa situation mâaf- stige, elle est fĂącheuse; il vient de perdre un enfant chĂ©ri; & quand ses amis sâempreĂĂent Ă le consoler , quand leurs foins pourroienfc adoucir fa douleur, on lâentraĂźne Ă la campagne , on lâarrache Ă toutes les dissipations... * Mais la pauvre marquise est triste, elle est malade , il lui montre une tendre compassion, il suit un devoir indispensable. Je lâapprouve, je lâadmire, je le plains.... Ah ! pourquoi * pourquoi cet aimable Montalais a-t-il des peines , des chagrins ? Pourquoi nâest-il pas heureux ? II est si digne de lâĂštre ! En commençant Ă Ă©crire , je voulois rĂ©pondre Ă tous les articles de votre lettre , Ă tout?; Tome IVi L 14 § Lettres vos obligeantes assurances dâcstime , dâamĂ- tiĂ©j mais je ne me sens pas bien. Ma tĂšte eĂt bridante ; depuis plusieurs jours une extrĂȘme pesanteur mâaccabie ; toujours aisoupie , je ne saurois dormir, jâai peine Ă tenir ma plume eh , mon dieu, cjuâai je donc ? La saison peut-ĂȘtre , cet adieu qui mâa touchĂ©e... je mâinterromps .... je vous laisse. Si je fuis mieux dans une heure , jâacheverai ma lettre. LETTRE XXXIV. De madame de Termes au mĂȘme. u E je fuis affligĂ©e , monsieur , de ne pouvoir vous tirer de lâinquictude oĂč vous jette le silence de madame de Sancerre , sans vous faire partager mes vives alarmes! HĂ©las, notre charmante amie est malade, bien malade ! Elle est en danger depuis dix jours un fievre continue, de longs redoublemens, une extrĂȘme foiblesse dĂšs quâils cessent, font trembler pour une vie si chere. Madame de Mar- ligues & moi, nous ne quittons pas fa chambre nous passons les jours & les nuits auprĂšs de la douce , de lâintĂ©ressante malade ; nous ne nous disons rien, nous craignons de nous communiquer nos idĂ©es ; nous nous embrassons , nous mĂȘlons nos soupirs & nos larmes.... BE LA COMTESSE DE SANCERRE. 147 Ah ! que deviendrois-je, si je perdois ma tendra, ma solide amie, ma respectable compagne ? Que deviendroient tous ceux qui lui font si vĂ©ritablement attachĂ©s ? Madame de Sancerre emporteroit lâĂ©ternel regret de ses amis ; leur joie & leur bonheur sâanĂ©antiroient avec elle. Pardonnez-moi, monsieur , si je fais passer dans votre cĆur une partie de famertume dont le mien est pĂ©nĂ©trĂ©. Jâaurai foin de lâadoucir, si le ciel exauce mes vĆux les plus ardens. LETTRE XXXV. De madame de Termes au rneme. "V" o u s n'avez pas encore reçu ma lettre la vĂŽtre dĂ©chire mon cĆur. HĂ©las! monsieur, vous tirer de peine , je ne le puis ; je nâai pas le bonheur de le pouvoir. On mâassureque si le quinziĂšme jour fe passe fans redoublement, nous n'aurons plus rien Ă craindre; ce jour ne commence que demain Ă sept heures d u soir; malheureusement le courier part le matin, il ne vous portera point la nouvelle consolante quâil me feroit si doux de vous apprendre. M. de Termes me proteste, me jure que cette cruelle ficvre est fans malignitĂ© ; les mĂ©decins le disent auffi ; mais on me trompe peut-ĂȘtre. Ah ! maoame de Sancerre est bien H8 L E T t R. E C w kil ; sa mers est morte dâune maladie toute semblable. Son transport mâinquiete, il la fait errer sur un seul objet; elle parle sans cesse de dĂ©part, de relais, de fa terre de Mondelis, elle me dit adieu; mon cĆur se brise en secourant. Eh ! pourquoi sesprit de ma pauvre amie est - il frappĂ© de ces idĂ©es ? Pourquoi parler de dĂ©part, me rĂ©pĂ©ter de tristes adieux ? Ne feroit-ce point un prĂ©sage?. .. Que le ciel dĂ©tourne de moi, rende vain ce funeste pressentiment! On est bien foible quand on craint. Comme la douleur abat, rend crĂ©dule! Quelquefois jâadopte les sinistres augures de ses femmes & des miennes ; je pense que les approches de la mort lui inspirent ces Ă©tranges discours.... Ah , mon Dieu !_Mais M. de Termes me rassure un peu ; il vous conjure de ne pas vous effrayer , dâĂȘtre plus raisonnable que moi, de vous livrer Ă lâespĂ©rance. Je souhaite , monsieur , que vous le puissiez. E LETTRE XXXVI. De madame de Termes au mĂȘme. L E jour fatal est passĂ©, grĂące au ciel , il est heureusement passĂ©; madame de Sancerre nâa point eu de redoublement hier , la fievre sâest ralentie pendant la nuit; cinq heures dâun RE LA C 0 MTE 5 SE DE SANCERRE. 143» sommeil paisible & rafraĂźchissant font renaĂźtre ros espĂ©rances. Son mĂ©decin vient de nous assurer, dâun air riant, que nous pouvons nous y abandonner 5 il rĂ©pond fur fa tĂšte, dâune prochaine convalescence. Soyez tranquille , monsieur; la plus douce, la plus aimable, la plus aimĂ©e de toutes les femmes vivra-; elle vivra pour rĂ©pandre autour dâelle la consolation & la joie. Toute la maison est dans une forte d'ivrcile ; ses femmes, les miennes , celles de madame de Martigues; ses gens , les nĂŽtres , jusques aux moindres valets, paroissent transportĂ©s de plaisir. Ils pleurent, rient, sâembrail'ent, se parlent & ne sâentendent point. Ils ont entourĂ© le. mĂ©decin ; ils baisoient ses mains , son habit ; ris Ăsont presque portĂ© -dans sa voiture , en le comblant de bĂ©nĂ©dictions, en le nommant un ange. Eh, bon dieu Ăź sâest Ă©criĂ© lâhonnĂ©te vieillard, voila une dame bien aimĂ©e! Est-ellc donc auĂsi bienfaisante quâelle est belle '{ Adieu, monsieur rassurez-vous , cessez de craindre ; madame de Sancerre est mieux, elle est beaucoup mieux. Le premier Courier vous portera la nouvelle de fa convalescence.. Lettres m LETTRE XXXVII. De madame de Martigues an mĂȘme. Eh paix, taisez-vous. Avec vos tristes expressions voulez-vous ramener ici la crainte & la douleur ? Le ciel nous prĂ©serve de douter de PĂ©tĂąt de madame de Sancerre ! Elle est bien , trĂšs bien, vous dit-on ; il fera difficile de vous le persuader. Tendre & mĂ©lancolique , un peu sombre , un peu taciturne, vous aimez Ă vous affliger ; & quand un nuage bien noir a fixĂ© vos regards, vous le voyez encore long-tems aprĂšs quâil est essacĂ©. La charmante malade va se lever tout-Ă - lâheure. Q uâelle se mĂ©nage ! qti elle prenne garde ! Oh, vraiment, on a besoin de vos avis ! Vous vous croyez une tĂšte supĂ©rieure, un esprit fort prĂ©voyant. Est-ce que je ne suis pas auprĂšs de madame de Sancerre ? Je voudrois voir suivre dâautres ordres que les miens dans cette chambre ! Demandez Ă madame de Termes ĂĂŹ je fuis une garde attentive, jâajoute U prudente ; ce quâclle oublieroit peut-ĂȘtre de vous dire. Le comte de siennes mâa montrĂ© votre lettre ; il est charmĂ© de votre amitiĂ© & de vos fĂ©licitations. Eh mais, rien nâest plus singulier ! Tout Paris dit que je lâĂ©pouse ; on le dit en Bretagne, je lâai dit la premiere cependant je ne mâac- DE LA COMTESSE DE SaĂŹĂCERRE. Isl coutume point Ă entendre rĂ©pĂ©ter cette nouvelle ; souvent je suis tentĂ©e de parier quâelĂe rrâcst pas vraie. Pendant que vous Ăštes tout chagrin, faites- moi vite un compliment de condolĂ©ance. Sur quoi'Ă Sur mon mariage apparemment eh, pourquoi non r Se marier, cela est si sĂ©rieux, si triste ! On mâa tant tourmentĂ©e , tant excĂ©dĂ©e ! Je suis si bonne , si complaisante !.... Est-ce que vous ne mourez pas de vapeurs Ă Rennes ? Est-ce que vous ne reviendrez jamais ? Bonjour , mon pauvre comte ; vous me faites une grande pitiĂ©. Etre en province, plaider, vivre en Famille, cela est bien ennuyeux, nâest-ce pas â. * & sâil vous plaĂźt, câest quâils sâaimoient Ă ia folie. Je les unis, je les rends heureux j les voilĂ charmĂ©s! Pour reconnoĂźtre mes foins * mon amitiĂ© , deux ingrats mâentraĂźnent Ă ma perte. Ils mâont fait signer, par surprise, js crois , ce maudit contrat... -. Allons, le fort en est jette, jâaccompagnerai madame de Sancerre Ă lâautel. Cela vous Ă©tonne, moi auisi; mais cela est; Le comte de Piennes a lâesprit dĂ©rangĂ©, il veut se marier ou mourir , Oh, il ne mourra pas, il se mariera j je le dis , je le jure, lâarrĂšt est irrĂ©vocable.. -. Pauvre PĂetl- lies! il va faire une grande perte jâĂ©tois son amie, je serai sa femme ,âą quelle diffĂ©rence ! Il excite une tendre pitiĂ© dans mon cĆur ; je ne remisage point comme mon mari sans nie Tome IV. N L ÂŁ T T K ES I?4 livrer Ă la compassion, A u fond , jc nâai point Ă me reprocher de iui avoir conseillĂ© une si mĂ©chante astaire. Jâai tout tentĂ© pour lâen dĂ©tourner ytnais câest la plus mauvaise tĂšte !.. Adieu. FĂ©licitez-moi du mariage de madame de Sancerre., & consolcz-rnoi d u mien. f 4 L I V L E T T R E E lettre mâa fait un extrĂȘme plaisir. V. o T R E lettre m Tout ce que vous me dites du marquis mâen* chante. Lui feu! mĂ©ritait mon cieur ' JâĂ©tois iuui- que femme digne dâoccnpw te JĂŹ en âi Mon ami , cet Ă©loge esthien grand. Etre jugĂ©e digne d'un homme estimable, câest remporter un prix ' flatteur, câest jouir de !a rĂ©compense des vertus/dont on nous imposa la pratique difficile, M. ds Montalais vient de me quitter. II part avec le comte de Roye pour prendre deS afrangemens nĂ©ceĂsaires. Comme la confiance & l'amitiĂ© les uni,sent, leurs allaites seront bientĂŽt terminĂ©es. Je sens dĂ©jĂ un peu de tris- teste, je ne veux pas mây livrer; & pourdĂisi- per ce nuage, je vais vous conter la plus sotte histoire, & vous communiquer la plus impertinence lettre dont vous ayez jamais entendu parler. Jâallai hier avec madame de Martigues , chez mon marchand, voir des Ă©toffes nouvelle- BĂ la COMTESSE DE SaNGĂRRĂ. ߣ?Ă rbcnt arrivĂ©es. Un Ă©tranger; assez remarquable par la richesse & rassortiment de fa parure , se fa i foi t montrer des draps dâor , les trouvoit minces , rejettoit tout, parĂŹoit beaucoup * nâa- chetoit rien, & dĂ©foloit la maĂźtresse du magasin* Peignez-vous un homme ĂągĂ© dâenviron trente ans , dâsine taille un peu gigantesque ; les traits marquĂ©s , le teint brun , hĂąlĂ© mĂȘme; les cheveux bizarrement arrangĂ©s, la physionomie ouverte , allez belle ; Pair gauche 4 parlant haut, dâun ton brusque ; se tenant mal , 4 sâeX- primant avec duretĂ© , & mĂȘlant des termes peu polis Ă des phrases fort embrouillĂ©es. Madame de Martigues sâamuioit Ă P Ă©couter, le trouvoit plaisant , rioit de ses propos & de lâembarras de la marchande , empressĂ©e., ennuyĂ©e, fatiguĂ©e 4 voulant venir Ăą nous 4 & fe plaignant d ĂȘtre retenue par cemowfimr. Elle nous nomma toutes deux $ & jâentendis avec surprise ce monsieur sâecrier, madame deSancerrel qui , lĂ comtt§s de Savcerre ? En parlant il jette Ă terre vingt pieces dâĂ©toffes, sâĂ©lance par-defĂŹus , vient Ă nous, me regarde, sâappuie contre un pilier, reste immobile , les yeux fixĂ©s fur moi, la bouche Ă demi ouverte, paraissant un homme pĂ©trifiĂ©. Madame cie Martigues part du plus grand Ă©clat de rire ; Pefpece de sauvage nâen est point Ă©mu; gĂȘnĂ©e par ĂĂ prĂ©sence, jâni remis mes emplettes Ă une autre fois, & me fuis avancĂ©e pour sortir. Le singulier personnage est revemi N ij Le t t r e s !§§ Ă jlui-mĂšme , sâeĂl hĂątĂ© de me couper le chemin, mâa prĂ©sentĂ© la main , & sâinclinant profondĂ©ment , il mâa demandĂ© Yhonneur , la permission , le bonheur , Y avantage de mâaider Ă descendre. Jâai craint de lç, mortifier en le refusant ; il mâa conduite Ă ma voiture, en prononçant des mots mal articulĂ©s, en faisant des exclamations Madame / .... EnchantĂ© ! Mon dieu , qui nĂŻeut dit ? Lâheureuse recontre ! J'allois .... Tout efl changĂ©.,saurai Y honneur . Vous voudrez bien ... . Je ne J aurai s parler , ma joie me confond. Un trĂšs beau vis-Ă -vis lâattendoit Ă la porte, entourĂ© de negres bien vĂȘtus , portant des carcans & de riches bonnets. Madame de Mar- tigues a envoyĂ© demander son nom ; mais le marchand ne le fait pas. A quatre heures jâai reçu cette Ă©tonnante lettre. Lettre de M. de MorInzer , Ă madame de Sancerre. â M A D A M E, â On prend ici de longs dĂ©tours pour â sâexpliquer ; au bout dâune heure on nâa rien â dit. Moi je parle pour ĂȘtre entendu. Voici â le fait. Je vous aime de tout mon cĆur. â Jâai fait deux fois le tour du monde, jâai â vu des femmes de toutes les contrĂ©es, de â toutes les couleurs* mais dâun pĂŽle Ă lâautre , â on chercheroit en vain votre Ă©gale. La dame » qui vous accompagnait ce matin est jolie DE LA COMTESSE DE SANCERRE. 197 » elle rira tant quâil lui plaira ; mais fur ma â parole elle ne vous vaut pas. Venons Ă nos j, affaires. â Jâai de la naissance, je ne mâen soucie â gaerc. Je poĂĂźede une grande fortune, jâen â fais cas. Le partage de six millions, des M pierreries tant que vous en voudrez, cent â esclaves pour vous servir, de superbes ha- ,3 bitations dans le plus beau lieu du monde; 3, un mari jeune encore, franc, bon, hon- 3, nĂšte, vaillant; cela vous convient-il, ma- â dame? II faut me rĂ©pondre trĂšs vite, sâil â vous plaĂźt ; car je dois bientĂŽt repasser les â mers. Parlez vrai, je rĂ©arrangerai en con- 3, sĂ©quence. Une affaire importante m'a con- ,3 duit ici ; elle vous regardoit dâune façon , 3, Ă prĂ©sent elle vous regarde dâune autre. â Ceci nâest pas clair, je vous lâexpliquerai. â Jâai lâhonneur dâĂȘtre , madame , avec un â profond respect, la passion la plus vive & 3, la plus ardente, votre trĂšs humble & trĂšs 3, obĂ©issant serviteur, Charles Morinzer. 3, Votre rĂ©ponse au plutĂŽt. Me voulez- â vous ? ne me voulez-vous pas ? Dites oui â ou non. â Comment trouvez-vous cette lettre? Jamais femme de ma forte nâen reçut une semblable; assurĂ©ment cet homme est en dĂ©mence. Madame de Martigues dĂźnoit ici ; elle a cru fort plaisant dâĂ©crire non fur une feuille de papier, & N iij rs3 Lettre* dâenvoyer cette rĂ©ponse, J'a irois prĂ©fĂ©rĂ© de nâen faire aucune. Adieu , mon cher comte ; on mentraĂne Ă ? opĂ©ra. Madame de Termes ne veut pas que je rĂȘve, elle me dĂ©fend de soupirer., Lâingiate ! combien je [âai laissĂ© pleurer , gĂ©mir ! ES;e ne s'en souvient plus. LETTRE L V, on s jeu R de Montalais ne reviendra pas fĂŹ-tĂŽt. Le marĂ©chal de Saint-GĂ©ran, son oncle , est malade dans'une de ses terres auprĂšs de Poitiers! il souhaite paliĂŹunnĂ©ment de le voir ; le marquis sây rend , & fou retour va dĂ©pendre de la mort ou de la convalescence de ce vieux parent. Eh , mon dieu ! toujours des obstacles , toujours des chagrins ! je sens vivement cette absence. Je ne le dis quâĂ vous ; les autres ne me plaignent point assez. Et cet imbĂ©cillc ds marin , tnâĂšn croyez-vous dĂšbarrailĂ©c ' LETTRE L X I I. JE H vite, vite que je vous apprenne... .T Je vous dĂ©pĂȘche un Courier..... Je voudrois quâit eut des ailes ! \i-je bien toute ma raison ? Suis je Ă©veillĂ©e? Nâest-ce point un songe ? M. de MontaĂŹais est-il la? Oui, il rit, il cause avec madame de a Pair content ! que e les fuis !... M. dâEstclan. Mon pauvre cousin! je le plains, je lâestime.... Ah, je nâeĂpĂ©rois je veux me modĂ©rer. Je ne le puis ; mon cĆur est dans une Ă©motion. Pourtant je veux vous mon cher comte , Ă©cou- tez-moi bien. Ce matin Ă onze heures, feule dans mon cabinet, pleurant de toute ma force + portant mes idĂ©es sor les objets les plus affligeaus , on me prĂ©sente une lettre du comte dâEstelan. Je Louvre avec effroi, je lis, je crois me tromper. Jugez de ma surprise , de la rĂ©volution quâex- citent en moi ses expressions. Lisez, & partagez le plaisir que jâai senti. Lettre du comte d'EJleĂźan. * e Votre amie est trĂšs impertinente , ce nâest 7, pas votre faute. Vous Ăštes engagĂ©e.... Le ,, ciel puitie mâaccorder de la modĂ©ration, de D* LA. COMTESSE DE SANCERRE. S2l , 3 la patience! Jâen ai grand besoin. Sijemâeii â croyois.... Mais une fois en ma vie je veux â me contraindre. Elle est trĂšs audacieuse, M trĂšs mĂ©chante, votre amie. Vous ĂȘtes bonus â vous, belle, douce, gracieuse, mĂȘme en â refusant. Vous ĂȘtes ma parente , ce nâeft pas â Ă moi Ă vous rendre malheureuse.... Câest 3 , pour un autre que vous pleuriez.... Nâim- 3, porte, je me sens incapable de vous affli- â ger. Je mâen vais tout Ă lâheure. Si je resi- 3, tois ici, je ne pourrois me dispenser de â quereller votre amant, ou votre mari, je â ne sais lequel. JeSsuis bien aise de lâigno- rer , car cela feroit une grande diffĂ©rence , ,3 & qui pourroit nous mener loin. II est nĂ©* â cessaire que je parte. Sijetuoiscet homme, â vous ne mâen aimeriez pas davantage; sâil 3, me tuoit , cela vous sĂ©pareroit peut-ĂȘtre. 5, Eh, quây gagnerois-je alors ? Vous dĂ©teste- 3, riez ma mĂ©moire, voilĂ tout, & votre bĂ©- â gueule dâamie diroit que je me serois com- 33 portĂ© comme un sot. Je mâen vais, vous â dis-je , je mâen vais Ă lâinstant. Adieu, ma- â dame , adieu , ma belle, mon aimable, ma 33 trĂšs aimable cousine. Si je ceĂl'e un jour de â vous trop aimer, je reviendrai , dans Lâes- 3, poir dâĂȘtre votre ami. Oui, vous ĂȘtes une â femme adorable;' mais cette petite furie, â je la hais de tout mon cĆur. 3, Daignez accepter une lĂ©gere preuve de â tnon affection» Un parent auflĂŹ proche peut 322 L t T f R E S â vous offrir ces bagatelles.... Mon dieu, est-iĂŹ ĂĄ, possible quâun autre vous soit cher ! Ori ,, vous disoit si indiffĂ©rente ; jâespĂ©rois.... 3, Allons, nâen parlons plus. Jâai bien peur 33 de ne vous oublier jamais. Adieu, madame, â adieu , ma charmante cousine ; sur Ma soi * â mon cĆur se brise..,. Je vous quitte, je ne 3, vous verrai plus. Oh non , je ne vous re-* j, verrai jamais, car je vous aimerai toujours. â Un coffret du plus beau lacq accorapagnoit cette lettre. En lâouvrant, jâni trouvĂ© une renonciation en forme de lâhĂ©ritage de mon oncle, deux superbes parures de diamans * un assortiment de perles de la plus belle eau ,- quantitĂ© de rubis , dâĂ©meraudes & de pierres prĂ©cieuses. En voyant lâabandon des droits du comte * son prĂ©sent, sa lettre , j'ai craint d'ĂȘtre sĂ©duite par une flatteuse illusion. EĂt ce une vĂ©ritĂ© , denrandois-je Ă madame de Termes ? Mes sens ne mâ point ? Elle a envoyĂ© chez le comte il Ă©toit parti Ă sinisant oĂč lâon mâapportoit fa lettre. A peine venoit-*on de mâen assurer, que jâai vu entrer le marquis de M^malais. Jâai couru Ă fa rencontre , je me fuis prĂ©cipitĂ©e dans les bras, jâai osĂ© le presser contre mon sein. Alt, nous serons heureux* nous le serons , me fuis-je Ă©criĂ©e , en baignant son visage de ces larmes consolantes que la joie sait rĂ©pandre ! Madame de Termes lui DE LA COMTESSE DE SANCERRE.' 22 expliquoit le sujet de mes transports, lui con- toit lâĂ©vĂ©nement qui les excitoit elle mâaime, lui disbtt - il dâun ton tendre & animĂ©, elle mâaime ! Ah , ceĂte assurance suffit Ă mon bonheur! Que sont tous les biens du monde, comparĂ©s Ă la certitude de lui plaire? Voyez , mon cher comte, si je vous aime'; câest dans les premiers momens du retour dâun dâun amant chĂ©ri, adorĂ©, que je vous Ă©cris pour vous dire. De madame de Martigues. Pour vous dire quoi? Ellenâen fait rien,â peut-ĂȘtre; elle est si mal-adroite en affaires! OĂč en seroit-elle sans moi ? A pleurer, Ă se plaindre du sort, Ă lever ses beaux yeux vers le ciel. Cela nâarrangeroit rien. En deux mots, jâai terminĂ© , moi. A prĂ©sent que mes moyens ont si bien rĂ©ussi, voilĂ M. & madame de Termes qui les examinent gravement. M. de Mon- talais & madame de Sancerre ne peuvent dĂ©cider si ces moyens Ă©toient bons ou mauvais. En vĂ©ritĂ© , personne ici nâa le sens commun j je ne vois que moi de raisonnable. Adieu. Les lettres de madame de Sancefre finissent ici. Le retour de M. de NancĂ© termine la correspondance dont on fait part a u publie, U Vd 224 L Ă T T R E S , &C.' arriva Ă Paris le jour mĂȘme de lâheĂșrĂ©tĂ& mariage de son amie, & fut tĂ©moin de celui de madame de Martigues. MalgrĂ© la diffĂ©rence de leurs caractĂšres , ces deux aimables femmes rendirent leurs maris Ă©galement heureux* FIN * HISTOIRE © ÂŁ*0Ă0§S& Ăź w HISTOIRE D" ERNESTINĂ, Ă^ne Ă©trangĂšre , arrivĂ©e depuis trois moia Ă Paris, jeune, bien faite, mais pauvre & inconnue, habitoit deux chambres basses au fauxbourg Saint - Antoine ; elle sâĂČccupoit Ă broder, & vivoit de fou travail. Revenant utĂ soir de vendre son ouvrage, elle se trouva mal en entrant dans fa maison ; on sâĂ©fforqa vainement de la secourir, de la ranimer ,âą elle expira sans avoir repris ses sens, ni laissĂ© ap perce voir aucune marque de conĂioissancei Ses voisines, effrayĂ©es de ce terrible accident, remplirent fa triste demeure de cris & dâexclamations ; elles sâappelloient les unes & les autres , & se rĂ©pĂ©toient, Christine , hĂ©las Ă fa pauvre Christine! Une bourgeoise , dont le jardin'se ternii- Ăioit au mur de la maison d'ou sâĂ©levoit ce bruits attirĂ©e par le dĂ©sir dâĂštre utile Ă celles qui gĂ©miĂĂŻoient si haut, fut elle-mĂšme s'in- formerde Ăa cause dĂ© leurs clĂĄnietirr; oil lâeti instruits pendant quâon parloit, ses yeux fa Ăxerent fur une petite fille ĂągĂ©e de trois ost Tome IF. P 226 ĂJlSTOĂŻRĂ quatre ans ; cette innocente crĂ©ature pleuroĂt prĂšs de la morte , Pappelioit, la tiroit par fa robe, & lui crioit, ma mere , Ă©veillez-vous! ma mere , Ă©veillez-vous donc ! Le cĆur de la sensible voisine sâĂ©mut Ă ce spectacle elle sâavança, prit la petite dans ses bras, la cardia, essuya ses larmes. La beautĂ© de Pensant redoubla son attendrissement elle çnvoya chercher un homme de justice , donna de lâargent pour faire inhumer lâĂ©trangcre. Ayant rempli toutes les formalitĂ©s nĂ©cellĂąires au dessein de se charger de la jeune orpheline ,âą elle la prit par la main & la conduisit chez elle. Celle dont le bon cĆur cclatoit par cet stcte dâhumanitĂ©, se nommoit madame Du- fresuoi. Veuve dâun marchand peu riche, elle sâĂ©toit arrangĂ©e avec la Famille de son mari contente de trois mille livres de rentes viagĂšres, elle venoit dâabandonner Ă des enfans dâun premier lit, des droits assez considĂ©rables fur leur succession. Ce procĂ©dĂ© gĂ©nĂ©reux lui procura la satisfaction de voir Ă©tablir convenablement les filles dâun honnĂȘte homme, dont elle chĂ©rissait la mĂ©moire. La petite Ă©trangĂšre sâappelloit Ernestine elle Ă©toit Allemande , & ne paroissoit pas nĂ©e dans la bassesse ; elle sâexprimoit difficilement en François Ă force de Pinterroger , on comprit par ses discours , quâun mĂ©chant mari qvoit contraint lâinfortunĂ©e Christine Ă quitter Ăa mailbn & fa patrie , & jamais on nâen apprit davantage. dâEbnĂȘstĂks L 27 Ărnestine pleura sa mers , la demanda souvent dans les premiers jours qui suivirent sa mort; eile Foublia , grandit, sĂš forma , devint belle sa taille svelte & lĂ©gere , des yeux noirs pleins de feu , de beau cheveux cendrĂ©s , des dents blanches & bien rangĂ©es , un souris doux & tendre > des grĂąces, un esprit naturel la ren- tĂŹoient Ă douze ans une fille charmante. EstĂ© Ăreçut une Ă©ducation simple; apprit Ă chĂ©rir la ĂagelĂe , Ă regarder f honneur comme fa loi suprĂȘme; mais vivant trĂšs retirĂ©e, ses idĂ©es ne purent sâĂ©tendre ; elle n'acquit aucune con- hoissance du monde, & conserva long-tems cette tranquille & dangereuse ignorance des Vices, qui, Ă©loignant de notre esprit la crainte & la trille dĂ©fiance, nous porte Ă juger des autres dâaprĂšs nous-mĂȘmes, & nous fait regarder tous les humains comme des crĂ©atures dil> posĂ©es Ă nous chĂ©rir & Ă nous obliger. Madame Dufrefnoi, tendrement attachĂ©e Ă Cette jeune personne, Ăâongeoit avec douleur Ă FĂ©tat oĂč elle fe trouveroit peut-ĂȘtre un jour que ferait Ernestine , si la mort de son amie la ĂŹaiĂl'oit fans secours ? Ne pouvant allures son sort, elle voulut au moins lui donner ust talent capable de lui procurer les besoins de la vie , & mĂš ne avec un peu d'aisance elle choisit la miniature, & fit venir chez elleuii peintre, pour lui apprendre le delfein tive , intelligente & docile , Ernestine Rappliqua, montra de grandes dispositions, les P ij 228 Histoire cultiva, fit des progrĂšs , & protftĂ©troit de devenir habile , quand madame Dufrefnoi , attaquĂ©e dâune fievre maligne , fut en peu de mo- mens rĂ©duite Ă la derniere extrĂ©mitĂ©; elle mourut le cinquiĂšme jour de fii maladie. Henriette DumĂ©nil, sĆur du peintre qui montroit Ă Erneltine , Ă©toit liĂ©e dâamitiĂ© avec madame Dufrefnoi; elles logeoient prĂšs lâune de Eautre, & se voyoient aĂĂĂȘz souvent. Henriette avoir environ trente ans; Ă©levĂ©e par une de ses parentes, femme riche & rĂ©pandue dans lc monde, elle joignoit Ă un naturel fort aimable , cet agrĂ©ment que donne lâhabitude de vivre au milieu dâun cercle poli point de bien , peu de beautĂ©, beaucoup dâesprit, lâĂ©loi- gnoient du mariage la bontĂ© de son caractĂšre, shonnĂȘtetĂ© de ses mĆurs, & fa probitĂ© connue , lui attachoient de fĂnceres & de confi- tans amis. Henriette ne quitta pas madame Dufrefnoi pendant fia maladie, & quand il en fut tems , elle arracha la dĂ©solĂ©e Ernestine dâauprĂšs de son lit, la conduiĂit chez fa parente , & 'enferma avec elle dans son appartement elle laiĂsa çouler les larmes, cn rĂ©pandit auĂĂŻĂŻ, & lui aĂ©corda cette douceur nĂ©cessaire Ă un cĆur affligĂ©, cette libertĂ© de se plaindre, de gĂ©mir, que des consolateurs insensibles ou mal-adroits croient devoir gĂȘner, restreindre, nous ĂŽter mĂȘme. Ce zele approche de la duretĂ© une tranquille raison, de vains discours , de % dâErnestine; 229 froides considĂ©rations blessent une atne accablĂ©e du poids de fa douleur. Eh dâoĂč vient, eh pourquoi vouloir persuader Ă un malheureux que le trait dont il le sent dĂ©chirer, doit Ă peine laisser des traces de son passage ? Henriette , nommĂ©e exĂ©cutrice testamentaire par madame Dufresnoi , sâacquitta fidĂšlement de cet office on vendit les meubles & les effets au profit dâErnestine, & l'on plaça fur fa tĂȘte une somme de huit mille livres, quâils rapportĂšrent. II falloir lui chercher un asyle dĂ©cent & convenable ; Henriette ne pouvoir la garder > M. DumĂ©nil, attachĂ© Ă son Ă©leve , engagea fa femme Ă la prendre chez elle. Cet honnĂȘte homme fe contenta dâune trĂšs petite pension , & promit de cultiver ses dispositions , & de la rendre capable de fe soutenir par son talent. Ernestine accepta ses offres avec reconnoilfance ; & deux mois aprĂšs la mort de fa bienfaitrice , Henriette la conduisit dans la maison de son frĂ©tĂ©. La douleur dâErnestine Ă©toit plus profonde quâon ne devoir lâattendre dâune personne de son Ăąge ; elle pleuroit madame Dufresnoi, elle la pleuroit amĂšrement, sans pourtant envisager toutes les consĂ©quences de la perte quâelle faifoit en, elle ses larmes pour objet le regret dâĂštre Ă jamais sĂ©parĂ©e dâune femme douce , bonne, attentive, dâune tendre, dâune indulgente compagne. Madame DumĂ©nil nâĂ©- toit pas dâun caractĂšre Ă la dĂ©dommager P iij 1 9Zs Histoire de sa premiere amie ĂŹĂ©gere, Ă©tourdie, folle mĂȘme, elle rioit de tout, ne sâintĂ©reisoit Ă rien-, confondoit la triltesse avec lâhumeur, & ne voyoitdans une personne affligĂ©e quâune personne ennuyeuse. Cette femme , ĂągĂ©e de vingt-six ans , avoit un goĂ»t dĂ©cidĂ© pour la dissipation & lâamu- sement trĂšs bornĂ©e dans fa dĂ©pense, elle ne pouvoit se procurer les plaisirs dont elle ctoit avide, ni consentir Ă sâen priver. Elle chercha les moyens de satisfaire ses dĂ©sirs mab \grĂ© son peu de fortune , & devint lâamie complaisante de plusieurs femmes dâune conduits peu exacte. M. DumĂ©nil, bon , simple , occupĂ© de son talent, du soin de mĂ©nager une poitrine dĂ©licate, une santĂ© foible & souvent languissante , laissoit vivre sa femme Ă sa propre fantaisie ; une gouvernante ĂągĂ©e &.raisonnable conduisoit la maison , avoit de grande? attentions pour son maĂźtre madame DumĂ©nil alloit au spectacle , Ă la promenade , sou- poit dehors, rentroit tard , dqrmoit une partie du jour j & comme son mari ne le trouyoit point mauvais, rien ne lâengagcoit Ă se contraindre. LâĂ©leve de M. Dumcnil, appliquĂ©e Ă son Ă©tude, la rencontroit Ă peine deux foi? en un mois & quand elles se parloient, câĂ©tott avec politesse , mais avec une mutuelle indiffĂ©rence. E messine passa trois annĂ©es chez son maĂźtre, sans que rien troublĂąt la paisible uniformitĂ© Dâ E E N E S ĂŻ IN E, 2zĂź de fa vie. Parvenue au degrĂ© de perfection oĂč M. DumĂ©nii pouvoir la conduire, tm goĂ»t naturel lui Ăt palier de bien loin ses leçons Ăźl sâen apperçut avec plaisir. Comme il Ă©toit souvent malade, incapable de travailler lui- mĂȘme , il pensa Ă faire connoĂtre le talent de son Ă©coliere il engagea plusieurs de ses amis Ă se lasser peindre par eiĂŹe , & ces essais commencerent Ă lui donner de la rĂ©putation. Un jour que , feule dans le cabinet de M, DumĂ©nii, elle achevoit les'ornemens dâune miniature quâil devoir livrer incessamment, elle entendit ouvrir la porte, se tourna, vit un homme dont ia parure & lâair distinguĂ© pouvoient attirer surtension par une suite de supplication dâErnertine Ă son ouvrage, elle fut feulement frappĂ©e de en lui lâoriginal du portrait oĂč elle travailloit. Elie le salua sans lui parler, une simple inclination, un signe de fr main iâinviterent Ă sâas- seoir ; il obĂ©it en silence. Ernestine fixa ses regards fur lui, les bailla ensuite sur la miniature , & pendant assez long-tems ses yeux se promenĂšrent alternativement sur saimable cavalier & sur son image. Cette singularitĂ© caufx autant de plaisir que de surprise au marquis de ClĂ©mengis ; il venoit presser M. DumĂ©nii de lui donner ce portrait, une dame lâattendoit avec impatience ; il avoit cru trouver le peintre dans ce cabinet oĂč il travailloit ordinairement; y voir Ă fa place f iv SZ2 Histoire une fille charmante , occupĂ©e Ă considĂ©rer ses traits, fi parfaitement attachĂ©e Ă contempler son image , quâclle sembloit se plaire Ă la regarder , câĂ©toit une espece dâaventure ? fimple , mais agrĂ©able elle Pamusa , lâintĂ©- ressa, Sc lui fit une impression trĂšs vive. Pendant quâErnestine continuoit Ă comparer lâoriginal & la copie , le marquis admiroit Ics grĂąces rĂ©pandues fur toute fa personne impatient de Penteudre parler, ilsouhaitoif que son Ă©ducation & son esprit rĂ©pondissent Ă une figure si sĂ©duisante ; & il alloit com. mencerPentretien, quand M. DumĂ©nil arriva , & lui fit de longues excuses fur ce quâil ne pou- voit encore lui livrer le portrait. Le marquis, dĂ©jĂ moins pressĂ© de le donner, interrompit le peintre ; & voulant se procurer encore la douceur de voir les yeux dâErnestine se fixer sur les siens, il feignit de nâĂȘtre pas content, trouva des dĂ©fauts de ressemblance, de dessein , de coloris j & comme il blĂĄmoit au hasard, la jeune Ă©leve de M. DumĂ©nil ne. put sâem- pĂšcher de rire de ses observations. Le marquis la pria dâexaminer avec attention sâil se trompoit. Elle le voulut bien il se plaça vis-Ă -vis dâelle ; & aprĂšs y avoir mis toute fou application, Ernestinejugea la copie parfaite. M. de ClĂ©mengis sâobstina , elle ne cĂ©da point; le fonde fa voix, la justesse de ses expressions, un peu de vivacitĂ© excitĂ©e par les fausses remarques du marquis, acheve- D' E il N E S T I S I. LZZ rent de lâenchanter il demanda une copie de ion portrait, exigea quâelle fĂ»t entiĂšrement de la main dâErneftine. Le peintre le promit. M. de ClĂ©mengis , manquant enfin de prĂ©texte pour prolonger le plaisir de relier avec Ernes- tine, sortit Ă regret de ce cabinet; & M. Du- mĂ©nil raccompagnant jusquâĂ son carrosse, satisfit fa curiositĂ©, en iâinstruisant du fort de Ion Ă©levs. Celus que le hasard venoit dâofFrir aux yeux dâErnestine, joignoit Ă mille agrĂ©mens extĂ©rieurs, un caractĂšre rare , & peut-ĂȘtre un peu singulier. M. de ClĂ©mengis , descendu dâune maison ancienne & distinguĂ©e , nâĂ©toit pas nĂ© riche ses espĂ©rances de fortune dĂ©pen- doient de la rĂ©vision dâun procĂšs , sollicitĂ©e depuis prĂšs dâun fie cl e par ses peres. Son bonheur avoit placĂ© dans le ministĂšre un de ses proches pareils chĂ©ri de cet homme puissant, le marquis jouissoit de tous les avantages attachĂ©s Ă la faveur; mais il nâen abusoit pas plus sensible que vain , plus libĂ©ral que fastueux , son ame noble & dĂ©licate apprĂ©cioit la grandeur & les richesses par le pouvoir quâelles donnent de faire des heureux un naturel doux & tendre le portoit Ă desirer des amis; il trouvoit des flatteurs , les servoit, & les dĂ©daignoit il dĂ©couvroit un sentiment intĂ©resse dans tous ceux dont il se voyoit caressĂ© ; lâamour mĂȘme ne lui donnoit point de plaisirs fans mĂ©lange; sâil goĂ»toit un instant la 234 His-toiri satisfaction de se croire choisi , prĂ©fĂ©rĂ© ,-dâim- portunes demandes , des sollicitations preifan- tes & rĂ©itĂ©rĂ©es lui lailsoient bientĂŽt apercevoir que son crĂ©dit attiroit autant que sa personne depuis long-tems il cherchoit en vain un cĆur capable de lâaimer pour lui- mĂšme, & sâaffligeoit de ne pouvoir le trouver. Pendant quâErnestine sâoccupoit Ă copier le portrait du marquis, elle resevoit fa visite tous les matins, & nâattribuoit son assiduitĂ© quâau motif dont il la couvroit. Rien nâavoit prĂ©parĂ© son esprit Ă la dĂ©fiance ; elle ignoroit le danger oĂč la vue dâun homme aimable pou- voit lâexposer, & la simplicitĂ© de ses idĂ©es la laistoit dans une parfaite sĂ©curitĂ©. Quand on nâa jamais senti le dĂ©sir de plaire, on plaĂźt long-tems sans sâen appercevoir , & lâamour qui se cache, reĂsemble tant Ă lâamitiĂ©, quâil est facile de sây mĂ©prendre. M. de ClĂ©mengis , chaque jour plus charmĂ© dâErnestine, voyoit avec chagrin que fourrage avancoit. Pour se conserver le plaisir dâaller souvent chez le peintre , il rĂ©solut dâap- prendre un art quâil commenqoit Ă aimer. M. DumĂ©nil , foible alors, condamnĂ© Ă pĂ©rir bientĂŽt dâun mal incurable , se trouvoit rarement en Ă©tat de diriger les essais du marquis fa charmante Ă©levefut chargĂ©e de ce foin. Elle apprenois Ă cet Ă©colier docile Ă tenir, Ă guider ses crayons; lui enseignoit Ă imiter les traits quâellc - mĂȘme formoit souvent elle D 1 ÂŁ R N I ! I I K I, 2Zf doit de sa mal-adresse; quelquefois elle le grondoit, Paccusoit de peu dâintelligence, se plaignoit de ses distractions ; & lui montrant deux petites filles qui deĂßÏnoient dans la mĂȘme chambre , elle lui reprochoit de profiter moins de ses leçons que ces enfans. Jamais le marquis nâavoit passĂ© des momens si agrĂ©ables. La douceur de sâentretenir familiĂšrement avec une fille de seize ans, belle sans le savoir , modeste sans affectation , amusante, vive, enjouĂ©e; Ă laquelle son rang, sa fortune , ou son crĂ©dit nâimposoient aucun Ă©gard ; qui laiffoit paroĂtre une joie naturelle Ă son aspect ; dont lâinnocence & PingĂ©nuitĂ© rendoient tous les sentimens libres & vrais; ĂȘtre astis tout prĂšs d elle , la nommer fa maĂźtresse , lui voir prendre une efpece dâautoritĂ© fur lui, sâempreffer Ă la contenter,Ă lui plaire, fans en avouer le dessein , se flatter dây rĂ©ussir; câĂ©toit pour le marquis de ClĂ©mengis une occupation si intĂ©ressante , quâinsensiblement il devint incapable de goĂ»ter tous ces vains amusemens, dont PoisivetĂ© cherche Ă se faire des plaisirs. Madame DumĂ©nil, que lâĂ©tat fĂącheux de son mari sorçoit Ă rĂȘster chez elle, sâapperçut de lâamour du marquis ; elle lui montra une humeur complaisante, eut de longs entretiens avec lui, gagna fa confiance, entra dans ses vues, & contente de fa gĂ©nĂ©rositĂ©, elle commença Ă traiter Ernestine comme une peo- Histoire 2Z6 sonne dont elle se reprochoit dâavoir long, tems nĂ©gligĂ© la sociĂ©tĂ©. Elle lui fit de ten_ dres caresses , voulut connoĂźtre ses besoins, ses dĂ©sirs, sâempressa Ă les satisfaire. Chaque jour rendoit la situation dâErneĂline plus douce & plus agrĂ©able ; fa reconnoissance lui fit oublier la longue froideur de cette femme; ses bontĂ©s la touchĂšrent; elle lui pardonna uno IĂ©gĂ©retĂ© dâesprit, dont aprĂšs tout, elle nâavoit jamais souffert. Quand les dĂ©fauts des autres ne nous nuisent pas , il est rare quâils nous choquent beaucoup. Comme madame DumĂ©- nil Ă©toit gaie, complaisante, & quâun secret intĂ©rĂȘt lâengageoit Ă se faire aimer dâErnestine , elle inspira aisĂ©ment de lâamitiĂ© Ă une fille sensible, qui croyoit tenir dâelle lâaisance dont elle commençoit Ă jouir. M. DumĂ©nil touchoit Ă ses derniers mo- mens ; la certitude de fa mort faisoit couler les larmes de fa tendre Ă©leve, & souvent le marquis la trouvoit toute en pleurs. Une vive inquiĂ©tude se mĂšloit Ă son chagrin Henriette partie depuis deux mois pour la Bretagne, cessa tout-Ă -coup de lui donner de ses nouvelles; elle lui manquoit dans un tems oĂč ses conseils lui devenoient nĂ©cessaires. Ernelfine lui Ă©crivit plusieurs fois, & ne reçut aucune rĂ©ponse. Ce silence lâaffligea son amie Ă©toit- elle malade ? nĂ©gligeoit-elle de lâinstruire du parti quâelle devoit prendre aprĂšs la mort de son maĂźtre ?Elle en parla Ă madame DumĂ©nil, dâ Ernestine. 2Z7 qui la rassura sur la santĂ© dâHenriette, & la gronda doucement de lui demander des avis dont elle nâavoit pas besoin. Me croyez - vous capable de vous abandonner, lui dit-elle dâun ton affectueux? Songez - vous Ă me quitter? Non, ma chere Ernestine , nous ne nous sĂ©parerons point ; vous partagerez ma fortune, elle est peut-ĂȘtre assez Ă©tendue pour vous rendre heureuse ; jâai des ressources qui vous font inconnues gardez le silence fur ce secret ; cessez de vous alarmer , & ne regrettez plus les avis dâHenriette ; ils ne pourroient que dĂ©ranger le plan tracĂ© pour votre bonheur. Ces discours, souvent rĂ©pĂ©tĂ©s , dissipĂšrent lâinquiĂ©tude dâErnestine ; mais son cĆur fut blessĂ© de lâoubli dâHenriette. En partant, elle lui avoit promis de sâintĂ©resser toujours Ă son sort, de lui procurer un asyle, si son frere mouroit. Elle ne pouvoit accorder un procĂ©dĂ© si froid avec le caractĂšre dâHenriette; mais rattachement quâelle prenoit pour madame DumĂ©nil , affaiblit peu Ă peu ce chagrin; &, fans le vouloir, le marquis aida lui-mĂȘme Ă lâen distraire. Le tems approchoit oĂč M. de ClĂ©mengis alloit sâĂ©loigner; le rĂ©giment quâil comman- doit venoit de passer en Italie , il falioit bientĂŽt partir pour sây rendre. MalgrĂ© ses efforts, Ernestine sâapperçut de fa tristesse rĂȘveur, inquiet, il gardoit un morne silence ; Je changement de son humeur la surprit, & 2Z8 Histoire ses distractions la fĂąchĂšrent. II paiToit le terris de fa leçon Ă soupirer, Ă se plaindre dâune douleur iritcrieure , dâuiie peine sĂ©crĂ©tĂ© & violente. Ernestinese sentit touchĂ©e de TĂ©tĂąt oĂč elle le voyoit ; elle lui en demanda la cause avec intĂ©rĂȘt, le pretĂźa dc la lui confier -, mais Voyant que ses questions le reridoient plus triste encore, elle cessa de Tinterroger, fans CeiĂer de 'occuper de son chagrin. Elle y pensoit Ă tous mornens, attendoit impatiemment Theure oĂč le marquis devoir venir, portoit fur lui des regards curieux & attentifs ; & le trouvant toujours sombre, elle baiisoit les yeux , craignoit de rencontrer les liens, nâofoit lui parler, & se demandait tout bas , quâa-t-il doitc ? je le croyois Ăi heureux! HĂ©las! auroit-i! cessĂ© de Terre? Pendant quâelle partageoit la douleur du tnarquis, fans en connoĂźtre le principe, il sâoccupoit du foin gĂ©nĂ©reux de fixer pour jamais son sort , de le rendre heureux & indĂ©pendant. Madame DumĂ©nil , engagĂ©e par une grande rĂ©compense Ă paroĂźtre rĂ©pandre sur son amie les biens dont M. de ClĂ©mengis alloit la faire jouir , ne pouvoit comprendre TĂ©tran- ge conduire d'uu amant Ăi libĂ©ral & si discret. Comment espĂ©rez-vous toucher le cĆur dâErnestine, lui diĂbit-elle, si vous lui cachez la passion quâellc vous inspire ? Vous lâenri- chissez, & vous voulez lui laisser ignorer votre amoiir & vos bienfaits ? Ah ! puisse- dâ E R N E S T Ă N Ă. 2ZA t-e!le les ignorer toujours ces bienfaits , rĂ©pon- dit-il ! Je veux lui plaire* & non pas la sĂ©duire ; la rendre libre , & jamais la contraindre ou Paiiervir. Jâaime Ă la voir me montrer une innocente affection , sâattacher Ă moi sans dessein , fans projet, fans crainte, fans espĂ©rance. Un tendre intĂ©rĂȘt se peint dans ses yeux depuis quâellesâapperçoit de ma tristesse elle mâaime peut-ĂȘtre! Imposerois-je des loix Ă cette fille charmante ? En excitant fa recon- noissance je gĂ©nĂ©rois son inclination, je mâĂŽ- terois la douceur de penser que je possede un eĆur qui ne prise en moi qĂie moi-mĂȘme. M. de ClĂ©mengis rĂ©pĂ©ta alors Ă madame DumĂ©nil toutes les instructions quâil lui avoit dĂ©jĂ donnĂ©es fur la façon dont elle se conduiroit aprĂšs la mort de son mari. Elle promit de se conformer Ă ses intentions, de garder fidĂšlement son secret, & de lui apprendre par ses lettres ce quâErnestine penseroit du changement de sa situation. Peu de jours aprĂšs cet entretien, M. de ClĂ©mengis fut contraint de 'Ă©loigner. Le lendemain de son dĂ©part, Ă Pheure oĂč il se rendoit ordinairement chez Ernestine , elle reçut de sa part une boĂźte fort riche; elle renfermoit le portrait que M. DumĂ©nil avoit fait du marquis, & ce billet. Le marquis de ClĂ©mengis Ă Ernestine . te Je vous quitte, ma charmante maĂźtresse 5 Histoire 240 3, un devoir indispensable mâarrache Ă la don-* Ă , ceur de vous voir, de profiter d vos foins , â de vos bontĂ©s ; mais je nâoublierĂŹti-point vos â leçons. Pendant une longue & triste absen- 3, ce , ma seule consolation sera de me les ,, rappeiler. Dans vos riiotnens de loisir, dai- 3, gĂźtes! vous Occuper Ă regarder ce portrait 3 33 Ă le copier; multipliez lâimage dâun ami 3, dont le creur vous est tendrement attachĂ©; â conservez son souvenir, & souhaitez quel- 33 quesois de le revoir. â Ernestine sentit de l'Ă©motion & de la douleur en lisant ce billet. Pourquoi M. de ClĂ©â mengis sâĂ©loignoit- il fans prendre congĂ© dâelle, fans lui dire quâil partoit ? Elle lut plu^ ĂĂŹeurs fois fa lettre , toujours rĂ©voltĂ©e du mystĂšre de sa conduite insensiblement elle sâat- tendrit, le regret succĂ©da au dĂ©pit. Elle sâĂ©toit Elit une douce habitude de voir le marquis, de lui parler , de palier des heures entieres avec lui. Quelle privation! Elle perdoit just qu'au plaisir dc lâattendre. Ses yeux mouillĂ©s de quelques larmes, s'attachĂšrent fur le portrait; elle le considĂ©ra long» teins ; mais ne f examinant plus en artille , elle trouva que M. de ClĂ©mengis avoit eu raison de se plaindre de cet ouvrage voilĂ ses traits, disoit-elie-, sa physionomie ; mais oĂč est PĂąme, la vivacitĂ© de cette physionomie? oĂč foncĂ©es jegards si doux, oĂč lâamitiĂ© se peint ? Combien dâ E R N E S T I N Ăź. ; 241 . bien dâagrĂ©mens nĂ©gligĂ©s! Est-ce-lĂ ce souris fin & tendre, cet air de bontĂ© , de grandeur ? OĂč font tant de grĂąces dont jâapperçois Ă peine une foĂble esquisse ? En parlant, Ernestine repoussoir tous les dessins qui Ă©toient fur fa table, cherchoit ses crayons, &, remplie de lâidĂ©e du marquis , elle fe flattoitdâen tracer de mĂ©moire une image plus exacte. Ce travail intĂ©rdiant fut interrompu peu de jours aprĂšs, par la mort du pauvre DumĂ©- nil. Ernestine tendrement attachĂ©e Ă cet homme, le regretta sincĂšrement. Sa veuve, pressĂ©e dâabandonner un lieu propre Ă exciter la tristesse , sentiment quâelle craignoit, se hĂąta de charger un dc ses parens du foin de fez affaires,- & dĂšs que la biensĂ©ance le lui permit » elle se rendit avec Ernestine Ă trois lieues de Paris, dans une maison charmante. Plusieurs valets, prĂ©venus de leur arrivĂ©e , sb prĂ©sente, rent pour les recevoir, & sâempresserent Ă les servir. Ernestine pleuroit encore ; elle se rappel- loit sans cesse la douceur & lâamitiĂ© que son martre lui avoit toujours montrĂ©es. Cependant Pafpect riant & magnifique de ce beau sĂ©jour suspendit son chagrin ; les appartemens, les jardins , la vue, IâĂ©mail & le parfum des fleurs * tout surprit ses sens, tout charma ses regards eh, qui vous a donc prĂȘtĂ© cette agrĂ©able demeure, dit-elle Ă son amie? ceux qui i'habi- tent doivent se, trouver bienheureux ! Tome IV> Q, 242 ' Histoire Si la libertĂ© dây vivre vous paroit un bonheur , rĂ©pondit madame DumĂ©nil, jouissez-en , rna chere amie , & ne craignez pas de le perdre. Je dispose actuellement dâune fortune allez considĂ©rable ; cette jolie terre en fait partie , & vous en ĂȘtes la maĂźtresse. Alors elle lui conta une petite histoire , adroitement prĂ©parĂ©e, pour lui persuader que son mariage, contractĂ© malgrĂ© ses parens , Pavoit privĂ©e de ses biens pendant la vie de son mari. Rien ne portoit Ernettine Ă douter de la sincĂ©ritĂ© de cette femme ; elle ne connoissoit ni les loix ni les usages ; elle la crut fans hĂ©siter , la fĂ©licita de lâheureux changement de fa situation , & se sentit vivement touchĂ©e des assurances que madame DumĂ©nil lui donnoit de partager avec elle toutes les douceurs'de son nouvel Ă©tat. Pour contenter son amie, Ernestine fut obligĂ©e d'occuper le plus bel appartement, dâaccepter de riches prĂ©Ăens, de fe prĂȘter aux foins dâune lemme de chambre destinĂ©e Ă la servir seule il fallut se laisser parer. Madame DumĂ©nil dirigea Pempioi de son tems,& voulut obstinĂ©ment que fa toilette en remplit une partie. On lui apprit Ă relever ses charmes par tout ce qui pouvoit en augmenter PĂ©clat; insensiblement cet art lui devint facile & agrĂ©able j elle se plut, elle sâaima mĂȘme, niais es Ăutavec une modĂ©ration dont son heureux naturel la rendoit capable en tout. Un maĂźtre à »âE X N ES T I N E, S43 danser vint lui enseigner Ă dĂ©velopper les grĂąces de fa personne ; on lui donna des leçons de musique ; ses mains adroites sâaccoutume- rent bientĂŽt Ă parcourir les touches dâun clavecin ; une oreille parfaite la conduisit en ÂŁ>eu de te m s Ă unir les sons dc fa voix lĂ©gere a leur harmonie. Le dĂ©sir de plaire Ă madame DumĂ©nil aĂdoit beaucoup Ă ses progrĂšs ; souvent auĂßÏ elle Ă©toit animĂ©e par le plaisir de penser quâĂ son retour le marquis de ClĂ©men- gis la trouveroit plus instruite , plus aimable, plus digne de son amitiĂ©. En sâĂ©loignant dâErnestine , cet amant dĂ©licat sâĂ©toit proposĂ© de lui Ă©crire souvent ; mais Ă©prouvant une extrĂȘme difficultĂ© Ă le faire fans se livrera toute la tendresse de son cĆur,, il se contentoit de recevoir des lettres de madame DumĂ©nil elles lâinstruisoient chaque semaine de la santĂ© dâErnestine & de ses occupations; il apprit avec ravissement quâelle em- ployoit tous les raomcns dont elle dispo- soit, Ă commencer des copies de son portrait , ou Ă retoucher celui quâelle sâobstinoit Ă faire fans modĂšle. Deux personnes qui pensent diffĂ©remment, ne se trouvent pas Ă©galement heureuses en jouissant des mĂȘmes avantages. Madame DumĂ©nil , gĂȘnĂ©e par ses promesses , regrettent souvent ses anciennes amies, & la vie bruyante de la ville ; ses amusemens se bornoient Ă de ĂŹngues promenades ; une jolie voiture, un Q. ii Histoire 244 nĂ©s beĂź attelage, lui servoient Ă parcourir toutes les campagnes des environs. Quelquefois elle le repentoit de sâĂštre engagĂ©e Ă tenir une conduite si peu conforme Ă son goĂ»t mais les avantagss quâelle retiroit de fa complaisance , & Pespoir de retourner Ă Paris au commencement de fhiver, lui aidoient Ă supporter semiui de sa solitude. Erneltine, accoutumĂ©e Ă la retraite, vivoit parfaitement contente ; tout dans la nature prĂ©sentoir Ă ses yeux un spectacle agrĂ©able & intĂ©ressant le lever de lâaurore , le soir dâun beau jour, les bois, les prĂ©s, le chant des oiseaux, les productions variĂ©es de la terre, offroientĂ son esprit paisible, ou des objets de plaisir , ou le sujet dâune tendre rĂȘverie son penchant pour M. de ClĂ©mengis animoit son cĆur sans le troubler, lui faisoit goĂ»ter une partie des douceurs que donne le sentiment, sans y mĂȘler lâagitation violente qui sâĂ©leve des pallions; elle souhaitoit de revoir le marquis , mais une impatiente ardeur ne rendoit pas ce dĂ©sir un mouvement pĂ©nible. Dans cette position tranquille, qui pouvoĂt engager Er- neĂline Ă porter ses vues au-delĂ des apparences? Une situation heureuse ne conduit point Ă rĂ©flĂ©chir; pourquoi voudroit-on approfondir la cause du bonheur dont on jouit? Le bien-ĂȘtre nous paroĂźt un Ă©tat naturel; son interruption nous trouble, nous agite ; le malheur nous inlfruit, Ă©tend nos idĂ©es , rend dâ Ernestine. 24? notre ame inquiĂ©tĂ© & notre esprit actif, pares que la douleur nous fait chercher en nous- mĂšmcs des forces pour la supporter, ou des reĂĂources pour nous en affranchir. DĂšs lâouverture de la campagne, les prĂ©liminaires de la paix Ă©toient avancĂ©s, les armĂ©es nâavoient ordre que de sâobserver; vers le milieu de lâĂ©tĂ© , elles reçurent celui de fe sĂ©parer, & nos troupes repassĂšrent les monts. Le marquis de ClĂ©mengis, restĂ© malade Ă Turin , nâarriva Ă Paris quâau commencement de lâau- tomne. AprĂšs sâĂȘtre acquittĂ© de ses devoirs les plus preffans, il cĂ©da au dĂ©sir de revoir lâobjet de fa tendresse, & partit pour la riante habitation que fa gĂ©nĂ©rositĂ© avoit rendue le domaine dâErnestine. Elle Ă©toit feule quand 011 lui annonça le marquis. A son nom, elle poussa un cri de joie , fe leva, courut Ă fa rencontre, lui sit mille questions, & laissa paroĂźtre ingĂ©nument tout le plaisir quâelle fentoit de le revoir. Emu, pĂ©nĂ©trĂ© de cet accueil, M. de ClĂ©mengis resta un peu de tems fans parler ; il considĂ©rois Ernestine avec autant dâĂ©tonne- mentque de satisfaction; elle sâctoit toujours offerte Ă fes regards dans un nĂ©gligĂ© propre, mais simple, devant son Ă©clat Ă fa fraĂźcheur, Ă la rĂ©gularitĂ© de fes traits, Ă fes agrĂ©mens naturels ; fes charmes relevĂ©s par mille grĂąces nouvelles , lâaifance de fes rnouvemens , la noblesse de fa figure,' cette dignitĂ© impo- CLiij 246 Histoire santĂ©, dont Pinnocence dĂ©core la beautĂ© , inspirĂšrent autant de respect que de surprise Ă M. de ClĂ©mengis il crut voir cette fille charmante pour la premiere feis ; elle lui parut nĂ©e dans PĂ©tat oĂč fa gĂ©nĂ©rositĂ© Pavoit placĂ©e. ParĂ©e de ses dons , environnĂ©e de ses bienfaits, cl le ne lui devoir point de reconnoiflance , elle ignoroit ses obligations ; rien ne lâasscr- viilbit, rien ne Phumilioit aux yeux dâun homme qui, loin dâoser lui vanter ses foins, craignoit de les laiiser paroĂźtre, & sâinterro- geoit souvent pour sâassurer sâiL ne se trom- poit pas lui-mĂšme au motif qui le portoit Ă ses prendre. Pendant plusieurs jours , le marquis conserva un air timide & embarrassĂ© auprĂšs dâEr- nestine ; il hĂ©Ăitoit en la nommant fa maĂźtresse ; il avoit peine Ă reprendre avec elle ce ton familier & gai de leurs premiers entretiens peu- Ă -peu fa position devint gĂȘnante. Avant son dĂ©part, occupĂ© seulement du dĂ©sir dĂ©plaire, incertain dessentimens quâil doute lui laissoit la force de cacher les siens. Mais voir Ernestine sensible, & nâoser le paroĂźtre lui - mĂȘme; lire dans ses yeux attendris les plus douces expressions de lâamour, & se taire ; quelle contrainte , quel supplice peur un amant passionnĂ©, qui goutoit enfin un bien si ĂŹong-tems souhaitĂ© , celui dâĂȘtre aimĂ© , vĂ©ritablement aimĂ©! Sa fortune » dĂ©pendant encore dâunc con- Iâ E R N E S T I N E. 247 teftation difficile Ă terminer, la nĂ©cessitĂ© de mĂ©nager la saveur d'un parent dont PamitiĂ© mĂ©ritoit sa reconnoissance , le monde , les prĂ©jugĂ©s reçus , tout Ă©levoit une barriĂšre insurmontable entre Ernestine & lui. Il ne songeoit point Ă la franchir PhonnĂštetĂ© de son cĆur, la noblesse de ses principes, ne lui permet- toient pas non plus dâavilir une fille estimable, de mettre un prix honteux Ă des dons quâeĂle nâavoit point exigĂ©s sâarracher au plaisir de la voir , câĂ©toit un moyen de recouvrer fa tranquillitĂ© ; mais la durerĂ© de ce moyen le lĂ©voltoit si quelquefois il çonsentoit Ă sâaffli- ger lui-mĂȘme, Ă sâĂ©loigner , la certitude dâĂȘtre aimĂ© ParrĂȘtoit. Comment se rĂ©soudre Ă chagriner Paimable, la sensible Ernestine! LâĂ©viter, la fuir, elle qui dans la simplicitĂ© de son cĆur sâattachoit tous les jours plus fortement Ă lui ! Que penferoit - elle dâunami bizarre & cruel ? quelles seroient ses idĂ©es ? mĂ©priseroit- elle son inconstance ? en seroit-elle touchĂ©e ? Oui, sans doute il ne pouvoit se dissimuler que sa prĂ©sence nâexcitĂąt la joie dâErnestine. Ah ! comment lâen priver , quand elle Ă©toit peut- ĂȘtre devenue nĂ©cessaire au bonheur de sa vie? Cette derniere considĂ©ration fut si puissante sur Pesprit de M. de ClĂ©mengis , qu'elle fixa ses rĂ©solutions. II ne changea point de conduite avec Ernestine; elle nâapperçut en lui quâun ami since're, assidu, complaisant, etn- Q_ iv 248 Histoire pressĂ© Ă jui prĂ©parer des amufemens, & con* teut dâĂštre admis Ă les partager. Les momens quâils passoient ensemble s'e- chappoient avec rapiditĂ©. Amans secrets, amis avouĂ©s ,1e dĂ©sir de se plaire, de tendres foins, de dĂ©licates attentions, entretenoient le char- inexprimable de ce commerce intime & dĂ©licieux. Ernestine en goĂștoit les douceurs fans crainte & lans inquiĂ©tude ; mais un bonheur si grand devoit ĂȘtre cruellement troublĂ©, & le te m s approchoit oĂč la perte de lâheureuse ignorance qui le lui procuroit , alloit le dĂ©truire. Madame DumĂ©nil » peu capable de distinguer les caractĂšres, ne connoissoit ni les sen- timens, ni les vĂ©ritables intentions de M. de ClĂ©mengis. En sâengageant Ă seconder ses desseins, elle espĂ©roit jouir des plaisirs quâun amant prodigue rassembleroit autour de fa maĂźtresse ;une maison ouverte, un cercle nombreux, dâainusans soupers , des fĂȘtes continuelles , ossroient Ă son idĂ©e la plus riante perspective. TrompĂ©e dans son attente , elle prit delâhumeur; elle se plaignit au marquis de lâen- nuyeufe retraite oĂč elle vivoit, lâavertit quâelle ne pouvoit la supporter plus long-tems , Sc menaça de quitter Erneltine, si elle passoit lâhiver Ă la campagne. LĂ© dessein de M. de ClĂ©mengis nâĂ©toit pas d? lây laisser j il ayoit fait meubler une mai* Dâ E J N E S T 1 N E. -4- son Ă Paris, pour elle ; mais ne voulant point rĂ©pandre fa jeune amie dans le monde, il se repentoit de sâĂȘtre confiĂ© Ă une femme si peu raisonnable; il f'alloit, ou la contenter, ou la sĂ©parer dâErnestine. De nouvelles libĂ©ralitĂ©s & beaucoup de condescendance appaiserent madame DumĂ©nil ; elle revint Ă Paris , & conduisit Ernestine a u Ăauxbourg Saint-Germain , dans une maison peu spacieuse , mais fort ornĂ©e. Deux jours aprĂšs leur arrivĂ©e, elle lui porta Ă fa toilette plusieurs bijoux Ă son usage & un Ă©crin rempli de pierreries. Ce prĂ©sent toucha Ernestine comme une nouvelle preuve de lâattentive amitiĂ© de madame DumĂ©nil ; mais fa magnificence ne lâĂ©blouit point; elle commençoit Ă sâaccoutumer Ă la richesse, Ă l'Ă©clat; & comme elle ne souhai- toit pas dâexciter lâenvie , elle Ă©toit bien Ă©loignĂ©e de mettre Ă la possession de ces brillantes bagatelles , le prix que le commun des femmes y attache. Madame DumĂ©nil la pressa de sâen parer; & se rapellant que le marquis Ă©toit Ă Versailles , elle se hĂąta de profiter de son absence pour mener Ernestine Ă lâopĂ©ra. Son projet Ă©toit de lui inspirer le goĂ»t des plaisirs quâelle-mĂšme prĂ©fĂ©roit, & de contraindre M. deClĂ©mengis Ă lui laisser la libertĂ© dâen jouir. La nouveautĂ© des objets attira toute lâat- tention dâErnestine ; elle ne sânpperçut point quâelle fixoit les regards dâune foule de spec- 2ss Histoire tateurs charmes de la voir, & surpris de ne pas la connoĂźtre. Une riche parure , peu de rouge, beaucoup de modestie, la figure dĂ©cente de madame DumĂ©nil, lâair noble de fa jeune compagne, les firent passer pour des femmes nouvellement arrivĂ©es de province. Tous les yeux Rattacheront fur Ernestine } en sortant de sa loge, elle se vit entourĂ©e & presque pressĂ©e , par lâindiscrete curiositĂ© dâun essaim de ces importuns enfans, abandonnĂ©s trop tĂŽt Ă leur propre conduite , souvent embarrassĂ©s dâcux-mĂšmes , & toujours incommodes aux autres. Parvenue au pied de lâescalier, oĂč plusieurs femmes attendoient leurs voitures , Ernestine reconnut parmi elles mademoiselle DumĂ©nil, quâelle croyoit encore en Bretagne la voir , sâĂ©crier, percer la foule, courir Ă elle , Fem- btasser, rĂ©pĂ©ter Henriette , ma chere Henriette, ce fut lâesset dâun mouvement si rapide , que fa compagne ne put ni le prĂ©venir ni FarrĂšter. Henriette, embarrassĂ©e , loin de rĂ©pondre aux caresses dâErncstinc , paroissoit vouloir sâen dĂ©fendre, la repoussoir doucement y songez-vous, mademoiselle? est-ce le tems , le lieu , lui diĂâoit-elie ? Eh ! pourquoi ce feint empressement aprĂšs un si long oubli ? Retirez-vous , je vous en prie tout nous sĂ©parera prĂ©sent, & vous ne devez pas regretter la perte dâune inutile amie. Bâ ERNESTINE. 2sr La perte dâune amie , rĂ©pĂ©ta Ernestine ! eh ! dâoĂč vient, eh! comment lâai-je perdue? Quoi, ma chere Henriette , vous ne mâaimez plus ? Vous avouez que vous ne mâaimez plus? Je vous plains , mademoiselle , dit Henriette; eâest vous aimer encore , câest vous aimer autant que la diffĂ©rence actuelle de nos fenti- mens peut me le permettre. Et la regardant dâun air attendri aimable & malheureuse fille , ajouta-t-elle sort bas , eĂt-ce bien vous? Quel Ă©clat ! mais quel foible dĂ©dommagement de celui dont brilloit la simple , lâinnocente Ă©leve de mon frere ! Une dame qui lâaccom- pagnoit, lâappcllant alors pour sortir, elle la suivit, & laissa Ernestine Ă©tonnĂ©e, confuse & presque immobile. Madame DumĂ©nil nâavoit osĂ© Rapprocher de sa belle-sĆur; en retournant chez elle, un peu dâinquiĂ©tude lui faisoit garder le silence; elle attendoit quâErnestine parlĂąt, & vouloĂt juger par ses discours , de ceux dâHenriettc. II lui paroiflâoit impossible quâun entretien si court eĂ»t produit de grands Ă©clairciĂfemens mais son amie se taisoit , soupiroit ; & la consternation oĂč elle la voyoit, lui causoit un vĂ©ritable embarras. OccupĂ©e Ă se rĂ©pĂ©ter les expressions d'Hen- riette, Ă en pĂ©nĂ©trer le sens, Ernestine sâa- byrnoit dans cette rĂȘverie pĂ©nible oĂč la fouis des idĂ©es ne permet pas dâen appercevoir une distincte & de sây arrĂȘter Henriette me plaint, dit-elĂç enfin , tout nous sĂ©pare ! Les bienfait? Ls2 Histoire dont vous rnâavez comblĂ©e ont blessĂ© ses re- gards ; leur Ă©clat' ne convient point Ă ĂĂ©levt de son frĂšre', malheureuse fille , sâeit-elle Ă©criĂ©e! Eh! dâoĂč naĂźt cette compassion si diffĂ©rente de celle que je lui inspirois autrefois ? HĂ©las ! jâai toujours excitĂ© la pitiĂ© ; pourquoi ce sentiment mâhumilie-t-il aujourdâhui ? DĂšs mes plus jeunes ans , abandonnĂ©e au foin de la Providence, recueillie par des mains bienfaisantes, jâai dĂ» ma subsistance & mon Ă©ducation Ă la gĂ©nĂ©reuse amitiĂ© de madame Dufresuoi. Henriette, dĂ©positaire de ses dernieres bontĂ©s , nâa pas cessĂ© de mâestimer en me les assurant; pourquoi vos dons mâabaissent-ils Ă ses yeux ? En les recevant ai-je mal fait? Oui, fans doute le faste & la richesse ne me conviennent point; cet Ă©clat empruntĂ© peut fixer les regards fur moi , rappeller ma premiĂšre situation , porter lâenvie Ă me la reprocher ; que sai-je ? peut- ĂȘtre nâest-il pas permis au pauvre de sâĂ©lever ; lâobscuritĂ©, la vie simple & active, est peut-ĂȘtre son unique partage en subsistant des bienfaits dâun ami, tout ce quâon accepte au-delĂ de ses besoins , rend peut-ĂȘtre ridicule & mĂ©prisable. Eh ! que vous importent les idĂ©es dâHenriet- te, rĂ©pondit madame DumĂ©nil ? DĂ©pendez-vous dâelle ? Cette fille hautaine & sĂ©vere a-t-elle des droits fur vous? Comment oferoit-elle vous blĂąmer dâaccepter mes dons, quand elle- mĂšme doit tout Ă lâaĂfection dâune parente Ă©loignĂ©e ? Vous mâavez extrĂȘmement dĂ©Ăobli. dâ Ernestine. 2sZ gĂ©c cn courant Ă fa rencontre elle mâa toujours haĂŻe ; ruais depuis la mort de son frere, jâai eu le plaisir de la chagriner. Elle vouloit le mĂȘler de ma conduite , rĂ©gler la vĂŽtre ; mais en lui fermant ma porte, jâai su mâaf- francbir de sa tyrannie. Elle est irritĂ©e contre moi, je le sais comment me pardonneroit-elle de vous avoir rendue heureuse, sans la consulter sur les moyens dâassurer votre fort, fans lui confier des arrangemens que lâaus- tĂ©ritĂ© de ses principes lui auroit fait rejetter ? Vous avez fermĂ© votre porte Ă Henriette! sâĂ©cria Ernestine surprise ; eh , bon Dieu, que mâapprenez-vous ? DâoĂč vient vous montrer ĂĂź fĂąchĂ©e, reprit madame DumĂ©nil? Quâavez-vous donc Ă regretter ? Si je vous prive dâune amie , ne la retrouvez - vous pas en moi? AprĂšs ce que jâai fait pour vous , je mâĂ©tonne de vous voir Ăi attachĂ©e Ă une autre jouissez fans inquiĂ©tude de cette aisance qui blejse les regards de mademoiselle DumĂ©nil & II le hasard offre encore Ă vos yeux une personne ĂĂŹ dĂ©sagrĂ©able aux miens, Ă©vitez de lui parler; vous me devez cette lĂ©gere condescendance, & je lâexige de votre amitiĂ©, Ernestine nâosa insister sur des explications quâelie desiroit, elle fut triste , agitĂ©e tout le loir lĂ nuit augmenta son inquiĂ©tude ; mille rĂ©flexions sâĂ©levoient dans son esprit pourquoi madame DumĂ©nil lâavoit - elle toujours assurĂ©e que fa belle-foeur Ă©toit absente? Dâott 2s4 Histoire naissoit une haine si dĂ©cidĂ©e, si forte ? Pendant la vie de M. DumĂ©nil , elles ne se cher- choient pas , mais elles se voyoient assez souvent; comment Henriette se seroit-elle opposĂ©e Ă des armngemens avantageux pour son amie » elle qui avoir tant de fois souhaitĂ© dâĂštre riche, & de partager sa fortune avec sa chere pupille ! On la traitoic de sĂ©vere, de hautaine. Ces Ă©pithetes convenoient-elles au naturel indulgent, Ă lâhumcur douce de mademoiselle DumĂ©nil? ErneĂtine entrevit du mystĂšre dans la conduite de fa compagne ; un soupçon vague Ă©leva sa dĂ©fiance & lui inspira une sorte de crainte ; cependant elle essaya de se calmer , de perdre le souvenir de cette rencontre, de donner Ă madame DumĂ©nil une preuve de sou attachement & de sa reconnois- sancc, en se conformant Ă sa volontĂ©. Mais comment supporter le doute oĂč elle resteroit? Elle avoit cru voir du mĂ©pris , de lâindigna- tion, dans les yeux de mademoiselle DumĂ©nil ; trompĂ©e par un faux rapport, son amie lâaecu- soit peut-ĂȘtre dâentretenir la mĂ©sintelligence entre sa sĆur & elle cette derniere pensĂ©e ranima le dĂ©sir de faire expliquer Henriette ; & comme ErneĂtine ne sâĂ©toit point accoutumĂ©e Ă rĂ©sister aux mouvemens de son ame, elle sây abandonna, attendit le jour avec impatience , se leva dĂšs quâil parut, sâhabilla simplement; & dĂ©jĂ prĂȘte quand on entra chez elle, aprĂšs sâĂštre encore consultĂ©e, avoir hĂ©sitĂ© un dâErnestine. 255 peu de tems , elle demanda des porteurs, sortit feule, & se rendit chez Henriette. Mademoiselle DumĂ©nil venoitde sâĂ©veiller, quand on lui annonça une visite quâelle Ă©toit fort Ă©loignĂ©e dâattendre. Eh, bon dieu Ăź cria-t- ellc Ă Ernestine dâun air surpris , vous voir ici, vous, mademoiselle ! Quelle affaire si pressante peut donc vous y attirer ? La plus intĂ©ressante de ma vie, rĂ©pondit- elle ; je viens savoir si vous ĂȘtes encore cette amie autrefois si sensible Ă mon malheur, dont le cĆur sâouvroit Ă mes peines, dont la main essuyoit ines larmes. Si vous nâĂȘtes point changĂ©e, pourquoi mâavez-vous affligĂ©e & presque offensĂ©e hier ? Si vous cessez de mâai- mer , apprenez-moi comment jâai perdu votre affection. Je me plaignois dâune longue nĂ©gligence, dâun oubli surprenant; me plaindrai- je Ă prĂ©sent de votre injustice ? Et passant ses bras autour de son amie, la pressant tendrement, parlez, ma chere Henriette, dites - moi ce qui nous sĂ©pare , & pourquoi mon heureuse situation semble vous inspirer de la pitiĂ©. Votre heureuse fituathn , rĂ©pĂ©ta mademoiselle DumĂ©nil ! Si elle vous paroĂźt heureuse, un lĂ©ger reproche peut-il en troubler la douceur? Mais quel dessein vous engage Ă me chercher? pourquoi me presser de parler ? ne mâavez-vous pas entendue ? Non. dit Ernestine; que me reprochez- YOus ? quâai-je fait? en quoi nos semimens 2s6 Histoire dijserent-ils ? ma conduite vous paroit-elle blĂąmable? Cette question mâĂ©tonne , reprit mademoiselle DumĂ©nil > & la regardant hxĂ©- ment osez-vous mâinterroger avec cet air paisible fur un sujet si rĂ©voltant, lui dit-elle ? En vous Ă©cartant de vos devoirs , avez-vous perdu le souvenir des obligations quâils vous imposoient? ne vous en reĂle-t-il aucune idĂ©e ? Vous rougissez, ajouta-t-elle, vous baissez les yeux la pudeur brille encore fur le front noble & modeste dâErnestine ; ah ! comment a-t-elle pu la bannir de son cĆur? Je rougis de vos expressions, & non pas de mes fautes , dit Ernestine exacte Ă remplir les devoirs quâon mâapprit Ă suivre, je ne me reproche rien cependant vous mâaccusez je me suis Ă©cartĂ©e de ces devoirs , jâen ai perdu ridĂ©es Qui vous lâa dit? Sur quoi le jugez- vous ? Je ne vous aurois jamais soupçonnĂ©e de cette surprenante assurance , dit Henriette mais cessons cet entretien ; ne me forcez point Ă mâexpliquer fur les sentimens quâil peut mâinfpirer. Ah! mademoiselle, vous avez fait Ă la richesse un sacrifice bien volontaire , bien entier, sâil ne vous reste pas mĂȘme assez de dĂ©cence pour rougir de fĂȘtĂąt mĂ©prisable que vous avez choisi ! Eh mon dieu ! sâĂ©cria Ernestine toute en pleurs, est-ce une amie, est-ce Henriette , qui r me traite avec tant de duretĂ©? Un Ă©tat wĂ©pri~ salle ! tP E R N Ă S Ă Ă N Ă. Ls7 sable ! jâai choisi cet Ă©tat ! jâai renoncĂ© h la dĂ©cence ! je lâai sacrifiĂ©e Ă la richesse ! moi ! Comment? dans quels terris? en quelle occasion? Quoi, mademoiselle, vous osez mâinsulter si cruellementâ vous osez mâimputer des crimes ! Mademoiselle DumĂ©nil, Ă©mue des larmes dâune jeune personne si long-tems chere Ă son cĆur, ne put exciter sa douleur sans la partager son indulgence naturelle la portoit Ă excuser Ernestine , Ă rejetter sur sa belle - sĆur rĂ©garement dâune fille simple & facile Ă sĂ©duire. Ălie rĂȘva un moment ; & prenant la main de son amie soyez vraie , lui dit-elle» rĂ©pondez sans hĂ©siter ;V mes demandes quand je vous Ă©crivis de Uretagne , pourquoi ne me donnĂątes vous point de vos nouvelles? comment nĂ©gligeĂątes - vous mes avis pendant lĂ maladie de mon frere ? Je vous osirois aprĂšs fa mort un asyle dĂ©cent & agrĂ©able, pourquoi le refulĂ tes-vous ? Enfin , pourquoi mâĂ©crivit-on de votre part de ne plus mâinquiĂ©ter de votre conduite ? En satisfaisant Ă ces questions , Ărnestine dĂ©couvrit Ă mademoiselle DumĂ©nil , quâelle- mĂšme se croyoit en droit de Paccuser de nĂ©gligence. Henriette vit quâon aVoit tendu des piĂ©gĂ©s Ă son amie; elle ne douta point que, dâintelâigence avec le marquis de ClĂ©mengis, madame DumĂ©nil nâeĂ»t soustrait Ă la connoif- sance dâErnestine , des lettres capables de lâĂ©- çlairer fur les dangers de fa situation. Elle Tome IV. K. !rs8 Histoire soiĂźpirĂĄ , sâattendrit. On nous a trompĂ©es Emis & l'autre, dit-eUe j. deux perfides ont rendu ma prĂ©voyance inutile; ils ont bassement profitĂ© des circonstances, de mon Ă©loignement, de votre crĂ©dulitĂ©. Mais oĂč nous conduit cettĂ© triste certitude? Vous vous trouvez heureuse Ăź Quelle apparence de vous ramener Ă vos premiers principes? AprĂšs avoir goĂ»tĂ© les douceurs de lâopulence , est-il facile desâen priver? Pourriez-vous renoncer nu marquis de ClĂ©- niengis , Ă ses bienfaits intĂ©ressĂ©s; fuir, mĂ©priser, haĂŻr cet homme vil?.Renoncer Ă lui ! le fuir ! le mĂ©priser ! sâĂ©cria Ernestine.' Quels noms osez- vous lui donner? Eh ! pourquoi le fuir? quâa t-il fait? par oĂč rnĂ©rite- t-il dâexciter lâhorreur quâil vous inspire? Vous mâembarralfez , reprit Henriette ; comment mes discours vous cnufent-i!s tant de surprise ? ne recevez-vous pas les visites de cet homme? ne patfe-t-il pas une partie du jour dans votre appartement? dautres personnes y font-elles admises 'fĂȘtes-vous dĂ©terminĂ©e Ă continuer ce commerce dĂ©shonorant? Si vous aimez le marquis de ClĂ©mengis, si Ăźa feule idĂ©e de vous sĂ©parer de lui vous rĂ©volte , vous arrache un cri de douleur , que venez-vous donc faire ici ? Apprenez-moi le sujet de cette Ă©trange dĂ©marche prĂ©tendez- vous excuser votre conduite , me contraindre Ă l'approuver? Que voulez-vous ? que me de- mandez-Vous ? pourquoi me cherchez-vous ? Ăâ E I H E S T I H ! Ls9 Un commerce dĂ©shonorant, rĂ©pĂ©ta Ernes- tine ! Eh, depuis quand lâamitiĂ© dĂ©shonore- t-elle Lâobjet qui la fait naĂźtre, Pexcite & la partage? Personne nâest admis dans mon appartement eh! qui chercheroit Ă me voir? Le marquis de ClĂ©mengis est ma feule con-, noili'auce , mon unique ami. ElevĂ©e loin du monde , accoutumĂ©e Ă mâoccuper, je nâĂĄi point encore senti le besoin de me distraire , de me fuir moi-mĂšme , ni le dĂ©sir de former des liaisons. Madame DumĂ©nil , autrefois si rĂ©pandue , depuis lâinstant oĂč elle est rentrĂ©e dans ses biens , sâest Ă©loignĂ©e de ses amis , nâa plus songĂ©.. ...... RentrĂ©e dans ses biens, elle! interrompit Henriette de quels biens me parlez-vous ? Ernestine conta alors lâhistoirc que madame DumĂ©nil lui avoit faite Ă la campagne; A sans sâappercevoir de la surprise dâHenriette vous me reprochez mon affection pour le marquis de ClĂ©mengis , ajouta-t-eĂŹle ; sâil vous Ă©toit connu, vous lâapprouvericz oui, lâidĂ©e de ne plus le voir me rĂ©volte ; elle blesse mon cĆur; Une douce intimitĂ© sâest Ă©tablie entre nous; elle fait mon bonheur, & fans doute le sien. La prĂ©sence de cet homme aimable inspire je ne sais quel sentiment dĂ©licieux, dont le charme est inexprimable dĂšs quâil est prĂšs de moi , je me trouve heureuse ; je lis dans ses yeux quâil est content auĂlĂŹ, & jâairne Ă penser quâun mĂȘme mouvement cause ses plaisirs A les miens. R ij H I S T O I R E ZSO Henriette joignit les mains, leva les yeux au ciel mon Dieu, sâĂ©cria-t-elle, ai-je bien entendu ! Quelle espĂ©rance sâĂ©leve dans mon cĆur! Cet aveu, son ma chere Ernestine , es-tu encore innocente ? Dans le transport vif & tendre de sa joie , elle preffoit sa charmante amie contre ion sein. Non, disoit- elle , non , Ernestine nâavoueroit point un coupable attachement avec cette libertĂ© ; elle est trompĂ©e, elle nâest pas sĂ©duite; il est tems , il est encore tems de la sauver rfu danger oĂč fa crĂ©dulitĂ© lâexpoĂe. Des questions suivies , des rĂ©ponses positives, amenerent enfin lâĂ©claircidâement que toutes deux deliroient. La conduite du marquis Ă©tonnoit mademoiselle DumĂ©nil ; elle lui paroiĂfoit singuĂŹiere , mais elle connoisioit trop le monde pour la juger favorablement. Que devint Ernestine, en apprenant dâelle oĂč cette conduite pouvoit la guider! Eh quoi , des foins si tendres j des bienfaits si grands , rĂ©pandus fur elle avec tant de profusion & de secret, tendoient Ă lui ravir un bien dont la richesse & la grandeur ne pourroient jamais rĂ©parer la perte ! Mademoiselle DumĂ©nil, entrant alors dans des dĂ©tails nĂ©cessaires Ă ses desseins, sâĂ©tendit fur la façon de penser libre & inconsĂ©quente des hommes, fur la contrariĂ©tĂ© sensible de leurs principes & de leurs mĆurs. O ma chere amie , vous ne les connoisseapas, lui disoit-elle ; ils se prĂ©tendent formĂ©s pour guider, soutenir, pro- dâ Ernestine. 26l tĂ©ger un sexe timide & faible cependant eux seuls Pattaquent, entretiennent Ăa timiditĂ©, & profitent de fa foiblesse ils ont fait en- trâeux dâinjustes conventions, pour asservir les femmes, les soumettre Ă un dur empire; ils leur ont imposĂ© des devoirs , ils leur donnent des loix ; & par une bizarrerie rĂ©voltante, nĂ©e de Pamour dâeux-mĂ©mes , ils les pressent de les enfreindre , & tendent continuellement des piĂ©gĂ©s Ă ce sexe faible , timide , dont ils osent se dite !e conseil & Pappui. Ah ! ne comparez pas le marquis de ClĂ©men- gis Ă ces hommes insensĂ©s , sâĂ©cria Ernestine ; ne lui supposez point de cruelles intentions; jamais il nâa formĂ© Phortible projet de me sĂ©duire, de me rendre mĂ©prisable A malheureuse non, son assection est aussi pure que ]a mienne. Ah ! si vous le voyiez, si vous lui parliez .... Eh bien , interrompit mademoiselle DumĂ©nil, je le verrai , je lui parlerai. Je souhaite que son amitiĂ© soit innocente & dĂ©sintĂ©ressĂ©e mais, en le supposant, comment excuser Pimptudence de sa conduite ? En vous engageant Ă vivre dans une terre dont il venoit de faire Pacquisition , ne vous a-t-il pas exposĂ©e Ă paroĂtrc dĂ©pendante de lui ? En vous dĂ©robant Ă tous les regards , ne laissoit-il pas croire que vous existiez pour lui seul ? 11 vous cahoit ses bienfaits ; mais pouvoit-il les cacher aux autres ? Madame DumĂ©nil est-elle inconnue? ignore- t-on ses facultĂ©s? Ses ancien- K. ĂŻi \ L62 Histoire ncs amies , surprises de ne plus la voir , ont voulu pĂ©nĂ©trer le mystĂšre de fa retraite ; elles lâont dĂ©couvert, elles ont parlĂ© depuis le retour du marquis, Quelies idĂ©es le seront Ă©levĂ©es dans lâesprit de vos valets, des liens ? IdĂ©es grossiĂšres , mais malignes, Ă©tendues, & dont la communication est prompte. Moi-mĂȘme no vous ai-je pas cru coupable ? M. de ClĂ©meru. gis est votre ami, dites-vous ? Non, Ernestine, non, il ne Test pas rhorme qui sacrifie notre rĂ©putation Ă son amusement, Ă ses plaisirs, est-il donc un ami? a t-il donc une affection pure? Mais vous pleurez, continua t-elle, vous gĂ©missez, vous ne mâĂ©coute? point, Je ne vous ai que trop entendue , dit Ernest tine ; vous venez de dĂ©truire la paix de mon sme, tout le bonheur de ma vie! Ah, pourquoi dissipez-vous une si flatteuse illusion? Ăt cachant son visage inondĂ© de pleurs, dans le sein de son amie ĂŽ ma chere Henriette, pardonnez-moi, lui crioit-elle , pardonnez ma douleur j foudre z qu'elle Ă©clate je ne puis applaudira votre raison, je ne puis ĂȘtre reconnaissante de vos bontĂ©s. Ah ! Ăalloit-il mâĂ©- clairer ! Mon erreur me rendoit si heureuse ! Que je hais le monde, ses usages , ses prĂ©jugĂ©s, ses malignes observations! Que dois-je k ce monde oĂč je ne vis point ? Quoi, fau- dra-t-il immoler mon bonheur Ă les fausses opinions ? Eh , que mâĂmportcnt ses vains , ses tĂ©mĂ©raires jugemens , quand je fuis innocente, quand mon cĆur ne se reproche rien ? Dâ E R K S T IN I. L§z Vous nie troublez, vous mâafĂŻligez, reprit mademoiselle DumĂ©nil. Que vous ĂȘtes atta* chĂ©e Ă M. de CĂŹĂ©mengis Ăź Ne puis-je effayer de vous rendre Ă vous-mĂȘme, quâen perdant votre cçeur de mille traits douloureux? Mai? cesse? de pĂ©nĂ©trer le mien par ces cris , ces gĂ©missemens dont je fuis trop touchĂ©e. Pour-p quoi qçs. larmes? Vous ĂȘtes libre, Ernestine. Eh, bon dieu ! ahje iç droit de vous com- traindre, de vous arracher avec violence cç bonheur dont vous regrettez ĂĂŹ vivement 1» perte? Vous pouvez le goĂ»ter encore, rien ne sâoppose Ă vos dĂ©sirs oubliez que vous mâavez vue; perdez le souvenir de mon amh tiĂ©, de mes vains efforts ; allez, retournez Ăiyec la vile complaisante qui sâest bassement prĂȘtĂ©e Ă vous faire connoitre cette fĂ©licitĂ© passagĂšre; ce nâest pas de moi, câest dâelleque vous devez vous plaindre; cette femme incon- iĂŹdĂ©cĂ©e est la vĂ©ritable cause de vos peines, Puisse-t-e!Ăe ne hĂȘtre pas un jour de votre honte & de vos remords! Que je fuis malheureuse! sâĂ©cria Ernestine quâuii instant a rĂ©pandu de trouble & ssamer- tume dans mon cĆur ! On craint pour moi la honte & les remords? O ma chere Henriette , ne mĂ©prisez pas votre amie; ne vous offense* pas de mes plaintes je fuis foible, & peut- ĂȘtre injuste ; la douleur oppresse mon amc , Ăibat mes esprits, je ne, me connois plus. Ne nie dites point de retourner chez celle qui R iv s 64 Histoire mâa trompĂ©e 5 je me livre Ă vous , Ă vos conseils , Ă vos lumiĂšres, Ă votre amitiĂ©. Ah! je ne regrette point lâaisance oĂč je vivois , la fortune que jâabandomie. Mais cet aimable ami , ĂĂŹ tendre , si sincere , imprudent Ă vos yeux, mais respectable aux miens ; cet ami, dont la main gĂ©nĂ©reuse me combloit de biens fans se laisser appercevoir, Ăans rien exiger de ma reconnoissance ; cet ami si cher, si digne de mon estime , de mon attachement, qui sâest fait une douce habitude de me voir , de me parler, dâĂštre avec moi, faut-il lâaffliger, le fuir, le quitter durement, lâinquiĂ©ter , lui causer les mĂȘmes peines que je sens ? Non , ma chere Ernestine , il ne le faut pas, reprit mademoiselle DumĂ©nil; il faut au contraire le voir, Ini parler , lui faire agrĂ©er la rĂ©solution que vous prenez de quitter madame DumĂ©nil. Eh , qui vous dit de renoncer aux douceurs dâun commerce innocent, de vous priver avec effort du plaisir de recevoir les visites de M, de ClĂ©mengis ? Ne vivant plus de ses bienfaits, retirĂ©e dans un asyle dĂ©cent, il vous sera facile & permis de cultiver cette amitiĂ© si chere Ă votre cĆur. Ecrivez au marquis , priez-!e de se rendre Ă sinisant ici vous prĂ©viendrez sinquiĂ©tude oĂč vous craignez quâil rĂe se livre un moment dâentretien me fera comioĂźtre sa façon de penser il ne dĂ©sapprouvera pas mes conseils, je lâespere mais sâil les rejette, ne ferez-vous pas maĂźtresse de suivre les siens? Bâ E UN E S T I N I.' L6s Ernestine prit une plume, & dâune main. tremblante elle traça ces mots â 0i vient de mâapprcndre que je ne dois Ă â madame DumĂ©ml ni Ă©gards, m reconnois- â lance ne me cherchez pĂźus chez cette fem- â me; je la quitte pour jamais. Vous, qui â depuis un an jouissez de mon amitiĂ©, de mon estime, de ma plus tendre affection, â Ăštes vousun homme perfide Ă Si vous pou- â vez justifier vos intentions auxyeux d une 33 fille respectable, venez chez mademoiselle 33 DumĂ©nil; je vous y attends avec crainte, â avec impatience j je dĂ©sirĂ© , jâespere, je crois , â que vous Ăšres digne de mes Ăentimens ah! v venez le prouver Ă mon amie, Ă ma feule 3, amie, ĂĂŹ vous mâavez trompĂ©e. â M. de ClĂ©mengis arrivoit de Versailles & se proposoit dâaller chez Eriiettine, quand le laquais de mademoiselle DymĂ©nil lui remit ce billet. Il obĂ©it fans hĂ©siter , & parut bientĂŽt devant Henriette , avec cette noble aĂfu* rance que donne la certitude de nâavoir jamais enfreint les Ăźoix de lâhonneur. En entrant, il parut surpris de lavoir feule. Ernestine venoit de palier dans un cabinet dâoĂč elle pouvait lâcntendre. Pour la premiĂšre fois Ă©prouvant, Ă rapproche du marquis, une Ă©motion oĂč le plaisir ne se mĂšloit pas, elle craignit fa prĂ©sence, & sentit le dĂ©sir .de lui cacher les mouvemens de son cĆur. En jettant ies yeux fur M. de ClĂ©mengis, 266 / II I S T 0 I R s .mademoiselle DutnĂ©nil devint plus indulgente encore pour la tendre fiubieĂßé de son amie. Comment une figure si charmante nâauroit- elle pas fait la plus vive impression fur une personne si jeune, si peu en garde contre les passions , si accoutumĂ©e Ă suivre les feules inspirations de son cĆur ! Henriette admira le marquis, & souhaita quâun heureux naturel rĂ©pondit Ă cet aimable extĂ©rieur. Me par- donnerez-vous , monsieur, lui dit-elle , dâen- trer malgrĂ© vous dans votre confidence, de chercher Ă pĂ©nĂ©trer vos secrets, dâofer vous demander compte d une conduite dont lâap- pareute irrĂ©gularitĂ© est furs doute autorisĂ©e par le motif cachĂ© de. vos dĂ©marches? Refuserez-vous de mâinstruire de vos deĂfeins fur ErneĂtine ? En vĂ©ritĂ©, mademoiselle , je nâen ai point, dit le marquis, & vous ne sauriez croire combien vous mâembarrassiez par une question que je me fuis faite mille fois, fans pouvoir me donnera moi-mĂȘme une rĂ©ponse satisfaisante. Je dĂ©sirĂ© la tranquillitĂ© , le bonheur dâErnes- tine ; je me fuis occupĂ© des moyens de la rendre heureuse ; mon cĆur sâest avouĂ© ces intentions , je ne m'en connois point dâautres, O lĂ©sois - je Ă mon tour vous demander, mademoiselle, ce qui vous paroit irrĂ©gulier dans mes dĂ©marches , & pourquoi vous semblez blĂąmer ma conduite? Je suis fĂąchĂ©e, monsieur, vraiment fĂąchĂ©e, Dâ ÂŁ t S 1 S T 1 K ĂŻ 26 ? reprit Henriette, que vous puissiez vous croire Ă lâabri du reproche, en exposant la rĂ©putation dâune jeune personne dont la sagesse est I onique bien. Aviez-vous le droit de la sous. traire Ă ma vue , de la priver de mes conseils, de lâengager Ă quitter un Ă©tat simple , mais paisible , pour lui faire goĂ»ter les douceurs dâune opulence passagĂšre, lâaccouturaer Ă en jouir, & peut-ĂȘtre la conduire Ă se les assurer par la \ sacrifice de lâhonnĂštetĂ© de ses mĆurs ? Eh quoi, monsieur, vous ne vous reprochez rien, quand vous vous ĂȘtes plu Ă lui inspirer une passion qui la met dans la cruelle nĂ©cessitĂ© dâĂštre coupable ou malheureuse ? Ce dernier reproche me touche, reprit le marquis , je le mĂ©rite , je me le Fais souvent Ă inoi-mĂȘme dans la position d'Ernestine , dans la mienne , je ne devois ni nourrir mon penchant , ni exciter en elle une passion qui ne pouvoit devenir heureuse sans quâun de nous ne fit Ă lâautre un trop grand sacrifice. Mais ai - je tentĂ© de la sĂ©duire? lâai - je trompĂ©e par dâcblouissantes promesses ĂŻ lui ai - je donnĂ© de fausses espĂ©rances ? ai-je abusĂ© de sa crĂ©dulitĂ©? enfin , ai-je Ă©chauffĂ© son cĆur par des discours passionnĂ©s ? me suis-je seulement permis lâaveu de me&sentimens ? Content du plaisir dâaimer, charmĂ© de la douceur de plaire, je jouissois dâun bonheur inconnu peut-ĂȘtre au commuai des hommes ; Ernestine le partageoit. Ah! mademoiselle, de quel bien vous nous privez, Histoire 268 tous deux , par le fatal Ă©claircissement que vous venez de lui donner ! Mademoiselle DumĂ©nil, un peu embarrassĂ©e de cette Jâpece de reproche, ne voulut pas laisser penser Ă M. deClĂ©nvngis , qifun zĂ©lĂ© officieux ou indiscret lâeĂșt engagĂ©e Ă pĂ©nĂ©trer le fond dâune intrigue oĂč il Ă©toit intĂ©ressĂ©. Elle lui apprit la rencontre quâelle avoit faite la veille. & ne lui cacha rien de ce qui venoit de se entre Ernestine & elle. Je consens a vous laisser connoitre tous mes secrets , mademoiselle , reprit le marquis ; je ne conteste point vos droits fur une jeune personne, dont vous avez pris foin pendant plusieurs annĂ©es. En la retirant dâun Ă©tat au- dessous de ia mĂ©diocritĂ© , jâai voulu Faire pour la beautĂ© modeste & fans appui , ce que mes pareils font tous les jours en faveur de la bassesse , du vice & de lâimpudence. Votre amie ne jouit point ÂŁune opulence pujfligere » elle est riche , libre & indĂ©pendante. Ayant jouĂ© tout fhiver dâun bonheur constant , tentĂ© la fortune fans pouvoir la lasser, avant de partir pour lâItalie je me trouvois uns somme considĂ©rable, dont rien ne mâempĂȘ- choit de disposer; je la destinai Ă changer le sort de Paimable Ă©leve de votre srere mon dessein Ă©toit de vous la remettre ; mais votre' dĂ©part me forqa Ă prendre dâautres mesures. DirigĂ© par madame DumĂ©nil, je dĂ©posai une partie de la fortune d Ernestine chez lâhomme Dâ E 8 N E ST I N B,' 269 public oĂč vous-mĂȘme , mademoiselle, aviez placĂ© ses premiers fonds; la terre quâelle ha- bitoit lui appartient; elle est acquise sous son nom & par les soins de cet honnĂȘte homme ĂĂ jâai cachĂ© les miens Ă votre jeune amie , câest par un sentiment dont vous ne pouvez me blĂąmer. Vous savez tout Ă prĂ©sent, jugez- moi, mademoiselle, & daignez me dire si le mystĂšre de ma conduite vous paroĂźt criminel, si jâai mĂ©ritĂ© quâErnestine me demande, ĂȘtes- vous un homme perfide ? Henriette rĂȘva un moment; la noble franchise de M. de ClĂ©mengis, fa gĂ©nĂ©rositĂ©, un amour si tendre , si dĂ©sintĂ©ressĂ©, lui paroissoit un sentiment nouveau ; le grand monde , oĂč elle vivoit depuis son enfance, ne lui en avoit jamais donnĂ© dâidce. ÂŁse commençoit Ă regarder lâami dâErnestine avec une forte de vĂ©nĂ©ration mais cherchant encore Ă sâassurer si elle ne se trompoit point consentiriez- vous , monsieur, lui dit-elle, Ă laisser jouir Ernestine de vos bienfaits , dans le couvent oĂč jâai dessein de la conduire ce soir? Ah , quâelle en jouisse par-tout oĂč ils la rendront heureuse , sâĂ©cria M. de ClĂ©mengis ! Lâai-je obligĂ©e pour la contraindre? Non , mademoiselle, non; je vous le rĂ©pete , elle est libre, esc est indĂ©pendante, & je me mĂ©priserois, si jâosois me croire des droits fur elle. Mademoiselle DumĂ©nil se leva avec viva- fĂ I S Ăź II Ă Ă *70 citĂ©, courut dans fini cabinet, prit Etnestine' parla main; & la conduisant auprĂšs de M. de ClĂ©mengis remerciez votre aimable, votrft gĂ©nĂ©reux protecteur , lui dit-elle, vous ne devez pas rougir de ses bienfaits , vous nâeit avez rien Ă craind c peut-ĂȘtre nâĂ©tiez-vous pas nĂ©e pour eu accepter, mais les dons dc iâamitiĂ© nâavililsent jamais. Par une recon- noiiiauce vive &conlhmtĂš, mĂ©ritez lâami que votre heureux fort vous donne. ErneĂtine avoit tout entendu ; pĂ©nĂ©trĂ©e dâuit tendre sentiment quâclie nâosoit faire Ă©clater, ses larmes furent aĂfez long-tems la feule ex* preliĂŹon de son coeur. Mademoiselle DumĂ©nil prĂ©vient de peu de jours, lui dit le marquis, une proposition que je mâapprĂštois Ă vous faire les plaintes continuelles de madame DumĂ©nil, son obĂtination Ă vouloir vous rĂ©pandre dans le monde , alloient me forcer Ă vous prier de la quitter ; votre amie m'Ă©pa» gne une explication dont je me fentois embarrassĂ© ; je redoutons sinisant oĂč je vous parierais, & plus encore les fuites dâun Ă©claircissement que je balançois Ă vous donner. Mais pourquoi pleurez-vous, lui demanda- t-il dâun ton tendre Ă auriez-vous de la rĂ©pugnance pourlâalyle quâon vous propole? Eh! monsieur, dit Ernestine, pourrais je ne pas aimer iâafyle que vous me choisissez âi Je suivrai les conseils de mademoiselle , je me soumettrai aux loix que vous daignerez mâim- D 1 Ă R N E S T I N 2. 27 1 peser ; elles seront Ă jamais la rĂ©glĂ© de ma vie. Vous imposer des loix, moi , ma chere Ernestine, sâĂ©cria le marquis! Quel langage! Puis-je lâentendre fans douleur! Et sâadres- fant Ă Henriette & je vous en prie, mademoiselle , lui dit-il dâun air touchĂ© , triste mĂȘme& je vous en prie, engagez votre amie Ă me traiter avec plus de bontĂ©. Ernestine lui tendit la main, voulut parler ; mais la crainte de voir le marquis pour la derniere fois, serroit son cĆur, & lioit sa languequelques mots coupĂ©s par ses soupirs, dĂ©couvrirent fa pensĂ©e Ă M. de ClĂ©mengis. II en fut Ă©mu , attendri ; il prit fa main , la pressa doucement, la baisa nous ne nous sĂ©parerons point, lui disoit-il, je vous visiterai souvent, vous me serez toujours chere, vous mâoccu- perez fans cesse ; sĂ©chez vos pleurs, levez ces yeux charmans fur deux personnes dont vous ĂȘtes si vĂ©ritablement aimĂ©e; accordez-moi la douceur de mâapplaudir, Ă ceux de votre amie, de nâavoir rien permis Ă mes dĂ©sirs qui vous oblige Ă les baisser devant elle. Mademoiselle DumĂ©nil se joignit au marquis pour consoler Ernestine ils prirent, de concert, toutes les mesures capables de rendre la nouvelle situation de cette aimabje fille aussi agrĂ©able que paisible. Elle-mĂȘme choisit lâabbaye de Montmartre , & demanda Ă s ây retirer. Le marquis se chargea de lui envoyer Ă lâinstant sa femme de chambre, le Histoire 2?A seul domestique quâelle vouloir garder, & !» dĂ©barrassa du loin d'avertir madame DumĂ©niĂ dâune si brusque sĂ©paration. A sa priere, ' Henriette consentit Ă recevoir chez elie les esters les plus prĂ©cieux dâErnestine , dâoĂč on les transporteroit ensuite Ă lâabbaye. Elle accepta la rĂ©gie des biens de son amie , & Tostre que lui fit le marquis dâen remettre les titres entre ses mains. En se prĂȘtant Ă ces arrangemens , qui alloient lui ravir la libertĂ© de voir ErneĂtine Ă tous les momens du jour, M. de ClĂ©mengis s'efi» forçoitde parostre tranquille ; mais peu accoutumĂ© Ă dĂ©guiser les mouvemens de son ame , ses regards dĂ©couvroient le trouble & lâagi- tation dâune patĂŻĂŻon inquiĂ©tĂ©. II prit les mains dâErnestine, & ia regardant avec une tendresse inexprimable ĂŽ ma charmante amie, lui dit-il, nâoubĂŹiez'jamais un homme qui a pu passer tant dâheurcs auprĂšs de vou , & rĂ©primer une ardeur dont lâobjet & la vivacitĂ© lui oiĂŻroient une excuse fi naturelle. Je vous aime, vous signeriez j il mâest doux de vous le dire, de vous le rĂ©pĂ©ter ! Oui, je vous aime , je vous adore ! Combien il mâen a cou Ă© pour vous le taire fi long-tcms ! Je mâapplau- dis de vous avoir respectĂ©e. Plus mes dĂ©sirs Ă©toient grands , plus Pinnocence & la senfibi- , litĂ© de votre cĆur me prĂ©sentoient ridĂ©e flatteuse dâun triomphe assurĂ©, plus la victoire que jâai remportĂ©e fur moi-mĂšme est satisfaisante. D 7 E Ă N E S T I N E. 27Z Si vous croyez devoir quelque retour Ă ma tendre , Ă ma solide amitiĂ© , accordez - moi la rĂ©compense dâun effort si difficile, dâune retenue si constante j celiez de vous affligerdissipez cette tristelse cruelle oĂč vous vous livrez ; que je nâen apperqoive plus de traces dans ces yeux chĂ©ris. Ah ! vous le savez , tout mon bonheur dĂ©pend dâĂštre sĂ»r de celui dâErnestine ! Sans attendre fa rĂ©ponse , le marquis prit alors congĂ© de mademoiselle DumĂ©nil ilsor~ toit, quand revenant Ă elle il lui demanda dâun ton timide, sâil lui Ăâeroit permis de la revoir. Henriette , douce , sensible , vertueuse sans rudesse , dĂ©daignoit une sĂ©vĂ©ritĂ© , souvent affectĂ©e , toujours rebutante , propre Ă rendre la sagesse plus incommode que respectable } elle 11e croyoit pas devoir priver le marquis de la vue dâErnestine elle lui rĂ©pondit dâun air riant, quâelle recevroit ses visites avec plaisir. ObligĂ©e de descendre Ă lâheuredu dĂźner , Henriette ne contraignit point Ernestine Ă paroĂtre chez sa cousine. Quand elle remonta, on lui dit que son amie nâavoit pu se forcer Ă rien prendre elle la vit abattue, baignĂ©e de larmes, la tĂšte baissĂ©e fur son sein, son visage Ă demi cachĂ© sous un mouchoir inondĂ© de ses pleurs. Eh ! dâoĂč naĂźt ce redoublement de douleur, sâĂ©cria Henriette? quel sujet quelles rĂ©flexions vous arrachent ces larmes ameres ? Je ne fais, rĂ©pondit-elle ; jâignore pourquoi mon ame eĂfcsi cruellement oppressĂ©e -, je ns Tome IV. ' S Histoire 274 sentais point de dĂ©sirs , je ne concevois pas des espĂ©rances, ma fĂ©licitĂ© me paroissoit le bonheur suprĂȘme,- elle remplifsoit tout mon cĆur j elle 11e me pennettoit pas de former des vĆux jamais je nâentrevis dans lâavenir un bien au-dessus de celui dont je jouissais; & cependant, ma chere Henriette , il me semble que jâai fait une perte immense; on vient de me ravir, de mâenle- ver.... quoi Ă Pas mĂȘme des souhaits ! Ah, quelle triste lumiĂšre les paroles du marquis ont portĂ©e dans mon esprit ! La position dâtrnejiine, la mienne, ne mus permettent point d'ĂȘtre heureux , fi P un de nous ne f ait Ă P autre un trop grand sacrifice ! Elle sâarrĂ«ta, soupira , dĂ©tourna les yeux , dans la crainte de rencontrer ceux dâHeuriette. Cher ClĂ©mengis , dit- elle , tu ne feras point un trop grand sacrifice pour rendre Ernestine heureuse Ăź Elle ne Ăźâexigc pas ; elle ne dĂ©sire point un bonheur qui porteroit atteinte Ă ta gloire nies yeux font ouverts , je vois tout ce qui nous sĂ©pare mais comment, mais dâoĂč vient Ă©prouve - t-on une douleur ĂĂŹ vive en renonçant Ă un espoir qu T on nâavoit pas ? Les caresses de mademoiselle DumĂ©nil, les visites du marquis, letems, la raison, dissipĂšrent un peu le chagrin dâErnestine mais une douce mĂ©lancolie devint son humeur habituelle. AprĂšs un mois de sĂ©jour chez Henriette , elle entra dans ie couvent 011 lui avoit prĂ©parĂ© un appartement commode & agrĂ©able, elle y dĂ©couvrit par - tout les foins de son 275 dâĂ«knestine. amant une petite bibliothĂšque composĂ©e da livres choisis par le marquis , lui offrit ut amusement utile & la facilitĂ© dâacquĂ©rir des connoiĂsances. Elle continua de prendre des leçons de muĂĂŹque, sâoccupa de la lecture, & ne nĂ©gligea point un talent devenu prĂ©cieux pour elle , par le plailir qu il lui donnoit de multiplier iâimage de M. de ClĂ©mengis. Des traits fi chĂ©ris se trouvoient retracĂ©s dans tous les sujets qui fe prĂ©Ăentoient Ă son imagination , & ion cabinet se rempliĂsoit des portraits de son amant. Mademoiselle DumĂ©nil la visitoit souvent , le marquis lâaccompagnoit quelquefois , mais il Ăe permettoit rarement d'a 11er seul Ă lâab- baye. Depuis riultant oĂč il sâetoit dĂ©terminĂ© Ă remettre ErneĂline sous la conduite dâHen- riette, il sâattachoit Ă combattre fa naiĂŹĂŹon ; dans Ăes principes , il ne pouvoir la rendre heureuse, sans risquer le renversement de sa somme, manquer aux Ă©gards dus Ă son oncle, mĂȘme Ă une grande famille, dont il lui mĂ©na-*- geoit lâalliance. On examinoit alors faffaire ancienne & importante d'oĂč ses espĂ©rances dĂ©pendoient ; le jugement en Ă©toit encore incertain. Si M. de CiĂ©mengis perdoit Ă la sois son procĂšs & la faveur de son oncle , rĂ©duit Ă un revenu mĂ©diocre, forcĂ© de quitter le service , dâabandonner la cour , de vivre loin du monde, savoit-il si ses dĂ©sirs, affoiblis parla poffeĂĂŹĂŹon , ne sâĂ©teindroient pas ? si la cons- S ij 276 H i s t o i ĂĂ Ă© tance de ses Ăentimcns rendroit ses plaisirs durables? si les douceurs de fou mariage esta- ceroient le souvenir amer de tant de sacrifices faits Ă Pamour ? Qui lâaĂsuroit de penser long- tems comme il pensoit alors? Peut-ĂȘtre un jour, injuste dans ses regrets, ceĂseroit-il d'ai- mer lâinnocente cause de sa ruine ; peut- ĂȘtre olâeroit-il Paccuser de sa propre imprudence, rejettes sur elle Pamertume de ses chagrins, la rendre malheureuse, & lui ravir Ă jamais cette paix , ce bonheur que lui-mĂšme sâĂ©toifc plu Ă lui assurer. Ces rĂ©flexions Passermissoient dans la rĂ©solution de rĂ©sister Ă son amour, de ne plus se permettre des soins qui Pentretenoient il e's- Ăâayoit ses forces , se bai soit une violence extrĂȘme pour laisser passer plusieurs jours fans voir Ernestine, fans lui Ă©crire; mais se reprochant bientĂŽt cette apparente nĂ©gligence, il co u roi t la chercher, ssenivroit du plaisir de la regarder; & lui trouvant un air triste, abattu, il sâaccusoit de cruautĂ© , se demandoit comment il avoit pu Paffliger, Ă©lever un mouvement de douleur dans cette a me sensible. La tendre fille nâosort se plaindre de lui ; devenue timide, elle rougissait de son trouble & sâessorçoit de le cacher ; mais ses regards larĂguissans , ses soupirs , ses questions inquiĂ©tĂ©s , dĂ©couvroient la crainte de n'Ă«trc plus aimĂ©e. Perdant de vue tous ses projets , le marquis sâoccupoit uniquement du foin de la dâErnestine. 277 rassurer ; il sYbandonnoit Ă la douceur de lui parler de ses sentimens; & lui rappellant ces rems oĂč, libre de sâentretenir , ils paisoienc ensemble des heures si dĂ©licieuses, il sembloit lui reprocher dâavoir cherchĂ© des lumiĂšres inutiles Ă son bonheur ah! pourquoi, pourquoi, lui disoit-ii, avez - vous appris Ă me craindre, Ă vous dĂ©fier de vous-mĂȘme? TouchĂ©e de ces discours , attendrie par ses propres idĂ©es, Ernestine se taisoit , pleuroit, & regrettoit peut-ĂȘtre sa premiere simplicitĂ©. Trois mois sâĂ©coulerent fans apporter aucun changement dans fa situation au retour du printems , le marquis se disposa Ă la quitter , pour se rendre Ă son rĂ©giment, Lâun & l'atitre sentirent vivement rapproche de cette sĂ©paration j leurs adieux furent longs & tendres, ils pleurĂšrent tous deux j & loin de s'exhorter mutuellement Ă sâaimer moins, ils sc rĂ©pĂ©tĂšrent mille fois quâils sâaimeroient toujours. Peu le te m s aprĂšs le dĂ©part de M. de Clc- roengis , Ernestine Ă©prouva de Pennui dans fa retraite elle dĂ©sira dâaller Ă la campagne , de revoir , dâhabiter cette agrĂ©able demeure , prĂ©sent de son amant, prĂ©parĂ©e, embellie par ses foins. Henriette lui reprĂ©sentoit quâelle 11e devoir pas y vivre feule. Cette difficultĂ© chagrinoit Ernestine, le hasard la leva j un Ă©vĂ©nement oĂč son bon cĆur lâintĂ©ressa lui fit trouver une compagne. Madame de Ranci, ĂągĂ©e de trente-six ans, S iij 278 Histoire belle encore , aimable & malheureuse, retirĂ©e depuis trois ans Ă lâabbaye, sâĂ©toit attachĂ©e Ă montrer de la complaisance & de lâamitiĂ© Ă la jeune ErneĂHne veuve & rĂ©duite Ă la plus grande mĂ©diocritĂ© par des accidens fĂącheux, il lui restoit seulement une petite rente sur un particulier. Cet homme, manquant de bonheur ou de conduite , dĂ©rangea ses allaites; preisĂ© par ses crĂ©anciers, il prit la fuite, passa en Hollande , & livra madame de Ranci Ă toutes les horreurs de lâextrĂȘme pauvretĂ©. Ernestine Ă©levĂ©e , soutenue , enrichie pat la tendre compassion de ses amis, se plaisoit Ă rĂ©pandre sa libĂ©ralitĂ© sur tous ceux qui lui offroiem lâimage de son premier Ă©tat ; son cĆur, toujours ouvert aux cris de lâindigent, cherchoit Ă rendre Ă lâhumanitĂ© les secours quâelle-mĂȘme en avoir reçus. PĂ©nĂ©trĂ©e du malheur de madame de Ranci, elle prit des mesures avec mademoiselle Du- mĂ©nil , pour faire passer sur la tĂȘte de cette femme dĂ©solĂ©e , le petit hĂ©ritage de madame Dufresuoi, & ce quâelle y ajouta remplaça sa perte & mĂȘme Ă©tendit un peu son revenu. La reconnoiilance se joignant Ă lâamitiĂ© dans le cĆur dâune femme honnĂȘte & sensible , elle Ăcnt'it bientĂŽt pour Ernestine les senti mens d'unc tendre mere, reçut avec joie la proposition de sâattacher Ă son sort, de vivre toujours avec elle , & de Raccompagner dans fa terre , oĂș elles se rendirent un mois aprĂšs le dĂ©part de M. de ClĂ©mengis, d 1 E R N E S T I "N E. 279 Ernestine revit avec transport ces lieux chers Ă son cĆur; elle ne cachoit point Ă madame de Ranci la cause du plaisir quâellc sentoit de les habiter; elle lui montroit les lettres du marquis , ses rĂ©ponses , Pentretenoit de ses sentimens pour cet homme aimable , lui parloit de ses obligations , de fa recon- noilĂŻance, de fa tendresse, de la douceur quâelle Ă©prouvoit en pensant Ă lui ; & quand son amie lui demandait oĂč devoit la conduire un amour si vif, quand elle lâinterrogeoit sur ses espĂ©rances , des soupirs, des larmes interrompoient les effusions de son cĆur ; elle avouait quâelle nâen avoit point. Sans rejettet les conseils priĂźdens de madame de Ranci, fans se rĂ©volter contre ses rĂ©flexions, elle PĂ©cou- toit, convenoit de la juif elfe de ses observations, & lui laissai t voir quâelles ne la persuadaient point; rien ne pouvait Pengager Ă oublier le marquis, Ă renoncer au plaisir de lâaimer, Ă la certitude de lui plaire. Vers la fin de PĂ©tĂ©, mademoiselle DutnĂ©- nil , prĂȘte Ă retourner en Bretagne , voulut, avant de partir, passer quelques jours chez Ernestine. En la quittant , elle lui recommanda de ne pas attendre M. de ClĂ©mengis dans cette belle solitude , & ne Py laissa quâa- prĂšs avoir obtenu dâelle une promesse de rentrer bientĂŽt au couvent. Cette parole donnĂ©e Ă mademoiselle Du- aiĂ©nil, embarrassa bientĂŽt lâaĂŹmable & tendre S iv Histoire 28 o Ernestine. Le marquis alloit revenir ; i! la conjuroit de rester chez elle, de passer lâau^. Cornue Ă >a campagne, de lui permettre ds la revoir encore avec une libertĂ© dont elle ne devoir pas craindre quâil abusĂąt, La prĂ©sence de madame de Ranci Ă uffisoit, difoit-il, pour la rassurer contre de malignes observations ; la mĂšme priĂšre se renouvelloit dans toutes ses lettres ; il la pressoir avec ardeur, il sembloit que tout son bonheur dĂ©pendĂźt dâobtenir dâelle cette grĂące. La forble Ernestine ne put se dĂ©fendre de lui accorder une saveur si vivement demandĂ©e je lui dois tout, disoit-elle Ă madame de Ranci, ne serai-je rien pour lui ? En rĂ©siss tant Ă ses dĂ©sirs, je mâaccuse dâingratitude. Est-ce Ă moi de Faffliger? Ah! dans tout ce que rhonneur ne me dĂ©fend pas , pourquoi ne cĂ©dcrois-je point Ă fes volontĂ©s ? Pourquoi sacrifieroĂŹs-je Ă la crainte dâĂštre injustement soupçonnĂ©e, la douceur vĂ©ritable de lui causer de la joie? V o us me soutiendrez contre moi-mĂšme, vous daignerez remplir Ă mon Ă©gard les devoirs d'une mere tendre & vigilante, vous ne me quitterez point; tĂ©moin de ma conduite , vous me justifierez auprĂšs d'Henriette. Eh ! que mâimporte le reste du monde ? ĂŹâestitne de mes fimis , la mienne , suffit Ă ma tranquillitĂ©. Madame de Ranci combattit en vain une rĂ©solution dĂ©terminĂ©e, & M. de ClĂ©mengis ejat le plaisir de retrouver Jf E R N E S T I N E. 28 r Emestine Ă la campagne , & de sâassurer quâil devoit fa complaisance Ă f amour. II en jouit pendant plusieurs jours , fans paroĂźtre porter ses idĂ©es au-delĂ du bonheur quâil sâĂ©toit promis mais un amour avouĂ© peut-il fe contenir dans les bornes Ă©troites que lâamitiĂ© prescrit? Un dĂ©sir satisfait Ă©levs un dĂ©sir plus ardent encore ; les souhaits ie multiplient, les vĆux sâĂ©tendent; une grĂące reçue ouvre le cĆur Ă lâespĂ©rance dâune grĂące plus grande ; lâespace immense qui sembloit Ă©loigner un point Ă peine apperqu, disparoĂźt insensiblement, & la pensĂ©e se fixe sur lâobjet quâon nâosoit mĂȘme entrevoir. Libre de prolonger ses visites, de paĂTer une partie du jour auprĂšs dâErneltine , ie marquis de ClĂ©mengis montra de lâhumeur. La prĂ©sence continuelle de madame de Ranci le gĂšnoit , & son attention Ă ne pas quitter fa jeune amie la rendoit insupportable Ă ses yeux. Falloit - il accoutumer cette femme Ă vous suivre avec tant dâaĂfedation , disoit-il Ă Emestine, Ă ne jamais vous perdre de vue ? Exigez-vous dâelle cette importune assiduitĂ© ? Me craignez-vous ? Avez-vous cessĂ© de mâesti- mer ? Quoi, des prĂ©cautions contre moi! Estes vous, est - ce Emestine qui me laisse voir une dĂ©fiance injurieuse? Que de froideur , de rĂ©serve ! Non , votre amitiĂ© nâest plus aussi tendre. Ah ! quâest devenu ce tems, cet heureux sems oĂč , dans ces mĂȘmes lieux , vous accou- 282 Histoire ri62 au - devant de mes pas arec une joie si vive! oĂč votre bras sâaopuyoit fur! le mien ! oĂč nous parcourions ensemble toutes les routes de ce bois oĂč vous vous plaisiez tant! O rua chere amie , il est donc vrai que vous Ăštes changĂ©e '{ Ces reproches touchoient Ernestine , pcnĂ©- troient fou coeur , lui arrachoient des larmes , & jamais la plus lĂ©gĂ©re plainte elle fuppor- toit la triste uniformitĂ© de ccs entretiens , avec une patiente indulgence. Les chagrins du marquis , fa pĂąleur , son abattement , Ă©je- voient des craintes dans son ame; elle trem- bloit pour des jours si prĂ©cieux. Je ne vous importunerai bientĂŽt plus, lui disoit-il, les yeux baignĂ©s de pleurs. Elle commença Ă se repentir dâune complaisance n ont elle nâavoit point prĂ©vu les suites. Mon imprudence vient dâirriter une paision si long-tems rĂ©primĂ©e , rĂ©pĂ©toit-elle Ă madame de Ranci ; ĂŹe nâen con- noissois encore que les douceurs, jâen Ă©prouve Ă prĂ©sent toutes les amertumes. Cette femme , alarmĂ©e du danger de fa jeune amie , la pressoir de retourner Ă Montmartre. Ernestine y consentit mais avant de partir, elle Ă©crivit Ă M. de ClĂ©mengis, & lui envoya fa lettre par un exprĂšs, Ă lâinstant mĂȘme oĂč elle rentroit au couvent. II rouvrit avec empressement, & fa surprise fut extrĂȘme dây trouver ces paroles Lettre $ Ernestine. * l Quelle douleur pour moi, monsieur, dâex- uâ E R N Ăź S I I N I. 28; eiter vos plaintes, de mâaccuser de toutes vos peines, de me reprocher PĂ©tat affreux â oĂč vous ĂȘtes ! Eh , quoi ! câest donc moi qui ,3 vous afflige ! Puis-je le croire , puis-je mâcn j, assurer, quand votre bonheur est lâobjet, â Punique objet de tous les vĆux de mon â cĆur ? HĂ©las ! par quel le fatalitĂ© ce bon- â heur femble-t-il dĂ©pendre aujourdâhui de ,3 lâĂ©garement dâune fille que vous respectiez â autrefois ! Soyez juge dans votre propre 3, cause , dans la sienne, & prononcez entre 3, votre cĆur & le mien. â Ma rĂ©serve vous blesse? Eh, monsieur, ,3 mâest-il permis de vous traiter encore avec 3, une familiaritĂ© dont mon ignorance Ă©toit â Pexcufe ? Pendant long - rems jâofai vous â regarder comme un frere chĂ©ri PextrĂ©me j, diffĂ©rence de nos fortunes ne me frappoit 3, point, dans ces tems heureux, rien nâarrĂȘ- â toit les tĂ©moignages de mon innocente â affection. Je ne fuis point changĂ©e ah ! 33 pourquoi vous obstinez-vous Ă penser que 33 je le fuis? Ce nâest pas vous, monsieur, ,3 câest moi-mĂȘme que je crains. Je fuis jeune, â je vous dois tout ; je vous. aime i oui, mon- 33 sieur, je vous aime, je le dis, je le rĂ©pete 3, avec plaisir ; je ne rougis pas de vous aimer. 3, Le premier instant oĂč vous parĂ»tes Ă mes 33 yeux , fit naĂźtre cette tendresse que le tems ,3 a rendue si vive sentiment cher Ă mon j, cĆur, le seul qui mâattache Ă la vie. Tant L84 Histoire â de bienfaits, si gĂ©nĂ©reusement rĂ©pandus fur w moi, mâailuroient un fore paisible ; mais â lâamour que vous mâinspirez faisoit mon â bonheur, mon souverain bonheur! Penser j, sans ceise Ă vous , mâoccuper du foin de â conserver votre amitiĂ©, de mĂ©riter lâestime â de mon respectable ami , vous voir quel- ,5 quefois , lire dans vos yeux que ma pre- 55 feues excitoit votre joie, câĂ©toit pour moi 5, le bien suprĂȘme! Une fĂ©licitĂ© si grande est- â elle Ă jamais dĂ©truite ? ne me la rendrez- 55 vous point? Non, il nâest plus en votre 33 pouvoir de me la rendre ! M Vous ne mâimportunerez pus long-tems ? Quelle ,5 cruelle expression! Je ne puis supporter la 53 certitude de faire votre malheur ; elle pĂ©nĂ©trĂ© 5, mon ame, elle dĂ©chire mon cĆur. En me rets M rant, en abandonnant les lieux oĂč je vous ,3 voyois fans contrainte, jâai suivi des conseils â prudens mais je ne vous fuis point, je ne prĂ©- 33 tends pas Ă©lever une barriĂšre entre vous & j, moi. PrĂȘte Ă quitter cet asyle , si vous le vou- 55 lez , je soumets ma conduite Ă votre dĂ©cision. 3, Si, pour sauver VOS jours , il faut me a, rendre mĂ©prisable, renoncer Ă mes princĂ» s, pes , Ă ma propre estime, peut-ĂȘtre Ă la vĂŽtre ! je ne balance point entre un intĂ©rĂȘt si cher 53 & mon feu! intĂ©rĂȘt. Ordonnez, monsieur, 3, du destin dâune fille disposĂ©e , dĂ©terminĂ©e 33 Ă tout immoler Ă votre bonheur mais avant » dâaccepter un si grand sacrifice 5 permettez- A 5 D 1 E R 2Ă Ă S T ĂŻ K E.' 28s moi de remettre dans vos mains tous les dons que vous mâavez faits. Les garder, â en jouir, cescroit laisser croire que vous M mâaviez enrichie pour me perdre ; sauvons â au moins votre honneur, une lĂ©gere partie M du mien ; quâon ne mâimpute jamais la â bassesse d'avoir reçu le prix de mon inno- â cence. A ces conditions , monsieur, la ten- M dre, la malheureuse Ernestine tiendra la con- â duite que votre rĂ©ponse lui prescrira. â Ah, grand dieu Ăź sâĂ©cria le marquis en finissant de lire, ai-je pu porter cette fille charmante Ă mâĂ©crire ainsi? Quelle Ă©trange proposition ! Mais que de bontĂ©, de tendresse, de gĂ©nĂ©rositĂ© dans cet abandon de ses principes, dâelle-mĂȘme ! Aimable Ernestine ! qui, moi, je tâavilirois? jâabuserois de ton amour, de ta noble confiance?_Ah ĂŻ tu nâas rien Ă craindre de ton amant, de ton ami, de ton reconnoissant ami. PĂ©risse lâhomme injuste & cruel, qui ose fonder son bonheur sur la condescendance dâune douce, dâune sensible crĂ©ature, capable de sâoublier elle - mĂȘme pour le rendre heureux Ăź M. de ClĂ©mengis se hĂąta de rĂ©pondre Ă lâinquiete Ernestine. Lâagitation de ses esprits, lâattendrissement de son cĆur, ne lui permirent pas de mettre beaucoup dâordre dans fa la remercioit dâune preuve si extraordinaire de ses sentimensj il sâen plaiguoiĂŻ Histoire L86 aussi , lui reprochoit doucement dĂ© savoir soupçonnĂ© dâun dessein quâil ne formoit pas. Ah, comment avez-vous pu croire, lui disoit-il, que votre ami voulĂ»t ĂȘtre votre tyran ?'I1 ter- tninoit la lettre pas des expressions trides & bagues, elles sembloient annoncer sa visite pour le soir; il promettoit une eontĂŹdence, elle expĂŹiqueroit ce quâil nâosoit lui dire en ce moment, ce quâil se trouvoit malheureux, bien malheureux, de devoir lui apprendre. ErneĂline Ă©toit avec madame de Ranci , quand on lui apporta la lettre de M. de ClĂ©- inengis ; elle la prit en tremblant , la tint long-tems fuis oser lâouvrir; une pĂąleur mortelle se rĂ©pandit sur son vilĂąge. VoilĂ lâarrĂšt de mon destin , dit-elle; ĂŽ madame de Ranci ! si vous fi vie z. Quâai-je sait! Que me dit-il 'â E fi. N E S T i'tĂź e. 289 35 une heure je pars avec son pere ; il me mens 3, Ă une terre oĂč la marĂ©chale de Sairtt-Andr A 35 nous attend. Sa fille fort demain du cou- 3j vent; on va nous prĂ©senter lâun Ă Fa titre ; j, on nous unira bientĂŽt, fans nous consul- â ter, sans sâembarraĂĂer Ăi nos cĆurs font â dispoĂĂ©s Ă se donner. Quoi! ma chere Er- neĂtine , je vais rue iier, me lier Ă jamais! k Et ce ĂŹiâest point Ă vous !..... â Je croyois jouir plus long-tems de ma 53 libertĂ©. On devoir attendre la dĂ©cision dtĂ â parlement. Lâincertitude de mes droits fur i,, une riche succession , sur dâimmenses arrĂ©- 55 rages , rĂ©tardoit le consentement du marĂ©- », chai de Saint-ĂndrĂ©. La libĂ©ralitĂ© de mon », oncle me dĂ©sole en ce moment, une dona- », tion mâalsure tous ses biens, je nâai plus 33 dâespdir. â Vous priĂ©rai-je de mâoublier ? Non, oh , z, non , je ne puis souhaiter dâĂȘtre oubliĂ© de 3 5 vous, je ne puis dĂ©sirĂ©e de vous oublier ; ,3 vous ferez toujours prĂ©sente Ă mon idĂ©e,, 33 toujours chere Ă mon cĆur ; je penserai saris », celle Ă vous je vous Ă©crirai ; je vous entre- ,3 tiendrai de mon eĂtime, de mon amitiĂ© , â & malgrĂ© moi peut-ĂȘtre , de ma tendresse ; 5» je ne vous la rappellerai point pour vous 33 presser de la partager encore , mais pour â vous prouver que le tems ne petit ni Faf- foiblĂr ni FĂ©teiiidre. 3, Vivez paisible , vjvez heureuse; que k Tome IV . T 33 Histoire 290 â souvenir dâim fmcere, dâun vĂ©ritable, dâutl w constant ami, vous arrache quelquefois un â soupir mais que ce soupir soit tendre , & â non pas douloureux. Je ne puis rete- w nir mes larmes ; elles rĂ©chappent de mes â yeux, elles effacent ce que jâĂ©cris ĂŽ ma â gĂ©nĂ©reuse amie, vous en rĂ©pandrez fans â doute. Puissent-elles 11âĂȘtre pas auĂĂŻĂŻ ame- 39 res que les miennes ! Je vous aime, je vous M adore , je vous fuis, je vous perds, je fuis â le plus infortunĂ© de tous les hommes. â De quels mouvemens cette lecture agita le cĆur de la sensible Ernestine ! Elle Ăâinterrom- pit cent sois pour laisser un libre cours Ă ses pleurs, Ă ses soupirs, Ă ses gĂ©missemens. Il part, difoit-elle , il me fuit; je ne le verrai plus Ă II va sâunir Ă lâheurcuse Ă©pouse quâon lui destine. II me dit de vivre paisible, heureuse. Ah ! comment serois-je paisible loin de lui, heureuse sans lui ! Elle passa tout le jour Ă sâaffliger, Ă se plaindre du marquis. Quelle duretĂ©, sâĂ©crioit-eĂŹle ! a-t il pu partir fans me voir, fans me parler , fans mĂȘler ses larmes avec les miennes ! Elle pleuroit, elle Ă©crivoit» dĂ©chirait ses lettres commencĂ©es, sâabymoit dans fa douleur , reprenoit fa plume & la quittoit encore. Son agitation , la violence de ses transports Paccablerent enfin ; elle fut malade , abattue , languissante pendant plusieurs jours mais les lettres du marquis , les D* ÂŁ & K E S T I s t 2§I reprĂ©sentations de madame de Ranci, le retour de mademoiselle DumĂ©nil , ses soins , soti amitiĂ© ramenĂšrent un peu le calme dans son _ame. Elle sâaecoutuma Ă se dire , Ă se rĂ©pĂ©ter que jamais elle nâavoit rien espĂ©rĂ©; elle cessa de se plaindre de son fort; elle voulut sây soumettre, & chercha dans sa raison la force de supporter ses peines avec rĂ©signation. Deux mois sâĂ©coulĂšrent, pendant lesquels le marquis de ClĂ©mengis Ă©crivoit rĂ©guliĂšrement Ă son aimable amie. II ne lui disois point si ses nĆuds Ă©toient serrĂ©s , elle nâosoit le demander, elle craignoit de rapprendre mais elle devoit bientĂŽt ĂȘtre Ă©claircie du destin de M. de ClĂ©mengis , & sentir par une triste expĂ©rience , combien on Ă©prouve de douleurs pendant le cours de ces attachemens trop tendres , oĂč le cĆur se livre avec tant de plaisir, qui lui paroissent la source dâun bonheur si vif & si constant. Une parente de mademoiselle DumĂ©nil se mariait ĂĄ la campagne , environ Ă dix lieues de Paris. Elle Ă©pousait un homme fort riche comme il avait long-tems dĂ©sirĂ© lâheureux moment dâĂštre Ă elle , cet amant comblĂ© de joie, vouloir rendre ses noces brillantes, & prĂ©parait des fĂȘtes pour les cĂ©lĂ©brer. Henriette, invitĂ©e Ă partager les plaisirs quâon se promettait de goĂ»ter dans des lieux consacrĂ©s Ă lâamusement, exigea de la complaisance dâEr- nestine quâelle LâaccompagnĂąt dans ce court & T ij 29 2 H Ă S T O Ă R E agrĂ©able voyage. Elle sâen dĂ©fendit ; mais Ă©lit cĂ©da enfin aux instances de son amie, Avant de partir, elle chargĂ©s .madame de Ranci de lui envoyer ses lettres par un exprĂšs mais plusieurs jours sâĂ©couierent fans quâErnes- tine reçût aucunes nouvelles ni dâelle ni du marquis. En menant son amie Ă la campagne, mademoiselle DumĂ©niĂź nâavoit pas songĂ© que , de toutes les dissipations , la moins capable de la distraire Ă©toit le spectacle dont elle la rendort tĂ©moin. On donne peut-ĂȘtre les mĂȘmes fĂȘtes chez le marĂ©chal de Saint-AndrĂ©, difoit Ernef- tine en soupirant; mais mie joie ĂĂŹ douce n s remplit pas le cĆur du marquis ; il nâaime point, il ne jouit pas des plaisirs oĂč se livrent ces heureux amans. Cependant il ne mâĂ©crit plus Ăź Croyez-vous, demandoit - elle Ă Henriette , quâil cesse de mâĂ©crire ? Me privera-t-il de la. feule consolation qui me reste ? Ah ! sang doute il mâen privera ; il ne pensera plus Ă moi, il ne sâinformera seulement pas si jâexiste encore. Nâimporte, il me fera toujours cher; mes sentimens pour lui mâoccuperont fans cesse; jamais, jamais je ne perdrai lâidĂ©e du marquis de ClĂ©mengis ; 8c ĂĂŹ le tems peut faire que je songe Ă lui sans douleur, je fuis bien sĂ»re de nây songer jamais fans intĂ©rĂȘt. Hen- ĂŻiette sâessorçoit dâadoucir ses chagrins, de calmer ses inquiĂ©tudes mais la situation dâEr- Ăźiestin* alloit devenir si fĂącheuse , que les d"' E R N E s t I N E. 2ZZ conseils & les foins de lâamitiĂ© ne pourroient plus rien fur son cĆur. M. de Maugis, ami des maĂźtres de la maison, arriva le matin du jour oĂč tout le monde ffc difpofoit Ă revenir Ă Paris. On lui reprocha de lie sâĂ«tre point rendu Ă des invitations prefĂantes , on lui rappella fa promesse. 11 rĂ©pondit que lâĂ©vĂ©nement, dont on devoĂt ĂȘtre instruit, iâexcufoit aises. Tout le monde ['environnant alors , dix personnes lâinterrogerent Ă la fois. Quoi ! dit-il dâuti air surpris , vous ignorez le malheur du comte de Saint-Servains, celui de mon frĂ©tĂ©, & f exil du marquis de CiĂ©mengis ? Ernestine entroit dans le failon ; ces paroles la glacĂšrent, elle resta debout prĂšs de la porte, sâĂĄppuya contre un lambris , & recueillit toutes les forces que lui laiĂfoit le saisissement de son cĆur, pour Ă©couter M. de Maugis. Oui, pourfuivit-i!, le comte de Saint-Servains est Ă©troitement gardĂ©, ses papiers font enlevĂ©s, ses effets saisis. Mon frere avoit fa confiance, on sâest assurĂ© de lui un secret impĂ©nĂ©trable dĂ©robe la connoissance du crime quâon leur suppose. Un homme , gĂ©nie & Papplication rendoient Padministration si heureuse , dont le dĂ©sintĂ©ressement est connu, dont ['affabilitĂ© gagnoĂt tous les cĆurs, est noirci par iâenvie puilfe-t-il confondre la caloninie , & revoir Ă ses pieds ses vils accusai eursi T iij r-94 HistoirĂŻ 1 j. Que je plains votre frere , dit alors le che- valier dâElmont, que je plains lâaimable mar- ,quis de ClĂ©mengis ! II alloic Ă©pouser mademoiselle de Saint-AndrĂ© ; ce mariage ne se fera plus. Non , assurĂ©ment, reprit M. de Maugis, il a reçu cette accablante nouvelle & Tordre dâaller Ă ClĂ©mengis, deux heures avant la signature des articles, & sâest hĂątĂ© de prĂ©venir le marĂ©chal , en rompant lui - mĂȘme leurs mutuels engagemens. Eh mon dieu, dit encore le chevalier dâEl- mont, une circonstance bien cruelle fait que la disgrĂące de son oncle devient un double malheur pour lui ; son procĂšs ne se juge-t-il pas incessamment? Oui, rĂ©pondit M. de Maugis, & tout Paris croit quâil le perdra. Pendant ces discours, Henriette sâapprocha insensiblement dâErnestine , & passant un bras autour dâelle , lâentraĂźnant hors du sali on, elle Paida Ă marcher, &, la conduisit dans fa chambre. PĂąle, froide, inanimĂ©e, Ernestine sembloit insensible Ă cette nouvelle terrible & imprĂ©vue ; elle promenoit autour dâelle des regards stupides, elle ne pouvoit parler, elle ne pou-, voit respirer. Mademoiselle DumĂ©nil lâinvi- toit en vain Ă rĂ©pandre des larmes, en la baignant des siennes ; le serrement de son cĆur ne lui permettoitpas dâen verser. Fixant enfin les yeux fur son amie , elle la regarda long- çems, A levant au ciel ses mains faibles A dâ E r n e s T I N t. 29s tremblantes que ne suis-je morte , dit - elle ! ah! que ne suis-je morte, avant dâavoir appris que M. deClĂ©mengis est malheureux! Ses pleurs coulant alors avec abondance, soulagĂšrent un peu lâoppreĂston de son ame, rappellerent ses esprits mais quelle agitation, quels cris de douleur succĂ©dĂšrent Ă son accablement ! ExilĂ©, ruinĂ© , perdu , rĂ©pĂ©toit - elle ! lui ! le marquis de ClĂ©mengis ! Paroistant tout-Ă -coup se calmer , elle essuya ses pleurs, prit les mains dâHenriette ; & la considĂ©rant un moment , balisant les yeux, les relevant fur Ăšllc, poussant de profonds soupirs, elle sembloit hĂ©siter Ă lui dĂ©couvrir sa pensĂ©e. Je vous afflige, lui dit-elle; hĂ©las! je vais peut-ĂȘtre vous rĂ©volter ; mais au nom de notre amitiĂ©, ne vous opposez pointĂąmes desseins jâai un projet, ne le combattez par aucune raison, par aucun diffours. O ma chere Henriette ! je nâabandonnerai point M. deCiĂ©men- gis j il est exilĂ©, son mariage est rompu, fa fortune dĂ©truite , il va perdre le reste de ses espĂ©rances ! II est affligĂ©, malheureux; je veux partir, aller le trouver ; ma vue fera peut-ĂȘtre un adoucissement Ă ses peines. Si je ne puis le consoler , je partagerai ses maux ; je veux gĂ©mir , souffrir , mourir avec lui ! Ne me dites rien, non , ne me dites rien; ne me parlez ni du monde, ni de ses cruelles biensĂ©ances; je les rejette si la duretĂ© les accompagne est- il des loix plus saintes que celles de PamitiĂ©? T iv 296 Histoire des devoirs plu,s sacrĂ©s que ceux de !a record ĂŹioidance ? A qui dois-je des Ă©gards ? Je ne tiens a personne. Si ma dĂ©marche est une faute, jâen rougirai seule. Je veux dĂ©naturer tout ce gue je possede, je veux rendre en secret Ă M, deClĂ©mengis tous lesbiens que jâai reçus de fui. Ah, pourrois-je en jouir Ă prĂ©sent ! Heureuse aux yeux des autres, ingrate aux miens, comment lupporterois - je la vie Ăź Mademoiselle DumĂ©nil pensoit trop noblement, pour ne pas approuver une partie du dessein de son amie; & dans celle qui parois- foit mĂ©riter plus de considĂ©ration , elle la. voyoit si attachĂ©e Ă ses propres idĂ©es , quâen- treprendre de la dĂ©tourner dâaller Ă ClĂ©mengis, câĂ©toit lâafBiger beaucoup , fans pouvoir s'as- surer de changer sa rĂ©solution. Elle ne lui dit donc rien, la laissa mai tresse dâinterprĂ©ter son silence, & toutes deux se hĂąteront de revenir Ă Paris. Pendant la route, Erneftinc se souvint dâup honnĂȘte vieillard , qui prenoit soin des affaires de M. deClĂ©mengis & lui Ă©toit extrĂȘmement attachĂ© ; il sâappelloit Lesranc. Pendant son sĂ©jopr chez M. DumĂ©nil , elle le voyoiç souvent avec lui. Le marquis avoit employĂ©, ie peintre fur la parole de M. Lesranc, qui vantoit. ĂĂŹins ceĂse son talent. Elle se rappel la quâil logeoitdans le voisinage ; & son premier foin en arrivant Ă Montmartre , oĂč elle voulut descendre , fut dâinviter cet homme par un dâErsistine. 297 billet pressant, Ă venir lui parler le lendemain de grand matin ; une affaire importante, vĂ il pouvoit lâobliger, Pengageoit, lui disoit elle * Ă iâentretçnk & Ă le consulter. II se renditz Ă Pabbaye Ă lâheure indiquĂ©e, La prĂ©sence dâun homme qui aimoit. M* de ClĂ©mengis, qui tenoit Ă lui, excita Ăźa plus vive Ă©motion dans le cĆur dâErnestine. Elle voulut sâexpliquer , commenqaĂ pariermais ses pleurs la forceront de sâarfĂȘter. Le bon vieillard , charmĂ© de revoir la belle Ă©leve de son ancien ami, l'affuroit de son emprest sĂšment Ă 3a servir, & lui saisoit mille protestations de suivre exactement les ordres quâellealloitlui donner. II nâignoroit pas combien elle Ă©toit chere au marquis, & penĂ'oit lui devoir les mĂȘmes Ă©gards quâil auroid eua pour la sĆur de M. de GlĂ©mengis. Ernestine accepta ses offresde service, esta lui ouvrit son cĆur , sâĂ©tendit fur les bontĂ©s du marquis , fur la reeonnoiffance quâelle en coifferveroife toujours ; & remettant entre les mains de M. Lefranc , ses bijoux , ses pierreries , & plusieurs effets commerqables, elle le chargea de les vendre & dâen faire toucher Pargent Ă M. de ClĂ©mengis, fans jamais lui dĂ©couvrir dâoĂč il venoit. Ensuite elle le pria de sâarranger avec mademoiselle DumĂ©nit,, pour emprunter sur sa terre-, afin ds grossir la- somme, & lui recommanda la distgenee & le secret. s§8 Histoire M. Lcfranc savoit quâErnestine devoit sa fortune Ă M. de ClĂ©mengis , mais il ne savoit point de quels moyens il sâĂ©toit servi en lâobli- geant. Son billet lui persuadoit que cette fortune dĂ©pendoit du marquis ; & son premier mouvement, en lĂ voyant si affligĂ©e, avoit Ă©tĂ© de penser que, dans lacirconstanceprĂ©sente , elle vouloir prendre des mesures avec lui fur ses intĂ©rĂȘts. Une surprise mĂȘlĂ©e dâadmiration le rendit muet pendant quelques iniĂŹans; il regardoit Ernestine, portoit les yeux fur le dĂ©pĂŽt quâelle lui confioit, la regardoit encore, sembloit douter sâil ne se trompoit point HĂ©sitez-vous Ă me servir, lui demande-t-elle dâun air inquiet? Non, mademoiselle , non , lui dit-il, je remplirai vos dĂ©sirs , je les surpasserai peut-ĂȘtre ; soyez tranquille, je mâacquitterai fidĂšlement de lâemploi dont vous daignez me charger. M. le marquis a bien placĂ© les affections de son coeur ; je souhaite que le ciel lui rende le comte de Saint-Scrvains, fa fortune, fa santĂ©, & lui conserve une amie aussi tendre , aussi respectable que vous. Sa santĂ© ! interrompit vivement Ernestine j ah, mon dieu ! seroit-il malade ? Ne vous effrayez pas, mademoiselle, reprit M. Lefranc, il lâa Ă©tĂ© , il lâa beaucoup Ă©tĂ© , mais il se trouve mieux; jâespere le voir avant peu. Si le succĂšs ne trompe point mon attente , je fend Ă ClĂ©mengis avant la fin de la semaine. Calmez- Dâ E R N E S t I N E. S99 vous, mademoiselle,- je ne partirai pas sans envoyer prendre vos ordres ; je vous Ă©crirai peut-ĂȘtre ce que la crainte dâĂ©lever de fausses espĂ©rances dans votre cĆur mâoblige de vous taire Ă prĂ©sent. En achevant ces mots, il la salua respectueusement & prit congĂ© dâelle. Quelle nouvelle amertume pĂ©nĂ©tra lâame dâErnestine ! Le marquis de ClĂ©mengis malheureux , le marquis de ClĂ©mengis malade » en danger peut-ĂȘtre , comment soutenir cette cruelle idĂ©e ! Si le silence dâHenriette mon- troit quâelle condamnoit sa dĂ©marche, si la crainte de dĂ©plaire Ă cette vĂ©ritable amie, mĂšloit un peu dâindĂ©cision Ă ses desseins , lâĂ©tat du marquis lâemporta fur toutes les considĂ©rations qui pouvoient lâarrĂȘter encore. Elle Ă©crivit Ă mademoiselle DumĂ©nil. Sa lettre dĂ©termina Henriette Ă lui prĂȘter une chaise, uu de ses gens pour courir devant elle, k Ă lui envoyer des chevaux de polie, comme elle lâen pressoir. A midi madame de Ranci & elle partirent. Que dâimpatience pendant Ăźa route , que de soupirs, de larmes ! Ah! si je ne le voyois plus, disoit-elle Ă madame de Ranci, si le ciel me privoit de lui, si jâĂ©tois condamnĂ©e Ă pleurer fa mort! Ah, pourrois-je vivre, & me dire, & me rĂ©pĂ©ter, il nâest plus! Une nuit passĂ©e Ă gĂ©mir , tant de trouble, dâagitation, & la fatigue du voyage Ă©puisĂšrent ses forces. DĂšs lç second jour de sa marche , zoo HistoirĂ elle fut obligĂ©e de sâarrĂšter dans un petit village eĂŹ!e ne pouvoit supporter le mouvement de la chaise, elle sâĂ©vanouitsoit Ă tous momens. Madame de Ranci obtint enfin de fa raison, de sa complaisance, de son amitiĂ© j quâelle prendroit de la nourriture & du repos. Un sommeil long & paisible la rafraĂźchit , la mit en Ă©tat de continuer sa route le lendemain, & dâarriver Ă ClĂ©mengis le soir du second jour. Plusieurs des gens du marquis connoiĂsoient Erneltine ; les premiers qui lâappĂšrçoivenfc courent l'annoncer Ă leur maĂźtre, il ne peut les croire. Elle entre. II la voit, doute encore II câest elle. Elle avance en tremblant, tombĂ© Ă genoux; devant son lit, reçoit la main quâil lui tend, la serre foiblemenc dans les siennes » la baise, lâinonde de ses pleurs. Est-ce elle? est-ce Ernestine, rĂ©pĂ©toit le marquis, en lâobligeant Ă se lever, Ă sâaĂseoir prĂšs de lui? Qtioi, ma charmante amie daigne me chercher ! Chere Ernestine , quelle douce » quelle agrĂ©able surprise! Ah ! je nâĂĄttendois point cette faveur ptĂ©cieuse. 1 Eh, pourquoi, monsieur, pourquoi ne lâattendiez-vouspas , lui demande-t-elle du ton le plus touchant ? Me mettiez - vous au rang de ces amis que la disgrĂące Ă©loigne ? Me croyiez- vous insensible, ingrate? Avez-vous oubliĂ© que vous Ă©tĂ©s tout pour moi dans lâutiivers ? Ah!si ma prĂ©sence, si mes foins, si les plus DâE R Jl I S T Ăź N E.' 3 Ot sortes preuves de ma tendresse peuvent adoucir vos peines, parlez, monsieur, parlez, jĂł ne vous quitte plus; tous les instans de ma vie seront heureux , sâil en est un seul dans le jour oĂč ma vue, oĂč mon empressement Ă vous plaire, dissipe le souvenir de vos pertes, porte un rayon de joie dans votre ame^ Le visage de M, de ClĂ©mengis se couvrit de rougeur, il prit les mains dâErnestine, il les arrosa de larmes brĂ»lantes. AhĂ comment* SâĂ©criĂĄ-t-il, ai-je immolĂ© le plus grand bonheur Ă de vains Ă©gards , mes plus ardens dĂ©sirs Ă de bizarres prĂ©jugĂ©s ! Est-ce Ernestine, est-ce Tai- mable fille que je sacrifiois Ă lâavide ambition * ĂĄu fol orgueil , qui conserve pour moi des sentimens si tendres? Elle cherche un malheureux t un proscrit peut-ĂȘtre! Sa gĂ©nĂ©reuse compassion lâattire dans ce dĂ©sert, elle vient me consoler. Ah ! je sens dĂ©jĂ moins des peines quâelle daigne partager ; tout cede Ă prĂ©sent dans mon cĆur , au regret de ne pouvoir reconnoĂźtre ses bontĂ©s. Ernestine alloit parler , quand des voix confuses se firent entendre; on ouvrit brusquement. M. Lefranc, plutĂŽt portĂ© q rĂ©introduit par les gens du marquis , entra en criant, votre procĂšs est gagnĂ© tout dâune voix, monsieur ; on parle au comte de Saint-Servains, ses accusateurs font arrĂȘtĂ©s ; je nâai pas voulu quâun autre vous apportĂąt ces heureuses nouvelles. 302 Histoire Mon oncle justifiĂ© , mon procĂšs gagnĂ© $ s'Ă©cria le marquis ! Ah ! je pourrai donc suivre les inspirations de mon cĆur , payer tant dâamour , de n obi elfe, de vertus. Viens, ma chere Ernestine , viens, rĂ©pĂ©ta-t-Ăl transportĂ© de plaisir,- viens dans les bras de ton Ă©poux. Mes enfans, dit-il Ă ses gens qui versoient des larmes de joie, mes chers enfans , voilĂ votre maĂźtresse. Et tendant la main Ă M. LefrancĂ , mon zĂ©lĂ© , mon honnĂȘte ami , soyez le premier Ă fĂ©liciter la marquise de ClĂ©mengis, Des cris dâallĂ©gresse sâĂ©leverent alors dans la chambre. Erneitine Ă©toit aimĂ©e, elle Ă©toit respectĂ©e ; elle mĂ©ritoit le bonheur dont elle alloit jouir. Madame de Ranci levoit les mains nu ciel, lui rendoit grĂąces , embrassait Ernestine , prononçoit de tendres bĂ©nĂ©dictions fur le marquis & fur elle. M. Eefranc, trahissant le secret quâon lui avoit consiĂ© , racontoit Ă M. de ClĂ©mengis faction gĂ©nĂ©reuse dâErnestine. Elle seule craignant encore pour des jours si chers, nâosoit se livrer Ă la joie. On la rassura; le marquis Ă©toit Ăoibie, mais il Ă©toit convalescent, & ie plaisir alloit lui rendre la santĂ©. Mais Ă©pargnons au lecteur fatiguĂ© peut-ĂȘtre, des dĂ©tails plus longs qu'intĂ©ressans. II peut aisĂ©ment se peindre le bonheur de deux amans si tendres. Le comte de Saint-Servains , vengĂ© de ses ennemis, rentra dans les fonctions de son ministĂšre, il pardonna Ă son neveu un Bâ E a N E 5 T I N 303' mariage qui le rendoit heureux. Henriette partagea la fĂ©licitĂ© de son amie. Madame de Ranci retourna dans fa retraite , oĂč les foins attentifs de madame de ClĂ©mengis prĂ©vinrent ses dĂ©sirs âą & moi, qui nâai plus rien Ă dire de cette douce & sensible Ernestine, je vais peut-ĂȘtre mâoccuper des inquiĂ©tudes & des embarras dâune autre. r A B Ă I L L E. EUX qui aiment les longs ouvragĂ©s, eil Voyant la briĂšvetĂ© dumien, pourront former des doutes fur mon esprit. Je commence donc par avertir que je mâen crois aller pour composer un gros livre; litais de peur de rn'en- nuyer moi-mĂȘmç, jâentreprends une simple feuillĂ©; elle nâex&Ă©deta jamais un cahier de petit papier. Dans .cette Ă©tendue bornĂ©e , si je dis des platitudes , nĂ©cessairement jâen dirai peu,' toutes les lois que lâon imagine un dessein comme pouvant devenir une sottise, câest une marque de bon sens de sâĂ»ter ies Moyens de la rendre complette. Je prends lâAbsille pour titre ; je ne le crois pas nouveau, mais jâaime la petite bĂȘte qui porte ce nom; elle est laborieuse, utile, & ne nuit point aux autres crĂ©atures , Ă moins quâune juste dĂ©fense ne lây contraigne. Sa position dans lâunivers doit le lui faire paroĂtre agrĂ©able. Comme ses besoins la conduisent Ă respirer sans cesse le parfum des fleurs, ses regards toujours frappĂ©s de leurs brillantes couleurs , ne se fixent pas souvent sur Is reste de la Lâ Ă B t I L L Ă.' ZSs ßå nature fi sa façon de penser nous Ă©toit aufficonnue que son travail, nous trouverions, je crois , beaucoup de douceur dans ses sen- timens. Je 11e fais pourtant si ce nom nâossrira pas je sujet de quelque maligne application ; il est des esprits si portĂ©s Ă en faire, que tout leur en fournit lâoccaĂĂŹon. Si , fur ce tire, quelquâun considĂ©rant le monde comme une ruche, oĂč les tins travaillent & les autres bourdonnent, alloit me croire un grave personnage , ou me prendre pour une de ces mouches importunes dont on Ă©vite difficilement la piquure, il se tromperoit eu vĂ©ritĂ© afin dâobvier Ă cet inconvĂ©nient, je vais confier de ma fortune & de mon caractĂšre tout ce qui peut servir Ă ^me faire connoĂŹtre, au moins autant que je consens Ă me dĂ©couvrir. Je tais mon sexe, seulement pour laisset le plaisir de le deviner; ma taille est haute, jâai les yeux noirs & le teint assez blanc ; ma physionomie annonce de la candeur, mes procĂ©dĂ©s ne lâont point encore dĂ©mentie. En parlant Ă une personne que jâaime, jâai lâair vif & gai ; trĂšs-froid avec les Ă©trangers. Je traite durement ceux" que je mĂ©prise, je nâai rien Ă dire Ă ceux que je ne connois pas, & je deviens tout-Ă -fait imbĂ©cille quand on mâennuie. Une vie simple, mĂȘme uniforme, me procure une santĂ© parfaite ; des chagrins rĂ©els, un long & triste assujettissement nâont jamais Tome IF. V 3o5 Lâ A b e i r, l E. pu lâaltĂ©rer. Mon humeur est inĂ©gale , elle dĂ©pend de la situation de nĂon ame ; tous mes sentimcns se peignent fur mon front ; je nâai point fart de ine contraindre en mâabordant on lit dans mes yeux , si le sĂ©rieux ou lâcn- jouement prĂ©sidera Ă ma conversation. Jâai des amis , jâen ai peu ; sâil Ă©toit pof. sible dâen cultiver beaucoup , je nâen pourrois chĂ©rir quâun petit nombre. Lâesprit mâamuse sans me sĂ©duire ; mais les qualitĂ©s du cĆur mâintĂ©relĂent , mâattachent & nie plaisent dans tous les teuis. Je ne fuis pas riche, mais la modĂ©ration mâa toujours paru capable de supplĂ©er Ă lâopulence; jâai mĂȘme pris lâhabitudc de ne pas me croire pauvre, en me comparant Ă ceux qui jouissent dâune grande fortune, parce que je nâai pas leurs dĂ©sirs , & me passe de mille choses fans rnâen priver.* On me demandera peut - ĂȘtre pourquoi jâĂ©cris, quel est mon deflein , que
32K views, 99 likes, 12 loves, 1 comments, 33 shares, Facebook Watch Videos from Les Amoureux de la musique Gospel: Combien Dieu est grand (MinisteÌre 3.2K views, 99 likes, 12 loves, 1 comments, 33 shares, Facebook Watch Videos from Les Amoureux de la musique Gospel: Combien Dieu est grand (MinisteÌre de la Parole) 2021
Son petit t-shirt tout fin tellement serrĂ© que je mâimaginais tout et son air de gamine que, je ne lui ai jamais dit, mais jâen Ă©tais fouâŠEt les claires soirĂ©es dâĂ©tĂ© la mer les jeux et les fĂ©es et la peur et lâenvie de se mettre Ă poil un baiser aux lĂšvres salĂ©es un feu et puis quelques blagues et faire lâamour lĂ -bas au phare je tâaime vraiment⊠je tâaime je le jure⊠je tâaime je tâaime vraimentâŠEt elle elle me regardait un peu mĂ©fiante puis me souriait et me serrait trĂšs fort contre elle et moi moi je n'ai jamais rien compris puisque maintenant ça me tracasse jour et nuit quâelleâŠĂtait un tout petit grand amour juste un tout petit grand amour rien de plus que ça⊠rien de plus⊠Il me manque Ă mourir son tout petit grand amour maintenant que je saurais quoi dire maintenant que je saurais quoi faire maintenant que⊠je veux un tout petit grand amourâŠUne si Ă©trange dĂ©marche mĂȘme au milieu de Dieu sait quoi je lâaurais reconnue elle me disait "tu tâen sors comme un manche" mais ce truc-lĂ , moi je ne lâai jamais vraiment cruâŠEt courir jusquâĂ perdre haleine vers les Ă©toiles qui tombent sur terre les mains toujours plus dĂ©sireuses de choses interdites et chanter faux Ă tue-tĂȘte en criant au ciel tout lĂ -haut "le premier qui arrive Ă ce murâŠ" je ne suis pas sĂ»r de tâaimer vraiment⊠je ne suis⊠je ne suis pas sĂ»râŠEt elle tout dâun coup elle se taisait mais on voyait sur son visage quâelle souffrait⊠et moi moi je ne sais pas combien elle a pleurĂ© ce nâest que maintenant que je le rĂ©alise et sais quâelleâŠĂtait un tout petit grand amour juste un tout petit grand amour rien de plus que ça⊠rien de plus⊠Il me manque Ă mourir son tout petit grand amour maintenant que je saurais quoi dire maintenant que je saurais quoi faire maintenant que⊠je veux un tout petit grand amourâŠ
combiendieu est grand tempo : 73 intro sur refrain: g acc harpĂšge 1 x / + piano (accord) 1x cplt 1 (+ basse) sol mim le roi dans sa beaute, vĂtu de majeste lam do re la terre est dans la joie, la terre est dans la joie sol mim sa gloire resplendit, lâobscurite sâenfuit lam do re au son de sa voix, au son de sa voix refrain (batterie ambiance) sol combien dieu est grand mim chantons le
Russia is waging a disgraceful war on Ukraine. Stand With Ukraine! Artiest StĂ©phane QuĂ©ry âą Ook uitgevoerd door Chris Tomlin, Hillsong Worship Frans Frans Combien Dieu est grand â Le Roi dans Sa beautĂ© VĂȘtu de MajestĂ© La terre est dans la joieLa terre est dans la joieSa gloire resplendit L'obscuritĂ© s'enfuit Au son de Sa voix Au son de Sa voixCombien Dieu est Grand Chantons-le! Combien Dieu est Grand! Et tous verront combien, combien Dieu est Grand!Car d'Ăąge en Ăąge, Il vit Le temps Lui est soumis Commencement et fin Commencement et finDieu d'Ă©ternitĂ© Il est L'Agneau Divin Il est L'Agneau DivinCombien Dieu est Grand Chantons-le! Combien Dieu est Grand! Et tous verront combien, combien Dieu est Grand!Son Nom est tout-puissant Digne de louanges Je chanterai combien Dieu est grandSon Nom est tout-puissant Digne de louanges Je chanterai combien Dieu est grandCombien Dieu est Grand Chantons-le! Combien Dieu est Grand! Et tous verront combien, combien Dieu est Grand!De tout mon ĂȘtre alors s'Ă©lĂšve un chant Dieu Tout Puissant que Tu es Grand! De tout mon ĂȘtre alors s'Ă©lĂšve un chant Dieu Tout Puissant que Tu es Grand! Combien Dieu est Grand Chantons-le! Combien Dieu est Grand! Et tous verront combien, combien Dieu est Grand! Combien Dieu est Grand Chantons-le! Combien Dieu est Grand! Et tous verront combien, combien Dieu est Grand! â Plaats nieuwe vertaling Vraag een vertaling aan Music Tales Read about music throughout history
Aulieu de baisser la tĂȘte, compte les bienfaits de Dieu. Quand sur la route glissante tu chancelles sous ta croix, Pense Ă cette main puissante qui tâa bĂ©ni tant de fois. Compte les bienfaits de Dieu, mets-les tous devant tes yeux : Tu verras, en adorant, combien le nombre en est grand ! Si tu perds dans le voyage plus dâun cher et doux
Vous devez vous rappeler encore et encore a [...] chaque instant combien grande est la grace qui vous a ete donnee,et combien grand est l'amour de Dieu [...]pour vous. You have to remember again and [...] again at each moment how great the grace given to you is, and how great the love of God for you is. Combien grand est aussi parmi mes fils de prĂ©dilection [...]le nombre de ceux qui doutent, qui ne croient plus. Even among [...] my chosen ones, how great is the number of those [...]who doubt or who no longer believe. Seigneur JĂ©sus, tu nous as tellement aimĂ©s et je voudrais partager Ă [...] tous mes amis combien grand est ton amour. Lord Jesus, You have loved us so much, and I want to share with [...] all my friends the greatness of your love. Si tous nos membres deviennent des ouvriers et cultivent votre propre paroisse tout [...] autour du monde, combien grand sera le rĂ©veil que nous [...]verrons ! If all our members become workers and cultivate your own parish [...] all around the world, how great a revival we will see! Les Ă©vidences [...] d'histoire montrent combien grand Ă©tait le prix de verser [...]le sang de JĂ©sus . The first son said, "For so [...] many years I have been serving you and I have never [...]neglected a command of yours. Combien grand est le prĂ©judice causĂ© [...]Ă nos Ăąmes par l'oubli de ce monde spirituel des anges plus nombreux que les hommes, plus parfaits qu'eux. How great is the harm caused to [...]our souls by our forgetfulness of this spritual world of angels more numerous than men, more perfect than men. Combien grand Ă©tait-il ? How large was it? Quoique je l'aie juste expliquĂ© verbalement, pouvez-vous [...] rĂ©ellement imaginer combien grand l'univers est ? Even though I just verbally explained it, can [...] you actually imagine how big the universe is? Maintenant, combien plus grand est le soleil par [...]rapport Ă la lune ? Now, how much bigger is the sun than the moon? C'est un grand pĂ©chĂ© d'Ă©mettre le jugement et la condamnation sur les hommes, et combien plus grand sera le pĂ©chĂ© si vous [...]jugez les oeuvres du Saint-Esprit ! It is great sin to pass judgment and condemnation on men, and how much greater the sin will be if you judge the works [...]of the Holy Spirit! Nous pouvons plus clairement nous rendre [...] compte juste combien grand et combien dur ce rocher de contrevĂ©ritĂ© est, et comment profondĂ©ment [...]il est enfoncĂ©. Now, you've listened to the holiness gospel, and what kind of feelings do you have when [...]you come across such things? Ces exemples montrent combien le grand public a Ă©tĂ© informĂ© du souci du ComitĂ© de protĂ©ger l'enfance sur Internet. This shows that the Committee's concern to see the necessary child protection put in place on the Internet is strongly reflected [...]in the public at large. ConsidĂ©rant combien grand pourrait en ĂȘtre le bienfait pour [...]de nombreux ĂȘtres, j'ai pris la peine de l'Ă©crire, bien que ma main soit malade. Considering how great the benefit would be for many beings, [...]I make the effort to write, although my hand is sick. Vous ne pouvez comprendre combien grand et important vous ĂȘtes aux yeux de Dieu. You cannot understand how great and important you are in the eyes of God. Nul n'est besoin de rappeler combien est grand l'engagement de la RĂ©publique [...]de CorĂ©e qui figure dans ce domaine au rang des [...]pionniers que ce soit par son action tant nationale qu'internationale en faveur de la promotion et de la dĂ©fense des TrĂ©sors humains vivants qu'Ă travers son action plus globale en faveur du patrimoine culturel immatĂ©riel en gĂ©nĂ©ral. I need not recall the [...] extent of the commitment of the Republic of Korea, which is a pioneer in this [...]field in terms of its national [...]and international action to promote and defend Living Human Treasures and of its more global action in support of the intangible cultural heritage in general. 1 Je veux, en effet, que [...] vous sachiez combien est grand le combat que [...]je soutiens pour vous, et pour ceux qui sont Ă LaodicĂ©e, [...]et pour tous ceux qui n`ont pas vu mon visage en la chair 1 For I desire [...] to have you know how greatly I strive for you, [...]and for them at Laodicea, and for as many as have not seen my face in the flesh Il ne put s'empĂȘcher, Ă la suite de cet [...] Ă©vĂ©nement, de partager avec tous ceux qu'il rencontrait combien Ă©tait grand l'amour de JĂ©sus et combien tout ce qu'il a dit [...]dans l'Ăvangile est la vĂ©ritĂ©. After this event, he could not keep himself from [...] sharing the greatness of Jesus' love with everyone he met, and telling others that everything that is written in the [...]Gospel is true. Il suffit de [...] contempler le temple du Grand Jaguar Ă Tikal pour sentir combien cette culture est vivante et prĂ©sente. When we look at [...] the Temple of the Great Jaguar in Tikal, we realize that this culture is alive and present. Alors que les dĂ©bats sur l'espace se [...] poursuivent, un nombre de [...] plus en plus grand de pays se rendent compte combien il est important d'Ă©viter [...]l'implantation d'armes dans l'espace. As discussions on outer [...] space continue, more and more countries are realizing the importance of avoiding [...]the weaponization of outer space. Mais l'annĂ©e Ă©coulĂ©e nous a Ă©galement rappelĂ© Ă plusieurs reprises, et [...] sans mĂ©nagement, combien le risque d'Ă©chec est grand. But the year has also brought [...] harsh reminders that the risk of failure is high. FrĂšres et [...] soeurs, qu'il soit grand ou petit, combien Ă©tonnant est le fait que Dieu [...]a agit rĂ©ellement dans nos vies ! Brothers and sisters, whether big or small, how amazing is the fact that God [...]actually worked in our lives! Dans l'une de ses visions, c'est JĂ©sus lui-mĂȘme qui lui recommande l'Evangile; en lui ouvrant [...] la plaie de son cœur [...] trĂšs doux, il lui dit Vois combien mon amour est grand si tu veux bien le connaĂźtre, [...]tu ne le trouveras [...]nulle part ailleurs mieux exprimĂ© que dans l'Evangile. In one of her visions, Jesus himself recommended the Gospel to her; opening the wound in his most gentle Heart, he [...] said to her "consider [...] the immensity of my love if you want to know it well, nowhere will you find it [...]more clearly expressed than in the Gospel. 4 ConsidĂ©rez combien est grand celui auquel le patriarche [...]Abraham donna la dĂźme du butin. 4 Now consider how great this man was, to whom even Abraham, [...]the patriarch, gave a tenth out of the best spoils. Je suis frappĂ© de sentir combien le reste du monde est convaincu que [...]demain sera meilleur. I am struck by the way the rest of the world is confident of a better future. Il poursuit en disant combien c'est dĂ©courageant que le Conseil de [...]sĂ©curitĂ© ait si peu rĂ©agi. He goes on to talk about how [...] disheartening it is that the Security Council has been particularly [...]unresponsive. Ce cas illustre combien il est difficile de fournir [...]une documentation complĂšte pour les substances destinĂ©es Ă ĂȘtre rejetĂ©es [...]par l'article en se basant sur une analyse chimique. This case illustrates how difficult it is to provide full [...]documentation on substances to be released from the article based on chemical analysis. 2000 combien de personnes considĂšrent l'apprentissage des langues comme important, combien de personnes considĂšrent l'apprentissage des langues comme un plaisir, combien de personnes souhaiteraient apprendre un plus grand nombre de [...] langues Ă©trangĂšres [...] et lesquelles, combien de personnes estiment ĂȘtre en mesure d'apprendre un plus grand nombre de langues Ă©trangĂšres, combien de personnes pensent qu'elles apprendront un plus grand nombre de langues [...]Ă©trangĂšres cette [...]question sera financĂ©e sur le budget de l'annĂ©e de prĂ©paration; son coĂ»t est estimĂ© Ă 2000 how many people regard language learning as important, how many people regard language learning as [...] enjoyable, how [...] many people would like to learn more foreign languages and which ones, how many people think they are capable of learning more foreign languages, how many people think they will learn more foreign [...]languages this question will [...]be financed from the preparatory year budget at an estimated cost of
9BOYW. 0izebx97vj.pages.dev/3830izebx97vj.pages.dev/1710izebx97vj.pages.dev/1750izebx97vj.pages.dev/2880izebx97vj.pages.dev/3640izebx97vj.pages.dev/3410izebx97vj.pages.dev/2800izebx97vj.pages.dev/430izebx97vj.pages.dev/173
combien dieu est grand parole en anglais